Fulgurances de l'animal : Le Boeuf en visite (Hector Hugh Munro, dit Saki )

Ce texte de Hector Hugh Munro, dit Saki (extrait des Textes du Sujet 2021) a été choisi Nadine Brun (lycée militaire d’Autun). Son commentaire (en italique) est en début de texte.
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Hector Hugh Munro, dit Saki (1870-1916)

Qui dit peintre animalier, aujourd’hui, semble dire artiste qui se voue à un art mineur, sage et académique, comme si prendre l’animal pour sujet de la représentation esthétique avait désormais, dans notre monde privé de sacré, quelque chose de fondamentalement inessentiel et inabouti. Saki en plaisante avec bonheur , dans l’une de ses nouvelles intitulée Le Bœuf en visite, dont le héros, « peintre animalier spécialisé dans le bétail », se révèle bien peu connaisseur dudit bétail lorsque celui-ci s’invite à l’improviste dans la réalité prosaïque de sa vie rangée !

Le bœuf en visite

Théophil Eschley était artiste de son état, et le cadre où il vivait avait fait de lui un peintre animalier spécialisé dans le bétail. […]  Eschley avait peint une toile réussie et acceptée de bétail somnolent pittoresquement à l’ombre des noyers, et comme il avait commencé, force lui fut de continuer. Sa « Paix de midi », une étude de deux vaches baies sous un noyer, fut suivie de « Midi, heure sacrée », étude d’un noyer sous lequel s’abritaient deux vaches, puis vinrent « Quand les mouches se taisent », « Le havre du bétail », « Rêve au pays laitier », « Études de noyers et de vaches laitières ». Les tentatives qu’il fit pour rompre avec sa propre tradition furent des échecs insignes : « Tourterelles alarmées par la présence d’un épervier » et « Loups dans la campagne romaine » retrouvèrent rapidement le chemin de son atelier, et Eschley ne rentra en grâce qu’avec « Un peu d’ombre pour les rêves de nos laitières ».

Par un bel après-midi de fin d’automne, il mettait la dernière main à une étude de pré quand sa voisine, Adela Pingsford, vint frapper à coups redoublés à la porte de son atelier.

« Il y a un bœuf dans mon jardin, annonça-t-elle, pour expliquer son intrusion intempestive.

- « Un bœuf », répéta  Eschley. Et il ajouta de manière un peu ridicule : « Quel genre de bœuf ?»

- « Oh, je ne sais pas quel genre, riposta la dame. Un bœuf commun. Comprenez-moi, je n’ai rien contre lui personnellement, mais on vient de préparer mon jardin pour l’hiver, et qu’un bœuf choisisse de s’y promener ne va pas l’arranger. Sans parler des chrysanthèmes qui viennent tout juste de fleurir. » […]

« Il est en train de manger un chrysanthème, dit enfin  Eschley, le silence devenant intolérable. »

- « Comme vous êtes observateur, dit Adela d’un ton amer. Rien ne vous échappe. Pour être précis, il a six pieds de chrysanthèmes dans la gueule pour le moment. »

La nécessité d’agir devenait impérieuse.  Eschley fit quelques pas en direction de l’animal, claqua dans ses mains et émit quelques sons du genre « hiiii »et « hoooo ». Si le bœuf les entendit, il n’en montra rien. » […]

« Mr  Eschley, s’écria Adela d’une voix tremblante, je vous ai demandé de chasser cette bête de mon jardin, mais je ne vous ai pas demandé de le pousser dans ma maison. Si elle doit rester par ici, je préfère la voir dans le jardin plutôt que dans mon petit salon.

- Mon expérience de bouvier est limitée, dit  Eschley ; si mes souvenirs sont exacts, je vous l’ai dit tout à l’heure.

- Je suis tout à fait de votre avis, rétorqua la dame. Peindre de charmants tableaux représentant de petites vaches pimpantes est tout ce à quoi vous êtes bon. Peut-être aimeriez-vous faire un croquis de ce bœuf en train de prendre ses aises dans mon petit salon ? »[…]

Cet incident marqua un tournant décisif dans la carrière artistique d’ Eschley. Sa remarquable toile « Bœuf dans un petit salon » fut une des sensations du salon de Paris et, quand elle fut ensuite exposée à Munich, elle fut achetée par le gouvernement bavarois, malgré les enchères acharnées de trois fabriques de jus de viande. Dès cet instant, son succès ne cessa de s’affirmer, et l’Académie Royale fut heureuse, deux ans plus tard, d’accrocher à ses cimaises, à la place d’honneur, sa grande toile « Singe de Barbarie en train de saccager un boudoir. »

Eschley fit cadeau à Adela Pingsford d’un nouvel exemplaire d’Israël Kalisch et de deux superbes pieds de Madame Andrée Busset, mais on ne put jamais parler vraiment entre eux d’une véritable réconciliation.

Hector Hugh Munro, dit Saki

 La fenêtre ouverte. Nouvelles choisies et présentées par G. Greene. Traduction J. Rosenthal. Robert Laffont. 10/18 numéro 1400. 1960. pp. 169-176.

 

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