Le Nègre du Narcisse (1913)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Robert d’Humières.
Gallimard (p. couv-220).






Le Nègre
du " Narcisse "







La Joie par les Livres
Joseph Conrad


Le Nègre
du « Narcisse »


Traduit de l’anglais par
Robert d’Humières



© Librairie Gallimard 1913.



Monseigneur, dans son discours, fit montre d’un très vif amour pour les navires.

(Journal de Samuel Pepys)




Préface


Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne. Et l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit individuel pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la vérité diverse et une que recèle chacun de ses aspects. C’est l’effort fait pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel — leur qualité la plus évocatrice et la plus convaincante — la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière. Séduit par les dessous du monde visible, le penseur s’enfonce dans la région des idées, l’homme de science dans le domaine des faits, dont ils dégagent les vérités pratiques qui conviennent à cette hasardeuse entreprise qu’est notre vie. Ils parlent avec assurance à notre sens commun, à notre intelligence, à notre désir de paix ou à notre inquiétude, fréquemment à nos préjugés, parfois à nos appréhensions, souvent à notre égoïsme, mais toujours à notre crédulité. Et l’on écoute leurs paroles avec respect, car elles ont trait à de graves questions, à la culture de nos esprits ou à la préservation de notre corps, à l’accomplissement de nos ambitions, à la perfection de nos moyens et à la glorification de nos précieux succès.

Il en est tout autrement pour l’artiste.

En présence du même spectacle énigmatique, l’artiste rentre en lui-même, et, solitaire dans cette région d’effort et de lutte intime, il découvre les termes d’un message qui s’adresse à des qualités bien moins évidentes en nous : à cette part de notre nature qui, dans les conditions combatives de notre existence, se dérobe nécessairement derrière de plus résistantes et de plus rudes vertus. Ce message est moins bruyant, plus profond, moins précis, plus émouvant, et plus tôt oublié. Et pourtant son effet persiste à jamais. La changeante sagesse des générations successives fait délaisser les idées, met les faits en question, détruit les théories. Mais l’artiste parle à cette part intime de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don et non pas une acquisition, et qui est, par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité pour la joie et l’admiration, il s’adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de pitié, de beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et l’effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître.

Un tel enchaînement de pensées, ou plutôt de sentiments, peut seul expliquer, dans une certaine mesure, le but que se propose la tentative faite dans le récit qui va suivre pour présenter un aventureux épisode, emprunté aux existences obscures de quelques individus appartenant à la multitude des gens naïfs, simples et sans voix. Car si la croyance dont on vient de faire l’aveu contient une part de vérité, il devient évident qu’il n’est pas un lieu de splendeur ou un coin obscur de la terre qui ne mérite au moins un regard passager d’admiration ou de pitié. L’intention peut donc justifier la matière même de cet ouvrage. Mais cette préface, qui n’est que la confession d’une velléité créatrice, ne saurait se terminer ici, car l’aveu n’est pas encore complet. Un roman — quand il s’efforce le moins du monde d’atteindre à l’œuvre d’art — s’adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d’art, l’appel d’un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments dont le pouvoir subtil et irrésistible doue les événements éphémères de leur véritable sens, et crée l’atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une impression transmise par les sens ; et, en fait, il n’en saurait être autrement, car le tempérament, qu’il soit individuel ou collectif, n’est point soumis à la persuasion. Tout art doit s’adresser d’abord aux sens, et une conception artistique qui s’exprime à l’aide de mots écrits doit s’adresser aux sens, si son intention profonde est d’atteindre la source même de nos émotions. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion magique de la musique, cet art des arts. Et ce n’est que par une dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la substance, ce n’est que par un soin incessant apporté au contour et à la sonorité des phrases qu’on peut atteindre à la plasticité et à la couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots épuisés et défigurés par des siècles d’un insouciant usage.

Un effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se laisser abattre par les hésitations, la lassitude ou les reproches, est la seule justification valable de celui qui travaille à une œuvre d’imagination. Et à ceux qui, dans la plénitude d’une sagesse qui cherche un profit immédiat, demandent à être édifiés, consolés, amusés ; demandent à être promptement améliorés, ou encouragés, ou effrayés, ou brusqués ou charmés, il doit, s’il a la conscience claire, répondre ceci : « Le but que je m’efforce d’atteindre est, avec le seul pouvoir des mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et avant tout, de vous faire voir. Cela et rien d’autre, et voilà tout ! Si j’y parviens, vous trouverez là, selon vos mérites, encouragement, consolation, terreur, charme, tout ce qui peut vous plaire, et peut-être aussi cette vision de vérité que vous avez oublié de réclamer. »

Saisir, en un moment de courage, sur l’impitoyable déroulement du temps, une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans hésitation ni frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une sincère attitude, ce fragment de vie. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à découvrir le secret évocateur, la force et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort individuel de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si parfaite qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inébranlable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible qu’elle habite.

Il est évident que celui qui, à tort ou à raison, demeure attaché aux convictions que l’on vient d’exprimer, ne peut être fidèle à aucune des formules temporaires de son art. La part durable qu’elles comportent — cette vérité que chacune d’elles dissimule imparfaitement — lui demeurera comme la plus précieuse des possessions, mais, réalisme, romantisme, naturalisme, — et même ce sentimentalisme officieux, qui, de même que les pauvres, est si malaisé à congédier, — tous ces dieux, après qu’il aura quelque temps vécu dans leur compagnie, doivent l’abandonner, fût-ce même sur le seuil du temple, aux bégaiements de sa conscience et au sentiment des difficultés de sa tâche. Dans cette pénible solitude, le cri de l’Art pour l’Art perd la sonorité passionnante de son apparente immoralité. On l’entend résonner au loin, ce n’est plus un cri et on ne l’entend plus que comme un soupir, souvent incompréhensible, mais quelquefois, vaguement, encourageant.


Parfois, nous reposant à l’ombre d’un arbre qui borde la route, nous observons au loin, dans un champ, l’activité d’un laboureur, et, au bout d’un moment, nous nous demandons languissamment à quoi cet homme est occupé. Nous observons les mouvements de son corps, le balancement de ses bras, nous le voyons se courber, se redresser, hésiter, recommencer. Le charme d’une heure oisive peut s’accroître si l’on connaît l’objet de son labeur. Si nous savons qu’il essaye de soulever une pierre, de creuser un fossé, de déraciner une souche, nous prenons plus d’intérêt à ses efforts, nous consentons même à ce que son agitation trouble la quiétude du paysage, et, pour peu que nous soyons dans une disposition fraternelle, nous irons même jusqu’à excuser son insuccès. Nous avons compris son dessein, et, après tout, cet homme a fait de son mieux : peut-être n’avait-il pas la force, peut-être n’avait-il pas le savoir nécessaires. Nous pardonnons, poursuivons notre route, et oublions.

Il en est de même pour celui qui fait œuvre d’art. L’art est long et la vie est courte, et la vérité est lointaine. Et ainsi, incertain de sa force pour un si long voyage, on se met à parler du but poursuivi, du but de l’art qui, comme la vie elle-même, est attirant, malaisé à atteindre, obscurci par la brume. Il ne se trouve pas dans la claire logique d’une conclusion triomphante, il ne se trouve pas dans la révélation de l’un de ces impitoyables secrets qu’on appelle les « lois de la nature ». Il n’est pas moins grand qu’eux, il est seulement plus difficilement accessible.

Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès matériels à contempler un moment autour d’eux une vision de formes, de couleurs, de lumière et d’ombre ; les faire s’arrêter, l’espace d’un regard, d’un soupir, d’un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu’il n’est donné qu’à bien peu d’entre nous d’atteindre. Mais quelquefois, par l’effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là peut être accomplie. Et lorsqu’elle est accomplie — ô merveille ! — toute la vérité de la vie s’y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire, et le retour à un éternel repos.

J. C. 1897.






Monsieur Baker,


second du navire le Narcisse, franchit d’un pas le seuil de sa cabine éclairée et se trouva dans l’ombre du gaillard d’arrière. Au-dessus de sa tête, sur le fronteau de dunette, l’homme de quart piqua deux coups. Il était neuf heures. M. Baker, parlant d’en bas, demanda :

— Tout le monde à bord, Knowles ?

L’homme descendit l’échelle à pas boitillants, puis dit d’un ton méditatif :

— Il me semble, sir. Tous les anciens sont là et il y a pas mal de nouveaux rendus aussi. Ils doivent y être tous.

— Dis au maître d’envoyer tout le monde derrière, continua M. Baker, et fais-moi porter une bonne lampe ici. Je vais faire l’appel de nos bonshommes.

Il faisait sombre sur l’arrière ; mais à mi-pont, par les portes ouvertes du gaillard d’avant, deux rais de vive lumière barraient la ténèbre de la nuit calme qui enveloppait le navire. Des voix montaient tandis qu’à bâbord et à tribord, dans le rectangle lumineux des portes, des silhouettes mouvantes apparaissaient un moment, très noires, comme découpées à l’emporte-pièce dans de la tôle. Le navire était prêt à prendre la mer. Le charpentier avait enfoncé le dernier coin qui condamnait le grand panneau et, jetant sa masse, s’était essuyé le front avec lenteur sur le coup de cinq heures. On avait balayé les ponts, huilé le guindeau avant de lever l’ancre ; la forte aussière de remorque gisait le long du pont, sur le côté, en longs doubles, un bout remonté et pendant par-dessus le bossoir, paré pour être tendu au remorqueur, qui arriverait, battant l’eau, crachant à grand bruit, chaud et fumant dans la limpide et fraîche paix de la première aube. Le capitaine était à terre, afin d’y compléter le rôle ; et, le travail de la journée fini, les officiers du bord se tenaient à l’écart, heureux de respirer un moment. Peu après la tombée de la nuit, les quelques permissionnaires et les nouveaux embarqués commencèrent d’arriver dans des bateaux venus de terre, dont les rameurs, Asiatiques vêtus de blanc, réclamaient à cris irrités leur salaire avant d’accoster l’échelle du passavant. Le fébrile et criard babil d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage et des clameurs de lamentations élevés au sujet de sommes variant de cinq annas à une demi-roupie ; et personne à bord de nul navire, dans le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage était en train de rallier le Narcisse.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus, en clapotant, par grappes de trois ou quatre à la fois, mais accostaient un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court un : « Pas un pice de plus ! Va-t’en au diable ! » des lèvres de quelque arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un long sac perché sur l’épaule. À l’intérieur du gaillard d’avant, les nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat ; des feutres durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur le pont entre les câbles chaînes, des cols blancs défaits allongeaient leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis ; des bras musculeux gesticulaient hors des manches de chemise ; par-dessus le grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques appels : « Tiens, fiston, prends ce cadre !… Essaye un peu, voir !… Ton dernier embarquement ?… Je connais… Il y a trois ans, dans Puget-Sound… Cette couchette-là fait eau, je te dis !… Y en a-t-il un de vous, terriens, qui ait apporté une bouteille ?… Aboule un peu de tabac… Je l’ai connu, son capitaine s’est bu à mort… Un chic type ! Puisque je te dis que t’as embarqué sur un sacré rafiot ousque ils en tirent pour leur argent de la sueur du matelot !… »

Un petit homme nommé Craik et surnommé Belfast diffamait le bateau avec véhémence, brodant à plaisir, histoire de donner aux nouveaux matière à réfléchir. Archie, assis de biais sur son coffre, les genoux rangés, poussait avec régularité son aiguille à travers la pièce blanche d’un pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard. Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de bébés — deux Scandinaves — s’entraidaient à déplier leur literie, muets et souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de colère. Le père Singleton, doyen des matelots du bord, se tenait à l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture, tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues, sa peau blanche luisait comme du satin ; son dos nu contre le pied de beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse barbare demeurée sereine dans le vacarme d’un monde blasphémateur. Sa lecture l’absorbait profondément et, comme il tournait les pages, une expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait Pelham. La popularité de Bulwer Lytton dans les postes d’équipages des navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre ? Quel sens leurs âmes inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant verbiage de sa prose ? Quel intérêt ? Quel oubli ? Quel apaisement ? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? Est-ce le charme de l’impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation d’un monde resplendissant, un monde d’au-delà la frontière d’infamie et d’ordure, la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent inabordé, ces captifs à vie de la mer ! Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant les dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte sur ses papiers) plus de quarante mois à terre — le vieux Singleton qui se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies, qu’ordinairement du jour où il débarquait d’un navire jusqu’au jour où il embarquait sur un autre, il était rarement en état de distinguer du jour la nuit, le vieux Singleton siégeait imperturbable dans le tumulte des voix et des cris, épelant Pelham laborieusement et perdu dans une application assez profonde pour ressembler à une hypnose. Chaque fois qu’il tournait la page de ses énormes mains noircies, les muscles des solides bras blancs roulaient un peu sous la peau lisse. Cachées par la moustache blanche, ses lèvres, tachées du jus de tabac qui dégoulinait sur sa longue barbe, remuaient sans faire de bruit. Les yeux un peu larmoyants fixaient le livre à travers la luisance des verres sertis de noir. Vis-à-vis, à niveau de son visage, le chat du bord se tenait sur le tambour du cabestan en une pose de chimère accroupie, clignant ses yeux verts en contemplant son vieil ami. Il semblait méditer de sauter sur les genoux de l’ancien, par-dessus le dos courbé du novice assis aux pieds de Singleton. Le jeune Charley était maigre de corps et long de cou. La saillie de ses vertèbres faisait comme une chaîne de monticules sous sa vieille chemise. Sa figure d’enfant des rues — figure précoce, sagace et ironique où descendaient deux sillons profonds de part et d’autre d’une bouche mince et large — touchait presque ses genoux osseux. Il apprenait à faire un nœud plat avec un bout de vieux filin. Des gouttes de sueur perlaient à son front bombé ; il reniflait fortement par intervalles avec un regard du coin de son œil mobile vers le vieux matelot indifférent au gars embarrassé qui marmonnait sur sa tâche.

Le bruit s’accrut. Le petit Belfast, dans la chaleur lourde, semblait bouillir de furie facétieuse. Ses yeux dansaient ; dans le rouge de son visage, comique comme un masque, la bouche béait noire, et grimaçait étrangement. En face de lui un homme, à demi vêtu, se tenait les côtes et, la tête renversée, riait, les cils humides. D’autres ouvraient des yeux stupéfaits. Assis pliés en deux sur les couchettes supérieures, des fumeurs tenaient leurs pipes courtes, balançant leurs pieds, nus et bruns, au-dessus des têtes de ceux qui, en bas, vautrés sur les coffres, écoutaient avec des sourires de naïveté ou de mépris. Par-dessus les bords blancs des couchettes s’allongeaient des têtes aux yeux clignotants ; mais la ligne des corps se perdait dans l’obscurité de ces cavités pareilles aux niches étroites qu’on eût ménagées aux cercueils dans un ossuaire illuminé et blanchi à la chaux. Les voix bourdonnèrent plus haut. Archie, les lèvres serrées, se tassa, sembla se retirer dans un plus étroit espace et continua de coudre, industrieux et muet. Belfast braillait comme un derviche en extase :

— … Alors, que je lui dis comme ça, les gars ; sauf respect, que je dis à ce second officier de ce vapeur, sauf respect, le ministre devait être saoul le jour qu’il vous a fichu votre brevet ! « Qu’est-ce que tu dis, sacré… », qu’il dit en me fonçant dessus comme un taureau ; et moi qui lève mon pot à goudron et qui le lui chavire tout sur sa sacrée belle physionomie et son complet blanc… « Prends ça, que je dis. Je sais naviguer, pas moins, espèce de propre à rien, de lèche-pied, de nez partout, de sale épontille à passerelle ! C’est à moi que t’as affaire ! que je gueule… » Il vous aurait fallu le voir sauter, les gars. Noyé, aveuglé de goudron qu’il était ! Alors…

— Ne le croyez pas ! Il n’a jamais jeté de goudron. J’y étais, cria quelqu’un.

Les deux Norvégiens, côte à côte sur le même coffre, pareils et placides, ressemblaient à des perruches inséparables sur le même bâton, et ouvraient innocemment leurs yeux arrondis ; mais le Finlandais, dans l’explosion des cris et le roulement des rires, restait sans bouger, inerte et morne, comme un sourd aux reins mous. Près de lui, Archie souriait à son aiguille. Un nouveau venu, large d’épaules, avec des yeux lents, s’adressa délibérément à Belfast, pendant une accalmie :

— Je me demande comment qu’il en reste des officiers ici avec un gaillard comme toi à bord ! J’en conclus qu’ils ne sont plus si mauvais à présent, si c’est toi qui les as dressés, fiston !

— Pas mauvais ! Pas mauvais ! hurla Belfast. Si on ne se sentait pas les coudes… Pas mauvais. Ils ne sont jamais mauvais quand on ne les laisse pas faire, Dieu damne leurs cœurs noirs…

Il écumait, faisant le moulinet avec ses bras, puis soudain sourit et tirant de sa poche une carotte de tabac noir, il en détacha une chique d’un coup de dent avec une affectation de férocité drôle. Un autre nouveau, des yeux fuyants, dans une figure jaune en lame de couteau, qui écoutait depuis un instant, la bouche ouverte, dans l’ombre du maître-caisson, observa d’une voix rêche :

— Ça ne fait rien, c’est le passage de retour. Bon ou mauvais, je me fiche d’eux, tant que je suis sûr que c’est le retour. Quant à mes droits, je les ferai respecter. Ils verront.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Seuls, le novice et le chat ne firent pas attention. Il se tenait les poings sur les hanches, nabot à cils blancs. Il semblait avoir connu toutes les déchéances et toutes les furies. Il avait l’air d’avoir été giflé, roulé à coups de botte dans la fange, il semblait avoir essuyé des coups de griffe, des crachats, avoir été lapidé d’innommable ordure…, et il souriait avec sécurité aux visages environnants. Le poids d’un melon bosselé rabattait ses oreilles. Les basques en loques d’une redingote noire pendaient comme des franges sur ses mollets. Il défit les deux seuls boutons qui restaient et tout le monde vit qu’il ne portait pas de chemise dessous. Malchance caractéristique, ces haillons, auxquels nul ne se fût avisé d’attribuer un possesseur, prenaient sur lui la physionomie de hardes volées. Il avait le cou long et maigre, les paupières rougies, du poil clairsemé aux joues, les épaules pointues et tombantes comme les ailes cassées d’un oiseau. Son flanc gauche crépi de vase disait une nuit récente dans la boue d’un fossé. Après avoir sauvé sa fainéante carcasse de destruction violente en désertant d’un vaisseau américain à bord duquel, en un moment d’oublieuse folie, il avait osé s’engager, ç’avait été une quinzaine à terre à battre le quartier indigène, à crever de faim, à coucher sur des tas d’immondices, à errer au soleil. Ce visiteur imprévu sortait des cauchemars. Il restait là, répugnant, à sourire dans le silence soudain tombé. Ce poste d’équipage tout blanc et frais lavé lui offrait un refuge ; sa fainéantise pourrait s’y vautrer et s’y nourrir, en maudissant le pain de sa bouche ; ce champ s’ouvrait à ses talents pour esquiver les tâches, pour tricher, pour mendier ; il trouverait là, sans faute, quelqu’un à duper et quelqu’un à brimer, et on le paierait pour tout cela.

Tous le connaissaient bien. C’était l’homme qui ne saurait pas gouverner, pas faire une épissure, qui bouderait à la besogne par les nuits noires ; qui, dans le gréement, se cramponnerait frénétique, des bras et des jambes en jurant contre le vent, le grésil, l’ombre ; l’homme qui maudit la mer tandis que les autres peinent. Le dernier dehors, le premier rentré à l’appel de : Tout le monde sur le pont. L’homme incapable de faire les trois quarts des choses et qui ne veut pas faire les autres. L’enfant gâté des philanthropes et des marins d’eau douce, ses pareils. Le sympathique et méritoire individu jaloux de tous ses droits, mais qui ne veut rien connaître de l’endurance, du courage, de la confiance inexprimée ni du pacte de tacite bonne foi qui lie les membres d’un équipage. Le rejeton frondeur de la basse licence faubourienne, plein de dédain et de haine pour l’austère servitude de la mer.

Quelqu’un lui cria :

— Comment t’appelles-tu ?

— Donkin, répondit-il, effronté mais jovial.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une autre voix.

— Ben, le matelot, comme toi, mon vieux.

Le ton visait à la cordialité, mais n’arrivait qu’à l’impudence.

— Du diable si tu ne marques pas plus mal qu’un soutier dans la débine ! commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu.

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet :

— C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de sa main, il se courba de nouveau industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres dévisagèrent l’intrus, perplexes. Le loqueteux s’indigna :

— En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant, jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur ?

— Ne va pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui, furieux, menaçant et amical tout ensemble.

— Est-il aveugle, cet autre ? demanda l’indomptable fantoche, en regardant autour de lui d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas que j’en ai plus de chemise ?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui recouvraient ses os d’un geste dramatique.

— Et pourquoi ? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu me mettre les tripes au vent parce que je défendais mes droits comme un brave. Je suis anglais, nom de Dieu. Ils me sont tombés dessus et j’ai fichu le camp. V’là la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la purée ? Hein ? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça ? Je suis fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait un grimpant pour un poteau dans la mouise ?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête, comme il se tenait, devant eux, la peau blanche de ses membres attestant son humanité fraternelle à travers la noire fantaisie de ses loques. Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux. Accompagné d’un cri de : Gare dessous ! un vieux pantalon roulé, lourd de taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent : « On t’équipera, vieux ! » Des murmures se croisèrent : « Jamais vu ça… Pauvre bougre… J’ai un vieux gilet, ça peut-il te servir ?… Prends-le, mon matelot. »

Ces rumeurs amicales emplissaient le gaillard. L’objet de ces largesses, ramant de son pied nu, les rassembla en tas, tandis que son regard circulaire en mendiait davantage. Sans émotion, Archie ajouta consciencieusement au tas une vieille casquette à visière arrachée.

Le vieux Singleton, perdu dans les régions sereines de la fiction, continuait de lire et ne daignait rien voir. Charley, sans pitié à cause de la sagesse du jeune âge, pipa :

— Si tu veux des boutons dorés pour tes uniformes neufs, j’en ai deux.

L’infect tributaire de la charité universelle brandit son poing vers le novice :

— Toi, j’aurai l’œil à ce que tu tiennes ce plancher propre, eh ! fayot ! dit-il hargneusement. As pas peur. Je t’apprendrai à être poli pour un matelot, espèce d’ânon bâté.

Ses yeux brillaient méchamment, mais ayant vu Singleton fermer son livre, ses prunelles, pareilles à des grains luisants, se mirent à errer d’une couchette à l’autre.

— Prends celle-là, près de la porte, elle n’est pas mauvaise, suggéra Belfast.

L’interpellé rassembla les dons amoncelés à ses pieds, les pressa en ballot contre sa poitrine puis, après un coup d’œil à la dérobée vers le Finnois debout à côté de lui, le regard perdu dans le vague, comme s’il y suivait une de ces visions maléfiques qui hantent les hommes de sa race :

— Ôte-toi de là, tu me gênes, l’Alboche, dit la victime des brutalités yankees.

Le Finnois ne bougea pas, il n’avait pas entendu.

— Démarre, nom de Dieu, brailla l’autre, en le bousculant du coude. Démarre, spèce d’idiot, de sourd-muet gaga. Oust !

L’homme chancela, se remit et contempla le parleur sans ouvrir la bouche.

— Ces sacrés étrangers, ça demande à être maté, opina l’aimable Donkin, pour l’instruction du gaillard d’avant. Si on ne les met pas à leur place, ils vous mangent dans la main.

Il jeta le total de ses possessions terrestres dans la couchette vide, mesura d’un second coup d’œil les risques de l’aventure, puis bondit vers le Finnois, qui restait immobile, pensif et morne.

— Je t’apprendrai à boucher la route, gueula-t-il. Je te vas pocher les yeux, sacrée tête carrée.

Les hommes, pour la plupart, occupaient maintenant les couchettes et le couple avait à lui seul le gaillard pour champ-clos. Donkin, l’indigent, dans ce nouveau personnage, éveilla l’intérêt général. Il dansait, dépenaillé, devant le Finnois ahuri, esquissant des attaques du poing dans la direction du lourd visage que nulle émotion n’altérait. Deux ou trois spectateurs encouragèrent le jeu d’un : « Vas-y, Whitechapel ! » en s’installant voluptueusement dans leurs lits pour suivre la lutte. D’autres crièrent : « Ta bouche !… Ferme ça !… » Le vacarme recommençait. Soudain, une succession de coups frappés au-dessus de leurs têtes avec un anspect résonna comme une petite canonnade dans tout le gaillard. Puis la voix du maître d’équipage s’éleva derrière la porte, une note de commandement dans son accent traînard :

— As-tu entendu, vous autres en bas ? Tout le monde derrière ! Tout le monde derrière pour faire l’appel !

Il y eut un moment de silence étonné. Puis le plancher du gaillard d’avant disparut sous des hommes sautés de leurs couchettes avec un flop ! de pieds nus. On repêcha des bonnets dans des plis de couvertes dégringolées. Quelques-uns, en bâillant, boutonnaient des ceintures de pantalons. Des pipes à moitié fumées se vidaient heurtées contre le boisage, avant de disparaître, poussées sous des oreillers. Des voix grognèrent : « Qu’est-ce qu’il y a ? On peut pas dormir ?… » Donkin jappa : « Si c’est comme ça que ça se passe sur ce bateau-ci, faudra voir à y voir !… Laissez-moi faire, ça traînera pas… »

Personne ne faisait attention à lui. Ils sortaient par paquets de deux et trois pressés dans la porte, à la mode des matelots du commerce qui ne savent pas prendre une porte franchement, comme de simples terriens. L’apôtre des réformes suivit. Singleton, enfilant sa vareuse, passa le dernier, massif et paternel, portant haut sa tête de sage battu des tempêtes sur son corps de vieillard athlétique.

Charley seul resta dans la blancheur crue de la pièce vide, assis entre les deux rangs de mailles de fer dont la suite se perdait dans l’ombre étroite de l’avant. Il tirait violemment sur les torons du filin, en un effort suprême pour finir son nœud commencé. Tout à coup, il se leva d’un élan, jeta le câble au nez du chat et fila derrière le matou noir qui franchissait à petits sauts les stoppeurs de chaîne, la queue toute droite, en l’air, comme une hampe.

Les marins passèrent de la lumière brutale et de la chaude buée qui noyait le gaillard d’avant à la sérénité d’une nuit pure. Son souffle apaisant les enveloppa, tiède haleine qui s’écoulait sous les étoiles innombrablement suspendues plus haut que la pomme des mâts comme un nuage fin de lumineuse poussière. Dans la direction de la ville, la noirceur de l’eau se rayait de traînées de feu doucement ondulantes au gré des rides de la surface, semblables à des filaments qui flotteraient enracinés au rivage. Des rangs d’autres lumières s’enfonçaient dans les lointains, tout droit comme en parade, dans l’intervalle d’édifices très hauts ; mais de l’autre côté du golfe, de sombres collines arquaient leurs vertèbres noires où, çà et là, le point d’une étoile paraissait une étincelle tombée du firmament. Au loin, vers Bycullah, les lampes électriques aux portes des docks balançaient au sommet de supports grêles leur éclat frigide, comme des spectres captifs de lunes malfaisantes. Épars sur tout le jais luisant de la rade, les navires à l’ancre flottaient parfaitement immobiles sous la faible lueur de leurs fanaux de mouillage, masses opaques surgies comme d’étranges et monumentales structures abandonnées par les hommes à l’éternel repos.

Devant la chambre du capitaine, M. Baker faisait l’appel. À mesure que les hommes, à pas butants et incertains, arrivaient à hauteur du grand mât, ils percevaient sur l’arrière son visage large et rond, un papier blanc devant les yeux, et, contre son épaule, la tête ensommeillée aux paupières lourdes du pilotin qui tenait, au bout de son bras levé, le globe lumineux d’un falot. Le bruit mou des pieds nus sur les planches n’avait pas cessé que le second commençait l’appel des noms. Il articulait distinctement, d’un ton sérieux, comme il seyait à cet appel qui sommait des hommes vers l’inquiète solitude, la lutte obscure et sans gloire, ou vers l’endurance plus pénible encore des petites privations et des fastidieux devoirs. À chaque nom prononcé, un homme répondait : « Oui, sir ! » ou « Présent ! » et, se détachant du groupe indistinct des têtes qui trouaient l’ombre des pavois de tribord, s’avançait pieds nus dans le cercle de clarté, puis en deux pas muets rentrait dans les ténèbres de l’autre côté du pont. Ils répondaient sur des tons différents : marmonnements pâteux, voix franches qui sonnaient clair ; et certains, comme si tout cela eût fait injure à leur dignité, prenaient une intonation blessée : car la discipline, à bord des navires de commerce, n’est guère cérémonieuse, ni très fort le sens de la hiérarchie, là où tous se sentent égaux devant l’immensité indifférente de la mer et l’exigence sans trêve de ses labeurs.

M. Baker lisait posément : « Hanssen, Campbell, Smith, Wamibo. Eh bien, Wamibo, pourquoi ne répondez-vous pas ? Il faut toujours l’appeler deux fois. »

Le Finnois poussa enfin un grognement inarticulé et, se portant en avant, traversa la zone de lumière, étrange, maigre et long, avec son visage de dormeur éveillé. Le second continua plus vite : « Craik, Singleton, Donkin… Bon Dieu ! » laissa-t-il échapper devant l’invraisemblable et calamiteuse apparition que lui révélait la lumière. Cela s’arrêta, découvrit les gencives pâles et les longues dents d’une mâchoire supérieure en un sourire malveillant : « Y a-t-il quelque chose qui ne va pas, monsieur le second ? » entendit-on. Une pointe d’insolence relevait la simplicité voulue du ton. Des deux côtés du pont coururent des rires étouffés. « Suffit. Rentrez dans le rang », grogna M. Baker en attachant sur le nouvel auxiliaire le regard clair de ses yeux bleus. Et Donkin, s’éclipsant soudain, rentra parmi la troupe noire des hommes rassemblés pour y recevoir des claques amicales dans le dos et s’entendre décerner des flatteries à voix basse. Autour de lui on se murmurait : « Il n’a pas peur… Il leur en fera voir, je ne vous dis que ça… Ça valait Guignol… As-tu vu le second s’il était épaté ?… Bien ! Dieu me damne si jamais… »

Le dernier homme avait répondu, et il y eut un moment de silence où le second scrutait sa liste : « Seize, dix-sept, marmottait-il. Il me manque un homme, maître, dit-il tout haut. »

Le grand gaillard du Devonshire qui se tenait à son côté, brun et barbu de noir comme un gigantesque Espagnol, dit d’une voix de basse profonde : « Il ne reste personne à l’avant. J’ai regardé partout. Il n’est pas à bord, mais possible qu’il s’amène avant le jour. — Ça se peut ou ça ne se peut pas, commenta le second, pas moyen de lire ce dernier nom. Il y a une tache d’encre là… Ça fera le compte… Vous autres — en bas. »

Le groupe indistinct, jusque-là immobile, s’ébranla, se défit, se dirigea vers l’avant.

— Wait ! cria une voix pleine et retentissante.

Tous s’arrêtèrent. M. Baker, qui s’était détourné en bâillant, fit demi-tour, la bouche ouverte. Puis, furieux, il éclata :

— Qu’est-ce que c’est ? Qui a dit Wait[1] ? Quel…

Mais il aperçut une haute silhouette debout sur la lisse. Elle en descendit et se fraya une route à travers l’équipage. Des pas lourds marchèrent vers le fanal du gaillard d’arrière. De nouveau, la voix sonore répéta avec insistance : Wait ! La lampe éclaira l’individu. Il était de haute taille. La tête se perdait dans l’ombre que jetaient les embarcations. Les blancheurs de ses dents et de ses yeux luisaient distinctement, mais la figure était indiscernable. Les mains grandes paraissaient gantées.

M. Baker s’avança intrépidement.

— Qui êtes-vous ? Comment osez-vous ? commença-t-il.

Le pilotin, stupéfait comme les autres, éleva le fanal jusqu’à la figure de l’homme. Elle était noire. Une rumeur étonnée, qui ressemblait au murmure assourdi du mot : « Nègre », courut le long du pont et se perdit dans la nuit. Le nègre ne parut pas entendre. Il se campa sur place, son geste rythmé marqua un temps. Après un moment, il dit avec calme :

— Je m’appelle Wait, James Wait.

— Ouais ! dit M. Baker.

Puis, après quelques secondes d’un silence où couvait l’orage, il éclata :

— Ah ! vous vous appelez Wait. Et puis après ? Qu’est-ce qu’il vous faut ? Qu’est-ce qui vous prend d’arriver en gueulant comme ça ?

Le nègre était calme, froid, dominateur, superbe. Les hommes rapprochés se tenaient derrière lui en masse compacte. Il dépassait le plus grand d’une demi-tête. Il dit :

— Je suis du navire.

Il prononçait clairement, avec une précision douce. Les accents profonds et réverbérés de sa voix emplissaient le pont sans effort. Il était naturellement dédaigneux, condescendant, sans pose, en homme qui, du haut de ses six pieds trois pouces, avait mesuré l’immensité de l’humaine folie et pris le parti de lui être indulgent. Il continua :

— Le capitaine m’a embarqué ce matin. Je n’ai pas pu venir à bord plus tôt. J’ai vu tout le monde derrière comme je montais l’échelle et j’ai compris tout de suite qu’on faisait l’appel. J’ai dit mon nom, naturellement. Je pensais que vous l’aviez sur la liste et que vous comprendriez. Vous vous êtes mépris.

Il s’arrêta court. La démence de ces hommes qui l’entouraient était confondue. Il avait raison, comme toujours, et, comme toujours, restait prêt à pardonner l’offense. L’expression de son mépris avait cessé et, soufflant, il demeurait immobile parmi tous ces hommes blancs. Il levait haut la tête dans la lueur du fanal, une tête vigoureusement modelée en méplats d’ombre et lumineux reliefs, une tête puissante et difforme, au visage camard et tourmenté, pathétique et brutal : le masque tragique, mystérieux et répulsif de l’âme nègre.

M. Baker recouvra son sang-froid, interrogea le papier de tout près :

— Ah ! oui. Parfaitement. C’est bon, Wait. Portez votre sac sur l’avant.

Soudain, les yeux du noir roulèrent comme affolés, chavirèrent, devinrent tout blancs. Il porta la main à son flanc et toussa deux fois, d’une toux métallique, creuse et formidablement sonore. Cela résonna comme deux explosions dans une crypte, le dôme du ciel en retentit et les parois en fer du navire parurent vibrer à l’unisson, puis il se mit en marche vers l’avant avec les autres. Les officiers, attardés près de la porte du carré, purent l’entendre dire :

— N’y a pas quelqu’un pour me donner un coup de main ? J’ai un coffre et un sac.

Ces mots d’intonation égale et sonore portèrent sur toute l’étendue du navire. Le ton de la question bannissait toute velléité de refus. Les pas pressés et courts d’hommes portant un fardeau s’éloignèrent vers l’avant, mais la haute taille du nègre demeura près du grand panneau entouré d’auditeurs plus petits. On l’entendit de nouveau demander :

— Votre cuisinier est-il un gentleman de couleur ? — Puis un « Ah ! H’m » déçu et désapprobateur accueillant l’information que le cuisinier ne se trouvait être qu’un homme blanc. Pourtant, comme ils descendaient tous ensemble vers le gaillard d’avant, il daigna passer la tête par la porte de la cuisine et claironner un magnifique : « Bonjour, docteur ! » qui fit vibrer les casseroles. Dans la demi-obscurité, le cuisinier somnolait sur le coffre à charbon. Il sauta en l’air comme cinglé par un fouet et bondit sur le pont sans y voir autre chose que des dos qui s’en allaient, secoués par des rires. Plus tard, lorsqu’on le mettait sur le chapitre de ce voyage, il avait coutume de dire : « Le pauvre diable m’avait fait peur. J’ai cru voir Satan en personne. » Voilà sept ans que le cuisinier naviguait sur le même bord avec le même capitaine. C’était un homme à tournure d’esprit sérieuse, pourvu d’une femme et de trois enfants. Il jouissait de leur société un mois sur douze en moyenne. En ces occasions, il menait sa famille à l’église deux fois chaque dimanche. À la mer, il s’endormait tous les soirs, sa lampe brûlant claire, sa pipe aux dents et sa Bible ouverte à la main. Il fallait qu’on allât, pendant la nuit, éteindre la lumière et retirer le livre de ses mains et la pipe de sa bouche.

— Car, se plaignait Belfast agacé, bête de vieux coq, tu finiras pas avaler ta bouffarde un beau soir, et nous n’aurons plus de cuisinier.

— Ah ! fils, je suis prêt à répondre à l’appel du Créateur… je voudrais que vous le soyez tous, répondait l’autre avec une mansuétude sereine, à la fois imbécile et touchante.

Belfast à la porte de la cuisine trépignait d’énervement :

— Saint idiot, va. J’ai pas envie que tu meures, hurlait-il en levant un visage furieux, des lèvres tordues, des yeux tendres. Y a pas de presse. Sacré vieil hérétique à tête de bois, le diable t’aura assez tôt. Mais pense à nous…, à nous…, à Nous !

Et il s’en allait piaffant, en lançant un jet de salive, dégoûté, crispé ; tandis que l’autre franchissait le seuil une poêle à la main, noir, fumant, placide, pour suivre d’un sourire supérieur, plein de pieuse suffisance, le dos de son « drôle de petit corps » tout frémissant de colère. C’étaient de grands amis.

M. Baker, nonchalamment appuyé contre le bordage reniflait l’humidité de la nuit en compagnie du lieutenant.

— De beaux grands gars, ces nègres des Antilles, il y en a… Hou ! N’est-ce pas ? Un beau gars celui-là, monsieur Creighton. On le sentirait au bout d’une amarre. Hein ? Hou ! Je le prendrai dans ma bordée. Probable.

Le lieutenant, jeune homme blond, d’allure distinguée, pourvu d’un visage énergique et d’un physique superbe, observa tranquillement que c’est bien à quoi il s’attendait. Son ton laissait percer une pointe d’amertume que M. Baker, brave homme, prit à cœur de raisonner.

— Voyons, voyons, jeune homme, dit-il, grognant entre chaque mot. Voyons, il ne faut pas être trop gourmand. Vous avez eu ce grand Finnois dans votre bordée tout l’autre voyage. Je veux être juste. Je vous laisse ces deux jeunes Scandinaves et moi… Hou ! je prends le nègre et aussi… Hou ! ce marchand de mouron crâneur à redingue noire. Faudra qu’il… Hou ! marche droit ou mon… Hou !… nom n’est pas Baker. Hou ! Hou ! Hou !

Il grogna trois fois de suite, férocement. C’était un tic à lui cette habitude de grogner entre ses mots et à la fin des phrases. Un beau grognement appuyé, décisif, qui allait bien avec l’accent de menace dont il articulait les syllabes, avec son torse lourd au cou de bœuf, sa dégaine saccadée et roulante ; avec sa large face couturée, ses yeux droit posés et sa bouche sardonique. Mais dès longtemps ce tic avait perdu son effet sur l’équipage.

On aimait le second ; Belfast, qu’il affectionnait et qui le savait, l’imitait derrière son dos ou presque. Charley, mais plus prudemment, parodiait sa démarche. Certaines de ses phrases avaient pris rang de dictons établis et quotidiens sur le gaillard d’avant. Comble de popularité ! De plus tous s’accordaient à convenir qu’à l’occasion le second pouvait « river son clou à un type », en vrai style américain.

À présent il donnait ses derniers ordres :

— Hou… ! Toi, Knowles ! Fais monter tout le monde à quatre heures. Je veux… Hou !… virer à pic avant l’arrivée du remorqueur. Ouvrez l’œil pour le capitaine. Je me couche tout habillé… Hou !… Appelez-moi quand vous verrez l’embarcation arriver. Hou ! Hou !… Le patron aura pour sûr quelque chose à me dire quand il viendra à bord, observa-t-il à Creighton. Allons, bonsoir… Hou ! La journée sera longue demain… Hou !… Mieux vaut se coucher tôt. Hou ! Hou !

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont ; une porte claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y suivait la perspective d’un chemin creux dans la campagne, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille, en robe claire, souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

À l’autre bout du navire, le poste d’équipage, où ne brûlait plus qu’une lampe, s’endormait, vide obscur traversé de souffles sonores et de brusques soupirs.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi-tiré de cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers ronflements dialoguaient en contretemps baroque. Singleton, le torse encore nu — le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur — se tenait le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à demi dévêtu était occupé à larguer l’amarrage de son coffre et à étendre sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons. Parmi les ombres des épontilles et du beaupré, Donkin mâchait un quignon de biscuit dur, assis à même le pont, les orteils en l’air, les yeux mobiles ; il tenait le biscuit à pleine poignée devant sa bouche et y mordait à mâchoires rageuses. Des miettes tombaient entre ses jambes écartées. Puis il se leva.

— Où est l’eau ? demanda-t-il d’une voix contenue.

Singleton, sans parler, fit un geste de sa forte main où charbonnait une pipe courte. Donkin se pencha, but au gobelet d’étain, éclaboussant les planches, se retourna et aperçut le nègre qui le regardait par-dessus l’épaule, calme, de très haut. L’autre se rapprocha de côté.

— En v’là un sacré souper, siffla-t-il avec amertume. Mon chien chez nous n’en voudrait pas. C’est assez bon pour nous autres. Du propre un gaillard d’avant pareil pour un grand navire… Pas un fichu morceau de bidoche dans les gamelots. J’ai visité tous les caissons.

Le nègre le dévisagea de l’œil d’un homme auquel on adresse la parole à l’improviste en un idiome étranger. Donkin changea de ton.

— Passe-moi une carotte de tabac, camarade, fit-il confidentiellement. Il y a un mois que je n’ai fumé ni chiqué. Ça me fait besoin à en devenir fou. Un bon mouvement, vieux !

— Vous êtes familier, dit le nègre. Je n’aime pas ça.

Donkin tressauta et se laissa tomber assis, de surprise, sur un coffre voisin.

— Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, continua James Wait, en modérant son baryton bien timbré. Le voilà, votre tabac.

Puis, après une pause, il demanda :

— Quel navire ?

Golden State, bafouilla Donkin en mordant à même au tabac.

Le nègre siffla tout bas.

— Déserté ? dit-il courtement.

Donkin fit signe que oui, la joue bombant.

— Oui, j’ai foutu le camp, mâchonna-t-il. Ils avaient tué à coups de botte un gars de Dago ce passage-ci, mon tour aurait suivi. Je me suis tiré.

— Laissé votre gréement derrière ?

— Gréement et sous, répondit Donkin en élevant la voix. J’ai rien. Pas d’habits, pas de lit. Y a ici un petit bancal d’Irlandais qui m’a passé une couverte. Paraît qu’il faudra me coucher dans le petit foc ce soir.

Il sortit traînant derrière lui la couverture par un coin. Singleton, sans un regard, s’écarta légèrement pour le laisser passer. Le nègre serra ses hardes de terrien et en tenue propre de travail s’assit sur son coffre, un bras allongé par-dessus ses genoux. Après avoir dévisagé Singleton quelque temps, il demanda pour la forme :

— Quelle espèce de navire, c’est-il ? Pas mauvais ? Hein ?

Singleton ne bougea pas. Longtemps après il dit, le visage immobile :

— Le navire ? Les navires sont tous bons. Mais c’est les hommes…

Il continua de fumer en un profond silence. La sagesse d’un demi-siècle passé à écouter le tonnerre des vagues avait inconsciemment parlé par ses vieilles lèvres. Le chat ronronnait sur le cabestan. Alors James Wait eut une quinte de toux raclante et rugissante, qui le secoua, le ballotta comme un ouragan et le jeta haletant, les yeux hors la tête, de tout son long sur son coffre. Plusieurs hommes se réveillèrent. L’un, d’une voix endormie, cria de sa couchette : « Zut ! En v’là un potin ! « — Je suis enrhumé », souffla Wait. — « Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je parierais pour plus que ça… » — « Ça vous plaît à dire », répondit le nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa dans sa couchette et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le poste d’équipage. Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme oppressé par un mauvais rêve.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, le dos aux ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux ; vieux comme le Temps, père des choses, lui-même, venu là, dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Il n’était pourtant qu’un fils du temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours ; entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, ceux-là qui avaient su le secret d’exister par-delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient été forts, de la force de ceux qui ne connaissaient ni le doute, ni l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs vies. En vérité, ç’avait été des familiers du labeur, de la privation, de la violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à mener, mais faciles à séduire ; muets toujours, mais assez mâles pour mépriser en leur âme les sensibleries bavardes qui déploraient la dureté de leur sort. Sort unique et le leur ; la force de le subir leur paraissait privilège d’élus ! Leur génération aurait vécu sans s’être plainte ou ménagée, sans avoir connu la douceur des affections ni le refuge d’un foyer, et serait morte, libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. C’étaient les enfants toujours jeunes de la mer mystérieuse. Leurs successeurs ne sont que les enfants grandis d’une terre mécontente. Moins débridés mais moins innocents ; moins profanes mais moins croyants aussi peut-être, s’ils ont appris à parler, ils ont appris de même à geindre. Mais les autres, les forts, les silencieux, modestes, courbés et solides, avaient ressemblé aux cariatides de pierre qui soutiennent dans la nuit les salles resplendissantes d’un édifice glorieux. Ils sont loin à présent, et cela ne fait rien. La mer comme la terre sont infidèles à leurs fils. Une vérité, une fois, une génération d’hommes passe, on l’oublie, et cela ne fait rien ! Excepté peut-être au petit nombre de ceux qui crurent à cette vérité, confessèrent cette foi ou chérirent ces hommes-là.

Une brise se levait. Le navire évita, et soudain sous une risée plus forte, le baland de la chaîne entre le guindeau et le manchon d’écubier tinta, glissa d’un pouce et se souleva doucement du pont, suggérant d’une manière saisissante l’idée d’une vie insoupçonnée cachée dans les molécules du fer. Dans l’écubier, les chaînons grinçants faisaient à travers le navire le gémissement d’un homme soufflant sous un fardeau. La tension se prolongea jusqu’au guindeau, la chaîne raidie comme une corde vibra, et le manche du frein d’arrêt bougea en secousses brèves. Singleton s’avança.

Jusque-là, il était demeuré méditatif et sans pensée, plein de calme et vide d’espoir, face austère et unie, enfant de soixante ans, fils de la mer mystérieuse. Six mots auraient exprimé toutes ses pensées depuis le berceau, mais le mouvement de ces choses, qui formaient part aussi intime de son être que son cœur battant, fit passer un éclair d’alerte intelligence sur la sévérité de ses traits âgés. La flamme de la lampe vacillait et le vieillard, fronçant la broussaille de ses sourcils, se pencha sur le frein, vigilant et immobile dans la folle sarabande des ombres dansantes. Bientôt, le navire obéissant à l’appel de son ancre, courut dessus légèrement, la chaîne mollit. Soulagée, elle fléchit et après un balancement imperceptible tomba d’un choc sonore sur les planches de bois dur. Singleton saisit le bras haut du levier et, d’une violente jetée de corps en avant, obtint un demi-tour de plus du frein de serrage. Il se redressa, respira largement et resta quelque temps à fixer d’un œil irrité le puissant et compact attirail vautré sur le pont à ses pieds, comme un monstre bizarre, prodigieux et dompté.

— Toi…, tiens bon ! lui grogna-t-il en maître dans l’inculte broussaille de sa barbe blanche.



Le lendemain,


à l’aurore, le Narcisse appareilla. Une brume légère estompait l’horizon. Au large, l’espace immesuré de l’eau plane gisait, étincelant comme un pavé de pierreries et vide comme le ciel. Le petit remorqueur noir s’écarta du côté du vent comme d’usage, puis largua l’amarre et, machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement des contours pareils à des blancs nuages légers pris dans le filet du gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le vaisseau devint une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à coups pressés et rageurs. On eût dit un énorme cafard aquatique, surpris par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts pénibles pour regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. À la place où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un repos impur.

Laissé à soi-même, le Narcisse, cap au sud, parut dressé, resplendissant et comme immobile entre la mer sans repos et le mouvant soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs ; l’eau le heurta de flots rapides ; la terre glissa hors de vue, lentement effacée ; quelques oiseaux planèrent en criant, les ailes étendues, au-dessus des pommes balancées des mâts. Mais, bientôt, la côte disparut, les oiseaux s’envolèrent, la voile pointue d’une dhow arabe faisant route vers Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense solitude. Le soleil couchant, son disque brûlant à même les flots, flamboya cramoisi sous la noirceur de lourdes nuées de pluie. Le grain du couchant arrivant en poupe se fondit en bref et cinglant déluge d’une averse. Le vaisseau en demeura luisant de la pomme des mâts à la flottaison, les voiles assombries. Il courait largue à présent devant le souffle égal de la mousson, ses ponts dégagés pour la nuit, et, fidèle, à sa suite, bruissait le monotone et soutenu fouettement des vagues mêlé au brouhaha étouffé des hommes rassemblés à l’arrière pour le réglage des quarts, à la plainte courte d’une poulie dans la mâture ou, parfois, à quelque plus fort soupir de la brise.

M. Baker, sortant de sa cabine, jeta brièvement le premier nom du rôle d’appel avant de refermer la porte derrière lui. Il allait prendre charge du pont. Pendant le voyage de retour, d’après un vieil usage maritime, le premier officier prend le premier quart nocturne, de huit heures à minuit. C’est pourquoi M. Baker, après avoir entendu le dernier « présent ! » dit bourrument : « Relevez à la barre et à la veille » et grimpa d’un pas lourd l’échelle de poupe du côté du vent. Bientôt après, M. Creighton descendit, sifflant tout bas et entra dans sa cabine. Sur le pas de la porte, le steward flânait en pantoufles, méditant, les manches de sa chemise roulées jusqu’aux aisselles. Sur le pont, à l’avant, le coq qui refermait les portes du rouf avait une altercation avec le jeune Charley au sujet d’une paire de chaussettes. On entendait sa voix qui s’élevait dramatiquement de l’ombre :

— Tu ne vaux pas qu’on te rende service. Je te les ai fait sécher et tu viens te plaindre des trous, en jurant par-dessus le marché ! à ma barbe ! Si je n’étais pas un chrétien — ce que tu n’es pas toi, jeune ruffian — je te mettrais un pain sur la figure… Fiche-moi le camp !

Par groupes de deux ou trois, des hommes se tenaient debout, pensifs, ou marchaient, silencieux, le long des pavois de mi-pont. Le premier jour d’activité d’un voyage retombait à la paix monotone des routines retrouvées. À l’arrière, sur la dunette, M. Baker marchait, traînant les semelles et grognant tout seul dans l’intervalle de ses pensées. À l’avant, l’homme de veille, debout entre les pattes des deux ancres, fredonnait un air qui ne finissait pas, l’œil dûment rivé sur la route, en un regard sans pensée. Une multitude d’étoiles, essaimant de la nuit claire, peuplèrent le vide du ciel. Elles scintillaient, comme vivantes, au-dessus des flots ; elles entouraient le navire en marche de toutes parts ; plus intenses que les yeux d’une foule attentive et plus inscrutables que les âmes au fond des regards humains.

Le voyage était commencé ; le navire, comme un fragment détaché de la terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies humaines, apparaissait au loin, puis s’effaçait, tendue vers son propre destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin, rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette chose flottante avait son avenir à elle ; elle vivait de toutes les vies des êtres qui foulaient ses ponts ; pareille à cette terre qui l’avait envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux ; et, comme la terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée par l’homme à un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage. Elle cinglait, écumant vers le sud, comme aimantée par le courage d’un haut dessein. La souriante immensité de la mer semblait réduire la mesure du temps. Les jours couraient l’un derrière l’autre, brillants et rapides comme les éclairs d’un phare et les nuits accidentées et brèves semblaient des songes fuyants.

L’équipage s’était tassé, chacun à sa place respective, et deux fois par heure la cloche réglait leur vie de labeur incessant. Nuit et jour, la tête et les épaules d’un marin s’enlevaient à l’arrière, découpées sur le soleil ou le ciel étoilé, immobiles au-dessus des rayons tournants de la barre. Les visages changeaient, se succédaient en ordre immuable. Jeunes, barbus, noirs ; sereins ou capricieux, tous se ressemblaient, portant la marque fraternelle, la même expression attentive des yeux observant boussole ou voiles. Le capitaine Allistoun, sérieux, un vieux cache-nez rouge autour du cou, tout le long du jour arpentait la dunette. La nuit, maintes fois, il lui arrivait d’émerger du capot enténébré, comme un spectre d’une tombe, et de rester là vigilant et muet sous les étoiles, sa chemise de nuit claquant comme un drapeau, puis, sans émettre une syllabe, de s’engloutir à nouveau. Il était né sur les côtes de Firth de Pentland. Dans sa jeunesse, il avait gagné rang de harponneur parmi les baleiniers de Peterhead. Lorsqu’il parlait de ce temps-là, ses mobiles yeux gris devenaient fixes et froids.

Plus tard, par goût de changement, il avait navigué sur les mers des Indes. Il commandait le Narcisse depuis sa construction. Il chérissait son navire et le poussait sans merci, possédé d’une ambition secrète : lui faire accomplir un jour quelque brillante et prompte traversée que mentionneraient les gazettes maritimes. Il accompagnait d’un sourire sardonique le nom de son armateur, parlait rarement à ses officiers et réprouvait les fautes d’une voix débonnaire dont les mots tranchaient jusqu’au vif. Ses cheveux gris fer encadraient sa face dure, couleur de cuir de maugère. Tous les matins de sa vie, il se faisait la barbe — à six heures — sauf une fois où pris par un ouragan à quatre-vingts milles sud-ouest de Maurice, il y avait manqué trois jours consécutifs. Il ne craignait rien, sauf un Dieu sans miséricorde, et souhaitait finir ses jours dans une petite maison, un lopin de terre autour, loin dans la campagne — d’où l’on ne verrait pas la mer.

Lui, le régent de ce monde en miniature, descendait rarement des sommets olympiens de sa dunette. Plus bas — à ses pieds pour ainsi dire — les mortels du commun menaient le train affairé de leurs insignifiantes vies. D’un bout à l’autre du pont, M. Baker grognait d’un ton sanguinaire et inoffensif et nous tenait ferme le nez sur la tâche, étant, comme il en fit une fois la remarque, payé pour cela même. Les hommes qui besognaient sur le pont montraient une mine saine et contente — tels la plupart des marins une fois en pleine mer. La véritable paix de Dieu commence en n’importe quel point à cent lieues de la plus proche terre et quand Il envoie là les messagers de Sa puissance, ce n’est point en Son courroux terrible contre crime, présomption ou folie, mais paternellement, afin de ramener des cœurs simples, des cœurs ignorants qui ne savent rien de la vie et ne battent point aux troubles de l’envie devant la joie ou les biens d’autrui.

Le soir, les ponts dégagés prenaient un air paisible qui faisait penser à l’automne terrestre. Le soleil descendait à l’abîme de son repos enveloppé d’un manteau de chaudes nuées. À l’avant, assis sur les bouts des espars de rechange, le maître d’équipage et le charpentier se tenaient les bras croisés, figures amicales, puissantes et à poitrine profonde. Tout près, le maître voilier, trapu et court — il avait navigué à l’État — racontait entre deux bouffées de pipe des histoires incroyables sur divers amiraux. Des couples marchaient de long en large, gardant le pas et l’équilibre sans effort malgré l’étroit espace. Les porcs grommelaient dans leur grande cage. Belfast songeur, le coude aux barres du cabestan, communiait avec eux à travers le silence de sa méditation. Des gars à chemise largement ouverte sur des seins hâlés s’étageaient sur les bittes d’amarrage et les degrés des échelles du gaillard d’avant. Au pied du mât de misaine, un petit cercle discutait les traits caractéristiques qui distinguent un gentleman. Une voix dit : « C’est la galette. » Une autre maintint : « Non, c’est leur façon de parler. » Knowles le boiteux approcha, clopinant, sa figure sale (il jouissait de la distinction d’être le plus mal lavé de l’équipage) et, montrant quelques crocs jaunes en un sourire averti, expliqua finement qu’il avait « vu leurs pantalons ». Les fonds, avait-il observé, se trouvaient réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier à force de s’user sous leurs maîtres sur des chaises de bureaux, n’empêchait qu’à les voir l’étoffe paraissait de première et durait des ans. C’était tout semblant.

— C’est bigrement malin, disait-il, d’être un gentleman quand on a un métier pareil la vie durant !

Ils disputaient à l’infini, obstinés et puérils ; ils criaient leurs étonnantes arguties, le visage congestionné, tandis que la molle brise débordant en tournoyantes risées de l’énorme cavité de la misaine bombée au-dessus de leurs têtes, remuait leurs cheveux défaits d’un souffle fugitif et léger comme une indulgente caresse.

Ils oubliaient leur tâche, ils s’oubliaient eux-mêmes. Le cuisinier s’approcha pour écouter et resta là rayonnant de l’intime illumination de sa foi, comme un saint infatué et toujours ébloui par sa couronne promise. Donkin, solitaire et ruminant ses griefs à la pointe du gaillard d’avant, vint plus près pour saisir le fil de la discussion qui se poursuivait au-dessous ; il tourna sa face jaunâtre vers la mer et ses narines minces battirent, humant la brise, comme il flânait négligemment vautré sur la lisse. Dans la lumière dorée, des visages brillaient passionnés par le débat, des dents étincelaient, des yeux jetaient des éclairs. Les promeneurs s’arrêtaient deux à deux, tout à coup goguenards ; un matelot courbé sur un baquet se dressa, fasciné, des flocons de savon sur ses bras humides. Les trois officiers subalternes même écoutaient, appuyés en arrière et le dos bien calé, d’un air de supériorité protectrice. Belfast s’arrêta de gratter l’oreille de son cochon préféré, bouche ouverte, œil impatient, guetta la chance de placer son mot. Il levait les bras grimaçant et déjoué. De loin Charley jeta aux parleurs :

— J’en sais plus sur les gentleman que personne de vous. J’ai z’été z’intime avec eusse. Je leur cirais les bottes.

Le cuisinier qui tendait le cou pour mieux entendre fut scandalisé :

— Tiens ta langue quand les anciens parlent, blanc-bec de païen effronté.

— On y va, vieil Alleluia, répondit Charley, te fâche pas.

Une opinion du malpropre Knowles émise d’un air de surnaturelle astuce éveilla un petit rire qui courut, s’enfla comme une onde, déborda soudain formidable. Ils tapèrent des deux pieds, tournèrent vers le ciel leurs faces rugissantes de joie ; plusieurs, incapables de parler, se donnaient des claques sur les cuisses, tandis qu’un ou deux, pliés, suffoquaient, se tenant à bras-le-corps comme en un accès de souffrance. Le charpentier et le maître conservaient la même attitude, secoués sur place d’un rire énorme ; le maître voilier gros d’une anecdote au sujet d’un commodore avançait une lippe boudeuse ; le coq s’essuyait les yeux avec un chiffon gras ; et la surprise de son propre succès élargissait un lent sourire sur la physionomie du boiteux debout au milieu d’eux.

Tout à coup, la figure de Donkin accoudé sur le garde-corps devint grave, entre ses épaules remontées. Une crécelle rauque s’étouffait derrière la porte du gaillard. Cela devint un murmure et finit en un soupir gémissant. Le laveur replongea brusquement ses deux bras dans la baille ; le coq apparut soudain plus défrisé qu’un aigrefin démasqué, le maître haussa les épaules avec gêne ; le charpentier se leva d’un saut et s’en fut, tandis que le maître voilier sembla dans son for intérieur sacrifier son histoire et se mit à tirer sur sa pipe avec une sombre détermination. Dans la noirceur de l’entrebâillement une paire d’yeux luisirent blancs, larges et s’écarquillant. Puis la tête de James Wait apparut en saillie comme suspendue entre les deux mains qui s’agrippaient au chambranle de part et d’autre du visage. Le pompon de son bonnet de laine bleu, tombant en avant, dansait gaiement sur son sourcil gauche. Il sortit d’un pas incertain. Vigoureux d’aspect comme avant, il montrait dans sa démarche un manque d’assurance bizarre et affecté ; le masque semblait un peu maigri et les yeux étonnaient d’abord par leur proéminence. On eût dit qu’il hâtait par sa seule présence la retraite de la lumière déclinante ; le soleil couchant plongea subitement comme s’il fuyait devant notre nègre : une sombre influence émanait de sa personne, un je ne sais quoi de lugubre et de glacé qui s’exhalait et posait sur tous les visages une sorte de voile de deuil. Le cercle se rompit. Le rire expira sur les lèvres roidies. Il ne resta pas un sourire parmi tout l’équipage du navire. Pas un mot ne fut prononcé. Plusieurs firent demi-tour avec une feinte indifférence ; d’autres, la tête détournée, glissaient malgré eux des regards obliques, plus semblables à des criminels conscients de leur forfait qu’à d’honnêtes gens troublés par un doute. Deux ou trois seulement ne fuirent pas les regards de James Wait qu’ils dévisagèrent stupidement, bouche bée. Tous s’attendaient à ce qu’il parlât et semblaient en même temps savoir d’avance ce qu’il allait dire. Il appuya son dos au montant de la porte et ses yeux lourds appesantirent sur nous un regard enveloppant, dominateur et peiné, comme d’un tyran malade maîtrisant une foule d’esclaves abjects mais peu sûrs.

Personne ne partit. En proie à la fascination de leur crainte, ils attendaient. Ironique, des hoquets hachant ses phrases, il dit :

— Merci… camarades. Vous… êtes gentils… et… tranquilles… pas d’erreur ! À gueuler comme ça… devant… la porte.

Il fit une pause plus longue pendant laquelle, comme dans l’effort exagéré d’un souffle laborieux, ses côtes péniblement pantelèrent. C’était intolérable. Des traînements de pieds volontaires se firent entendre. Belfast laissa échapper un gémissement oppressé ; mais Donkin là-haut cligna ses paupières rouges qu’irritait une cendre invisible et sourit amèrement par-dessus la tête du nègre.

Celui-ci reprit avec une aisance surprenante. Il ne haletait plus et sa voix sonnait, creuse et timbrée, comme s’il eût parlé dans une caverne vide. Il s’irritait, méprisant :

— J’ai tâché de fermer l’œil. Vous savez que je ne dors pas la nuit. Et vous venez bavarder contre la porte comme un sacré tas de vieilles femmes… Vous vous prenez pour de bons copains. Pas vrai ? Vous vous fichez bien d’un homme qui crève !

Belfast pirouetta quittant la cage à porcs. Il chevrota :

— Jimmy, tu ne serais pas malade que je…

Il s’arrêta. Le nègre attendit un instant, puis d’un ton lugubre :

— Quoi ? Va te battre avec tes pareils. Laisse-moi en paix. Tu n’en as pas pour bien long à attendre. Je vais mourir, je te dis… ça ne traînera guère.

Les hommes, alentour, demeuraient immobiles, haletant un peu, la colère aux yeux. C’était bien à quoi ils s’attendaient, les mots dont ils avaient horreur, cette idée d’une mort embusquée qu’on leur jetait au visage plusieurs fois le jour, jactance à la fois et menace dans la bouche de ce nègre importun. Il semblait tirer orgueil de cette mort qui, jusque-là, n’avait pourvu qu’aux aises de sa vie ; il en devenait arrogant, comme si nul autre au monde n’eût jamais cultivé l’intimité de telle compagne ; il en faisait parade devant nous avec une persistance onctueuse qui en rendait la présence non moins difficile à nier qu’à imaginer. Nul homme n’est suspect de si monstrueuse amitié ! Fallait-il l’appeler réalité ou imposture cette visiteuse que Jimmy continuait d’attendre toujours ? On hésitait entre la pitié et la méfiance, tandis qu’à la plus légère provocation il entreheurtait sous nos yeux les os de son squelette infâme et encombrant. Il ne se lassait pas de le produire. Il parlait de l’approche de sa mort comme si elle était déjà là, comme si elle arpentait le pont extérieur, ou allait tout à l’heure s’étendre dans la seule couchette qui restât vide, ou s’asseoir avec nous à notre prochain repas. Il la mêlait journellement à nos occupations, à nos loisirs, à nos amusements. Plus de chants ni de musique, le soir, parce que Jimmy (nous l’appelions tous tendrement Jimmy pour cacher la haine que nous inspirait sa complice) était parvenu, grâce à ce décès en perspective, à déranger l’équilibre moral d’Archie lui-même. Archie détenait l’accordéon ; mais après une ou deux cuisantes homélies de Jimmy, il refusa de plus jouer. Nos chanteurs se turent à cause de Jimmy moribond. Pour la même cause, personne — Knowles en fit la remarque — n’osa plus « planter un clou dans la cloison pour y pendre ses pauvres hardes », sans se faire targuer d’énormité, à troubler de la sorte les interminables derniers moments de Jimmy.

La nuit, au lieu du jovial coup de gueule : « As-tu entendu les tribordais à l’appel ? Deboutte, deboutte, deboutte ! » on appelait au quart homme par homme tout bas, crainte d’interrompre le dernier somme, peut-être, de Jimmy sur la terre. À vrai dire, il était toujours éveillé et s’arrangeait, comme, sur nos pointes, nous nous esquivions vers le pont, pour nous planter dans le dos quelque phrase barbelée qui nous forçait à nous prendre pour des brutes, jusqu’au moment où nous commencions à croire que nous pourrions bien n’être que des idiots. Nous parlions à voix basse, dans ce gaillard d’avant, comme à l’église. Nous mangions muets et craintifs, car Jimmy se montrait fantasque sous le rapport de la nourriture et dénonçait amèrement les salaisons, le biscuit, le thé comme denrées impropres à la consommation d’humains, pour ne rien dire d’un mourant.

Il ajoutait :

— Pas moyen, alors, de trouver un meilleur morceau de viande pour un malade qui tâche de rentrer chez lui se faire guérir, ou enterrer ? Mais quoi, si j’avais une chance d’en réchapper, vous me la voleriez, vous autres. Vous me ficheriez du poison. Voyez ce que vous m’avez donné là !

Nous le servions dans son lit, avec rage et humilité, tels les vils courtisans d’un prince détesté ; il nous payait de ses critiques irréconciliables. Il avait découvert le ressort fondamental de l’imbécillité humaine ; il tenait le secret de la vie, ce maudit moribond, et s’était rendu maître de chaque moment de notre existence. Réduits au désespoir, nous demeurions soumis. L’impulsif petit Belfast était toujours à mi-chemin entre des voies de fait et un accès de larmes. Un soir, il confiait à Archie :

— Pour un sou, je la lui casserai, sa vilaine gueule noire de sale carottier.

Archie, cœur loyal, faisait semblant de se scandaliser ! Tant pesait l’infernal maléfice jeté par ce nègre de hasard sur notre fortitude ingénue !

Mais le même soir, Belfast volait dans la cuisine la tarte aux fruits de la table des officiers, afin de réveiller l’appétit blasé de Jimmy. C’était mettre en péril non seulement sa longue amitié avec le coq, mais aussi, paraît-il, son salut éternel. Le coq en fut atterré de douleur ; sans connaître le coupable, c’en était déjà trop de savoir le mal florissant et Satan déchaîné parmi ces hommes qu’il regardait en quelque sorte comme sous sa direction spirituelle. Il lui suffisait d’en voir trois ou quatre groupés pour quitter ses fourneaux et accourir un prêche aux lèvres. Nous le fuyions et Charley seul (qui connaissait le voleur) affrontait le coq d’un œil candide dont s’irritait cet homme de bien.

— C’est toi, je m’en doute, geignait-il, lamentable, un placard de suie au menton. C’est toi. Tu sens le fagot. Plus de tes chaussettes dans ma cuisine, tu m’entends ?

Bientôt se répandit, officieuse, la nouvelle qu’en cas de récidive notre marmelade d’oranges (un extra à raison d’une demi-livre par homme) serait supprimée. M. Baker cessa d’accabler de facétieux reproches ses matelots préférés et distribua équitablement entre tous ses grognements soupçonneux. Les yeux froids du capitaine, du haut de la dunette, luisaient avec méfiance en suivant notre petite troupe allant des drisses aux bras des vergues pour assurer, selon l’usage de chaque soir, tous les cordages du gréement. Ce genre de vol, à bord d’un navire marchand, est difficile à empêcher, et peut passer pour une déclaration d’hostilité de l’équipage envers les officiers. C’est un mauvais symptôme. Dieu sait quel grabuge en peut sortir un jour. Sans que la paix eût cessé de régner à bord du Narcisse, la confiance mutuelle y était ébranlée. Donkin ne cachait pas sa joie. Nous demeurions stupides.

Belfast, sans logique, accabla notre nègre de reproches furieux. James Wait, accoudé sur son oreiller, s’étrangla, puis, haletant :

— Est-ce que je te l’avais demandé de la chopper ta boustifaille de malheur ? Le diable l’emporte, ta sacrée tarte. Ça me fait mal, espèce d’avorton de maboul Irlandais !

Belfast, le visage pourpre et les lèvres tremblantes, se rua sur lui. Tous les hommes présents se levèrent dans un seul cri. Il y eut un moment de tumulte sauvage. Une voix perçante clama :

— Tout beau, Belfast, tout beau !…

On s’attendait à voir Belfast tordre le cou à Wait sur-le-champ. Un nuage de poussière vola, au travers duquel la toux du nègre fit entendre ses éclats métalliques pareils à ceux d’un gong. La seconde d’après montra Belfast penché sur l’autre. Il lui disait plaintivement :

— Ne fais pas ça ! Ne fais pas ça, Jimmy ! Ne sois pas comme ça. Un ange n’y tiendrait pas, tout malade que tu es.

Il nous lança un regard circulaire, debout au chevet de Jimmy, sa bouche comique tordue et les yeux gros de pleurs, puis s’efforça de rétablir les couvertures défaites. L’incessant murmure de la mer emplissait le gaillard. James Wait était-il effrayé, touché ou contrit ? Il restait sur le dos, pressant son flanc d’une main, immobile comme si la visiteuse attendue était arrivée enfin. Belfast, dans sa gêne, remuait les pieds répétant d’une voix émue :

— Oui, nous savons. Tu ne vas pas, mais… Tu n’as qu’à dire ce que tu veux, et… On sait tous que tu es bas, très bas…

Non ! James Wait décidément n’était ni touché ni contrit. À vrai dire, il parut quelque peu surpris. Il se dressa sur son séant avec une rapidité et une aisance incroyables :

— Ah ! vous me trouvez bas, pas vrai ! dit-il lugubrement, de son baryton le plus clair (à l’entendre parler quelquefois on aurait juré que cet homme-là n’avait rien du tout). Hein ?… Eh bien faites comme on doit alors ! Dire qu’il y en a parmi vous qui n’ont pas assez de malice pour mettre une couverture droite sur un malade. Là ! Pas la peine. Je claquerai comme je pourrai.

Belfast se détourna mollement avec un geste découragé. Dans le silence du gaillard, plein de spectateurs attentifs, Donkin articula :

— Ben, nom de Dieu, et ricana.

Wait le regarda. Il le regarda d’un œil, ma parole, amical. Nul ne pouvait prévoir ce qui plairait à notre incompréhensible malade. Mais le mépris de ce ricanement nous fut pénible à supporter.

La position de Donkin dans le gaillard d’avant était distinguée mais incertaine, éminente seulement par l’antipathie générale qu’il inspirait. On l’évitait et son isolement concentrait ses pensées sur l’âpreté des brises du cap de Bonne-Espérance et son envie sur les vêtements chauds et les cirés dont nous étions pourvus. Nos bottes, nos suroîts, nos coffres bien emplis, autant pour lui de sujets d’amère méditation : il ne possédait aucune de ces choses et sentait, d’instinct, que personne au besoin ne lui en offrirait. Impudemment servile vis-à-vis de nous, il se montrait envers les officiers insolent par système. Il escomptait pour lui-même les meilleurs résultats de cette ligne de conduite et se trompait fort. De telles natures oublient que, en cas d’extrême provocation, les hommes sont justes, qu’ils le veuillent ou non. L’insolence de Donkin envers le débonnaire M. Baker nous devint à la longue intolérable et nous nous réjouîmes le soir sans lune où le second s’avisa de le mater pour de bon. Ce fut fait proprement, avec grande décence et décorum et à petit bruit. On venait de nous appeler — peu avant minuit — pour orienter les vergues, et Donkin, selon sa coutume, émit des remarques injurieuses. Tandis que, mal éveillés, nous nous tenions rangés, le bras de misaine à la main, attendant la suite des ordres, il sortit de l’ombre un son de bourrades, de pieds traînés, une exclamation de surprise, des bruits de horions et de gifles, des mots étranglés qui sifflaient : « Ah ! tu en veux ?… » « Arrêtez !… Arrêtez !… » « Alors, marche… » « Oh ! oh !… » Suivit une succession de chocs mous mêlés de tintements de ferrailles, comme la chute d’un corps dégringolant parmi les bringueballes de pompe. Avant que nous sachions ce qui arrivait, la voix de M. Baker s’éleva toute proche sur un ton de légère impatience :

— Halez donc, vous autres ! Souquez sur ce filin !

Et nous de souquer en effet avec grande célérité. Comme si de rien n’était, le second continuait d’orienter les vergues avec son habituelle et crispante minutie. Nulle trace de Donkin pour l’instant et nul n’y prit garde. Le second l’aurait envoyé par-dessus bord que personne n’eût seulement dit : « Tiens ! le voilà parti ! » En somme, il n’y avait pas grand mal de fait, malgré que l’épisode eût coûté à Donkin une dent de devant. Nous nous en aperçûmes le matin et gardâmes un silence plein de cérémonie : l’étiquette du gaillard commandait de rester aveugles et muets en pareille occurrence et nous veillions plus jalousement aux bienséances de notre société que les terriens ordinaires ne se soucient des leurs. Charley, avec un manque impardonnable de savoir vivre, clama :

— On est allé voir son dentiste ?… Ça fait-il mal ?

Une claque lui répondit de la main de son meilleur ami. Le gamin, surpris, en demeura chagrin pendant au moins trois heures. Nous en souffrîmes pour lui, mais la jeunesse exige plus de discipline encore que l’âge mûr. Donkin sourit venimeusement. Dès ce jour, il fut sans pitié, traitant Jimmy de tireur au flanc noir, nous donnant à comprendre qu’il nous prenait pour un tas d’imbéciles, dupes quotidiennes du premier nègre venu. Jimmy, pourtant, semblait affectionner le drôle.

Singleton, lui, vivait loin du contact des émotions humaines. Taciturne et sérieux, il respirait au milieu de nous, en cela seul pareil au reste des hommes. Nous nous évertuions à nous conduire en braves gens et trouvions la tâche diablement dure ; balancés entre le désir d’être vertueux et la crainte du ridicule, nous voulions nous épargner les affres du remords ; mais quant à passer pour dupes de nos bons sentiments, nous nous refusions à ce rôle méprisable. La détestable complice de Jimmy semblait avoir soufflé de son impure haleine des subtilités inconnues dans nos cœurs. Nous étions troublés et lâches. Cela, nous le savions. Singleton, lui, paraissait ne rien savoir ni comprendre. Jusque-là, nous l’avions cru sage autant qu’il le paraissait ; maintenant, il nous arrivait d’oser le taxer de bêtise sénile. Un jour, pourtant, à dîner, comme nous étions assis sur nos coffres, autour d’un plat de fer-blanc posé sur le pont, au milieu du cercle de nos pieds, Jimmy exprima son dégoût général des hommes et des choses en termes particulièrement dégoûtants. Singleton leva la tête. Nous nous tûmes. Le vieillard, parlant à Jimmy, demanda :

— Vas-tu mourir ?

Ainsi apostrophé, James Wait prit un air horriblement ébahi et gêné. Nous tressaillîmes tous. Des bouches béèrent, des cœurs battirent, des yeux clignèrent ; une fourchette de fer, échappée d’une main, tinta au fond du plat ; un matelot se leva comme pour sortir et resta coi. En moins d’une minute, Jimmy se ressaisit :

— Hein ! quoi ? Ça se voit-il pas ? répondit-il d’une voix mal assurée.

Singleton ôta de ses lèvres un tronçon de biscuit détrempé (ses dents, comme il disait, avaient perdu le fil de jadis) :

— Alors, vas-y en douceur, prononça-t-il avec une mansuétude vénérable, et n’en fais pas tant d’affaires avec nous ! On n’y peut rien.

Jimmy retomba sur sa couche et longtemps resta tranquille, sauf pour essuyer la sueur de son menton. On serra les plats vivement. Sur le pont, on commenta l’incident à voix basse. D’aucuns exultaient avec des rires étouffés. Wamibo, au sortir de périodes prolongées d’hébétude et de rêverie, ébaucha des sourires mort-nés, et l’un des jeunes Scandinaves, bourrelé par le doute, eut l’audace, pendant le quart de six à huit, d’aborder Singleton (le vieux ne nous encourageait guère à lui adresser la parole) et de lui demander niaisement :

— Vous croyez qu’il va mourir ?

Singleton leva la tête :

— Sûr qu’il mourra, répondit-il délibérément.

Cela parut décisif. Celui qui avait consulté l’oracle en fit part à tous sans délai. Timide et pressé, il arrivait sur chacun et l’œil détourné récitait sa formule :

— Le vieux Singleton dit qu’il mourra.

Soulagement immense ! Nous savions enfin que notre compassion ne tombant pas à faux, nous pouvions de nouveau sourire sans arrière-pensée. Mais nous comptions sans Donkin. Donkin ne s’en faisait pas imposer par « ces sales étrangers ». Il répondit d’une voix mauvaise :

— Toi aussi tu claqueras, tête de Boche ! Faudrait que vous claquiez tous, vous autres Boches, au lieu de venir rafler notre auber pour l’emporter dans votre crève-la-faim de pays ?

Nous fûmes consternés. Après tout, il fallait bien s’en rendre compte, la réponse de Singleton ne signifiait rien. Nous nous mîmes à le haïr de s’être moqué de nous. Toutes nos certitudes flanchaient : nos rapports avec nos officiers se tendaient tous les jours ; le coq, de guerre lasse, nous abandonnait à notre perdition ; nous avions entendu le maître d’équipage nous traiter de tas de femmelettes. Au moindre tournant de notre humble vie surgissait Jimmy, hautain et barrant la route, au bras de sa compagne terrifiante et voilée. Un poids nous opprimait comme d’un sort jeté.

Cela avait commencé huit jours après le départ de Bombay. Cela était venu sur nous, à l’improviste, peu à peu, comme toute autre grande calamité. Tous avaient observé le manque de cœur de Jimmy à l’ouvrage, mais n’y voyaient simplement que le résultat de sa conception de l’univers.

Donkin disait :

— Tu ne pèses pas plus sur une corde qu’un failli pierrot !

Il le dédaignait. Belfast, en garde pour un pugilat possible, s’écriait, provocant :

— Tu n’as envie de te tuer à la besogne, ma vieille !

— Et toi ? rétorquait le nègre d’un ton de mépris ineffable.

Belfast se replia. Un matin, pendant le lavage, M. Baker héla :

— Envoie ton balai par ici, Wait.

L’interpellé s’en vint traînant la jambe.

— Grouille-toi ! Hou ! grogna M. Baker. Qu’as-tu donc à ton train de derrière ?

L’autre s’arrêta net. Il eut un regard lent de ses yeux proéminents, à l’expression audacieuse et triste.

— Ce n’est pas les jambes, dit-il, c’est les poumons. Tout le monde dressa l’oreille.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda M. Baker.

Tout le quart restait là, sur le pont mouillé, le sourire aux lèvres, des balais ou des seaux aux mains. Wait dit lugubrement :

— Je m’en vais de là. Vous ne voyez donc pas que je suis à la mort ? Je le sais, moi.

Dégoûté, M. Baker fit :

— Pourquoi diable ! alors, as-tu embarqué à ce bord ?

— Il faut bien vivre jusqu’à ce qu’on crève, pas vrai ? Des rires se firent entendre.

— Débarrasse le pont ! Ôte-toi de mes yeux, dit M. Baker.

L’aventure le déconcertait. Elle n’avait pas de pendant dans son expérience. James Wait, obéissant, lâcha son balai et se dirigea lentement vers l’avant. Un éclat de rire le suivit. C’était trop drôle. Tous riaient !… Ils riaient !… Hélas !

Il devint le bourreau de tous nos instants, le pire des cauchemars. Impossible de discerner trace extérieure de maladie sur sa personne ; chez les nègres, ça ne se voit pas. Sans être très gras — certes — il ne paraissait pas sensiblement plus maigre que d’autres nègres à notre connaissance. Il toussait fréquemment, mais les gens les moins prévenus pouvaient se rendre compte qu’il toussait le plus souvent quand il lui convenait. Il ne voulait ou ne pouvait s’acquitter de sa besogne et refusait de garder le lit. Un jour, il s’élançait dans le gréement, avec les plus ingambes d’entre nous et, la fois suivante, il se trouvait mal là-haut, et il nous fallait, au péril de nos jours, descendre de la mâture son corps inanimé et flasque. Porté malade, examiné, il essuya remontrances, menaces, cajoleries, sermons. Le capitaine le manda dans sa cabine. De folles rumeurs coururent. On dit que tant d’effronterie avait troublé le vieux, on affirma qu’il avait eu peur. Charley maintint que « le skipper, en pleurant, avait donné au nègre sa bénédiction et un pot de confiture ». Knowles tenait du garçon de cabine que l’ineffable Jimmy, tout en se raccrochant à tous les meubles, avait gémi, s’était plaint de la brutalité et de l’incrédulité générales et avait fini par tousser de long en large sur les journaux météorologiques du patron qui gisaient ouverts sur sa table. Quoi qu’il en fût, Wait regagna l’avant, soutenu par le steward qui, d’une voix émue et peinée, nous adjura :

— Holà ! empoignez-le un de vous autres. Faut qu’il reste couché.

Jimmy avala un quart de café et après quelques mots désobligeants à l’un, puis à l’autre, prit le lit. Il y demeurait le plus souvent, mais selon sa fantaisie montait sur le pont et apparaissait au milieu de nous. Arrogant, perdu dans ses pensées, il regardait la mer en avant du navire et nul n’aurait pu résoudre l’énigme que posait cette figure isolée en son attitude de méditation et immobile comme un marbre noir.

Fermement, il refusait tous remèdes ; sagous et farines nutritives volèrent par-dessus bord jusqu’à ce que le steward se lassât de les lui porter. Il demanda de l’élixir parégorique. On lui en envoya un flacon énorme, de quoi empoisonner une pouponnière. Il le garda entre son matelas et le boisage du navire sans que nul ne lui en ait jamais vu prendre une goutte. Donkin l’injuriait nez à nez, ricanant à ses râles, et le même jour Wait lui prêtait un jersey chaud. Une fois, Donkin après l’avoir agoni une demi-heure durant, lui reprochant l’ouvrage supplémentaire que sa simulation valait aux hommes de quart, couronna son discours en le traitant de « porc à face noire ». Sous l’influence maudite du sort qui nous liait, nous restâmes frappés d’horreur. Mais Jimmy semblait positivement se délecter sous l’insulte. Il en paraissait réjoui, et Donkin vit tomber à ses pieds une paire de vieilles bottes accompagnées d’un sonore :

— Tiens, raclure de faubourg, voilà pour toi.

À la fin, M. Baker dut aviser le capitaine que James Wait troublait le bon ordre du navire. « Discipline fichue… Hou !… On en viendra là », grogna M. Baker. Effectivement, les tribordais frisèrent le refus d’obéissance un matin que le maître avait donné ordre de laver à grande eau le poste d’équipage. Jimmy, paraît-il, ne tolérait pas l’humidité et nous étions en veine de compassion ce jour-là. Nous tînmes le maître pour une brute et ne le lui cachâmes point. Seul le tact délicat de M. Baker prévint un plein éclat de rébellion : il refusa de nous prendre au sérieux. Il arriva fort affairé sur l’avant, nous traita de beaucoup de noms, pas tous polis, mais sur un ton si cordial de vrai loup de mer que nous commençâmes à avoir honte. À la vérité, nous le considérions comme un bien trop bon marin pour l’offusquer sciemment : et après tout Jimmy n’était peut-être qu’un farceur — probable même ! Le poste fut nettoyé malgré tout ce matin-là ; mais dans la journée on installa une chambre de malade dans le rouf. Cela fit une jolie petite cabine ouvrant sur le pont et à deux couchettes. On y transporta toutes les affaires de Jimmy, puis, malgré ses protestations, Jimmy lui-même. Il déclara ne pouvoir marcher. Quatre hommes le portèrent dans une couverte. Il se plaignit qu’on voulait le faire mourir là tout seul comme un chien. Nous prîmes part à son chagrin, enchantés pas moins qu’il eût débarrassé le gaillard. Nous le soignâmes comme devant. De la cuisine, la porte à côté, le coq venait plusieurs fois le jour. L’humeur de Wait s’améliora tant soit peu. Knowles affirma l’avoir entendu rire aux éclats, un jour, sans témoins. D’autres l’avaient aperçu se promenant sur le pont, la nuit. Son petit retrait, dont un long crochet entrebâillait la porte, était toujours plein de fumée de tabac. Nous lui lancions par la fente des plaisanteries, parfois des injures, comme nous passions là au gré de nos besognes. Il nous fascinait. Jamais il ne permettait au doute de se taire. Son ombre planait sur le navire. Invulnérable dans la promesse de sa mort prochaine, il foulait aux pieds notre estime de nous-mêmes, il nous démontrait chaque jour notre manque de courage moral : il corrompait la simplicité de notre saine existence. Nous aurions été une misérable poignée d’Immortels condamnés à ignorer toujours l’espérance comme la crainte, qu’il n’aurait pu nous dominer d’une supériorité plus noble, ni plus impitoyablement affirmer son sublime privilège.



Entre-temps,


le Narcisse, toutes voiles dehors, sortit de la mousson franche. Il dériva lentement, le nez à tous les points de la boussole plusieurs jours durant, au gré de brises moqueuses. Sous les gouttes chaudes de brèves averses, des hommes mécontents faisaient virer bord sur bord les pesantes vergues, empoignant les filins trempés, ahanant et soufflant, tandis que leurs officiers revêches et ruisselants de pluie les harcelaient sans fin de leurs voix lassées. Pendant les courts répits, ils regardaient avec dégoût les paumes à vif de leurs mains gourdes, et s’entre-demandaient amèrement : « Qui serait matelot s’il pouvait planter des choux ? » Les caractères se gâtaient ; personne qui tînt compte des choses qu’il disait. Une nuit noire que les hommes de quart, haletants de chaleur et mi-noyés de pluie, venaient, pendant quatre mortelles heures, de se faire traquer de bras en boulines, Belfast déclara qu’il lâcherait la mer pour toujours et embarquerait sur un steamer. Propos excessif, sans doute. Le capitaine Allistoun, toujours maître de lui, murmurait tristement à M. Baker : « Ce n’est pas si mal, pas si mal », chaque fois qu’il était parvenu, à force de ruses et de manœuvres, à tirer de son bon navire soixante milles de route dans les vingt-quatre heures. Du seuil de la petite cabine, Jimmy, le menton dans la main, suivait notre aride labeur, d’un œil insolent et mélancolique. Nous lui parlions avec douceur, quitte à échanger après d’aigres sourires.

Puis de nouveau, avec vent propice et sous un ciel clair, le navire recommença d’additionner les latitudes australes. Il passa au large de Madagascar et de Maurice sans apercevoir terre. On doubla l’amarrage des espars de rechange. On visita les sabords. À ses moments perdus, le steward, d’un air soucieux, essayait d’adapter des pavois aux portes des cabines. Des toiles solides furent enverguées avec soin. Vers l’ouest, des yeux anxieux cherchaient déjà le cap des Tempêtes. Le Narcisse se mit à piquer du nez dans une houle du sud-ouest, et le ciel doucement lumineux des basses latitudes prit, jour par jour, au-dessus de nos têtes, une patine plus dure : haute voûte arrondissant au-dessus du navire comme un dôme d’acier, où résonnait la voix profonde des vents fraîchissants. Un froid soleil luisait sur les crinières blanches des brisants noirs. Sous la forte haleine des grains d’ouest, le trois-mâts, sa voilure allégée, se couchait lentement, obstiné mais docile. Il courait de-ci de-là, peinant à l’effort acharné de se frayer sa route à travers l’invisible violence des vents ; il plongeait tête première dans l’ombre de creux lisses, il luttait, remontant, contre les crêtes neigeuses des grandes lames en fuite ; il roulait sans repos d’un bord sur l’autre comme un être qui souffre. Solide et vaillant, il répondait au vouloir de l’homme, et ses mâts élancés, gesticulant sans cesse en demi-cercles abrupts, semblaient implorer en vain la clémence du ciel orageux.

L’hiver fut mauvais au large du Cap cette année-là. Les hommes de barre, à l’heure de relève, arrivaient dans le poste tapant des pieds et soufflant dans leurs doigts rouges gonflés de froid. Ceux de quart sur le pont paraient tant bien que mal l’aiguillon glacé des embruns, ou, tassés dans les coins abrités, suivaient d’un œil morne les hautes lames sans pitié, dont l’inapaisable furie enveloppait le navire d’un assaut toujours renouvelé. L’eau ruisselait en cataractes devant les portes du gaillard. Il fallait crever d’un bond la nappe d’un Niagara pour gagner son lit humide. Les matelots entraient mouillés et ressortaient engoncés dans leurs vêtements mal séchés pour faire face aux implacables et rédemptrices exigences de leur destin obscur et glorieux. À l’arrière scrutant avec vigilance les nuages au vent, les officiers apparaissaient à travers la buée des grains. Debout, cramponnés à la lisse, droits et luisants sous leurs capotes vernies, ils se montraient par intervalles, au gré des plongeons fous du navire surmené, très haut, attentifs, violemment secoués en attitudes immobiles au-dessus de la ligne grise de l’horizon chargé de vapeurs.

Ils observaient le temps et le navire de l’œil dont les terriens suivent les fluctuations redoutables de la Fortune. Le capitaine Allistoun ne quittait pas plus le pont que s’il eût fait partie des apparaux du navire. De temps en temps, le steward grelottant, mais toujours en manches de chemise, rampait, chancelant et cramponné, jusqu’à lui, une tasse de café chaud à la main. La tempête en prenait la moitié avant qu’elle touchât les lèvres du maître. Il buvait le reste, gravement, d’un seul trait lent, tandis que l’écume lourde cinglait bruyamment la toile cirée de son manteau et que le ressac des vagues s’enflait autour de ses hautes bottes ; et jamais ses yeux ne quittaient son navire. Il en épiait chaque geste, l’œil d’un amant ne reste pas plus ardemment rivé sur le sacrifice et la tâche d’une femme, vie délicate et soumise, où tient pour lui tout le sens et toute la joie du monde. Nous aussi, tous, nous l’observions, notre navire. Sa beauté n’allait point sans faiblesse. Nous ne l’en chérissions pas moins. Ses qualités nous les admirions tout haut, nous nous les vantions à l’envi comme s’il se fût agi des nôtres, et le secret de son unique défaillance nous l’ensevelissions au silence de notre affection profonde. Il était né parmi le tonnerre des marteaux broyeurs de fer, dans les noirs remous des fumées, sous un ciel gris, aux bords de la Clyde. Son courant sombre et sonore donne le jour à des êtres de beauté qui s’en vont flottant aux lointains radieux du monde, où des hommes les aimeront. Le Narcisse était bien de leur race parfaite. Moins parfait que ses frères peut-être, mais c’était notre chose à nous, rien ne se pouvait lui comparer. Nous en avions la fierté. À Bombay, d’ignares terriens en parlaient comme de « ce joli bateau gris ». Joli ! Piteux éloge ! Nous le connaissions pour le plus magnifique trois-mâts jamais lancé. Nous tâchions d’oublier que, pareil à maints autres navires connus pour bien tenir la mer, il était par moments volage. Il avait ses exigences. Sous le rapport du chargement et du maniement, il demandait du soin et nul ne savait au juste combien de soin il lui faudrait. Si courte est la science humaine ! Le navire, lui, savait et corrigeait parfois la présomption de tant d’ignorance par la saine discipline de la peur. D’inquiétantes histoires couraient sur le compte de précédentes traversées. Le coq (par définition matelot, mais sans vraie qualification nautique), le coq, sous la démoralisation de quelque avanie comme la chute subite d’une marmite, grommelait sombrement tout en épongeant le plancher : « Là ! Voilà qu’il fait des siennes encore : un de ces voyages, il nous perdra corps et biens. Vous verrez ! » À quoi le steward venu là pour dérober un instant de répit à sa vie harassée répondait avec philosophie : « Ceux qui verront n’en bavarderont pas, toujours ! Je ne tiens pas à voir ça. » Nous raillions ces craintes. Nos cœurs s’en allaient vers le vieux quand il le pressait dur, son bateau, acharné à lui faire donner tout ce qu’il pouvait, disputant âprement au vent chaque pouce gagné ; lorsque sous les trois huniers pleins, il le jetait bondissant de biais à l’assaut de lames énormes. Les hommes tassés à l’arrière, l’oreille tendue, dès le premier commandement bref de l’officier venu prendre le quart de pont par gros temps, admiraient sa vaillance. Leurs paupières clignaient aux bourrasques ; leurs joues hâlées se mouillaient de gouttes plus amères que des larmes humaines ; barbes et moustaches trempées pendaient droites et ruisselantes comme des algues. Fantastiquement déformés ; en hautes bottes et coiffures comme des casques, ils oscillaient pesamment, raides et ballonnés dans leurs cirés luisants, pareils à des aventuriers bizarrement accoutrés pour quelque fabuleuse équipée. Chaque fois que le Narcisse s’élevait sans effort à quelque cime vertigineuse et glauque, des coudes labouraient des côtes, des figures s’illuminaient, des lèvres murmuraient : « Bien fait ça, pas vrai ? » tandis que toutes les têtes, tournées comme une seule, suivaient de sourires sardoniques la vague déjouée fuyant sous le vent, toute blanche de l’écume d’une monstrueuse fureur. Mais quand par manque de promptitude il se laissait surprendre et sous le choc brutal se couchait frémissant, nous empoignions des cordes et les yeux levés vers les étroites bandes de toile distendue et trempée qui claquaient désespérément au-dessus de nous, nous songions en nos cœurs : « Pas étonnant. Le pauvre !… »

Le trente-deuxième jour après la sortie de Bombay débuta sous de fâcheux auspices. Le matin, une lame fracassa une des portes de la cuisine. Nous nous précipitâmes, à travers force vapeur et trouvâmes le coq très mouillé et fort indigné contre le bateau. « Il empire tous les jours. Le voilà qui veut me noyer à la porte de mes fourneaux ! » Il était furieux. Nous le pacifiâmes tandis que le charpentier, quoique balayé à deux reprises par les vagues, réussissait à réparer la porte. Par suite de l’accident notre dîner ne fut prêt que très tard, mais peu importa en fin de compte, car Knowles, ce jour-là de corvée, ayant été culbuté par une lame, le dîner s’en alla par-dessus bord. Le capitaine Allistoun, l’air plus sévère et la lèvre plus mince que jamais, s’obstinait à voguer sous pleins huniers et misaine, se refusant à voir que le navire à force d’en trop exiger semblait perdre courage pour la première fois depuis que nous le connaissions. Il renâclait à s’enlever et se creusait maussadement sa route à travers les lames. Deux fois de suite, comme devenu aveugle ou las de vivre, il piqua délibérément du nez au plein d’une grosse vague qui balaya le pont d’un bout à l’autre. Comme le fit observer le maître sur un ton de contrariété marquée, tandis que nous pataugions en corps à la poursuite d’un baquet de lessive quelconque : « Chaque sacré bibelot à bord va fiche le camp à la mer ce tantôt. » Le vénérable Singleton rompit son silence coutumier pour prononcer, les yeux levés vers le gréement : « Le vieux est fâché contre le temps, mais ça ne sert à rien de se mettre en colère avec les vents du ciel. » Jimmy avait fermé sa porte, naturellement. Nous le savions au sec et à l’aise dans sa petite cabine et cette assurance, en notre absurde déraison, nous emplissait tour à tour de plaisir et d’exaspération. Donkin, sans pudeur, se dérobait à la besogne, inquiet et lamentable. Il grognait : « Faut se faire périr de froid dehors en loques trempées, tandis que ce biffin noir se pagnotte sur un sacré coffre plein de chouettes habits, Dieu damne son âme noire ! » Nous ne faisions pas attention, à peine si nous donnions une pensée à Jimmy et sa camarade. Il n’y avait pas de temps à perdre à l’oisive tâche de sonder les cœurs. Le vent emportait des voiles. Des arrimages cédaient. Grelottants et trempés, nous nous faisions rouler d’un bout à l’autre du pont pendant que nous tâchions de réparer les avaries. Le navire furieusement secoué dansait, comme un jouet dans la main d’un fou. Le soleil se couchait juste quand il fallut nous précipiter pour réduire la voilure devant la menace d’un nuage sinistre chargé de grêle. Brutalement le grain s’abattit, comme un coup de poing. Le navire soulagé à temps de sa toile le reçut avec courage ; il céda lentement, à la violence de l’assaut ; puis se relevant d’un balancement majestueux et irrésistible, ramena ses espars au vent, dans les dents de la rafale. L’ombre d’abîme du nuage noir vomit alors un torrent de grêle blanche qui crépita sur le gréement, rebondit à poignées du haut des vergues, cribla le pont, ronde et opalescente dans cette trombe obscure, comme une averse de perles. Le nuage passa. Un moment le soleil livide darda horizontaux les derniers rais d’une sinistre lumière, entre les hautes et mouvantes collines des flots. Puis se rua la nuit sauvage, foulant, effaçant dans un cri de fureur ce reste lugubre d’un jour de tempête.

On ne dormit pas à bord cette nuit-là. La plupart des marins se rappellent, au cours de leur vie, deux ou trois nuits pareilles de mauvais temps forcené. Rien, semble-t-il, ne demeure de tout l’univers que ténèbre, clameur, furie et le navire. Pareil au dernier vestige d’une création exterminée, il dérive, portant les angoisses d’une poignée d’humanité coupable, à travers la détresse, le tumulte, l’agonie d’une vengeresse terreur. Personne ne dormit dans le gaillard. La lampe de fer-blanc décrivait d’amples cercles de fumée au bout de sa longue ficelle. Les vêtements mouillés bossuaient de tas sombres le plancher luisant sous la mince couche d’eau mobile qu’y promenait le roulis. Sur les couchettes, les hommes bottés restaient étendus, appuyés sur le coude et les yeux ouverts. Des cirés suspendus oscillaient çà et là, vivaces et inquiétants, comme des spectres téméraires de marins décapités, dansant dans la tempête. Nul ne parlait, tous écoutaient. Au dehors, la nuit bramait et sanglotait, accompagnée d’un roulement continu comme d’innombrables tambours battant au loin. Des cris aigus déchiraient l’air. Sous de formidables chocs sourds, le navire tremblait tandis que les lames écroulées sur le pont l’accablaient de leur masse. Parfois il s’enlevait d’un vif essor, comme pour quitter à jamais la terre, puis, durant d’interminables instants, tombait à travers le vide, tous les cœurs à bord cessant de battre, jusqu’à ce qu’un choc affreux, prévu et soudain, les remît en mouvement d’un grand coup. Après chaque secousse dislocante, Wamibo, à plat ventre, la figure dans l’oreiller, exhalait dans une courte plainte le tourment d’un monde à la géhenne. De temps en temps, pendant une fraction d’intolérable seconde, le navire, dans un déchaînement plus féroce du vacarme, restait sur le flanc, vibrant et immobile, en une immobilité plus redoutable que ses bonds les plus démesurés. Alors, sur tous ces corps gisants, un frisson passait, un frémissement d’angoisse. Un homme allongeait une tête anxieuse, une paire d’yeux luisaient dans la lumière balancée, vifs, brillants de folle terreur. Quelqu’un avançait les jambes un peu, comme pour sauter à bas. Mais plusieurs sans bouger, sur le dos, une main fortement agrippée au rebord de la couchette, fumaient nerveusement à rapides bouffées, les yeux au plafond, figés dans un immense désir de paix.

À minuit vint l’ordre de carguer le petit hunier et le perroquet de fougue. Avec d’immenses efforts, nous nous hissâmes dans la mâture, souffletés à coups impitoyables, sauvâmes la toile et descendîmes exténués, pour essuyer derechef, en un silence pantelant, le cruel flagellement des flots. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la marine marchande, le quart relevé ne quitta pas le pont, cloué par la fascination d’une violence que semblait nourrir une rancune empoisonnée. À chaque gros coup de temps, des hommes, pressés l’un contre l’autre, se murmuraient : « Ça ne peut pas venter plus fort », et, sur l’heure, l’ouragan leur en criait le démenti dans une déchirante clameur et leur renfonçait le souffle dans la gorge. Une rafale furibonde parut fendre soudain l’épaisse masse des vapeurs de suie et, par-delà la déroute des nuages lacérés, on put voir par éclairs la lune haute, précipitée à reculons à travers le ciel d’une vitesse effrayante droit dans l’œil de la tempête. Beaucoup baissèrent la tête marmottant que « ça les retournait de la voir ». Bientôt, les nuages se refermèrent et le monde, à nouveau, devint une aveugle et frénétique ténèbre qui hurlait en crachant au vaisseau solitaire le grésil et l’embrun salés.

Vers sept heures et demie l’ombre de poix qui nous entourait blêmit tournant au gris livide et nous sûmes que le soleil s’était levé. Ce jour insolite et menaçant qui nous montrait nos yeux hagards et nos faces tirées ne faisait qu’ajouter à l’épreuve. L’horizon de toutes parts semblait s’être rapproché à portée du bras de navire. Dans ce cercle rétréci des lames furieuses arrivaient, bondissaient, frappaient, tôt disparues. Une pluie de lourdes gouttes amères volait oblique comme une brume. Le grand hunier nous réclamait et tous avec une résignation hébétée se tinrent prêts à escalader une fois de plus la mâture, mais les officiers crièrent, repoussèrent les hommes et nous comprîmes enfin qu’on ne laisserait pas monter sur la vergue plus de gabiers que la besogne nécessaire n’en réclamait strictement. Comme à chaque instant les mâts avaient chance d’être arrachés ou emportés par-dessus bord, nous conclûmes que le capitaine ne voulait pas voir tout son équipage à la mer d’un seul coup. C’était sage. Le quart de service conduit par M. Creighton se mit péniblement à monter dans le gréement. Le vent les collait contre les cordages, puis, mollissant un peu, leur laissait gravir deux échelons ; et de plus belle une bourrasque soudaine clouait de haut en bas des haubans toute la ligne rampante, en attitudes de crucifixion. L’autre quart plongea vers le pont pour carguer la voile. Des têtes humaines émergeaient au gré de l’eau irrésistible qui les jetait çà et là. M. Baker, au milieu de nous, distribuait des grognements encourageants, crachotant et soufflant parmi le filin emmêlé, comme un marsouin énergique. À la faveur d’une embellie fatidique et suspecte, la besogne s’acheva sans perdre personne ni de la vergue, ni du pont. Un moment la tempête sembla faiblir et le navire comme reconnaissant de notre effort reprit du cœur et fit meilleure mine à l’orage.

À huit heures les hommes relevés, guettant le moment propice, se lancèrent en courant à travers le pont inondé dans la direction du gaillard d’avant, pour prendre quelque repos. L’autre moitié de l’équipage resta à l’arrière : histoire à leur tour de « tenir compagnie au rafiot dans la peine », comme ils disaient. Les deux officiers pressèrent le capitaine de quitter la dunette pour prendre quelque repos. M. Baker lui grognait à l’oreille :

— Hou ! maintenant pour sûr… Hou !… confiance en nous…, rien autre à faire…, il faut qu’il tienne ou qu’il y passe. Hou ! Hou !

Du haut de ses six pieds, le jeune Creighton lui souriait avec belle humeur :

— Le bateau est solide. Allez faire une heure, sir.

Le regard de pierre de deux yeux rougis d’insomnie le fixait. Les rebords des paupières du capitaine étaient écarlates et il bougeait sa mâchoire sans cesse d’un effort lent, comme s’il eût mastiqué de la gomme. Il secoua la tête. Il répéta :

— Ne vous occupez pas de moi. Il faut que j’en voie la fin. Il faut que j’en voie la fin.

Il consentit pourtant à s’asseoir un moment, sa face dure inflexiblement tournée du côté du vent. La mer la fouettait de crachats ; stoïque, elle ruisselait comme s’il eût pleuré.

Du côté du vent de la dunette, le quart cramponné aux haubans d’artimon et les uns aux autres tentaient d’échanger des mots d’encouragement. Singleton de la barre héla à pleine voix :

— Attention, vous autres !

Sa voix leur parvint réduite à un murmure avertisseur. Ils tressaillirent.

Une énorme lame écumante sortait de la brume ; elle venait sur nous, rugissant avec sauvagerie, aussi redoutable et démoralisante, en l’élan dont elle se ruait, qu’un fou avec une hache. Un ou deux matelots en criant se jetèrent dans le gréement ; la plupart avec une aspiration convulsive tinrent bon à leur poste. Singleton enfonça ses genoux sous la roue et mollit soigneusement la barre pour soulager le navire qui tanguait à pic, mais sans ôter ses yeux de la vague qui arrivait. Vertigineuse, à toucher, elle se dressa comme un mur de cristal vert crêté de neige. Le navire s’enleva comme à tire d’ailes et un moment resta posé sur la cime écumante, pareil à un grand oiseau des mers. Avant que nous ayons pu reprendre haleine, une lourde rafale le frappa, un autre brisant le prit traîtreusement en dessous par l’avant, il se coucha d’un coup, l’eau envahit le pont. D’un bond le capitaine Allistoun se mit debout, puis tomba ; Archie roula par-dessus en criant : « Il se relève ! » Un second coup de roulis abattit davantage le navire sous le vent, les pieds des hommes se dérobèrent sous eux, tandis qu’ils restaient suspendus et ruant au-dessus de la dunette inclinée. Ils purent voir le bateau tremper son flanc dans la mer et clamèrent tous ensemble : « Nous sombrons ! » À l’avant, les portes du gaillard s’ouvrirent violemment et les hommes couchés se précipitèrent un à un, les bras en l’air, pour tomber aussitôt sur les mains et les genoux, et ramper à quatre pattes vers l’arrière, le long du pont plus penché qu’un toit de maison. Les vagues se levaient à leur poursuite ; ils fuyaient, vaincus d’une lutte sans merci, comme des rats devant une crue ; ils grimpèrent à la force du poignet, l’un après l’autre, l’échelle de poupe qui émergeait, demi-nus, prunelles dilatées, et, aussitôt arrivés en haut, glissèrent d’un bloc sous le vent, les yeux clos, jusqu’à ce qu’ils s’arrêtassent au heurt brutal de leurs côtes contre les étançons de fer de la lisse ; puis, avec des plaintes, ils roulèrent en un amas confus.

L’immense volume d’eau projeté vers l’avant par la dernière embardée du navire avait défoncé la porte du poste d’équipage. Ils virent leurs coffres, leurs traversins, leurs couvertures, leurs hardes en sortir, flottant sur la mer. Tout en s’efforçant de grimper à nouveau du côté du vent, ils regardaient navrés le désastre. Les paillasses voguaient de haut bord, les couvertes ondulaient étendues, tandis que les coffres demi-pleins et donnant forte bande, roulaient pesamment avant de sombrer, telles des coques rasées ; le gros caban d’Archie passa les bras en croix, comme un matelot noyé la tête sous l’eau. Des hommes glissaient tout en essayant de s’agripper des ongles aux interstices des planches ; d’autres, tassés dans des coins, roulaient des yeux énormes. Tous ils hurlaient sans arrêter : « Les mâts ! coupe ! coupe !… » Un grain noir mugissait dans le ciel bas au-dessus du navire couché sur le flanc, ses bouts de vergue de bâbord pointés vers les nuages, tandis que les grands mâts, inclinés presque parallèlement à l’horizon, semblaient avoir pris une longueur démesurée.

Le charpentier lâcha prise, roula contre la claire-voie et se mit à ramper vers l’entrée du rouf où, justement, en vue d’extrémité pareille, on gardait une forte hache. A ce moment, l’écoute du hunier céda, le bout de la lourde chaîne ferrailla là-haut, des étincelles de feu rouge descendirent mêlées au vol des embruns. La voile claqua une fois d’une secousse qui sembla nous arracher le cœur à travers nos dents serrées et devint instantanément un bouquet d’étroits rubans flottants qui, mêlés, noués, retombèrent bientôt inertes le long de la vergue. Le capitaine, d’un effort, parvint à se dresser la face contre le pont sur lequel des hommes pendaient, balancés au bout des cordes, comme des voleurs de nids à la paroi d’une falaise. Un de ses pieds posait sur la poitrine d’un matelot, dans son visage pourpre, les lèvres bougeaient. Il criait aussi, il criait courbé en deux :

— Non ! Non !

M. Baker, se retenant d’une cuisse à l’habitacle, rugit :

— Avez-vous dit non ? Pas couper ?

L’autre secoua la tête frénétiquement :

— Non ! Non !

Entre ses jambes, le charpentier rampant l’entendit, retomba tout de suite et demeura coi de tout son long dans l’angle de la claire-voie. Des voix reprirent la défense : « Non ! Non ! »

Puis, tout redevint muet. Ils attendaient que le navire se retournât complètement et les vidât dans la mer, et, parmi la terrifiante rumeur des flots et des vents, pas un murmure de remontrance n’échappa à ces hommes dont chacun eût donné beaucoup d’années de sa vie pour voir « ces damnés bâtons s’en aller par-dessus bord ». Tous, leur unique chance de salut, ils la sentaient là ; mais un petit homme au visage dur secouait sa tête grise et criait : « Non ! » sans leur jeter même l’aumône d’un regard. Muets, ils soufflèrent. Ils saisirent des barres d’appui, nouèrent des bouts de cordes sous leurs aisselles, agrippèrent des chevilles, se traînèrent en tas où l’on pouvait assurer ses pieds ; ils se cramponnèrent des deux bras, crochèrent dans n’importe quoi du côté du vent, des coudes, du menton, peu s’en fallut, des dents : quelques-uns, incapables de s’arracher assez vite des coins où ils avaient été jetés, sentaient la mer s’enfler, comme ils montaient et les frapper dans le dos. Singleton n’avait pas lâché la barre. Ses cheveux volaient au vent ; la tempête semblait empoigner par la barbe son vieil adversaire et lui tordre sa tête blanche. Il ne lâchait pas et, ses genoux coincés entre les manettes de la roue, dansait en bas, en haut, semblable à un homme sur une branche.

Comme la mort ne semblait point prête, il se remirent à regarder autour d’eux. Donkin, pris par un pied dans une boucle de filin quelconque, pendait la tête en bas au-dessous de nous et braillait la figure au ras du pont : « Coupez ! coupez ! » Deux hommes se laissèrent couler avec précaution jusqu’à lui, d’autres halant sur la corde. Ils le saisirent, le juchèrent en lieu plus sûr, le maintinrent, tandis qu’il agonissait le patron, lui montrant le poing avec d’horribles blasphèmes, nous sommant en mots abjects :

— Coupez ! Ne tenez pas compte de cet idiot assassin ! Coupe, quelqu’un donc !

Un de ses sauveteurs le frappa d’un revers de main en pleine bouche ; sa tête cogna le pont et il devint subitement très tranquille, les joues blêmes ; sa bouche, dont la lèvre fendue montrait quelques gouttes de sang, haletait sans bruit. Du côté sous le vent, un autre homme gisait comme assommé, le bastingage seul le retenant d’être emporté. C’était le steward. Il nous fallut le ficeler comme un ballot, car l’effroi le paralysait. Il était monté comme un trait de l’office, en sentant le vaisseau pencher et s’était affalé piteusement, un pot à lait dans sa main crispée. Il ne s’était pas cassé. On le lui arracha avec peine et, voyant l’objet dans nos mains, il demanda d’une voix tremblante : « Où avez-vous trouvé ça ? » Sa chemise pendait en loques, les manches fendues claquaient comme des ailes. Deux hommes l’amarrèrent et son corps, plié en deux de part et d’autre de la corde qui l’assujettissait, ressemblait à un paquet de chiffons mouillés. M. Baker rampa le long de la ligne des hommes en demandant : « Tout le monde est là ? » et passant l’inspection à chacun. Certains battaient des paupières sur leurs yeux atones, d’autres gelottaient convulsivement. La tête de Wamibo pendait sur sa poitrine, et, en attitudes douloureuses, sciés par les amarres, s’exténuant à ne pas lâcher prise, ils haletaient pesamment. Leurs lèvres crispées, à chaque écœurante embardée du bateau chaviré, s’ouvraient grandes comme pour crier. Le coq, embrassant une épontille de bois, répétait inconsciemment une prière. Dans chaque bref intervalle du démoniaque tumulte qui nous enveloppait, on pouvait l’entendre de là, sans béret ni savates, implorant au sein de l’orage le Maître de nos vies de ne pas l’induire en tentation. Lui aussi bientôt se tut. Dans cette troupe d’hommes affamés et gelés, réunis dans l’attente épuisée d’une mort violente, pas une voix ne s’élevait ; muets, pensifs et sombres, ils écoutaient pleins d’horreur l’imprécation de l’ouragan.

Des heures passèrent. Malgré l’abri qu’offrait la forte bande du navire contre le vent soufflant au-dessus de leur tête en un long hululement continu, de glaciales averses troublaient par moments le calme sans aise de leur refuge. Alors sous le tourment de cette nouvelle épreuve une paire d’épaules se crispait un peu. Des dents claquaient. Le temps se leva, un soleil clair brilla sur le navire. Le bris de chaque vague, après le coup de bélier de l’assaut, bandait, chatoyants et fugaces, des arcs-en-ciel dans l’étincelante écume, au-dessus de la coque en dérive. La tempête finissait en une forte brise luisante et tranchante comme un couteau. Entre deux vieilles barbes, Charley, attaché par un long cache-nez à un anneau du pont, pleurait doucement des larmes rares, larmes de stupeur, de froid, de faim, de générale infortune. Un de ses voisins lui allongea une bourrade dans les côtes en s’enquérant avec rudesse : « Qu’as-tu fait de ton toupet ? Par beau temps, n’y a pas moyen de te tenir, crapaud. » Avec des torsions prudentes il s’extirpa de sa veste et la jeta sur l’enfant. L’autre matelot à côté marmonnait : « Ça fera de toi un homme, fiston. » Ils étendirent les bras et se pressèrent contre lui. Charley remonta les pieds et ses paupières tombèrent.

Puis ce furent des soupirs à mesure que les hommes, commençant à douter d’être « noyés tout de go », essayaient des postures plus franches. M. Creighton, qui s’était blessé à la jambe, gisait parmi nous, les lèvres serrées. Quelques gars, parmi ceux de son quart, se mirent en devoir de l’assujettir plus solidement. Sans un mot, sans un regard, il leva les bras l’un après l’autre pour faciliter l’opération, et pas un muscle ne bougea sur son jeune visage dur. Ils lui demandèrent avec sollicitude :

— C’est mieux, maintenant, sir ?

Il répondit courtement :

— Ça ira.

C’était un jeune officier, raide dans le service, mais plus d’un de son quart avouait l’aimer assez « pour ses manières d’aristo de vous damner du haut en bas du pont ». D’autres, incapables de discerner d’aussi fines nuances, respectaient sa correction d’allure et sa tenue. Pour la première fois depuis que le navire eût engagé, le capitaine Allistoun jeta un bref coup d’œil sur ses hommes. Il se tenait presque debout, un pied contre la claire-voie, un genou sur le pont, et, le bout du palan de garde autour de la taille, il oscillait d’arrière en avant, le regard tendu, comme une vigie en quête d’un signal. Devant ses yeux, le navire, la moitié du pont sous l’eau, montait et retombait, soulevé par les grosses lames qui jaillissaient de dessous sa masse, pour fuir éclatantes dans le froid soleil. Nous commencions à trouver qu’il naviguait encore à merveille, après tout. Des voix hélèrent : « Il fera l’affaire, les gars ! » Belfast s’écria avec ferveur :

— Je donnerais un mois de paye pour une bouffée de pipe !

Un ou deux d’entre nous qui passaient des langues rêches sur leurs lèvres salées, mâchonnèrent quelque chose qui ressemblait à : « De l’eau ! » Le coq, comme inspiré, se hissa la poitrine contre le baril de poupe et regarda dedans. Il y avait un peu de liquide au fond. Il cria en agitant les bras et deux hommes se mirent à ramper d’avant et d’arrière, en passant le pot à lait. Chacun en prit une bonne gorgée. Quand vint le tour de Charley, un de ses voisins cria : « Le sacré gosse dort. » Il dormait comme si on l’eût drogué de narcotiques. On le laissa. Singleton garda une main sur la barre, tandis qu’il buvait, courbé pour abriter ses lèvres du vent. Il fallut cogner et tarabuster Wamibo avant qu’il vît le pot tenu devant ses yeux ; Knowles observa avec sagacité : « C’est meilleur qu’un boujaron. » M. Baker grogna : « Merci. » M. Creighton but et fit un petit signe de tête. Donkin lampa gloutonnement, en roulant des yeux mauvais par-dessus le bord du vase. Belfast nous fit rire quand, de sa bouche grimaçante, il cria : « Envoyez par ici ; on est tous taytootlers[2] dans ce coin. » Le patron auquel un homme accroupi présentait de nouveau le récipient, en lui criant d’en bas : « On a tous bu, capitaine ! » étendit la main à tâtons pour le prendre et le rendit d’un geste raide, comme s’il eût craint de voler un demi-regard à son bateau. Des figures s’éclairèrent. Nous criâmes au coq : « Bravo, docteur ! » Il se tenait assis à tribord, calé par le baril, et riposta d’abondance ; mais les brisants menaient un bruit de tonnerre à ce moment-là et nous ne saisîmes que des lambeaux de phrase : cela sonnait comme « Providence » et « deux fois nés ». Il était retombé à sa vieille manie : il prêchait. Nous lui adressâmes des gestes de blague amicale et, d’en bas, il apparaissait un bras tendu, cramponné de l’autre, remuant les lèvres, sa face illuminée levée vers nous, forçant la voix, apostolique et saluant pour éviter l’embrun.

Soudain quelqu’un cria : « Où est Jimmy ? » et de nouveau ce fut la consternation. Au bout de la rangée le maître héla d’une gorge enrouée : « L’a-t-on vu sortir ? » Des voix navrées exclamèrent : « C’est-il qu’il est noyé ?… Non !… Dans sa cabine !… Bon Dieu !… Pris comme un rat au piège… Pas pu ouvrir la porte… Ouais ! Le bateau a flanché trop vite et l’eau l’a bloqué… Pauvre bougre !… Rien à faire… Faut aller voir… » « Dieu le damne, qui pourrait donc y aller ? » glapit Donkin. « Personne ne te demande à toi, grommela un voisin, t’es pas un homme, t’es un objet. » « Y a-t-il seulement une demi-chance d’arriver jusqu’à lui ? » demandèrent deux ou trois voix ensemble. Belfast se détacha d’un élan d’aveugle impétuosité et, plus prompt que l’éclair, dégringola tout d’un coup du côté sous le vent. Nous poussâmes tous à la fois un cri de détresse, mais les jambes déjà passées par-dessus bord il tenait bon et réclamait une corde à grands cris. En notre extrémité, rien ne pouvait guère nous sembler terrible : nous le jugeâmes comique gigotant là-bas avec sa face effarée. Quelqu’un se mit à rire et, comme infectés d’une contagion d’hystérique gaieté, tous ces naufragés hagards partirent d’un rire fou, pareils à une troupe d’aliénés rangés et liés contre un mur. M. Baker se laissant glisser de l’habitacle tendit une jambe à Belfast. Il regrimpa, bouleversé et nous vouant en termes atroces à tous les diables d’Erin. « Vous êtes… Hou ! vous êtes un sacré mal embouché, Craik », grogna M. Baker. Il répondit bégayant d’indignation : « Regardez-les, Sorr. Bougres de sales images ! à rigoler d’un copain à la mer. Et ça s’appelle des hommes ! » Mais du fronteau de dunette le maître d’équipage cria : « Par ici » et Belfast dare-dare s’en fut à quatre pattes. Les cinq hommes perchés, le cou tendu par-dessus le bord de la dunette, cherchaient à démêler le plus sûr chemin pour atteindre l’avant. Ils semblaient hésiter. Les autres retournés dans leurs amarrages, avec des contorsions pénibles, épiaient bouche bée. Le capitaine Allistoun ne voyait rien. Il semblait à la force du regard maintenir son navire à flot au prix d’une surhumaine concentration d’énergie. Le vent sifflait haut au soleil ; des colonnes d’écume y montaient très blanches et, dans le papillonnement des arcs-en-ciel épanouis en gerbe sur la coque harassée, les hommes descendirent, circonspects, disparaissant de notre vue avec des gestes délibérés.

Ils allèrent balancés de cabillot en taquet au-dessus des vagues qui fouettaient le pont à demi submergé. Leurs orteils grattaient les planches. Des paquets de froide eau verte leur dégringolaient sur la tête par-dessus les pavois. Ils restaient suspendus un instant au bout de leurs bras disloqués, l’haleine coupée par le choc et les yeux clos, puis lâchant prise d’une main se lançaient, têtes ballantes, essayant d’empoigner quelque filin ou quelque épontille plus avant. Le maître d’équipage à longues brassées athlétiques avançait vite, agrippant des choses d’un poing dur comme fer et se remémorant tout à coup des passages de la dernière lettre de sa « vieille ». Le petit Belfast se démenait rageusement et dit : « Sale nègre ! » à mi-voix. D’excitation la langue de Wamibo pendait, tandis qu’Archie, intrépide et calme, mettait à saisir chaque chance de progrès toute la clairvoyance de son sang-froid.

Une fois au-dessus du rouf, ils lâchèrent prise l’un après l’autre et tombèrent lourdement, à plat ventre, les paumes pressées contre la lisse surface de bois de teck. Autour d’eux le ressac des vagues giclait écumeux et sifflant. Toutes les portes s’étaient, comme de juste, transformées en trappes. Celle de la cuisine se rencontrait la première. La cuisine allait de bord à bord, on entendait la mer clapoter là-dedans en notes répercutées et creuses. La porte suivante ouvrait sur l’atelier du charpentier. Ils la levèrent et regardèrent au fond. La pièce semblait avoir subi les ravages d’un tremblement de terre. Tout son contenu avait dégringolé sur la cloison face à la porte et, de l’autre côté de cette cloison, il devait y avoir Jimmy mort ou vif. L’établi, une caisse à demi achevée, des scies, des ciseaux, des fils de fer, des haches, des pinces s’amoncelaient sous un semis de clous épars. Une herminette affilée y dressait son tranchant clair qui luisait dangereusement au fond, comme un mauvais sourire. Les hommes sondaient de l’œil ce vide, cramponnés les uns aux autres. Un coup de roulis nauséeux et sournois faillit les envoyer tous par-dessus bord en pagaye. Belfast hurla : « A Dieu vat ! » et sauta. Archie suivit lestement, crochant dans des étagères qui cédèrent sous son poids, et se reçut dans un grand bruit de bois fracassé. Il y avait à peine la place pour trois hommes. Dans le carré d’azur ensoleillé de la porte, la figure du maître d’équipage sombre et barbue, celle de Wamibo, hagarde et blême, se suspendaient, guettant.

Ensemble ils hélèrent : « Jimmy ! Jim ! » D’en haut, la grosse voix du maître gronda pour sa part « Wait ! bougre de… » Dans une pause, Belfast implora : « Jimmy chéri, c’est-il que t’es vivant ? » Le maître dit : « Encore ! Tous ensemble, les gars ! » Tous clamèrent frénétiquement. Wamibo faisait entendre des sons pareils à des abois sonores. Belfast tambourinait sur la cloison avec un morceau de fer. Tout cessa brusquement, mais un bruit de cris et de coups frappés continua, grêle et distinct, tel un solo suivant un chœur. Il vivait. Nous attaquâmes avec l’énergie du désespoir l’abominable entassement de choses lourdes, de choses coupantes, de choses gauches à manier. Le maître d’équipage s’en alla rampant, en quête d’un bout de corde ; et Wamibo, retenu par des cris de : « Ne saute pas !… Ne viens pas ici, tête de bois ! » restait à rouler ses yeux désorbités au-dessus de nous, tout en prunelles blanches, crocs luisants, cheveux embroussaillés. On eût dit un démon à demi brute se délectant émerveillé devant l’extraordinaire agitation des damnés. Le maître nous adjura de nous « débrouiller » : une corde descendit ; nous y attachâmes des objets qui s’envolèrent tournoyants et que l’œil de l’homme ne devait plus revoir. Une rage de tout jeter par-dessus bord nous posséda.

Nous travaillions furieusement, nous coupant les doigts, avec des mots brutaux à l’adresse l’un de l’autre. Jimmy continuait un concert affolant : cris perçants de femme torturée jetés sans reprendre haleine, coups redoublés des pieds et des mains. L’excès de sa terreur tordait si cruellement nos cœurs, qu’il nous tardait de l’abandonner, de sortir de ce lieu profond comme un puits et vacillant comme un arbre, de ne plus entendre, enfin regagnée la dunette où nous pourrions passivement attendre la mort en un incomparable repos. Nous lui criâmes : « Ferme, ferme, nom de Dieu ! » Il redoubla. Il devait s’imaginer que nous ne l’entendions pas.

Sans doute sa propre clameur ne lui parvenait qu’affaiblie. Nous nous le représentions accroupi sur le bord de la couchette du haut, tapant des deux poings sur les planches dans l’obscurité, la bouche grande ouverte par ce cri qui ne cessait pas. Odieuses minutes. Un nuage passant sur le soleil enténébra d’une menace l’ouverture de la porte. Chaque mouvement du navire était une souffrance. Nous nous démenions au hasard, suffoqués par le manque d’air et en proie au plus affreux malaise. Le maître nous objurguait d’en haut : « Débrouillez-vous ! Débrouillez-vous ! On va se faire emporter à la mer, nous deux ici tout de suite, si vous ne vous pressez pas ! » Trois fois une lame bondit par-dessus le flanc le plus haut et versa des baquets d’eau sur nos têtes. Alors Jimmy, effrayé par le choc, s’arrêtait un moment — attendant peut-être que le vaisseau coulât — puis reprenait, de plus belle, le cri de sa détresse, comme ragaillardi par une bouffée de peur.

Au fond, les clous formaient une couche de plusieurs pouces d’épaisseur. C’était affreux. Tous les clous de l’univers non fichés quelque part semblaient s’être donné rendez-vous dans cet atelier de charpentier. Il y en avait de toutes sortes, reste des provisions de sept traversées. Amures d’étain, amures de cuivre (pointues comme des aiguilles), boulons de pompe à grosse tête comme des petits champignons de fer ; clous sans tête (horribles) ; clous français, sveltes et polis. Ils gisaient en masse compacte plus inabordable qu’un hérisson d’acier. Nous hésitâmes, convoitant une pelle, tandis qu’au-dessous de nous Jimmy gueulait comme un écorché vif. En gémissant, nous enfonçâmes nos doigts dans la ferraille ; pour secouer aussitôt de nos mains des pointes et des gouttes vermeilles. Nos bonnets, pleins de clous assortis, nous les passions au maître d’équipage, et lui, comme le prêtre d’un rite pacifiant et mystique, les jetait à la volée au courroux déchaîné des flots.

Nous atteignîmes la cloison, enfin. Fortes planches que celles-là. En tant que navire bien fini jusqu’au moindre détail, le Narcisse n’en craignait point. Jamais cloison de bateau n’assembla de plus résistants cœurs de chêne — du moins il nous parut ainsi ; alors nous nous aperçûmes qu’en notre hâte, nous avions envoyé tous les outils par-dessus bord. Cet absurde petit Belfast voulut crever l’obstacle sous son propre poids et se mit à sauter à pieds joints comme une springbok[3], damnant les constructeurs de la Clyde pour leur besogne trop bien faite. Incidemment, il agonit toute la Grande-Bretagne du Nord, le reste de la terre, la mer — et tous ses compagnons. Il jurait, tout en se laissant pesamment retomber sur les talons, qu’au grand jamais il n’aurait plus rien de commun avec aucun imbécile « pas assez malin pour distinguer son genou de son coude ». Il parvint, à force de coups de botte sur le bois, à mettre en déroute les derniers restes du sang-froid que jimmy gardait encore. Nous pouvions entendre l’objet de notre sollicitude exaspérée se ruant de côté et d’autre sous les planches. Sa voix forcée avait craqué enfin, et, seuls des pépiements lamentables sortaient de son gosier. Son dos — à moins que ce fût sa tête — frôlait les planches, tantôt-ci, tantôt-là, d’une manière falote. Il piaulait en parant les coups invisibles. C’était plus insoutenable encore que ses cris. Soudain, Archie produisit une pince. Il l’avait mise de côté en même temps qu’une petite hachette. Nous poussâmes un hurlement de satisfaction. Il asséna un coup puissant et de menus éclats de bois nous sautèrent au visage. De là-haut, le maître d’équipage héla :

— Attention ! Ne le tuez pas. En douceur, nom de Dieu.

Wamibo, affolé, pendait la tête en bas, et d’une voix de démence nous stimulait :

— Hou ! Frappez ! Hou ! Hou !

De peur qu’il dégringolât en tuant l’un de nous dans sa chute, nous adjurâmes très vite le maître de « f… le sacré Finnois à l’eau ». Puis, tous ensemble, nous gueulâmes aux planches :

— Ote-toi de dessous. Va vers l’avant.

Puis nous nous tûmes.

On n’entendait que le bourdon profond du vent qui se plaignait sur nos têtes, avec le grondement des lames mêlé au sifflement du ressac. Le navire, comme accablé de désespoir, ballottait sans vie, et le vertige de ce roulis insolite tournoyait dans nos crânes. Belfast clama :

— Pour l’amour de Dieu, Jimmy, où es-tu ?… Frappe ! Jimmy, ma vieille… Frappe ! Sale bête noire de malheur ! Frappe !

Il restait plus muet qu’un mort dans sa tombe, et nous, comme des hommes au chevet d’une fosse, nous nous sentions près de pleurer, pleurs de vexation, de surmenage, de fatigue, où fondrait notre immense désir d’en avoir fini, de partir, de nous coucher au repos en quelque endroit, où regarder le danger en face et avoir de l’air. Archie cria : « Place ! » Accroupis derrière lui, protégeant nos têtes, nous regardions le fer attaquer obstinément le joint de deux planches. Un craquement, puis soudain la pince disparut à demi parmi les échardes d’un orifice oblong. Elle dut manquer la tête de Jimmy de moins d’un pouce. Archie la retira prestement, et ce nègre infâme, se jetant vers l’ouverture, y colla ses lèvres et gémit : « Au secours ! » d’une voix presque éteinte, pressant sa tête contre le bois, dans un effort dément, pour sortir par ce trou d’un pouce de large sur trois de long. Démontés comme nous l’étions, cette action incroyable nous paralysa totalement. Il semblait impossible de le chasser de là. Archie lui-même en perdit à la fin son sang-froid.

— Si tu ne t’ôtes pas de là, je t’enfonce l’outil dans la tête, cria-t-il d’une voix résolue.

Il aurait fait comme il disait, et son sérieux parut impressionner Jimmy. Il disparut soudain, et nous attaquâmes les planches, défonçant, arrachant, avec la furie d’hommes pressés d’atteindre un ennemi mortel, et qu’éperonne le désir de l’écarteler membre à membre. Le bois se fendit, craqua, céda. Belfast plongea dans l’ouverture sa tête et ses épaules, et tâtonna rageusement :

— Je le tiens ! je le tiens, cria-t-il. Oh ! Là ! Il m’échappe, je l’ai !… Tirez-moi par les jambes… Tire !

Wamibo hululait sans cesser un instant. Le maître criait des ordres :

— Empoigne-le par les cheveux, Belfast ; remontez-le à pic, tous deux ! D’aplomb !

Nous tirâmes d’aplomb. Nous sortîmes Belfast d’un élan et le laissâmes retomber avec dégoût. Sur son séant, la face empourprée, il sanglotait désespérément.

— Y a pas moyen de crocher dans son sacré lainage ras !

Soudain la tête et le buste de Jimmy parurent. Il restait pris à mi-corps et, les yeux désorbités, écumait contre nos chevilles. Nous l’assaillîmes dans la brutalité de notre impatience, lui arrachant sa chemise du dos, le halant par les oreilles, ahanant sur lui et, tout d’un coup, nous le sentîmes venir dans nos bras, comme si quelqu’un eût lâché ses jambes. Du même mouvement, sans une pause, nous l’enlevâmes. Son haleine sifflait, ses pieds frappèrent nos visages haussés, il agrippa deux paires de bras au-dessus de sa tête et nous fila entre les doigts avec une telle précipitation qu’il sembla s’échapper de nos mains comme une vessie pleine de gaz. Ruisselants de sueur, nous remontâmes par la corde, en grappe, et, de nouveau saisis par l’âpre souffle du vent, nous restions, l’haleine coupée, pareils à des hommes plongés dans l’eau glacée. Les joues brûlantes, nous frissonnions jusqu’aux moelles de nos os. Jamais auparavant la tempête ne nous avait paru plus furieuse, plus démente la mer, le soleil plus moqueur et plus impitoyable, ni la position du navire plus dénuée d’espoir. Chacun de ses mouvements présageait la fin de son agonie et le commencement de la nôtre. Nous quittâmes la porte, trébuchants, et, surpris par un coup de roulis soudain, nous nous abattîmes en tas. Le mur du rouf nous paraissait plus lisse que du verre et plus poli que de la glace. Aucune prise, sauf un long crochet de cuivre servant à l’occasion à maintenir une porte ouverte. Wamibo s’y cramponnait, et nous nous cramponnions à Wamibo, serrant notre Jimmy. Il était à présent complètement affalé. On ne lui aurait pas cru la force de fermer la main. Nous le tenions toujours, aveugles et fidèles dans notre peur. Il n’y avait pas à craindre que Wamibo lâchât prise (on se souvenait que la brute avait plus de force que trois autres pris au hasard dans l’équipage). Mais nous craignions que le crochet cédât, et nous pensions aussi que le navire avait pris le parti de se retourner enfin. Il n’en fit rien pourtant. Une lame nous inonda. Le maître d’équipage cracha de l’embrun et ces mots :

— Debout et partons. Il y a embellie. A l’arrière tous, ou on est fichus.

Nous nous redressâmes, entourant jimmy. Nous l’implorions de se lever, de se tenir au moins. Il roulait ses yeux terrifiés, muet comme un poisson, tout ressort d’énergie brisé dans sa carcasse. Il refusait de se mettre sur pieds, de s’accrocher même à nos cous. Ce n’était plus qu’une froide enveloppe de peau noire, mal bourrée d’ouate molle ; bras et jambes pendant disloqués et veules, tête roulant de-ci de-là, lippe tombant énorme et lourde. Nous nous pressions autour de lui, excédés, déconfits ; nos corps qui le protégeaient se balançaient périlleusement d’une seule masse ; au seuil même de l’éternité, nous titubions tous ensemble, avec d’absurdes gestes dissimulateurs, comme un groupe d’hommes ivres embarrassés d’un cadavre volé.

Il fallait faire quelque chose. Le porter sur l’arrière coûte que coûte. Une corde lâche lui fut passée sous les aisselles, et nous hissant au péril de nos vies nous l’accrochâmes au taquet de misaine. Aucun bruit ne sortit de sa bouche ; il présentait l’aspect ridicule et lamentable d’une poupée à demi vidée de son et nous nous mîmes en route pour notre dangereux voyage vers l’autre extrémité du pont, traînant avec sollicitude derrière nous, calamiteux, déjeté, pitoyable, notre haïssable fardeau. Il n’était pas très lourd, mais il eût pesé une tonne que nous ne l’aurions pas trouvé plus difficile à manier. Il passait littéralement de main en main. De temps à autre il nous fallait le suspendre à quelque cabillot opportun pour souffler et reformer la chaîne. Le cabillot brisé, l’homme s’en fût allé à tout jamais sous l’océan Austral, mais c’était une chance qu’il lui fallait courir ; après un temps il parut s’en aviser, gémit sourdement, et avec grand effort prononça quelques paroles. Nous écoutâmes avidement. Il nous reprochait la négligence qui l’exposait à des risques pareils :

— A présent que je me suis sorti de là… murmura-t-il faiblement.

Là, c’était sa cabine. C’est lui qui s’en était sorti. Nous n’y étions pour rien apparemment !… N’importe… Nous continuâmes, lui laissant subir les aléas inévitables, mais simplement parce que nous n’y pouvions rien ; car nous avions beau, dans cette minute, le haïr plus que jamais — plus que tout au monde — nous ne voulions pas le perdre. Jusqu’alors, vaille que vaille, nous l’avions sauvé, cela devenait affaire personnelle entre la mer et nous. Nous comptions ne l’abandonner point. Nous aurions — folle hypothèse — dépensé autant d’effort et de peine pour un baril vide que ce baril nous fût devenu aussi précieux que Jimmy. Plus précieux, au fait, car nous n’aurions eu nul motif de haïr le baril. Et nous haïssions James Wait. Nous ne pouvions écarter le monstrueux soupçon que ce nègre inouï simulait son mal, acharné dans son imposture à la face de notre labeur, de notre mépris, de notre patience, et maintenant de notre dévouement, que dis-je, de la mort même ! Quelque imparfait et vague qu’il demeurât, notre sens moral se soulevait de dégoût devant la vilenie d’un mensonge aussi lâche. Mais l’homme s’y obstinait bravement — invraisemblablement. Non ! Impossible. Il était à toute extrémité. L’acrimonie de son humeur provenait seulement de l’invincible, de l’exaspérante obsession de cette mort qu’il sentait à son chevet. Nul qui n’ait droit d’en vouloir à si despotique camarade de lit. Mais, alors, quelle sorte d’hommes étions-nous donc, nous avec nos soupçons ! L’indignation et le doute s’étreignaient en nous, foulant dans leur lutte les plus délicats de nos sentiments. Et nous le haïssions à cause du soupçon, nous le détestions à cause du doute. Nous n’osions le mépriser avec sincérité, ni le plaindre sans dommage pour notre dignité. De sorte que nous le haïssions, tout en le passant avec soin de main en main. On criait : « Tu le tiens ? Oui. All right. Largue. » Il allait ainsi, balancé d’un ennemi à l’autre, faisant montre d’autant de vitalité que pourrait un vieux traversin. Ses yeux barraient de deux étroites fentes blanches son visage noir. Il respirait lentement, et l’air qu’expulsait sa bouche en sortait avec un bruit de soufflet. Nous atteignîmes enfin l’échelle de dunette et l’endroit pouvant passer pour relativement abrité, nous nous couchâmes un moment en tas, recrus, pour nous reposer un peu. Il commença de marmonner. Nous gardions une incurable envie d’entendre ce qu’il avait à dire. Cette fois il geignit revêchement :

— Vous avez pris le temps pour venir. je commençais à croire que tout fins matelots que vous êtes, vous aviez passé par-dessus bord. Qu’est-ce qui vous faisait tarder donc ? Hein ? La frousse ?

Nous nous tûmes. En soupirant, nous nous remîmes à la tâche de le traîner là-haut. L’ardent et le secret désir de nos cœurs était de le frapper rageusement, de nos poings fermés, en plein visage : et nos mains le palpaient aussi tendrement que s’il eût été de verre…

Quand nous regagnâmes la dunette, on eût dit un retour de nomades après des années d’exil chez des peuples marqués par la désolation du temps. Des yeux lentement se tournèrent dans leurs orbites pour nous lancer des regards. De faibles murmures s’élevèrent :

— Vous l’avez tout de même ?

Les figures bien connues paraissaient étranges et familières ; fanés, salis, leurs traits mêlaient des expressions de lassitude et de fièvre. Tous paraissaient avoir maigri pendant notre absence, comme si ces hommes, depuis de longs jours, figés en attitudes bizarres, avaient subi les affres de la faim. Le capitaine, un tour de filin enroulé au poignet, un genou plié, oscillait sur place : rien ne vivait dans sa face immobile et froide que ses yeux dont il tenait le navire au-dessus de l’abîme, sans regarder personne, comme perdu dans l’effort surhumain de sa volonté. On arrima James Wait en lieu sûr. M. Baker, grimpant et rampant, s’en vint prêter main-forte. M. Creighton, sur le dos et très pâle, murmura :

— Bien manœuvré !

Il partagea entre Jimmy, le ciel et nous un regard méprisant, puis referma lentement les yeux. Çà et là un homme bougeait, mais la plupart restaient apathiques, en postures pénibles, marmottant des choses entre leurs dents qui claquaient.

Le soleil se couchait. Un soleil énorme, sans un nuage sur son orbe rouge, déclinant bas à l’horizon, comme s’il se penchait pour nous regarder dans les yeux. Le vent sifflait au travers des rayons obliques, resplendissants et froids, qui frappaient en plein les pupilles dilatées sans en faire cligner les paupières. Les cheveux collés en mèches, les barbes hirsutes étaient gris du sel de la mer. Une teinte terreuse couvrait les visages et les cernes noirs qui tachaient le dessous des yeux s’étendaient jusqu’aux oreilles, estompés aux méplats des joues creuses. Livides, les lèvres se pinçaient et ne semblaient se mouvoir qu’avec peine, comme collées aux dents. Quelques-uns souriaient tristement au crépuscule, grelottant de froid. D’autres demeuraient tristement, sans bouger. Charley, dompté par la révélation soudaine de l’insignifiance de sa jeunesse, dardait des regards timorés. Les deux Norvégiens, avec leurs joues glabres, paraissaient deux enfants décrépits, qui béaient stupidement. Sous le vent, à l’extrême horizon, des lames noires bondissaient vers le soleil de braise. Il sombrait avec lenteur, flamboyant et rond, et les crêtes des vagues éclaboussaient le bord du disque lumineux. Un des Norvégiens parut l’apercevoir et, après un soubresaut qui le secoua violemment, se mit à parler. Sa voix, en faisant tressaillir les autres, les arracha de leur torpeur. Ils remuèrent la tête, très roides, et se tournant laborieusement, le regardèrent avec surprise, avec crainte ou dans un grave silence. L’homme radotait au soleil couchant, dodelinant de la tête, tandis que les hautes lames commençaient à déferler sur la largeur du globe cramoisi ; et par-dessus des lieues d’eau turbulente, les ombres des grandes houles masquaient de ténèbre fugace la pâleur des visages humains. Crêté d’écume un brisant s’abattit, dans un grand fracas d’eau sifflante, et le soleil, comme une flamme noyée, disparut. Le babil de l’homme flancha, s’éteignit tout d’un coup avec la lumière. Des soupirs se firent entendre. Dans la brève accalmie qui suit la rumeur d’un brisant écroulé, quelqu’un dit à voix basse : « Voilà ce sacré Boche qui perd la boule. » Un matelot, amarré par le milieu du corps, frappait le pont de sa paume ouverte, sans arrêter, à coups rapides. Alors, dans la grisaille du soir déclinant, une silhouette robuste se leva à l’arrière et commença de marcher à quatre pattes avec les mouvements de quelque lourd animal circonspect. C’était M. Baker passant l’inspection des hommes. Il grognait d’un ton encourageant au-dessus de chacun, éprouvant leurs amarres. Certains, les yeux mi-clos, soufflaient comme opprimés par la chaleur ; d’autres, machinalement, avec des voix de rêve, faisaient : « Oui ! oui ! sir ! » Il allait de l’un à l’autre grognant : « Hou !… On l’en tirera encore » ; et, subitement, avec des éclats de bruyante colère, se mit à enlever Knowles pour avoir coupé un bout de corde au garant du palan de barre :

— Hou !… Tu n’as pas honte… Palan de barre… Tu ne sais pas ça !… Hou !… un gabier breveté. Hou ! Le boiteux confondu balbutia :

— Il me fallait bien une amarre pour moi, sir.

— Hou ! Une amarre… pour toi. Es-tu tailleur ou matelot ? … Quoi ? Hou !… On peut avoir besoin de ce palan-là tout de suite… Hou !… Il ferait plus de bien au bateau qu’à ta carcasse de bancal. Hou !… Garde-la ! Garde-la à présent que c’est fait.

Il s’en fut, rampant sans hâte, tout en marmottant des choses au sujet d’hommes « quasi pires que des enfants ». L’algarade nous rendit du cœur. Des exclamations contenues s’échangèrent : « Entends-tu ?… Hé… » Des dormeurs réveillés en sursauts convulsifs de sommes douloureux interrogeaient : « Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » Un ton de bonne humeur imprévue sonna dans les réponses : « Le second qui lave la tête au boiteux pour je ne sais quoi… » « Tu blagues !… » « Ce qu’il a fait ? » Quelqu’un même étouffa un rire. Il sembla qu’un petit souffle d’espoir venait nous rafraîchir comme rappel des jours de sécurité passée. Donkin, jusque-là stupéfié par l’effroi, revint à lui soudain et se mit à brailler.

— Ecoutez-le ; c’est comme ça qu’ils vous parlent. Pourquoi qu’vous lui bourrez pas la gueule un de vous autres ?… Cogne ! Cogne ! Des magnes d’officiers avec nous ! Malheur ! On se vaut. On est tous foutus à présent. Après avoir crié de faim sur ce sabot pourri, va falloir se faire noyer pour le cœur noir de ces bourreaux ! Tape dedans !

Sa voix déchirait l’obscurité plus dense, il bafouillait, sanglotait à travers ses cris de : « Tape ! » Sa rage et sa crainte devant l’injure faite à son droit de vivre éprouvèrent la fortitude de nos cœurs plus que les ombres menaçantes en route à travers l’incessante clameur de la nuit. On entendit à l’arrière M. Baker :

— Y en a-t-il pas un de vous qui le fera taire ? Faudra-t-il que j’y aille ?

— Tais-toi ! Ferme ! crièrent des voix diverses, exaspérées et chevrotantes de froid.

— Je te vas envoyer quelque chose par le travers de la cafetière, dit un matelot invisible, d’une voix excédée. Ça épargnera la peine du second.

L’autre se tut et resta coi, dans un silence de désespoir. Au ciel noir, les étoiles apparues brillèrent sur une mer d’encre qui, pommelée d’écume, leur renvoyait par éclairs l’évanescente et pâle clarté d’une blancheur éblouissante née du noir tourbillon des flots. Lointaines, du profond de leur calme éternel, elles luisaient, dures et froides, au-dessus du tumulte terrestre ; de toutes parts, leur troupe environnait le tourment du navire vaincu : plus cruelles que les yeux d’une cohue triomphante et plus inapprochables que des cœurs mortels.

Le vent glacé du sud hurlait avec exultation sous la sombre splendeur du ciel. Le froid secouait les hommes avec une irrésistible violence, comme s’il essayait de les mettre en pièces. De brefs gémissements, que nul n’entendait, le vent les emportait à même des lèvres roides. Quelques-uns se plaignaient à mi-voix de ne plus « se sentir au-dessous de la ceinture », et ceux qui tenaient les yeux clos s’imaginaient porter un bloc de glace sur la poitrine. D’autres, alarmés de ne pas éprouver de souffrances dans les doigts, battaient le pont faiblement de leurs mains, obstinés et fourbus. Wamibo regardait devant lui d’un œil vide plein de rêves. Les Scandinaves continuaient à marmotter des mots sans suite entre leurs dents claquantes. Les Écossais, à force de détermination, s’acharnaient à tenir immobiles leur mâchoire inférieure. Les gars d’Ouest gisaient vastes et massifs derrière l’invulnérable rempart d’un silence de brutes. Un homme bâillait et jurait alternativement. Un autre haletait, un râle dans la gorge. Deux vieux loups de mer endurcis, attachés côte à côte, se chuchotaient lugubrement des récits au sujet de certaine patronne de boarding house, à Sunderland, qu’ils connaissaient tous deux. Ils exaltaient son cœur de mère et sa libéralité ; ils essayaient de causer du rôti de bœuf et du grand feu qu’on voyait dans la cuisine basse. Les mots défaillants expiraient sur leurs lèvres en légers soupirs. Une voix, tout à coup, cria dans la nuit froide : « Ah ! Dieu ! » Personne ne changea de position ni ne prit garde à ce cri. Un homme ou deux passèrent la main sur leur visage d’un geste vague et répété, mais la plupart restèrent sans bouger du tout. Dans l’immobilité transie de leurs corps, ils étaient excessivement fatigués par la fuite de leurs pensées qui se pourchassaient avec une hâte et une vivacité de rêves. Parfois, abrupte et inopinée, une exclamation répondait à l’appel falot de quelque illusion ; puis, calmés, en silence, ils contemplaient de nouveau le spectacle des visages connus et des objets familiers. Ils se remémoraient les traits de camarades oubliés et prêtaient l’oreille aux voix de patrons morts depuis des années. Ils se souvenaient du bruit des rues entre leurs becs de gaz, de la touffeur et de la fumée des bars ou du torride soleil des jours de calme en mer.

M. Baker quitta son poste périlleux et se traîna en faisant halte de temps à autre le long de la dunette. Dans l’ombre, à quatre pattes, il ressemblait à quelque fauve flairant parmi les cadavres. En arrivant au fronteau, accoté sous le vent d’une épontille, il plongea les yeux vers le pont. Il lui parut que le navire montrait une tendance à se redresser un peu. L’ouragan, semblait-il, avait molli, mais la mer restait aussi mauvaise que jamais. Les vagues écumaient avec rage et le côté du pont sous le vent disparaissait dans une blancheur sibilante comme de lait bouillant, tandis que le gréement vibrait continûment, tenant une note de basse profonde, et qu’à chaque oscillation du navire pour se relever, le vent se ruait avec une clameur prolongée parmi les espars. M. Baker sans dire mot regardait. Un homme à côté de lui se mit à faire un bruit bégayant de la bouche, tout d’un coup et très fort, comme si le froid, brutalement, l’eût transi de part en part. Il balbutiait : « Ba… ba… ba… brr… brr… ba… ba… »

— Tais-toi, dit M. Baker en tâtonnant dans l’ombre. Veux-tu te taire !

Il continua de secouer la jambe qui se trouvait à portée de sa main.

— Qu’est-ce qu’il y a, sir, héla Belfast, du ton d’un homme réveillé en sursaut ; on soigne ce Jimmy de malheur.

— C’est-il ça ? Hou ! Ne faites pas ce bruit alors. Qui est là contre toi ?

— C’est moi, sir, le maître d’équipage, grommela l’homme ; nous tâchons de réchauffer ce pauvre bougre.

— Bon ! bon ! dit M. Baker. Faudrait voir à y aller plus doucement, hein ?

— Il veut qu’on le tienne au-dessus de la lisse, continua le maître avec irritation, il se plaint de ne pas pouvoir respirer sous nos vareuses.

— Si on le soulève on le laissera tomber à l’eau, dit une autre voix, on ne se sent pas les mains de froid.

— Ça m’est égal : j’étouffe, dit James Wait d’une voix claire.

— Que non, fiston, repartit le maître en désespoir de cause, tu ne t’en iras pas avant nous par cette belle nuit.

— Vous en verrez de pires, dit M. Baker, avec bonne humeur.

— Ce n’est pas jeu d’enfant, sir ! répondit le maître d’équipage. Il y en a, plus à l’arrière, qui ne sont pas à la noce.

— Si on avait coupé les sacrés mâts, on se baladerait à présent la quille en bas comme tout bateau qui se respecte, avec une chance au moins de s’en tirer, soupira quelqu’un.

— Le vieux n’a pas voulu… il se fiche pas mal de nous, murmura un autre.

— De vous, s’écria M. Baker en colère. Et pourquoi donc s’occuperait-il de vous ? Est-on un tas de demoiselles pour qu’on s’occupe de nous ? Nous sommes là pour nous occuper du bateau — et il y en a parmi vous qui ne sont pas même bons à ça. Hou !… Eh ! qu’avez-vous donc fait de si épatant qu’il faille s’occuper de vous ? Hou !… Il y en a ici qui ne peuvent seulement pas supporter un peu de brise sans pleurer.

— Tout de même, Sorr. On vaut mieux que ça, protesta Belfast d’une voix brisée de frissons ; nous ne sommes pas… brr…

— Encore, cria le second en projetant le bras vers la forme indécise ; encore !… Mais il est en chemise ! Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai mis mon ciré et mon paletot sur ce moricaud à demi crevé — et il dit qu’il étouffe, dit Belfast, d’un ton de plainte.

— Tu ne me parlerais pas comme ça si je ne l’étais pas à moitié mort, va-nu-pieds d’Irlandais ! tonitrua James Wait, avec vigueur.

— Tu… brr… tu ne serais pas plus blanc si tu te portais bien. Je me battrai avec toi… brrr… par beau temps… brrr… une main amarrée derrière le dos… brrrrrr…

— Je ne veux pas tes nippes, je veux de l’air, pantela l’autre faiblement, comme si ses forces s’épuisaient soudain.

Les embruns balayaient le pont sifflant et crépitant. Des hommes, surpris dans leur paisible torpeur par la souffrance de ce bruit de querelles, gémirent, marmottant des jurons. M. Baker se traîna un peu plus loin, sous le vent, vers une pièce à eau, dont la masse montrait à son pied quelque chose de blanc.

— Est-ce toi, Podmore ? interrogea M. Baker. Il eut à répéter sa question avant que le cuisinier se retournât en toussant faiblement.

— Oui, sir. Je priais en moi-même, afin d’obtenir prompte délivrance ; car je suis prêt à tout appel… Je…

— Ecoutez, interrompit M. Baker, les hommes crèvent de froid.

— De froid, dit le coq, lugubrement, ils auront assez chaud bientôt.

— Quoi ? demanda M. Baker, l’œil plongeant vers l’extrémité du pont, dans la vague phosphorescence de l’eau écumante.

— Ce sont des pécheurs, continua le coq avec solennité mais d’une voix mal assurée. Il n’y a pas pire comme équipage de bateau en ce monde de perdition ! Pour ce qui est de moi — il tremblait si fort qu’il pouvait à peine parler, sa place était parmi les plus exposées, et, en chemise de coton, pantalons minces, les genoux sous le nez, il recevait, en arrondissant le dos, les cinglées de gouttes lancinantes et salées, le son de sa voix trahissant l’épuisement — pour ce qui est de moi… À toute heure… Mon aîné, M. Baker… un gamin intelligent… mon dernier dimanche à terre avant ce voyage, voilà qu’il ne veut pas aller à l’église, sir. Je dis comme ça : « Va-t’en te nettoyer ou je saurai pourquoi ! » Devinez ce qu’il va faire ?… Le bassin, M. Baker, il faut qu’il se fiche dans le bassin du jardin, tout paré en tenue no 1, sir !… Un accident ?… Tu n’y couperas pas, tout malin sur les livres que tu sois, que je dis… Tu vas voir l’accident !… Je l’ai fessé, sir, à n’en plus pouvoir lever le bras…

Sa voix faiblit :

— Fessé, fit-il encore en claquant des dents.

Puis, après une pause, il laissa échapper une sorte de râle lugubre, moitié plainte, moitié ronflement. M. Baker le secoua par les épaules :

— Hé, coq ! Réveille-toi, Podmore ! y a-t-il de l’eau à boire dans la caisse à eau de la cuisine ? Le bateau donne moins de bande, il me semble ; j’ai envie d’aller à l’avant. Un peu d’eau leur ferait du bien. Hé bien quoi ? Attention ! Prends garde !

Le coq se débattait.

— Pas vous, sir, pas vous !

Il se mit à grimper du côté du vent.

— La cuisine... ça me regarde, cria-t-il.

— Le coq qui devient louf à présent, firent plusieurs voix.

Il vociféra :

— Perdre la tête, moi ! Je suis plus prêt à sauver mon âme que pas un de vous, officiers compris, là ! Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux ! je vais vous faire du café.

— Coq, tu es chic, pleura Belfast.

Mais le cuisinier escaladait déjà l’échelle. Il fit halte un moment pour crier vers la dunette : « Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux ! » puis disparut comme par-dessus bord. Les hommes qui avaient entendu le suivirent d’un hourra. Cela sonna comme un vagissement d’enfants malades. Une heure après, peut-être davantage, quelqu’un prononça distinctement :

— Il est parti pour de bon.

— Probable, déclara le maître d’équipage, même par beau temps, il était aussi adroit de ses pieds sur le pont qu’une génisse à son premier voyage. Faudrait aller voir.

Personne ne bougea. Au cours des heures lentes qui se traînaient à travers l’ombre, M. Baker rampa plusieurs fois d’un bout de la dunette à l’autre. Quelques-uns crurent l’entendre échanger à voix basse des paroles avec le patron, mais à ce moment les souvenirs avaient pris une importance et un relief incomparablement supérieurs à rien d’actuel, et ces murmures, nul n’était certain de les avoir entendus alors ou nombre d’années auparavant. Ils ne tentèrent pas d’approfondir. Qu’importait un mot chuchoté de plus ou de moins ! Il faisait trop froid pour se mettre en frais de curiosité et presque d’espérance. Il leur semblait impossible de voler un moment ou une pensée à l’unique opération mentale qui les absorbait : le désir de vivre. Et le vœu de vivre les gardait vivants, apathiques, aguerris, sous la cruelle persistance du vent et du froid ; tandis que le noir dôme constellé du ciel effectuait sa révolution lente au-dessus du navire qui dérivait, portant leur patience et leur épreuve à travers l’orageuse solitude de la mer.

Pressés l’un contre l’autre, ils se figuraient être absolument seuls. Ils entendaient, soutenues et sonores, d’étranges rumeurs, puis derechef enduraient l’horreur d’exister durant de longues heures de profond silence. Dans la nuit, ils voyaient le soleil, en sentaient la chaleur, et soudain, tressautant, désespéraient que l’aube se levât jamais sur le glacial univers. Quelques-uns entendaient des rires, écoutaient des chansons ; d’autres, au bout de la dunette, s’étonnaient de grands cris humains venus de l’ombre, et, les yeux ouverts, s’émurent de les entendre toujours, quoique très affaiblis et très loin.

Alors le maître d’équipage : « Mais on dirait le coq qui hèle de l’avant… » Il ne croyait pas plus à ses propres paroles qu’il ne reconnaissait sa propre voix. Un long espace de temps s’écoula sans que son voisin donnât signe de vie. Il bourra du poing très fort l’autre homme près de lui et dit : « Le coq nous appelle ! » Beaucoup ne comprenaient pas, à d’autres qu’importait ? La majorité ne se laissait pas convaincre. Mais le maître et un autre matelot eurent le courage de se traîner vers l’avant pour voir. Il sembla qu’ils étaient partis depuis des heures, on les oublia vite. Puis soudain des hommes plongés jusqu’alors dans une résignation sans espoir devinrent comme possédés d’un besoin de frapper, de nuire. Ils s’attaquèrent entre eux à coups de poing. Dans l’ombre ils martelaient avec persistance tout ce qui gisait d’élastique à leur portée et avec plus d’effort que pour un grand cri chuchotèrent avec animation.

— Ils ont du café chaud… Le maître l’a… Non !… Où ça ?… On l’apporte. Le coq l’a fait.

James Wait gémit. Donkin gigota rageusement sans prendre garde où frappaient ses pieds, âprement désireux que les officiers n’eussent point de part à l’aubaine. Le café arriva, dans une gamelle où chacun but à son tour. Il était chaud et il ébouillantait les palais avides qu’on ne pouvait y croire encore. Des lèvres soupiraient en s’arrachant de l’étain brûlant : « Comment qu’il a fait ? » Quel qu’un cria faiblement : « Bravo, docteur ! »

Il l’avait fait de façon ou d’autre. Plus tard Archie déclara que cela tenait du miracle. Pendant bien des jours nous nous émerveillâmes du prodige et ce fut là le sujet toujours neuf de nos conversations jusqu’à la fin du voyage. Nous demandâmes au coq, par beau temps, ce qu’il avait éprouvé en voyant son fourneau cabré le bout en l’air. Nous nous enquîmes, tandis que l’alizé du nord-est éventait la sérénité des soirs, s’il avait dû se mettre la tête en bas pour rétablir en quelque manière le bon ordre de son matériel. Nous suggérâmes l’emploi de sa planche à pain comme radeau d’où sans gêne il eût bourré sa grille ; faisant toujours de notre mieux pour cacher notre admiration sous le badinage de nos fines ironies. Il affirmait n’en rien savoir, rabrouait notre légèreté, se déclarait, avec une animation solennelle, favorisé d’une providence à part pour le salut de nos vies pécheresses. En principe il disait vrai, sans doute, mais il n’avait pas besoin d’appuyer avec tant de désobligeante emphase, ni d’insinuer si souvent que nous en aurions vu de dures s’il n’avait été là, méritoire et pur, tout prêt à recevoir l’inspiration et la force pour l’œuvre de grâce.

Nous aurions dû le salut à son imprudence ou à son agilité que nous nous en serions en somme accomodés ; mais admettre notre obligation envers la vertu ou la sainteté de quiconque, voilà qui nous coûtait non moins qu’à toute autre poignée d’hommes. Comme maints bienfaiteurs de l’humanité le coq se prenait trop au sérieux et récoltait l’irrévérence en retour. Nous n’étions pas ingrats pourtant. Il demeurait héroïque à nos yeux. Ses paroles, la grande, l’unique parole de sa vie devint proverbiale dans la bouche des hommes comme celle des sages et des conquérants. Dans la suite, que l’un de nous se trouvât embarrassé d’une tâche et objurgué d’y renoncer, il exprimait sa résolution de persévérer et de réussir par ces mots : « Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux. »

Le breuvage réchauffant nous rendit moins pénibles les louches heures qui précèdent l’aube. Le ciel au ras de l’horizon se teinta délicatement de rose et de jaune comme l’intérieur d’un coquillage précieux. Et plus haut, dans la zone qu’emplit une lueur nacrée, parut un petit nuage noir, fragment oublié de la nuit, serti d’or éblouissant. Les rayons lumineux ricochèrent aux crêtes des vagues. Les yeux des hommes se tournèrent vers l’orient. Le soleil inonda leurs visages las. Ils s’abandonnaient à la fatigue comme s’ils en avaient fini de leur besogne, à jamais. Sur le ciré noir de Singleton le sel desséché brillait comme du givre. Il restait rivé à la roue du gouvernail, les yeux ouverts et morts. Le capitaine Allistoun sans cligner les paupières fit face au soleil levant. Ses lèvres bougèrent, pour la première fois depuis vingt-quatre heures, et d’une voix claire et ferme il commanda :

— Pare à virer !

L’accent net de l’ordre stimula la torpeur de ces hommes comme un brusque coup de fouet. Puis immobiles où ils gisaient, quelques-uns par force d’habitude le répétèrent en murmures à peine discernables. Le capitaine Allistoun abaissa les yeux sur son équipage et plusieurs, à doigts tâtonnants, avec des gestes gauches, tentèrent de se libérer des liens qui les maintenaient. Il répéta d’un ton impatient :

— Pare à virer, vent arrière. Allons, M. Baker, faites grouiller les hommes. Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Pare à virer. Entends-tu, vous autres ?

— Pare à virer ! tonna soudain le maître d’équipage. Sa voix sembla rompre un charme mortel. Les matelots commencèrent à remuer, à ramper.

— Je veux qu’on hisse le petit foc et vivement, dit le patron très haut, si vous ne pouvez pas le faire debout, faites-le couchés, voilà tout. Débrouillez-vous !

— Allons-y, donnons au vieux rafiot une chance de s’en tirer, appuya le maître.

— Oui ! oui ! Virez ! chevrotèrent quelques voix.

Les gabiers de beaupré, à contrecœur, se préparèrent à marcher. M. Baker, à quatre pattes et grognant, montra la route et ils suivirent par-dessus le fronteau. Les autres restèrent sans mouvement, avec au cœur l’espoir vil de n’avoir point à changer de place jusqu’à ce qu’ils fussent sauvés ou noyés en paix.

Après quelque temps, on put les voir à l’avant apparaître sur la pointe du gaillard, un à un, en postures périlleuses ; pendus à la lisse, grimpant par-dessus les ancres, embrassant la tête du guindeau ou les bras noués au cabestan. Sans arrêt, avec d’étranges contorsions, ils agitaient les bras, s’agenouillaient, se couchaient à plat, puis se relevaient chancelants, comme s’ils s’appliquaient de toutes leurs forces à se jeter par-dessus bord. Soudain, un petit morceau blanc de toile battit au milieu d’eux, grandit, claquant au vent. Son étroit sommet monta par saccades, et enfin il se dressa triangulaire et gonflé dans le soleil.

— Ça y est ! cria-t-on de l’arrière.

Le capitaine détacha la corde enroulée à son poignet et roula la tête la première sous le vent. On le vit larguant les bras derrière tandis que le ressac des vagues l’inondait.

— Brassez carré la grande vergue, nous cria-t-il d’en bas, tandis que nous l’observions étonnés. Nous hésitions.

— Le grand bras, vous autres ! Halez ! halez de manière ou d’autre ! Couchez-vous sur le dos et halez, hurla-t-il, à demi submergé au-dessous de nous.

Nous ne pensions pas pouvoir manœuvrer la grande vergue, mais les plus forts et les moins découragés tâchèrent d’obéir. Les autres, à contre-gré, regardaient. Les yeux de Singleton flambèrent tout à coup, comme il réempoignait les manettes de la roue. Le capitaine Allistoun revint, luttant contre le vent.

— Halez, les gars ! Tâchez de la bouger. Halez, aidons le navire.

Les muscles frémissaient dans son dur visage allumé de colère.

— Part-il, Singleton ? cria-t-il.

— Rien encore, sir, grinça la voix horriblement rauque du vieux matelot.

— Attention à la barre, Singleton, cria le patron, en crachant de l’eau salée. Halez, les gars ! Vous n’avez donc pas plus de force que des rats ? Halez, gagnez votre pain.

M. Creighton, sur le dos, la jambe enflée et la figure blanche comme une feuille de papier, ferma les yeux à demi, crispant ses lèvres bleues. Dans leur folle ruée, les hommes empoignaient ses habits, foulaient sa jambe blessée, s’agenouillaient sur sa poitrine. Il demeurait parfaitement calme, serrant les dents sans un gémissement, sans un soupir. L’ardeur du capitaine, les cris de ce muet nous soufflèrent leur courage. Nous halâmes, pendus en grappe à la corde. Nous entendîmes le patron déclarer violemment à Donkin qui gisait, abject, à plat ventre :

— Je te fais sauter la cervelle avec ce cabillot, si tu n’empoignes pas la corde.

Et cette victime de l’injustice humaine, impudent et poltron, geignit :

— C’est-il qu’ils vont nous assassiner, maintenant ? tandis que d’un élan désespéré il s’accrochait au filin. Les hommes ahanaient, criaient, sifflaient des mots sans suite, râlaient. Les vergues s’ébranlèrent, vinrent lentement carrées au vent qui chantait sonore à leurs pointes.

— Nous bougeons, sir, cria Singleton, le bateau marche.

— Prenez un tour, prenez un tour, clama le patron.

M. Creighton à demi suffoqué et incapable d’un mouvement fit un immense effort et de la main gauche parvint à fixer la corde.

— Amarré ! cria quelqu’un.

Il ferma les yeux comme s’il défaillait, tandis qu’en tas, autour du grand bras, nous guettions de nos yeux effarés ce qu’à présent allait faire le navire.

Il s’ébranla lentement, on eût dit las et sans courage, comme les hommes à son bord. Il se laissa porter très graduellement — nous étouffions à force de retenir notre haleine — et aussitôt le vent amené par l’arrière du travers, se décida, partit, dans le battement de nos cœurs. Il était effrayant à voir, à demi chaviré, commençant de se mettre en route et de traîner à travers l’eau son flanc submergé. La moitié inférieure du pont s’emplit de remous et de tourbillons fantasques ; et la ligne longue de la lisse noyée apparaissait par intervalles, dessinée en noir parmi les moutonnements d’un champ d’écume aussi éblouissant et pâle qu’un champ de névé. Le vent aussi bruissait aux espars ; et au moindre coup de roulis nous nous attendions à ce que le navire se dérobant sous nos dos gisants, glissât de biais à l’abîme. Une fois le vent sur la hanche, le Narcisse ébaucha sa première tentative de se relever et nous l’encourageâmes d’un hurlement faible et discord. Une grande lame, nous arrivant par l’arrière, recourba un moment au-dessus de nous sa crête suspendue avant de crouler sous la voûte et de s’étaler de part et d’autre en large nappe de mousse grésillante. Plus haut que son ressac forcené, le rauquement de Singleton annonça : « Il gouverne ! » Il avait maintenant les deux pieds fermement plantés et la roue tournait rapide à mesure qu’il mollissait la barre pour soulager le navire.

— Venez grand largue bâbord, et gouvernez droit, lui commanda le patron, en se dressant sur ses jambes flageolantes, le premier debout du tas prostré que nous faisions. Une voix ou deux crièrent avec animation : « Le bateau se relève ! » Très loin à l’avant, M. Baker et trois autres se silhouettaient dressés et noirs sur le ciel clair, bras levés et bouches ouvertes, comme s’ils criaient tous ensemble. Le navire trembla tâchant de soulever son flanc, retomba, sembla renoncer en un plongeon veule, puis soudain, d’un sursaut inattendu, se jeta violemment de côté du vent comme s’il s’arrachait d’une mortelle étreinte. Tout l’énorme volume d’eau soulevé par le pont roula d’un seul coup vers tribord. Des craquements sonores se firent entendre. Des sabords de fer défoncés tonnèrent sous des coups retentissants. L’eau se précipita par-dessus la lisse de tribord avec l’élan d’une rivière franchissant une digue. Cette mer sur le pont et les lames de part et d’autre se mêlèrent en une assourdissante clameur. Le navire roulait violemment. Nous nous levions, aussitôt ballottés, abattus comme des loques impuissantes. Des hommes en roulant sur eux-mêmes s’égosillaient. « Le rouf va f… le camp ! Le bateau se dégage !… » Soulevé par une montagne liquide, le navire se laissa porter un moment, tandis qu’à gros bouillons l’eau giclait par toutes les ouvertures de ses flancs meurtris. Les bras sous le vent ayant été emportés ou arrachés de leurs goupilles, toutes les pesantes vagues à l’avant oscillaient d’un bord sur l’autre avec une effrayante vélocité à chaque coup de roulis. Les hommes, là-bas, apparaissaient tapis çà et là, qui dirigeaient des regards d’épouvante vers les redoutables espars tournoyant au-dessus d’eux. La toile déchirée et les bouts de filin rompu battaient au vent comme des mèches flottantes. A travers le clair soleil, l’éclatant tumulte des lames, le navire courait aveugle, échevelé, tout droit, comme en fuite pour sauver sa vie ; et sur la dunette nous tournoyions, nous titubions, égarés et bavards. Nous parlions tous à la fois en un babil grêle, avec des mines d’infirmes et des gestes de maniaques. Des yeux brillaient larges et hagards au-dessus du sourire de faces maigres qui paraissaient poudrées de craie. Nous tapions des pieds, frappions dans nos mains, prêts que nous nous sentions à sauter, à faire n’importe quelle manœuvre, en réalité, à peine capables de nous tenir debout. Le capitaine Allistoun, dur et mince, gesticulait follement du haut de la dunette vers M. Baker.

— Appuyez les vergues de misaine. Appuyez-les au mieux !

Sur le pont, des hommes animés par ses cris battaient l’eau, se ruaient au hasard de-ci de-là, dans l’écume jusqu’aux hanches. A part, tout à l’arrière et seul près de la barre, le vieux Singleton avait délibérément bordé sa barbe blanche sous le bouton du haut de son suroît luisant. Balancé sur le fracas et le tumulte des vagues, toute la longueur dévastée du navire projetée dans le roulis d’une fuite éperdue devant ses vieux yeux assurés, il restait rigidement immobile, oublié de tous, le visage attentif. En face de la silhouette droite, seuls bougeaient les deux bras, en travers, leur prompte adresse opportune modérant ou remettant en branle le jeu vif des rayons tournoyants. Il gouvernait avec soin.



Aux hommes


qu’a gratifiés d’un répit sa pitié dédaigneuse, l’immortelle mer confère en sa justice le plein et convoité privilège de ne reposer point. L’infinie sagesse de sa grâce leur refuse le loisir de méditer sur l’âcre et compliquée saveur de la vie, de peur qu’ils se rappellent — et regrettent peut-être — l’amertume inspiratrice de la coupe suprême si souvent offerte et si souvent reprise à leurs lèvres déjà roidies mais rebelles toujours. Ils doivent sans trêve justifier leur droit de vivre par-devers l’éternelle miséricorde qui enjoint au labeur d’être dur et sans cesse, de l’aube au couchant, du couchant à l’aube ; jusqu’à ce que l’interminable suite des nuits et des jours troublés par l’obstinée sommation des sages, réclamant à grands cris le droit au bonheur sous un ciel sans promesses, soit enfin rachetée par le vaste silence de peine et de labeur, par la crainte muette et le muet courage d’hommes obscurs, oublieux et endurants.

Le patron et M. Baker en se trouvant face à face se dévisagèrent un moment avec les regards intenses et stupéfaits de gens qui se rencontrent à l’improviste après des années d’infortune. L’un et l’autre avaient perdu leurs voix et ce furent entre eux des chuchotements forcenés.

— Il ne manque personne ? demanda le capitaine.

— Non, tout le monde présent.

— Pas de blessés ?

— Le lieutenant seulement.

— Je vais y voir tout de suite. Nous avons de la chance.

— Beaucoup, articula M. Baker faiblement. Ses mains se crispaient sur la lisse et il roulait des yeux injectés de sang. Le petit homme grisonnant fit effort pour élever la voix au-dessus d’un murmure atone, et fixa son second d’un œil froid, perçant comme un dard :

— Faites hisser de la toile, dit-il d’un ton d’autorité, avec un claquement inflexible de ses lèvres minces. Aussi vite que possible. Le vent est bon. Tout de suite, monsieur. Ne donnez pas aux hommes le temps de se reconnaître. Qu’ils se sentent esquintés, les bras raides, et il n’y aura plus moyen… Il s’agit de marcher.

Il chancela sous un gros coup de roulis. La lisse plongea darts l’eau luisante qui sifflait. Il empoigna un hauban, oscilla, vint cogner le second d’un choc machinal.

— Maintenant qu’on a bon vent enfin... De la toile... Sa tête roulait d’une épaule sur l’autre. Ses paupières se mirent à battre rapidement.

— Et les pompes, les pompes, monsieur Baker. Il clignait les yeux comme si le visage, à un pied du sien, en eût été à un mille.

— Gardez les hommes en mouvement pour qu’on marche, marmonna-t-il d’un ton somnolent comme d’un homme qui s’assoupit. Il se ressaisit subitement :

— Il ne faut pas que je reste en place. Ça n’irait pas, dit-il, en ébauchant péniblement un semblant de sourire. Il lâcha prise, et, projeté par la plongée du bateau, s’en courut à contre-gré, trottant menu, jusqu’à ce qu’il heurtât l’habitacle. Échoué là, il leva un regard vide d’objet sur Singleton qui, sans faire attention à lui, observait, l’œil tendu, la pointe du bout-dehors.

— La barre manœuvre bien ? demanda-t-il.

Une rumeur se produisit dans le gosier du vieux loup de mer comme si les mots, avant de sortir, s’entrechoquaient au fond.

— Gouverne... comme un petit bateau, dit-il enfin, d’un ton de rauque tendresse, sans jeter seulement au patron l’aumône d’un demi-regard. Puis, vigilant, il donna un tour, appuya, ramena de nouveau la roue. Le capitaine Allistoun s’arracha au délice de s’accoter à l’habitacle, et commença d’arpenter la dunette, oscillant et polkant pour garder l’équilibre.

Les tiges des pompes, à grand bruit, à petites foulées, sautelaient, accompagnant la giration égale et rapide des volants au pied du grand mât et jetant d’arrière en avant, d’avant en arrière, avec une impétuosité rythmée, deux grappes d’hommes flageolants suspendus aux manivelles. Ils s’abandonnaient, le torse balancé sur les hanches, les traits convulsés et les yeux de pierre. Le charpentier, sondant de temps à autre, exclamait machinalement :

— Ralinguez ! Ne mollissez pas.

M. Baker, incapable de parler, retrouva sa voix pour crier, et, sous l’aiguillon de ses remontrances, les hommes vérifièrent les amarres, sortirent de nouvelles voiles, et persuadés qu’ils étaient de ne pouvoir bouger, hissèrent des poulies dans la mâture, firent la visite du gréement. Ils y montèrent avec de grands efforts spasmodiques et désespérés. La tête leur tournait tandis qu’ils changeaient leurs pieds de place, les posant aveuglément sur les vergues comme s’ils marchaient dans la nuit, ou se confiant au premier filin à portée de main avec la négligence de la force à bout d’elle-même. Les chutes évitées ne hâtaient pas le battement languide de leurs cœurs ; le rugissement des lames bouillonnant au-dessous d’eux résonnait dans leurs oreilles, affaibli et continu, comme un bruit indistinct venu d’un autre monde ; le vent emplissait leurs yeux de larmes et, à lourdes rafales, tâchait de les déloger des postes périlleux où ils se balançaient. Visages ruisselants, cheveux en désordre, ils montaient et descendaient entre ciel et mer, chevauchant des bouts de vergue, accroupis sur des ralingues, étreignant des balancines pour avoir les mains libres ou dressés contre des itagues en chaîne. Leurs pensées vagues flottaient entre le désir de repos et le désir de vivre, tandis que leurs doigts lourds larguaient des empointures, fourrageaient dans les ceintures à la recherche de couteaux ou se cramponnaient d’une étreinte tenace contre les chocs violents de la toile battante. Ils échangeaient des regards féroces, faisaient d’une main des signes frénétiques, leur vie suspendue à l’autre, regardant d’en haut l’étroit fuseau du pont noyé d’écume, hélaient du côté du vent :

— Soulagez ! Halez ! Amarre !

Leurs lèvres frémissaient, leurs yeux semblaient jaillir des orbites en leur furieux et âpre désir d’être compris, mais le vent dispersait leurs paroles inentendues sur le tumulte de la mer. Dans l’outrance d’un intolérable, d’un interminable effort, ils peinaient comme des hommes qu’un rêve sans pitié vouerait à une tâche impossible dans une atmosphère de glace ou de feu. Ils brûlaient et grelottaient tour à tour. D’innombrables aiguilles lardaient leurs prunelles comme parmi la fumée d’un incendie ; leurs têtes à chaque cri menaçaient d’éclater. Sur leurs gorges semblaient se crisper des doigts durs. A chaque coup de roulis, ils pensaient : « Cette fois-ci, je lâche, nous sommes tous à bas. » Et, ballottés dans la mâture, ils criaient follement :

— Attention là ! Attrape ce filin ! Passe ! Vire cette poulie.

Ils hochaient la tête désespérément en remuant des faces furibondes : « Non ! non ! de bas en haut. » Ils semblaient s’entre-haïr d’une mortelle haine. L’immense désir d’en avoir fini une fois pour toutes leur rongeait la poitrine et le scrupule de bien faire leur tâche les consumait comme un feu vivant. Ils maudissaient leur sort, faisaient fi de leur vie et dépensaient leur souffle en mortelles imprécations à l’adresse l’un de l’autre. Le maître voilier, son crâne chauve à nu, travaillait avec fièvre, oubliant son intimité avec tant d’amiraux. Le maître d’équipage, tout en grimpant chargé d’épissoirs et de pelotes de bitord, ou bien à genoux sur la vergue avant d’attaquer la maîtresse genope, voyait passer, précises et brèves, des visions : sa vieille et les gosses en un village de bas pays. M. Baker, prêt à défaillir, trébuchait de-ci de-là, grognant et inflexible comme un homme de fer. Il commandait, encourageait, tançait :

— Allons, au grand hunier, à présent ! Mettez-vous sur ce cartahu. Ne restez pas là sans rien faire !

— Jamais de repos, alors ? grommelèrent des voix. Il pivota rageusement, le cœur amolli :

— Non ! pas de repos que la besogne soit faite. Travaillez jusqu’à tomber. Vous êtes ici pour ça.

Contre son coude, un marin, plié en deux, eut un rire bref :

— Marche ou crève, fit-il amèrement, du fond de sa gorge rauque.

Puis, crachant dans ses larges paumes, il éleva ses bras, et, empoignant le câble bien plus haut que sa tête, poussa un long cri plaintif et lugubre pour réclamer :

— Encore un coup tous ensemble.

Une lame prit de flanc le gaillard d’arrière et envoya tout le groupe à plat ventre du côté du vent. Des bonnets, des anspects flottèrent. Poings fermés, jambes ruantes, ici et là un visage dont les joues crachaient l’eau salée, crevèrent le blanc sifflement de l’onde écumeuse. M. Baker, culbuté avec le reste, cria :

— Ne lâchez pas cette corde ! Tiens bon !

Et, tous, meurtris du brutal assaut, ils tinrent bon comme ils auraient tenu au destin de leur vie. Le navire filait, roulant très fort, et les brisants couronnés haussaient, passés tribord et bâbord, l’éclair de leurs têtes blanches. On étancha les pompes. On établit les trois huniers et la misaine. Le Narcisse glissa plus vite sur les eaux, dépassant le galop emporté des vagues. Le tonnerre des lames distancées montait derrière lui, emplissait l’air des formidables vibrations de sa voix. Et, dévasté, meurtri, mutilé, il courait, écumant, vers le nord, comme inspiré par l’audace d’une haute entreprise…

Le poste d’équipage n’était qu’humide désolation. Les matelots contemplèrent atterrés leur gîte. Gluant, dégouttant, il sonnait creux au vent et des épaves sans forme en jonchaient le sol comme d’une caverne ouverte à marée basse dans un flanc de falaise battue par les gros temps. Beaucoup avaient perdu tout ce qu’ils possédaient au monde, mais la plupart des tribordais avaient sauvé leurs coffres malgré qu’il en dégoulinât de minces filets d’eau. Les lits étaient détrempés ; les couvertures dépliées et retenues par quelque clou avaient été foulées aux pieds. Ils retirèrent des loques mouillées de coins malodorants et une fois tordues reconnurent leurs hardes. Quelques-uns sourirent, sans joie. D’autres hébétés et muets promenaient autour d’eux leurs regards. Il y eut des cris de joie sur de vieux gilets et des gémissements de douleur pleurèrent d’amorphes débris repêchés parmi les esquilles noires de châlits fracassés. On découvrit une lampe coincée sous le beaupré. Charley pleurnichait un peu. Knowles traînait son pied bancal de-ci de-là, reniflant et fourrageant dans des recoins obscurs en quête d’épaves oubliées. Il vida d’eau sale une botte et se mit en devoir d’en retrouver le titulaire. Accablés par leurs pertes, les plus éprouvés restaient assis sur le panneau d’avant, les coudes sur les genoux et, un poing à chaque joue, dédaignant de lever les yeux. Le boiteux poussa sous leurs nez sa trouvaille.

— Une botte. Elle est bonne. C’est à toi ?

Ils grondèrent.

— Non, f… le camp.

L’un jeta :

— Porte-la au diable.

Il parut surpris.

— Ben quoi ? Elle est bonne.

Puis au souvenir subit de ses habits perdus, il laissa tomber l’objet et se mit à jurer. Dans le clair-obscur, des voix sacraient à contretemps. Un homme entra et, les bras ballants, resta immobile, répétant du seuil :

— En v’la un sacré coup ! En v’la un sacré coup !

Quelques-uns fouillaient dans des coffres inondés en quête de tabac. Ils soufflaient fort, braillaient, la tête disparue :

— Vois ici, Jack !… Hé là, Sam, v’la mes effets de terre fichus pour toujours.

Un matelot blasphémait d’une voix pleine de larmes en élevant une paire de pantalons ruisselants. Personne ne le regardait. Le chat sortit de quelque part. On lui fit une ovation. Empoigné, il passa de main en main, étouffé de caresses, dans un murmure de petits noms d’amitié. On se demanda où il avait passé le grain, on disputa sur ce point. Une discussion oiseuse s’engagea. Deux hommes entrèrent avec un seau d’eau fraîche. Tous se pressèrent autour ; mais Tom, maigre et miaulant, tous les poils frémissants, arriva et but le premier. Un couple d’hommes prit le chemin de l’arrière en quête d’huile et de biscuit.

Alors, dans la lumière jaune, en se reposant d’éponger le pont, ils broyèrent des croûtes dures et prirent le parti de narguer tant bien que mal la mauvaise fortune. Des matelots s’apparièrent quant aux couchettes. On établit des tours pour le port de bottes et de cirés. Ils se traitèrent de « ma vieille » et de « fiston » en voix réjouies. Des claques amicales sonnèrent. On criait des plaisanteries. Un ou deux dormeurs étendus à même le pont humide se faisaient un oreiller de leurs bras repliés et plusieurs fumaient assis sur le panneau. Les figures défaites paraissaient, à travers la légère buée bleue, pacifiées et les yeux brillants. Le maître d’équipage allongea la tête dans l’entrebâillement de la porte.

— Relevez à la barre, quelqu’un, cria-t-il, il est six heures. Du diable si ce vieux Singleton n’est pas là-haut depuis plus de trente heures. Vous êtes chics !

Il fit claquer le battant.

— La bordée de quart là-haut, dit quelqu’un.

— Hé, Donkin, c’est ton tour de relève, cornèrent deux ou trois voix ensemble.

Il avait escaladé une couchette vide et gisait immobile sur les planches mouillées.

— Donkin, ton tour de barre.

Pas un son ne répondit.

— Donkin qui est mort, pouffa quelqu’un.

— Faut vendre ses effets, jeta un autre.

— Donkin, si tu ne t’en vas pas prendre ton sacré tour de barre, on va vendre tes habits, gouailla un troisième. On entendit l’interpellé geindre du fond de son trou noir. Il se plaignit de douleurs dans tous les membres et se lamentait pitoyablement.

— Il n’ira pas, dit une voix méprisante. Davies, c’est ton tour.

Le jeune matelot se leva péniblement, élargissant sa carrure. Donkin avança la tête : la lumière jaune la montra hagarde et fragile.

— Je te donnerai un paquet de tabac, pleurnicha-t-il d’une voix conciliante, sitôt que je l’aurai touché, parole.

Davies, d’un revers de main, fit disparaître la tête.

— J’irai, dit-il, mais tu me le paieras.

Il marcha d’un pas mal assuré, mais résolu vers la porte.

— C’est comme je le dis, continua Donkin, réapparu soudain derrière lui. Parole que je le ferai… Un fort paquet. Trois shillings que ça coûte…

Davies ouvrit brusquement la porte.

— Tu le paieras son prix, quand il fera beau, jeta-t-il par-dessus l’épaule. Un des hommes déboutonna promptement son caban et le lui jeta à la tête :

— Tiens, Taffy, prends ça, vieux voleur !

— Merci, cria-t-il de l’obscurité par-dessus le clapotis de l’eau vagabonde. On l’entendait barboter ; une lame embarqua dont résonna le choc sourd.

— Il n’a pas été long à prendre sa douche, prononça un vieux loup de mer renfrogné.

— Ouais, ouais ! grommelèrent d’autres.

Puis, après un long silence, Wamibo émit d’étranges gargouillements.

— Ben quoi, qu’est-ce qui te prend ? ronchonna quelqu’un.

— Il dit qu’il aurait marché à la place de Davies, expliqua Archie qui tenait d’ordinaire fonction d’interprète pour le Finnois.

— Je le crois ! dirent des voix… Te fais pas de bile, vieux Boche… T’es un frère, tête de bois… Ton tour viendra tôt assez… Tu connais pas ton bonheur…

Ils cessèrent et tous ensemble tournèrent leurs visages du côté de la porte. Singleton entrait ; il fit deux pas et resta debout, vacillant un peu. La mer sifflait, déferlant rugissante de part et d’autre de l’étrave, et le poste tremblait plein de rumeur profonde ; la lampe balancée comme un pendule jetait des éclats fumeux. Il les dévisageait d’un œil de rêve et de perplexité comme incapable de distinguer les hommes immobiles de leurs ombres mouvantes. Des murmures intimidés coururent :

— Et alors… A quoi le temps ressemble-t-il à cette heure, Singleton ?

Les marins assis sur le panneau levèrent les yeux en silence et le plus vieux matelot du bord après Singleton lui-même (ils s’entendaient, ces deux-là, quoique ils n’échangeassent pas trois mots par jour) fixa de bas en haut son ami, puis retirant de sa bouche une courte pipe, la lui tendit sans un mot. Singleton étendit le bras pour la prendre, la manqua, chancela et soudain s’abattit en avant, écroulé, raide et la tête la première, comme un arbre déraciné. Il y eut une brusque ruée. Des hommes poussaient, criant : « Il est rendu !… Retournez-le !… Faites place donc !… » Sous la foule des visages effarés courbés vers le sien, il gisait sur le dos, regardant le plafond d’une manière intolérable et continue. À travers le silence des souffles suspendus et de la consternation générale, il dit en un murmure rauque :

— Ça va bien, et fit des gestes pour saisir un appui. On le remit sur pied. Il marmottait d’un ton affecté :

— Je me fais vieux…, vieux.

— Pas toi, s’écria Belfast avec un tact spontané. Soutenu de tous côtés, Singleton baissait la tête.

— Ça va mieux ? demandèrent-ils.

Il dirigea sur eux, à travers ses sourcils, le regard brillant de ses yeux noirs, tandis que se répandait sur sa poitrine la blancheur emmêlée de son épaisse et longue barbe.

— Vieux ! vieux ! répéta-t-il avec sévérité. On l’aida, il atteignit sa couchette. Il y avait dedans un tas mou de quelque chose qui sentait comme à marée basse l’ourlet de vase d’une grève : sa paillasse détrempée. D’un effort convulsif, il se hissa dessus et dans la ténèbre de l’étroit réduit on put l’entendre gronder de colère, comme un fauve irrité mal à l’aise en sa bauge.

— Pour une risée de brise… pas une affaire… ne tiens pas debout… trop vieux !

Il s’endormit enfin. Il respirait fortement, haut botté, suroît en tête, et ses habits de toile cirée bruissaient quand avec un profond soupir gémissant il se retournait dans son rêve. Les hommes conversaient à son sujet en chuchotements renseignés et discrets.

— Il ne s’en relèvera pas… Fort comme un cheval…

— Ouais, mais il n’est plus ce qu’il était…

Leurs murmures attristés l’abandonnèrent à son sort. Pourtant, à minuit, il se présenta pour son service comme si rien n’était survenu et répondit à l’appel de son nom par un : Présent ! mélancolique. Il ruminait plus seul que jamais, en un impénétrable silence et le visage assombri. Des années il s’était ouï nommer : « Le vieux Singleton » et cette qualification il l’avait acceptée d’un cœur serein, comme un tribut de respect dûment accordé à un homme qui, pendant un demi-siècle, avait mesuré sa force contre les faveurs et les rages de la mer. Son individu mortel n’avait jamais obtenu de lui la moindre de ses pensées. Il vivait indemne, comme s’il eût été indestructible ; docile à toutes les tentations, bravant toutes les tempêtes. Il avait haleté au soleil, grelotté dans la froidure, souffert la faim, la soif, la débauche ; passé par maintes épreuves, connu toutes les furies. Vieux ! Il lui semblait être dompté enfin. Et comme un homme traîtreusement lié pendant qu’il dort, il s’éveillait garrotté par la longue chaîne des années dont il n’avait pas tenu le compte sans pitié. Il lui fallait soulever d’un seul coup le faix de toute son existence, faix trop lourd, semblait-il, pour ses muscles aujourd’hui. Vieux ! Il remua ses bras, secoua la tête, palpa ses membres. Vieillir… Et puis ? Il contempla la mer immortelle, soudain éveillé à la trouble perception de son implacable puissance ; il la vit non changée, noire et tachée d’écume sous l’éternelle veille des étoiles, il entendit son impatiente voix l’appeler du fond d’une vastitude sans merci, pleine de tumulte, de chaos et d’effroi. Il regarda au loin sur sa face et ne vit qu’une immensité tourmentée, aveugle, plaintive, furieuse, qui réclamait tous les jours de sa vie opiniâtre et qui, au soir de cette vie, réclamerait un corps usé jusqu’aux moelles à son esclave impénitent.

C’en était fini du gros temps. Le vent changea, vint au sud-est, lourd encore de vapeurs noires, et s’apaisa vite, non sans avoir donné au navire un fameux coup d’épaule vers le nord et les latitudes ensoleillées où règne l’alizé. Rapide et tout blanc, il courut vers la rive natale, en ligne droite, sous le ciel bleu et sur la plaine bleue de la mer. Il emportait la sagesse mûrie de Singleton, Donkin et la délicatesse de ses susceptibilités, la présomptueuse folie de nous tous. Oubliées, les heures de vaine tourmente ; nulle allusion à la terreur et à l’angoisse de ces sombres moments n’attrista jamais la paix radieuse des beaux jours. Pourtant notre vie sembla dater à nouveau de ce temps-là comme si, morts une fois, nous avions ressuscité. Toute la première partie du voyage, l’océan Indien, l’autre côté du Cap, tout cela se perdait dans des brumes, comme le rêve obsédant de quelque vie antérieure. Cette vie avait eu son terme — puis des heures mornes, un trou noir, un néant estompé d’un halo livide — et de nouveau nous vivions. Singleton, plus riche d’une vérité sinistre, M. Creighton d’une jambe endommagée ; le coq de gloire, — ce dont il abusait sans pudeur en toute occasion. Donkin comptait un grief de plus. Il allait, répétant avec insistance : « J’te fais sauter la cervelle, qu’il m’a dit, avez-vous entendu ? Ils vont nous assassiner à présent pour rien. » Alors, nous commençâmes à nous dire qu’en effet, c’était plutôt roide. Et nous étions fiers de nous. Nous nous targuions de notre crânerie, de notre capacité de travail, de notre énergie. Nous nous rappelions des épisodes flatteurs : notre dévouement, notre indomptable persévérance, non moins enorgueillis que si nos impulsions propres, sans aide, avaient tout opéré. Nous nous rappelions notre péril, notre labeur, et savions à propos oublier notre cuisante alarme. Nous décriâmes nos officiers, — qui n’avaient rien fait — et prêtâmes l’oreille au spécieux Donkin. Son souci de nos droits, le soin désintéressé qui l’attachait à notre dignité, ni l’invariable affront de nos paroles, ni le dédain de nos regards ne parvenaient à les décourager. Notre mépris pour lui ne connaissait pas de bornes, et nous ne pouvions écouter sans intérêt cet artiste consommé. Il nous dit que nous étions de braves gens, « des vrais, pas d’erreur », et qui nous en savait gré ? Qui se souciait de nos griefs ? N’était-ce pas « une vie de chien à deux livres dix shillings par mois » que nous menions ? Jugions-nous donc ce chétif salaire une compensation au risque encouru et à la perte de nos hardes ? « On n’a plus un fil ! » criait-il. Nous en oubliions que lui, du moins, et pour cause, n’avait rien perdu de ses propres biens. Les plus jeunes écoutaient, songeant à part eux : « Ce galapiat de Donkin y voit clair, quoique ça soye pas un homme, tant s’en faut. » Les Scandinaves tiquaient à ses audaces. Wamibo ne comprenait pas ; et les marins plus âgés hochaient gravement leurs têtes où les anneaux d’or brillaient aux lobes charnus des oreilles laineuses. Sévères, hâlés, des visages méditatifs s’étayaient sur des avant-bras tatoués. Des poings bruns aux grosses veines serraient dans leur noueuse étreinte l’argile blanche brunie de pipes à demi fumées. Ils écoutaient impénétrables, larges dos, épaules rondes, en un rude silence. Il parlait avec chaleur, irréfutable et discrédité. Sa pittoresque et ordurière faconde coulait comme un flot trouble d’une source empoisonnée. Ses petits yeux noirs, tels deux grains de jais, dansaient épiant de droite et de gauche, toujours sur l’alerte en cas d’approche d’officier. Parfois, M. Baker, se dirigeant vers l’avant pour jeter un coup d’œil à la voilure, roulait sa massive dégaine à travers le silence, soudain tombé, des hommes ; ou M. Creighton arrivait, traînant la jambe, la figure lisse, juvénile et plus intraitable que jamais, perçant notre bref mutisme d’un coup droit de ses yeux clairs. Derrière lui, Donkin recommençait à darder la sournoiserie de ses regards :

— En v’là un. Y’ en a ici qui l’ont amarré l’autre jour. Pour ce qu’il vous a dit merci ! Vous fait-il pas trimer pire qu’avant ? On l’aurait laissé à la traîne… Pourquoi pas ? Ça aurait coûté moins de mal. Pourquoi pas ?

Confidentiel, il se portait en avant, puis reculait, sûr de ses effets oratoires ; il chuchotait, clamait, agitait ses bras misérables pas plus gros que des tuyaux de pipe — tendait son maigre cou — bafouillait — louchait. Entre les pauses de son éloquence emportée, le vent dans la mâture soupirait doucement, la calme mer, le long du navire, élevait vers notre foule inattentive un murmure avertisseur. Tout abominable que nous considérions l’individu, comment nier la vérité lumineuse de ses remontrances ? Cela tombait sous le sens. — Bons marins, indubitablement, nous l’étions ; riches de mérites et pauvres de solde. Nos efforts avaient sauvé le navire et c’est le capitaine auquel on saurait gré. Qu’avait-il fait ? Nous voulions le savoir. Donkin demandait :

— Comment qu’il s’en aurait tiré sans nous ?

Et nous ne pouvions pas répondre. Opprimés par l’injustice du monde, surpris d’apercevoir depuis combien de temps son fardeau nous pesait sans que nous réalisions notre état déplorable ; nous souffrions d’un soupçon et d’un malaise, celui de notre obtuse stupidité qui n’avait rien su voir. Donkin nous assurait que c’était tout « notre bon cœur la cause », mais nous refusions de nous laisser consoler par si pauvre sophisme. Nous étions encore assez dignes du nom d’hommes pour convenir bravement envers nous-mêmes des insuffisances de notre intellect ; à dater de ce temps, pourtant nous nous abstînmes à l’adresse de notre héros des coups de pied, torsions de nez et bousculades accidentelles qui, ces derniers temps, après le passage du Cap, avaient fourni à nos loisirs une distraction éminemment populaire. Davies cessa de lui parler sur un air de défi d’yeux au beurre noir ou de nez aplatis, Charley, très baissé de ton depuis le coup de vent, ne le raillait plus. Knowles, déférent et d’un air matois, avançait des questions comme :

— Ça s’pourrait-il qu’on ait tous le même manger que les officiers ? Une supposition qu’on refuse tous d’embarquer jusqu’à ce qu’on ait obtenu ça. Et après, la prochaine chose qu’il faudrait demander ?

L’autre répondait, jamais à court, sur un ton de méprisante assurance, se pavanant les mains dans les poches d’habits trop grands, où il semblait travesti à dessein. C’étaient, pour la plupart, des habits de Jimmy, quoique Donkin, pas fier, acceptât n’importe quoi, d’où que cela vînt ; mais personne, sauf Jimmy, n’avait de quoi se montrer généreux. Son dévouement à Jimmy n’avait pas de limites. C’était à toute heure des incursions dans la petite cabine, il prévenait les besoins de Jimmy, amusait ses caprices, cédait aux exigences de ses humeurs, riait avec lui souvent. Rien ne l’aurait pu détourner de l’œuvre pie de la visite aux malades, en particulier lorsqu’il y avait quelque dur coup de halage à faire sur le pont. Deux fois M. Baker l’avait extrait de là par la peau du cou, à notre indicible scandale. Fallait-il donc abandonner un homme qui souffrait ? Allait-on nous maltraiter parce qu’on soignait un camarade ?

— Quoi ? grogna M. Baker en faisant face d’un front menaçant aux murmures ; et tout le demi-cercle, comme un seul homme, fit un pas en arrière. Hissez la bonnette d’hune. Allons, là-haut, Donkin, affale les cargues, ordonna le second d’une voix inflexible. Frappe le hale-bas. Débrouillons-nous !

Puis, la voile en place, il s’en allait lentement à l’arrière et restait longtemps à regarder le compas, soucieux, pensif et respirant fort, comme étouffé par le relent d’incompréhensible mauvais gré qui envahissait le navire. « Quelle mouche les pique ? songeait-il. Peux pas comprendre ces manières de renâcler à la besogne et de grogner. Et ça de la part d’un bon équipage, à tout prendre, pour ce qu’on trouve au jour d’aujourd’hui.

Sur le pont, les hommes échangeaient des paroles amères suggérées par une niaise exaspération contre je ne sais quoi d’injuste et d’irrémédiable qui ne souffrait point d’être mis en doute, et dont le reproche s’obstinait à leurs oreilles longtemps après que Donkin s’était tu. Notre petit monde glissait sur la courbe inflexible de sa route, chargé d’un peuple mécontent et ambitieux. Ils trouvaient un sombre réconfort à l’interminable et consciencieuse analyse de leur valeur méconnue, et, grisés par les doctrines prometteuses de Donkin, rêvaient avec enthousiasme au temps où tous les vaisseaux du monde vogueraient sur une mer toujours calme, manœuvrés par des équipages bien rentés, bien nourris de capitaines satisfaits.

La traversée s’annonçait longue. Nous laissâmes derrière nous l’alizé du sud-est inconstant et volage ; puis, sous le ciel gris et bas des parages équatoriaux, le navire, dans la chaleur lourde, flotta sur une mer unie, semblable à une dalle de verre dépoli. Des grains orageux suspendus à l’horizon tournaient autour de nous, très loin, grondants et courroucés, comme une troupe de fauves qui n’oseraient charger. Le soleil invisible, glissant au-dessus des mâts verticaux, mettait aux nuages une tache estompée de lumière diffuse, et, pareille, l’accompagnait une tache jumelle de clarté fanée, au même rythme, de l’est à l’ouest, sur la surface des eaux mates. La nuit, à travers l’impénétrable ténèbre de la terre et du ciel, de larges nappes de feu ondulaient sans bruit ; pour une demi-seconde, le navire, pris par le calme, se silhouettait mâts et gréement, chaque voile et chaque cordage nettement découpé en noir, au centre de ces flamboiements célestes, comme un vaisseau calciné captif en un globe de feu. Puis, de nouveau, pendant de longues heures, il demeurait perdu en un vaste univers de nuit et de silence, où des risées très douces, errant çà et là comme des âmes en peine, faisaient palpiter les voiles, on eût cru de peur soudaine, et arrachaient à l’océan, du fond de son linceul d’ombre, un murmure lointain de compassion — voix attristée, immense et frêle…

Une fois sa lampe éteinte et par la porte grande ouverte, Jimmy, en se retournant sur l’oreiller, pouvait voir s’évanouir par-delà la ligne droite de la lisse, fugaces et réitérées, les visions d’un monde fabuleux tramées de feux bondissants et d’eaux assoupies. L’éclair se reflétait au fond de ses larges yeux tristes qui semblaient en un rouge brasillement se consumer soudain dans sa figure noire ; puis il gisait alors, aveuglé, invisible, au sein d’une intense nuit. Du pont tranquille lui venait un bruit de pas légers, le souffle d’un homme flânant au seuil de la cabine, le faible craquement des mâts ployants, ou la voix calme de l’officier de quart réverbérée là-haut dure et claire, parmi les voiles inertes. Il prêtait avidement l’oreille, cherchant un répit aux lassantes divagations de l’insomnie en la perception attentive du son le plus léger. Un grincement de poulie lui donnait du cœur, il se rassurait à épier les pas et les murmures des changements de quart, s’apaisant à entendre le lent bâillement de quelque matelot recru de sommeil et de fatigue, s’étendant tout du long sur les planches pour dormir. La vie paraissait une chose indestructible. Elle continuait dans l’ombre, la lumière, le sommeil ; infatigable, elle battait d’une aile amie autour de l’imposture de cette proche mort. Elle brillait, comme le glaive tors de la foudre, recélant plus de surprises pourtant que la sombre nuit. Il s’y sentait sauf, en cette vie certaine, et le calme de son accablante obscurité lui semblait aussi précieux que son inquiète et périlleuse lumière. Mais le soir, pendant le quart de six à huit et même très avant dans le grand quart de nuit, un groupe d’hommes se voyait toujours assemblé devant la cabine de Jimmy. Ils s’adossaient de part et d’autre de la porte, paisiblement intéressés et les jambes croisées ; ils discouraient à cheval sur le seuil ou, par couples silencieux, restaient assis sur son coffre, tandis que contre le pavois, le long du mât d’hune de rechange, trois ou quatre se rangeaient méditatifs, leurs physionomies de simples éclairées par le rayon que projetait la lampe de Jimmy. L’étroit réduit repeint en blanc avait, dans la nuit, l’éclat d’un tabernacle d’argent, sanctuaire d’une noire idole étendue très droite sous sa couverture et qui clignait ses yeux las en recevant notre hommage. Donkin officiait. Il semblait un démonstrateur exhibant un phénomène, quelque manifestation bizarre, simple et méritoire, laquelle devait fournir aux spectateurs une profonde et inoubliable leçon :

— Regardez-le, il la connaît, lui, pas d’erreur ! exclamait-il de temps à autre en brandissant une main dure et décharnée comme l’ergot d’un oiseau d’eau.

Jimmy, sur le dos, souriait avec réserve et sans bouger un membre. Il affectait la langueur de l’extrême faiblesse comme pour bien nous manifester que notre retard à l’extirper d’une prison horrible, et cette nuit, ensuite passée sur la dunette parmi notre égoïste négligence, l’avaient achevé. Il y revenait volontiers, et le sujet, comme de juste, nous intéressait toujours. Il parlait spasmodiquement par élans intermittents coupés de longues pauses, comme marche un homme saoul.

— Le coq venait de me donner un bidon de café… Il me l’avait posé, comme ça, sur mon coffre, puis tapé la porte en sortant… Je sens un gros coup de roulis qui vient… Tâche de sauver mon café, me brûle les doigts… et tombe de mon lit… Le bateau a chaviré si vite… L’eau entre par le ventilateur… pas moyen de bouger la porte…, faisait noir comme sous terre… J’essaie de grimper dans la couchette au-dessus… Des rats… Un rat m’a mordu le doigt comme je montais… Je l’entendais nager au-dessous de moi… J’ai cru que vous ne viendriez jamais… Je pensais : ils sont tous à l’eau, naturellement… On n’entendait rien que le vent… Alors vous êtes arrivés… chercher le cadavre, faut croire… Un peu plus et…

— Dis donc, vieux, tu faisais un rare potin, là-dedans, observa Archie pensivement.

— Tiens ! avec le sacré vacarme que vous meniez en haut, vous autres… De quoi frapper n’importe qui… Je ne savais pas où vous vouliez en venir… Défoncer les sacrées planches…, ma tête… Tout juste ce qu’aurait fait une troupe d’imbéciles et de froussards… Pour ce que ça m’a rapporté !… Autant aurait valu… noyer… Peuh !

Il gémit, fit claquer ses larges dents blanches et regarda devant lui d’un œil vitupérateur. Belfast leva un regard douloureux au-dessus d’un sourire plein d’attendrissement déchiré, et crispa les poings à la dérobée ; Archie aux yeux bleus caressa ses favoris roux d’une main hésitante ; le maître d’équipage, de l’entrée, reluqua un instant, et, brusquement, s’esquiva, pouffant d’un gros rire. Wamibo rêvait… Donkin tâta son menton stérile en quête d’un poil rare, et dit, triomphalement, en glissant un regard oblique du côté de Jimmy :

— Regardez-le ! Je voudrais me porter moitié aussi bien qu’lui, parole !

Il jeta son pouce court par-dessus son épaule, désignant la partie postérieure du navire.

— Le v’là le moyen de les mater, eux autres, jappa-t-il sur un ton de bonne humeur forcée.

Jimmy dit :

— Ne fais pas l’idiot, d’une voix affable.

Knowles, tout en frottant son épaule au chambranle, remarqua finement :

— On peut pas tous se faire porter malades, ça serait la révolte.

— La révolte ! allons donc, ricana Donkin. Y a pas de règlement qui défende d’être malade.

— Ils vous collent six semaines de dur pour refus d’obéissance, riposta Knowles. Je me rappelle une fois, à Cardiff, l’équipage d’un bateau trop chargé. Quand je dis trop chargé…, c’est seulement qu’un vieux ponte, à l’air papa, avec une barbe blanche et un parapluie, s’était amené le long du quai et avait parlé aux hommes. Une cruauté, une barbarie, qu’il dit, de vous faire néyer en hiver pour quelques livres de plus que ça rapporte à l’armateur, qu’il dit comme ça. Il en pleurait presque — sans blague — et gréé à la hauteur qu’il était, redingue et chapeau du dimanche, ben convenable, quoi. Et les gars dirent qu’ils ne voulaient rien savoir pour aller se faire néyer en hiver, comptant sur le bonhomme pour témoigner à l’appui. Ils pensaient s’offrir une bombe soignée et deux ou trois jours de bordée. Et six semaines qu’ils ont écopé, rapport que le rafiot ne l’était pas, trop chargé. En tout cas, c’est ce qu’on a fait croire aux juges. Il n’y avait pas un bateau trop chargé, pas un, dans tout le dock de Penarth. Paraît que ce vieux birbe était aux gages de quelques bonnes personnes, avec ordre de chercher partout des bateaux trop chargés. Mais il n’y voyait pas plus loin que le bout de son parapluie. Des types, dans la pension où je loge quand je suis à Cardiff en attendant un embarquement, ils voulaient lui offrir un bain dans le dock, à ce vieux chialeur. On fit bien le guet, mais, sitôt hors du tribunal, il filait grand largue… Oui, six semaines…

Ils écoutaient, pleins de curiosité, hochant, durant les pauses, leurs rudes faces songeuses. Donkin ouvrit la bouche à une ou deux reprises, mais se contint. Jimmy restait étendu, les yeux ouverts, pas intéressé du tout. Un marin émit l’avis qu’après un verdict entaché de la plus atroce partialité, « les sacrés juges s’en vont boire un verre au compte du patron ». D’autres confirmaient le fait. Cela sautait aux yeux.

Donkin dit :

— Ben quoi ? Six semaines, c’est pas si terrible. A la boîte, au moins, on dort toutes les nuits, c’est réglé. Leurs six semaines, je les ferai sur la tête.

— T’as l’habitude, pas vrai ? demanda quelqu’un.

Jimmy condescendit à un sourire. Cela mit tout le monde de bonne humeur. Knowles, avec une surprenante agilité d’esprit, changea de terrain.

— Si on se faisait tous porter malades, comment qu’il ferait le bateau ? hein ?

Il posa le problème et rit à la ronde.

— Qu’il aille au diable, le bateau, grogna Donkin. On l’em… Il est pas à nous.

— Quoi ? Le laisser partir en dérive, alors ? insista Knowles d’un ton mal convaincu.

— Oui, en dérive. Et puis, on s’en f…, affirma Donkin avec une belle insouciance.

L’autre, qui ne suivait pas, méditait.

— Les vivres ficheraient le camp, marmottait-il… On n’arriverait jamais nulle part… Et pis, les jours de paye, quoi qu’on ferait ?

Sa voix reprit de l’assurance avec les derniers mots.

— T’aime ça, dis, Jacquot, un bon jour de paye, s’écria un auditeur assis sur le seuil.

— Pour sûr, parce qu’alors les filles lui mettent un bras autour du cou et l’autre dans son gousset, et l’appellent Ducky[4]. Pas vrai. Jacquot ?

— Jack, t’es la perdition des filles.

— Il en prend trois ensemble à la traîne comme un des gros remorqueurs à Watkins avec trois goëlettes à la fois.

— Jack, t’es un mauvais sujet de bancal.

— Jack, raconte-nous l’histoire de celle qu’avait un œil noir et un bleu.

— Bon Dieu, c’est pas ça qui manque su’ l’trottoir les filles avec un œil noir nature ou pas.

— Non, ça c’en est une à part ; dégoise, Jack.

Donkin avait l’air sévère et dégoûté, Jimmy bâillait, un loup de mer grisonnant branla la tête légèrement et sourit au fourneau de sa pipe, discrètement amusé. Knowles, ahuri, ne sachant où donner de la tête, bégayait de droite et de gauche.

— Non ! Si on peut dire !… Vous pouvez pas être sensément sérieux… Toujours à chiner.

Il se retira pudique, marmottant et pas fâché. Ils riaient avec des huées dans la lumière crue, autour du lit de Jimmy, où, sur l’oreiller blanc, sa face noire et creuse bougeait sans trêve. Une risée du vent arriva, fit fuser la flamme de la lampe et dehors, très haut, les voiles battirent, tandis que, tout près, la poulie de misaine heurtait d’un choc sonore le pavois de fer.

Une voix lointaine cria : « La barre au vent ! » Une autre moins distincte répondit : « Au vent toute ! » Les hommes se turent, attendant la suite. Le matelot au poil gris tapa sa pipe sur le pas de la porte et se mit debout. Le navire s’inclina mollement et la mer comme éveillée se plaignit d’un murmure assoupi. « Un peu de vent qui se lève », dit quelqu’un tout bas. Jimmy se tourna lentement pour faire face à la brise. La voix dans la nuit, haute et impérieuse, commanda : « Bordez la brigantine. » Le groupe assemblé devant la porte disparut de la zone de lumière. On n’entendit plus que le bruit de leurs bottes s’éloignant vers l’arrière, tandis qu’ils reprenaient en intonations variées : Bordez la brigantine !… Bordez !…

Donkin resta seul avec Jimmy. Un silence régna. Jimmy ouvrit et referma les lèvres plusieurs fois comme pour avaler des gorgées d’air plus frais ; Donkin remuant les orteils de son pied nu les examinait d’un œil absorbé.

— Tu ne leur donnes pas un coup de main là-haut ? interrogea Jimmy.

— Non, s’ils ne sont pas fichus à six de border leur sacrée pourriture de brigantine, ils ne valent pas le pain qu’ils mangent, répondit Donkin d’une voix blanche et importunée, comme montant du fond d’un trou.

Jimmy considéra ce profil conique à bec d’oiseau avec une sorte d’intérêt bizarre ; penché au bord de sa couchette, sa physionomie revêtait l’expression de calcul et d’incertitude d’un qui délibère sur le meilleur moyen de saisir quelque créature suspecte capable de piquer ou de mordre. Mais il dit seulement :

— Le second s’en apercevra. Y aura du grabuge.

Donkin se leva pour partir.

— Je lui ferai son affaire quelque nuit noire, tu verras si je blague, dit-il par-dessus son épaule.

Jimmy continua vite :

— Tu es comme un perroquet, un perroquet qui crie.

Donkin fit halte et pencha de côté sa tête attentive. Les oreilles trop grandes saillaient, transparentes et veinées, semblables aux ailes membraneuses de la chauve-souris.

— J’t’écoute, dit-il, le dos à son interlocuteur.

— Oui. A jacasser tout ce que tu sais, comme un sale cacatoès blanc.

Donkin attendit. Il entendait le souffle de l’autre lent et prolongé, le souffle d’un homme portant un poids de cent livres sur la poitrine. Puis il demanda, très calme :

— Quoi c’est-il que je sais ?

— Quoi ?… Ce que je te dis… Pas grand-chose. Pourquoi te faut-il… parler de ma santé comme tu fais ?

— C’est une carotte. Une sacrée, monumentale carotte, et de premier choix. Mais j’y coupe pas. Pas bibi.

Jimmy ne broncha pas. Donkin plongea ses mains dans ses poches et d’un seul pas dégingandé se rapprocha de la couchette.

— Je parle, et après ? C’est pas des hommes ici, c’est des bestiaux. Un troupeau qu’on mène. Je te soutiens… Pourquoi pas ? T’as des sous ?

— Peut-être bien. J’ai rien à dire pour ça.

— Alors, fais-y voir. Qu’ils apprennent ce qu’un homme peut faire. Je suis un homme et je connais ton truc.

Jimmy se rejeta plus loin sur l’oreiller ; l’autre tendit son cou maigre, baissa son visage d’oiseau vers le nègre, comme s’il visait ses yeux d’un bec imaginaire.

— Je suis un homme. J’ai compté les clous de toutes les portes de prison des colonies, plutôt que de céder sur nos droits.

— T’es un pilier de bagne, dit Jimmy faiblement.

— Et je m’en vante. Toi, t’avais pas assez de nerf, alors tu as monté ce bateau-là.

Il s’arrêta, puis, soulignant son arrière-pensée, accentua lentement :

— T’es pas malade. Voyons ?

— Non, dit Jimmy avec fermeté.

Sa voix tomba tout à coup, comme il ajoutait dans un murmure :

— Un peu mal en train, comme ça, par moments, cette année.

Donkin ferma un œil, grimace amicale et complice. Il chuchota :

— C’est pas la première fois que tu tires au flanc, pas vrai ?

Jimmy sourit, puis, comme incapable de se contraindre, laissa échapper :

— A mon dernier bord, oui. Ça n’allait pas pendant la traversée. Tu comprends ? C’était facile. Ils m’ont payé à Calcutta et le patron n’a pas fait de chichi. J’ai eu mon compte. Cinquante-huit jours couché. Les imbéciles ! Chaque sou de mon dû.

Il ricana spasmodiquement. Donkin s’égaya de compagnie. Puis Jimmy toussa violemment.

— Je vais aussi bien que jamais, fit-il, sitôt qu’il eut repris haleine.

Donkin eut un geste de dérision.

— Pour sûr, dit-il d’un air profond, ça se voit.

— Eux ne voient pas, dit Jimmy, en ouvrant la bouche comme un poisson.

— Ils en avaleraient bien d’autres, affirma Donkin.

— Ne cause pas trop, admonesta Jimmy d’une voix épuisée.

— De quoi ? De ta petite farce, Hein ? commenta Donkin avec jovialité.

Puis, d’un ton de brusque dégoût :

— Tu penses qu’à toi. Tant qu’t’es content…

Ainsi taxé d’égoïsme, James Wait se remonta la couverture jusqu’au menton et resta tranquille un moment. Les lèvres lourdes saillaient en une moue noire qui ne s’effaçait plus.

— Pourquoi tiens-tu si fort à faire du grabuge ? demanda-t-il sans grand intérêt.

— Pa’ce que c’est une sacrée honte. On nous exploite… Mauvaise nourriture, mauvaise paye… C’que j’veux, c’est qu’on leur monte un sacré chahut ; un vrai nom de Dieu d’potin dont ils se souviennent ! Bousculer les gens…, faire sauter la cervelle… Faudrait voir ! Est-on des hommes ?

Son altruisme indigné flamba. Puis il dit avec calme :

— J’ai fait prendre l’air à tes nippes.

— Très bien, dit Jimmy d’une voix languide, rentre-les.

— Passe-moi la clef de ton coffre, dit Donkin avec une impatience amicale, je te les serrerai.

— Apporte-les ici, je les serrerai moi-même, répondit James Wait avec sévérité. Donkin baissa les yeux, marmotta quelque chose.

— Tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? s’enquit Wait anxieux.

— Nib. Fait sec, qu’ils restent pendus jusqu’au matin, dit Donkin avec un tremblement insolite dans la voix, comme s’il contraignait son rire ou sa colère. Jimmy parut satisfait.

— Donne-moi un peu d’eau pour la nuit dans mon bidon, là, fit-il.

Donkin franchit le pas de la porte.

— Va la chercher toi-même, répliqua-t-il d’une voix bourrue. Tu peux, à moins que tu le soyes, malade.

— Sûr que je peux, dit Wait, mais…

— Alors, fais-le, dit Donkin, hargneusement ; si tu peux voir après tes nippes, tu peux voir après ta peau.

Il remonta sur le pont sans un coup d’œil en arrière.

Jimmy étendit la main vers le bidon. Pas une goutte. Il le replaça doucement en étouffant un soupir et ferma les paupières. Il pensa : « Ce loufoque de Belfast m’apportera de l’eau si j’en demande. L’idiot. J’ai très soif… »

Il faisait chaud dans la cabine qui semblait tourner lentement, soudain détachée du navire, glissant d’un rythme égal dans un espace aride et lumineux où, tournant très vite, brûlait un soleil noir. Immensité sans eau ! Pas d’eau ! Un gendarme qui ressemblait à Donkin lampa un verre de bière au bord d’un puits vide et s’envola battant de l’aile à grands coups. Un vaisseau, dont les pommes de mâts perçaient le ciel et ne se voyaient plus, déchargeait du grain et le vent en faisait tourbillonner la balle le long du quai d’un dock à sec. Jimmy tournoyait d’accord avec la balle jaune, très las et immatériel. L’intérieur de son corps s’était évanoui. Il se sentait plus léger que la balle, et plus desséché. Il enfla sa poitrine creuse. L’air s’y engouffra, charriant en sa course une foule d’étranges objets qui ressemblaient à des maisons, des arbres, des gares, des réverbères… Il n’y en avait plus ! Plus d’air, et il n’avait pas achevé son aspiration profonde. Mais il était en prison. On poussait les verrous. Une porte tapa. Deux tours de clef — on lui jette un seau d’eau sur le corps… Ouf ! Pourquoi ?

Il ouvrit les yeux. La chute lui avait paru lourde pour un corps si vide, si vide, si vide. Il était dans sa cabine. Ah ! Tout allait bien. Sa figure ruisselait de sueur, ses bras pesaient comme du plomb. Il vit le coq debout dans l’embrasure, une clef de cuivre dans une main et un pot d’étain brillant dans l’autre.

— je viens de fermer les portes pour la nuit, dit le coq rayonnant et bénévole. On vient de piquer huit heures. Je t’apporte un peu de thé froid pour la nuit, Jimmy. Même que j’y ai mis du sucre blanc, du carré. Le bateau ne coulera pas pour ça.

Il entra, fixa le pot au bord de la couchette et demanda par acquit de conscience :

— Comment ça va ?

Puis s’assit sur le coffre.

— Hum, grogna Wait d’un ton peu engageant.

Le coq s’épongea le front avec un chiffon de coton sale qu’ensuite il se noua autour du cou.

— Les chauffeurs font ça sur les vapeurs, dit-il avec sérénité et très content de lui. Ma besogne est aussi dure que la leur, j’ai idée, et me tient plus longtemps. Tu les as jamais vus au fond de leur trou ? Des diables, qu’on dirait, qui chauffent, chauffent, chauffent, tout en bas.

Son index montrait le plancher. Quelque pensée lugubre obscurcit sa face joviale, ombre de nuage voyageant sur la clarté d’une mer calme. Le quart relevé passa en corps à grand bruit de lourdes semelles, dans la lueur projetée par la porte. Quelqu’un cria : « Bonsoir ! » Belfast fit halte un moment, allongea la tête vers Jimmy et resta frémissant et muet comme d’émotion réprimée. Il jeta au coq un regard chargé de funèbres augures et disparut. Le coq toussa pour s’éclaircir la voix. Jimmy, les yeux au plafond, ne faisait pas plus de bruit qu’un homme qui se cache.

Une brise très douce éventait la nuit claire. Le navire donnait légèrement de la bande, glissant tranquillement sur une mer sombre vers l’inaccessible splendeur en fête d’un horizon criblé de points de feu. Au-dessus des mâts, la courbe resplendissante de la voie lactée chevauchait le ciel, arc triomphal d’éternelle lumière, jeté sur la terre et son sentier ténébreux. A la pointe du gaillard d’avant, un homme sifflait avec une netteté bruyante un air vif de gigue, tandis qu’on entendait vaguement un autre tapant des pieds en mesure. Un murmure confus de voix arriva de l’avant : des rires, des refrains. Le coq secoua la tête, épia Jimmy d’un œil oblique et se prit à marmotter :

— Oui-da. Danser et chanter. Ils ne pensent qu’à ça. Je m’étonne que la Providence ne se lasse pas. Ils oublient le jour qui doit sûrement venir… tandis que toi…

Jimmy avala une gorgée de thé, précipitamment, comme s’il l’eût volée et se blottit sous sa couverture, en appuyant de côté vers la cloison. Le coq se leva, ferma la porte, puis se rassit et, nettement, articula :

— Chaque fois que je tisonne mon fourneau, je pense à vous autres jurant, volant, mentant et pis encore, comme si un autre monde ça n’existait pas. Pas mauvais garçons, avec ça, concéda-t-il d’une voix ralentie ; il musa un instant, déplorant ces choses, puis reprit d’un ton résigné :

— Qu’y faire ? Ce sera leur faute s’ils ont chaud un jour. Chaud que je dis ?… Les fournaises d’un de ces paquebots du White Star ne sont rien à côté.

Il se tut pendant quelques minutes. Un grand tumulte emplissait sa cervelle, vision brouillée de silhouettes rayonnantes, concert exaltant de chants enthousiastes et de gémissements torturés. Il souffrit, jouit, admira, approuva. Il se sentit content, effrayé, soulevé au-dessus de lui-même, comme cet autre soir (la seule fois de sa vie, vingt-sept années auparavant, il aimait à se rappeler le chiffre), où jeune homme alors, il lui était arrivé, se trouvant en mauvaise compagnie, de s’intoxiquer dans un café chantant de l’East End. Un flot d’émotion soudaine l’emporta, le ravit d’un coup hors de sa chair mortelle. Il plana. Il contempla face à face le secret de l’au-delà. Secret enchanteur, excellent. Il le chérit, en même temps que soi-même, tout l’équipage et Jimmy. Son cœur déborda de tendresse, de sympathie, du désir de se mêler de choses, d’inquiétude pour l’âme de ce noir, d’orgueil devant l’éternité certaine, d’un sentiment de puissance. Le saisir dans ses bras et le projeter en plein salut, au beau milieu…, pauvre âme noire… plus noire que son corps…, pourriture… démon… Non ! Ce n’était pas cela. Il fallait parler force… Samson… Un grand fracas comme de cymbales choquées résonna dans ses oreilles ; un éclair lui révéla un pêle-mêle extatique de visages radieux, de lis, de livres d’heures, de joie supra-terrestre, de linge blanc, de harpes d’or, de redingotes, d’ailes. Il vit des robes flottantes, des visages frais rasés, une mer de clarté, un lac de bitume. Des parfums suaves flottaient avec des relents de soufre — langues de feu rouge léchant une blanche nuée. Une voix formidable tonna ! Cela dura trois secondes.

— Jimmy ! s’écria-t-il, d’un ton inspiré. Puis il hésita. Une étincelle de pitié humaine luisait encore à travers l’infernale vanité de son rêve fumeux.

— Quoi ? dit James Wait à contrecœur. Un silence régna. Il tourna la tête à peine et risqua un regard timide. Les lèvres du cuisinier bougeaient sans bruit ; dans sa figure illuminée les yeux fixaient le ciel. Il semblait implorer en son for intérieur les poutres du plafond, le crochet de cuivre de la lampe, deux cafards.

— Dis donc, fit Wait, je veux dormir. Je crois qu’il y aurait moyen.

— Ce n’est pas le moment de dormir, exclama le coq très haut. Il avait dévotement secoué ses derniers scrupules d’humanité. Il n’était plus qu’une voix — un je ne sais quoi de sublime et de désincarné — de même qu’en cette nuit mémorable, la nuit où il franchit les mers pour faire du café à des pécheurs en perdition.

— Ce n’est pas le moment de dormir, répéta sa voix exaltée. Est-ce que je peux dormir, moi ?

— M’en f…, dit Wait, avec une énergie factice. Moi je peux. Va te coucher.

— Il jure… Dans la gueule même…, presque dans la gueule… Ne vois-tu pas le feu…, ne sens-tu pas la fournaise ? Malheureux aveugle, gorgé de péché ! Je le vois pour toi. Ah ! c’en est trop. J’entends jour et nuit une voix qui me dit : Sauve-le ! Jimmy laisse-toi sauver !

Les mots de prière et de menace sortirent de sa bouche comme un torrent déchaîné. Les cafards s’enfuirent. Jimmy transpirait, se tortillait sournoisement sous sa couverture. Le coq brailla :

— Tes jours sont comptés !

— Va-t’en d’ici, barytonna Wait, courageusement.

— Prie avec moi !…

— Je ne veux pas !…

Une chaleur de four régnait dans la petite cabine. Elle contenait une immensité de peur et de souffrance, une atmosphère de cris et de plaintes, des prières vociférées comme des blasphèmes et des malédictions étouffées. Dehors, les hommes appelés par Charley qui les informa en accents réjouis qu’une dispute se poursuivait chez Jimmy, se pressaient devant la porte close, trop surpris pour ouvrir. Tout l’équipage était là. Le quart relevé s’était précipité en chemise sur le pont comme après un abordage. Des hommes montés en courant demandaient : « Qu’est-ce que c’est ? » D’autres disaient : « Écoute ! » Les clameurs assourdies continuaient de plus belle :

— A genoux ! A genoux !

— Tais-toi !

— Jamais ! Tu m’appartiens… On t’a sauvé la vie… Dessein de Dieu… Miséricorde… Repens-toi !

— Tu es un toqué d’idiot !

— J’ai compte à rendre de toi…, de toi… je ne fermerai plus l’œil en ce monde si je…

— Assez !

— Non ! La fournaise, penses-y !

Puis un déblatèrement aigu, passionné, de mots sonnant comme une grêle :

— Non ! cria Jim.

— Oui. C’est sûr ! Rien à faire… Tout le monde le dit.

— Tu mens !

— je te vois mort à cette heure… devant moi… Tu ne vaux pas mieux.

— Au secours ! fit Jimmy d’une voix perçante.

— Pas dans cette vallée de larmes…, regarde là-haut ! hurla l’autre.

— Va-t’en ! Au meurtre ! clama Jimmy.

Sa voix cessa. On entendit des plaintes, des murmures vagues, quelques sanglots.

— Qu’est-ce qui se passe donc ? dit une voix rarement entendue.

— Arrière, vous autres. Arrière donc ! répéta M. Creighton sévèrement en frayant un passage au capitaine.

— Voici le vieux, murmurèrent quelques voix.

— Le coq est là, sir, s’écrièrent plusieurs en reculant.

La porte claqua, brusquement ouverte, dardant un large rai de lumière sur les visages intrigués ; une bouffée chaude d’air vicié s’exhala. Les deux officiers dominaient de la tête et des épaules la frêle silhouette à tête grise apparue entre eux, en habits râpés, raide et anguleuse comme une statue de pierre dans l’impassibilité de ses traits fins. Le coq à genoux se releva. Jimmy, sur son séant, étreignait ses jambes ployées. Le gland de son bonnet de nuit bleu tremblait imperceptiblement au-dessus de ses genoux. Ils contemplaient surpris la courbe longue de son dos, tandis que de biais, un œil blanc luisait aveugle dans leur direction. Il avait peur de tourner la tête, il se repliait en lui-même ; la perfection de cette immobilité au guet revêtait un aspect surprenant et animal. Il n’y avait plus là qu’une chose d’instinct, l’immobilité sans pensée d’une brute apeurée.

— Que faites-vous ici ? demanda M. Baker d’un ton sec.

— Mon devoir, dit le coq avec ferveur.

— Votre… quoi ? commença le second.

Le capitaine Allistoun lui toucha le bras légèrement.

— Je connais sa lubie, dit-il, à mi-voix. Hors d’ici, Podmore, ordonna-t-il tout haut.

Le coq joignit les mains, brandit ses poings au-dessus de sa tête et ses bras tombèrent comme devenus trop lourds. Un moment il resta là, tête perdue, sans paroles.

— Jamais, bégaya-t-il… je… lui…

— Qu’est-ce que vous dites ? prononça le capitaine AIIistoun ? Sortez tout de suite, ou bien…

— Je m’en vais, dit le coq promptement, d’un air de sombre résignation.

Il franchit le seuil avec fermeté, hésita, fit quelques pas. Tous le contemplaient en silence.

— Je vous rends responsables ! cria-t-il avec désespoir en pivotant à demi. Cet homme se meurt. Je vous rends…

— Encore là ? héla le patron d’un ton gros d’orage.

— Non, sir, exclama l’autre très vite, une alarme dans la voix.

Le maître d’équipage l’emmena par un bras ; quelqu’un rit, Jimmy leva la tête, risqua un œil furtif et d’un bond inattendu sauta hors de la couchette. M. Baker, adroitement, l’empoigna au vol ; le groupe qui encombrait la porte grogna de surprise. Le nègre fléchit dans les bras du second.

— Il ment, suffoquait-il, il parle de démons noirs. C’est lui un diable, un diable blanc. Je suis solide.

Il se raidit et M. Baker, pour voir, le lâcha. Il chancela, fit un pas ou deux en avant sous le regard calme et pénétrant du capitaine Allistoun ; Belfast se précipita pour soutenir son ami. Il ne semblait pas se douter d’un voisinage quelconque ; il resta muet un instant, luttant contre une légion de terreurs innommables, parmi les regards avides de ces curiosités allumées qui l’observaient de loin, seul absolument, en l’impénétrable solitude de sa crainte. Des souffles lourds brassèrent la ténèbre. La mer à travers les dalots gargouilla comme le navire donnait de la bande sous une brève risée du vent.

— Empêchez-le donc de venir m’embêter, fit enfin le baryton sonore de James Wait, tandis qu’il s’appuyait de tout son poids sur la nuque de Belfast. Ça va mieux cette semaine… Je suis d’aplomb… J’allais reprendre mon service demain — tout de suite, si vous voulez, capitaine.

Belfast tassa les épaules pour tenir Wait debout.

— Non, dit le patron en le fixant.

Sous l’aisselle de Jimmy la figure rouge de Belfast grimaçait inquiète. Une rangée d’yeux brillants bordait la zone de lumière. Les hommes se poussaient du coude, tournaient la tête, chuchotaient entre eux. Wait laissa tomber le menton sur la poitrine et sous ses paupières baissées promena alentour son regard soupçonneux.

— Pourquoi pas ? cria une voix sortant des ombres, il n’a rien, sir.

— Je n’ai plus rien, dit Wait, avec feu. Mal en train… fini maintenant… vais reprendre.

Il souffla.

— Sainte Mère de Dieu ! s’écria Belfast en remontant les épaules, tiens-toi debout, Jimmy.

— Va-t’en de là alors, dit Wait en éloignant Belfast d’une poussée pétulante. Puis il tituba, se raccrocha au chambranle. Ses pommettes luisaient comme sous l’enduit d’un vernis. Il arracha son bonnet de nuit, s’en essuya le visage, le jeta sur le pont.

— Je sors, dit-il, sans bouger.

— Non. Je dis non, dit le patron tout sec.

Des pieds nus traînèrent sur les planches, des voix désapprobatrices murmurèrent de toutes parts, il continua comme s’il n’entendait point :

— Vous aurez tiré au flanc pendant toute la traversée et à présent vous voulez sortir ? Vous vous jugez assez près du comptoir de paye. Ça sent la terre déjà, hein ?

— J’ai été malade, ça va mieux maintenant, marmonna Wait, les yeux luisants sous la lumière.

— Vous avez fait le malade, rétorqua sévèrement le capitaine Allistoun ; voyons… — il hésita moins d’une demi-seconde — ça crève les yeux. Vous n’avez rien du tout, mais ça vous a plu de garder le lit et ça me plaît à moi maintenant que vous y restiez. M. Baker, j’entends qu’on ne voie pas cet homme sur le pont d’ici la fin du voyage.

Il y eut des exclamations de surprise, de triomphe, d’indignation. Le groupe sombre des matelots se porta en avant dans la zone éclairée.

— Pourquoi ? — Je te l’avais dit… — Si c’est pas honteux… — Ça, par exemple, faudrait voir à en causer, brailla Donkin du dernier rang. — As pas peur, Jim, t’auras ton dû, crièrent plusieurs voix ensemble. Un matelot âgé s’avança :

— C’est-il à dire, sir, demanda-t-il d’un ton oraculaire, qu’un gars malade n’aurait pas le droit de se remettre à bord de ce sabot ?

Derrière lui, Donkin chuchotait rageusement au milieu d’une foule où personne ne lui jetait l’aumône d’un regard, mais le capitaine Allistoun secoua son index devant la face bronzée, durcie par la colère de son interlocuteur.

— Toi, tais-toi, fit-il en guise d’avertissement.

— Il y a rien de fait, clamèrent trois ou quatre jeunes matelots.

— On est donc des machines ? s’enquit Donkin d’un ton perçant, en plongeant sous les coudes du premier rang.

— On lui fera voir qu’on n’est pas des mousses.

— C’est un homme comme les autres, tout noir qu’il est.

— On va pas manœuvrer ce sacré bateau sans compte de bras si Boule de Neige peut travailler.

— Il le dit.

— Eh bien alors, la grève, les gars !

— C’est ça, v’là le pépin, la grève !

Le capitaine Allistoun dit d’une voix nette au lieutenant : « Du calme, M. Creighton », et demeura maître de lui parmi le tumulte, écoutant avec une attention profonde le mélange de grognements et de cris aigus, chaque apostrophe et chaque juron de ce déchaînement soudain. Quelqu’un du pied ferma la porte de la cabine ; l’ombre pleine de menaçants murmures sauta dans un claquement sec par-dessus le rai de clarté muant les hommes en ombres gesticulantes qui grondaient, sifflaient, riaient avec animation. M. Baker dit à mi-voix :

— Eloignez-vous d’eux, sir.

La haute prestance de M. Creighton semblait planer autour de la grêle silhouette du patron.

— On nous en a fait voir de toutes les couleurs pendant cette traversée, mais ça c’est le bouquet, ronchonna une voix.

— C’est-il un camarade ou non ?

— Est-on des gosses ?

— Les bâbordais, faut pas marcher.

Charley, emporté par son ardeur, poussa un sifflet strident, puis jappa :

— C’est notre Jimmy qu’il nous faut !

Le vacarme sembla changer de ton. Un nouvel éclat de discordante colère monta. D’emblée plusieurs querelles partirent à la fois.

— Oui.

— Non.

— Malade, jamais de la vie.

— Tape donc dedans.

— Ta bouche, gamin. C’est affaire à débrouiller entre hommes.

— Pas possible ? murmura le capitaine Allistoun non sans amertume.

M. Baker grogna :

— Hou ! Ils deviennent fous. Voilà un mois que ça mijote.

— J’avais remarqué, dit le patron.

— Les voilà qui s’empoignent entre eux à présent, dit M. Creighton avec dédain. Il vaudrait mieux pour vous gagner l’arrière, sir. Nous les calmerons.

— Du sang-froid, Creighton, fit le patron.

Et les trois hommes se mirent lentement en marche vers la porte de la cabine.

Parmi les ombres des haubans d’avant, une masse noire frappait du pied, tournaillait, avançait, reculait. Des paroles s’échangeaient : reproche, encouragement, méfiance, exécration. Les plus vieux matelots, dans le désarroi de leur colère, grondaient leur détermination d’en finir avec ceci ou cela ; les esprits avancés de la plus jeune école exposaient leurs griefs et ceux de Jimmy en clameurs confuses et discutaient entre eux. Pressés autour de cette carcasse moribonde, juste emblème de leurs aspirations, et s’exhortant l’un l’autre, ils oscillaient, piétinaient sur place, criaient qu’ils ne voulaient pas se laisser duper. A l’intérieur de la cabine, Belfast, tout en aidant Jimmy à se recoucher, fourmillait du désir de ne rien perdre de l’esclandre et retenait avec difficulté les pleurs de sa facile émotion. James Wait, à plat sur le dos sous sa couverture, poussait des plaintes entrecoupées.

— Nous te soutiendrons, a pas peur, assura Belfast en bordant les pieds du nègre.

— Je sors demain matin…, on verra…, il faudra que vous autres…, marmonna Wait. Je sors demain…, pas de patron qui tienne.

Il leva un bras à grand-peine et se passa la main sur le visage.

— Ne laissez plus ce cuisinier…, souffla-t-il.

— Non, non, dit Belfast en tournant le dos à la couchette. Il verra ce qu’il prend s’il t’approche.

— Je lui casse la gueule ! exclama faiblement James Wait dans un paroxysme de débile rage ; je ne voudrais tuer personne, mais…

Il haletait très fort, comme un chien après une course au soleil. Quelqu’un au dehors, tout contre la porte, brailla :

— Il se porte aussi bien que n’importe qui !

Belfast mit la main sur le bouton de la porte.

— Dis donc ! appela James Wait, précipitamment et d’une voix si claire que l’autre pivota d’un sursaut.

James Wait, étendu, noir et cadavérique, dans l’éblouissante lumière, tourna la tête sur l’oreiller. Les yeux fixaient Belfast, adjurateurs et impudents.

— Je suis un peu faible d’être resté couché si longtemps, fit-il distinctement.

Belfast approuva d’un signe de tête :

— Mais je me remets, insista Wait.

— Oui. J’ai bien remarqué que ça allait mieux depuis… un mois, dit Belfast en regardant par terre. Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-il et il sortit en courant.

Immédiatement, il fut aplati contre la paroi de la dunette par deux hommes qui le heurtèrent. Un vacarme de disputes semblait l’envelopper. Il se dépêtra et vit trois formes indécises debout, isolées, dans l’ombre moins opaque, sous l’arche de la grand-voile qui montait au-dessus de leurs têtes comme la muraille convexe d’un haut édifice. Donkin sifflait.

— Tombez dessus…, il fait noir !

Le groupe s’ébranla vers l’arrière puis s’arrêta net. Donkin, agile et maigre, passa, rasant le sol, le bras droit décrivant un moulinet, puis fit halte soudain, les doigts rigidement étendus vers le ciel. On entendit filer en tournoyant quelque objet lourd qui passa entre les têtes des deux officiers, ricocha lourdement le long du pont, frappa le panneau pour finir d’un choc pesant et sourd. Massive, la forme de M. Baker se précisa :

— Reprenez votre bon sens ! cria-t-il en marchant vers le groupe stationnaire.

— Revenez, M. Baker ! héla le patron de sa voix calme.

Le second obéit à contrecœur. Il y eut une minute de silence, puis un assourdissant tapage éclata. Plus haut, la voix d’Archie, énergique, affirma :

— Si tu recommences, je dis que c’est toi !

On criait :

— Arrête !

— Lâche ça !

— Nous ne marchons pas pour ce truc-là !

La grappe humaine de formes noires oscilla vers les bastingages, puis de nouveau vers la dunette. Des ombres vagues chancelaient, tombaient, se relevaient d’un bond. Sous des pieds trébuchants, sonnaient des boucles de fer.

— Lâche ça !

— Laisse-moi !

— Non.

— Sacré…

Puis un bruit de face giflée, de morceau de fer tombant sur le pont, de lutte brève, tandis que l’ombre d’un corps coupait le grand panneau de sa course rapide, obliquement, devant l’ombre d’un coup de pied. Une voix, qui pleurait de rage, vomit un torrent d’ignobles injures.

— Ils lancent des choses, à présent, bon Dieu ! grogna M. Baker dérouté.

— C’était à mon intention, dit le capitaine tranquillement. J’ai senti le vent ; qu’était-ce ? Un cabillot de fer ?

— Diable, dit M. Creighton.

Les voix confuses des matelots au milieu du navire se mêlaient au clapotis des lames, montaient parmi les voiles muettes et distendues, semblaient déborder dans la nuit, plus loin que l’horizon, plus haut que le ciel. Les étoiles luisaient sans défaillance au-dessus des mâts penchés. Des traînées de lumière zébraient l’eau, divisées par l’étrave en marche ; et, le navire passé, tremblaient encore longtemps, comme d’effroi de la mer murmurante.

Entre-temps, l’homme de barre, curieux de savoir ce qui se passait, avait lâché la roue ; et, courbé en deux, courut, à longs pas amortis, jusqu’au fronteau de dunette. Le Narcisse, abandonné à lui-même, vint doucement au vent, sans que personne s’en rendît compte. Il roula légèrement, puis les voiles assoupies s’éveillèrent soudain, heurtèrent toutes ensemble les mâts d’un claquement puissant, puis s’enflèrent, l’une après l’autre, en une succession rapide de détonations sonores qui tombèrent des hauts espars jusqu’à ce que, la dernière, la grand-voile se bombât violemment avec le bruit d’un coup de canon. Le navire trembla de la pomme des mâts à la quille, les voiles continuaient à crépiter comme une salve de mousqueterie, les écoutes de chaîne et les maillons, détachés, tintinnabulaient là-haut en grêle carillon ; les poulies gémirent. On eût dit une secousse irritée donnée au navire par une invisible main, afin de rappeler les hommes qui peuplaient ses ponts au sens de la réalité, de la vigilance, du devoir.

— La barre au vent, commanda le capitaine. Courez derrière, monsieur Creighton, voir ce qui arrive à cet imbécile.

— Bordez plat les focs. Pare à drosser au vent, gronda M. Baker.

Surpris, des hommes couraient prestement en répétant les ordres. Le quart relevé, abandonné par le quart de service, dériva vers le gaillard d’avant par groupes de deux ou trois, dans un clabaudage de discussions bruyantes.

— On verra ça demain ! cria une grosse voix comme pour couvrir d’une insinuation de menace une retraite sans gloire.

Puis on n’entendit plus que les ordres, la chute des lourds rouleaux de cordages, le cliquetis des poulies. La tête blanche de Singleton semblait voleter çà et là, dans la nuit, au-dessus du pont, comme un oiseau fantôme.

— On marche, sir, héla M. Creighton de l’arrière.

— On porte plein.

— All right !…

— Filez les écoutes de foc en douceur. Levez les manœuvres, grogna M. Baker affairé.

Peu à peu s’éteignirent les bruits de pas, les colloques de voix confuses, et les officiers, assemblés à l’arrière, discutèrent les événements. M. Baker, dans le désarroi de ses pensées, grognait, M. Creighton rageait, malgré son sang-froid apparent ; mais le capitaine Allistoun demeurait calme et réfléchi. Il écoutait la dialectique mêlée de grognements de M. Baker, les incidentes sévères jetées par Creighton, tandis que, les yeux fixés sur le pont, il soupesait le cabillot de fonte qui venait de manquer sa tête, il y avait un moment, comme s’il tenait là le seul fait tangible de toute la transaction. C’était un de ces commandants qui parlent peu, semblent ne rien entendre, ne regardent personne, et qui savent tout, entendent le moindre murmure, discernent chaque ombre fugitive de la vie de leur navire. La haute stature de ces deux officiers dominait sa maigre et courte silhouette ; ils se parlaient par-dessus sa tête ; ils montraient leur trouble, leur surprise, leur colère, tandis qu’entre eux deux, le petit homme tranquille semblait puiser sa sérénité taciturne aux profondeurs d’une plus vaste expérience. Des lumières brûlaient dans le poste d’équipage ; de temps à autre, une bruyante rafale de discours et de bavardages balayait les ponts, vite évanouie, comme si, dans son inconscience, le navire, glissant doucement à travers la grande paix de la mer, avait laissé derrière lui, à jamais, toute la folie et toute la rancune de la turbulente humanité. Mais cela reprenait par intervalles. Des bras gesticulaient ; des profils de têtes, bouches bées, apparaissaient un moment, dans les carrés illuminés des portes ; des poings noirs saillaient, aussitôt rétractés.

— Oui, convint le patron, il est odieux d’avoir à subir, sans provocation, pareil esclandre.

Un tumulte de hurlements monta dans la lumière, cessa tout à coup… Il ne pensait pas que cela s’aggravât pour l’instant… Le timbre d’une cloche heurtée se fit entendre à l’arrière ; une autre de l’avant lui répondit, d’un ton plus grave et la clameur du métal sonore s’épancha autour du navire en un cercle d’amples vibrations qui se perdirent dans l’ombre et le vide immesurés de la mer… Qu’il les connaissait bien ! Certes ! Au cours de tant d’années. D’autres gaillards que ceux-là… De vrais hommes sur qui compter dans un coup de chien. Pire que des diables aussi, parfois…, pire que tous les diables cornus d’enfer. Peuh ! Ceci ?… rien du tout. Leur ferraille m’a manqué d’une lieue au moins…

On relevait à la barre comme d’habitude.

— Près et plein, dit très haut l’homme qui parlait.

— Près et plein, répéta l’autre en empoignant les manettes.

— C’est à ce vent debout que j’en ai, s’écria le patron, frappant du pied sous le coup d’une subite colère. Vent debout ! Tout le reste n’est rien.

Une seconde lui rendit son calme.

— Tenez-les en haleine cette nuit, messieurs ; qu’ils sentent qu’on les garde en main toujours — doucement s’entend. Vous, Creighton, attention à ne pas jouer des poings. Demain, je leur parlerai comme un oncle de Hollande. Tas de chaudronniers… Je pourrais compter les vrais matelots qu’il y a dans le nombre sur les doigts d’une seule main.

Il s’arrêta.

— Vous aviez cru que je déménageais, je parie, monsieur Baker ?

Il se tapa le front du doigt avec un sourire bref.

— Quand je l’ai vu debout là, aux trois quarts mort et les boyaux tordus de peur — tout noir au milieu des autres qui ouvraient la bouche en le regardant — sans ressort pour faire face à ce qui nous attend tous, l’idée m’est venue comme ça, tout à coup, avant le temps de réfléchir. Je le plains comme on plaindrait une bête malade. Si jamais être fut en plus mortelle frousse de mourir ! … J’ai pensé qu’il valait mieux le laisser s’éteindre à sa manière. On a de ces impulsions. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que ces idiots… Je ne vais pas revenir là-dessus à présent. Sûr.

Il fourra le morceau de fonte dans sa poche, l’air honteux de cette expansion subite, puis péremptoire :

— Si vous repincez Podmore à ses exercices, dites-lui que je le ferai mettre sous la pompe. J’ai dû le faire déjà une fois. Le bonhomme a des crises qui le prennent de temps à autre. Bon cuisinier avec ça.

Il s’éloigna rapidement, revint au capot. Les deux seconds le suivaient, à travers la lueur des étoiles, de leurs yeux stupéfaits. Il descendit trois marches et, changeant de ton, parla, la tête tout près du pont.

— Je ne me coucherai pas ce soir en cas de nouveau ; appelez-moi si… Avez-vous vu les yeux de ce nègre malade, monsieur Baker ? J’imagine qu’il me suppliait. De quoi ? Plus rien à faire. Ce pauvre bougre noir, tout seul au milieu de nous tous, qui me regardait comme s’il avait vu l’enfer et tous ses diables derrière moi. Misérable Podmore, voyez-vous ça ! Qu’il meure en paix au moins. Je suis maître ici, après tout. Je dis ce qu’il me plaît. Qu’il reste où il est. Ç’a peut-être été une fois la moitié d’un homme… Veillez bien.

Il disparut dans les profondeurs du navire, laissant les deux seconds qui se regardaient l’un l’autre plus impressionnés que s’ils avaient vu quelque statue de pierre verser une larme de compassion miraculeuse sur les incertitudes de la vie et de la mort.

Dans la buée bleue où fondaient les spirales dressées aux fourneaux des pipes, le poste d’équipage apparaissait plus vaste qu’une grand-salle. Entre les poutres stagnait un nuage lourd ; et les lampes nimbées de halos brûlaient chacune, flamme morte privée de rayons, au cœur d’une auréole violette. Des couronnes de fumée ondulaient en traînées plus denses. Les hommes étaient vautrés par terre, assis en poses négligentes ou bien, le genou plié, se tenaient debout une épaule contre la cloison. Des lèvres bougeaient, des yeux étincelaient, des bras agités creusaient des remous dans la fumée. Le murmure des voix semblait s’amasser de plus en plus haut, comme incapable de s’échapper assez vite par les portes étroites. Le quart en bas, en chemise, longues jambes blanches arpentant la pièce, semblait un troupeau de somnambules frénétiques ; tandis que, de temps à autre, un homme de quart en haut entrait brusquement, l’air trop vêtu, incongru par contraste, écoutait un instant, jetait dans la lueur une phrase rapide et s’en courait de nouveau ; mais quelques-uns demeuraient près de la porte, fascinés, une oreille tendue vers le pont.

— Faut se tenir, fistons, rugissait Davies. Belfast tâchait de se faire entendre. Knowles ricanait lentement, d’un air ahuri. Un courtaud à barbe drue taillée ras braillait périodiquement sans discontinuer :

— Qui qu’a peur ? Qui qu’a peur ?

Un autre sauta sur ses pieds, hors de lui, les yeux flamboyants, lâcha un chapelet de jurons sans suite et se rassit tranquillement. Deux hommes discutaient familièrement, se frappant mutuellement la poitrine tour à tour, à l’appui de leurs arguments. Trois autres, leurs fronts à se toucher, parlaient tous ensemble d’un air confidentiel et à tue-tête ; c’était un orageux chaos de discours où des fragments intelligibles surnageaient, ballottés. On entendait :

— A mon dernier embarquement…

— Qu’ça fait ?

— Il dit qu’il va bien.

— J’ai toujours cru…

— N’importe…

Donkin accroupi en tas contre le beaupré, les clavicules à hauteur des oreilles, semblait avec son nez crochu qui pendait vers la terre un vautour malade aux plumes rebroussées. Belfast, les jambes de-ci de-là, la figure rouge à force de gueuler, les bras levés, figurait assez une croix de Malte. Les deux Scandinaves, dans un coin, avaient l’aspect de consternation muette qu’on voit aux témoins d’un cataclysme. Et, plus loin que la lumière, Singleton debout dans la fumée, monumental, indistinct, la tête touchant les poutres, dressait une effigie de stature héroïque dans les ombres de cette crypte.

Il fit un pas en avant, imperturbable et vaste. Le bruit tomba comme une vague se brise : mais Belfast cria une fois de plus, les bras battant l’air : « Il se meurt, que je vous dis ! » puis se rassit tout à coup sur le panneau et se prit la tête dans les mains. Tous contemplaient Singleton, les yeux levés du pont où ils gisaient, braqués du fond d’obscurs recoins ou tournés avec des têtes curieuses. Ils attendaient, apaisés déjà, comme si ce vieillard qui ne regardait personne avait possédé le secret de leurs indignations et de leurs désirs troublés, une vision plus nette, un plus clair savoir. En vérité, debout au milieu d’eux, il revêtait la mine indifférente d’un homme qui a connu des multitudes de navires, entendu bien des voix pareilles aux leurs, contemplé déjà tout ce qui peut arriver sur l’immense étendue des mers. Ils entendirent sa voix ronfler dans sa poitrine large, comme si les mots roulaient vers eux des profondeurs d’un âpre passé.

— Que voulez-vous faire ? interrogea-t-il.

Personne ne répondit. Knowles seul marmotta : « Ouais, ouais » et quelqu’un dit très bas : « Si c’est pas honteux ! »

Il attendit, fit un geste méprisant.

— J’ai vu des émeutes à bord quand certains d’entre vous n’étaient pas nés, dit-il lentement, pour quelque chose ou pour rien ; mais jamais pour chose pareille.

— Puisqu’il se meurt, que je vous dis, répéta Belfast lugubrement en s’asseyant aux pieds de Singleton.

— Et pour un noir encore, continua le vieux loup de mer. J’en ai vu mourir comme des mouches.

Il s’arrêta, pensif, comme dans l’effort de se remémorer. Choses sinistres…, détails d’horreur…, hécatombes de nègres. Ils le regardaient fascinés. Il était assez vieux pour se souvenir de négriers, de mutineries sanglantes, de pirates peut-être. Qui pouvait dire à quelles violences et à quelles terreurs il avait survécu ! Qu’allait-il dire ? Il dit :

— Vous n’y pouvez rien. Il faut qu’il meure.

Il fit une nouvelle pause. Sa moustache et sa barbe remuaient. Il mâchait des mots, marmottait derrière son poil blanc emmêlé, incompréhensible et troublant comme un oracle derrière un voile.

— Rester à terre…, se faire porter malade… Au lieu de ça… nous amener tout ce vent debout. Peur. La mer veut son bien… Mourir en vue de terre. Toujours comme ça. Ils le savent…, long voyage…, plus de journées, plus de dollars… Restez tranquilles. Qu’est-ce qu’il vous faut ? N’y pouvez rien.

Il sembla sortir d’un rêve.

— Pour lui, ni pour vous, dit-il austèrement. Le patron n’est pas une bête. Il a son idée. Prenez garde, c’est moi qui le dis ! Je les connais !

Les yeux droits devant lui, il tourna la tête de gauche à droite, de droite à gauche, comme inspectant une longue rangée de patrons astucieux.

— Il a dit qu’il me casserait la tête ! cria Donkin d’un ton déchirant.

Singleton dirigea son regard vers le sol, d’un air d’attention intriguée, comme s’il n’y pouvait découvrir l’autre.

— Va-t’en au diable ! dit-il vaguement, y renonçant.

Il émanait de lui une ineffable sagesse, l’indifférence dure, le souffle glacé de la résignation. Alentour, tous les auditeurs se sentirent en quelque manière complètement éclairés par leur déception même, et, muets, ils faisaient nonchalamment les gestes d’aise insouciante d’hommes aptes à discerner l’aspect irrémédiable de leurs existences. Lui, profond d’inconsciente sagesse, ébaucha un mouvement de bras et sortit sur le pont sans une autre parole.

Belfast, l’œil arrondi, s’abîmait en ses réflexions. Un ou deux matelots se hissèrent, patauds, dans les couchettes supérieures, et, une fois là-haut, poussèrent un soupir ; d’autres plongeaient tête première dans les alcôves de plain-pied, très prompts, et faisant instantanément demi-tour sur eux-mêmes, comme une bête réintégrant son gîte. Le grattement d’un couteau raclant de l’argile brûlée crissait. Knowles ne ricanait plus. Davies dit d’un ton de conviction ardente :

— Alors c’est que notre patron est louf.

Archie grommela :

— Et c’est pas fini cette histoire-là !

Quatre coups furent piqués à la cloche.

— V’là la moitié de notre quart de repos flambé, cria Knowles d’un ton d’alarme.

Puis, réfléchissant :

— Tout de même, deux heures à dormir, ça vaut mieux que rien, observa-t-il, tôt consolé.

Quelques-uns feignaient déjà le sommeil et Charley, dormant à poings fermés, bafouilla tout à coup quelques mots d’une voix blanche, arbitraire :

— Ce sacré gosse a des vers, commenta doctement Knowles sous sa couverture.

Belfast se leva et s’approcha du lit d’Archie.

— C’est nous qu’on l’a tiré de sa turne, tu te rappelles, murmura-t-il.

— Quoi ? dit l’autre avec humeur, dans son demi-sommeil.

— Et bientôt c’est nous qu’il nous faudra le balancer à la mer, continua Belfast.

Sa lèvre inférieure tremblait :

— Balancer quoi ? fit Archie.

— Le pauvre Jimmy, geignit Belfast.

— Il nous embête ! dit Archie, brutal sans conviction et se mettant sur son séant : c’est tout sa faute. Sans moi, on se serait assassiné à bord de ce bateau !

— C’est pas lui pourtant, argua Belfast à mi-voix. Je l’ai mis au lit…, il ne pèse pas plus qu’un baril à conserves vide, ajouta-t-il les larmes aux yeux.

Archie le regarda en face et tourna le nez vers la muraille avec résolution. Belfast se mit à errer dans le gaillard mal éclairé comme un homme qui a perdu sa route et faillit choir par-dessus Donkin. Il le contempla de haut en bas un moment :

— Tu ne te couches pas ? demanda-t-il.

Donkin leva la tête, comme à bout d’espoir.

— Ce sale fils de filou d’Écossais m’a f… un coup de pied ! jeta-t-il d’en bas, à voix indistincte et d’un ton d’irréparable désolation.

— Et c’est bien fait aussi, dit Belfast toujours déprimé ; t’as frisé la potence ce soir, fiston, tu sais. Va-t’en jouer ailleurs à ces jeux-là, pas autour de mon Jimmy ! Tu l’as pas tiré de sa turne, toi. Ouvre l’œil ! Pac’que une idée que je te ficherais une tournée de coups de botte, moi aussi.

Il se ragaillardit tant soit peu.

— Et si je m’y mets ce sera à la yankee, pour casser quelque chose !

Il cogna légèrement du dos de la main le haut du crâne incliné.

— Fais attention, mon gars, conclut-il avec bonne humeur.

Donkin ne releva pas l’avis.

— Est-ce qu’ils me vendront ? fit-il avec une inquiétude douloureuse.

— Qui ça… vendre ? siffla Belfast en reculant d’un pas. Je te fendrais le nez à la minute si j’avais pas Jimmy à soigner ! Pour qui nous prends-tu ?

Donkin se leva et suivit de l’œil le dos de Belfast disparu de guingois par l’entrebâillement de la porte. De toutes parts, des hommes invisibles dormaient. Il sembla puiser de l’audace et de la fureur dans la paix environnante. Venimeux, hâve, dans les vêtements d’emprunt où ballottait sa dégaîne, ses yeux luisants erraient autour de lui, comme en quête de choses à fracasser. Son cœur sautait follement dans sa poitrine étroite. Ils dormaient ! Il lui fallait des cous à tordre, des yeux à crever à coups d’ongle, des visages où cracher. Il brandit une paire sale de poings osseux vers les lumignons qui charbonnaient.

— Vous n’êtes pas des hommes ! cria-t-il d’un timbre amorti.

Personne ne bougea :

— Vous n’avez pas le courage d’un rat !

Sa voix monta au diapason d’un cri enroué. Wamibo projeta une tête embroussaillée et le dévisagea d’un œil de folie :

— Vous êtes des balayures de bateau ! J’espère vous voir tous pourris avant d’être morts !

Wamibo clignait les paupières sans comprendre, mais intéressé. Donkin s’assit lourdement, il soufflait avec force à travers ses narines frémissantes, il grinçait et claquait des dents, et, le menton incrusté dans la poitrine, il paraissait fouir dans sa chair vive comme pour atteindre son cœur au travers…

Ce matin-là, le Narcisse, à l’aube d’un nouveau jour de sa vie vagabonde, revêtit un aspect de fraîcheur somptueuse, comme la terre aux jours printaniers. Les ponts lavés miroitaient, longs, spacieux et clairs ; le soleil oblique arrachait aux cuivres jaunes un éclaboussement d’étincelles, dardait ses traits d’or sur les barres polies ; et les gouttes d’eau de mer isolées, oubliées par endroits le long de la lisse, étaient aussi limpides que des gouttes de rosée, et jetaient plus de feux que des brillants épars. Les voiles dormaient, bercées par une brise douce. Le soleil montant solitaire et splendide dans le ciel bleu vit sur l’eau bleue glisser un navire solitaire orienté au plus près.

Les hommes se pressaient sur trois rangs de profondeur à hauteur du grand mât, et en face de la cabine du commandant. Ils poussaient, se bousculaient, mines irrésolues, faces mornes. A chaque mouvement léger, Knowles flanchait lourdement du côté de sa jambe trop courte. Donkin glissait derrière les dos, inquiet et sur l’œil, comme un homme en quête d’une embuscade où se tapir. Le capitaine Allistoun sortit tout à coup. Il marcha de long en large, devant le front du groupe. Il était gris, mince, alerte, râpé sous le soleil et dur comme diamant. Il tenait sa main droite dans la poche de sa veste que distendait du même côté un objet lourd. Un des matelots s’éclaircit la voix avec solennité.

— je ne vous ai pas encore trouvés en faute, matelots, dit le patron s’arrêtant court.

Il leur faisait face de son regard usé, couleur d’acier, qu’une illusion commune semblait fixer droit dans chacune des vingt paires d’yeux braqués sur les siens. Derrière lui, M. Baker, morose, grognait bas, du fond de son cou de taureau ; M. Creighton, frais et pimpant, les joues roses, avait l’allure résolue et prête à tout événement.

— Je ne me plains pas de vous pour le moment non plus, continua le patron, mais je suis ici pour mener ce bateau, et pour que chaque marin du bord fasse proprement sa besogne. Si vous connaissiez votre métier comme je connais le mien, il n’y aurait pas de désordre. Vous avez passé votre nuit à braire qu’on verrait demain matin ! Eh bien, vous me voyez ! Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Il attendit, un pas vif le promenait de long en large devant eux, ses yeux scrutaient les leurs. Ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, balançaient leurs corps ; quelques-uns, poussant en arrière leurs bonnets, se grattaient la tête. Que voulaient-ils ? Jimmy, on l’oubliait ; nul ne pensait à lui, seul, à l’avant dans sa cabine, luttant contre de grandes ombres, cramponné à des mensonges sans pudeur, saluant d’un pénible sourire la fin de sa transparente imposture. Non, pas Jimmy ; il n’eût pas été plus oublié, mort. Ils voulaient de grandes choses. Et soudain, tous les simples mots qu’ils connaissaient leur parurent perdus sans recours dans l’immensité de leur vague et brûlant désir. Ils savaient ce qu’ils voulaient, mais sans pouvoir rien trouver qu’il valût la peine de dire. Ils piétinaient sur place, balançaient au bout de bras musculeux de grosses mains, dont le goudron brunissait les doigts déformés. Un murmure expira.

— Qu’est-ce ? La nourriture ? demanda le patron, vous savez que les vivres ont été gâtés au large du Cap.

— On sait ça, sir, dit un vieux gourganier barbu.

— Trop d’ouvrage, hein ? Au-dessus de vos forces ? demanda-t-il encore.

Un silence offensé tomba.

— Nous ne voulons pas manquer de monde, sir, commença enfin Davies d’une voix mal assurée, et ce noir-là…

— Assez ! cria le patron. Il resta immobile à les toiser un moment, puis marchant de long en large, commença de leur dire leur fait, déchaîna l’orage, froidement, en rafales violentes et coupantes comme les bises de ces mers glacées qui avaient connu sa jeunesse.

— Je vais vous dire ce dont il retourne. Trop grands pour vos bottes. Vous vous prenez pour des gars épatants. Connaissez la besogne à moitié, faites votre devoir de même. Trouvez que c’est trop encore ! Vous en feriez dix fois autant que ça ne serait pas assez.

— On a trimé de son mieux, sir, cria une voix secouée d’exaspération.

— De votre mieux, continua le patron. On vous en dit de belles à terre, pas vrai ? Ils ne vous disent pas là pourtant que, votre mieux, il n’y a guère de quoi s’en vanter. Je vous le dis, moi : votre mieux vaut encore moins que mauvais. Vous ne pouvez pas en faire davantage ? Non, je sais, n’en parlons plus. Mais halte à vos farces ou je m’en charge. Je suis paré. Halte là !

Il menaça d’un doigt l’équipage.

— Quant à cet homme, il éleva beaucoup la voix, quant à cet homme, s’il met le nez sur le pont sans ma permission, je le colle aux fers. Là !

Le coq l’entendit de l’avant, sortit en courant de sa cuisine, les bras au ciel, horrifié, ahuri, n’en croyant pas ses oreilles, et rentra de même. Il y eut un moment de profond silence durant lequel un gabier aux genoux arqués, s’écartant, cracha avec décorum dans le dalot.

— Il y a autre chose, dit le patron avec calme. Ceci. Il fit un pas rapide et d’un mouvement balancé sortit de sa poche un cabillot de fer. Le geste fut si subit et si prompt que le groupe recula d’un pas. Il tenait ses yeux attachés sur les leurs, et quelques visages revêtirent incontinent une expression de surprise comme s’ils n’avaient jamais vu de cabillot auparavant. Le capitaine l’éleva :

— Ceci est mon affaire. Je ne pose pas de questions, mais vous savez tous ce que parler veut dire : il faut que ceci retourne d’où c’est venu. Ses yeux s’allumèrent de colère. Le groupe piétina saisi d’un malaise. Ils détournèrent les yeux de ce morceau de fer, ils semblaient timides ; un embarras, une honte les troublait comme devant un objet répugnant, scandaleux ou choquant que la décence la plus vulgaire interdirait de brandir ainsi au grand jour. Le patron attentif observait :

— Donkin, fit-il d’un ton bref et incisif.

Donkin plongea derrière l’un, puis derrière l’autre, mais ils regardèrent par-dessus leurs épaules et s’écartèrent. Leurs rangs continuèrent à s’ouvrir devant lui, à se refermer derrière, jusqu’à ce qu’enfin il apparût seul devant le patron comme s’il avait surgi du pont même. Le capitaine Allistoun s’approcha de lui. Ils avaient à peu près la même taille et, à courte portée, le patron échangea un regard meurtrier avec les petits yeux luisants. Ils clignèrent.

— Tu connais ça, demanda le patron.

— Non, j’connais pas, répondit l’autre, trépidant mais effronté.

— Tu es un chien. Prends-le, ordonna le patron.

Les bras de Donkin semblaient collés aux cuisses ; il restait les yeux à quinze pas comme au Fixe à la parade.

— Prends-le, répéta le patron en se rapprochant d’un pas ; ils se soufflaient au visage.

— Prends, dit une fois de plus le capitaine Allistoun, avec un geste de menace.

Donkin s’arracha un bras du flanc contre lequel il le serrait.

— Pourquoi qu’vous me cherchez ? marmonna-t-il avec effort, comme s’il avait la bouche pleine de bouillie.

— Si tu ne te presses pas… commença le patron.

Donkin empoigna le cabillot comme s’il allait s’enfuir avec et resta sur place, le tenant comme un cierge.

— Remets-le où tu l’as pris, dit le capitaine avec un regard courroucé.

Donkin recula, les yeux écarquillés.

— Va, coquin, ou je t’y aiderai, cria le maître en le forçant à battre lentement en retraite devant une avance menaçante.

Il para, tenta de préserver sa tête avec la dangereuse ferraille au bout de son poing levé. M. Baker cessa de grogner un moment.

— Bien joué, by Jove, murmura M. Creighton, d’un ton de connaisseur averti.

— Ne me touchez pas, jappa Donkin en rompant.

— Alors, va. Va plus vite.

— Ne me touchez pas, ou je vous cite en justice.

Le capitaine Allistoun fit un grand pas, et Donkin, tournant le dos en plein, courut quelques mètres, puis s’arrêta et par-dessus l’épaule montra des dents jaunes.

— Plus loin, haubans d’avant, commanda le capitaine, le bras tendu.

— Allez-vous donc rester là à me voir brimer ? cria Donkin à l’équipage taciturne qui l’observait.

Le capitaine Allistoun marcha sur lui résolument. Il fila de nouveau d’un bond, fonça sur les haubans d’avant, logea violemment le cabillot dans son trou.

— C’est pas fini, j’aurai ma revanche encore, criat-il à tout le navire, puis s’éclipsa derrière le mât de misaine.

Le capitaine Allistoun fit demi-tour et s’en revint vers l’arrière, les traits parfaitement calmes, comme s’il eût oublié déjà l’épisode. Les hommes s’écartèrent devant lui. Il ne regardait personne.

— Ça suffira, monsieur Baker. Faites descendre le quart, dit-il tranquillement. Et vous, matelots, tâchez de marcher droit, à l’avenir, ajouta sa voix égale.

Il suivit quelque temps, d’un œil pensif, les dos de l’équipage impressionné qui se retirait.

— Déjeuner, steward, héla-t-il, d’un ton soulagé, par la porte du carré.

— Ça m’a fait quelque chose… Hou ! de vous voir donner le cabillot à ce bonhomme, sir, observa M. Baker ; il aurait pu vous fracasser… Hou !… la tête comme une coquille d’œuf.

— Oh ! celui-là ! murmura le patron, l’esprit ailleurs. Drôles de gars, continua-t-il à mi-voix. Je pense que tout est d’aplomb, à présent. On ne peut jamais dire pourtant, au jour d’aujourd’hui, avec… Il y a des années, j’étais jeune capitaine alors, pendant un voyage de Chine, une révolte, j’ai eu ça. Révolte ouverte, Baker. C’était d’autres hommes, cependant. Je savais ce qu’ils voulaient : chambarder la cargaison et arriver à la boisson. Très simple. On leur a serré la vis pendant quarante-huit heures, et quand ils ont eu leur compte… doux comme des agneaux. Bon équipage. Jolie traversée. Comme on n’en fait plus.

Il regarda en l’air, dans la direction des vergues orientées au plus près :

— Vent debout un jour après l’autre, exclama-t-il amèrement. Ne trouverons-nous donc jamais une bonne brise, ce voyage-ci ?

— Servi, sir, dit le steward, apparu devant eux comme par magie, une serviette sale à la main.

— Ah ! très bien. Arrivez, monsieur Baker ; il est tard, avec toutes ces bêtises.



Une lourde


atmosphère d’oppressante quiétude envahit le navire. L’après-midi, les hommes erraient, lavant leurs treillis et les étalant pour sécher aux souffles peu prospères, avec une langueur méditative de philosophes désabusés. On parlait peu. Le problème de la vie semblait trop vaste pour les bornes étroites du langage humain, et de gré commun on s’en remettait, pour le résoudre, à la grande mer qui, dès le principe, l’avait enveloppé dans son immense étreinte ; à la mer qui savait tout et dévoilerait à son heure, infailliblement, à chacun, la sagesse cachée en toutes les erreurs, la certitude tapie en tous les doutes, le royaume de paix et de sécurité qui fleurit par-delà les frontières de la souffrance et de la peur. Et dans les courants confus de pensées impuissantes qui se créent et se meuvent parmi des hommes assemblés, Jimmy émergeait, en trouait la surface, forçant l’attention, comme une balise noire enchaînée au fond d’un estuaire vaseux. Le mensonge triomphait. Il triomphait par la force du doute, de la bêtise, de la pitié, du faux sentiment. Nous nous mîmes en devoir d’achever ce triomphe par compassion, insouciance, affaire de rire un brin. L’obstination de Jimmy en son attitude simulatrice devant l’inévitable vérité prenait les proportions d’une énigme colossale, d’une manifestation grandiose à force d’incompréhensibilité, forçant par moments un respect émerveillé ; et il y avait aussi pour plusieurs quelque chose d’exquisement drôle à le duper ainsi jusqu’au bout de sa propre imposture. Sa méconnaissance opiniâtre de l’unique certitude dont nous pouvions suivre l’approche de jour en jour était aussi troublante que la défaillance de quelque loi de nature. Il se trompait si totalement sur lui-même qu’on ne pouvait se défendre de lui suspecter l’accès de quelque savoir surhumain. Il était absurde au point de paraître inspiré. Il apparaissait unique et doué de cette fascination que seule peut exercer un être en dehors de l’humanité : ses dénégations, il semblait nous les jeter déjà de l’autre côté de la frontière fatale. Il devenait immatériel comme une apparition ; ses pommettes saillaient, le front fuyait davantage ; la face se creusait, tachée d’ombre ; et, décharnée, la tête ressemblait à un crâne noir exhumé dont les orbites eussent roulé deux boules d’argent mobile. Il démoralisait. A cause de lui nous nous humanisions jusqu’au raffinement, devenus sensibles, complexes, décadents à l’excès : nous comprenions la subtilité de sa crainte, partagions toutes ses répulsions, ses antipathies, ses roueries et ses feintes, comme si nous souffrions d’une civilisation trop avancée, déjà pourrie, sans données désormais sur le sens de la vie. Nous avions l’air d’initiés à des mystères infâmes ; avec des grimaces profondes de conspirateurs nous échangions des regards pleins de choses, des mots brefs et significatifs. Nous étions inexprimablement vils et très contents de nous. Nous lui mentions avec gravité, avec émotion, avec onction comme si nous exécutions quelque tour de passe-passe moral en vue d’une récompense éternelle. Nous répondions à ses assertions les plus extravagantes par un chorus affirmatif, comme si c’eût été un millionnaire, un politicien ou un réformateur, et nous une coterie de lourdauds ambitieux. Si nous nous risquions à mettre ses paroles en doute, c’était à la manière d’obséquieux sycophantes, afin que sa gloire fût rehaussée par la flatterie de notre dissentiment. Il influençait le ton moral de notre monde comme s’il eût détenu le pouvoir de distribuer des honneurs, des trésors ou de la souffrance ; lui qui ne pouvait rien nous donner que son mépris ! Celui-ci était immense ; il semblait grandir sans cesse, à mesure que le corps de l’homme s’émaciait sous nos yeux. C’était la seule chose à lui, de lui, pour mieux dire, qui donnât une impression de pérennité et de vigueur. Cela parlait par l’éternelle moue de ses lèvres noires, cela nous épiait à travers l’ineffable insolence de ses larges yeux exorbités comme des yeux de crustacés. Nous les surveillions, vigilants. Rien autre en lui ne remuait. Il semblait se refuser à bouger, comme s’il se méfiait de son propre aplomb. Le moindre geste devait lui révéler (il n’en pouvait être différemment) sa débilité physique et lui causer un choc d’angoisse mentale. Il économisait ses mouvements. Étendu tout du long, le menton sur sa couverture, en une sorte d’immobilité matoise et circonspecte, il gisait. Ses yeux seuls erraient sur les visages, ses yeux dédaigneux, aigus et tristes.

Ce fut à cette époque que le dévouement de Belfast, non moins que sa pugnacité, méritèrent tous les suffrages. Il passait chaque instant de loisir dans la cabine de Jimmy. Il le soignait, l’entretenait ; doux comme une femme, avec la gaieté tendre d’un vieux philanthrope et une sensiblerie attentive vis-à-vis de son nègre, à rendre jaloux un maquignon d’esclaves accompli. Mais, hors de là, il se montrait irritable, sujet à des explosions d’humeur, sombre, soupçonneux et plus brutal toujours en proportion de son chagrin. Avec lui larmes et coups de poing allaient de conserve : une larme pour Jimmy, un coup de poing pour quiconque semblait s’écarter d’une scrupuleuse orthodoxie dans sa manière d’envisager le cas de Jimmy. Nous ne parlions que de cela. Les deux Scandinaves, eux-mêmes, discutaient la situation, mais en quel esprit, nous l’ignorions, car ils se querellaient dans leur langue. Belfast en soupçonnait un d’irrévérence, et, dans cette incertitude, ne se croyait pas le droit d’hésiter à provoquer les deux. Ils prirent grand-peur de sa truculence et dorénavant vécurent parmi nous, hébétés comme un couple de muets. Wamibo ne parlait jamais intelligiblement, mais il ne souriait pas plus qu’une bête et semblait moins au courant de l’affaire que le chat du bord, en conséquence il était sauf. De plus, ayant fait partie de la phalange élue des sauveteurs de Jimmy, il défiait tout soupçon. Archie, silencieux en général, passait souvent une heure à causer avec Jimmy tranquillement, d’un air de propriétaire. A toute heure du jour, et souvent la nuit, on pouvait voir un homme assis sur le coffre de Jimmy. Le soir, entre six et huit, la cabine était comble, un groupe attentif stationnait à la porte. Tous regardaient le nègre.

Il se prélassait à la chaleur de notre sollicitude. Ses yeux luisaient ironiques et d’une voix faible il nous reprochait notre lâcheté. Il disait : « Si vous aviez tenu bon pour moi, vous autres, je serais sur pied à cette heure. » Nous baissions la tête. « Oui, mais si vous croyez que je vais me laisser mettre aux fers histoire de vous distraire… Dame, non… Ça me ruine la santé de rester couché comme ça. Vous vous en fichez ! » Nous étions aussi confondus que s’il avait dit vrai. Sa superbe impudence balayait tout devant elle. Nous n’aurions pas osé nous révolter. En vérité, nous ne le voulions pas. Ce que nous voulions, c’était le garder en vie jusqu’au port et la fin du voyage.

Singleton, comme de coutume, se tenait à l’écart, paraissant mépriser les insignifiants épisodes d’une existence révolue. Une fois seulement il vint et, à l’improviste, fit halte sur le seuil. Il examina Jimmy en un profond silence comme s’il désirait joindre cette noire image à la foule des ombres qui peuplaient son vieux souvenir. Nous nous tenions très tranquilles et pendant un long moment Singleton resta là comme s’il venait à la suite d’un rendez-vous faire une visite de cérémonie ou contempler quelque notable événement. James Wait demeurait parfaitement immobile, sans conscience apparente du regard qui le scrutait, rivé sur lui et plein d’attente. Une impression de joute engagée régna. Nous éprouvions la tension intérieure d’hommes qui assistent à une reprise de lutte. Jimmy enfin avec une appréhension visible tourna la tête sur l’oreiller.

— Bonsoir, dit-il d’un ton conciliant.

— H’m, répondit le vieux marin bourrument.

Il continua un moment d’examiner Jimmy avec une fixité sévère, puis soudain s’en fut. Pendant longtemps après sa sortie nul n’éleva la voix dans la petite cabine, quoique nous respirions tous plus librement, comme on fait quand on a réchappé d’une circonstance dangereuse. Nous connaissions tous les idées du vieux au sujet de Jimmy et nul n’osait les combattre. Elles nous bouleversaient, nous peinaient et le pis c’est que, en somme, elles pouvaient bien être justes. Une fois seulement il condescendit à les exposer sans réticence, mais nous en gardâmes durable le souvenir. Il dit que Jimmy était la cause des vents debout. Les moribonds, maintenait-il, traînent jusqu’à la première vue de terre, puis meurent ; Jimmy savait que la terre tirerait de sa poitrine son dernier soupir. N’en est-il pas ainsi sur tous les navires ? Ne le savions-nous pas ? Il ajouta d’un ton de dédain austère : Que savions-nous donc ? Qu’allions-nous mettre en doute encore ? Le désir de Jimmy encouragé par nous, aidé par les sorts de Wamibo (un Finnois pas vrai ? Très bien !) conspirait pour attarder le navire. Il fallait des lourdauds stupides pour ne pas s’en apercevoir. Qui avait jamais ouï parler d’une série pareille de calmes et de vents contraires ? Ça n’était pas naturel…

Nous en convenions, c’était étrange. Nous nous sentions mal à l’aise. Le dicton vulgaire : « Plus de jours, plus de dollars », ne nous réconfortait pas comme de coutume, car les vivres tiraient à leur fin. Beaucoup avaient été endommagés en doublant le Cap et nous étions à demi-ration de biscuit. On avait fini les fayots, le sucre, le thé depuis longtemps. La viande de conserve allait manquer. On avait beaucoup de café, mais très peu d’eau pour en faire. Nous serrâmes nos ceintures d’un cran et continuâmes à gratter, fourbir et polir le bateau du matin au soir. Il eut bientôt l’air de sortir d’un écrin, mais la faim l’habitait. Non pas absolument la famine, mais vivante, continue, la faim qui arpente les ponts, dort dans le poste, tourmenteuse de veilles, harassant les songes. Nous regardions du côté du vent en quête de changement. Toutes les quelques heures de nuit ou de jour on changeait d’amures avec l’espoir de voir le vent venir largue enfin sur ce bord-là ! Rien. Le navire semblait avoir oublié sa route natale, il courait des bordées, cap au noroît, cap à l’est ; de-ci, de-là, affolé, pareil à une créature timide au pied d’un mur. Parfois, comme las à mourir, il roulait languissant tout un jour dans la houle unie d’une mer sans écume. Le long des mâts balancés, les voiles fouettaient furieusement le silence étouffant du calme. Éreintés, ventre vide, gorge sèche, nous commencions à croire Singleton tout en restant fidèles, malgré tout, à notre comédie vis-à-vis de Jimmy. Nous lui parlions par allusions enjouées, gais complices d’un astucieux dessein, mais nos yeux vers l’ouest s’en allaient lamentables par-dessus la lisse, en quête d’un signe d’espoir, d’un signe de vent favorable, dût son premier souffle apporter la mort au récalcitrant Jimmy. Peine perdu ! L’univers conspirait avec James Wait. Des risées folles soufflant du nord se levèrent derechef ; le ciel resta sans tache ; et, cernant notre fatigue, la mer étincelante touchée par la brise s’offrait voluptueuse au grand soleil comme si elle avait oublié notre vie et notre souci.

Donkin veillait au bon vent comme les autres. Personne ne savait maintenant quel poison broyaient ses pensées. Il se taisait, amaigri d’aspect, comme dévoré de rage intérieure devant l’injustice des hommes et du sort. Ignoré de tous, il ne parlait à personne, mais sa haine pour chacun lui sortait par les yeux. Le cuisinier lui servait d’unique interlocuteur. Il avait persuadé ce juste que lui, Donkin, était un personnage grandement calomnié et persécuté. De concert ils déploraient l’immoralité de l’équipage. Il ne pouvait exister de pires criminels que nous dont les mensonges s’accordaient pour précipiter l’âme d’un pauvre noir ignorant à la perdition éternelle. Podmore accommodait ce qu’il y avait à cuire, plein de remords, assombri par la pensée qu’en préparant les aliments de tels pécheurs il mettait en péril son propre salut. Quant au capitaine, il y a sept ans qu’ils bourlinguaient de conserve, disait-il, et il n’aurait pas cru possible qu’un homme pareil… Ce que c’est que nous !… Voilà… Il n’y a pas à tortiller. Son bon sens chaviré dans l’espace d’une seconde… Frappé en plein orgueil… Il tombe comme ça du ciel tout à coup des épreuves… Donkin, morose, perché sur le coffre à charbon, balançait les jambes et renchérissait. Il payait, en monnaie de servile assentiment, le privilège de s’asseoir dans la cuisine ; ce scandale l’écœurait ; il partageait l’avis du coq, il manquait de mots assez sévères pour qualifier notre conduite ; et lorsque dans la chaleur de sa réprobation un juron lui échappait, Podmore, qui aurait aimé jurer lui-même, si ces principes ne le lui eussent interdit, faisait semblant de ne pas entendre. Aussi Donkin, sans crainte de reproches, sacrait pour deux, mendiait des allumettes, empruntait du tabac, fainéantait des heures et bien aise devant le fourneau. De là, il pouvait nous entendre de l’autre côté de la cloison, causant avec Jimmy. Le coq bousculait ses pots, tapait la porte du four, ronchonnait des prophéties de damnation pour tout l’équipage ; et Donkin, rebelle à toute notion religieuse, sauf à fins de blasphème, écoutait, concentré sur sa rancune, se conjouissant avec férocité des images d’infini tourment évoquées devant lui, comme les hommes se délectent aux visions maudites de la cruauté, de la vengeance, du lucre et du pouvoir…

Par les soirées claires, le navire taciturne, sous l’éclat sans chaleur de la lune sans vie, revêtait l’aspect menteur d’un repos que nulle passion n’aurait su troubler, pareil à celui dont l’hiver apaise la terre. Une longue bande d’or barrait le disque noir de la mer. Des échos de pas troublaient le silence des ponts. Le clair de lune drapait les agrès comme d’une buée de gel, et les voiles blanches figuraient des cônes éblouissants, on eût dit de neige sans tache. Dans la magnificence de ces rayons fantômes, le Narcisse apparaissait comme une vision d’idéale beauté, illusoire comme un tendre rêve de paix et de sérénité. Et rien de lui n’était réel, rien de distinct ni de solide que les ombres lourdes qui, par ses ponts, incessantes et muettes, bougeaient continuellement, plus noires que la nuit, plus inquiètes et mouvantes que les pensées des hommes.

Ulcéré, solitaire, Donkin errait comme une hyène parmi les ombres, trouvant que Jimmy mettait bien longtemps à mourir. Ce soir-là, juste avant la nuit la vigie avait signalé : Terre, et le patron, tout en ajustant les tubes de sa lunette marine, avait fait observer d’un ton de calme amertume à M. Baker, qu’après avoir lutté pouce par pouce contre les vents debout pour arriver jusqu’aux Açores, il n’y avait plus à compter maintenant que sur une période de calmes plats. Le ciel était clair, le baromètre haut. Avec le soleil la brise légère tomba, et un énorme silence, avant-courrier d’une nuit sans vent, descendit sur les eaux chaudes de l’Océan. Tant qu’il fit jour, l’équipage, rassemblé à l’avant, regarda sous le ciel oriental l’île de Flores qui haussait des contours irréguliers et brisés au-dessus de l’espace uni de la mer, comme une sombre ruine planant sur des solitudes désertiques.

C’était la première terre aperçue depuis près de quatre mois.

Charley ne tenait pas en place et, parmi l’indulgence générale, prenait des libertés avec ses supérieurs. Des matelots exaltés sans savoir pourquoi parlaient en groupes, allongeaient des bras nus. Pour la première fois de la traversée, l’existence factice de Jimmy sembla un moment oubliée en face de la réalité palpable. Nous en étions là malgré tout ! Belfast discourait, citant des cas imaginaires de courts passages de retour, sitôt les îles annoncées :

— Les petites goëlettes à oranges s’en tirent en cinq jours, affirmait-il. Quoi qu’il faut ? Un peu de bonne brise, voilà tout.

Archie maintint que sept jours était le moins qu’on pouvait mettre, et ils discutèrent amicalement avec des mots injurieux. Knowles déclara qu’il flairait déjà le port et, faisant une lourde embardée sur sa jambe trop courte, s’esclaffa à se rompre les côtes. Un groupe de loups de mer au poil gris regarda longtemps sans rien dire ni changer l’expression absorbée de leurs traits durs. L’un dit tout à coup :

— Londres n’est plus loin à présent.

— Mon premier soir à terre, tu paries que je m’envoie un bifteck aux oignons pour souper…

— Et une pinte de bière, dit un autre.

— Un tonneau, tu parles ! brailla quelqu’un.

— Œufs et jambon, trois fois le jour. V’là comment je comprends la vie, cria une voix allègre.

Il y eut un brouhaha, des murmures approbateurs ; des yeux s’allumèrent, des mâchoires claquèrent sur des petits rires nerveux. Archie souriait avec réserve à ses pensées. Singleton monta sur le pont, jeta un coup d’œil distrait, puis redescendit sans une parole, en homme qui a vu Flores un nombre incalculable de fois. La nuit qui arrivait de l’est effaça du ciel limpide la tache violette de l’îlot montueux :

— Calme plat, dit quelqu’un tranquillement.

Le murmure animé des colloques tomba soudain, puis s’éteignit ; les groupes se défirent ; les hommes un à un se séparèrent, chacun de son bord, descendant les échelles à pas lents, le visage sérieux, comme dégrisés par ce rappel soudain marquant leur dépendance de l’invisible. Et quand une grande lune jaune monta doucement au-dessus du fil net de l’horizon éclairci, elle trouva le navire enveloppé d’un silence aux souffles suspendus, et qui semblait dormir profondément, sans rêves, sans crainte, sur le sein d’une mer assoupie et terrible.

Donkin en voulait à la paix, au navire, à la mer qui, de toutes parts étendue, se perdait dans l’illimitable silence de toute la création. Il se sentait brusquement sommé par des griefs inapaisés. On avait pu le mater par la force brutale, mais sa dignité blessée demeurait indomptable et rien ne pouvait cicatriser les plaies de son amour-propre lacéré. Voici la terre déjà, le port tout à l’heure, un maigre compte à toucher, pas d’habits, il faudrait se remettre à turbiner dur. Perspectives fâcheuses ! La terre ! La terre qui prend et boit la vie des marins malades. Ce nègre-là pourvu d’argent, de hardes, de temps de reste… et qui ne voulait pas mourir. La terre buvait la vie… Était-ce vrai ? La tentation d’aller voir le mordit soudain. Peut-être que déjà… Quelle veine ce serait ! Il y avait de l’argent dans le coffre du bougre. Il saillit alerte des ombres dans le clair de lune et, au même instant, sa face affamée de jaune devint livide. Il ouvrit la porte de la cabine. Un choc l’arrêta net. Sûrement Jimmy était mort. Il ne remuait pas plus qu’une effigie couchée mains jointes sur le couvercle d’un cercueil de pierre. Donkin écarquilla des yeux avides qui brûlaient. Alors Jimmy, sans bouger, battit des paupières et Donkin reçut un autre choc. Ces yeux-là impressionnaient, quoi qu’on en eût. Il ferma la porte derrière lui, avec un soin minutieux, sans détacher de James Wait ses regards intensément fixés, comme s’il fût entré là à grand risque, pour livrer un secret de surprenante valeur. Jimmy ne fit pas un geste, mais coula du coin des paupières un regard languissant.

— Calme ? interrogea-t-il.

— Ouais, dit Donkin très déçu, et s’assit sur le coffre.

Jimmy respirait d’un souffle égal. Il avait l’habitude de visites analogues à toute heure de nuit ou de jour. Les hommes se succédaient. Ils élevaient des voix claires, prononçaient des mots de contentement, répétaient de vieilles facéties, l’écoutaient parler ; et chacun, en sortant, semblait laisser derrière un peu de sa propre vitalité, abandonner un peu de sa propre force en gage de l’assurance renouvelée de vie qu’il apportait, de vie indestructible ! Notre patient n’aimait pas rester seul dans sa cabine, parce que, seul, il ne lui semblait point être là du tout. Il n’y avait rien. Pas de douleur. Plus maintenant. Il allait parfaitement bien. Mais il ne jouissait pas pleinement de ce bien-être apaisé sans quelqu’un là pour s’en rendre compte. Celui-ci ferait l’affaire aussi bien qu’un autre. Donkin l’observait sournoisement.

— Bientôt rendus à présent, remarqua Wait.

— Pourquoi que t’avales tes mots ? demanda Donkin avec intérêt. Tu peux parler fort.

Jimmy parut contrarié et ne dit rien pour quelque temps, puis d’une voix blanche, inanimée, sans timbre :

— Je n’ai pas besoin de crier. Tu n’es pas sourd, que je sache.

— Pour sûr, j’entends aussi bien qu’un autre, répondit Donkin à voix basse, l’œil attaché au sol.

Il méditait tristement de se retirer, quand Jimmy parla de nouveau :

— Il est temps d’arriver… histoire de manger à sa faim… J’ai toujours faim…

Donkin sentit monter tout à coup sa colère :

— Qu’est-ce que je dirai, moi, siffla-t-il. J’ai faim aussi et faut trimer. Faim, toi !

— Ton travail ne te tuera pas, commenta Wait faiblement ; il y a un couple de biscuits dans la couchette du bas. Là-dessous. Prends-en un. Je ne peux pas les manger.

Donkin plongea entre les deux couchettes, fouilla dans un coin et reparut bouche pleine. Ses mâchoires fonctionnaient avec ardeur. Jimmy semblait dormir les yeux ouverts. Donkin finit son biscuit et se leva.

— Tu ne t’en vas pas ? demanda Jimmy, fixant le plafond.

— Non, dit Donkin, sous le coup d’une impulsion soudaine, et au lieu de sortir, il cala du dos la porte close. Il regardait James Wait, long, maigre, desséché, la chair comme racornie sur les os dans une fournaise chauffée à blanc. Les doigts décharnés d’une de ses mains remuaient légèrement au bord de la couchette, exécutant un air qui ne finissait pas. Le regarder, cela irritait et lassait ; il pouvait durer ainsi des jours ; ce phénomène outrageux qui n’appartenait complètement ni à la mort, ni à la vie, demeurait parfaitement invulnérable dans sa spécieuse ignorance de l’une et de l’autre. Donkin se sentit tenté de l’éclairer.

— A quoi qu’tu penses ? demanda-t-il malgracieusement.

James Wait grimaça un sourire qui promena sur l’impassibilité cadavérique de sa face osseuse quelque chose d’invraisemblable et d’affreux, comme, aperçu en rêve, un sourire subit sur le masque d’un mort.

— Il y a une fille, murmura James Wait… une de Canton Street. Elle a plaqué, pour moi, le troisième mécanicien d’un des bateaux de Rennie. Elle sait frire les huîtres juste comme j’aime… Elle dit qu’elle lâcherait n’importe quel type pour un gentleman de couleur… Ça, c’est moi. Je suis gentil pour les dames, ajouta-t-il un peu plus haut.

Donkin scandalisé en croyait à peine ses oreilles.

— C’est vrai ? Pour ce que tu en ferais, dit-il sans cacher son dégoût.

Wait n’était plus là pour l’entendre. Il se pavanait le long de l’East India Dock Road, affable et fastueux : « C’est ma tournée », disait-il en poussant des portes vitrées à fermeture automatique, et en posant, avec une superbe assurance dans la lumière du gaz au-dessus d’un comptoir de palissandre.

— Penses-tu donc encore descendre à terre ? demanda Donkin, rageur.

Wait, réveillé, tressaillit.

— Dans dix jours, fit-il promptement.

Et de réintégrer ces régions de la mémoire qui ne savent rien du temps. Il se sentait sans fatigue, calme, comme retiré sain et sauf en soi-même, hors de l’atteinte de toute incertitude grave. En leur lenteur, les moments de son absolue quiétude empruntaient quelque chose de leur succession immuable aux minutes de l’éternité. Il se complaisait en toute sérénité parmi la vivacité de réminiscences gaiement travesties en mirages d’un indubitable avenir. Personne ne lui importait. Donkin sentait cela vaguement, comme un aveugle pourrait sentir dans sa nuit l’antagonisme fatal de toutes les existences ambiantes à jamais inimaginables, invisibles et enviées pour lui. Un désir le prit d’affirmer son importance, de briser, de broyer, de se ranger de pair avec tout le monde, en toutes choses ; déchirer les voiles, arracher les masques, mettre nu le mensonge, lui couper toute fuite… perfide attrait de la sincérité ! Il rit et moqueusement crachota :

— Dix jours. Oh ! là, là !… Tu seras claqué p’t-être à c’heure-ci demain. Dix jours !

Il attendit un peu.

— T’entends pas ? Qu’on me pende si t’as pas l’air déjà mort.

Jimmy devait rassembler ses forces, car il dit presque haut :

— Tu es un sale puant de mendiant, de menteur. Tout le monde te connaît.

Et il se dressa sur son séant, contre toute probabilité, au grand effroi de son visiteur.

Mais, très vite, Donkin se remit. Il éclata :

— Quoi ? Quoi ? Qui qu’est le menteur ? C’est toi, c’est l’équipage, le capitaine, tout le monde. Moi pas ! De quoi ! Des magnes ? Qu’est-ce que t’es donc ?

Il suffoquait d’indignation.

— Qui que t’es pour faire le malin ? reprit-il tremblant de colère. Prends-en un, prends-en un, qu’il dit, quand il ne peut pas les manger lui-même. Je vas m’appuyer les deux. Bon Dieu ! on va voir ! Tu m’empêcheras, p’t-être ! Il plongea dans la couchette inférieure, gratta un instant et ramena au jour un autre biscuit poussiéreux. Il l’éleva devant Jimmy, puis y mordit avec défi :

— Et pis quoi ? demanda-t-il d’un ton de fébrile impudence. Prends-en un, qu’il dit. Pourquoi pas deux ? Non. Je suis un chien galeux. Un suffit. Je prends les deux, moi. Tu vas me défendre ? Essaie voir. Viens donc. Qué-qu’ t’attends ?

Jimmy tenait ses jambes embrassées et cachait son visage contre ses genoux. Sa chemise lui collait au corps. Chaque côte saillait. Un halètement spasmodique ébranlait de secousses répétées son dos émacié.

— Tu veux pas ? Tu peux pas ! Quoi que j’disais ? poursuivit Donkin férocement.

Il avala une autre bouchée rêche d’un effort qui se hâtait. Le silence désarmé de l’autre, sa faiblesse, son attitude repliée l’exaspéraient.

— T’es foutu ! cria-t-il. Qui qu’t’es pour qu’on te mente, pour qu’on te serve à quatre pattes pire qu’un sacré empereur. T’es personne. T’es rien du tout !

Il déblatérait avec une telle force de conviction infaillible qu’elle le secouait de la tête aux pieds dans un feu d’artifice de salive et le laissa vibrant, comme une corde après qu’on l’a pincée.

Jimmy se ressaisit. Il leva la tête et se tourna bravement vers Donkin. Celui-ci aperçut un visage étrange, inconnu, un masque fantastique et tordu de furie et de désespoir. Les lèvres en remuaient vite ; et des sons à la fois creux, geignants et sibilants emplissaient la cabine d’un vague marmonnement plein de menace, de plainte et de désolation comme le murmure au loin d’un vent qui se lève. Wait branlait la tête, roulait les yeux, niait, maudissait, menaçait, sans qu’un mot eût la force de franchir la moue douloureuse de ses lèvres noires. Ce fut incompréhensible et troublant ; un radotage d’émotions, une frénétique pantomime de paroles plaidant pour obtenir d’impossibles choses, sommant des vengeances obscures. Donkin en fut soudain calmé, sa colère muée en vigilance aux aguets.

— Tu peux pas piper. Hein ? Qu’est-ce que je disais ? fit-il lentement après un instant d’examen attentif. L’autre continuait sans pouvoir s’arrêter ni se faire entendre, hochant la tête avec passion et des ricanements où luisaient, effarants et grotesques, des éclairs de larges dents blanches.

Donkin, on eût dit fasciné par l’éloquence et la fureur muettes de ce fantôme noir, se rapprocha, le cou tendu par une curiosité mêlée de méfiance ; et soudain il lui sembla n’apercevoir qu’une ombre humaine accroupie là, genoux aux dents, sur la couchette, au niveau de ses yeux scrutateurs.

— De quoi ? de quoi ? dit-il.

Il semblait saisir la forme de quelques mots au hasard dans le halètement de ce râle continu.

— Tu le diras à Belfast ? Ça se peut-il ! C’est que t’es un sacré gosse ?

Il tremblait d’alarme et de rage.

— Dis-le à ta mère-grand ! T’as peur ! Qui que t’es donc pour avoir plus peur qu’un autre ?

Le sentiment passionné de sa propre importance balaya un dernier reste de prudence.

— Dis ce que tu voudras et Dieu te damne ! Parle si tu peux ! Ils m’ont traité pire qu’un chien, tes sales lécheurs de bottes. C’est eux qui m’ont poussé pour se mettre contre moi ensuite. Y a que moi d’homme ici. Des coups de pied, des coups de poing, v’là ce que j’ai eu, et tu riais, toi, s’pèce d’embêteur de macchabée noir. Tu me le paieras. Ils te donnent leur viande, leur eau, tu me les paieras, à moi, bon Dieu ! Qui qui m’a offert un quart d’eau à moi ? Ils t’ont mis leurs sacrées nippes sur le dos cette nuit-là, et à moi qu’est-ce qu’ils m’ont donné — un pain sur la gueule — les salauds… Faudra voir ! Tu me le paieras, avec ton argent. J’te vas l’étouffer dans une minute ; aussitôt que tu seras mort, sale carcasse toquarde de prop’à rien. Vlà le monsieur que je suis. Toi t’es… à la manque, t’es…une chose. T’es nib. Cadavre, va !

Il visa la tête de Jimmy du biscuit sur lequel tout le temps sa main s’était crispée, mais ne fit que l’effleurer. Le projectile frappa bruyamment la cloison, éclatant comme une grenade à main en fragments dispersés. James Wait comme blessé à mort retomba en arrière sur son oreiller. Ses lèvres cessèrent de bouger et ses prunelles chavirées s’immobilisèrent, rivées au plafond avec une intense fixité. Donkin en fut surpris ; il s’assit tout à coup sur le coffre et regarda le plancher, exténué, l’œil lugubre. Après un moment il se mit à marmotter entre ses dents :

— Meurs, salaud, mais meurs donc ! Quelqu’un va entrer… Je voudrais être saoul… Dans dix jours !… Des huîtres !…

Il leva la tête et parla plus haut.

— Non… Fini pour toi…, fini des sacrées gonzesses qui font frire les huîtres… Qui c’est-il que t’es ? A mon tour maintenant… Je voudrais être saoul ; ce que je te la ferais la courte échelle jusqu’à là-haut ! C’est là que t’iras. Les pieds devant, par un sabord… Plouf ! On te verra plus jamais. A la mer ! C’est tout ce que tu vaux !

La tête de Jimmy remua légèrement, il dirigea sur la figure de Donkin un regard incrédule, désolé, implorant, d’enfant qu’effraie la menace d’être enfermé seul dans l’obscurité. Donkin l’observait du coffre avec des yeux pleins d’espoir, puis, sans se lever, il essaya la serrure. Fermé.

« Je voudrais être saoul », murmura-t-il, et se levant, il tendit une oreille anxieuse à un bruit de pas lointains venu du pont. Ils approchèrent — firent halte. Quelqu’un bâilla interminablement juste derrière la porte et les pas s’éloignèrent traînants et paresseux. Le cœur battant de Donkin ralentit ses pulsations et lorsqu’il reporta de nouveau les yeux sur la couchette, Jimmy, de nouveau, fixait les poutrelles peintes en blanc.

— Comment te sens-tu à présent ? demanda-t-il.

— Mal, souffla Jimmy.

Donkin se rassit, patient et résolu. Chaque demi-heure, les cloches se répondaient sonores d’un bout à l’autre du navire. La respiration de Jimmy était si rapide qu’on ne pouvait la suivre, si faible qu’on ne pouvait l’entendre. Ses yeux terrifiés semblaient avoir contemplé des horreurs indicibles, et l’on voyait sur sa figure passer les ombres d’abominables pensées. Soudain, d’une voix incroyablement forte et déchirante, il sanglota :

— Par-dessus bord !… Moi !… Bon Dieu !

Une crispation plia Donkin sur le coffre. A contrecœur il regarda. Jimmy se taisait. Ses deux longues mains osseuses lissaient la couverture de bas en haut, comme s’il eût tâché de la ramener toute sous son menton. Une larme, une grosse larme solitaire s’échappa du coin de son œil et, sans toucher la joue cave, tomba sur l’oreiller. Il râlait doucement de la gorge.

Alors Donkin, épiant la fin de ce nègre haï, sentit l’étreinte angoissante d’un grand chagrin lui broyer le cœur à l’idée que lui-même, un jour, devrait passer par là, tout pareillement peut-être ! Ses yeux s’humectèrent. « Pauvre bougre », murmura-t-il. La nuit semblait passer comme un éclair ; il lui semblait entendre la course irrémédiable des précieuses minutes. Combien cette sacrée histoire se prolongerait-elle ? Trop longtemps sûrement. Guigne ! Il ne put pas se contraindre davantage. Il se leva, s’approcha de la couchette. Wait ne bougea pas. Ses yeux seuls paraissaient vivre, tandis que ses mains continuaient leur mouvement monotone, qu’activait une horrible et infatigable industrie. Donkin se pencha :

— Jimmy, fit-il tout bas.

Pas de réponse, mais le râle s’arrêta.

— Me vois-tu ? demanda-t-il en tremblant.

La poitrine de Jimmy se gonfla. Donkin, en détournant les yeux, mit l’oreille près des lèvres de Jimmy. Quelque chose s’entendit comme le frémissement d’une feuille morte emportée sur le sable uni d’une grève. Cela prit forme ainsi :

— Allume… lampe… et… va-t’en…

Donkin instinctivement jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil à la flamme, qui brûlait haute ; puis, les yeux toujours détournés, fouilla sous l’oreiller en quête d’une clef. Il la trouva très vite et pendant les quelques minutes qui suivirent, s’affaira d’une main incertaine mais expéditive parmi le contenu du coffre. Quand il se releva, son visage, pour la première fois de sa vie, parut teinté d’une pâle rougeur — peut-être de triomphe.

Toujours évitant l’œil de Jimmy qui n’avait pas remué, il reglissa la clef sous l’oreiller. Tournant le dos complètement au lit, il se mit en marche vers la porte, comme s’il allait couvrir un mille de chemin. Son second pas l’amena le nez dessus. Il saisit le bouton avec précaution, mais, dans le même instant, reçut l’impression irrésistible de quelque chose survenant derrière son dos. Il pivota comme si on lui eût frappé sur l’épaule. Cela se fit juste à temps pour voir les yeux de Jimmy flamber soudain puis s’éteindre tout de suite, comme deux lampes raflées par un coup fauchant. Un filet écarlate pendit de la commissure des lèvres le long du menton. Il avait cessé de respirer.

Donkin ferma la porte derrière lui, sans bruit, mais avec fermeté. Des dormeurs en tas sous des cabans bossuaient le pont éclairé de tertres obscurs et difformes qui ressemblaient à des tombes mal tenues. On n’avait rien fait de la nuit, l’absence d’un matelot avait passé inaperçue. Il restait sans mouvement et confondu de trouver le monde extérieur tel qu’il l’avait quitté ; tout était là : mer, navire, dormeurs, et il en concevait un étonnement absurde comme s’il s’était attendu à retrouver les hommes morts, les choses familières évanouies à jamais — comme si, voyageur revenu après maintes années, des changements surprenants avaient dû le frapper.

Il frissonna légèrement dans la fraîcheur pénétrante de l’air, et se pressa dans ses bras d’un air abattu. La lune déclinante penchait tristement dans le ciel occidental, comme fanée par le baiser glacé d’une pâle aurore. Le navire dormait. Et la mer immortelle s’étendait au loin, Immense, embrumée, image de la vie miroitante au-dessus d’abîmes sans clarté ; prometteuse, avide, inspiratrice — terrible. Donkin lui coula un regard de défi et s’esquiva sans bruit, comme jugé, maudit et banni par l’auguste silence de sa souveraineté.

La mort de Jimmy, après tout, tomba comme une surprise extraordinaire. Nous ignorions encore toute la foi que nous avions prêtée à ses illusions. Nous avions estimé ses chances de vie tellement à sa propre évaluation que sa mort, comme la mort d’une vieille croyance, ébranlait les fondements de notre société. Un lien commun disparaissait : le puissant, effectif et respectable lien d’un mensonge sentimental. Tout ce jour-là, l’esprit ailleurs, nous travaillâmes, l’œil soupçonneux, avec des airs désabusés. Au fond du cœur, nous jugions que dans l’occasion de son départ, Jimmy avait agi de manière perfide et mal amicale. Il ne nous avait pas soutenus comme doit faire un camarade. En s’en allant, il emportait l’ombre lugubre et solennelle où notre folie s’était posée avec une fatuité bien humaine, en arbitre attendri du sort. Nous voyions à présent qu’il n’y avait là rien de pareil. Cela se réduisait à de la bêtise vulgaire, à la plus sotte et la plus inefficace ingérence dans des problèmes de la plus majestueuse gravité — du moins si Podmore disait vrai. Podmore peut-être avait raison. Jimmy mort, le doute survivait ; et comme une bande de criminels désintégrée par un coup de grâce divine, nous restions profondément scandalisés l’un par l’autre. Certains parlaient durement à leurs meilleurs copains. D’autres refusaient de parler à personne. Seul, Singleton ne s’étonna point. « Mort, vraiment ? Parbleu ! » fit-il, en montrant du doigt l’île à tribord par le travers de nous : car le calme tenait toujours en vue de Flores le navire captif de ses sortilèges. Mort, parbleu ! Ce n’est pas Singleton qui en serait surpris. Voici la terre et là, sur le panneau d’avant, attendant le maître-voilier, voilà le corps. La cause, et l’effet. Et pour la première fois du voyage le vieux matelot devint tout guilleret et loquace, expliquant et illustrant, grâce aux réserves de son expérience, comme quoi, dans les cas de maladie, la vue d’une île (même d’une petite) est souvent plus funeste que celle d’un continent. Mais il ne pouvait pas dire la raison.

Les obsèques de Jimmy étaient pour cinq heures et la journée nous parut interminable tant par l’inquiétude mentale que par la gêne physique. Nous ne prenions pas intérêt à notre besogne et, comme il sied, nous faisions rabrouer de ce fait. Dans notre état chronique d’irritation et de disette, c’était exaspérant. Donkin travaillait le front bandé d’un linge sale, la mine si défaite que la compassion toucha M. Baker à la vue de cette endurance si vaillante à la douleur.

— Hou ! Hé là, Donkin ! Laisse là ton ouvrage et va te coucher pour ce quart-ci. Tu as l’air malade.

— C’est vrai, sir, dans la tête ça me tient, dit l’autre d’une voix atténuée, et fila lestement. Plusieurs, contrariés, taxèrent le second d’être « bien à la coule aujourd’hui ». On voyait sur la dunette le capitaine Allistoun regardant le ciel se couvrir au sud-ouest et bientôt courut par les ponts la nouvelle que le baromètre avait commencé de tomber dans la nuit et qu’il fallait s’attendre sous peu à de la brise. Ceci, par une subtile association d’idées, conduisit à une violente querelle sur le point de savoir le moment exact où Jimmy était mort. Était-ce avant ou après que ce baromètre s’est mis à descendre ? Impossible de le savoir, d’où maints grognements de mépris échangés. Tout à coup un grand tumulte éclata sur l’avant. Le pacifique Knowles et Davies le débonnaire en étaient venus aux coups. La bordée non de quart intervint avec fougue et pendant dix minutes une bruyante mêlée se pressa autour du panneau où, dans l’ombre balancée des voiles, le corps de Jimmy, enveloppé d’une couverture blanche, gisait sous la garde du lamentable Belfast dédaigneux de la rixe en l’excès de son chagrin. La rumeur apaisée, les passions revenues au calme d’un silence farouche et boudeur, il se dressa près de la tête du corps enlinceulé et les deux bras levés au ciel, cria d’un ton d’indignation peinée : « Vous devriez avoir honte !… » C’était vrai.

Belfast prit son deuil fort à cœur. Il donna preuves sur preuves d’inextinguible dévouement. Ce fut lui, non un autre, qui voulut aider le voilier à parer les restes de Jimmy pour leur remise solennelle à l’insatiable mer. Il disposa soigneusement les poids le long des chevilles : deux briques, un vieux maillon d’ancre, quelques chaînons brisés d’une chaîne d’engrenage usée. Il les arrangeait comme ceci, puis comme cela.

— Le bon Dieu te bénisse, t’as pas peur qu’il s’écorche le talon pourtant ? dit le maître-voilier que la besogne énervait. Il poussait l’aiguille en lançant des bouffées rageuses, la tête dans un nuage de fumée de tabac, rabattant des pans de toile, serrant les coutures, tendant l’étoffe.

— Soulève ses épaules… Tire à toi un peu… La… a… a. Halte.

Belfast obéissait, tirant, soulevant, accablé de chagrin, mouillant de larmes le fil goudronné.

— Serre pas la toile trop fort sur sa pauvre figure, voilier, implora-t-il douloureusement.

— Pourquoi vas-tu te faire encore de la bile ? Il sera bien à l’aise comme ça, assurait l’autre en coupant le fil après le dernier point qui venait juste à la hauteur du milieu du front. Il roula le reste de la toile, serra ses aiguilles.

— Qu’as-tu à prendre ça tant à cœur ? demanda-t-il. Belfast abaissa les yeux vers le long paquet de toile grise.

— C’est moi qui l’avais retiré l’autre fois, murmura-t-il, et il ne voulait pas s’en aller. Si je l’avais veillé la nuit derniére, il serait en vie pour me faire plaisir… mais j’étais fatigué.

Le maître-voilier tira vigoureusement sur sa pipe et marronna :

— Quand j’étais… aux Antilles… La frégate la Blanche… Fièvre jaune… on cousait comme ça ses vingt hommes par jour… des gars de Portsmouth, de Devonport — des pays — on connaissait leurs pères, leurs mères, leurs sœurs, tout leur fourbi. On faisait pas attention. Et ces nègres comme celui-là, on sait pas d’où ça vient. Ça n’a personne. Ça n’est bon à personne. A qui manquera-t-il ?

— A moi. Je l’avais retiré l’autre fois, gémit Belfast inconsolé.

Sur deux planches clouées ensemble, et d’apparence immobile et résigné sous les plis de l’Union Jack à bordure blanche, James Wait, porté à l’arrière par quatre hommes, fut déposé très doucement, les pieds dans la direction d’un sabord ouvert. Une houle d’ouest se levait et, suivant le roulis du navire, le pavillon rouge en berne dardait sur le ciel gris comme une langue de flamme ardente. Charley sonnait le glas sur la cloche et à chaque oscillation vers tribord tout le vaste demi-cercle des eaux d’acier visibles de ce côté semblaient se hausser, avides, jusqu’au sabord, comme impatientes de happer notre Jimmy. Tous étaient là, sauf Donkin trop malade pour paraître ; le capitaine et M. Creighton se trouvaient tête nue sur le fronteau de dunette ; M. Baker, sur l’ordre du patron qui lui avait dit gravement : « Vous avez plus l’habitude de ces choses-là que moi », sortit de la porte du carré. Il marchait vite, avec une nuance d’embarras, le livre d’offices à la main. Tous les bonnets disparurent. Il commença bas, de son ton habituel d’inoffensive menace, comme s’il réprimandait discrètement pour la dernière fois, ce matelot mort à ses pieds. Les hommes écoutaient, dispersés par groupes, appuyés sur la lisse de rabattue et regardant le pont, le menton dans les mains avec des physionomies pensives, ou les bras croisés, un genou légèrement plié, le front baissé, le corps droit, en l’attitude de la méditation. Wamibo rêvait. M. Baker continuait, grognant révérencieusement à chaque page tournée. Les paroles du texte saint par-delà les cœurs inconstants des hommes s’en allaient errantes, sans asile, sur le désert des flots sans pitié ; et James Wait, critique éloquent naguère et qui ne parlerait plus, gisait passif sous leur murmure enroué de terreur et d’espérances.

Deux hommes se tenaient prêts dans l’attente de ces mots-là qui envoient tant de nos frères à leur dernière embardée. M. Baker commença le passage. « Attention », fit le maître d’équipage entre ses dents. M. Baker lut : « Aux profondeurs », et fit une pause. Les hommes soulevèrent l’extrémité des planches voisine du pont, le maître d’équipage, d’un tour de main, retira l’Union Jack, mais James Wait ne bougea point. « Plus haut », gronda le maître d’équipage en colère. Toutes les têtes s’étaient relevées, un malaise général crispait tout le monde sur place, mais James Wait ne faisait pas mine de s’en aller. Mort et, sous le linceul qui l’enveloppait à jamais, il paraissait encore s’attacher au navire d’une étreinte d’effroi survivant à lui-même.

— Plus haut. Lève ! siffla la voix rageuse du maître d’équipage.

— Il ne veut pas, bégaya un des deux hommes qui tremblait, et tous deux parurent sur le point de tout lâcher. M. Baker attendait, le visage enseveli dans le livre et changeant ses pieds de place d’un traînement énervé. Tous les hommes avaient l’air profondément bouleversés ; du milieu d’eux une rumeur faible, une sorte de bourdonnement monta, gagnant en volume…

— Jimmy ! cria Belfast d’un ton plaintif. Il y eut une seconde de frémissant désarroi.

— Jimmy, sois un homme ! adjura sa voix perçante et passionnée.

Chaque bouche béait, pas une paupière ne clignait. Les yeux de Craik lui sortaient de la tête, tout son corps se crispait ; il se pencha en avant comme un homme se courbe vers la fascination de l’horreur.

— Va ! cria-t-il, et bondit le bras tendu en avant. Va, Jimmy !… Jimmy, va !… Va !

Ses doigts touchèrent la tête du cadavre et le ballot gris s’ébranla à contrecœur, puis, tout à coup, fila le long des planches inclinées avec la soudaineté de l’éclair. L’équipage comme un seul homme se porta d’un pas en avant, un Ah… h… h ! profond vibra au sortir des larges poitrines. Le navire roula comme soulagé d’un faix illégitime ; la voilure claqua. Belfast, soutenu par Archie, pantelait hystériquement ; et Charley qui voulant voir Jimmy piquer sa dernière tête, s’était précipité vers la lisse, arriva trop tard pour rien discerner que, sur l’eau ridée à peine, un cercle qui s’effaçait.

M. Baker, tout en sueur, récita la dernière prière dans une rumeur profonde de voix surexcitées et de voiles claquantes. « Amen », conclut-il d’un grognement mal assuré et referma le livre.

— Brassez carré ! tonna une voix au-dessus de lui. Tout le monde sursauta, deux ou trois bérets tombèrent sur le pont ; M. Baker, surpris, leva la tête. Le patron, debout sur le fronteau de dunette, montrait l’ouest de son doigt tendu.

— Le vent se lève, dit-il, brassez carré vivement.

M. Baker fourra en toute hâte le livre dans sa poche.

— A l’avant, vous autres, largue l’amure de misaine ! héla-t-il allégrement, tête nue et gaillard. Les tribordais brasse carré derrière.

— Du bon vent ! Du bon vent ! murmuraient les hommes en courant à la manœuvre.

— Qu’est-ce que je disais, grommela le vieux Singleton en ajoutant, d’un geste énergique et vif, une spire de câble après l’autre au tas de filin à ses pieds ; je le savais bien — il est parti — et v’là la brise.

Elle vint avec le bruit d’un soupir puissant descendu des hauteurs. Les voiles s’emplirent, le navire prit de l’erre et la mer réveillée se mit à murmurer à voix assoupie les chansons du retour aux oreilles des matelots. Cette nuit-là, tandis que le navire courait écumant vers le nord, devant la brise fraîchissante, le maître d’équipage épancha son cœur au carré des officiers mariniers :

— Ce gars-là ne nous a donné que du mal depuis le moment qu’il a mis le pied à bord. Vous souvenez-vous, cette nuit, à Bombay ?… Après avoir brimé de haut en bas cet équipage de poules mouillées, et affronté le vieux, il nous a fallu faire les imbéciles à tous les bouts d’un bateau à demi sombré, histoire de lui sauver la vie. Rapport à lui encore, on frise bel et bien une révolte et v’là le second qui m’enlève comme un voleur à cause que j’oublie censément de coller une motte de graisse sur ces faillies planches. Sans compter que je l’avais fait, mais tu aurais pu te dispenser d’y laisser une pointe de clou qui dépasse, hé, Copain-Copeaux ?

— Et toi de fiche tous mes outils à l’eau à cause de lui comme un blanc-bec qu’a le taf, rétorqua le charpentier d’un ton morose. Le v’là toujours parti après, à c’t heure, ajouta-t-il, rancunier jusqu’au bout.

— En escadre, en Chine, je me rappelle une fois l’amiral qui me dit comme ça, commença le voilier…

Une semaine plus tard, le Narcisse fendait les eaux de la Manche.

Sous ses ailes blanches, il rasait la mer bleue comme un grand oiseau las qui se hâte vers son nid. Les nuages faisaient la course avec les pommes de ses mâts ; on voyait leurs masses blanches se lever par l’arrière, gagner le zénith d’un essor, continuer leur fuite et filant le long de l’ample courbe du ciel, se ruer tête première dans les flots, nuages plus rapides que le navire, plus libres aussi mais que nul port n’attend. La côte, pour lui souhaiter la bienvenue, vint au-devant de lui dans le soleil. Les hautes falaises poussaient dans la mer leurs promontoires souverains ; les larges baies souriaient de lumière ; les ombres des nuages sans asile ni but couraient le long des plaines ensoleillées, sautant les vallées, grimpant agiles aux collines, dégringolant les versants, et le soleil les poursuivait de nappes de glissante lueur. Sur le front des rochers sombres des phares blancs étincelaient dans des colonnes de lumière. La Manche scintillait comme un manteau bleu tissé de fils d’or et qu’étoilait l’argent des lames moutonnantes. Le Narcisse vola, passés les caps et les baies. Des navires en partance croisaient sa route, donnant de la bande, les mâts dénudés pour la lutte harassante avec l’âpre suroît. Et près de terre un chapelet de petits vapeurs enfumés barbotaient, serrant la côte, comme une migration de monstres amphibies méfiants des vagues turbulentes.

Dans la nuit les hautes terres reculèrent, tandis que les baies s’avançant formaient un mur de ténèbres. Les lumières de terre se mêlèrent à celles du ciel ; et, dominant les lanternes ballottées d’une flottille de pêche, un grand phare levait son œil fixe pareil à l’énorme fanal de mouillage de quelque vaisseau fabuleux. Sous son égale clarté, la côte, dont la ligne droite s’enfonçait dans la nuit, semblait le haut-bord d’un navire colossal, immobile sur la mer immortelle et sans frein. La sombre terre berçait sa solitude au milieu des eaux comme un vaisseau redoutable constellé de feux vigilants, portant le faix de millions de vies, chargé de scories et de joyaux, d’or et d’acier. Sa masse planait, immense et forte comme une tour, gardienne de traditions sans prix et de souffrances sans histoire, asile de glorieux souvenirs et d’oublis dégradants, d’ignobles vertus et de révoltes sublimes. Vaisseau vénérable ! Pendant des siècles, l’Océan avait battu ses flancs solides ; il s’ancrait là dès les temps où le monde, plus vaste, avait plus de promesses, où la mer puissante et mystérieuse ne marchandait pas la gloire ou le butin à ses fils audacieux. Arche historique, mère des flottes et des nations — grand vaisseau-amiral de la race, plus fort que les tempêtes, à l’ancre au large en pleine mer.

Le Narcisse, couché par les rafales, doubla le South Foreland[5], traversa les dunes et, remorqué, entra dans le fleuve. Dépouillé de la gloire de ses ailes blanches, il suivait, docile, le remorqueur à travers les méandres des chenaux invisibles. Les bateaux-feux à son passage oscillaient à leurs amarres, semblaient un instant filer à grande allure avec le flux, puis, le moment d’après, restaient en arrière, distancés, perdus. Les grosses bouées, à la pointe des bancs de vase, glissaient à ras de flot contre ses flancs et, retombées dans son sillage, tourmentaient leurs chaînes comme des dogues furieux. L’estuaire se fit plus étroit de part et d’autre. La terre se rapprocha du navire. Il remonta le fleuve sans plus dévier de sa route. Sur les pentes riveraines, les maisons apparues par groupes dégringolaient à la course, eût-on dit, les déclivités de terrain pour le voir passer et, arrêtées par la grève de vase, s’attroupaient sur les berges. Plus loin, les hautes cheminées d’usines se montrèrent, bande insolente qui le regardait venir, comme une foule éparse de sveltes géants, avantageux et campés sous leurs noirs panaches de fumée cavalièrement inclinés. Il prit, docile et désinvolte, les tournants de l’estuaire ; une brise impure cria sa bienvenue parmi ses espars dénudés et la terre refermée se mit entre le navire et la mer.

Un nuage bas se suspendait devant lui, un grand nuage opalin et frémissant qui semblait monter des fronts en sueur de millions d’humains. De longues bandes de vapeurs fumeuses le souillaient de traînées livides ; il palpitait au battement de millions de cœurs, il s’en exhalait un murmure immense et lamentable, le murmure de millions de lèvres priant, maudissant, soupirant, ricanant — l’éternel murmure de folie, de regret et d’espoir qui s’élève des foules de la terre anxieuse. Le Narcisse entra dans le nuage ; les ombres s’épaissirent ; de tous côtés montait un bruit de fer, de chocs puissants, des cris, des hurlements. Des chalands noirs dérivaient sournois sur le courant pollué. Un chaos fou de murs tachés de suie se dressa vague dans la fumée, déconcertant et funèbre, comme une vision de désastre. Les remorqueurs soufflant avec rage, culèrent et se drossèrent au courant pour présenter le navire aux portes du bassin. De l’avant, deux amarres dardées sifflèrent, frappant la terre avec colère comme un couple de serpents. Un pont devant nous s’ouvrit en deux comme par enchantement, de gros cabestans hydrauliques se mirent à tourner tout seuls, animés par une magie mystérieuse et suspecte. Le navire s’avança le long d’une étroite allée d’eau, entre deux murs bas de granit, et des hommes le retenaient avec des cordes, marchant à sa hauteur sur les larges dalles. Un groupe impatient attendait de part et d’autre du pont disparu ; débardeurs en casquettes, citadins à face jaune sous des hauts de forme ; deux femmes en cheveux ; enfants loqueteux, fascinés, aux yeux grands ouverts. Une carriole, arrivant au trot cahoté de son bidet, fit halte brusquement. Une des femmes cria au navire silencieux : « Hallo, Jack ! » sans regarder personne en particulier, et tous levèrent les yeux vers elle de la pointe du gaillard d’avant.

— Attention ! En arrière ! Gare au câble ! crièrent les radoubeurs pliés sur les bornes de pierre.

La foule murmura, piétina sur place.

— Largue les amarres de hanche ! Largue ! entonna un vieux aux joues rougeaudes, debout sur le quai. Les aussières tombèrent dans l’eau lourdement, éclaboussant la coque, et le Narcisse entra dans le bassin.

Les berges de pierre s’en allaient de droite et de gauche, en lignes droites, en fermant un miroir sombre et rectangulaire. Des murs de brique montaient haut, au-dessus de l’eau, murs sans âme, écarquillant des centaines de fenêtres aussi troubles et mornes que des yeux de brutes repues. A leur pied, de monstreuses grues d’acier, dont les longs cous balançaient des chaînes, suspendaient des crocs à l’aspect féroce au-dessus de ponts de navires inanimés. Un bruit de roues sur le pavé, le heurt sourd de corps pesants qui tombent, le cliquetis de treuils enfiévrés, le grincement de chaînes forcées flottait dans l’air. Entre les bâtisses hautes, la poussière de tous les continents planait en brefs essors tournoyants ; et une odeur pénétrante de parfums et d’ordure, d’épices et de peaux, de choses coûteuses et de choses immondes envahissait tout cet espace, lui créait une atmosphère précieuse et répugnante.

Le Narcisse entra doucement dans le bassin de son repos ; l’ombre des murs sans âme tomba sur lui, la poussière de tous les continents arriva dansante à l’assaut de ses ponts et un essaim d’hommes étrangers escaladant ses flancs en prirent possession au nom de la terre sordide.

Il avait cessé de vivre.

Un faraud en paletot noir et chapeau de haute forme grimpa avec agilité, s’avança vers le lieutenant, lui donna la main et dit : « Hallo, Herbert. » C’était son frère. Une dame apparut soudain. Une vraie, en robe noire, avec une ombrelle. Elle sembla prodigieusement élégante au milieu de nous, et plus étrange que si elle était tombée du ciel. M. Baker toucha sa casquette en l’apercevant. C’était la femme du patron. Et bientôt le capitaine, fringué de neuf sur une chemise blanche, descendit à terre en sa compagnie. Nous ne le reconnûmes pas jusqu’à ce que, se retournant, il hélât du quai M. Baker.

— Rappelez-vous de remonter les chronomètres demain matin.

Une escouade sournoise de malingreux à l’œil mobile errait dans le gaillard d’avant en quête d’un coup de main à donner, disaient-ils.

— Plus probable qu’ils cherchent quelque chose à frire, commenta Knowles avec bonne humeur. Pauvres bougres. Qu’importait. N’était-on pas rendus !

Mais M. Baker empoigna l’un d’eux qui s’était comporté avec insolence et cela nous ravit. Tout nous ravissait.

— J’ai fini à l’arrière, sir, cria M. Creighton.

— Plus d’eau dans le puisard, annonça pour la dernière fois le charpentier, sonde en main.

M. Baker jeta un coup d’œil le long des ponts aux groupes des hommes impatients, un autre en haut à la mâture :

— Hou ! Ça fera le compte, les gars, grogna-t-il.

La traversée était finie.

Des rouleaux de literie s’en allèrent volant par-dessus la lisse, des coffres ficelés glissèrent le long du passavant — il n’y avait guère des uns ni des autres.

— Le reste se balade au large du Cap, expliqua Knowles énigmatiquement à un traîneur de quais, ami de fraîche date.

Les matelots couraient, s’appelant l’un l’autre, sommant des inconnus de leur prêter main-forte, puis, avec un décorum soudain, s’approchaient du second pour prendre congé avant de débarquer.

— Adieu, sir, répétaient-ils en intonations variées.

M. Baker étreignait les dures paumes, un grognement amical pour chacun, une étincelle joviale dans le regard.

— Prends garde à ton argent, Knowles. Hou ! Si tu fais attention, tu ne tarderas pas à te trouver une gentille petite femme.

Le boiteux rayonna.

— Adieu, sir, dit Belfast avec émotion en broyant la main du second et levant sur lui des yeux noyés. Je croyais bien l’emmener à terre avec moi, continua-t-il plaintivement.

M. Baker, sans comprendre, dit avec bonté :

— Bonne chance, Craik.

Et, désemparé, Belfast franchit la lisse, courbé sous la solitude et le deuil.

M. Baker, dans la paix soudaine qui enveloppait le navire, rôdait, seul et grognant, éprouvant des boutons de porte, plongeant dans des recoins obscurs, jamais content. — Officier modèle ! Personne ne l’attendait à terre. Mère morte ; le père et les deux frères, pêcheurs de Yarmouth, perdus ensemble sur le Dogger-Bank ; une sœur, mariée, pas bien pour lui. Une vraie dame. Mariée au tailleur principal et politicien influent d’une petite ville, lequel ne jugeait pas son beau-frère marin tout à fait assez « respectable ». Une vraie dame, là, une vraie, songeait-il en se reposant un moment sur un panneau. Il serait toujours temps de descendre à terre, de manger un morceau et de chercher un lit quelque part. Il n’aimait pas à se séparer d’un bateau. A quoi penser ensuite ? L’obscurité d’un soir de brume tombait humide et froide, sur le pont désert ; et M. Baker, toujours fumant, pensait à tous les navires successifs auxquels, pendant maintes longues années, il avait prodigué le meilleur de ses soins et de son expérience de marin. Et jamais un commandement en chef. Pas une fois ! « Paraît que je n’ai pas la coupe d’un capitaine », médita-t-il placidement, tandis que le gardien (qui avait pris possession de la cuisine), vieillard ratatiné, aux yeux larmoyants, le maudissait à voix basse de s’attarder si longtemps. Creighton, lui — il poursuivait sa pensée exempte d’envie — un vrai gentleman…, des protections…, arrivera. Un garçon très chic… avec un peu plus d’expérience.

Il se leva, secouant tout cela :

— je serai de retour à la première heure, demain matin, pour les panneaux. Ne laissez personne toucher à rien avant que j’arrive, gardien, héla-t-il.

Puis, enfin, lui aussi descendit à terre, modèle des officiers en second.

Les hommes, séparés par l’action dissolvante de la terre, se retrouvèrent, une fois de plus, au bureau de la marine.

— Le Narcisse désarme, clama, devant une porte vitrée, un vieux drille boutonné de cuivre, avec une couronne et les initiales B. T. sur sa casquette. Un bon nombre entra de suite, mais beaucoup furent en retard. La pièce était grande, nue, blanchie à la chaux ; un comptoir, surmonté d’un grillage en fil de fer, limitait le tiers à peu près de son étendue poussiéreuse ; et, derrière le grillage, un scribe à figure molle, une raie au milieu des cheveux, avait les yeux mobiles et brillants, les mouvements saccadés et vifs d’un oiseau en cage. Le pauvre capitaine Allistoun, là-dedans, lui aussi, siégeant devant une petite table où s’empilaient des billets et de l’or, semblait impressionné par sa captivité. Un autre oiseau du Board of Trade[6] perchait sur un tabouret haut près de la porte, vieil oiseau rassis que mille facéties de matelots en goguette ne parvenaient pas à effaroucher. L’équipage du Narcisse, épars en petits groupes, se pressait dans les coins. Ils portaient des frusques de terre neuves, vestes élégantes qu’on eût dites taillées à coups de hache, pantalons brillants comme des tôles, chemises de flanelle sans cols, souliers neufs éblouissants. Ils se frappaient sur l’épaule, se prenaient l’un l’autre par un bouton de gilet, demandaient : « Où as-tu couché cette nuit ? », chuchotaient gaiement, tapaient des mains sur les cuisses, des pieds sur le sol, s’esclaffaient de rires contenus. La plupart montraient des visages frais rasés qui rayonnaient ; un ou deux seulement étaient mal peignés et tristes ; les deux Norvégiens, lavés et doux, promettaient d’avance des consolations aux bonnes dames qui patronnent le Foyer du marin Scandinave. Wamibo, encore en habits de travail, rêvait, debout et massif, au milieu de la pièce ; et, à l’entrée d’Archie, s’éveilla pour sourire. Mais le commis à l’œil éveillé appela un nom et la paye commença. Un à un ils avancèrent pour toucher le salaire de leur glorieux et obscur effort. Ils raflaient avec soin l’argent dans des paumes larges, le bourraient dans des poches de pantalons, ou, tournant le dos à la table, comptaient avec difficulté au creux de leurs mains gourdes.

— Le compte y est. Signez le reçu. Là… Là, répétait le scribe impatient. Ces marins sont stupides, pensait-il.

Singleton se présenta, vénérable, et incertain s’il faisait jour ou non ; des gouttes brunes de jus de tabac maculaient sa barbe blanche ; ses mains, qui n’hésitaient jamais dans la grande lumière du large, pouvaient à peine ramasser leur petit tas d’or dans la profonde obscurité terrestre.

— Peut pas écrire ? dit le commis choqué. Faites une croix alors.

Singleton, péniblement, ébaucha deux lourds jambages croisés, tachant la page.

— Quelle dégoûtante vieille brute, murmura le commis.

Quelqu’un ouvrit la porte au-devant du vieil homme et le patriarche des mers sortit en trébuchant sans même un regard pour personne.

Archie avait un portefeuille. On le blagua. Belfast, qui semblait allumé comme s’il avait déjà passé par un cabaret ou deux, donna des signes d’émotion et voulut parler au capitaine en particulier. Le patron surpris consentit. Ils parlèrent à travers le grillage et on entendit le capitaine dire :

— Je l’ai remis au Board of Trade.

— J’aurais voulu un souvenir de lui, marmottait Belfast.

— Mais il n’y a pas moyen, mon garçon. C’est remis, tout fermé, tout scellé au bureau de la marine, remontra le patron.

Et Belfast fit un pas en arrière, les coins de la bouche tombant et l’œil navré. Pendant une pause nous entendîmes le patron et le clerc causer. Nous discernâmes : « James Wait… décédé…, pas de papiers, rien trouvé…, pas trace de parents…, le bureau garde sa solde. »

Donkin entra. Il semblait essoufflé, sa mine était grave, affairée. Il alla droit au comptoir, parla d’un ton animé au scribe qui le trouva intelligent. Ils discutèrent le compte, laissant tomber leurs h[7] à l’envi, comme par gageure, très amis. Le capitaine Allistoun paya :

— Je mets une mauvaise note à votre livret, dit-il tranquillement.

Donkin éleva la voix :

— Gardez-le, mon sacré livret, je m’en f… de vos notes. J’ai une place à terre.

Il se tourna vers nous :

— La mer et moi, fini nous deux, dit-il tout haut.

Il portait beau, plus à l’aise dans ses habits neufs qu’aucun de nous ; il nous dévisageait avec assurance, jouissant de l’effet de sa déclaration.

— Ouais. On a des amis à hauteur. Vous voudriez ben aussi ? Mais j’suis un frère. On est copains, après tout. J’paye un verre. Qui qu’est d’attaque ?

Personne ne bougea. Un silence tomba, un silence de figures inertes et de regards figés. Il attendit un moment, sourit avec amertume et gagna la porte. Là, il fit demi-tour à nouveau.

— Vous ne voulez pas ? Sacré tas d’hypocrites. Non ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? J’vous ai-t-y battus ? J’vous ai-t-y fait mal ? J’vous… Vous voulez pas boire ?… Non !… Eh bien, mourez donc de soif tous tant que vous êtes ! Y en a pas un de vous qu’ait le cœur d’une punaise. Y a pas plus bas que vous ! Travaillez et crevez donc !

Il sortit, tapant la porte avec tant de violence que le vieil oiseau du Board of Trade faillit tomber de son perchoir.

— Il est fou, dit Archie.

— Non, non, il est saoul ! insista Belfast qui titubait, pochard attendri.

Le capitaine Allistoun souriait paisiblement devant la table nette.

Dehors, sur Tower Hill[8], leurs paupières battirent, ils hésitèrent gauchement, comme aveuglés par la qualité nouvelle de cette lumière tamisée, comme intimidés par la vue de tant d’hommes ; et eux qui pouvaient s’entendre dans le hurlement des tempêtes, on les eût dit assourdis et troublés par le sourd grondement de la terre laborieuse.

— Au Cheval-Noir ! Au Cheval-Noir ! crièrent des voix. Faut prendre un verre ensemble avant de se quitter.

Ils traversèrent la route, se tenant l’un à l’autre. Seuls, Belfast et Charley s’éloignèrent isolément. En passant, je vis une femme bouffie, rougeaude, en châle gris, sous des cheveux poudreux et floches se jeter au cou de Charley. C’était sa mère. Elle l’inondait de larmes :

— O mon gars ! Mon gars !

— Lâche-moi, dit Charley. Lâche, mère.

J’arrivais au même moment à sa hauteur et par-dessus la tignasse de la femme pleurnichante il me lança un sourire indulgent accompagné d’un regard ironique, courageux et profond, de quoi faire honte à toute mon expérience de la vie. Je fis un signe amical en continuant ma route, non sans l’entendre dire encore, bon prince :

— Si tu me lâches tout de suite, je t’allonge un bob[9] de ma paye pour boire à ma santé.

Quelques pas de plus m’amenèrent sur Belfast. Il me prit le bras et chevrotant d’enthousiasme :

— J’ai pas pu aller avec eux, bégaya-t-il, en indiquant du menton la cohorte bruyante qui descendait lentement la rue le long de l’autre trottoir. Quand je pense à Jimmy... Pauvre Jim ! Quand je pense à lui, j’ai pas le cœur à boire. Tu étais son matelot, toi aussi... Mais moi, je l’avais tiré de sa turne..., pas vrai ? Les petits cheveux frisés tout de laine qu’il avait... Oui. Et c’est moi qui avais volé le sacré pâté !... Il voulait pas partir. Personne ne pouvait le faire partir.

Il fondit en larmes.

— J’lai pas touché, moi, pas d’ça, pas d’ça !... Pour moi, pour m’faire plaisir, il est parti, comme... qui dirait... un agneau.

Je me dégageai doucement. Les crises de larmes chez Belfast se terminaient généralement en coups de poings et je ne me souciais guère d’essuyer le poids de son inconsolable douleur. En outre, deux policemen, de prestance imposante, se tenaient près de là, nous fixant d’un œil incorruptible et désapprobateur.

— Au revoir, dis-je, et m’en allai.

Mais, au coin de la rue, je fis halte pour regarder une dernière fois l’équipage du Narcisse. Il oscillait irrésolu et bavard sur les larges dalles qui forment le parvis de la Monnaie. Ils avaient mis le cap sur le Cheval-Noir où des hommes en bras de chemise et en bonnets fourrés sur des faces brutales, dispensent, puisées aux flancs de barils bien vernis, les illusions de la force, de la joie, de la félicité ; l’illusion de la splendeur et de la poésie de vivre aux équipages congédiés des navires de haute mer. De loin, je les voyais discourir, regards joviaux, gestes balourds, tandis que le flot de la vie ambiante emplissait leurs oreilles d’un tonnerre incessant et qu’ils n’entendaient point. Et là, sur ces pierres blanches que foulaient leurs pieds indécis, parmi la hâte et la clameur des humains, ils paraissaient des êtres d’une autre espèce, perdue, solitaire, oublieuse et condamnée ; des naufragés, insouciants et joyeux, naufragés fous, festoyant dans l’orage sur la saillie d’une roche traîtresse. Le grondement de la ville ressemblait à celui des lames qui brisent, puissant et sans merci dans la majesté de sa voix et la cruauté de son dessein ; mais au ciel, les nuages s’ouvrirent, un flot de soleil inonda les murailles des maisons noires. Le groupe sombre de marins s’en alla, dérivant dans le soleil. A leur gauche frémissaient les arbres du jardin de la Tour, les pierres de la Tour luisaient, semblaient bouger dans les jeux de la lumière, comme au souvenir soudain des grandes joies et douleurs du passé, dévolues naguère aux prototypes guerriers de ceux-ci : recrutements forcés, cris de révolte, pleurs de femmes au bord du fleuve et clameurs d’hommes saluant des retours victorieux. Le rayonnement du ciel tombait, comme une grâce accordée, sur la fange du sol, sur les pierres pleines de souvenir et de silence, sur l’égoïsme, la convoitise ; sur les traits inquiets des hommes oublieux. A la droite du groupe sombre, la façade souillée de la Monnaie lavée par le flot de clarté, ressortit un instant éblouissante et blanche comme un palais de marbre en un conte de fées. L’équipage du Narcisse s’effaça de mes yeux.

Je ne les ai jamais revus. La mer en a pris quelques-uns, les steamers en ont pris d’autres, les cimetières de la terre savent le compte du reste.

Singleton a sans doute emporté avec lui son long record de labeur et de fidélité aux profondeurs pacifiques de la mer hospitalière. Et Donkin, qui ne s’acquitta jamais proprement d’un jour de besogne, gagne sans doute son pain à pérorer, fort d’ignoble éloquence sur les droits sacrés du travailleur. Ainsi soit ! A la terre et à la mer chacune les leurs.

Un camarade de bord qu’on quitte — comme tout autre homme d’ailleurs — on le perd pour toujours, et aucun de ceux-là, je ne les revis jamais. Mais il est des jours où le flux du souvenir refoule avec force le sombre fleuve aux neuf méandres. Alors, je vois, entre des berges désolées, glisser un navire — vaisseau fantôme manœuvré par des ombres. Ils passent et me font signe, hélant de leurs voix de spectres. N’avons-nous pas ensemble sur la mer immortelle conquis le pardon de nos vies pécheresses ? Adieu, frères ! Vous étiez de bons matelots. Jamais meilleurs ne gourmèrent avec des cris sauvages la toile battante d’une misaine alourdie, ni, balancés dans la mâture, perdus dans la nuit, ne renvoyèrent plus bellement abois pour abois à l’assaut d’un grain d’ouest.

  1. En anglais : Attendez.
  2. Pour teetotallers : qui s’abstiennent totalement d’alcool.
  3. Antilope du Cap.
  4. Petit canard, terme d’affection.
  5. Pointe sud-orientale de l’Angleterre.
  6. Ministère du commerce et de la marine marchande.
  7. Omettre l’aspiration de l’h en anglais marque le cockney, le faubourien et, en général, passe pour un signe de mauvaise éducation.
  8. L’éminence de la cité de Londres où s’élève la Tour.
  9. Un shilling.