Romain Gary et l’Arabie

Je lis Les Trésors de la mer rouge de Romain Gary, un récit de voyage publié en 1971, probablement sous forme de reportages calibrés pour une presse de qualité.

Outre le talent hors norme de l’auteur célèbre, on y découvre un européen un peu obligé de verser dans des clichés orientalistes selon lesquels l’islam se définit par la conquête plutôt que par une recherche spirituelle :

De ces rives sont partis les conquérants du Maghreb et de l’Espagne, et chaque rayon étincelant du soleil évoque les sabres des cavaliers du Prophète.

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge, p.32.

Même la prière n’y est pas envisagée comme une élévation, ni même comme un prosaïque besoin de sérénité, mais comme une passion délirante et pathétique, ainsi qu’il sied aux âmes frustes :

La prière musulmane y prend un accent désespéré. Elle monte de tous les coins de rue : le Mourad, aidé par la griserie du kat qu’à défaut de haschisch on distribue aux fidèles, atteint à cette joie dans la lamentation que connaissent bien tous les amoureux de l’Islam…

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge

Le récit augmente en intensité quand Gary rencontre des individus et raconte des lambeaux d’histoires singulières. Des histoires de soldats car il est clairement bordé (embedded) par l’armée française à Djibouti dans un premier temps. Il rappelle souvent qu’il a combattu dans « l’autre armée » dans le cadre de « l’autre guerre ». On comprend vite que Romain Gary préfère les combats pour la liberté que ceux qui visent à coloniser. Mais il reste en 1971 un gaulliste sans tolérance pour la jeunesse maoïste. Le ton qu’il emploie rappelle celui des réacs qui sont passés tranquillement de la gauche à la droite au fur et à mesure que le système en place les a favorisés économiquement. Gary approche de la soixantaine quand il voyage en Arabie.

Le lecteur comprend soudain à quelle époque il vit quand il s’extrait brutalement du climat orientaliste où les Arabes sont d’éternels guerriers. Gary se réveille en une époque contemporaine qu’il ne comprend pas, mais dont il emploie les contrastes pour nourrir une littérature de chocs :

En entrant dans la cahute pour voir comment vivent ces contemporains des premiers hommes sur la Lune, je trouve assis par terre, en train de jouer d’une flûte de berger dankali, un hippie aux cheveux roux, des jeans, une chaîne composée de signes du Zodiaque, l’insigne de la paix sur un médaillon autour du cou.

– Qu’est-ce que vous êtes venu foutre ici ?

– Rien.

– Bon. Mais enfin pourquoi ?

Il réfléchit. Des taches de rousseur. Il ressemble à Huckleberry Finn :

– J’ai voulu partir loin.

(…) On les ramasse par milliers à demi morts au Népal, au pied du Kilimandjaro, sur les bords du Gange…

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge, 50-51.

Les hippies et les astronautes, oui, nous sommes bien dans le monde incompréhensible des années 1960.

Puis il rencontre un « petit instituteur » qui fait œuvre de sainteté dans un village reculé. Non seulement le jeune expatrié enseigne avec peu de moyens, mais il soigne, il nourrit, il sauve des âmes. Dans ce cas de figure, le grand écrivain veut bien admirer la force progressiste de la gauche. Tant que les révolutionnaires se sacrifient, ne gagnent rien, souffrent et meurent dans l’altruisme le plus austère, les bourgeois comprennent et respectent.

Vous savez ce que vous faites ici, petit instituteur d’Arcachon ? La révolution. La vraie. Pas celle des putes verbales à la Cohn-Bendit. (…) Alors si vous devez nous fiche en l’air, je suis de tout cœur avec vous, parce que je sais, j’ai vu ce que vous voulez, je suis de tout cœur avec vous, même si le monde que vous voulez bâtir ne peut l’être que sur mon dos.

Les Trésors de la mer rouge, p. 58-59

Les « putes verbales » d’aujourd’hui apprécieront.

Peut-on préférer une dictature à une démocratie ?

On nous rétorque souvent : « Mais c’est une démocratie ! » à propos de pays dont on critique telle ou telle action. Quelle valeur a donc cet argument ? En quoi le fait d’être une démocratie rend-il plus acceptables des actes inacceptables ?

La sagesse précaire, qui promeut dans l’idéal une espèce d’anarchie solidaire et individualiste, préfère la démocratie à tout autre régime connu, dans la pratique. Cependant, les faveurs du sage précaire vont vers certaines dictatures si on les compare à certaines démocraties.

Une démocratie comme Israël, qui commet des crimes de guerre, est moins attirante que le sultanat d’Oman qui ne commet pas de crime de guerre. En Oman, certes, le sultan est un monarque absolu et il n’y a pas de liberté de la presse, mais au moins on n’y massacre personne, on n’y laisse pas mourir de faim des petits enfants.

Évidemment, si Israël devenait demain matin une dictature, il y a peu de chance que le sort de l’humanité s’en trouverait amélioré. Sauf si le dictateur était le sage précaire. Moi dictateur, la paix reviendrait illico. Moi dictateur, la colonisation serait interdite et les Palestiniens seraient intégrés dans leurs droits de citoyens d’un État unique. La religion n’apparaîtrait pas sur les pièces d’identité. Moi dictateur, personne ne regretterait la démocratie.

Quelle place dans ta famille ?

Le sage précaire n’aurait jamais été ni aussi sage ni aussi précaire s’il n’avait pas occupé cette place spécifique dans sa fratrie.

Je suis le dernier né d’une lignée de quatre garçons, et après moi est arrivée ma sœur. Il ne fait pas de doute que mes frères et sœurs ont formé une structure symbolique qui a déterminé ma personnalité et mon rapport au monde.

Quand vous cherchez à vous comprendre, analysez votre place dans la famille.

Ma sœur fut le pôle douceur et humanité de mon existence. Avec elle pas de dispute, pas de colère, pas de drame.

Mes frères furent en revanche la grosse masse au-dessus de moi qui me montrait la voie en m’en interdisant l’accès. Mais en même temps mes frères furent un rempart de protection inexpugnable.

Moi, petit garçon, je n’avais même pas besoin de savoir me défendre. Les harceleurs et les bizuteurs me voyaient auréolé d’une armée de frères avec qui on ne badine pas. Les grands embêtaient mes amis plutôt que moi. Une fois un gars du village m’a tapé sur un terrain de football. Je me suis laissé faire car il ne faisait pas mal et que je voulais retourner au match. Il était plus âgé que moi, la préséance voulait qu’il me dominât. Il a dû se prendre une chasse monumentale chez lui car il n’a jamais recommencé et a toujours joué au football avec moi malgré mon jeune âge. On ne bat pas un petit Thouroude.

Une autre fois, un grand du collège me faisait peur car il était très laid et me maltraitait avec des gestes de petit caïd. Mon frère Jean-Baptiste, alerté par mon père, est venu vers lui en l’appelant par son surnom « le pisseux » : l’adolescent est parti en courant et ne m’a plus jamais importuné.

Mes frères avaient ce pouvoir magique de faire disparaître le danger sur mon chemin.

Cela explique je crois mon rapport décontracté au monde et au voyage. Je n’ai presque jamais peur et ne pense jamais qu’il pourrait m’arriver un malheur. Même les hommes qui me regardent salement, je les aborde avec un sourire et les mains ouvertes. Cette confiance en l’humanité et cette légèreté face aux responsabilités, je les dois à mes frères et sœurs. Ils m’ont encadré de manière protectrice.

D’un autre côté ils me disaient que j’étais trop petit pour comprendre et j’ai intégré cette variable. Je me perçois donc comme petit, capable de peu, et je mets toujours la barre très bas quand je me lance dans une entreprise. Par exemple, quand je suis parti vivre à l’étranger, personne ne croyait que je réussirais et moi pas plus que les autres. Mon objectif était de tenir trois mois. Quand, dans les pubs de Dublin, je rencontrais des jeunes qui avaient passé six mois en Irlande, j’étais éperdu d’admiration.

Rien n’est plus éloigné du sage précaire que les ambitieux adeptes d’aphorismes. Il faut viser les étoiles car au pire, en cas d’échec, tu atteindras la lune. Le sage précaire ne vise ni la lune ni les étoiles. Ses ambitions sont terre à terre et il ne se croit jamais supérieur aux autres. Quand il est supérieur aux autres, c’est temporaire, c’est dû à ses efforts et non à son talent, et il endosse la responsabilité afférente sans orgueil particulier. Ce que les autres voient comme de l’arrogance est simplement de l’impolitesse mêlée à de l’assurance enfantine. Je sais faire cela car je l’ai déjà fait, nul besoin de prétendre autre chose.

Quand on est un petit frère, on est donc modeste dans ses objectifs mais fier dans ses maigres réussites. Clamer sa fierté quand on a sauté des obstacles est davantage une manifestation de joie que de prétention. Tu as vu le but que j’ai mis ? Les grands frères haussent les épaules car on ne complimente pas dans la famille, ce sont les femmes qui complimentent, mais le petit frère puise en lui-même sa validation. Je suis devenu cet adulte plein d’assurance, qui ne se croit pas capable de grandes choses mais qui sait reconnaître ce qu’il a fait de bien, sans attendre qu’on le lui dise. Au football, j’étais donc le capitaine de mon équipe, sans avoir jamais ambitionné de l’être.

Voyages cyclistes, sous la direction de Raphaël Piguet

Ma moitié a enfin acheté une bicyclette, alléluia. Notre appartement est à dix minutes de son campus, je trouvais un peu dommage de la conduire chaque jour en voiture au travail, quand il y avait la possibilité d’éviter le trafic. Le trajet à vélo est tellement agréable, pourquoi se priver d’une jouissance à portée de mollet ? Dimanche, j’ai pris sa bécane et suis allé en repérage tout seul et le bonheur que j’ai eu de voler au-dessus de la route était intact, inchangé depuis l’âge immémorial où mon frère Antoine m’avait appris à en faire.

À mon retour Hajer a enfourché son vélo pour faire le chemin à son tour et je l’accompagnais en courant à travers le parc qui jouxte la voie ferrée où nous habitons. Je faisais du sport car pendant le ramadan il est important de ne pas perdre du muscle, le jeûne pourrait nous inciter à éviter l’exercice.

J’ai couru jusqu’à une borne de vélos de location, j’en ai loué un et j’ai roulé avec Hajer. La joie complexe que me donne ce moyen de transport m’a rappelé l’existence d’un très beau livre collectif sur les voyages cyclopédiques, dont je rassemblais quelques idées en roulant.

Je me disais : mais il faut absolument que je parle de ce livre sur mon blog, que ne l’ai-je déjà fait ?

Encore des textes de recherche en littérature de voyage qui valent la peine d’être lus : le numéro 4 de la collection Voyages contemporains, consacré aux récits d’aventures à bicyclettes. Sous la direction de Raphaël Piguet, ce collectif est un excellent moyen de prendre conscience de la spécificité du voyage à vélo, du génie propre de la vélocipédie, quand cette dernière s’incarne dans un récit.

Mais le domaine proprement viatico-littéraire des récits de voyage à vélo demeure pratiquement inexploré. (…) On subodore par conséquent que l’engin, indigne du voyage, l’est tout autant de la littérature. On en revient à la question lancinante du complexe d’infériorité de la bécane.

Raphaël Piguet, Voyages cyclistes, introduction, p. 15.

D’un complexe d’infériorité, on ne se sort jamais tout à fait. Il n’est pas faux que le cyclotourisme sera toujours marqué par une impossible reconnaissance face aux deux extrêmes indépassables : la marche à pied et la motorisation. On ne peut pas aller plus lentement qu’à pied, ni plus vite qu’en avion (ou en fusée). Entre les deux, le vélo ne peut qu’être lesté d’un statut hybride.

Raphaël Piguet réfute cette infériorité et discute intelligemment de ce que Claude Reichler appelle l’ « avantage ontologique » de la marche à pied. Pour lui le  vélo est encore plus avantagé ontologiquement « en ce sens qu’il présente un taux optimum de distance parcourue par rapport à l’énergie dépensée » (p. 18).

L’opposition du vélo avec la marche court sur l’ensemble du livre. Liouba Bischoff se moque gentiment de tous les marcheurs qui romantisent leurs randonnées en élevant la lenteur au rang de supériorité morale. Dans son article intitulé « La vitesse réhabilitée par Emmanuel Ruben et Jean-Acier Danès », Bischoff valorise la vitesse qu’apporte le vélo en proposant de sortir des alternatives binaires de type vrai/faux voyage, authentique/inauthentique, etc.

Le caractère machinique de la bicyclette est ce qui me paraît le plus intéressant dans cette affaire. Elle se situe à égale distance de la marche qui permet d’aller partout (mais lentement), et de la moto qui permet d’aller vite (mais sur des lignes prédéterminées). Un détracteur pourrait dire que le vélo combine les deux lacunes : aller plus lentement que les autres véhicules, et en plus sans liberté car cantonné (commes les autres véhicules) sur des routes goudronnées.

Or, selon moi, la beauté du voyage à vélo vient justement de sa modestie, de son caractère hybride et suranné. Il ne peut se mesurer à aucun champion de la liberté de mouvement, ni à aucun frimeur de la route interminable. C’est son entre-deux qui m’émeut, ainsi que son côté homme-machine. Le cycliste n’est ni flâneur ni rugissant, il met son corps en adéquation d’une machinerie peu complexe et géniale, réparable à l’infini. Il se rend esclave d’une machine qui le rend heureux, tellement heureux qu’il n’a même pas besoin de regarder le paysage. Le voyageur cycliste ne fait que peu de pauses, à la différence du marcheur, et ne se prélasse pas non plus dans la contemplation des pays qui defilent, comme le fait le passager du train. C’est lui qui me plaît le plus, ce voyageur sans organe qui fait corps avec sa machine et qui n’a plus besoin de contempler. Dans une perspective deleuzienne, je dirais que le vélo évacue l’extériorité du voyage, et grâce à cela, grâce à la machine qui dicte sa loi à l’organisme, le vélo se débarrasse de ses vieilles illusions que sont la contemplation bourgeoise, le point de vue dominateur et la saisie impériale du paysage.

Contre la posture romantique du marcheur qui se met à l’écoute des rythmes de la création, nos deux écrivains cyclistes ne se posent pas en récepteurs passifs d’un discours qui seraient inscrits dans les choses

Liouba Bischoff, « La vitesse réhabilitée », p. 226.

Je ne suis pas objectif dans mon appréciation car je suis le président du fan club de Liouba Bischoff. Tout ce qu’écrit cette trentenaire, prof à l’ENS de Lyon, m’enchante.

Il ne faut pas oublier les autres contributions de ce volume, toutes très intéressantes : Philipe Antoine, Gilles Louÿs et les autres. J’en ferai un autre billet de blog pour ne pas être trop long aujourd’hui.

Vive ma génération : ceux de 72 font leur chemin

En ce jour anniversaire de ma naissance, je voudrais rendre hommage à tous les gens de ma génération : ceux qui sont nés entre 1968 et 1981. Plus particulièrement à la fourchette des natifs de 1971-1974 qui me sont très proches.
J’ai longtemps cru que c’était une génération pourrie, ratée, médiocre, écrasée par les boomers soixante-huitards qui avaient pris toute la place et qui gardaient une telle vitalité qu’on ne pouvait pas s’exprimer. Même politiquement les boomers nous empêchaient d’avancer : ils avaient été révolutionnaires, gauche caviar, sarkozistes puis d’extrême droite. Ils étaient partout, nous n’avions aucun espace.

De la beaufitude des trentenaires : ma génération est-elle nulle ?

La Précarité du sage, 2009


Puis je lis des gens de mon âge, des gens qui me ressemblent et je les aime. Murielle Macé et ses beaux essais, Antonin Potoski et ses récits de voyage inimitables, François Bégaudeau et sa rhétorique étourdissante, Éric Chauvier et ses livres qui mêlent science sociale et récit personnel.
La liste est beaucoup plus longue. Il y a aussi les contre-exemples, ceux qui font honte à notre génération mais dont on n’a que trop parlé car les boomers prennent bien soin de les mettre en avant dans les médias pour que nous ne prenions pas leur place.
Bref, bon anniversaire et bonne vie à tous les gens qui sont nés de parents soixante-huitards, qui ont grandi dans une France en crise, et qui se retrouvent quinquagénaires fringants, talentueux et sans pouvoir.

La première publication du sage précaire : une histoire de Musée d’art contemporain

Revue Lieu-dit, 1999

C’était dans l’excellente revue de littérature Lieu-dit, publiée à Lyon et diffusée dans toute la francophonie. Feuilleter les numéros parus au tournant du siècle, avant l’avènement d’Internet, est une expérience sensorielle puissante.

De beaux efforts de graphisme une recherche constante de la matérialité la plus adéquate.

Le texte que j’ai écrit pour eux s’intitulait « Léopold » car c’était le nom du personnage principal de la nouvelle. Il travaillait au Musée d’art contemporain de Dublin.

Il partageait son prénom avec le héros d’Ulysse, le roman de James Joyce que je lisais avec avidité lors de mes premiers mois en Irlande.

Je n’aurais probablement jamais lu Joyce si je ne m’étais pas expatrié à Dublin à la fin du siècle dernier. C’est cette expérience d’exil et d’émigration qui m’en a donné l’énergie.

Dissimulé derrière Joyce et Beckett, l’histoire littéraire et une délocalisation opportune, je pouvais me moquer du responsable du Musée de Lyon qui m’avait fait perdre mon emploi quelques mois plus tôt. Derrière Léopold gisait R., que le milieu culturel lyonnais reconnaissait aisément.

Perdre cet emploi au Musée d’art contemporain de Lyon avait constitué un traumatisme en moi car l’injustice était criante. Les chefs reconnaissaient que j’avais fait du bon travail, mais ils désiraient recommencer avec une équipe toute neuve. Ils profitaient de la précarité de notre statut pour se débarrasser de nous et former de nouveaux vacataires bien soumis.

Le pire était qu’ils se prétendaient de gauche et qu’ils nous reprochaient de ne pas manifester avec la CGT.

Moi, à 24 ans comme à 50, j’étais trop pauvre pour manifester. Le sage précaire n’a pas les moyens d’être de gauche. Léopold, lui, était payé chaque mois, il pouvait bavarder toute la journée au service culturel. Moi je devais jongler avec plusieurs emplois, ramoneur et médiateur culturel notamment, pour m’en sortir.

Le jour où il m’a viré, moi et les autre camarades animateurs-conférenciers, Leopold n’en menait pas large, pour lui c’était un mauvais moment à passer. Je lui ai dit en face : « Que penseraient tes amis de la CGT de ce que tu es en train de faire ? On n’a fait aucune faute professionnelle et tu nous jettes. C’est ça ta morale de gauche ? » On m’a dit plus tard que ma défense l’avait affecté.

Cette première publication fut l’occasion pour moi de mettre en forme et de sublimer la colère qui m’habitait. La joie que j’ai ressentie en voyant ce numéro de Lieu-dit n’a jamais été égalée depuis par aucune autre publication.

La Petite ville d’Éric Chauvier et le style du sage précaire

Petit chef d’œuvre de narration sociale et sentimentale, La Petite ville, publié en 2017 aux éditions Amsterdam, raconte à la fois le destin de Saint-Yrieix la Perche (Haute Vienne), et celui de Nathalie, qu’on a tous connue jolie fille dans les années 1980.

Pour ce faire, il emploie une typographie normale pour l’histoire de la ville et des italiques pour ses échanges avec Nathalie. J’ai lu ce livre d’une traite à la bibliothèque de Munich en songeant que ce dispositif typographique était ingénieux mais que j’avais vu cela ailleurs.

Éric Chauvet est né un an avant le Sage précaire, et a produit une très belle œuvre littéraire. Des livres brefs et fins toujours en contact serré avec les sciences sociales.

Nathalie évoque soudain Barbara. Tu te souviens de Barbara, elle était amoureuse de toi. De moi ?Chauvier alors de parler d’une histoire d’amour dont il n’est pas fier :

Barbara était très belle mais très perdue (C’est juste qu’elle a pas eu de chance). C’est la façon qu’elle avait de divaguer qui m’a fait entrevoir ce rapport de classe entre nous. Il y avait quelque chose d’une déréliction qu’elle portait dans sa façon d’être.

La petite ville, p. 94.

La séquence Barbara permet à Chauvier de parler de la profession du père de Barbara, et comme ce dernier était mineur, cela lui permet de parler de l’activité aurifère qui était vivante dans la Haute Vienne du siècle dernier.

Pour ma part je peux seulement dire qu’elle était inventive et que son inventivité me dérangeait.

Idem.

Je me souviens où j’avais vu cette double narration avec italiques : dans une des premières publications du sage précaire datée de l’an 2000 ou 2001, dans la revue Lieu-dit.

Revue Lieu-dit, n. 12

J’ai retrouvé par hasard ces anciens numéros de la revue lyonnaise. C’est d’une qualité qui m’impressionne encore plus aujourd’hui qu’à l’époque. L’équipe de rédaction, que je ne voulais pas connaître personnellement pour qu’il n’y ait pas de copinage entre nous, abattait un travail de tous les diables pour faire paraître de si beaux numéros tous les trois mois.

Ils publiaient parfois mes textes qui, je l’avais oublié, se passent tous en Irlande. Je vivais à Dublin à cette époque.

Dans ce texte, dont je mets en ligne des photos de page, je parle de la National Library d’Irlande, lieu où je me rendais aussi souvent qu’aujourd’hui son équivalent bavarois. Or si je décidais d’écrire un texte avec une double narration, c’est probablement que je l’ai vu dans des livres lus dans cette bibliothèque de Dublin.

Je ne relis pas mes anciennes productions. Je revis les émotions de l’époque. J’étais serveur en restaurant. Écrire ces textes me sauvait et remplissait ma vie. Leur publication me comblait de fierté et de joie.

J’étais alors amoureux d’une serveuse anglaise qui travaillait dans le même restaurant que moi, mais je n’ai pas été à la hauteur de l’événement.

Plus facile que l’amour, l’histoire littéraire permettait de laisser libre cours à la créativité du sage précaire.

L’affection qu’on nourrit pour les livres et la voix d’Eric Chauvier va donc sans dire. Il y a entre le sage précaire et lui une espèce de fraternité qui ne fait pas de doute. Finalement, je l’aime bien ma génération. Les gens nés dans les années 1970 ont un charme assez distinct qui laisse la phrase en suspens…

Lecture des « Femmes », sourate IV. Le divorce, les mésententes, les conflits et les vrais croyants

À partir du verset 35, qui recommande de régler les conflits conjugaux par une réunion paritaire de conciliation, le coran quitte momentanément la question des femmes et des enfants pour se diriger vers d’autres types de désaccords. Une longue parenthèse s’ouvre pour parler de divorces, à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté des musulmans.

Le divorce

Une centaine de versets plus tard, le couple et la femme referont surface et le Coran répétera que l’équité est impossible quand on a plusieurs épouses, et que la réconciliation est préférable en cas de querelles. En revanche, le divorce est parfaitement admis et la femme a la garantie de pouvoir refaire sa vie :

Si les deux se séparent, Allah de par Sa largesse, accordera à chacun d’eux un autre destin. 

Coran, IV, 130

Le divorce n’est pas seulement toléré de manière formelle. Le système matrimonial mis en place par l’islam permet aux femmes, à travers la dot, une part non négligeable des héritages et l’obligation pour l’homme seul de subvenir aux besoins de tous, d’acquérir un pécule. Ce pécule favorise l’autonomie financière nécessaire à la femme en cas de séparation ultérieure.

Ceci est une réponse à ceux qui rappellent la parole de Jésus selon laquelle « ce qui a été fait par Dieu ne peut être défait par les hommes ». Pour l’islam, un mariage n’est pas un sacrement, n’est pas « fait » par Dieu. C’est une union scellée entre êtres humains qui ouvre le droit à la sexualité, et qui peut être révoquée. En revanche, ce qui est toléré par le coran n’est en aucun encouragé : comme la polygamie, la possession d’esclaves et l’usage de la violence, le divorce est toléré mais dans des limites strictes, après avoir faits des efforts manifestes pour donner sa chance à la réconciliation.

Les mésententes entre les hommes de la communauté

La séparation entre les hommes est aussi ce qui taraude la sourate IV. Une grande partie y est consacrée à des dissidents, des frondeurs, des déserteurs, des mutins et des hypocrites, voire des traitres. C’est pourquoi il faut s’apprêter à lire des dizaines de versets sur des individus qui ne sont pas en harmonie avec le Prophète et la parole de Dieu, bien qu’ils fassent partie, plus ou moins, de la communauté des musulmans.

La sourate IV expose alors une taxinomie des différents niveaux de divergence entre le croyant parfait et l’infidèle le plus hostile. Le croyant parfait n’est qu’un concept, les hommes sont imparfaits et le coran vient parler la langue des imparfaits pour les ramener vers le bon chemin. Mais il y a beaucoup à faire pour rappeler aux croyants qu’il faut être bon, tempéré, modeste et généreux. Les avares, les arrogants, les extrêmistes doivent essayer de se réformer. Et puis vous, les faibles mortels qui ne pouvez résister à la tentation, tâchez de vous modérer quand vous buvez de l’alcool :

Ô les croyants ! N’approchez pas de la prière alors que vous êtes ivres, jusqu’à ce que vous compreniez ce que vous dites

Coran, IV, 43

Aux premiers temps de l’islam, l’alcool était donc autorisé, et puis il a fallu l’interdire pour des raisons évidentes, malgré le plaisir qu’il apporte, et les « bienfaits » qu’il peut apporter. Malheureusement, comme on s’en rend aujourd’hui compte avec d’autres produits comme le sucre et le sel, l’alcool a tôt fini par tout détraquer dans la santé des hommes.

Plus important, la sourate IV s’emploie à désigner ceux qui divorcent d’avec le Prophète.

Et quiconque fait scission d’avec le Messager, après que le droit chemin lui est apparu et suit un sentier autre que celui des croyants, alors Nous le laisserons comme il s’est détourné, et le brûlerons dans l’Enfer. 

Coran, IV, 115

L’enfer sera la punition de ceux qui se détournent de Dieu, c’est la base des religions monothéistes, mais il y a toujours de la place pour le pardon et le retour vers le bon chemin, donc le Prophète doit toujours manier la carotte et le bâton. N’allez pas trop loin dans la mésalliance car vous pourrez bénéficier de notre grandeur d’âme, vous pouvez toujours trouver une rédemption, mais n’attendez pas trop quand même non plus car les flammes de l’enfer vous attendent, etc.

En particulier un mot revient souvent : « mécréants », transformé dans toutes les déclinaisons que permet la langue arabe : kufar, kafirun, Lilkāfirīna, kafaru, en fonction de sa place dans la grammaire de la phrase, si c’est un nom ou un verbe, etc.

Le mot koufar vient de la clé KFR, qui à l’origine désigne les paysans qui recouvrent de terre grains et graines. Le geste fondamental est celui de couvrir, recouvrir, dissimuler, voiler la vérité. Donc ce qu’on traduit par « mécréant » ne désigne pas celui qui n’est pas musulman parce qu’il est élevé dans une autre culture, mais celui qui a vu et compris la « vérité » et qui retourne aux illusions passées. Typiquement, il a bien compris que les pierres dressées n’avaient aucun pouvoir, que les idolâtrer n’était que de la superstition, mais après quelques temps il décide d’aller quand même sacrifier une bête dans un temple pour telle pierre sacrée parce qu’on ne sait jamais.

Ces gens causent beaucoup de soucis au Prophète, car ils ont cru en Dieu puis se sont désolidarisés des croyants, et on comprend à travers les versets que certains sont devenus de véritables ennemis mortels de la communauté, tandis que d’autres pourraient facilement réintégrer le groupe des croyants. Selon les versets, on sent que Dieu joue avec la conscience du Prophète : avec certains il faut être généreux, pour d’autres il faut montrer de la sévérité, d’autres encore ne méritent que du mépris, voire des châtiments mortels.

Il est clair qu’à ce moment de l’islam, la descente du Livre sacré, la constitution de la communauté religieuse est encore mouvante et fluctuante. Les « mécréants » sont donc des gens dont la foi n’est pas assurée et font des allers et retours vers l’islam, on ne peut pas compter sur eux. D’un côté, il ne faut peut-être pas leur fermer la porte, car Dieu est généreux et miséricordieux. D’un autre, il faut savoir dire stop :

Ceux qui ont cru, puis sont devenus mécréants, puis ont cru de nouveau, ensuite sont redevenus mécréants, et n’ont fait que croître en mécréance, Allah ne leur pardonnera pas, ni les guidera vers un chemin.

Coran, IV, 137

On le voit, les choses ne sont pas noires et blanches. Contrairement à ce que pensent des islamistes extrêmistes et des islamophobes, il ne suffit pas d’être musulman pour être sauvé ni pour profiter de la solidarité. Car il y a encore un autre degré d’infidélité, entre le croyant et le « mécréant », c’est celui des « hypocrites » (Al Munafiqina) qui n’ont que l’apparence du croyant mais qui n’y croient pas vraiment. Ils sont paresseux, velléitaires, et ostentatoires. Ils prient, si l’on veut, ils sont musulmans à leur manière, ils ne vont pas vers d’autres chapelles, mais ils prient pour la galerie, et surtout, ce qui horripile le Prophète, ils ne donnent rien d’eux-mêmes :

Ils sont indécis (entre les croyants et les mécréants,) n’appartenant ni aux uns ni aux autres. Or, quiconque Allah égare, jamais tu ne trouveras de chemin pour lui.

Coran, IV, 143.

C’est contrariant mais c’est ainsi, les hommes sont divers, ondoyants, même ceux qui appartiennent à la communauté des musulmans.

Mais les pires ennemis, ceux qui méritent les pires châtiments, ce ne sont pas ceux qui croient différemment, qui se sont trompés de religion, ou qui persévèrent dans l’hérésie, ce sont ceux qui ont noué une alliance avec le Prophète et qui l’ont trahie. Puis, qui se retournent contre le Prophète et ses hommes. Dans ce cas c’est une question de vie et de mort, et il n’y a plus de tolérance qui tienne.

Ce qui provoque la violence du musulman, ce ne sont pas les croyances différentes, ce sont les dangers que font courir les groupes qui trahissent leur parole et qui sont manifestement hostiles. Trois versets prouvent ainsi que le djihadisme, le terrorisme moderne, sont de graves hérésies : 89, 90, 91. Ces versets distinguent ceux que le croyant doit combattre et ceux, parmi les ennemis, qu’il doit laisser tranquilles. Du moment que ces ennemis sont « neutres » et « offrent la paix », les musulmans ont l’obligation de les laisser vaquer. Mais les autres, ceux qui veulent vous avilir et vous faire quitter votre foi, ceux-là doivent être combattus sans relâche.

On assiste alors à des guerres de bandes, pour la survie des communautés. La vie n’était pas facile, on pouvait se faire attaquer à tout moment par les ennemis, à tel point que Dieu préconise des prières armées et à rotations :

Et lorsque tu (Prophète Muhammad) te trouves parmi les tiens, et que tu les diriges dans la prière, qu’un groupe d’entre eux se mette debout en ta compagnie, en gardant leurs armes. Puis lorsqu’ils ont terminé la prosternation, qu’ils prennent place dans un rang arrière et que vienne l’autre groupe, ceux qui n’ont pas encore célébré la prière. À ceux-ci alors d’accomplir la prière avec toi, prenant leurs précautions et leurs armes. Les mécréants aimeraient vous voir négliger vos armes et vos bagages, afin de tomber sur vous en une seule masse. Vous ne commettez aucun péché si, incommodés par la pluie ou malades, vous déposez vos armes ; cependant prenez garde. Certes, Allah a préparé pour les mécréants un châtiment avilissant.

Coran, IV, 102

Les juifs et les chrétiens

Quelques versets s’adressent à ceux qui ont connu la vérité avant la descente du Coran et qui, évidemment, ont commis quelques impairs qui les ont conduits à fonder des religions qui ont eu tendance à s’écarter du droit chemin.

Ces gens-là qui ont compris que Dieu a crée l’univers, ils ont les mêmes références fondamentales que les musulmans, les mêmes valeurs, mais ils se sont égarés. Bon, Dieu conseille, les concernant, de les laisser tranquilles dans leur égarement, de les traiter avec respect et de les accueillir chaleureusement quand ils voudront se soumettre à Dieu seul et non pas à d’illusoires « associés » qu’ils lui ont inventés.

On appelle ces gens-là les « Gens du Livre » car l’islam considère que la Torah, la Bible et le Coran constituent un seul et même Livre qui diffuse la parole de Dieu à travers l’intercession d’anges et de prophètes.

Les hommes étant imparfaits, on l’a vu plus haut avec les mécréants et les musulmans qui n’arrivent pas à croire correctement, les juifs et les chrétiens ont travesti, perverti les mots du Livre soit par erreur, soit par malice :

Il en est parmi les Juifs qui détournent les mots de leur sens, et disent: « Nous avions entendu, mais nous avons désobéi », « Écoute sans entendre », et « favorise-nous »: Ils font un mésusage du mot « Ra’inâ », tordant la langue et ainsi attaquent la Religion.

Coran, IV, 46

Pour les Chrétiens, de même, c’est Dieu qui décidera ce qui leur arrivera après la mort, les croyants n’ont pas à s’en occuper, et certainement pas à faire pression sur eux. Il faut les respecter comme Hegel respectait Descartes : certes ils ont tout faux, mais ils ont fait un pas dans la bonne direction. La sourate IV se borne à leur faire un simple rappel sur l’unicité de Dieu, après quoi, qu’on les laisse en paix :

Ô gens du Livre, ne soyez pas excessifs dans votre religion, et dites plutôt la vérité à propos de Dieu. Le Messie Jésus, fils de Marie, est un Messager de Dieu. (…) Et ne dites pas « trois », arrêtez cela, ce sera meilleur pour vous. Dieu est Un. Il est trop glorieux pour avoir un enfant.

Coran, IV, 171

Les dernières paroles de la sourate concernant les Chrétiens puis les croyants sont assez apaisés. Le Coran ne préconise ni n’approuve d’agressivité dirigée contre des non-musulmans qui sont le fruits d’égarements séculaires. Il y a assez à faire avec tous ceux qui, parmi les nouveaux venus dans la religion monothéiste, doivent être recadrés, récompensés, santionnés et tancés. Les autres, les Gens du Livre, qu’ils se débrouillent avec leur version du Livre. En revanche, ils savent que la porte leur est ouverte s’ils décidaient un jour de « dire la vérité à propos de Dieu ».

C’est la profession de foi de l’islam. Vous déclarez que Dieu est unique et vous voilà musulmans.

La sourate se termine enfin par un verset qui fait retour sur les parts d’un héritage. Pour une personne qui meurt sans enfant, tant revient à sa soeur, tant pour un frère, tant pour deux soeurs, etc.

Il y a une logique profonde à combiner la question des femmes et des enfants d’un côté, et celle des différents niveaux de scission avec le Prophète de l’autre. Le trait d’union entre les deux problématiques, c’est l’héritage. Dieu nous confie un Bien, nous en avons tous une part. Il n’y a pas d’égalité entre ce qui nous est confié, mais nous avons tous assez de liberté, d’autonomie et de pouvoir pour en faire un usage qui permettra à notre bien de fructifier, ici-bas comme après la mort.

Lecture des « Femmes », sourate IV. De la violence domestique

L’heure est grave. Arrive le fameux verset qui trouble le musulman d’aujourd’hui et divise les croyants, celui qui aborde le sujet devenu tabou de la correction physique. Qui aime bien châtie bien, dit-on chez les chrétiens, et en effet, la bible enseigne la correction par le maniement de la verge.

Ne revenons pas sur l’éducation « à la dure » qui était celle de nos parents et grands-parents. Ce n’était pas le Moyen-âge et pourtant, on frappait sans penser à mal. Les intentions, aussi horrible que cela paraisse, étaient bonnes. Il y a au fond des religions monothéistes une ombre qui me fait peur, un trou noir dans lequel torturer est une guérison de l’âme. On lit dans la bible : « N’épargne pas la correction à l’enfant ; si tu le frappes de la verge, il ne mourra pas, en le frappant de la verge, tu délivres son âme du séjour des morts. » (Proverbe, 23, 13-14).

L’islam arrive sur terre pour retourner vers une foi directement tournée vers le Dieu unique. En règle générale, donc, c’est Dieu seul qui peut punir les hommes. Personne n’est habilité à être adoré ni à être châtié. Or il y a ce verset qui certes est plus doux que les versets bibliques sur le châtiment corporel, mais qui reste choquant pour un esprit du XXIe siècle.

Avant de citer le verset en question, je précise que pour moi c’est un tabou absolu : on n’a jamais le droit de frapper sa femme, ses enfants ou son mari. Dans une famille, il n’y a pas de place pour le châtiment corporel. Ce n’est pas un option. C’est pour moi une ligne rouge. Si ma religion m’obligeait à changer sur ce point, alors je quitterais cette religion.

Voici le verset en question dans la traduction que je juge la meilleure, celle de Muhammad Hamidullah :

Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes, Haut et Grand !

Coran, IV, 34

Allons droit au but, le problème est devant nos yeux : « frappez-les ». Je ne l’accepte pas et tolère encore moins les arguments des pseudo-savants qui disent qu’il faut frapper gentiment, « sans laisser de trace », et autres ignominies.

Le musulman que je suis a pris ce verset comme une véritable épreuve lors de mon voyage vers l’islam. J’en parlais avec celle que j’aimais et avec qui j’allais me marier. Notre union ne saurait être parfaite mais elle ne pouvait pas non plus laisser passer la moindre justification de la violence. Ma fiancée confessait son trouble, elle qui connaissait ce verset depuis l’enfance et ne savait comment le comprendre.

J’habitais alors au sultanat d’Oman, la plupart de mes amis étaient des musulmans arabophones de naissance. Quand je dis « des amis », il faut se représenter des Omanais, des Tunisiens, des Jordaniens, des Palestiniens, des Algériens, etc., des gens qui lisaient et apprenaient le coran dans le texte original depuis l’enfance. Nous pouvions parler de ces sujets à tous moments. Un jour que nous mangions sur une terrasse de restaurant indien, avec plusieurs couples d’amis, je mis ce sujet sur la table. À ma surprise, personne ne connaissait précisément ce verset. Ils ont d’abord incriminé ma traduction, puis ils ont vérifié le texte arabe et ont admis qu’en effet, même si le verbe a plusieurs sens, il n’est pas fautif de dire : « frappez-les ».

J’abrège. J’ai recouvré la sérénité par rapport à ce verset car voici ce qu’il signifie :

Quand le couple est dans une phase de conflit, le coran donne l’instruction de résoudre le problème en passant par trois étapes, qui correspond chacune à un verbe.

  • Parler
  • S’éloigner
  • Maîtriser (physiquement)

Dans un premier temps, il convient de retrouver l’harmonie par l’échange et la communication. C’est ce qui correspond à l’expression « exhortez-les ».

Si le conflit persiste, c’est qu’il est profond et qu’il nécessite d’autres mesures. Il est temps de prendre de la distance pour éviter justement de laisser libre cours l’agressivité que les deux membres du couple ressentent. « Éloignez-vous d’elles dans leurs lits », cela signifie : pas de rapports sexuels entre vous, pas de tendresse, pas d’affection. On met le couple entre parenthèses jusqu’à ce que le problème soit résolu. Il ne s’agit pas de faire la grève du sexe, mais de retourner au plus vite à une situation saine d’entente et d’harmonie, et pour ce faire d’y suspendre les bienfaits de la vie de couple.

À partir de là, si le conflit persiste alors même qu’en islam il est autorisé de divorcer à l’amiable, c’est que le problème est encore plus profond et que nous sommes en face d’un cas de force majeure, c’est-à-dire d’un(e) forcené(e), une personne pathologiquement violente, qui en appelle nécessairement à l’emploi de la force physique pour la maîtriser.

Ou alors, il s’agit d’une incompatibilité d’humeur au sein d’une relation toxique qui entraîne des réactions violentes. Bref, le coran ne ferme pas les yeux devant les réalités du monde, il arrive que des relations génèrent de la catastrophe, du désastre, et dans ce cas, il n’y a pas d’autres solutions que l’emploi raisonné de la force physique.

Mais qui est détenteur du droit à l’usage de la force physique ? Dans un État de droit, c’est l’État, à travers les services sociaux en coordination avec les agents de la sûreté (gendarmerie, police) et l’administration judiciaire. Pas l’époux, ni l’épouse. Nous ne vivons plus au temps du Prophète, où les actions de police et de justice étaient menées par la communauté elle-même, par le chef du clan en concertation avec le prêtre.

Le sens de ce verset est donc clair et n’autorise en rien l’usage privé de la gifle, celui des sévices corporels, ni celui de la violence psychologique. N’oublions pas que dans les versets qui précèdent celui-ci, le coran prescrit avec force une attitude de douceur envers son épouse, et promeut la concorde de la manière la plus nette :

Et comportez-vous convenablement envers elles. Si vous avez de l’aversion envers elles durant la vie commune, il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose où Allah a déposé un grand bien.

Coran, IV, 19

Même à l’époque du Prophète, avant d’être autorisé à lever sa main sur sa femme, le croyant était invité à se méfier de ses propres sentiments négatifs, car tout geste déplacé pouvait contituer un grand péché.

Enfin la question est conclue dans le verset suivant qui propose carrément une résolution raisonnée avec des médiateurs et des conciliateurs :

Si vous craignez le désaccord entre les deux [époux], envoyez alors un arbitre de sa famille à lui, et un arbitre de sa famille à elle. Si les deux veulent la réconciliation, Allah rétablira l’entente entre eux. 

Coran, IV, 35

Il semble clair que l’homme n’est pas tout-puissant dans son couple et que l’islam intervient pour limiter et encadrer le plus fort, protéger le plus faible, et garantir les droits de tous.

Lecture des « Femmes », sourate IV. Une part de l’héritage

Le sage précaire lit le coran selon un mode de lecture dynamique. Quand le coran édicte un principe, ce n’est pas pour dire que cela doit être ainsi pour l’éternité, statique et gravé dans le marbre. Il faut comprendre le but dans lequel est édicté le principe et s´efforcer vers ce but. Ici, c’est la justice et l’équité.

Trop de personnes commettent l’erreur de croire que l’islam impose pour toujours un partage brutal et définitif des héritages. On cite le verset qui dit : au fils, une part équivalente à la part de deux filles. Et les gens de crier : voyez comme l’islam est sexiste ! Une fille ne vaut que la moitié d’un garcon. Cette erreur vient d’une lecture statique du coran.

Au moment où le coran vient sur terre, les filles n’héritent de rien du tout par principe. Les filles, on leur donne ce qu’on veut, c’est à la discrétion des hommes, et surtout, on ne leur garantit aucune part. Dans l’antiquité, la vie et la fortune des filles sont subordonnées au bon vouloir et à la sagesse de leurs tuteurs.

Le coran vient pour dire aux hommes : arrêtez de vous croire tout-puissants avec les femmes. Les femmes sont des créatures de Dieu comme vous. Certains pouvaient être tentés de dire que l’homme adore Dieu et que la femme doit vénérer son mari ; certains comprennent l’épitre aux Éphésiens de Paul dans ce sens, mais ils manquent de générosité avec Paul.

Le coran vient remettre les choses au clair. Non seulement il faut aimer sa femme comme le dit Paul, mais il faut aller plus loin que cela. Considérez les femmes comme des sujets de droit ; dans un héritage, il leur revient même une part à part entière. Il n’est pas suffisant de donner un beau cadeau à sa femme pour lui faire plaisir et de garder tout le reste pour soi et ses affaires. Une femme a beau ne pas être en charge de l’administration et de la

gestion des biens, elle a le droit d’avoir ses propres biens et d’en user comme bon lui semble, car une femme est un être adulte. C’est une révolution car on n’avait pas encore vu cela. Rappelez-vous que les filles de l’aristocratie britannique n’avaient aucun droit à l’héritage encore aux XIXe et XXe siècle, (comme l’illustrent les romans de Jane Austen ou la série Downton Abbey). Le fait qu’elles aient une part d’un héritage est tellement nouveau que ce doit être une avancée inscrite comme une loi divine. D’où le verset 7 :

Aux hommes revient une part de ce qu’ont laissé les père et mère ainsi que les proches ; et aux femmes revient une part de ce qu’ont laissé les père et mère ainsi que les proches. Que ce soit peu ou beaucoup, cette part est une obligation.

Coran, IV, 7

Le mot arabe pour dire « obligation » est Mafrudan, qui renvoie à un devoir impérieux, non pas une recommandation. La même racine est utilisée pour le mot qui désigne les piliers de l’islam (prière, jeûne, charité, etc.).

Il est donc obligatoire d’un point de vue légal et d’un point de vue religieux de garantir des droits aux enfants, parmi eux aux orphelins et par dessus tout aux femmes. Et dans d’autres sourates il sera noté que les femmes ont autant de dignité que les hommes, qu’on peut les prendre comme témoin dans des affaires de résolution de conflit, etc.

Je me permets de le dire aux islamophobes ainsi qu’aux musulmans intégristes : le coran ne demande pas qu’aujourd’hui les filles héritent moins que les fils. Croire cela n’est pas faire justice à la sagesse de la religion.