Sartre, écrivain voyageur ?

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On n’imagine pas forcément que l’intellectuel le plus célèbre du XXe siècle ait pu être aussi un auteur de récit de voyage. Sa théorie de l’engagement, l’image qu’on se fait de la « littérature engagée », donnerait plutôt à penser que le voyage doit se transformer en dénonciation et en discours politique. Il n’en est rien. Certes, Sartre n’aimait pas trop voyager, et il n’était pas à l’aise avec les langues étrangères, mais il avait un rapport très intenses avec les villes et les territoires.

Une autre objection consisterait à penser que Sartre préférait la fiction. Quand il ne faisait pas de philosophie, c’était dans la fiction qu’il s’enfonçait pour expérimenter des destins, des dilemmes, des passions.

Or, dès la Libération, il a effectué deux voyages aux Etats-Unis, et il a écrit des impressions, des descriptions et des réflexions qui furent publiés dans des quotidiens (Le Figaro), des revues (Combat, Les Temps modernes) et même des publications américaines (Town and Country). Il fit de même avec l’Italie dans les années 1950, en doublant ses récits de voyage d’une réflexion sur « le touriste », c’est-à-dire sur les modalités existentielles des déplacements. Dans « Venise de ma fenêtre », comme dans un projet de roman au titre suggestif, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, tous deux écrits en Italie en 1952, Sartre use d’un procédé narratif qui n’apparaît nulle part ailleurs dans son œuvre : il dédouble le narrateur en « je » et « le touriste » alors même que ces deux « personnages » sont spatialement inséparables. Sartre opère donc une scission au niveau de la conscience pour distinguer un « voyageur-personnage » et un « voyageur-écrivain » qui habitent dans le même individu mais qui n’appartiennent pas aux mêmes catégories d’être au monde. Ses voyages et sa pensée semblent donc entrer dans une résonnance mutuelle qu’il serait enrichissant de décrire.

Le concept d’« intentionnalité », que Sartre emprunte à Husserl et introduit en France, est certainement un point de doctrine qui fait de lui un penseur du voyage. Dans un court essai de 1939 préparatoire à L’Etre et le Néant, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl », il rappelle que la conscience étant « conscience de quelque chose », elle ne peut être elle-même qu’en se projetant sur « quelque chose ». 

Je cite cette phrase très célèbre par les bacheliers et les professeurs de philosophie : la conscience « est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez immédiatement saisi par un tourbillon et rejeté au dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de dedans. » Sartre délire, c’est ce qui est chouette avec lui, et avec beaucoup de philosophes. Imaginer une seconde la scène qu’il décrit nous emmène en pleine science fiction.

Si la conscience est pure intention, projection dans le monde, alors son mode d’être est fondamentalement nomade, en ceci que, dépourvue de domicile fixe, c’est toujours dans une sortie hors d’elle-même qu’elle se réalise. La mobilité, sinon le voyage, est donc consubstantielle à l’existence.

On pourrait croire que cette théorie de la conscience est encore trop abstraite pour être appliquée à un objet aussi corporel que le voyage, mais la simple lecture des Situations fait apparaître des liens indiscutables entre la théorie de la conscience et les récits de voyage : « Les premiers jours, j’étais perdu. Je n’avais pas l’œil fait aux gratte-ciel et ils m’apparaissaient … comme ces parties mortes du paysages urbain, rochers, collines ». Le premier contact avec les villes américaines provoque une déstabilisation de la conscience car elle n’a pas de prise sur la réalité extérieure. Les choses lui apparaissent mais il ne peut pas les voir, indiquant par là une problématique de la perception.

Sartre concentre donc son attention sur la  projection du regard, à la recherche d’une acclimatation qui sera tentative de captation, de préhension de la conscience : « En même temps, mes yeux cherchaient perpétuellement quelque chose qui les retînt un instant et que je ne trouvais jamais : un détail, une place peut-être ou un monument. » Le voyageur sartrien n’est pas un flâneur qui attend d’être surpris et rempli par le monde, mais un être au travail dans le monde qui cherche un sens aux désordres de ses perceptions. Comme l’écrivain par rapport aux problèmes politiques de son temps, le regard du voyageur est engagé dans son voyage et n’a pas d’autre choix que de donner un sens à ce qu’il découvre. Quand il croit pouvoir s’en dispenser, il ne perçoit plus que des éléments retournés à l’état de nature (« collines », « rochers »).

Une intensité se crée entre le regard et la ville jusqu’à ce que le voyageur trouve un angle de perception qui satisfasse son besoin de compréhension : « Pour apprendre à vivre dans ces villes, … il a fallu que je survole les immenses déserts de l’Ouest et du Sud. » Ce qui compte ici, ce n’est pas seulement la position de surplomb qu’emprunte le regard, mais la tension dialectique entre le dedans et le dehors, « vivre dans » et « survoler ». Le regard change de focale, fait varier les distances entre le sujet et l’objet de la perception, afin de parvenir à une vision.

Et la vision se fait soudainement! Comme une révélation : « il faut regarder les maisons et les villes d’ici par masses », « j’ai compris qu’une ville américaine était, à l’origine, un campement dans le désert », « Tout d’un coup, la ville paraît inachevée, mal ajustée ; tout d’un coup on retrouve le désert », « [La rue américaine] se livre d’un coup ; elle est sans mystère ». Ces épiphanies révèlent à Sartre non seulement une ville, un territoire, mais une façon de vivre qui s’accorde avec le sujet existentialiste lui-même, seul, angoissé et libre : « Mais ces villes légères, si semblables encore… aux campements du Far-West, montrent l’autre face des Etats-Unis : leur liberté. Chacun est libre, ici, non de critiquer  ou de réformer les mœurs, mais de les fuir, de s’en aller dans le désert ou dans une autre ville. Les villes sont ouvertes. Ouvertes sur le monde, ouvertes sur l’avenir. C’est ce qui donne à toutes un air aventureux et, dans leur désordre, dans leur laideur même, une sorte d’émouvante beauté. »  

Sartre utilise un même vocabulaire pour décrire les villes américaines et les structures du « pour-soi » et de l’ « être-pour-autrui » dans L’Etre et le Néant : « liberté », « regard », « courant d’air froid », « provisoires et informes », « dehors ». Cette terminologie sert indifféremment aux deux objets de la prose sartrienne que sont la « conscience » et New York, ce qui amène Gianfranco Rubino à écrire pertinemment : « Sartre avoue aimer New York, où la transcendance de la conscience, véhiculée par le regard, peut se déployer sans rencontrer d’obstacles. » En voyant dans les villes américaines une réalité « provisoire », dont les habitations « ont gardé je ne sais quoi de nomade », et que les Américains aiment pour « tout ce qu’elle n’est pas encore et tout ce qu’elle peut être », c’est-à-dire une puissance d’actualisation du possible, l’auteur des Situations fait du voyage un exercice philosophique propre à appréhender et approfondir les questions de l’ontologie phénoménologique. Et inversement, il fait de la philosophie une pratique nomade propre à mieux voir les villes et les hommes.  

8 commentaires sur “Sartre, écrivain voyageur ?

  1. Oui mais qu sera (ou est à tes yeux ?) le Jean Paul Sartre du vingt et uniéme siécle, ça c’est une question…j’ai beu cherche, je ne vois pas pour l’nstant (BHL ? Finkielekrauft ? ça me fait plutot rire çà…) ?? pourtant il doit bien exister…

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  2. Basé sur le contenu de ce billet, je dirais qu’il ne peut pas y avoir de Sartre du XXIe siècle, puisque sa conception du voyage, comme sa philosophie d’après-guerre, est fondamentalement affectée par la guerre, l’occupation et la libération.

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