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Yvonnick Denoël

LES ESPIONS DU VATICAN


De la Seconde Guerre mondiale à nos jours
Introduction
Les espions qui n’existaient pas

Les rares visiteurs autorisés au troisième étage du palais aposto-


lique peuvent découvrir la secrétairerie d’État, le cœur battant de
l’administration vaticane. Au début du règne de Jean-Paul II, elle
fonctionne avec une centaine d’employés, répartis en deux sections
principales : d’un côté le bureau central du service des affaires étran-
gères pontificales, également appelé section des affaires extraordi-
naires ; de l’autre la section des affaires ordinaires, qui gère tous les
aspects de la vie interne de l’Église. L’ensemble occupe une vingtaine
de bureaux bondés, encombrés de paperasse, qui donnent sur la cour
Saint-Damase. Le cardinal Villot dirige alors la secrétairerie, où il
passe parfois tout ou partie de la nuit. Le nouveau pape Jean-Paul II
l’a maintenu à son poste. Pour les initiés, le bureau du cardinal dis-
pose d’une salle de bains contiguë, ornée d’œuvres « délicatement
licencieuses » du peintre Raphaël…
Deux hommes se présentent un matin de la fin 1978 pour « effec-
tuer un devis sur la réfection des installations électriques ». Les minu-
tanti (chefs de bureau) ne les croient qu’à moitié, parce qu’il n’est
pas logique qu’ils soient accompagnés par Camillo Cibin, mais leur
métier requiert la discrétion, alors ils ne font aucun commentaire.
Cibin est le patron de l’Ufficio centrale di Vigilanza, le service de
sécurité intérieure du Vatican. C’est un homme massif aux tempes
grisonnantes, pas du genre à badiner ni à perdre son temps. Il est en
contact permanent avec tous ses hommes, mais aussi avec les carabi-
nieri et d’autres services de sécurité italiens. Il peut en cas de besoin
mobiliser rapidement des centaines de policiers et boucler la place

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Les Espions du Vatican

Saint-Pierre. De façon moins officielle, il est en liaison constante


avec l’antenne romaine de la CIA.
Les visiteurs-venus-pour-un-devis vont passer pendant une
semaine d’un bureau à l’autre, examiner en détail leurs moindres
recoins. Ils visiteront également les bureaux du gouvernorat, l’admi-
nistration qui gère la Cité du Vatican. C’est vraiment beaucoup de
travail pour un simple devis… Comme souvent, le bouche-à-oreille
se met en marche à la curie, jusqu’à ce qu’une conviction prenne
forme : les deux hommes appartiennent aux services secrets italiens.
Ils sont venus, à la demande de Cibin, pour vérifier la présence éven-
tuelle de surveillance électronique.
Le dernier jour, ils s’enferment avec Cibin et le cardinal Villot,
dans le bureau de ce dernier. Soignant leurs effets, ils restent muets et
sortent lentement de leur sacoche des petits objets qu’ils posent sur la
table de réunion. Il s’agit de onze micros, explique Cibin calmement.
Visiblement, il était déjà informé.
« Ceux-ci sont des modèles soviétiques, détaille le plus gradé.
Ce sont des modèles différents… sans doute placés sur plusieurs
périodes, peut-être par différents services de l’Est.
– Et les autres ?
– Ah, les autres… Hem, Éminence, les autres sont américains ! »
Villot reste assis, blême, silencieux. Il écoute vaguement les expli-
cations techniques prodiguées par Cibin. Il va falloir parler au pape.
D’urgence.

La machine à fantasmes
Le Vatican est une formidable machine à fantasmes, même pour
les puissants de ce monde. C’est peut-être à cause de son histoire très
ancienne, de son goût du secret, de la concentration exceptionnelle
de pouvoirs entre les mains du souverain pontife, mais aussi d’un
statut très particulier. Il combine le temporel et le spirituel, la direc-
tion d’un micro-État et d’une des plus grandes religions au monde,
qui compte 1,3 milliard de fidèles. À tort ou à raison, les papes sont

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Introduction

souvent crédités d’une influence exceptionnelle sur la marche de la


planète. Bien des responsables de services secrets tiennent sérieuse-
ment le Vatican pour une « grande puissance » du renseignement,
que ce soit pour le craindre ou s’en féliciter. « Une grande puissance
peut envoyer 10, 20, voire 50 espions dans un pays donné, alors
que l’Église a au minimum des centaines de prêtres dans le moindre
État », commente un ancien des services américains, admiratif.
« Deux fois par an, chaque curé décrit la situation de sa paroisse, les
notables, l’état des finances, le climat politique, la situation sociale.
Chaque diacre reporte à l’évêque qui reporte au nonce apostolique
qui envoie ses rapports à la secrétairerie d’État à Rome… » Cette
fois-ci, c’est un ancien espion du bloc de l’Est, le colonel polonais
Tomasz Turowski, qui commente avec envie la puissance qu’il fut
chargé d’espionner dans les années 19701. Il n’a pas complètement
tort : tout nonce a accès à des sources privilégiées de renseignements,
qui feraient pâlir de jalousie bien des services secrets. Les évêques et
le clergé local ont forcément une très bonne connaissance de ce qui
se passe dans leur pays. Il faut aussi compter avec les prêtres mis-
sionnaires et les sœurs, déployés partout dans le monde, même dans
des régions où la religion catholique est très minoritaire. Enfin, le
nonce est également, en théorie, une source de renseignements pré-
cieuse sur le comportement du clergé local. Lorsque des fidèles ont
à se plaindre d’un prêtre, c’est en principe au nonce qu’ils doivent
s’adresser.
Cette vision d’un renseignement omniprésent, sinon omnipotent,
a été la mieux partagée qui soit au xxe siècle, aussi bien par Hitler,
Mussolini, Staline, Roosevelt que plus récemment par Reagan et
Andropov. Ces chefs d’État ont tous consacré des moyens démesurés
à faire espionner le microscopique Vatican. Leur vision était carica-
turale, nous aurons maintes occasions de le vérifier : bien entendu,
la plupart des prêtres ne sont pas des espions ! Ils n’ont jamais été
formés pour cela. Le mensonge n’a en principe pas sa place dans la

1. Cf. Jan Peter, « Les dossiers secrets du Vatican », RBB et Arte, 2015.

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Les Espions du Vatican

pratique pastorale. Les prêtres opèrent dans des lieux de culte connus
de tous, dans des tenues fort peu discrètes. S’ils recueillent des secrets
en confession, il leur est théoriquement interdit de les rapporter.
D’un autre côté, il nous semble difficile de soutenir que le Vatican
ne s’est jamais occupé de renseignement. Et pourtant, c’est à peu de
choses près la version officielle du Saint-Siège : le Vatican n’a pas de
service secret ! Institutionnellement, c’est exact. Il y a bien les gardes
suisses et une gendarmerie, qui s’occupent de la protection du pape
et de la sécurité intérieure… mais c’est tout. De fait, aucun de nos
interlocuteurs de diverses nationalités n’a pu nous dessiner un orga-
nigramme du renseignement du Vatican. Leur connaissance se limi-
tait à celle du prélat en charge des relations avec tel ou tel service.
Au xxe siècle, il est pourtant indéniable que le Saint-Siège a été
enrôlé, volens nolens, dans le « Grand Jeu », comme on appelle l’af-
frontement secret des puissances mondiales. Le Vatican a constitué
la cible de maintes opérations pendant la Seconde Guerre mondiale,
puis durant la guerre froide. Il s’est engagé, très nettement, dans
la lutte contre le communisme, acceptant au passage de collabo-
rer avec des organisations et des figures bien éloignées des valeurs
catholiques. Il a dû combattre l’infiltration d’agents étrangers, les
manœuvres de déstabilisation ou d’intoxication ; mais aussi échan-
ger des informations et se coordonner avec divers services secrets,
mener des négociations officieuses en dehors des canaux diploma-
tiques, financer et ravitailler des mouvements clandestins, recueillir
et transmettre du renseignement en milieu hostile… Il a dû gérer
et élucider des affaires criminelles de droit commun, des assassinats
politiques, des affaires de corruption... Enfin, comme l’Église n’est
pas un bloc uniforme, mais compte en son sein des organisations et
des mouvances très diverses, il y a eu parfois de véritables guerres
intestines à affronter.
Toutes ces facettes, qui affectent la sécurité de l’État pontifi-
cal, constituent la dimension sécuritaire de la gestion de l’Église.
Cette dimension existe dans n’importe quel État, et il faut bien que
quelqu’un la prenne en charge.

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Introduction

D’où viennent les « espions du Vatican » ?

L’histoire sécuritaire de l’Église catholique remonte loin, au


moins au xvie siècle. Selon plusieurs auteurs1, Antonio Ghislieri – le
pape Pie V (1566-1572) – serait le grand fondateur de l’espionnage
du Vatican. Pour contrer l’hérétique Elizabeth Ire d’Angleterre et
soutenir les prétentions de la catholique Marie Stuart, Pie IV confie
pour tâche à Ghislieri, alors jeune prêtre, de recueillir des renseigne-
ments sur tous ceux que l’Inquisition est appelée à juger. Ses agents
se montrent d’une redoutable efficacité avec dans la première année
1 200 dossiers d’accusation qui produiront 200 condamnations. En
1551, Ghislieri est promu général de l’Inquisition. Il met en place
un large réseau d’espions qui quadrillent Rome, s’infiltrent dans la
domesticité des nobles, dans les tavernes et même dans les maisons
closes. Il constitue ainsi un vaste fichier sur la population romaine
qui lui vaut le surnom de « pape de l’ombre ». Il anime une sorte de
police secrète capable d’enlever en pleine rue toute personne soup-
çonnée d’hérésie et de la torturer à volonté. Ghislieri est nommé
cardinal par Paul IV. Mais à la mort de ce dernier en 1559, la popu-
lation romaine se révolte et pourchasse ses espions. Le palais de
l’Inquisition est pris d’assaut par la foule. Ghislieri prend la fuite
de justesse avec ses archives secrètes. Sept ans plus tard, il tient sa
revanche en devenant pape. L’époque est à la mobilisation contre
la Réforme protestante et son profil semble le plus adapté. Devenu
Pie V, il développe un service d’espionnage qu’il baptise la « Sainte-
Alliance » et dont la mission principale est de lutter contre les intri-
gues de la cour « schismatique » de Londres.
Avec les époques, la réalité de l’espionnage, pour ou contre
le Vatican, a fortement varié. Quelques auteurs contemporains
continuent à utiliser le terme de « Sainte-Alliance », ce qui est
ana­chronique. Le xixe siècle est la période qui nous est la mieux
connue jusqu’ici, grâce aux travaux de l’universitaire américain

1. Voir par exemple Diego Pirillo, « Espionage and Theology in the Anglo-Venetian
Renaissance », Mediterranean Studies, vol. 25, n° 1, 2017.

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Les Espions du Vatican

David Alvarez1. Il a pu travailler avec le jésuite Robert Graham,


un praticien du contre-espionnage qui a lui-même publié plusieurs
articles de recherche sur des affaires anciennes. Face au bouillonne-
ment des révolutions nationales, la papauté a besoin au xixe siècle
d’un solide service de renseignement pour neutraliser les menaces
et conspirations. Ses services infiltrent des taupes au sein des mou-
vements révolutionnaires ou nationalistes. Ils collaborent avec
les services d’autres régimes conservateurs comme le royaume de
Naples ou l’Autriche. Ils surveillent aussi les dissidents au sein de
l’Église.
En 1870, la révolution lancée par Garibaldi prive le pape des
États pontificaux. Cette perte porte un rude coup aux capacités de
renseignement du pape, ne serait-ce que par la faiblesse du réseau de
nonciatures. Les services de police du Vatican sont réduits à une poi-
gnée d’agents en uniforme. Le royaume d’Italie le place sous surveil-
lance avec un réseau d’indicateurs à tous les niveaux (domestiques,
fonctionnaires), qui ont pour mission de surveiller la santé du pape
et de s’assurer qu’il ne prenne pas la fuite. Dans le premier tiers du
xxe siècle, les Italiens sont les seuls à mettre des moyens pour espion-
ner le Vatican.
Sous le pontificat de Pie X (1903-1914) est créé un nouveau
réseau d’espionnage politique, la Sapinière2 (Sodalitium Pianum en
latin, la communion de Pie). Son chef, Umberto Benigni, journaliste
provincial et prêtre traditionaliste, est nommé en 1906 sous-secré-
taire chargé des affaires ecclésiastiques extraordinaires à la secrétai-
rerie d’État. Il est chargé de débusquer les agents du « modernisme »
au sein de l’Église, pour préserver l’ordre traditionnel. Il recrute des
agents secrets sur tous les continents : interception de courrier, fila-
tures, transcription de sermons et conférences… tous les moyens
sont mobilisés. En accord avec le service des postes italiennes, le

1. David Alvarez, Les espions du Vatican. De Napoléon à la Shoah, Nouveau Monde éditions,
2009. rééd. coll. « Chronos », 2021 sous le titre Espionnage au Vatican.
2. Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, 1918-1934, Paris,
CNRS éditions, 2020.

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Introduction

courrier des prêtres et évêques soupçonnés de libéralisme politique


ou théologique est surveillé. Des professeurs d’universités catho-
liques perdent leurs postes, des prêtres sont sommés de se soumettre,
ou mutés vers des paroisses lointaines, voire suspendus, des auteurs
sont mis à l’Index… Cela va jusqu’à l’excommunication pour les
plus rebelles. Benigni tisse sa toile partout, ose même infiltrer la curie
romaine et les appartements du pape. Il recrute aussi des agents dans
les nonciatures.
En 1911, la presse libérale commence à dénoncer Benigni qui
quitte son poste mais poursuit ses activités en coulisses. Son mou-
vement ne sera dissous qu’en 1921. À la secrétairerie d’État, le rem-
plaçant de Benigni est un certain Mgr Eugenio Pacelli, qui tiendra
la vedette de nos premiers chapitres sous le nom de Pie XII. Certains
auteurs ont continué à utiliser le terme de « Sapinière » pour désigner
les réseaux d’espionnage du Vatican au xxe siècle, ce qui là encore est
aberrant.
Pendant la Première Guerre mondiale, le chambellan particulier
et confident du pape Benoît XV s’avère être un agent des services
allemands : il s’agit du prêtre bavarois Rudolf Gerlach. Pendant la
période où l’Italie reste neutre, il transfère des sommes importantes
pour soutenir la propagande allemande dans des journaux vénaux. Il
utilise la valise diplomatique pontificale pour correspondre avec les
services allemands. La perspective d’un scandale conduit à étouffer
l’affaire : Gerlach est reconduit à la frontière suisse. Il sera condamné
in absentia à la prison à perpétuité1. Ce succès initial du renseigne-
ment allemand ne sera pas oublié pendant la Seconde Guerre mon-
diale : ni côté allié, où l’on trouvera parfois Pie XII trop modéré
envers Hitler, ni côté allemand, où l’on déploiera de grands efforts
pour l’enrôler, puis le menacer…
À l’issue de la Première Guerre mondiale, le Vatican reste une
puissance négligeable sur le plan du renseignement. C’est à partir
de 1929 qu’il va remonter en puissance. Les accords du Latran,

1. Cf. David Alvarez, Espionnage au Vatican, op. cit.

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Les Espions du Vatican

conclus avec le régime de Mussolini, rendent une réalité tempo-


relle au Saint-Siège : territoriale, mais aussi financière. Nous verrons
qu’il ne s’agit nullement d’un cadeau de Mussolini au pape, mais
d’un accord d’intérêts bien compris. Ce n’est pas le fait du hasard
si c’est seulement à partir de 1929-1930 que le Vatican commence
à mener une politique offensive vis-à-vis de la Russie communiste,
avec un volet d’action clandestine. L’attentisme et la prudence des
années 1917-1929 n’ont pas permis d’enrayer la restriction des liber-
tés religieuses en Russie et la persécution du clergé catholique. Ce
constat d’impasse se fait au moment où des marges de manœuvre
réapparaissent. Les années 1930 constituent donc le point de départ
de notre histoire, qui est en premier lieu celle d’un combat de trois
quarts de siècle entre l’internationale catholique et l’Internationale
communiste. Certes, dans les premières années 1940, la lutte contre
le nazisme passera au premier plan, encore plus lorsque Rome sera
occupée par l’armée allemande après la chute de Mussolini. Mais à
l’échelle de notre longue histoire, c’est un intermède tragique qui ne
détourne pas longtemps le Vatican de son objectif principal : la lutte
contre le communisme.
À bien des égards, cette histoire est celle d’une lutte inégale entre
un empire totalitaire aux services secrets hypertrophiés et un petit
État bien moins aguerri à l’action secrète… mais ce petit État fera
preuve d’une étonnante résistance aux coups et trouvera avec Jean-
Paul II le chef capable de renverser la situation et de contribuer à la
victoire. Une victoire incontestable, mais obtenue au prix de lourdes
compromissions, offrant un héritage épineux…

Vatican, mode d’emploi


Si l’importance et le rôle du renseignement varient d’un pape à
l’autre, et qu’il n’existe pas un service de renseignement pérenne et
unifié au sein du Vatican, comment, alors, identifier ceux qui, ponc-
tuellement ou non, traitent du renseignement ? Il importe avant tout
de comprendre le rôle du pape et l’organisation de la curie. Le terme

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Introduction

« curie » provient de la Rome antique, où il désignait le siège du


sénat. Les papes du Moyen Âge entretenaient une cour de quelques
centaines de clercs et quelques dizaines de prélats, que l’on appela à
son tour la curie. Le nom est resté pour désigner le gouvernement et
l’administration du Vatican. Pour être précis, c’est le Saint-Siège qui
gouverne l’Église catholique pour le pape, pas le Vatican, lieu qui
accueille le Saint-Siège. Mais on a pris l’habitude d’utiliser indiffé-
remment les deux termes.
Le pape est évêque de Rome. Il délègue la charge directe de son
diocèse à un vicaire. Il est le gouverneur suprême et le législateur
de l’Église. Il définit la politique, la doctrine théologique, la litur-
gie, nomme les évêques, décide de l’emploi des ressources caritatives
et gère les finances, les personnels, l’enseignement religieux, etc. À
l’extérieur, il est le porte-parole de l’Église, le chef de la diploma-
tie et l’interlocuteur des autres religions. Un pape est à la fois un
homme politique, un diplomate, un théologien, un manager, une
star des médias et une autorité morale. Aucun pape ne peut exceller
dans tous ces rôles. Les circonstances dictent les profils. Il se trouve
qu’au xxe siècle plusieurs papes ont voulu ou ont dû se mêler de près
au renseignement et à l’action clandestine. La curie est l’instrument
bureaucratique par lequel est administré le Saint-Siège. Les jésuites
ont leur propre curie pour administrer leur ordre. La curie contem-
poraine se compose d’une secrétairerie d’État, de 9 congrégations,
3 tribunaux, 11 conseils et divers bureaux spécialisés. On utilise par-
fois le terme de dicastère pour désigner tout type de département ou
congrégation.
Le véritable centre nerveux du Vatican est la secrétairerie d’État
(environ 120 personnes). Elle constitue le pouvoir central : elle a
autorité sur tous les autres. Le secrétaire d’État voit le pape au moins
une fois par jour et lui soumet toutes les affaires urgentes. Il joue
donc un rôle de filtre, mais aussi de relais. Comme on l’a vu, la
première section, dirigée par le substitut, gère les affaires internes de
l’Église. Elle est structurée en bureaux à spécialités linguistiques. La
deuxième section gère les relations avec les États. Elle est organisée

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Les Espions du Vatican

en bureaux régionaux. Les lumières y restent allumées jusque tard


dans la soirée, notamment pour ceux qui travaillent directement
avec le pape. Les bureaux sont assez spartiates, construits après la
Seconde Guerre mondiale au-dessus de l’aile sud-ouest de l’édifice
Renaissance qui abrite la résidence du pape. Les effectifs assurent le
secrétariat du pape, l’aident à préparer ses allocutions publiques, à les
traduire et prennent en charge toutes les missions spéciales qu’il leur
assigne. Depuis Pie XII la secrétairerie est devenue une super-agence
qui surveille et supervise tous les dicastères.
La curie est un système où tout s’emboîte et où certains fonction-
naires appartiennent à plusieurs unités en même temps et siègent
dans leurs commissions mutuelles. 450 personnes vivent en per-
manence au Vatican dans les années 1980, dont un peu moins de
300 citoyens du Saint-Siège. 4 000 personnes au total travaillent au
sein de la Cité : administratifs, bibliothécaires, artisans, jardiniers,
chauffeurs… Les congrégations sont des commissions de cardinaux
auxquelles s’ajoutent, depuis Vatican II, quelques évêques cooptés,
qui se réunissent une fois par semaine pour examiner les affaires en
cours.
Les prêtres qui travaillent à la curie ont une formation supérieure
et parlent souvent plusieurs langues. Mais ils évoluent d’un poste à
l’autre moins en raison d’une quelconque expertise qu’en fonction
de leur loyauté, de leur pedigree ecclésiastique ou de leur compatibi-
lité avec leur patron. Il ne faut donc pas s’étonner de voir nommer à
des fonctions gestionnaires des prêtres que rien n’a préparés à leurs
nouvelles fonctions. Ni de voir des prêtres sans expérience du ren-
seignement se lancer dans des opérations risquées. Cette absence de
spécialisation (moins vraie à l’heure actuelle) est source de forces,
mais aussi de faiblesses.
Malgré l’internationalisation de la curie lancée par Paul VI puis
Jean-Paul II, le poids des Italiens y reste très important. Ils occupent
nombre de postes-clés à plein temps. L’italien reste la langue de
travail principale. La foi partagée et le dévouement n’excluent pas
un certain goût du potin, voire de l’intrigue : tout le monde adore

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Introduction

échanger des ragots sur ce qui se passe dans le palais, les relations du
pape avec son entourage, deviner qui va être nommé à tel poste…
Mais les « vrais » secrets, notamment financiers, sont bien gardés. Et
l’entourage direct du pape prend soin (en principe) de ne pas parler
à tort et à travers.
Par ordre d’importance, la congrégation la plus importante est
celle pour la doctrine de la foi (que l’on appelait jusqu’en 1908 la
Sainte Inquisition), qui a toujours pour but de débusquer les héré-
tiques, et exerce donc à certaines périodes des fonctions de ren-
seignement intérieur. En revanche, son pouvoir de coercition est
au xxe siècle plus réduit que par le passé : elle peut « simplement »
réprimander, réduire au silence, excommunier selon des procédures
souvent opaques. Des théologiens importants comme Teilhard de
Chardin ou Hans Küng en ont fait l’expérience. Tout document
produit par la curie et qui comporte des implications doctrinales doit
être approuvé par cette congrégation avant diffusion.
Pendant la guerre froide, la Congrégation pour les Églises orien-
tales (i.e. de l’Est) occupe une place particulière. La Congrégation
pour les évêques gère les nominations et la supervision des évêques.
La Congrégation pour l’évangélisation des peuples gère les ordres
missionnaires. La Congrégation pour le clergé a en charge la forma-
tion et la discipline cléricale.
Le concile Vatican II a ajouté aux structures existantes de nou-
velles entités parfois appelées « nouvelle curie », souvent mal vues des
départements plus anciens car coûteuses et plus modernes dans leur
fonctionnement. L’utilisation que le pontife fait de la curie change
avec chaque pape. Partisane d’un pouvoir fort, la curie cherche en
fait à accentuer son propre pouvoir. Elle s’est attiré beaucoup de res-
sentiment de la part des évêques et cardinaux, ressentiment exprimé
à l’occasion de Vatican II qui a libéré leur parole. On lui reproche
pêle-mêle sa lenteur, sa désinvolture, son ignorance des situations
locales.
Depuis le xvie siècle, les nonces (ambassadeurs) représentent le
Vatican auprès des gouvernements et des Églises locales. La plupart

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Les Espions du Vatican

des nonces sont diplômés de l’Académie pontificale ecclésiastique,


une école d’élite créée au début du xviiie siècle. En l’absence de
nonce, il arrive qu’on envoie un délégué apostolique. Enfin, cer-
taines congrégations jouent à l’occasion un rôle politique ou diplo-
matique. Les nonces représentent le pape auprès des gouvernements
étrangers et des clergés locaux. Ils sont parfois vus par la hiérarchie
locale comme des espions du pape chargés de les espionner et intri-
guant dans leur dos. En 1945, le Saint-Siège entretenait des relations
diplomatiques à part entière avec 41 pays et se faisait représenter par
des délégués apostoliques dans 20 autres pays. En 2018, il comptait
183 représentations diplomatiques.

L’espionnage, combien de divisions ?


Dans ce tableau d’ensemble, qui s’occupe de renseignement ? On
peut passer rapidement sur les gardes suisses, dont la seule mission
est la protection directe du pape. La Vigilanza partage avec eux cette
mission, mais a des attributions bien plus larges. Elle est issue de la
gendarmerie pontificale, créée au xixe siècle. Elle compte environ
120 agents aux missions les plus diverses : patrouiller au sein de la cité
vaticane et vérifier les papiers des visiteurs, assurer un contact étroit
avec la police italienne, enquêter sur les vols, les cambriolages et autres
délits. Une brigade en civil a été organisée dans les années 1970, dans
un contexte de montée des attentats et des menaces physiques contre
le pape. La Vigilanza peut arrêter sur le territoire du Vatican des sus-
pects et les présenter au pouvoir judiciaire. Le Saint-Siège peut juger
lui-même les auteurs d’un délit commis au Vatican. Il peut aussi
demander à l’Italie de le faire à sa place. Dans les faits, on verra que
l’institution mène des tâches plus officieuses. Il arrive qu’elle effectue
des écoutes téléphoniques et qu’elle enquête sur des personnes sus-
pectes : cette unité rend compte directement au secrétaire d’État, ce
qui en fait sur le papier le patron du renseignement.
En théorie, le secrétaire d’État concentre entre ses mains le ren-
seignement diplomatique envoyé par les nonciatures, les enquêtes

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Introduction

de la Vigilanza, mais aussi des réseaux d’émissaires officieux qui tra-


vaillent sous sa responsabilité. Cela constitue un premier cercle, sous
contrôle direct. On trouve ensuite un deuxième cercle, beaucoup plus
large, dans lequel évoluent des individus rattachés soit à des ordres
(jésuites1, dominicains, franciscains…), soit à des mouvements laïcs
plus récents (Opus Dei, Légionnaires du Christ, Communion et
Libération, Sant’Egidio…), soit encore à des ONG caritatives, asso-
ciations, think tanks catholiques, etc. Même s’ils sont très différents
les uns des autres, tous ont la volonté d’aider l’Église, de mettre leurs
réseaux à disposition pour des actions discrètes que le Vatican pourra
prétendre ignorer. Leur action peut être coordonnée par leur insti-
tution d’appartenance, ou par un prélat de la curie, mais il est très
rare que la secrétairerie les « traite » en direct, puisqu’ils ne sont pas
censés agir à la demande du Saint-Siège. Parfois, ces petits groupes
ou réseaux prennent de manière autonome des initiatives qui sur-
prennent même le Vatican. Il arrive qu’on les rappelle à l’ordre ; il
arrive aussi qu’on les laisse faire, à leurs risques et périls.
Le seul dicastère qui ne rapporte pas directement à la secrétairerie
et dispose d’une réelle capacité de renseignement est la Congrégation
pour la doctrine de la foi, qui a précisément pour tâche de combattre
les « déviances » doctrinales et doit donc enquêter partout dans le
monde. Dans une moindre mesure, la Congrégation pour l’évangé-
lisation des peuples peut aussi remonter du renseignement d’origine
missionnaire.
Et puis, il arrive que le pape gère directement certains dossiers et
missions, le plus souvent par l’entremise de son secrétaire person-
nel : l’importance de ce dernier n’a pas été suffisamment identifiée
jusqu’à présent, même si elle varie évidemment d’un pape à l’autre.
Le secrétaire personnel évolue au plus proche du pape, voit passer
tous les dossiers sur son bureau, assiste à beaucoup d’audiences. Mais
il peut aussi, sans être remarqué, disparaître quelques jours pour une
1. Ce sont de loin ceux qui ont la réputation la plus flatteuse en matière d’espionnage dans
la première moitié du xxe siècle. Nous verrons en quoi elle est justifiée ou pas, puis comment
ils vont la perdre.

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Les Espions du Vatican

mission discrète. Peu connu du public, il ne court pas grand risque


d’être repéré.
La thèse de ce livre est que le pape est réellement celui qui défi-
nit, de manière consciente ou non, la place du renseignement et de
l’action secrète sous son pontificat. C’est pourquoi elle peut varier
considérablement en l’espace de quelques années. Mais les person-
nages principaux ne disparaissent pas pour autant : ils se contentent
de reprendre leurs activités gestionnaires ou pastorales, en attendant
d’être « réactivés ». Certains poursuivent même leur activité à bas
bruit, persuadés d’œuvrer pour la grandeur de l’Église. Surtout, des
années 1930 aux années 1980, le combat contre le communisme
a constitué un impératif supérieur, qui a prévalu sur toute autre
considération. Et qui a justifié beaucoup d’entorses à la morale et de
dérives…
C’est donc non pas en dizaines de milliers, mais en centaines
que se chiffrent les « espions du Vatican », dans les périodes les plus
intenses. Peut-on, avec un tel dispositif, évoluer dans la cour des
grandes puissances du renseignement et peser sur le cours de l’his-
toire ? Peut-on résister au rouleau compresseur des services secrets du
bloc communiste et garder son autonomie face au géant de l’espion-
nage américain ? C’est tout le sujet de cette enquête, qui s’attachera
aussi bien à ceux qui espionnent le Vatican qu’aux prêtres qui les
combattent ou mènent des actions secrètes.

L’histoire qui suit met en scène des hommes d’Église et des


espions (ce sont parfois les mêmes), sans volonté a priori de les
condamner ni de les célébrer. Ce n’est pas vraiment une histoire
religieuse. Elle prend racine dans l’histoire politique et géopolitique
du xxe siècle, parfois dans l’histoire italienne. Mais c’est aussi une
histoire très humaine, étonnamment riche en trahisons, en sacrifices,
en froids calculs, en coups tordus, en compromissions, et parfois en
meurtres… Elle ne raconte cependant qu’une petite partie de l’his-
toire de l’Église. Elle ne s’intéresse ni à la vie pastorale, ni aux débats
théologiques, ni à l’histoire institutionnelle ; par conséquent elle

18
Introduction

laisse de côté une large majorité d’hommes d’Église et leur action.


Elle n’a d’autre propos que de mettre en lumière une dimension peu
connue de l’histoire contemporaine, qu’il est temps de regarder en
face.
I
PACELLI
1
Un pape de crise

« Enfin, le vieil entêté est mort ! » soupire Mussolini devant son


gendre le comte Ciano à l’annonce de la mort du pape Pie XI. Dans
son Journal politique, Ciano témoigne de l’indifférence que lui ins-
pire le prochain conclave, chargé de désigner le successeur du pape
Ratti : « Le conclave ne l’intéresse pas le moins du monde. Si le nou-
veau pape est italien, tant mieux. S’il est étranger, mieux encore1. »
Bien entendu, tant Mussolini que Hitler, qui se préparent à la
guerre en Europe, feignent l’indifférence, mais ils suivent en réa-
lité de près ce qui se trame au Vatican. Le chef d’État fasciste est
bien placé pour cela… Les services d’espionnage italiens sont depuis
longtemps en pointe dans la surveillance du Vatican2. Cela passe par
la surveillance du courrier, qui transite par les postes italiennes. La
police italienne a également mis sur écoutes les lignes qui courent
le long des murs du Vatican et les lignes privées des prélats et hauts
fonctionnaires résidant à Rome. Pendant la négociation des accords
du Latran en 1929, cela a permis à Mussolini de voir dans le jeu de
son interlocuteur et de savoir quelles propositions étaient acceptables
pour le pape. Cette surveillance, assez efficace, se double d’un recru-
tement permanent d’agents : des petits fonctionnaires de l’adminis-
tration vaticane, des journalistes et aristocrates affairistes désireux de
compléter leurs revenus « au noir ».
Beaucoup d’informateurs sont cependant peu fiables ou peu pro-
ductifs. Ainsi l’« agent 96 », monsignore Enrico Pucci, est une sorte
de porte-parole officieux du Saint-Siège. Il publie un bulletin régulier
1. Cité par Pierre Milza in Pie XII, Fayard, 2014.
2. David Alvarez, Espionnage au Vatican, op. cit.

23
Pacelli

sur les activités du Vatican et pige pour divers journaux comme


« expert » des questions vaticanes. On le voit traîner dans les bureaux
de la secrétairerie d’État, avec les gardes suisses, dans les cafés… pour
des résultats incertains. Il a été recruté en 1927 par la police ita-
lienne, qu’il alimente en potins sur la santé du pape, rumeurs de
la secrétairerie d’État, etc. Il communique directement ses rapports
les plus importants au bureau de Mussolini… et se fait un surcroît
d’argent de poche en revendant ses informations à plusieurs ambas-
sades étrangères ! Sans doute protégé par un « monsignore » (car au
Vatican chacun se doit d’être l’affidé d’une éminence), Pucci restera
en activité après la guerre…
Un autre informateur, laïc cette fois, travaille au service du chiffre :
Stanislas Caterini a fourni à l’OVRA, la police politique fasciste1, des
informations sur les codes secrets du Saint-Siège. Il a été démasqué
et congédié en 1931. La majeure partie des gendarmes du pape sont
en fait recrutés dans les services de police italiens et conservent des
contacts fréquents avec leurs anciens collègues, ne serait-ce que pour
organiser la protection du pontife lors de ses déplacements. Il est
donc facile d’infiltrer ce service de la gendarmerie. En 1939, le com-
mandement de la gendarmerie papale est attribué à Nicolas Canoli,
un agent de l’OVRA. Il retrouve un vieux camarade, Giovanni Fazio,
directeur de la section spéciale de la gendarmerie. Ce militant fasciste
gère une petite unité en civil de la gendarmerie italienne mise à la
disposition du Vatican. Mais il manque de discrétion, ce qui est un
péché mortel chez les espions. Démasqué, il sera congédié en 1942.
La gendarmerie est donc pendant la guerre en situation de sur-
veiller de l’intérieur les faits et gestes des délégations diplomatiques
retranchées dans la Cité du Vatican. La plupart des diplomates sont
logés dans le même foyer. Les gendarmes pontificaux y laissent péné-
trer discrètement des hommes de l’OVRA que des domestiques
corrompus emmènent dans les bureaux déserts de diplomates. Là,

1. Les historiens ont beaucoup varié dans l’interprétation de l’acronyme : il semble qu’il a
été inventé par Mussolini comme un dérivé de piovra (pieuvre).

24
Un pape de crise

ils peuvent ouvrir leurs coffres-forts et photographier documents et


livres de codes.
L’homme qui coordonne l’espionnage italien au Vatican et parle
à l’oreille de Mussolini se nomme Arturo Bocchini. Il a été nommé
en 1933 patron de l’OVRA et de l’ensemble des services secrets. Cela
en fait l’un des hommes les plus puissants du régime fasciste. C’est
l’homologue italien de Himmler, qui aurait pris exemple sur son
travail pour organiser la Gestapo. Mais ses biographes actuels le cré-
ditent d’une certaine dose d’humanité, qui aurait permis d’adoucir
des mesures imposées par les Allemands1. Il meurt à la fin 1940. Karl
Wolff, général adjoint de Himmler, et Reinhard Heydrich assistent
aux obsèques.

Toutefois, il ne faut pas surestimer le niveau de pénétration du


Vatican. La secrétairerie d’État est une organisation horizontale avec
peu de niveaux hiérarchiques. On y cultive le goût du secret, même
entre bureaux. Les dépêches et rapports arrivent vite entre les mains
des deux secrétaires adjoints, Tardini (affaires étrangères) et Montini
(affaires ordinaires). Les deux lisent tout et rédigent les réponses si
nécessaire. Le secrétaire d’État Maglione se charge en personne des
dossiers les plus sensibles. Après sa mort en août 1944, Pie XII choi-
sira de ne pas le remplacer. Le nombre de personnes qui manipulent
les documents les plus sensibles est donc très réduit.
En sens inverse, le Vatican dispose d’une source précieuse au sein
du pouvoir fasciste. Francesco Babuscio Rizzo est « conseiller de l’am-
bassade d’Italie auprès du Saint-Siège ». C’est un ami de Tardini ; il
transmet à la secrétairerie d’État des documents en principe réservés
au ministère des Affaires étrangères. L’administration du Vatican se
garde bien d’en indiquer la provenance pour ne pas trahir sa source.
On ne sait pas s’il agit de son propre chef ou sur ordre de son supé-
rieur. En tout cas, ces fuites se font sans l’aval du ministre.

1. Pietro Zerella, Arturo Bocchini e il mito della sicurezza (1926-1940), Benevento, 2002.
Sur l’OVRA : Mauro Canali, Le spie del regime, Il Mulino, 2004.

25
Pacelli

Outre son propre réseau diplomatique, la secrétairerie reçoit aussi


des informations du personnel diplomatique présent au Vatican. Elle
n’a pas de service du courrier en propre. Après l’entrée en guerre de
l’Italie, le pape accepte l’offre du ministère suisse des Affaires étran-
gères d’inclure la correspondance diplomatique du Vatican dans sa
propre valise diplomatique. La secrétairerie utilisera aussi un peu
plus tard les services britanniques (pour la correspondance à desti-
nation de l’empire) et ceux des Américains (on sait aujourd’hui que
le FBI en profitera pour prendre copie des messages). Les Italiens,
eux, continuent d’ouvrir la correspondance dès qu’ils en ont l’occa-
sion. Cependant les codes chiffrés du Vatican (renforcés en 1940)
résistent mieux que d’autres.
Les Allemands sont moins bien placés pour suivre ce qui se passe
au Vatican et s’informer sur le conclave. Un informateur du SD
(Sicherheitsdienst), le service de sécurité du Reichsführer-SS Taras
Borodajkewycz, est bien dépêché sur place pour suivre les événe-
ments, mais il ne fournit aucune information valable. Les Allemands,
moins familiers du folklore romain, ont du mal à estimer la valeur des
sources potentielles. Un escroc propose ainsi à l’ambassade d’ache-
ter l’élection d’un candidat proallemand moyennant 3 millions de
marks (!). Hitler refuse…

Le 1er mars 1939, 62 cardinaux se réunissent à l’abri des oreilles


indiscrètes pour un conclave qui sera le plus rapide de la première
moitié du xxe siècle : seuls trois tours de scrutin seront nécessaires.
Secrétaire d’État et camerlingue (celui qui gouverne pendant l’inter-
règne), Eugenio Pacelli fait d’emblée partie des favoris. Preuve de ses
qualités de diplomate, il ne suscite guère d’opposition frontale parmi
les grandes puissances européennes. Il est italien et germanophone,
a mis en place des concordats en Italie et en Allemagne, et s’est tou-
jours abstenu de condamner les régimes fasciste et nazi. Voilà de quoi
encourager les puissances de l’Axe. C’est un anticommuniste notoire,
très apprécié du précédent pape, qui ne dissimule pas aux Français
et aux Britanniques les critiques que lui inspirent les dictatures. Il est

26
Un pape de crise

donc soutenu par le Quai d’Orsay et le Foreign Office. Bref, chacun


voit en lui ce qu’il a envie de voir. Au sein de l’Église, le position-
nement de Pacelli est tout aussi fédérateur, d’autant qu’il promet de
prendre comme secrétaire d’État son concurrent le plus sérieux, le
cardinal Maglione. Pour comprendre un tel triomphe, il est néces-
saire de revenir sur un parcours quasi sans faute…

Un brillant sujet très protégé


La carrière ecclésiastique d’Eugenio Pacelli, né en 1876, a débuté
sous les meilleurs auspices possible. La famille Pacelli est identifiée
à la « noblesse noire », l’aristocratie catholique romaine de tendance
contre-révolutionnaire. Marcantonio Pacelli, le grand-père d’Euge-
nio, était un juriste laïc de la papauté, diplômé en droit canonique,
qui fut nommé à l’instigation de Pie IX sous-secrétaire d’État au
ministère de l’Intérieur. À ce poste, il mena avec succès la traque
des révolutionnaires italiens, ce qui lui valut d’être anobli. Il fut
également un des fondateurs du quotidien du Vatican L’Osservatore
Romano.
Cousin du jeune Eugenio, Ernesto Pacelli était de son côté le
conseiller financier du pape Léon XIII. Il avait fondé en 1880, avec
d’autres membres de la noblesse catholique, la Banco di Roma dont
il assura la présidence jusqu’au début de la guerre. Ami de plusieurs
ministres italiens, Ernesto contribua à réduire les tensions entre
le Vatican et le gouvernement italien. Il convainquit aussi le pape
d’entrer au capital de plusieurs banques régionales, en dépit de sa
répugnance envers la finance, pour permettre aux catholiques d’avoir
des lieux de confiance où placer leur argent. En 1913, les dividendes
reçus de Banco di Roma représentaient la moitié des recettes du
Vatican. Ce financier de l’ombre eut un rôle-clé pour aider l’Église
à récupérer une partie des biens dont elle avait été spoliée lors de la
perte des États pontificaux et pour négocier les accords du Latran
en 1929. Toutefois son influence devait par la suite décliner. Ses
trois fils allaient à leur tour jouer un rôle discret mais de plus en plus

27
Pacelli

important dans les finances du Vatican sous le règne de leur oncle


Pie XII.

Le jeune Eugenio a été formé au lycée, puis au séminaire du col-


lège Capranica, point de passage obligé des futures éminences de la
curie. Contre les usages, il fut autorisé à résider dans sa famille pour
raisons de santé : signe que sa famille disposait d’amis puissants au
Vatican. Il fut ordonné prêtre à 24 ans. En 1901, il entra comme
apprenti dans une congrégation romaine, appuyé par de solides
recommandations et fut bientôt placé à la secrétairerie d’État, chargé
de décrypter des télégrammes chiffrés. Âgé d’à peine 25 ans, il fut
envoyé à Londres auprès du nouveau roi Edouard VII pour présen-
ter les condoléances du pape suite au décès de la reine Victoria. Dès
1903, il devint chef de bureau (minutante), chargé de rédiger des
projets de dépêches pour la secrétairerie d’État. Il fut donc « élevé » et
formé au cœur de la machine vaticane, là où se préparent les grandes
décisions.
En 1906 il collabora avec Pietro Gasparri, en charge des affaires
diplomatiques, notamment sur l’épineux dossier de séparation de
l’Église et de l’État en France. Le Saint-Siège avait rompu les rela-
tions diplomatiques avec la France en 1904, mais maintenu à Paris
un agent secret, Mgr Carlo Montagnini, « pour tout ce dont aura
besoin le Saint-Siège ». Il fut placé sous surveillance par la police
française et expulsé en mesure de rétorsion suite à la publication
d’une brochure antirépublicaine par un curé parisien. Ses archives
saisies par la police fuitèrent dans la presse parisienne à l’instigation
du ministre Clemenceau, ce qui déclencha un beau scandale.
Nommé secrétaire en 1914, Eugenio participa à la négociation
du concordat avec la Serbie, son baptême du feu diplomatique. Son
ascension professionnelle se fit dans une ambiance lourde : le Vatican
était alors marqué par un antimodernisme radical qui se traduisait par
un véritable espionnage du personnel ecclésiastique. Le pape disposait
d’un prélat fanatique, voué à la cause de l’épuration : Mgr Umberto
Benigni était officiellement secrétaire adjoint de la Congrégation

28
Un pape de crise

pour les affaires ecclésiastiques extraordinaires… mais en sous-main


il dirigeait l’organisation secrète Sodalitium Pianum (parfois appelé
la Sapinière). Parmi ses cibles, notons le jeune Mgr Roncalli, futur
pape Jean XXIII, qui conservera une solide méfiance des réseaux
d’espionnage du Vatican.
Si Pacelli traversa sans encombre cette nouvelle forme d’inquisi-
tion, c’est qu’il était jugé fiable et peu suspect de libéralisme1. Certains
observateurs vont plus loin et se demandent si le jeune Pacelli n’a pas
fait partie du Sodalitium Pianum. Les archives manquent pour tran-
cher, mais la correspondance du responsable de ce réseau en Belgique2
le laisse penser… Une telle hypothèse expliquerait en tout cas le goût
manifesté ensuite par Pie XII pour l’intrigue et l’action secrète. Quoi
qu’il en soit, après la mort de Pie X en 1914, l’ambiance changea avec
le nouveau pape Benoît XV qui nomma comme secrétaire d’État le
cardinal Gasparri, mentor de Pacelli. Benigni poursuivit ses activités
à titre privé avant de se mettre au service de l’OVRA : pour autant, il
ne semble pas qu’il ait fait beaucoup de dégâts pendant la guerre car
la curie le tenait à l’écart.
Et Pacelli devint… le remplaçant du sulfureux Mgr Benigni ! Il
négocia le virage en douceur et prit subtilement ses distances avec les
ultraconservateurs, moins appréciés du nouveau pape.

Consécration de son parcours à la secrétairerie, Pacelli fut nommé


au printemps 1917 nonce en Bavière, avec résidence à Munich3.
Mince, le teint pâle, le port majestueux d’un prince de la Renaissance,
il faisait forte impression à la bonne société allemande. Une chro-
niqueuse mondaine citée par Marie Levant le décrivit ainsi : « De
contenance ascétique, ses traits évoquent ceux d’un profil sculpté sur

1. Devenu pape, il fit d’ailleurs canoniser Pie X en 1953.


2. Cf. David Alvarez, Espionnage au Vatican, op. cit. Sur le Sodalitium Pianum et
Mgr Benigni, voir Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni,
1918-1934, CNRS éditions, 2020.
3. Sur cette période, la référence est Marie Levant, Pacelli à Berlin. Le Vatican et l’Allemagne,
de Weimar à Hitler (1919-1934), PUR, 2019.

29
Pacelli

un camée antique, et ce n’est que rarement que l’ombre d’un sourire


fugace anime ce visage. »
Après la révolution spartakiste, il fut décidé d’ouvrir une noncia-
ture à Berlin, en 1920, mais Pacelli resta à cheval sur les deux non-
ciatures jusqu’en 1925, le temps d’achever les négociations pour un
concordat avec la Bavière. Le Saint-Siège fut la première puissance
étrangère avec laquelle la jeune république allemande noua des rela-
tions diplomatiques. De ce fait, Pacelli devint malgré son jeune âge
le doyen du corps diplomatique. Sa grande mission, après la répéti-
tion générale du concordat de Bavière, fut de négocier un nouveau
statut pour l’Église catholique en Allemagne dans le contexte com-
plexe de l’après-guerre.
Le Vatican jugeait sévèrement le sort réservé à l’Allemagne par
ses vainqueurs de 1918. La diplomatie vaticane menée par Gasparri
s’employait à alléger le montant des réparations infligées au vaincu
(20 milliards de marks-or). Cette politique faisait de son représen-
tant à Berlin un ami de l’Allemagne, d’autant que le Saint-Siège sou-
tenait l’intégrité territoriale du Reich. En échange de son soutien, le
Vatican espérait des avancées concrètes sur le statut et les avantages
des institutions ecclésiastiques. Pacelli tenait à boucler avant toute
chose les négociations bavaroises. Il faut dire que le catholicisme
bavarois est plus traditionnel et majoritairement intégriste que dans
le reste du pays.
En 1922 s’éteignit Benoît XV, et l’érudit cardinal Ratti lui suc-
céda sous le nom de Pie XI, conservant Gasparri à son poste. En
1923, les troupes franco-belges occupèrent la Ruhr en représailles
pour le non-versement des réparations de guerre. Elles y entretinrent
des mouvements séparatistes. À Munich, Pacelli obtint en mars 1924
un accord très favorable à l’Église (liberté de nomination aux sièges
épiscopaux, financement généreux de l’État à l’Église catholique,
instruction religieuse obligatoire dans les écoles…). Il allait désor-
mais s’installer à Berlin pour quatre années et obtenir un concordat
avec la Prusse, ce qui lui vaudrait le chapeau de cardinal en 1929.
Ces années munichoises ont donc été essentielles dans la trajectoire

30
Un pape de crise

du futur pape. C’est également à cette époque que cet homme au


caractère méfiant a rencontré ceux qui vont constituer son premier
cercle, admis à suivre les dossiers les plus sensibles.

Le cercle rapproché
À Munich, Pacelli rencontre un homme qui va devenir son
secrétaire et jouera un rôle-clé sous son pontificat. Bavarois de petite
taille et asthmatique, le père jésuite Robert Leiber est d’abord le
professeur d’allemand du nonce Pacelli avant de devenir l’un de ses
plus proches conseillers. Ses attributions sont et resteront toujours
floues : il ne figure pas dans l’organigramme officiel mais lit presque
tout ce qui passe sur le bureau de son patron et le voit plusieurs fois
par jour. Il ne se confie à personne. Félix Morlion, prêtre et agent de
renseignement au service des Américains, décrira pendant la guerre
le père Leiber comme l’homme des tâches secrètes dont les échecs
peuvent être désavoués si nécessaire puisqu’il n’a aucune fonc-
tion officielle au Vatican. C’est sans doute par Leiber que Pacelli
apprendra à connaître et apprécier le supérieur général des jésuites,
Vladimir Ledóchowski, et à s’en faire un allié. Issu d’une famille
aristocratique polonaise exilée par le tsar au xixe siècle, Vladimir
est le neveu d’un cardinal devenu préfet de la Congrégation pour
la propagation de la foi. Lui-même a été élu supérieur général des
jésuites en 1915. L’un de ses jésuites, envoyé en mission en Russie,
le décrit ainsi : « C’était un homme petit et frêle au visage mince
et ascétique, aux joues caves, au front dégagé et aux yeux les plus
limpides que j’aie jamais vus. Il avait une manière de parler très
décidée et presque abrupte, tout en étant fort aimable et excellent
interlocuteur1. »

1. Walter J. Ciszek, L’espion du Vatican, Salvator, 1968. Le très secret Ledóchowski attend
toujours son biographe. Voir Philippe Chenaux, « Father Włodzimierz Ledóchowski (1866-
1942): Driving Force behind Papal Anti-Communism during the Interwar Period », Journal
of Jesuit Studies, n° 5, 2018.

31
Pacelli

C’est lui que Pie XI a chargé de mettre en place l’Institut pon-


tifical oriental et le collège russophone Russicum. On y parle russe
et on s’y habille comme les prêtres orthodoxes. Les futurs prêtres
missionnaires y sont formés pour faire vivre la foi catholique entre la
Baltique et la mer Noire, au péril de leur vie.
Conservateur et farouchement anticommuniste, Ledóchowski
lancera en 1934 dans une lettre à tous les jésuites le signal d’une
lutte sans merci contre l’athéisme moderne. On peut citer parmi ses
agents l’Allemand Karl Stark, établi à Zurich, qui anime un réseau
opérant en Allemagne et en France, ou encore le père français Joseph
Ledit, qui s’est déjà rendu en URSS et tisse sa toile dans les pays de
l’Est, avec un chef de réseau dans chaque pays. En France, le père
jésuite Joseph Robinne répond à l’appel en créant l’office Unitas en
septembre 1934. Quand Pacelli devient secrétaire d’État, il sait déjà
que les jésuites sont l’une des forces sur lesquelles il peut compter.

C’est également à l’époque de la nonciature que Pacelli noue


une amitié improbable avec une jeune religieuse allemande, la sœur
Pascalina Lehnert, de dix-huit ans sa cadette. Il fait sa connaissance
lors d’un séjour dans la maison de repos pour ecclésiastiques Stella
Maris de Rorschach, dans les Alpes suisses, où elle travaille. Elle
devient son intendante à la légation de Munich et le suivra jusqu’à
sa mort. Il est exceptionnel que Pacelli ait pu la prendre à son ser-
vice au regard des règles ecclésiastiques. Le code de droit canonique
proclamé par Benoît XV enjoignait à tous les clercs d’éviter la coha-
bitation avec des femmes dont la présence risquait d’attiser les soup-
çons, et de leur préférer une personne de la famille ou une femme
âgée de « mœurs vertueuses ». Le personnage de sœur Pascalina a fait
couler beaucoup de salive et d’encre au sein de l’Église et encore plus
au-dehors. Pourtant leur relation n’a semble-t-il jamais été scanda-
leuse : si cela avait été le cas, les ennemis de Pacelli puis les services
secrets étrangers n’auraient pas manqué de la monter en épingle. En
revanche, son caractère rugueux et son influence supposée sur « son »
grand homme ne manqueront pas de faire fantasmer, jusqu’à lui

32
Un pape de crise

valoir à la fin de sa vie le surnom de « popessa1 », largement exagéré.


Si son témoignage doit toujours être confronté aux autres sources, il
apporte parfois une fenêtre inédite sur l’intimité du futur pape.
C’est grâce à elle que l’on connaît les tragiques événements de
1919, qui ont contribué à façonner le caractère de Pacelli : en février,
les foules communistes prennent Munich d’assaut et proclament la
nouvelle république soviétique de Bavière. Presque tous les diplo-
mates s’enfuient. Le personnel de la nonciature est évacué. Seuls
demeurent Pacelli, Pascalina et Robert Leiber. En avril 1919, les bol-
cheviques prennent d’assaut le bâtiment. Les fenêtres volent en éclats
sous le feu des balles. Alors que les assaillants défoncent la lourde
porte d’entrée, Pacelli leur fait face du haut de l’escalier et sœur
Pascalina se place à son côté. Malgré les invectives, ils tiennent tête à
la foule hostile, qui cherche l’argent et la nourriture que le prélat est
soupçonné de dissimuler. Le pouvoir communiste souhaiterait voir
le nonce quitter la ville. Quelques jours plus tard, la Garde rouge
en armes et uniforme suivie d’une foule déchaînée refera irruption
dans la nonciature. Leurs exigences ? Ils sont venus saisir sa voiture !
Le nonce fait ouvrir le garage… mais la voiture refuse de démarrer.
Nombre d’auteurs attribuent à ces événements l’origine du farouche
anticommunisme de Pacelli. Quoi qu’il en soit, ils ont évidemment
renforcé son prestige à Rome. La république ne durera pas long-
temps. Le 3 mai, elle est renversée par les corps francs et un gou-
vernement provisoire est mis en place sous la direction du général
Ludendorff, chef des armées allemandes pendant la guerre.
Autre anecdote livrée par sœur Pascalina2, celle-là invérifiable :
Munich est la ville où Adolf Hitler démarra son ascension, culti-
vant son mouvement sur le terreau favorable de la crise économique.
Un soir, le jeune Adolf Hitler, encore peu connu, se serait présenté
à la résidence de l’archevêque Pacelli, muni d’une lettre de recom-
mandation de Ludendorff, qui exaltait sa bravoure comme caporal
ayant servi sous ses ordres. Hitler se présenta comme un croisé de
1. Cf. Paul I. Murphy et René Arlington, La Popessa, Lieu commun, 1987.
2. Aux auteurs de La Popessa, op. cit.

33
Pacelli

l’anticommunisme. Séduit, Pacelli lui aurait remis (toujours selon


sœur Pascalina) une somme d’argent pour aider son combat. Une
telle rencontre, si elle a eu lieu, ne signifie évidemment pas que
Pacelli serait devenu pour autant pronazi.

Un troisième personnage va bientôt se joindre au curieux duo


formé par Leiber et sœur Pascalina. En 1911 débarquait à Rome
un jeune Américain, Francis Spellman, tout juste diplômé de l’uni-
versité Fordham de New York. Il souhaitait embrasser la prêtrise
mais à la différence de ses camarades, il avait choisi pour séminaire
le prestigieux collège américain de Rome, situé dans le charmant
quartier de la via dell’Umilta. Ses condisciples comprirent très vite
qu’il était l’un des plus ambitieux du séminaire : il se fit remarquer
(et critiquer) pour sa propension à aborder et flatter tous les mon-
signori qu’il croisait. Le jeune homme se montrait avide de com-
prendre les rouages du pouvoir au sein du Vatican : les coteries, les
oppositions et les amitiés invisibles n’eurent bientôt plus de secret
pour lui1.
Une fois prêtre, Spellman fut envoyé en 1916 à Boston, un dio-
cèse placé sous les ordres du puissant cardinal O’Connell. Ce der-
nier n’admettait pas que quiconque se mette en avant. Il prit vite
Spellman en grippe et lui fit subir une avalanche de vexations pen-
dant neuf ans. Spellman avala toutes les couleuvres, accepta toutes
les corvées, mais parvint enfin à se faire rappeler à Rome pour y
rejoindre l’équipe de la secrétairerie d’État. Il allait consacrer toute
son énergie à y développer ses réseaux. Il exerça tout d’abord la
fonction peu en vue de traducteur, mais il devint aussi l’assistant
d’Edward Hearn, commissaire européen de l’ordre des Chevaliers de
Colomb. Peu connu du grand public, cet ordre de chevalerie regrou-
pait de riches catholiques qui assuraient des levées de fonds pour
financer les activités de l’Église dans le monde entier. Or, en 1925 les
finances du Saint-Siège étaient au plus bas. Plongé dans un univers
1. La majorité des éléments biographiques sur Spellman sont tirés de John Cooney, The
American Pope. The Life and Times of Francis Cardinal Spellman, Times Books, 1984.

34
Un pape de crise

dont il ignorait tout jusqu’alors, Spellman comprit vite qu’il avait


trouvé sa voie : il allait devenir un financier du Vatican, et un homme
de missions secrètes. Son patron Hearn l’introduisit dans un cercle
de financiers et d’hommes d’affaires, dont il entreprit méthodique-
ment de faire la conquête.
Spellman s’appliquait à multiplier les petites attentions en direc-
tion des riches visiteurs du Vatican. Il soignait les personnalités poli-
tiques américaines de passage à Rome, grâce à un réseau d’infor-
mateurs parmi les concierges d’hôtels de luxe, qui l’informaient en
primeur des arrivées de notables. Il se montrait assidu aux audiences
papales et, doué pour la photographie, se proposait pour immorta-
liser les événements. Ce qui lui offrait l’occasion de revoir les riches
visiteurs pour leur remettre ses clichés, et, pourquoi pas, leur faire
visiter la ville. Il se rendit ainsi incontournable dans le petit milieu
des riches Américains catholiques qui passaient leurs hivers dans
les milieux aristocratiques romains. Spellman devint ainsi l’ami de
Nicholas et Genevieve Brady, des magnats américains des travaux
publics. Mme Brady s’enticha du jeune prêtre au point de devenir
son premier mécène, finançant son train de vie et l’invitant à ses
événements mondains.
Le premier coup d’éclat de Spellman lui permit de s’attirer les
faveurs du secrétaire d’État Gasparri. Le jeune prêtre suggéra à
M. Brady d’offrir au cardinal… une limousine ! Peu après Brady
fut intronisé chevalier de l’ordre suprême du Christ, et son épouse
duchesse papale. L’histoire fit le tour du Vatican et ne manqua pas
de venir aux oreilles de Pie XI. Le pape remarqua à voix haute devant
le jeune minutante que son secrétaire d’État avait bien de la chance…
Le message était passé. Spellman sollicita un autre riche Américain
pour lui suggérer d’offrir à Sa Sainteté pas moins de… trois voitures !
L’ordre de préséance était ainsi rétabli1.
Jalousé par la plupart des prêtres de la secrétairerie, Spellman se
rendit en peu de temps indispensable à sa hiérarchie. Dès 1926, il fut

1. John Cooney, The American Pope, op. cit.

35
Pacelli

promu monsignore. Pie XI le surnommait « monseigneur Précieux ».


Son train de vie et son patrimoine progressaient à vue d’œil, au point
qu’en 1929 il acheta pour 54 000 dollars d’actions du studio hol-
lywoodien Warner. Il arrivait désormais à éclipser son patron Hearn,
qui fut remplacé par le comte Enrico Galeazzi, un fonctionnaire du
Vatican qui allait devenir son affidé. Spellman avait l’œil à tout et
sur tous au Vatican. Il prit soin de cultiver l’amitié de l’homme qui
montait, le nonce à Berlin monsignore Pacelli. Il eut pour cela l’ha-
bileté de se placer dans les bonnes grâces de la sœur Pascalina, qui
trouvait elle-même peu d’alliés au Vatican. Lorsque Pacelli devien-
drait pape, Spellman ferait partie du tout petit cercle de ses hommes
de confiance.

Au cœur du pouvoir
L’histoire s’accélère en 1929. Le frère d’Eugenio, l’avocat
Francesco Pacelli, conseiller du Vatican, est le principal agent de liai-
son du pape avec le pouvoir fasciste. Il entretient des rapports per-
sonnels suivis avec Mussolini. Il l’informe des évolutions du Vatican
et, en retour, il tient le pape informé des projets du gouvernement
italien. Son influence indispose les responsables de la secrétairerie
qui se sentent marginalisés.
Le 11 février, un accord est signé au palais apostolique du Latran
par Mussolini et le secrétaire d’État Gasparri. Il comprend trois
volets. Un traité diplomatique met fin à la « question romaine » en
reconnaissant la souveraineté du Saint-Siège sur la Cité du Vatican
ainsi que divers édifices lui appartenant dans Rome et la résidence de
Castel Gandolfo. Le concordat fait du pontife une personne « sacrée
et inviolable », l’équivalent d’un monarque de droit divin. En retour
le Vatican reconnaît la souveraineté de la Maison de Savoie sur le
royaume d’Italie. Le volet financier attribue au pape, en compensa-
tion de ses États annexés, une indemnité de 750 millions de lires et
des titres de rente à 5 % sur un capital d’un milliard de lires. Ce qui
équivaut à près de 1,5 milliard de dollars de nos jours.

36
Un pape de crise

Enfin, le concordat fait du catholicisme une religion d’État,


garantissant l’autonomie et la protection de la religion catholique : le
mariage religieux aura valeur civile et les écoles accueilleront l’ensei-
gnement religieux.
Mussolini a besoin de l’autorité morale du pape pour asseoir son
régime. Peu après son accession au pouvoir, il a donc mis de côté
ses discours antireligieux pour courtiser le Vatican. Il a accepté de
sauver la Banco di Roma qui était alors en crise : en cas de faillite, le
Vatican risquait d’y perdre son investissement en capital. En retour,
l’Église s’est engagée à ne plus financer le Parti populaire italien et les
syndicats catholiques.
Un an plus tard, Gasparri ayant démissionné, Eugenio Pacelli
devient le nouveau secrétaire d’État. On attribue à Francesco une
influence déterminante dans la nomination de son frère.
Sa personnalité correspond au profil recherché par Pie XI : réservé
et discret, scrupuleux, grand travailleur… Son expérience des négo-
ciations concordataires, ses amitiés aussi bien du côté intégriste que
du côté « libéral » le rendent incontournable.
Le poste de secrétaire d’État, équivalent d’un Premier ministre,
permet de se faire beaucoup d’amis spontanés et de démultiplier ses
réseaux. Le comte Della Torre, rédacteur en chef de L’Osservatore
Romano, devient un des informateurs du futur Pie XII. Il fait partie
de ces proches dont les diplomates en poste à Rome cultivent la com-
pagnie, pour pouvoir faire passer des informations, vraies ou fausses.
Plusieurs dossiers délicats attendent le nouveau secrétaire d’État.
Premier sujet d’inquiétude, les relations avec le régime de Mussolini
sont loin d’être aussi paisibles que promis par les accords du Latran.
Au cœur du contentieux, l’Action catholique et les autres organisa-
tions catholiques font l’objet d’agressions et d’intimidations récur-
rentes de la part du régime et de ses affidés. En 1931, Pie XI veut
répliquer par une encyclique (Non abbiamo bisogno / Nous n’avons
pas besoin…) pour dénoncer les prétentions totalitaires du régime sur
l’éducation des jeunes. Mais sa publication en Italie sera bloquée par
les services secrets du Duce.

37
Pacelli

Spellman trouve alors l’occasion d’accomplir sa première « mis-


sion secrète » pour la secrétairerie d’État. Il est chargé par Pacelli d’al-
ler en remettre une version traduite en anglais au bureau de l’Asso-
ciated Press à Paris. Dans le train, il est surveillé par la police secrète,
qui n’ose pas l’arrêter. L’histoire d’un émissaire du pape obligé de
franchir clandestinement la frontière pour publier une encyclique
fait le tour du monde et propulse le prestige de Spellman à de nou-
velles hauteurs. Les services de renseignement fascistes ont été inca-
pables d’anticiper ce coup d’éclat, malgré tous leurs agents infiltrés
au Vatican. Mussolini pensait être renseigné sur les moindres faits et
gestes du pape ; il est surpris par l’encyclique et furieux contre ses ser-
vices secrets. Pacelli entre alors en scène et joue l’apaisement : il négo-
cie avec le régime un laborieux compromis permettant aux cercles de
jeunesse de continuer leurs activités en toute discrétion. De part et
d’autre, on a intérêt à ce que les accords du Latran tiennent.

Deuxième dossier prioritaire, celui des rapports avec la Russie


soviétique. La révolution bolchevique a porté un coup dur au catho-
licisme russe. Le 23 janvier 1918, un décret du Conseil des com-
missaires du peuple a interdit l’instruction religieuse, supprimé les
subventions aux églises, interdit les dons des fidèles. Les biens de
l’Église russe ont été nationalisés quelques mois plus tard. Mais après
la défaite allemande de 1918, la Russie communiste s’est retrouvée
privée d’allié à l’ouest. La France et la Grande-Bretagne soutenaient
les manœuvres des Russes blancs contre le pouvoir communiste,
ainsi que la guerre polonaise contre la Russie.
Éprouvée par sa séquence révolutionnaire, ses guerres internes et
externes, la Russie cherchait l’apaisement. Lénine a introduit la NEP,
nouvelle politique économique, signé un accord commercial avec la
Grande-Bretagne, et tendu la main à l’Allemagne et au Vatican.
Le pape Benoît XV avait objectivement intérêt à protéger la foi
catholique en Russie.
Un accord a donc été trouvé pour une mission papale d’aide
humanitaire en mars 1922. La même année, l’accord de Rapallo a

38
Un pape de crise

permis la reprise des relations diplomatiques entre l’URSS et l’Alle-


magne de Weimar. Les deux États ont mis sur pied une collabo-
ration militaire secrète, qui inquiète la France. Ce qui a ouvert la
voie à des négociations entre Moscou et Rome, hébergées à Berlin.
L’organisation est assurée par le nonce à Berlin, Eugenio Pacelli.
Mais les rencontres tournent au dialogue de sourds.
Cela n’a servi qu’à cautionner les persécutions, comme l’a reconnu
le futur pape dans un courrier de la fin 1927 : « Ce serait une illu-
sion d’espérer arriver à un accord avec le gouvernement actuel de
Moscou qui n’a d’autre objectif que la destruction de toute croyance
religieuse dans ce pays malheureux et opprimé […] Bien que nul ne
puisse aujourd’hui prévoir humainement quand ni comment s’ef-
fondrera l’abominable régime bolchevique1. » Désabusé, Pacelli s’est
donc converti à une attitude plus agressive… encore faut-il en avoir
les moyens.
Le Vatican manque de sources d’information sur la Russie : les
évêques sont en prison ou en exil, les prêtres sous haute surveillance.
La censure postale empêche toute communication normale avec
Rome. Un grand nombre de prêtres arrêtés par les services soviétiques
sont envoyés à la prison de Solovki. Il s’agit en fait d’un monastère
fondé en 1420, planté au cœur d’une île de la mer Blanche. Les
prisonniers y sont surtout employés à couper du bois. Dès le début
des années 1920, cette prison a accueilli les premiers prêtres dépor-
tés, qu’ils soient catholiques ou orthodoxes. À l’été 1928, quelques
détenus ont réussi par une nuit d’orage une évasion miraculeuse sur
un radeau, en se servant de leurs manteaux comme de voiles. Au
bout de quatre jours en mer, un bateau norvégien les a recueillis et
déposés en Angleterre. Peu après, les prisonniers ont publié un livre
dévoilant leur calvaire : L’île des tortures et de la mort. En réaction,
le pouvoir soviétique a aussitôt dépêché à Solovki l’écrivain officiel
du régime, Gorki, chargé de rédiger un reportage flatteur sur cette
« prison modèle »2.
1. Lettre citée par Pierre Milza in Pie XII, Fayard, 2014.
2. Antoine Wenger, Rome et Moscou, 1900-1950, Desclée de Brouwer, 1987.

39
Pacelli

Il est donc jugé prioritaire de mettre sur pied une organisation


clandestine. Il faut pouvoir nommer des évêques pour assurer une
autorité légitime et structurer l’Église. Au milieu du xixe siècle,
période de persécution du catholicisme par les tsars, le Vatican a
envoyé en Russie des prêtres déguisés en marchands ambulants pour
remplacer le clergé emprisonné. Pourquoi ne pas recommencer ?
À l’automne 1925, moment de relatif dégel, Pie XI envoie Michel
d’Herbigny, un jésuite français, en Union soviétique, pour un séjour
d’études sur invitation d’un prélat orthodoxe russe. Selon son rap-
port de voyage1, la situation est plus grave encore qu’on ne l’imagine.

Le 21 avril 1926, à Moscou, des inconnus se faufilent avant le


lever du soleil dans la petite église de Saint-Louis-des-Français à
l’ombre de la Loubianka, le quartier général de l’OGPU (également
appelée Guépéou), l’ancêtre du KGB. Un étranger de grande taille se
présente à eux : Michel d’Herbigny, émissaire secret du pape Pie XI,
revient pour mettre sur pied une hiérarchie clandestine de l’Église
catholique en Russie. Juste avant son départ, il a été consacré évêque
par Pacelli, afin de pouvoir en nommer d’autres à son tour. Sur place,
les candidats ne sont pas légion.
Le père Pie Eugène Neveu, en poste dans le bassin du Donets,
est l’un d’entre eux : il exerce en Russie depuis 1907 comme prêtre
d’une communauté d’ingénieurs des mines français et belges. Il est
resté malgré la révolution de 1917 qui a chassé les ingénieurs et a fait
face avec courage et ruse aux persécutions de la police : il a le profil
d’un évêque clandestin. On a donc demandé à l’ambassadeur fran-
çais de convoquer Neveu à Moscou sous un prétexte quelconque. À
peine arrivé à l’église Saint-Louis-des-Français, Neveu apprend qu’il
sera le premier évêque secret et qu’il va être consacré sur-le-champ.
D’Herbigny redoute d’être expulsé si on découvre ses activités.
Malgré cela, il se rend ensuite avec Neveu à Kharkov, puis seul
à Odessa, Kiev et Leningrad pour sacrer quatre évêques en toute
1. Paul Lesourd, Entre Rome et Moscou. Le jésuite clandestin. Mgr Michel d’Herbigny,
Lethielleux, 1976.

40
Un pape de crise

tranquillité. Malheureusement, même en cette époque héroïque, les


opérations clandestines sont un métier qui exige une formation de
base et une solide paranoïa. Or les deux lui font visiblement défaut.
Depuis son arrivée à Moscou, la Guépéou l’a repéré, surveillé et le
laisse aller à sa guise pour identifier l’ensemble du réseau. Après son
départ, la police commence à arrêter les évêques clandestins. Seul
Mgr Neveu, le plus visible et le plus protégé par sa nationalité fran-
çaise, est laissé en liberté. Il ne peut qu’informer d’Herbigny du
désastre via l’ambassade de France. Sans qu’on ait tiré les leçons de
cet échec, d’Herbigny sera envoyé par le Vatican pour un troisième
voyage, tout aussi surveillé, tout aussi inutile.
En 1933, le dernier évêque catholique d’URSS, Mgr Frison, qui
était déjà assigné à résidence, se voit accusé de perversion de mineurs.
L’accusation de mauvaises mœurs est alors une des préférées de la
Guépéou. Tout bien réfléchi, Mgr Frison est finalement jugé pour
« espionnage » pour le compte de l’Allemagne. Le père Braun rap-
porte qu’il a été fusillé en juin 1937. De 1917 à 1939, près d’un
millier de prêtres catholiques résidant en territoire russe ont été arrê-
tés. La majeure partie d’entre eux sont morts en prison, dans les
camps de concentration ou en travaux forcés. Toutes les institutions
religieuses sont fermées. Les publications à caractère religieux sont
interdites.
Le simple fait d’avoir réussi à collecter des informations sur place,
à mettre en place des réseaux et à revenir vivant vaut à d’Herbigny
une solide reconnaissance de la secrétairerie d’État. En 1930, il est
nommé président de la commission pour la Russie, ou « Pro Russia »,
avec rang de préfet de congrégation. Cette ascension lui vaut tout de
même de solides inimitiés à la curie.
La Guépéou envoie ses espions à Paris et à Rome. On soupçonne
qu’elle infiltre la commission pro Russia. Le 28 mars 1930, Neveu
écrit : « On dit à Moscou que nos détectives auraient essayé de s’em-
parer des archives de la commission Pro Russia. » La Croix du 28 avril
affirme que cette rumeur est sans fondement. À Rome, d’Herbigny
est entouré d’espions. En novembre 1932 éclate au Vatican l’affaire

41
Pacelli

Alexandre Deubner. Ce dernier est le fils du père Jean Deubner1,


un martyr catholique emprisonné de 1923 à 1932, puis assassiné en
1936. Sa sœur a épousé le fils d’une des vedettes de la révolution bol-
chevique, Clara Zetkine. Né en 1899, Alexandre a fait ses études clé-
ricales chez les assomptionnistes et est devenu prêtre en 1926. On lui
confie le ministère des russes-catholiques de Nice et Cannes. D’un
tempérament instable, il se rallie à l’Église orthodoxe, puis exprime
ses regrets et se présente à Rome, repentant. D’Herbigny le charge
de travaux de traductions. On a tôt fait d’accuser Deubner d’être un
agent de la Guépéou et d’avoir emporté des documents permettant
de faire arrêter des prêtres en URSS. En Pologne, on grossit l’affaire
pour discréditer d’Herbigny. Le père Ledóchowski, le tout-puissant
supérieur général de l’ordre jésuite, supporte de moins en moins la
stature de ce prêtre qui lui fait de l’ombre dans le gouvernement des
jésuites et a l’oreille du pape.
Les services secrets soviétiques montent contre lui – ou exploitent –
une « affaire de femme » qui va causer sa chute. Ledóchowski saute
sur l’occasion et le fait reléguer dans un monastère sans qu’il puisse
réellement se défendre auprès du pape2. A-t-il été abusé par la désin-
formation soviétique ou a-t-il profité du scandale pour écarter un
d’Herbigny jugé trop imprudent pour les fonctions qu’il exerçait ?
Toujours est-il que Ledóchowski pousse d’autres pions, comme le
père Joseph Ledit qui a accompagné d’Herbigny en URSS. Il explore
aussi des alliances possibles à l’extérieur de l’Église.
Par exemple avec l’Entente internationale anticommuniste
(EIA), une sorte d’anti-IIIe Internationale, fondée par un avocat
genevois protestant, Théodore Aubert, et un exilé russe, le méde-
cin-chef militaire Georges Lodygensky. Dans les années 1920 et
1930, Aubert s’est illustré dans « l’affaire Conradi » dans laquelle il
a obtenu l’acquittement pour le meurtrier d’un délégué soviétique à
la conférence de Lausanne en mai 1923 (ce qui a provoqué un grave
1. Il s’agit d’un enfant né avant que Jean Deubner embrasse la prêtrise.
2. Sur les aventures et le destin tragique de Michel d’Herbigny, voir David Alvarez,
Espionnage au Vatican, op. cit. et Paul Lesourd, Entre Rome et Moscou, op. cit.

42
Un pape de crise

incident diplomatique avec Moscou). Auréolé de sa victoire, Aubert


a créé à Paris une organisation internationale destinée à unir tous les
« patriotes européens » dans la lutte contre le Komintern. Issue dans
un premier temps du protestantisme, l’EIA s’est cependant rappro-
chée de plus en plus du catholicisme.
Fin 1929, le Saint-Siège a durci son attitude à l’égard de l’URSS.
La voie était entrouverte pour un rapprochement avec la curie. Le
Vatican, prudent, ne lui transmettait rien directement, préférant
passer par des tiers laïcs. L’aile syndicale de l’EIA, le Mouvement
des travailleurs chrétiens russes (MTCR), proposait d’acheminer par
voie navale des colis en URSS via la frontière finlandaise, grâce à des
marins amis.
À partir de 1933, l’EIA et ses correspondants créent une com-
mission informelle d’inspiration religieuse, Pro Deo, sous la houlette
du Russe Georges Lodygensky. Composée à parts égales de laïcs et
d’ecclésiastiques issus des trois confessions chrétiennes – catholiques,
protestants, orthodoxes –, elle développe un programme d’aide aux
croyants en Russie (envoi d’icônes, de textes, utilisation de la radio)
et se dote d’ambassadeurs. Elle débute une collaboration officieuse
avec les jésuites employés à la guerre secrète contre le communisme.
Ledóchowski regarde Lodygensky comme un auxiliaire plus
qu’un partenaire à part entière. En 1936, l’Associated Press annonce
que le Vatican est en train de former une organisation internationale
incluant des catholiques et des protestants, basée sur les comités Pro
Deo existant dans divers pays. Cela provoque la colère de la secrétai-
rerie d’État qui se sent tenue de publier un démenti, précisant que
Pro Deo est une organisation laïque agissant de sa propre initiative.
Les ponts sont alors officiellement coupés… mais les jésuites ont eu
le temps de récupérer les contacts les plus utiles du mouvement1.
1. En 1940, Lodygensky se rend en Finlande entrée en guerre contre la Russie communiste.
Il doit revenir face à l’avancée des troupes russes. Pendant la guerre, il s’établit en France,
où il collabore avec la Milice et la police allemande. En août 1944, il retourne en Suisse. Il
sera contraint à l’exil au Brésil en 1947. À la fin de la guerre, les apports matériels se tarissent
et les soutiens politiques se font plus rares pour l’EIA. La Suisse, qui établit des relations
diplomatiques avec l’URSS en 1946, est embarrassée. L’EIA ne retrouve pas son dynamisme

43
Pacelli

Après l’affaire d’Herbigny, Staline qui exerce les pleins pouvoirs


considère l’Église comme dangereuse et ne cessera de suivre le dossier
de près. Dans les années 1930-1940, les services russes considèrent la
papauté comme le centre nerveux d’une internationale d’espionnage
frontalement opposée à l’Internationale communiste.

Enfin, le troisième grand dossier de la secrétairerie dans les années


1930 va être l’Allemagne, et l’objectif d’un concordat national.
Réputé germanophile, Pacelli semble l’homme de la situation, en
raison des liens qu’il a su tisser avec les élites du pays, en particulier
avec les dirigeants du parti catholique. Dès son arrivée au pouvoir
en janvier 1933, Hitler demande à son vice-chancelier von Papen
d’ouvrir des pourparlers avec le leader du parti chrétien Zentrum,
Mgr Kaas, pour négocier les termes d’un concordat. À ce stade
Hitler a besoin du pape pour légitimer son régime, tout comme
Mussolini avant lui… Le pape et son secrétaire d’État, aveuglés par
les rodomontades antimarxistes du Führer, tombent dans le panneau
et acceptent le principe d’une « dépolitisation » du clergé allemand
en échange d’un concordat d’autant plus généreux qu’il ne sera pas
respecté… Sans doute croient-ils encore que les conservateurs sau-
ront encadrer Hitler qui n’a pas encore verrouillé son emprise, pour
normaliser peu à peu le régime. L’affaire est rondement menée et la
cérémonie de signature intervient le 20 juillet 1933. Le Zentrum et
le parti catholique bavarois se dissolvent immédiatement. Les catho-
liques allemands sont rassurés sur la compatibilité de leur foi avec le
national-socialisme. Le clergé désormais muselé, Hitler a les mains
libres de ce côté. Au moment de la « Nuit des longs couteaux » en
juin 1934, des dirigeants catholiques sont assassinés. Un véritable
harcèlement va frapper les dignitaires de l’Église et les organisations
catholiques.

et sera liquidée en 1950. Mais l’un des participants occasionnels aux réunions de Pro Deo
dans les années 1930, le père Félix Morlion, va fonder une organisation homonyme dont
on reparlera. Cf. Stéphanie Roulin, Un credo anticommuniste, Antipodes, 2010.

44
Un pape de crise

Malgré la ratification du concordat en septembre 1933, les cri-


tiques des prélats indépendants ne diminuent pas. Le cardinal
Faulhaber, archevêque de Munich, prononce une série de sermons
antihitlériens. Il est considéré par les services de Himmler comme
le « chef spirituel de la résistance catholique à l’État national-socia-
liste ». Le cardinal est dénoncé par le Völkischer Beobachter, journal
du parti national-socialiste, comme le dirigeant d’une « centrale du
vice et de la pourriture1 ». Il est loin d’être unanimement suivi. La
curie de l’entre-deux-guerres héberge des courants très hétérogènes.
À l’autre extrémité du spectre politique, l’Autrichien Alois Hudal,
recteur de l’église allemande de Rome Santa Maria dell’Anima,
est proche des idées nazies qu’il juge compatibles avec l’Église. En
1936, il publie un livre qui fait scandale à la curie : Les fondements du
national-socialisme.
Début 1937, le pape est désireux de marquer le coup contre les
actions violentes envers les organisations catholiques et les cam-
pagnes de presse contre le Saint-Siège. La tension entre Berlin et
Rome est telle que le souverain pontife est en train de perdre la face.
Une conférence secrète est organisée à Rome réunissant les hauts
prélats allemands en janvier.
En mauvaise santé, Pie XI se montre néanmoins combatif et
décide de rédiger dans le plus grand secret une encyclique contre
le nazisme. Pacelli est le seul collaborateur qui travaille avec lui sur
ce document. Mit Brennender Sorge (Avec une brûlante inquiétude),
daté du 14 mars, est imprimé clandestinement, expédié par porteurs
circulant en dehors des routes et contrôles de police, pour être remis
en mains propres aux 26 évêques allemands. Le document doit être
lu partout en Allemagne lors de l’office du 22 mars, pour éviter toute
censure. Le ton est modéré mais le fond vaut condamnation très
ferme des violations du concordat et stigmatise l’incompatibilité du
national-socialisme avec les valeurs du catholicisme.

1. David Alvarez, Espionnage au Vatican, op. cit.

45
Pacelli

Gros effet de surprise et fureur du régime ! La Gestapo saisit


immédiatement tous les exemplaires de l’encyclique. Hitler vitupère
dans un discours du 1er Mai qu’il ne tolérera aucune contestation
de son autorité. Goebbels fait imprimer un livret de propagande
dénonçant les scandales financiers et sexuels du Vatican. Le mot
d’ordre est clair : il faut saper l’image de l’Église. Dès 1935 ont été
lancés plusieurs procès et campagnes de presse contre les ordres reli-
gieux, accusés d’infractions financières : ils ont placé leur patrimoine
dans des emprunts d’État aux États-Unis, ce qui est une infraction à
l’interdiction d’exporter des capitaux. Le procès des sœurs de Saint-
Vincent de Paul de Cologne, en mai, fait les gros titres de la presse :
on apprend que les sœurs auraient sorti du pays des liasses de billets
dissimulées sous leurs vêtements.
Ce type de procès se traduit par des condamnations à de fortes
amendes et même par une peine de travaux forcés pour la secré-
taire provinciale de l’ordre, sœur Wernera. L’année suivante, une
campagne de presse encore plus embarrassante est menée autour
du procès de Coblence, lors duquel 276 franciscains sont accusés
d’« outrage aux mœurs ». On stigmatise l’homosexualité des religieux
et on les accuse d’actes pédophiles contre les enfants confiés à leur
enseignement. Le procès est aussi expéditif que ceux qui se tiennent
au même moment à Moscou. Il semble qu’on y pratique l’amalgame
généralisé à partir de quelques affaires réelles.
En 1937, les affaires judiciaires reprennent donc de plus belle.
1 100 prêtres sont arrêtés en Allemagne, dont 304 seront déportés à
Dachau. Aux yeux des nazis, l’Église catholique n’est plus seulement
un dossier de sécurité intérieure mais devient une force internatio-
nale à surveiller de près. Les services de renseignement allemands, à
l’image des russes, sont persuadés que le pape est à la tête d’un réseau
de renseignement tentaculaire, implanté dans le monde entier. Ils
considèrent l’Église comme une immense organisation secrète dont
chaque membre joue un rôle articulé au plan d’ensemble orchestré
par le Vatican. Les ordres religieux, en particulier les jésuites, sont
considérés comme les plus dangereux.

46
Un pape de crise

Quelques jours après Mit Brennender Sorge, le 19 mars, Pie XI


signe une nouvelle encyclique, Divini Redemptoris (Le Divin
Rédempteur), qui dénonce cette fois-ci le communisme athée. Façon
de tenir, pour un temps, la balance en rejetant d’un même mouve-
ment les deux totalitarismes.
L’année suivante, l’ambiance devient crépusculaire. L’Autriche
tombe sous le joug allemand en 1938 ; en novembre la « Nuit de
Cristal » a fait basculer la population juive allemande dans l’hor-
reur des violences antisémites (119 synagogues incendiées, plus de
100 morts et 20 000 déportés). Pie XI finit par mettre de côté toute
considération diplomatique pour condamner enfin ouvertement
la politique antisémite nazie. Début 1939, il travaille avec l’aide
d’un jésuite américain à une nouvelle encyclique. Les échos en par-
viennent au sein du clergé allemand. Or les services secrets nazis ont
eu le temps de recruter des sources au sein de ce clergé.

De tous les belligérants de la Seconde Guerre mondiale, l’Alle-


magne nazie est sans doute celui qui compte le plus de services de
renseignement concurrents : on en trouve au ministère de l’Air, à
la Marine, au ministère des Affaires étrangères… et bien sûr à la
Wehrmacht et à la SS. Leurs efforts contre le Vatican ne sont pas
plus coordonnés que sur les autres objectifs. Que le meilleur gagne
l’estime du Führer !
Dès 1933, le Sicherheitsdienst (SD) a créé une petite unité
d’espionnage antireligieux, transférée à Berlin en 1934 et reprise
en mains par Albert Hartl, un prêtre défroqué qui n’a pas hésité
à dénoncer son supérieur. À chaque nomination d’un évêque ou
d’un cardinal, c’est son équipe qui rédige les informations deman-
dées par un ministère ou le parti. Son élément le plus précieux se
nomme Joseph Roth, un prêtre défroqué qui a côtoyé Hitler avant
son accession au pouvoir.
L’équipe de Hartl recrute au sein du clergé en jouant sur les fai-
blesses de certains prêtres, accessibles au chantage, ou tout simple-
ment effrayés par la menace implicite de représailles. Conrad Gröber,

47
Pacelli

archevêque de Fribourg, coopère ainsi avec les SS, selon Hartl, par
peur de voir étalée au grand jour sa liaison avec une maîtresse juive.
Selon les interrogatoires de Hartl après-guerre, son service aurait
recruté entre 20 et 30 informateurs dans l’ensemble des diocèses, ce
qui n’est pas énorme à l’échelle de l’Allemagne. Surtout, à en croire
les notes de remontrances envoyées par sa hiérarchie, ces sources
n’ont guère livré d’informations capitales : les prêtres pris pour cible
cherchaient surtout à se tirer d’affaire en multipliant les informations
anodines, mélangées à quelques rumeurs1.
Plus précieux pour Hartl est le recrutement d’un informateur à la
nonciature de Berlin, qui reçoit tous les comptes-rendus des évêques
allemands : il s’agit vraisemblablement du père Werhun, un conseil-
ler du nonce Orsenigo. Hartl lance enfin ses filets sur les universités
catholiques. Il recrute notamment un prêtre de la faculté de théolo-
gie de Paderborn, le professeur Josef Meyer, qui accepte de rédiger
une étude établissant que l’euthanasie des handicapés ne serait pas
incompatible avec la pensée théologique (!).
Pour améliorer ses revenus tout en faisant œuvre utile, Hartl
publie également sous pseudonyme des ouvrages violemment anti-
catholiques qui rencontrent un certain succès.
Mais son étoile ne brille pas très longtemps. En 1939, son service,
le SD, a été fondu avec la Gestapo dirigée par Heinrich Müller, qui
a déjà son propre service de surveillance des ecclésiastiques dirigé par
le SS-Sturmbannführer Erich Roth. Müller apprécie peu Hartl dont
il trouve les rapports trop intellectuels. Ce dernier se signale par une
série d’aventures féminines au sein du personnel du RSHA, dont le
prêtre défroqué a la maladresse de se vanter auprès de ses collègues.
Il franchit la ligne rouge en faisant dans un train des avances lourdes
à une jolie femme… qui se trouve être l’épouse d’un haut dignitaire
SS. Il est alors muté en Ukraine.
Quels que soient leurs déboires, les services allemands sont infor-
més de la genèse de l’encyclique Humani Generis Unitas, grâce à

1. Cf. Robert Graham et David Alvarez, Papauté et espionnage nazi, Beauchesne, 2000.

48
Un pape de crise

leurs sources au sein du clergé allemand. Un premier jet de ce texte


est transmis par le pape au supérieur général des jésuites, le père
Vladimir Ledóchowski, qui en confie la relecture au rédacteur en
chef du journal jésuite La Civiltà Cattolica, le père Enrico Rosa. Le
plus troublant de cette affaire est que Rosa est alors bien connu pour
ses positions antisémites ! Et alors que la santé du pape décline à vue
d’œil, le moins que l’on puisse dire est que le père ne se montre guère
pressé de finir son travail. Il est bien possible que Ledóchowski ait
voulu rendre service à son ami Pacelli qui figurait parmi les favoris
pour succéder à Pie XI sur le trône de saint Pierre. Nul doute qu’une
fois publiée, cette encyclique rendrait durablement conflictuelles les
relations entre l’Église et le régime nazi, ce que ne voulait pas le
secrétaire d’État. Après la mort du pape Ratti, il semble que Pacelli
ait fait promptement disparaître les brouillons de l’encyclique pour
les enfouir dans le secret des archives vaticanes, ou qu’on l’ait fait
pour lui être agréable.

La stature de Pacelli dans l’Église, la confiance que lui a manifes-


tée Pie XI jusqu’au bout, sa fonction de camerlingue, son expérience
diplomatique : tout se conjugue pour lui permettre d’être facilement
élu dès le 3e tour du conclave. La crise politique a engendré un pape
politique. Les cardinaux élisent Pacelli parce qu’ils le jugent habile et
diplomate expérimenté. Il parle plus de langues que tous ses prédé-
cesseurs. Mais il n’est pas sans défaut : c’est une personnalité secrète
et timide, pour ne pas dire timorée. Devant ses proches, il se montre
parfois très émotif. Son tempérament confine parfois à la paranoïa.
Avant de confirmer tel ou tel responsable du Vatican, il commande
d’ailleurs des enquêtes sur eux. Et il est le premier pape à mettre une
partie du Vatican sur écoutes. Dès les premiers jours de son pontifi-
cat, il décide de faire équiper sa bibliothèque, où il reçoit les visiteurs
de marque, d’un système d’enregistrement sonore. Même la secrétai-
rerie l’ignore… Seuls le père Leiber, le patron de Radio Vatican et
une poignée de techniciens sont informés. Ces derniers opèrent dans
une antichambre mitoyenne de la bibliothèque. La pose des micros

49
Pacelli

est assurée par Guglielmo Marconi, l’inventeur de la TSF, qui a déjà


construit en 1931 le central téléphonique du Vatican et une liaison
radio avec la résidence d’été de Castel Gandolfo1.

À peine nommé, Pie XII est confronté à la course à la guerre :


l’occupation de la Tchécoslovaquie par Hitler conduit les Français
et Britanniques à abandonner la politique d’apaisement et à offrir
leur assistance aux pays menacés d’agression. Pie XII est partisan de
tenter une nouvelle conciliation avec Hitler : il se veut le « pape de
la paix ».
À l’insu du reste de la curie, Robert Leiber est autorisé à prendre
les contacts les plus aventureux. Il rencontre ainsi un douteux tra-
fiquant de matériel militaire, fournisseur du IIIe Reich, l’industriel
suédois Birger Dahlerus. La Luftwaffe dépend de ses fournitures,
interdites par les vainqueurs de 1918. Dahlerus obtient l’accord de
Goering pour aller à Londres discuter la paix sur les bases d’un plan
italo-Vatican. Mais pendant que Goering rend compte à Hitler,
tombe la déclaration de guerre de l’Angleterre2…
Dès le 5 mai 1939, Pie XII propose aux principaux gouverne-
ments d’organiser une conférence de paix. Initiative qui n’aura guère
d’écho. Pragmatique, il estime n’avoir pas d’autre choix que de tra-
vailler avec Hitler puisque ce dernier est au pouvoir. Sa modéra-
tion envers le régime nazi irrite les services secrets français et britan-
niques… et même certains prélats.

1. Mark Riebling, Le Vatican des espions. La guerre secrète de Pie XII contre Hitler, Tallandier,
2016.
2. Ibid.
2
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants
1940-1943

« Votre Sainteté, nommez-moi à la tête d’un diocèse français !


– Ça suffit, Tisserant ! Il n’en est pas question, ce serait une pro-
vocation, vous ne bougerez pas d’ici ! »
L’échange est tendu. Le pape Pacelli n’a pas l’habitude qu’on
élève la voix devant lui ni qu’on lui tienne tête. Physiquement
et moralement, le massif et barbu cardinal Eugène Tisserant est
son exact opposé. Depuis plusieurs années, le Français est une
cible privilégiée des espions fascistes. Il faut dire qu’en cette année
1940, il ne dissimule guère son hostilité au régime de Pétain ni sa
sympathie pour le général de Gaulle. Ses allées et venues, ses ren-
contres et ses propos privés font l’objet de rapports réguliers trans-
mis au sommet de l’État fasciste. De taille robuste, la barbe poivre
et sel, le cardinal à la voix de stentor, gros fumeur de havanes,
n’a pourtant rien d’un espion passe-muraille. À la curie, on chu-
chote que « fort heureusement le pape s’en méfie », le jugeant trop
imprudent. Et l’on fait des gorges chaudes de ses accrochages avec
la sœur Pascalina qui lui voue une solide détestation (la réciproque
est aussi vraie).

« Un intrigant nuisible et un provocateur »


Né en 1884, Tisserant a longtemps suscité bien des fantasmes, ce
qui ne veut pas dire qu’il n’ait joué aucun rôle dans les « réseaux du
Vatican ». Il est originaire de Nancy, ville occupée par les Allemands

51
Pacelli

pendant la guerre de 1870 et libérée seulement en 1873. Très bon


élève, il entre au séminaire de Nancy en 1900 et devient prêtre en
1907. Il manifeste un véritable don pour les langues rares, ce qui le
conduit à se spécialiser dans les études orientalistes appliquées à la
Bible. Au sortir du séminaire, il séjourne à Jérusalem et étudie l’arabe.
En 1907, il est invité au Vatican pour venir enseigner l’assyrien et
gérer le fonds des manuscrits orientaux de la Bibliothèque vaticane.
Il y rencontre Mgr Achille Ratti, un cardinal érudit qui devient
son protecteur. Arrive la Première Guerre mondiale : Tisserant est
d’abord mobilisé par l’armée française pour la défense de la région
de Nancy. Fin 1914, guéri après une blessure, il est affecté au minis-
tère de la Guerre, auprès du lieutenant-colonel Jules Hamelin, chef
de la section Afrique de l’État-major général de l’Armée. Ce dernier
souhaite créer un bureau d’Orient, pour lequel Tisserant a le pro-
fil idéal. Pour informer ses supérieurs des mouvements de troupes
ottomanes, Tisserant mobilise ses réseaux religieux. Il collabore avec
le 2e Bureau, mais n’en fait pas vraiment partie1.
Selon son biographe Étienne Fouilloux, Eugène Tisserant s’oc-
cupe de toutes questions relatives à la Turquie (renseignements,
projets d’opérations, préparation des effectifs) mais son champ d’ac-
tion s’étend peu à peu à l’ensemble du théâtre méditerranéen. Ce
passage par l’État-major de l’Armée française marque fortement le
futur cardinal, qui y développe un réseau d’amitiés et de contacts. Il
y acquiert un goût pour la stratégie politique et militaire qui lui ser-
vira tout au long de sa carrière. Enfin, selon sa correspondance pri-
vée c’est pendant cette période qu’il adopte une profonde méfiance
pour la personnalité de Pétain, ce qui l’aidera à rejeter le régime de
Vichy.
De retour à Rome il retrouve son protecteur Mgr Ratti, préfet
de la Bibliothèque vaticane, qui est bientôt envoyé en Pologne.

1. Étienne Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant, 1884-1972, une biographie, Desclée de


Brouwer, 2011. Cet auteur qui a pu avoir accès aux archives de Tisserant se montre critique
envers le portrait dressé par Roger Faligot et Rémi Kauffer dans Éminences grises, Fayard,
1992.

52
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

Avant son départ, Ratti s’assure que Tisserant devienne auxiliaire


de son remplaçant. Auréolé de ses réussites militaires, le Français
est orienté vers des fonctions d’administrateur. Peu à peu, il devient
une personnalité influente de la communauté française de Rome.
En 1923, il est désigné pour accomplir une mission en Orient pour
le compte de l’Institut pontifical oriental. Officiellement consacrée
à l’achat de manuscrits et livres anciens, elle comporte aussi un volet
secret de renseignement sur l’état du christianisme en Orient au
lendemain de la Grande Guerre. D’autres voyages vont suivre, avec
à chaque fois un motif officiel et un autre plus confidentiel. En
novembre 1929, Tisserant fait partie d’une délégation diplomatique
en Éthiopie pour rencontrer le prince héritier et futur empereur
Hailé Sélassié, que l’on dit séduit par le catholicisme. La raison ?
Il est l’un des rares, sinon le seul au Vatican, à maîtriser l’éthio-
pien. Officiellement la mission a pour but de présenter des cadeaux
du pape au futur empereur. Officieusement, il s’agit de voir si un
rapprochement est possible entre le catholicisme et le christianisme
copte, qui domine alors dans le pays. En 1930, Tisserant devient
« pro-préfet » de la Vaticane, c’est-à-dire son véritable administra-
teur au quotidien.
Sa situation implique de faire un peu de politique. La bibliothèque
abrite alors de jeunes opposants au régime de Mussolini, figures de
la démocratie-chrétienne en déroute depuis les accords du Latran.
On pense en particulier à Alcide De Gasperi, emprisonné par les
fascistes en 1927-1928 et qui trouve refuge à sa libération comme
catalogueur des imprimés. Il restera à l’abri du Vatican jusqu’à la fin
de la guerre, avant devenir le premier président du Conseil italien
(1945-1953). Pendant la guerre, la bibliothèque accueillera aussi des
savants juifs, comme le grand rabbin Umberto Cassuto.
Tisserant est connu pour son franc-parler qui l’amène parfois
à tenir des propos fort peu diplomatiques au pape, qui ne semble
pas lui en tenir rigueur. Personne ne trouve surprenante sa promo-
tion au cardinalat par Pie XI en 1936. En revanche les services de
Mussolini le placent sous étroite surveillance : on trouve pas moins

53
Pacelli

de 58 rapports le concernant de 1930 à 1943 dans ses archives : un


record1.
Pie XI lui confie la charge des Églises catholiques de rite orien-
tal. Ce qui est logique puisqu’on le considère alors comme le meil-
leur orientaliste du Vatican. Cette nomination le place aux avant-
postes de la lutte anticommuniste pour les deux décennies suivantes.
L’Église orientale est le plus récent des dicastères romains, créé en
1917. Cette congrégation n’a toutefois pas autorité sur la commis-
sion pro Russia dirigée par le jésuite français Michel d’Herbigny, qui
accomplit des missions d’infiltration en Russie (voir le chapitre pré-
cédent). Huit mille prêtres veillent sur un peu plus de 8 millions de
fidèles, dont 5 millions de Ruthènes d’Europe centrale, un million
et demi de Roumains, 500 000 Indiens. À cela s’ajoutent les maro-
nites et melkites du Liban et plusieurs plus petites communautés
du Proche-Orient. Un vrai manteau d’Arlequin : chaque Église a ses
particularités locales.
Tisserant se sent parfaitement en phase avec le mot d’ordre de
Pie XI en 1937-1938 : ni nazisme ni bolchevisme. Il déplore la
lente germanisation de l’Italie et s’inquiète pour les Juifs allemands
employés à la Bibliothèque vaticane. La mort de Pie XI dans la nuit
du 9 au 10 février 1939 est pour lui un vrai choc.
Des prélats proches de Tisserant ont révélé après sa mort qu’il
avait émis des soupçons sur les causes naturelles de ce décès. Il aurait
craint que la mort du pape Ratti, déjà en mauvaise santé, n’ait été
hâtée sur ordre de Mussolini qui craignait son discours à venir pour
le vingtième anniversaire des accords du Latran. Comment un tel
complot aurait-il été possible ? Il se trouve que l’un des médecins
du Saint-Siège, le Dr Francesco Petacci, n’était autre que le père de
Clara, la fameuse maîtresse de Mussolini. Beaucoup de fantasmes
ont été exprimés sur cette théorie, et sur des archives privées que
Tisserant aurait soustraites du Vatican à l’approche de sa mort. La
1. Archivio Centrale dello Stato, Ministero dell’Interno, Direzione Generale di Pubblica
Sicurezza, Divisione Politica, Serie B, busta 25. Cf. Carlo Fiorentino, All’ombra di Pietro.
La chiesa cattolica e lo spionaggio fascista in Vaticano, 1919-1939, Florence, 1999.

54
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

volumineuse correspondance privée qu’Étienne Fouilloux a exami-


née n’en porte pas trace. Ce qui n’est pas une preuve en soi, ni dans
un sens ni dans l’autre. Toutefois, dans certains courriers Tisserant se
pose des questions : la veille du décès il avait eu une séance de travail
productive avec Pie XI. Le lendemain, à 6 h 20, il reçoit un coup
de fil de la secrétairerie d’État, lui annonçant que le pape est dans
un état grave. En réalité, apprendra-t-il plus tard, le souverain pon-
tife était déjà décédé, vers 5 h 30. Aucune preuve n’est jamais venue
étayer son soupçon d’un empoisonnement par le Dr Petacci. En cas
de mort d’un pape, seuls le doyen du Sacré Collège et le camerlingue
sont réellement au cœur du dispositif. Tous les autres sont informés
a posteriori. Même si Tisserant était très ami avec Pie XI, il est donc
normal qu’on ne l’ait pas informé de la dégradation de l’état de santé
du Saint-Père. Reste qu’il en a conservé des soupçons pendant toute
sa vie, partagés avec certains de ses proches. Si tant est qu’un tel com-
plot ait pu être possible, ce dont on ne trouve aucune trace dans les
archives de l’État fasciste, il n’aurait pas altéré le cours de l’histoire
vaticane car le pape Ratti était de toute façon condamné.
Avec Pie XI, Tisserant a perdu son plus grand ami et son mentor.
Avec Pacelli, il aura de fréquents désaccords sur ce que doit être l’at-
titude du Vatican vis-à-vis du nazisme. Mais, légitimiste, il se mon-
trera toujours loyal une fois exprimés ses points de vue. Ses com-
munications avec les Églises catholiques de rite oriental sont pour la
plupart interrompues par la guerre. Confiné au Vatican, Tisserant
reste en liaison avec ses amis officiers français connus au ministère de
la Guerre pendant le premier conflit mondial.
Brûlant de rejoindre sa patrie menacée, il se propose comme on
vient de le voir pour prendre la charge d’un diocèse français (le pape
refuse). Sonné par la victoire allemande, il refuse d’admettre la défaite
française et de reconnaître toute légitimité au régime de Vichy. Et il
tempête contre les cardinaux trop maréchalistes. Malheureusement
pour lui, une de ses lettres au cardinal Suhard, dans laquelle il fus-
tige notamment le cas du cardinal Gerlier, tombe entre les mains de
la police allemande. Elle remonte jusqu’à Reinhard Heydrich, chef

55
Pacelli

des services de police du Reich, qui la transmet à son homologue


italien et au comte Ciano. Les Italiens répondent que Tisserant est
« reconnu depuis longtemps par le gouvernement italien comme un
intrigant nuisible et un provocateur et qu’on le surveillait ». Dès lors,
il est catalogué comme un espion français et son courrier est surveillé
de très près. Sans parler de lettres anonymes lui intimant l’ordre de
retourner en France.
Le cardinal, qui ne peut plus quitter le Vatican, devient le point
de ralliement de quelques résistants français de la première heure qui
se réunissent dans une petite pièce du couvent Sainte-Marthe. En
juillet 1941, c’est au tour du nouvel ambassadeur français envoyé
par Vichy, Léon Bérard, de dénoncer auprès de la secrétairerie d’État
des propos tenus par Tisserant dans une lettre à sa sœur. Agacé par
l’agit-prop de Tisserant, le pape Pie XII va le traiter sévèrement en
1941-1942, avant que le sens de l’histoire lui fasse redécouvrir cer-
taines de ses vertus…
Proanglais, farouchement opposé au régime de Vichy, Tisserant
devient naturellement gaulliste, ce qui est une exception au sein
du clergé français. Le lien avec la France libre sera assuré par Pierre
de Leusse, un diplomate révoqué par Vichy et résidant en Suisse,
dont le père connaît Tisserant1. Cette connexion peut être utile à de
Gaulle comme au Saint-Siège, à condition de rester secrète : au fur
et à mesure qu’elle redresse la tête, la France combattante administre
de vastes territoires, en particulier en Afrique. Autre contact engagé
de Tisserant, le colonel Henri Navarre, qui anime un réseau de
résistance militaire, l’ORA (Organisation de résistance de l’Armée).
Initialement antigaulliste, l’ORA finira par fusionner avec d’autres
mouvements au sein des FFI. Pour tous les Français résistants qui
naviguent entre le Sud-Est, la Suisse et l’Italie, le nom de Tisserant
devient un point de ralliement.
Très remonté contre le cardinal français, Heydrich se laisse
convaincre en 1941 de l’existence d’un « plan Tisserant », qui

1. Cf. Claude Faure, Aux services secrets de la République, du BCRA à la DGSE, Fayard, 2004.

56
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

prévoirait d’envoyer dans le sillage de l’armée allemande des prêtres


du Russicum et des aumôniers militaires allemands et italiens pour
convertir les populations « libérées » du joug communiste. En réalité,
le Vatican cherche simplement à retrouver le contact avec ses ouailles
ruthènes. Et Alfred Rosenberg, ministre nazi des territoires conquis,
n’entend pas y laisser la moindre parcelle d’autorité aux prêtres. Par
conséquent, l’action secrète du Vatican, coordonnée par le général
des jésuites Ledóchowski, par le patron de la commission pro Russia
Mgr Tardini et par Tisserant, se limite à la diffusion d’images pieuses
et d’une brochure antibolchevique (à quelques centaines d’exem-
plaires…) par une poignée de prêtres et aumôniers.

Les silences et murmures du pape…


Par contraste avec son bouillant cardinal, Pie XII offre une figure
plutôt rassurante aux forces de l’Axe. Son premier acte officiel est de
courtiser Hitler. Il s’en explique devant une sœur Pascalina indignée :
« Il y a des millions de croyants catholiques dont l’esprit est capturé
par Hitler. Et ces âmes aveuglées seraient perdues pour notre sainte
mère l’Église si nous agissions ouvertement ou de façon extrême.
Pour sauver ces âmes, le Saint-Père doit agir avec discrétion. Bien
sûr, l’hitlérisme doit être détruit, mais nous devons le faire subtile-
ment1. » Mais son attitude conciliante est vouée à l’échec.
L’invasion allemande de la Pologne coupe les communications
entre le Vatican et l’Église polonaise. Pendant deux ans, les nazis
cherchent à éradiquer méthodiquement l’institution catholique
polonaise. La Pologne doit servir de laboratoire pour l’ensemble des
pays occupés par le Reich. Sur les six évêques du territoire, il n’en
reste bientôt plus qu’un seul. Plusieurs centaines de prêtres sont
condamnés aux travaux forcés ou déportés. Quatre cents religieuses
sont enfermées dans un camp de travail aux conditions extrêmes.
Les résidences des évêques sont saisies et pillées ; les séminaires vidés.

1. La Popessa, op. cit.

57
Pacelli

Certaines églises sont détruites à l’explosif. Le Saint-Siège hésite


pourtant à émettre une condamnation publique, par crainte de four-
nir un prétexte pour aggraver encore les persécutions.
L’est de la Pologne est quant à lui incorporé de force à l’URSS.
L’archevêque de Lemberg, Mgr Sheptytsky (ou Szepticki), y voit une
opportunité missionnaire : puisque son territoire fait désormais par-
tie de la Russie, il se sent investi du droit de nommer et d’envoyer des
évêques et des prêtres sur tout le territoire ! Le père jésuite américain
Walter Ciszek et un jésuite russe, Nestrow, se font recruter comme
ouvriers et entament un voyage pour l’Oural, munis de faux papiers.
À la lumière de son expérience des années passées, Pie XII n’aurait
pas autorisé une telle aventure. Lorsqu’un message de Sheptytsky
informe le Vatican, le cardinal Tisserant, préfet de la Congrégation
pour l’Église orientale, répond froidement que cette opération n’est
pas opportune. Il est trop tard…
Un autre prêtre va prendre tous les risques pour informer le
Vatican. Le père Moskwa, né en Suisse en 1910, diplômé en phi-
losophie de l’université de Cracovie, est venu étudier la théologie
à l’université jésuite grégorienne de Rome. Ordonné prêtre de rite
oriental, il a effectué son noviciat en Pologne puis est devenu rec-
teur d’un séminaire en Ukraine. Devant l’invasion soviétique fin
1939, il quitte la robe et adopte la vie d’un ouvrier du pétrole. Après
bien des aventures, il parvient à gagner Rome en 1940, transmet au
pape les salutations de l’évêque métropolite de Lvov (Lviv), Andrei
Sheptytsky, et lui remet un rapport détaillant les persécutions reli-
gieuses en Pologne sous occupation soviétique. Il estime que les bol-
cheviques ont déjà déporté plus de 500 000 Ukrainiens, sans parve-
nir à entamer la ferveur religieuse de la population qui continue à
se rendre dans les églises. Moskwa accepte de retourner en Pologne,
où il va de fait servir d’agent infiltré1. En février 1941, le nonce en
Hongrie informe le Vatican que le père Moskwa est parvenu à passer
la frontière polonaise avec l’aide d’un guide, puis s’est rendu à Lviv.

1. Cf. Johan Ickx, Le Bureau. Les Juifs de Pie XII, éditions VdH/Michel Lafon, 2020.

58
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

Deux mois plus tard, le nonce indique que « les réfugiés polonais se
trouvant en Hongrie ont mis au point une radio clandestine grâce
à laquelle ils peuvent communiquer avec [l’archevêque] de Lviv1 ».
Mais le 30 juin, retournement de situation : la curie apprend que
Moskwa a été arrêté en territoire russe, près de la frontière hongroise.
Emprisonné et torturé, il ne dévoile pas aux Russes sa qualité de
prêtre et affirme être un agent du renseignement hongrois. Cette
version protège le Vatican mais le condamne à mort : il est exécuté
dans la prison de Kiev le 7 juillet 1941.
Ce n’est pas pour autant la fin des activités de renseignement en
Pologne. Dès décembre 1940, le nonce Rotta proposait de s’appuyer
sur un prêtre venu proposer ses services pour organiser un courrier
clandestin entre la Pologne et la Hongrie. Mais cette offre de services
a été rejetée car ce dernier avait été expulsé de l’ordre des jésuites en
1938. À sa place, c’est le père franciscain Peter Wilk-Wilkoslawski
qui a été désigné pour une nouvelle « mission pastorale » auprès des
Polonais déportés en Hongrie. Celui-ci découvre très vite que les
nazis ont déformé une encyclique de Pie XII pour faire croire aux
Polonais que le pape était en accord avec l’idéologie nazie !
En 1946, les services du Vatican mettront la main sur deux valises
de documents ayant appartenu à Mgr Antoni Kwiatkowski, un
ancien prêtre d’Union soviétique, puis ex-employé de Radio Vatican
devenu agent de l’armée polonaise en fuite. Elles contiennent un tré-
sor d’archives du NKVD détaillant plusieurs opérations, arrestations,
méthodes d’interrogatoire, sans compter la logistique de déportation
de prisonniers politiques, photos à l’appui. De sa propre initiative,
Kwiatkowski avait entrepris une vaste enquête sur le communisme.
Le mystère demeure sur ses allégeances, puisqu’en 1950 un journal
communiste polonais l’a accusé d’avoir été un agent de la Gestapo.
À la fin de la guerre, il disparaît et on signale sa trace en Grande-
Bretagne. Quoi qu’il en soit, son « legs » d’archives offrira une source

1. ASRS, AA.EE.SS., Stati Ecclesiastici 688a, F309, cité par Ickx, op. cit.

59
Pacelli

de renseignements incomparable sur le fonctionnement du NKVD


aux services du Vatican.

Au printemps 1942, plusieurs archives montrent que le pape


est informé de l’extermination de masse des Juifs d’Allemagne, de
Pologne et d’Ukraine. Mgr Sheptytsky lui écrit ainsi de Lvov que
le régime nazi est encore pire que le communiste et que plus de
100 000 Juifs ont déjà trouvé la mort en Ukraine. Entre juillet et
octobre 1941, un groupe mobile d’extermination aidé de partisans
chrétiens a massacré 18 000 Juifs de Kovno, dont 5 000 enfants. Un
rapport de la résistante catholique Margarete Sommer circule parmi
les évêques d’Allemagne mais ne parvient pas au Vatican car il est
bloqué par le nonce à Berlin, Mgr Orsenigo. Quelques mois plus
tard, l’officier SS Kurt Gerstein, qui a des problèmes de conscience,
demande à l’évêque auxiliaire de Berlin, un antinazi, de transmettre
son témoignage à Rome1. Ce sera fait, mais le rapport est enterré.
Fin 1942, l’ambassadeur anglais Osborne remet au pape un rapport
conjoint des Alliés sur les massacres de Juifs. À cette époque, le Saint-
Siège reçoit des messages et rapports concordants de pas moins de
neuf pays. Il devient impossible de plaider l’ignorance, mais ces rap-
ports restent à Rome ; ils ne circulent pas en direction des évêques.
Osborne plaide en vain pour une dénonciation publique des atroci-
tés. Dans son message de Noël 1942, Pie XII se contente de quelques
phrases très allusives qui ne dérangent nullement les Allemands.
Sans disposer des mêmes réseaux d’information, le groupe de
résistance français Témoignage chrétien, au contraire, affirme dès
la fin 1942 dans ses Cahiers d’informations que des centaines de
milliers de Juifs ont été mis à mort dans les chambres à gaz. Il est
probable que cette publication, tirée à 25 000 exemplaires et distri-
buée par des volontaires dans tous les évêchés, a joué un rôle non
négligeable dans la courageuse dénonciation du sort fait aux Juifs de
France par une poignée d’évêques. La lettre pastorale de l’archevêque

1. Cf. Saül Friedlander, Kurt Gerstein. L’ambiguïté du bien, Nouveau Monde éditions, 2009.

60
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

de Toulouse Mgr Saliège, lue en chaire le 23 août 1942 par les curés
de son diocèse, est la plus spectaculaire manifestation de la résistance
chrétienne sous Vichy (position qui ne représente qu’une minorité
du clergé français de l’époque). Les hauts prélats dans la France de
Vichy refusent de voir que la rafle du Vélodrome d’Hiver annonce
une politique d’extermination.
En mai 1943 la secrétairerie d’État produit une note lucide sur la
situation en Pologne :
« Juifs. Situation épouvantable. En Pologne, ils étaient environ
4 500 000 avant la guerre ; on évalue à présent leur nombre à moins
de 100 000, en comptant tous ceux qui sont venus d’autres pays
occupés par les Allemands1. »
Autre source d’horreur et de confusion : les massacres commis
par le nouvel État croate antisémite, antiserbe et procatholique du
parti oustachi. Il voit le jour au printemps 1941, sous l’occupation
allemande qui a entrepris de démembrer la Yougoslavie. Le nouvel
homme fort du régime, Ante Pavelić, est un ancien avocat et député
nationaliste, fondateur du parti oustachi. On lui doit de nombreuses
actions terroristes menées depuis l’Italie mussolinienne, notamment
l’assassinat à Marseille du roi Alexandre de Yougoslavie et du ministre
français des Affaires étrangères Louis Barthou, en octobre 19342.
Pavelić, proclamé chef de l’État avec la bénédiction des Italiens et des
Allemands, met en place un régime totalitaire menant une politique
d’extermination contre tout ce qui n’est pas croate et catholique,
c’est-à-dire la moitié du pays.
L’accord entre Hitler et Pavelić, scellé au cours d’une rencontre
au Berghof à l’été 1941, offre à l’Allemagne un droit de tirage quasi
illimité sur les matières premières du nouvel État satellite. Et ce der-
nier appliquera une politique antijuive calquée sur celle des nazis.
Au départ les dirigeants de l’Église croate se réjouissent de cette
nouvelle donne qui va permettre d’arrêter l’érosion du catholicisme
1. Johan Ickx, Le Bureau. Les Juifs de Pie XII, op. cit.
2. Cf. François Broche, « Un roi assassiné à Marseille », Sang-froid thématique, n° 2,
« Meurtres d’État », 2019.

61
Pacelli

dans la région. Mgr Stepinac, archevêque de Zagreb et primat de


Yougoslavie, organise même une audience avec le pape pour Ante
Pavelić, qu’il présente comme un champion de la chrétienté.
Toutefois Pie XII reste prudent et évite de reconnaître l’État croate.
Dès leur arrivée au pouvoir en avril 1941, les Oustachi lancent
un véritable génocide. À partir de juin 1941, l’armée allemande est
occupée par l’opération Barbarossa contre l’URSS et laisse les mains
libres à ses alliés croates. Ceux-ci commettent alors des massacres
à grande échelle. Des villages entiers sont rasés, les Serbes tués au
couteau ou pendus vifs à des crocs de boucher, les yeux arrachés. À
la fin de l’été, on compte au moins 100 000 victimes. Les Oustachi
n’ont cure de dissimuler leurs crimes : ils veulent terroriser les Serbes
survivants pour les forcer à se convertir1.
Branko Bokun, un jeune fonctionnaire du ministère des Affaires
étrangères yougoslave, a quitté son pays après l’invasion allemande
de 1941. À la demande de sa hiérarchie, il gagne Rome et essaie
d’alerter le pape sur les massacres commis par les Oustachi, muni
d’un dossier accablant. Les atrocités sont documentées par des pho-
tos prises non pas clandestinement mais de façon tout à fait offi-
cielle, comme il le raconte : « Sur la première photo je découvre une
église orthodoxe, dans le village de Glina. Devant se trouve un tas
de cadavres au sommet duquel deux Oustachi s’apprêtent à jeter le
corps d’un pope. À gauche, un prêtre catholique contemple la scène.
Sur la photo suivante, un oustachi, la hache levée, est sur le point de
décapiter un pope. D’autres Oustachi rient à l’arrière-plan. Le troi-
sième cliché figure un oustachi brandissant un couteau qui dégou-
line de sang. À ses pieds gisent les cadavres de plusieurs femmes et
enfants. Mon regard se fixe sur le corps nu, au premier plan, d’un
garçonnet qui ne doit pas avoir plus de trois ans2. »
Branko dépose son dossier à la secrétairerie d’État. Contre toute
attente, il ne sera pas reçu : le contre-espionnage italien a reçu une
lettre de dénonciation anonyme (vraisemblablement rédigée au
1. Michael Phayer, L’Église et les nazis, Liana Levi, 2001.
2. Un espion au Vatican, 1941-1945, Payot, 2014.

62
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

sein de l’ambassade de Croatie, tenue informée par une source au


Vatican) qui l’accuse d’être un agent provocateur communiste et
affirme que les crimes dénoncés dans son dossier ont été commis par
des communistes. Cette intervention suffit à faire classer son dos-
sier. Le jeune homme adhère alors à la Croix-Rouge de Rome et va
notamment aider des Juifs (en leur procurant faux papiers, argent et
planques) en lien avec le représentant du gouvernement yougoslave
en exil et l’ambassadeur anglais D’Arcy Osborne.
Après une période de silence gêné, l’archevêque Stepinac se
décide à condamner les exactions des Oustachi, et ceux des prêtres
catholiques qui y sont mêlés. Le franciscain Miroslav Filipović-
Majstorović est ainsi surnommé le « démon de Jasenovac », un camp
de concentration où 40 000 Juifs et Serbes sont assassinés. Plusieurs
correspondants de presse étrangers corroborent l’implication de
prêtres dans le génocide. Le premier à s’élever contre ce dévoiement
est l’évêque de Mostar, Mgr Misić, qui convainc Mgr Stepinac de
condamner les exactions contre les Juifs. Cela n’a aucun effet. À
l’automne 1941, même les responsables allemands restés sur place
trouvent que Pavelić en fait trop et songent à le remplacer.
En novembre, un synode des évêques croates critique poliment
l’afflux de conversions forcées de Serbes et appelle Pavelić à traiter
humainement les Juifs. Sans plus de résultat. Au total, on estime le
nombre de tués par le régime entre 300 000 et 400 000.
Le Saint-Siège reste obstinément silencieux, ne souhaitant pas
se fâcher avec un gouvernement procatholique. En mars 1942,
Mgr Montini convoque un représentant oustachi pour demander
des explications. Ce dernier rétorque qu’il s’agit de pures « rumeurs »
sans fondement. Le mois suivant, Mgr Stepinac lui-même remet au
Vatican un mémo de neuf pages détaillant les exactions du régime
Pavelić. Au printemps 1942, le Vatican ne peut plus plaider l’igno-
rance. Il tient à jour une liste d’ecclésiastiques qu’il faudra punir le
moment venu pour leur participation aux massacres. Certains car-
dinaux comme Mgr Tisserant ont bien pressé Pie XII de dénoncer
le génocide au moyen d’une encyclique. Sans résultat. Le pape laisse

63
Pacelli

Stepinac se débrouiller sans lui donner de directives. À partir de juil-


let 1943, ce dernier fait dénoncer fermement le génocide par des
messages lus en chaire dans tout le pays. Le régime commence à
arrêter les prêtres qui relaient fortement son message.

Négociations secrètes
Dans le même temps, Pie XII joue une autre partition. Des offi-
ciers allemands antihitlériens (dont le général Ludwig Beck, ancien
chef d’état-major de l’armée) ont envisagé dès l’automne 1939 de
renverser Hitler et de conclure une paix séparée. Avant de se lancer
dans l’aventure périlleuse, qui peut déboucher sur une guerre civile,
ils voulaient obtenir l’assurance que les démocraties occidentales ne
chercheraient pas à profiter de la situation. Pie XII leur est apparu
comme un tiers de confiance capable de les aider à obtenir ces garan-
ties. Ils ont donc désigné pour le sonder un avocat catholique anti-
nazi séjournant à Rome, Josef Müller, lui-même en contact avec le
père Leiber.
Mark Riebling le décrit ainsi : « Josef Müller était un avocat auto-
didacte aux robustes origines paysannes, un Bavarois amateur de
bière aux yeux d’un bleu d’azur, et un héros de la Grande Guerre,
décoré de la croix de fer1. » Dès le début 1934, il figurait sur des listes
de catholiques antinazis établies par la SS. Arrêté par la Gestapo cette
année-là et interrogé par Himmler en personne, il revendiqua ses
convictions. Peut-être impressionné par son courage, ou le jugeant
inoffensif, Himmler décida de le relâcher.
Müller avait été sollicité par le cardinal Faulhaber de Munich
pour sauver une entreprise de presse catholique en difficulté. Il était
en liaison avec le secrétaire politique et homme de confiance de
Faulhaber, Mgr Johannes Neuhäusler. Ce dernier prit l’habitude de
confier à Müller la garde de dossiers délicats, ce qui en faisait de facto
un agent clandestin. Le concordat à peine signé, il apparut nécessaire

1. Mark Riebling, Le Vatican des espions, op. cit.

64
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

d’en recenser les violations. Le cabinet d’avocat de Müller devint le


lieu de centralisation des rapports. Pour vérifier les incidents rappor-
tés, Müller recrutait à son tour des agents, amis et collègues fréquen-
tant des responsables nazis.
Müller multiplia les allers-retours entre Berlin et Rome pour
rencontrer Leiber, à qui il transmettait les récits détaillés des per-
sécutions subies par les catholiques au sein du Reich. En 1939, les
communications devinrent autrement plus importantes. Les services
du prêtre défroqué nazi Hartl, en dépit du concordat, surveillaient
de près le courrier des évêques et cardinaux. Il fallait donc envoyer
des messagers. Le secrétaire du cardinal de Munich, Neuhäusler, fit
appel à une catholique peu conventionnelle (mais à la guerre comme
à la guerre) : Ida Franziska Schneidhuber, auteure de livres pour la
jeunesse et critique de cinéma, était une « divorcée et lesbienne mais
dévouée à la foi ». Après tout, qui était Neuhäusler pour la juger ?…
Un prêtre jésuite déposait donc les rapports chez elle et elle se char-
geait de les acheminer à Rome. Le système fonctionna jusqu’à l’ar-
restation d’Ida et sa déportation en 1942. Müller assurait aussi en
personne des livraisons parmi les plus importantes : pilote amateur,
il profitait de vols de loisir pour se poser à Merano dans le nord de
l’Italie : là, un émissaire de Leiber arrivait pour les récupérer.
En septembre 1939, Müller est convoqué par le bureau de l’ami-
ral Canaris. Son interlocuteur, le colonel Hans Oster, lui fait com-
prendre que ses faits et gestes sont connus du service et que sa famille
pourrait subir les conséquences de son jeu dangereux. Toutefois, un
arrangement est possible : l’amiral Canaris souhaite disposer d’un
canal de communication avec le Vatican. Müller refuse. Oster lui
révèle alors que des cadres dirigeants de l’Abwehr sont favorables,
avec d’autres hauts gradés de l’armée, au renversement de Hitler…
Y compris par un assassinat. L’armée n’écartera Hitler que si elle
est sûre de trouver une paix honorable avec les Alliés. Les officiers
allemands antihitlériens ont besoin d’un intermédiaire respecté pour
entamer les discussions. Müller accepte la proposition et rend compte
à Rome. Il revient avec l’accord de principe du pape pour ouvrir les

65
Pacelli

discussions. Leiber sera son seul intermédiaire avec le pape. En cas


de malheur, Pie XII doit pouvoir affirmer ne jamais avoir rencontré
Müller. On a souvent décrit Pie XII comme prudent à l’extrême, et
il l’est assurément. Il prend pourtant un risque non négligeable en
ouvrant ce canal de négociations secrètes avec l’opposition clandes-
tine. Il est probable que la personnalité des comploteurs corresponde
à son souhait : une Allemagne conservatrice et bien tenue, qui ne
chercherait pas à attaquer ses voisins.
Canaris a réussi son coup de poker. Il va désormais couvrir les
agissements de l’avocat bavarois de la façon la plus simple qui soit :
en le recrutant ! Il s’agit d’être au plus près de la vérité : l’Abwehr
le charge de dénicher les agents pacifistes italiens et allemands qui
chercheraient à contacter le Vatican pour comploter. La Gestapo est
informée très officiellement de ce recrutement. Müller a maintenant
un motif en béton pour aller et venir entre l’Allemagne et l’Italie.
En trois ans, il va effectuer pas moins de 150 déplacements à Rome.
Mais un autre service d’espionnage, l’unité II/B de la SS, s’in-
terroge sur ses multiples allées et venues. Plus exactement, l’agent
Hermann Keller. Cet ex-moine bénédictin a été exilé en Palestine
suite à une tentative de truquer l’élection du prieur de son abbaye.
À son retour en Allemagne, il a été recruté par Hartl. Lors d’une
mission en Suisse, il renoue avec des amis prélats qui ignorent tout
de sa reconversion, et qui parlent trop… Leurs indiscrétions lui font
entrevoir l’existence d’un complot contre Hitler, auquel le Vatican
serait associé. Très excité, Keller rédige un rapport qui remonte
jusqu’à Heydrich.
C’est un coup de tonnerre du côté de l’Abwehr. Il faut réagir,
très vite, avant qu’une enquête plus approfondie soit ordonnée. Pour
parer le coup, Canaris fait rédiger à Müller un rapport de rensei-
gnement confidentiel, soi-disant émis par le Vatican, qui développe
un projet fantaisiste de coup d’État militaire. Le document présente
comme chefs du complot un général tué récemment en Pologne et
un autre, fanatique partisan de Hitler. Müller y est présenté comme
un second couteau. Canaris fonce pour présenter le premier « son »

66
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

rapport à Hitler, qui le parcourt et n’y croit pas une seconde en lisant
le nom du général dévoué. Puis, faussement penaud, Canaris s’en va
expliquer à Heydrich que Hitler s’est montré furieux des rumeurs de
complot militaire, qui sont à l’évidence une grossière « intox » et qu’il
vaut mieux ne pas revenir à la charge sur le sujet…
Keller, sûr de son scoop, ne désarme pas et envoie d’autres espions
à Rome : un moine bénédictin qui tente sans succès de tirer les vers
du nez du père Leiber, un journaliste suédois, Gabriel Ascher, qui
contacte Kaas sans plus de succès, etc. Keller se rend lui-même à
Rome et se vante ouvertement de ses liens avec le renseignement
allemand. Ces indiscrétions, rapportées à Heydrich, lui valent une
mutation à Paris.

Janvier 1940 : le pape reçoit l’ambassadeur britannique D’Arcy


Osborne en privé et lui annonce pour le mois suivant une grande
offensive militaire allemande contre la Hollande.
Les généraux comploteurs sont prêts à renverser le gouvernement
s’ils ont l’assurance d’une paix « juste » avec la Grande-Bretagne.
Dans ce cadre, ils conserveraient l’Autriche mais évacueraient la
Pologne et la Tchécoslovaquie.
Les Anglais se montrent très sceptiques à cause de « l’affaire de
Venlo » dans laquelle ils se sont ridiculisés en novembre dernier en
croyant entrer en contact avec des opposants à Hitler1.
Le pape fait aussi prévenir l’ambassadeur belge et le français d’une
attaque allemande imminente, puis insiste à plusieurs reprises auprès
de l’ambassadeur anglais. Ce dernier est convaincu de la sincérité du
pontife. Finalement un dialogue s’ouvre au mois de mars.
Le colonel Oster donne des questions à Müller qui transmet à
Pie XII via Leiber. Le pape soumet à Osborne, via Kaas, qui câble

1. Croyant recruter un officier allemand, deux officiers des services anglais se sont rendus à
un rendez-vous conspiratif aux Pays-Bas, près de la frontière allemande… Ils ont été capturés
par un commando du SD : il s’agissait d’un piège. Qui plus est ces agents imprudents avaient
sur eux des documents confidentiels. Si tôt après une affaire aussi cuisante, on conçoit que
les Britanniques renâclent.

67
Pacelli

à Londres. Finalement les Britanniques édictent les conditions


suivantes :
– Assassinat de Hitler
– Rétablissement d’un régime de droit en Allemagne
– Engagement de ne mener aucune guerre à l’ouest
– Évacuation de la Pologne
– Autodétermination des autres territoires occupés (l’Autriche
pouvant rester allemande)
– Armistice négocié via le pape
Le problème est que les officiers se montreront incapables de
mener à bien leur projet d’éliminer Hitler. Certains, qui ont l’occa-
sion de le rencontrer en étant armés, pourraient l’abattre (avec la
quasi-certitude de mourir eux-mêmes dans la foulée), mais aucun n’a
ce courage une fois en situation. C’est tout le paradoxe des officiers
allemands : ils ont été trop bien dressés à l’obéissance absolue !
Fin avril, nouvelle alerte : l’attaque repoussée plusieurs fois aura
lieu début mai. Désabusée, l’équipe de Canaris fait savoir au pape
que les généraux comploteurs sont incapables d’agir, mais que l’inva-
sion est imminente. Le 7 mai, le pape missionne son sous-secrétaire
d’État Mgr Montini pour avertir l’ambassadeur Osborne et le diplo-
mate français Jean Rivière : il fournit des renseignements tactiques
précis sur l’offensive à venir et avertit de l’emploi de parachutistes
et d’opérations de sabotage1. Hélas les chancelleries concernées ne
croient pas du tout à ce nouveau message, alors que les précédentes
annonces pour février et mars n’ont pas été suivies d’effet. Elles ont
tort…
Les victoires éclairs de l’Allemagne, vite rejointe par l’Italie, contre
la Hollande, la Belgique et la France, isolent le Vatican. Pie XII
accueille les diplomates alliés entre les murs de la cité-État, ce qui
la fait qualifier par un Mussolini dédaigneux de « nid d’espions ». La
police vaticane renforce son dispositif et crée une section de contre-
espionnage. Les gardes suisses étoffent leurs effectifs au fil des mois :

1. François Charles-Roux, Huit ans au Vatican, 1932-1940, Flammarion, 1948.

68
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

de 600 au début de la guerre, ils seront 2 000 en 1944. Ils consti-


tuent des stocks d’armes et de masques à gaz. On bâtit à la hâte des
abris antiaériens et une crypte blindée pour héberger les manuscrits
anciens les plus précieux.
Mais un autre service allemand, celui des écoutes du ministère de
l’Air, intercepte deux câbles de l’ambassadeur belge au Vatican qui
détaillent les plans de guerre allemands. Ils évoquent une source qui
« a quitté Berlin le 29 avril et est arrivée à Rome le 1er mai ». Cette
indication, trop précise, risque fort d’incriminer Josef Müller, qui
est la source en question. Canaris fait une nouvelle fois preuve de
sang-froid : il décide de le renvoyer à Rome pour… enquêter sur
l’auteur de la fuite ! Plus c’est gros, plus ça passe… Pour cela Müller
réclame avant son départ une liste des agents secrets allemands à
Rome. Il s’empresse de la transmettre au père Leiber une fois sur
place. Elle comprend des personnages déjà soupçonnés, mais aussi le
père Joachim Birkner, une recrue de Hartl aux archives secrètes du
Vatican. À son retour à Berlin, Müller affirme avoir localisé la source
en la personne d’un jésuite belge, lequel ne risque pas grand-chose
puisqu’il vient de partir en mission au fin fond de l’Afrique !
Cependant, un officier du contre-espionnage de l’Abwehr, qui
ne fait pas partie du complot, ne croît pas en cette fable et soup-
çonne plutôt Müller. Il renvoie à Rome le journaliste suédois Ascher,
qui rentre avec un rapport accablant, bien que dépourvu de preuve
matérielle. Canaris écarte le dossier qu’il juge « peu concluant ».
Pendant les mois qui suivent, c’est le statu quo. Churchill arrivé au
pouvoir en Angleterre, toute perspective de négociation avec l’Alle-
magne est désormais écartée. Il faudra attendre l’entrée en guerre des
Américains pour que Müller reprenne du service.
Les « silences » de Pie XII sur les atrocités nazies, dont il était
bien informé, ont fait couler beaucoup d’encre et ce n’est pas notre
propos de trancher la controverse. Ses négociations secrètes avec les
opposants à Hitler, bien réelles, sont présentées par ses défenseurs
pour prouver qu’il n’était pas le « pape de Hitler » que certains ont
voulu décrire. À chacun de juger. Mais on peut verser au dossier le

69
Pacelli

témoignage crucial de celui qui a coordonné une bonne partie des


actions de renseignement et opérations secrètes du Vatican à cette
époque : comme le rapporte l’historien américain Michael Phayer1,
le père Leiber a confié bien des années plus tard que Pie XII rêvait de
tenir le rôle de diplomate pacificateur, sauveur de l’Europe occiden-
tale. Pour garder son crédit, le pape devait préserver le statut neutre
de la Cité du Vatican. Il avait en tête le rôle de Benoît XV à la fin de la
Première Guerre mondiale. Mais il s’est trompé lourdement dans ses
négociations avec les résistants allemands : il espérait une Allemagne
puissante, débarrassée de Hitler, mais avec ses frontières de 1933. Il
sous-estimait les ambitions des militaires allemands, certes opposés
au régime nazi mais pas à ses conquêtes territoriales. De leur côté,
les Alliés refusaient une paix négociée et ne voulaient entendre par-
ler que d’une capitulation sans condition. Donc, conclut Phayer,
Pie XII s’est leurré sur ce qu’il pouvait accomplir et a sacrifié une
partie de son crédit moral sur l’autel de ses ambitions diplomatiques.

Les prêtres qui résistent… et les espions qui les ciblent


De son côté, le clergé allemand est partagé entre les « prudents »
et ceux qui veulent résister au nazisme. Pie XII lui-même juge son
nonce à Berlin complaisant avec le national-socialisme. Il préfère uti-
liser certains ordres comme les jésuites et les dominicains pour com-
muniquer avec le clergé. Le 26 mai 1941, une conférence à Berlin
réunit la hiérarchie des deux ordres. Ils constituent un groupe offi-
cieux de sept agents secrets qu’ils baptisent le « Comité des ordres ».
Ceux-ci sont dispensés de vivre selon les règles de leur ordre et
devront s’habiller de vêtements civils. Ils utilisent un langage codé
au téléphone et vivent dans une semi-clandestinité. Le père Rösch en
est le coordonnateur : il tisse un réseau à travers tout le pays, recru-
tant messagers, secrétaires, opératrices téléphoniques et même des

1. In L’Église et les nazis, op. cit.

70
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

officiers. Les renseignements recueillis par les sept émissaires sont


centralisés au QG jésuite de Munich.
Le Comité s’étoffe et recrute en avril 1942 un prêtre jésuite, Alfred
Delp, qui sera un de ses agents les plus brillants. Selon la description
de Riebling, il « portait des habits séculiers, un costume et une cra-
vate, ce qui lui donnait des airs de hibou tout fripé, et il se montrait
rarement sans un cigare à la main, la tête couronnée d’un nuage de
fumée. Au sein de la résistance, il acquit le statut d’une sorte de tri-
bun du peuple. Les paroissiens notaient ses sermons en abrégé, se les
échangeaient sur un bout de papier plié, de la taille d’un dé à coudre,
pour éviter de se faire repérer1 ». Müller continue d’assurer la liaison
avec le Vatican, même si Rösch est aussi en contact avec Leiber.
Il n’entre pas dans notre propos de recenser tous les religieux
qui d’une façon ou d’une autre ont résisté au nazisme. En revanche
ceux qui ont animé des réseaux depuis l’intérieur du Vatican, quand
bien même ils l’auraient fait de leur propre initiative, entrent dans le
cadre de notre histoire, ne serait-ce que parce qu’on les a laissés faire.
Nous retrouvons ici le cardinal Tisserant qui, marginalisé au début
de la guerre, devient peu à peu un personnage incontournable. Une
filière résistante s’est nouée entre Fribourg et Rome, en lien avec le
réseau Témoignage chrétien. Le 3 avril 1943, Robert de Leusse écrit
à Tisserant : « Le général de Gaulle a été très heureux de savoir que
j’étais en contact avec Vous, et il m’a prié d’être son intermédiaire
auprès de Votre Éminence pour lui exprimer sa gratitude2. » À comp-
ter de ce jour, Tisserant sera le représentant officieux de De Gaulle
auprès du pape.
À partir de 1943, l’occupation allemande de Rome accroît les
demandes d’hospitalité de Juifs et d’opposants politiques. Tisserant
est de ceux qui s’engagent nettement. Témoin ce courrier du 28 avril
1945 cité par É. Fouilloux :

1. Mark Riebling, Le Vatican des espions, op. cit.


2. Courrier cité par Étienne Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant, 1884-1972, une bio-
graphie, op. cit.

71
Pacelli

« J’ai donné l’hospitalité à un Juif italien, le Comm. Cesare


Verona, représentant de la machine à écrire Remington, que je
connaissais depuis 1933, et à un sénateur français, M. Musso, de la
Corse, que les Italiens avaient emmené en captivité et retenu à l’île
d’Elbe ; il avait réussi à se sauver en traversant Piombino, tandis que
les Allemands procédaient au transfert des Corses et autres otages
retenus par les Italiens dans leurs camps […] J’ai eu encore de un
à trois des membres de la famille Perrone, propriétaires du journal
romain Il Messagero […] Un jour j’ai été menacé de perquisition, le
jour où les Allemands ont installé leur tribunal militaire dans la mai-
son voisine de la mienne ; mais j’ai pu téléphoner assez vite au cardi-
nal Maglione d’une maison voisine, après avoir fait sortir mes deux
hôtes (heureusement nous n’en avions plus que 2 le 6 mai) sans que
les Allemands se doutent de leur départ. Je me suis occupé en outre
d’une quantité d’autres individus se trouvant dans le besoin : Juifs
et Juives, prisonniers anglais épars dans la campagne, Yougoslaves,
Grecs, et même Russes. »
Une autre figure se détache au sein de la prêtrise. C’est un Irlandais
grand et massif, ancien boxeur, quadragénaire. Fils d’un policier,
Mgr Hugh O’Flaherty1 est né à Cork en 1898. Aîné de quatre frères,
il a été élevé dans la campagne irlandaise et été formé chez les pères.
Il fréquente le Vatican depuis 1922 : il y a été étudiant puis vice-
recteur d’une université pontificale. Il détient des doctorats en droit
canon et philosophie. Envoyé en poste à Haïti et en Tchécoslovaquie,
O’Flaherty est revenu à Rome en 1938. Il est connu pour ses talents
de golfeur et croise parfois sur le green le comte Galeazzo Ciano,
ministre italien des Affaires étrangères, ou encore l’ambassadeur
britannique sir D’Arcy Osborne. Ce dernier représente la quin-
tessence du gentleman britannique : manières exquises, charmant,
toujours tiré à quatre épingles, obstinément célibataire… Comme
la plupart des ambassadeurs britanniques au Vatican, Osborne est
protestant : Londres ne veut pas prêter le flanc aux accusations de
1. Stephen Walker, Hide and Seek. The Irish Priest in the Vatican who Defied the Nazi
Command, Harper Collins, 2011.

72
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

partialité. Contre toute attente, O’Flaherty l’Irlandais et Osborne le


Britannique sont devenus amis. La clandestinité les rapproche. Avec
l’aide financière de l’ambassadeur, le prêtre monte un service secret
d’assistance aux prisonniers de guerre évadés. Il habite et travaille,
cela ne s’invente pas, au sein du collège allemand, le Teutonicum,
qui n’est pas sur le territoire du Vatican mais bénéficie de la même
protection. C’est sans doute l’endroit le plus improbable de Rome
pour animer un réseau d’espions antinazis !
Au début de la guerre, le Vatican a proposé d’héberger les diplo-
mates des pays ennemis de l’Axe, en tant qu’État neutre. Le Foreign
Office s’est montré réticent car il sera compliqué de garantir la
confidentialité des communications avec son ambassadeur dans ses
conditions. Osborne sait que ses dépêches sont lues par les services
italiens et pratique la désinformation. Il reçoit bientôt un émetteur
radio secret. Il est logé à l’hospice Sainte-Marthe, où il dispose de
quatre chambres pour se loger et abriter sa secrétaire et son valet
de pied. Comme on l’a vu, il est une cible de choix pour les ser-
vices secrets italiens qui le soupçonnent d’être resté dans le seul but
d’espionner.
À compter de 1941, des dizaines de milliers de soldats alliés sont
prisonniers dans des camps à travers toute l’Italie. En accord avec
les conventions internationales, le pape veut envoyer des émissaires
visiter ces camps. Il nomme comme nonce monsignore Borgoncini
Duca, mais comme ce dernier ne parle pas anglais, il lui adjoint
comme interprète Mgr O’Flaherty. Ce dernier, plus sensible au sort
des prisonniers visités, accepte de prendre en note des messages qui
seront lus par Radio Vatican et permettront à leurs familles de savoir
qu’ils sont en vie. Il se démène également pour faire parvenir aux
prisonniers des colis de la Croix-Rouge et des livres. Petit à petit
O’Flaherty devient le meilleur avocat de ces prisonniers au sein du
Vatican et son zèle irrite les militaires italiens, qui tentent sans succès
d’obtenir son retrait.
Mais ce n’est que peu de chose à côté de la haine que va dévelop-
per à son égard le SS-Obersturmbannführer (= lieutenant-colonel)

73
Pacelli

Herbert Kappler qui dirige la Gestapo1 de Rome. Sûr de lui, les


yeux bleus, les cheveux blonds, et une cicatrice sur la joue, Kappler
préfigure les personnages d’officier SS qu’affectionnera le cinéma
hollywoodien. Il arbore une bague à tête de mort, à l’intérieur de
laquelle est gravée la mention : « pour Herbert, de la part de son
Himmler ». Au 20 de la via Tasso, il règne sur le QG de la Gestapo
qui fait également office de prison. On y interroge et on torture des
résistants, des Juifs, et aussi les Italiens qui ont le malheur d’abriter
des soldats ennemis. Malheureux dans son mariage, Kappler mul-
tiplie les conquêtes dans la bonne société italienne, sans compter
une jeune Hollandaise qui devient un de ses agents. Kappler n’a pas
eu de fils avec son épouse, mais il a adopté un jeune garçon issu du
programme Lebensborn2, Wolfgang, dont il s’occupe assidûment.
Dès l’automne 1942, Kappler a reçu ordre de Himmler de surveiller
de près l’ambassadeur britannique Osborne et le chargé d’affaires
américain Tittman (représentant personnel du président Roosevelt),
tous deux hébergés à Sainte-Marthe. Il n’a pas attendu pour ten-
ter de pénétrer le Vatican. Parmi ses cibles privilégiées, on trouve
aussi le père jésuite Robert Leiber et Mgr Ludwig Kaas, ancien diri-
geant du Zentrum. Le point stratégique pour cela est la résidence
Teutonicum. Kappler réussit sans trop de mal à en recruter le vice-
recteur, qui a des sympathies nazies. Mais sa surveillance des rési-
dents est par trop voyante : Mgr Kaas obtient du cardinal Faulhaber
de Munich de faire rappeler le vice-recteur indiscret au pays…
Début 1942, Kappler reçoit le renfort d’un officier, Helmut
Loos. Celui-ci s’est illustré en recrutant en 1940 un noble catholique
allemand, Alfred von Kageneck, qui avait facilement accès au père
Leiber, un ami de sa famille. Une première visite de Kageneck à

1. En 1944, le SD, service de sécurité de la SS et du parti nazi, a été fusionné avec la police
d’État. La nouvelle structure sera connue sous le nom de cette dernière, la Gestapo. Selon la
date, le terme « Gestapo » désigne donc des réalités différentes.
2. Lebensborn est un programme social mis en œuvre dès 1935 par Himmler : il s’agissait au
départ de foyers dans lesquels des SS devaient concevoir des enfants avec leur épouse légitime.
On y fit ensuite venir des femmes « aryennes » pour être fécondées par des SS inconnus, puis
accoucher anonymement et remettre leur nouveau-né à la SS.

74
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

Rome en mai 1940 lui permet d’obtenir des informations sur les sen-
timents du pape à l’égard de Hitler et sur le poids des évêques et car-
dinaux allemands à l’intérieur du Saint-Siège. Le rapport enchante
la direction du RSHA et propulse Loos au rang de vedette. Il va
renvoyer régulièrement Kageneck à Rome dans les mois qui suivent.
Malheureusement pour lui, Loos est victime d’une habile désin-
formation. Dès sa première visite chez Leiber, Kageneck a confessé
d’emblée sa véritable mission. Après avoir consulté son supérieur
et le pape, Leiber a servi à Kageneck des informations taillées sur
mesure pour ses commanditaires.
En mai 1942 la police militaire italienne perquisitionne un appar-
tement de la rue Fornacci, proche du Vatican, loué par un homme
d’affaires finlandais. Le service militaire italien Servizio Informazioni
Militare (SIM) a détecté des émissions cryptées. L’occupant est un
Allemand, nommé Ernst Hamm. Il fait partie d’un réseau sovié-
tique. Il ne communique pas directement avec le chef du réseau mais
avec une jeune femme qui est arrêtée sur ses indications. C’est la
maîtresse d’un officier russe, Herman Marley, qui est arrêté à son
tour, ce qui fait tomber tout le réseau. Pour sauver sa peau, le Russe
accepte de continuer à communiquer avec sa centrale en livrant des
renseignements fournis par le SIM.
Lorsqu’on lui demande de délivrer un message à l’occupant d’un
appartement au nord-est de Rome, Marley mène les agents du SIM
vers un nouvel espion russe. L’homme s’appelle Alexandre Kurtna.
Estonien d’origine, orthodoxe, il s’est converti au catholicisme et est
entré au séminaire jésuite de Dubno (Pologne) en 1935. Élève brillant,
il a été invité à rejoindre le collège russe du Vatican. En 1939, il reçoit
une bourse du gouvernement estonien pour mener une recherche en
histoire médiévale dans les archives du Vatican… Il quitte cependant
le Russicum en 1940 car on ne le juge pas apte à la prêtrise. Il pour-
suit ses recherches aux archives tout en vivotant de petits travaux de
traduction pour la Congrégation pour l’Église orientale.
Étonnant Kurtna, qui navigue sans problème entre Rome et l’Es-
tonie en temps de guerre ! Au printemps 1941, il offre ses services

75
Pacelli

à l’Institut historique allemand (faux nez des services nazis), qui


accepte de financer ses recherches. Quelques mois avant, Kurtna
prenait contact en Estonie avec les services secrets soviétiques, qui
se montraient intéressés par sa familiarité avec le cardinal Tisserant
dont les services formaient des prêtres destinés à entrer clandesti-
nement en URSS (voir supra). C’est ainsi qu’il obtint une insolite
bourse de l’Académie des sciences de Moscou.
Berlin ou Moscou, pour qui roule vraiment Kurtna ?
En 1942 l’Institut historique allemand de Rome transmet la gestion
de l’Estonien à Kappler. Ce dernier manque cruellement de sources
fiables sur le Vatican et engage semble-t-il Kurtna en sachant que c’est
un agent des Soviétiques. Il attend de lui qu’il lui communique les
mêmes informations sur le Vatican qu’il transmet à Moscou. Tout
comme les Russes, Heydrich est obsédé par les activités du cardinal
Tisserant. Il est persuadé que ce dernier envoie des norias de prêtres
clandestins en Europe de l’Est pour convertir au catholicisme les
peuples conquis par le Reich. D’autre part, Kurtna peut aussi s’avérer
utile pour intoxiquer les Russes si on lui donne de fausses informations
qu’il transmettra en les croyant authentiques. C’est tordu, mais c’est
précisément ce genre de raisonnement qui fait de Kappler un espion
de valeur plus qu’un tortionnaire comme la SS en compte tant. Bien
entendu, Kappler n’oublie pas de se couvrir vis-à-vis de sa hiérarchie
en informant Berlin qu’il maîtrise tous les aspects de l’opération.
Le seul risque que Kappler n’avait pas prévu, c’est que les services
italiens feraient du zèle ! Or, intrigués par ses allées et venues, ils per-
quisitionnent son appartement et y découvrent un poste radio clan-
destin destiné à communiquer avec Moscou. Qui plus est, Kurtna
tout juste rentré d’Estonie ne vit pas seul : bien que habillé en prêtre
(ce qu’il n’est plus), il est accompagné d’une charmante jeune femme
russe qui se trouve être son épouse ! C’est peu de dire que son arresta-
tion en 1942 contrarie les plans de Kappler. Il le fera libérer lorsque
les Allemands occuperont Rome à l’été 1943.
Kappler se vante de ses succès contre le Vatican, mais ne se montre
guère partageur avec les autres services de renseignement allemands

76
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

et les diplomates en poste à Rome. Mécontent des rapports quasi


vides de son ambassadeur, le ministre des Affaires étrangères alle-
mand Joachim von Ribbentrop a recours à un ami d’enfance, Rudolf
Likus, ancien négociant en champagne qui est propulsé coordina-
teur des services de renseignement de l’ambassade. Très intéressé par
le Vatican, Likus produit rapidement des rapports fort détaillés qui
semblent émaner d’une source à la secrétairerie d’État. Certains sont
jugés assez importants pour être soumis à Hitler en personne. Lequel
s’étonne ainsi d’apprendre en 1941 que Pie XII serait « enthou-
siasmé » par l’invasion allemande de l’URSS, ou que le Portugal
s’apprêterait à ouvrir ses ports aux navires alliés…
Las, la plupart des rapports Likus sont démentis par les faits : ce
ne sont que des compilations de rumeurs et des fabrications, certai-
nement pas la production d’une source de haut niveau. Sommé de
réagir, Ribbentrop choisit non pas de renvoyer son ami Likus mais de
créer… un service de renseignement parallèle, l’Informationstelle III.
Celui-ci dépêche deux agents à Rome, bientôt mis sous pression pour
fournir des informations valables. En mars 1943, on leur propose les
services d’un noble italien fasciste mais désargenté, baptisé « le duc »,
qui fréquente à titre amical plusieurs cardinaux. Contre de fortes
sommes, il abreuve ses bienfaiteurs d’un flot de renseignements de
premier ordre comme la construction de bases aériennes alliées en
Libye ou des préparatifs de débarquement à Chypre et à Rhodes.
Lorsque arrive le débarquement allié en Sicile, il devient évident que
les rapports du duc étaient de pures inventions. Cette affaire achève
de décrédibiliser les services de Ribbentrop et fait ricaner Kappler.
Alors que le cours de la guerre devient de plus en plus incertain,
les nazis veulent savoir si Pie XII va condamner publiquement le
massacre des Juifs (déjà 1 million de victimes à l’été 1942). Kappler
reçoit des agents en renfort, dont Helmut Loos, le spécialiste du
Vatican à l’Amt VI (service d’espionnage à l’étranger du SD) qui
devient son assistant. Il va traiter en direct les agents recrutés par
l’Amt VI mais leur production reste décevante. Berlin décide alors
d’installer un émetteur radio dans le QG de la via Tasso.

77
Pacelli

Début 1943, la police italienne détecte de son côté un émetteur


radio clandestin et finit par le localiser dans le palais de la prin-
cesse Nina Pallavicini, une antifasciste qui soutient la résistance à
Mussolini. Alors que la ville connaît son premier bombardement
par les Alliés, la police envahit le palais. La jeune femme est avertie
par ses domestiques et a tout juste le temps de sauter d’une fenêtre
donnant sur l’arrière du palais. Elle trouve refuge au Vatican où elle
est accueillie par O’Flaherty qui va lui offrir asile au collège alle-
mand. Elle y restera jusqu’à la fin de la guerre et deviendra l’une des
chevilles ouvrières du réseau, produisant des faux papiers et escortant
dans Rome les fugitifs d’une cache à l’autre.
À l’été 1943, un soldat britannique fugitif demande asile au
Vatican. O’Flaherty se charge de le cacher dans un immeuble où
il restera jusqu’à la fin de la guerre. Quelques semaines plus tard,
trois autres soldats britanniques sont reçus de la même façon. À l’au-
tomne, les soldats britanniques qui opèrent en Italie savent qu’ils
peuvent trouver refuge au Vatican auprès de Hugh O’Flaherty.
Chaque semaine il en arrive de nouveaux.
Ce mouvement de fond ne passe pas inaperçu et Kappler est bien-
tôt informé du rôle joué par l’Irlandais. Il le fait placer sous surveil-
lance constante : O’Flaherty ne peut plus faire un pas dans Rome
sans être pris en filature. Les agents de Kappler ont pour instruc-
tion de le prendre sur le fait, mais l’homme d’Église est plus malin
qu’eux. Kappler en vient à projeter de le faire kidnapper ou tuer.
Mais un kidnapping ne peut avoir lieu qu’à l’extérieur du Vatican.
En cas d’invasion de Rome, Hitler a promis de respecter la souverai-
neté de l’État pontifical.
Un plan est mis sur pied : deux hommes attendront O’Flaherty
à la sortie de la messe dans la cathédrale Saint-Pierre. L’Irlandais a
l’habitude de se tenir sur les marches de la cathédrale pour saluer les
fidèles qui souhaitent lui dire un mot après l’office. Deux hommes
de Kappler ont instruction de l’empoigner par les bras et de l’emme-
ner dans une des rues adjacentes à la place Saint-Pierre, hors du ter-
ritoire du Vatican.

78
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

O’Flaherty est informé des dangers qui le menacent par John


May, le valet de pied de l’ambassadeur D’Arcy d’Osborne. Cet
homme séducteur a de nombreux contacts partout dans la ville et
un talent pour se procurer les denrées les plus rares. Il va devenir un
agent de liaison incontournable entre Osborne et O’Flaherty. À lui
également la tâche de trouver des vivres pour les évadés et de recruter
des gardes suisses acquis à la cause. En toutes circonstances, il est
tiré à quatre épingles, chemise blanche, cravate grise, costume noir.
May a une source au sein de la Gestapo romaine qui lui apprend
le projet de kidnapping. Son conseil à O’Flaherty : lever le pied et
rester à l’abri entre les murs du Vatican. Bien entendu, l’Irlandais ne
va en tenir aucun compte, même après l’occupation de Rome. À ses
risques et périls…

L’alliance américaine
Le pape est-il informé des agissements de Mgr O’Flaherty ? C’est à
peu près certain, même si cela ne se met pas par écrit. C’est au niveau
de Mgr Montini que se fait le suivi et que sont prises d’éventuelles
décisions d’ordre pratique. Si les choses tournent mal, Pie XII pourra
prétendre tout ignorer de ce qui s’est passé. Confronté à l’échec de sa
stratégie d’accommodement avec Hitler, puis de négociation avec ses
opposants, le pape ne peut que mesurer son impuissance et espérer
des jours meilleurs. Ceux-ci ne peuvent venir que des États-Unis,
dont l’entrée en guerre paraît chaque mois plus probable en 1942.
Et là, de l’autre côté de l’Atlantique, Pacelli dispose d’un agent
influent. Son ami Spellman a pris une tout autre dimension : il parle
désormais à l’oreille du président Roosevelt. Nous l’avons quitté au
début des années 1930 : entre-temps il a été nommé évêque auxi-
liaire de Boston, contraint de retrouver un cardinal O’Connell tou-
jours aussi mal disposé à son égard (dès son arrivée, il lui assigna
une paroisse peu prestigieuse et en quasi-faillite). Mais les rapports
de force n’étaient plus les mêmes. Spellman mit à profit son carnet
d’adresses et développa ses contacts de haut niveau. Très vite, les

79
Pacelli

politiques américains se passèrent le mot : Spellman était une voix


qui comptait dans les affaires de l’Église. L’évêque se mit à côtoyer
la grande bourgeoisie dont il mariait les enfants. Il devint ami avec
Joseph Kennedy, un homme d’affaires éclectique (banque, immo-
bilier, construction navale et même un studio de cinéma, la RKO).
Joe Kennedy avait été nommé en 1934 par Roosevelt patron de
la SEC (Securities and Exchange Commission, le gendarme de la
Bourse américaine). Selon la légende, le président aurait expliqué
à ses conseillers perturbés par la réputation du mogul : « Il faut un
requin pour surveiller des requins. »
En 1936, Spellman convainquit le secrétaire d’État Pacelli
d’effectuer un voyage aux États-Unis. Avec l’aide de Joe Kennedy,
Spellman se démena pour faire de ce voyage un succès et solidi-
fier l’axe Vatican-Washington, aux plans politique et financier. En
1938, le cardinal O’Connell décédait, ce qui ouvrit à Spellman
une belle opportunité. Peu après, le pape Benoît XI décédait à son
tour et l’ami Pacelli montait sur le trône de saint Pierre. Spellman
serait donc archevêque de New York, un archidiocèse de 2 mil-
lions de fidèles, 400 paroisses, de multiples écoles et hôpitaux
religieux. En comptant les ordres religieux, Spellman avait sous
ses ordres 2 500 prêtres. Seule ombre au tableau : il héritait d’une
dette colossale de 26 millions de dollars. Mais cela ne lui faisait
pas peur.
Il mit au pas les banques qui avaient imposé à ses paroisses des
taux usuraires, menaçant de les faire boycotter par les catholiques.
Il se fit aider par un financier irlandais, John Coleman, pour inves-
tir en Bourse de l’argent du Vatican mais aussi de l’archevêché.
Des choix avisés permirent de réaliser de beaux bénéfices. Coleman
fut remercié par une pluie de titres honorifiques. Spellman était
désormais celui qui décidait qui, parmi les citoyens américains,
pouvait devenir chevalier de Malte, chevalier de Colomb, etc. Des
millions de dollars de donations passaient chaque année entre ses
mains. Il en profita pour entretenir à Rome un réseau d’infor-
mateurs, pour la plupart désargentés, qui le tenaient informé de

80
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

toutes les intrigues et affaires courantes moyennant quelques mil-


liers de dollars annuels. Il n’oublia pas de gratifier ses amis et alliés
de luxueux cadeaux : montres en or, bijoux, tapisseries, pianos…
Même le luxueux rasoir du pape était un cadeau de Spellman !
Dans sa salle à manger d’archevêque à New York, Spellman rece-
vait à déjeuner tout ce que le pays comptait de diplomates, politi-
ciens et généraux, et même des figures de Hollywood. Il ne man-
quait pas de raconter à chacun qu’il était invité à déjeuner à la
Maison-Blanche.
En octobre 1939, Spellman est effectivement invité pour la pre-
mière fois d’une longue série par le président Roosevelt. Il va deve-
nir l’homme-clé des relations entre les États-Unis et le Vatican. Le
délégué apostolique à Washington, Cicognani, n’a guère l’oreille de
Pie XII, à la différence de Spellman. Pour Roosevelt, le Vatican est
un poste d’observation crucial sur le reste de l’Europe. Surmontant
les méfiances de l’opinion non catholique, Roosevelt se dit prêt
à envoyer un représentant au Vatican : ce sera l’homme d’affaires
Myron Taylor, un ancien président de l’United States Steel. Il
amène avec lui un adjoint, Harold Tittman, ancien pilote invalide
de la Première Guerre mondiale, qui s’installe à demeure dans la Cité
du Vatican.
Pour autant, c’est bien Spellman qui restera la principale courroie
de transmission entre le pape et le président.
Après l’entrée en guerre des États-Unis, Spellman est nommé par
le pape aumônier des forces militaires américaines. Roosevelt le sol-
licite pour une mission fort peu catholique : servir d’intermédiaire
avec la mafia italo-américaine ! La « 5e colonne » germano-américaine
organise en effet la destruction et le torpillage de nombreux navires
américains. Le paquebot français le Normandie, reconverti en trans-
port de troupes, est même incendié à quai dans le port de Manhattan
le 9 février 1942.
Roosevelt explique que les Allemands sont en train de gagner la
bataille de l’Atlantique : les U-Boote nazis coulent de trop nombreux
navires alliés, ce qui menace d’étouffer l’économie et l’armement

81
Pacelli

britanniques. Pour Roosevelt, seule la Mafia peut mettre fin aux


fuites d’informations sur les navires qui prennent la mer depuis les
ports américains et aux sabotages dans les ports de la côte Est. Frank
Costello, l’un des chefs de cette mafia, est un catholique pratiquant
et fervent, qui assiste aux messes de Spellman. Un peu gêné, l’ar-
chevêque répond à Roosevelt qu’il doit demander l’autorisation du
pape pour une démarche si inhabituelle. Mais Pacelli refuse d’abor-
der le sujet et laisse Spellman décider par lui-même1.
Ainsi est organisée une étrange réunion sous l’égide de Spellman,
entre le commandant de la 3e région navale américaine, le capitaine
Charles Haffenden et le chef mafieux Frank Costello. À son arrivée,
ce dernier s’agenouille et baise l’anneau de Spellman, puis se déclare
« heureux de pouvoir se rendre utile à son pays et à son église ». De
fait, l’ordre sera donné par Lucky Luciano lui-même, depuis sa pri-
son où il purge une peine de cinquante ans. En quelques semaines,
les sabotages des transports de troupes sont éradiqués et les réseaux
terroristes germano-américains subissent des pertes sévères. En 1946,
sur pression du gouvernement fédéral, Luciano sera libéré par l’État
de New York et expulsé vers l’Italie, non sans avoir rendu entre-
temps de nouveaux services.
Roosevelt propose ensuite à Spellman d’utiliser sa fonction d’au-
mônier militaire pour accomplir des missions secrètes en Asie, Afrique
et Europe : il pourra y rencontrer des chefs d’État et leur transmettre
les messages du président sans éveiller les soupçons. Dans la mesure
où Spellman peut informer le pape de ces contacts, il ne voit pas
de contradiction entre le service de son pays et celui de l’Église. Il
entame donc une longue tournée internationale, interrompue par
de fréquents séjours au Vatican. Cela peut paraître étonnant, mais
l’Italie l’autorise à circuler, comme dignitaire d’une puissance neutre
(le Vatican) et non comme citoyen d’une puissance ennemie (les
États-Unis)… Le pape le reçoit dans ses appartements privés, parfois
pendant des journées entières. Cet activisme intrigue les Japonais qui

1. La Popessa, op. cit.

82
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

demandent à leur ambassadeur auprès du Saint-Siège, Ken Harada,


de découvrir ce que trafique Spellman. Bizarrement, les Allemands
ne semblent pas s’en préoccuper. Évidemment rien ne transpire,
mais on sait que Pie XII, très inquiet des possibles destructions cau-
sées par les combats en Italie, plaide pour que l’armée américaine
épargne au maximum les villes et les monuments religieux. Lucide,
Spellman ne peut évidemment pas porter une telle revendication…
mais il fait semblant.
Spellman rencontre Franco en Espagne, puis Churchill à Londres.
Roosevelt lui a aussi demandé de « raisonner » le général de Gaulle,
qui dispute avec le général Giraud, favori des Américains, le lea-
dership des Français libres. Un rapport du renseignement militaire
américain décrit imprudemment la rencontre comme musclée : elle
aurait eu pour effet de calmer les ardeurs de De Gaulle…
Considéré comme un agent à part entière des services américains,
Spellman reçoit avant ses rencontres au sommet un briefing complet
et un profil de ses futurs interlocuteurs rédigés par le renseignement
américain. Lors d’une visite au Caire, il se préoccupe du sort des
prisonniers italiens détenus dans les camps britanniques. Il rencontre
tous les chefs d’État locaux : le roi Farouk en Égypte, le Shah d’Iran,
Hailé Sélassié en Éthiopie… Il s’exprime tantôt au nom du pape,
tantôt au nom du président américain. Lors de son séjour à Téhéran,
il rencontre… l’ambassadeur d’URSS, ce qui fait supputer dans les
chancelleries du monde entier sur les possibilités de rapprochement
entre le Kremlin et le Vatican.

Staline aime les cathos


Il y a quand même un long chemin à parcourir pour qu’un tel
rapprochement se concrétise. Après le début de l’invasion de l’URSS
par l’Allemagne nazie, le Vatican a vu une occasion d’envoyer des
missionnaires en territoire occupé. Huit prêtres de rite oriental
déguisés en interprètes de l’armée italienne sont partis en Russie, ce
qui reste peu à l’échelle du pays (voir le chapitre précédent).

83
Pacelli

Deux jésuites, Ciszek et Nestrow, sont arrêtés et transférés à la


prison de la Lubianka à Moscou où on les considère comme des
espions nazis, avant de réaliser que ce sont en fait des « espions
du Vatican ». Par l’intermédiaire de Spellman, le pape demande à
Roosevelt de pousser son allié Staline à plus de respect envers la
liberté religieuse en URSS. Le « petit père des peuples », qui subit
des revers militaires, y voit son intérêt. La répression des pratiques
religieuses est ostensiblement relâchée, même si le Vatican n’est pas
dupe. À l’été 1942, le délégué apostolique en Syrie, Leprêtre, rap-
porte que les Soviétiques ont proposé au représentant des Français
libres à Moscou, Roger Garreau, de discuter d’un accord avec le
Vatican.
Le 28 avril 1942, pour la première fois depuis d’Herbigny, un
prêtre catholique arrive à Moscou, et en plus c’est un Polonais ! Josef
Gawlina est l’aumônier de l’armée polonaise ; il arrive de Londres
via Téhéran avec de l’argent, une cargaison de bibles, d’autels, de
croix et d’images pieuses. Cette visite insolite traduit un renverse-
ment complet de la part de Staline vis-à-vis des Polonais après l’in-
vasion allemande : en août 1941, le Premier ministre des Polonais
en exil, le général Sikorski, a signé un traité d’alliance avec les
Soviétiques à Londres. Résultat : des dizaines de milliers de prison-
niers polonais sont libérés des geôles soviétiques. Quant aux quelque
1,5 million de Polonais déportés de chez eux, ils sont généreusement
autorisés à rejoindre la nouvelle armée polonaise. Ce qui permet
au général Anders de constituer six divisions regroupant quelque
100 000 hommes. Basées en Ouzbékistan, ces divisions sont com-
plètement autonomes des troupes russes et libres de pratiquer leur
culte. Dans la foulée de ce dégel, une centaine de prêtres polonais
détenus dans des camps soviétiques sont libérés.
Mais l’embellie est de courte durée. En avril 1943, on découvre
les charniers de Katyn où pourrissent des milliers de corps d’officiers
polonais qui étaient prisonniers de guerre des Russes. Cela crée une
onde de choc dans les rangs polonais, où beaucoup comprennent
que les Russes sont responsables du massacre. Le général Sikorski

84
Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants

veut encore croire que son traité d’alliance reste valide. Mais une par-
tie de ses troupes lui en veut de l’avoir négocié. À l’été 1943, il meurt
dans des circonstances mystérieuses : son avion s’écrase lors d’un vol
au-dessus de Gibraltar.
Pour sauver la face après la débandade de troupes polonaises, les
Soviétiques montent à la hâte une troupe de 12 000 soldats polonais
baptisée « division Kosciuszko », sous les ordres d’un colonel resté
sur place. Ils font venir des correspondants de presse pour assister
à une messe solennelle en plein air, servie par un père polonais qui
vient d’être kidnappé en territoire polonais et qui se retrouve, ébahi,
promu capitaine-aumônier de cette nouvelle armée sous les flashes
des photographes ! La raison de cette mascarade : malgré de fortes
pressions, le père Ciszek, interné à la Loubianka, a refusé énergi-
quement de devenir l’aumônier de cette « division Kosciuszko ». De
même qu’il refuse la proposition d’aller à Rome pour… négocier un
concordat entre le Vatican et l’Union soviétique.
Plus l’armée soviétique, qui après la bataille de Stalingrad a ren-
versé l’évolution du front, se rapproche du territoire polonais, plus
Staline a besoin de « neutraliser » l’hostilité du Vatican. Ciszek refu-
sant de coopérer, Staline se tourne vers un interlocuteur plus impro-
bable encore. En avril 1944, il accueille en grande pompe un prêtre
catholique américain, le père Stanislaw Orlemański de Springfield
(Massachusetts), venu pour « étudier les problèmes des Polonais en
Union soviétique ». Interviewé sur Radio Moscou, il déclare avoir
trouvé en Staline « un ami de l’Église catholique1 ». À son retour aux
États-Unis, il loue tout autant Staline pour l’avoir traité « ouver-
tement et démocratiquement ». La réponse à ce déluge de bonne
volonté n’est pas celle attendue : le supérieur d’Orlemański suspend
le benêt de ses fonctions pastorales et l’envoie faire pénitence dans
un monastère.

1. Anna Dickinson, « Domestic and Foreign Policy Considerations and the Origins of
Post-war Soviet Church-State Relations », in Diane Kirby (ed.), Religion and the Cold War,
Palgrave Macmillan, 2003.

85
Pacelli

Ces péripéties n’ont rien de surprenant pour tous ceux qui évo-
luent alors à la curie : autant Pie XII est prêt à faire beaucoup d’ef-
forts pour se concilier les bonnes grâces d’un Roosevelt, autant il a
bien du mal à forcer sa nature vis-à-vis de Staline…
3
Sous l’occupation allemande
1943-1944

« Hitler : Maintenant, Wolff, j’ai une mission spéciale pour


vous, d’une importance mondiale, et c’est une affaire person-
nelle entre vous et moi. Vous ne devrez jamais en parler à qui
que ce soit sans ma permission, à l’exception du chef suprême de
la SS1 qui est au courant de tout. Compris ?
Wolff : Compris, mon Führer.
Hitler : Je veux que vous et vos troupes, pendant que la trahi-
son de Badoglio suscite encore une forte réaction en Allemagne,
occupiez dès que possible le Vatican et la Cité du Vatican. Que
vous saisissiez les archives et les trésors artistiques, qui ont une
valeur unique, et que vous emmeniez le pape, ainsi que la curie,
pour leur protection, afin qu’ils ne puissent pas tomber aux
mains des Alliés et exercer une influence politique. En fonction
des développements militaires et politiques, on déterminera s’il
faut l’amener en Allemagne ou le placer au Liechtenstein, qui
est neutre. »

Septembre 1943 : l’occupation de l’Italie est en cours. Hitler


désigne le général Karl Wolff comme commandant en chef des SS et
de la Gestapo en Italie. Selon son témoignage après-guerre, Hitler l’a
convoqué dans son QG de Rastenburg et lui a tenu les propos ci-des-
sus2. Wolff affirme avoir temporisé en arguant d’effectifs insuffisants
1. Himmler.
2. John Cornwell, Le Pape et Hitler. L’histoire secrète de Pie XII, Albin Michel, 1999.

87
Pacelli

et en réclamant un mois pour mettre sur pied un plan d’action. Il


parvient à gagner du temps jusque début décembre, quand Hitler le
convoque à nouveau. Cette fois il argue que l’Église reste en Italie
la seule autorité structurée et respectée de la population, et que sans
l’appui du clergé il n’aura pas les moyens de faire face à des mou-
vements sociaux de masse. Il ne pourra plus envoyer de renforts au
maréchal Kesselring ni faire tourner l’industrie de guerre italienne au
profit du Reich. Sans parler des possibles réactions des catholiques
allemands. Hitler finit par renoncer à son idée fixe en maugréant.
Pie XII et son entourage sont bien conscients d’être à la merci
des Allemands. La donne a changé très vite, depuis le débarquement
américain en Sicile le 9 juillet 1943. Le maréchal Pietro Badoglio,
ex-chef de l’état-major italien et membre du Grand Conseil fasciste,
s’est déclaré prêt à renverser Mussolini s’il avait l’appui du roi et
du pape. Les deux ont appuyé sa démarche. Dans la nuit du 24 au
25 juillet, les membres du Grand Conseil ont voté la destitution de
Mussolini et demandé au roi de nommer un successeur. Le roi a
fait arrêter Mussolini et a nommé Badoglio à la tête de l’État. Son
projet est de négocier un armistice avec les Alliés tout en s’effor-
çant de rassurer Hitler. Le Vatican sert d’intermédiaire à ces pour-
parlers. Ils aboutissent à l’armistice du 8 septembre. La réaction est
foudroyante. Le 11, les Allemands prennent possession de Rome et
encerclent le Vatican.
Sur ordre du pape, les archives les plus sensibles sont dissimulées
un peu partout dans la Cité, dans des souterrains, sous les dalles de
certains palais, et encore Dieu sait où… Pie XII laisse également des
instructions pour convoquer un nouveau conclave s’il venait à être
capturé par les nazis. La garde suisse a instruction de ne pas oppo-
ser de résistance, vouée à l’échec, en cas d’irruption allemande. Fin
1943, un informateur des services secrets italiens rapporte à la secré-
tairerie d’État une rumeur d’invasion prochaine du Vatican par une
troupe de SS menée par Herbert Kappler.
Hitler a pour priorité de remettre au pouvoir Mussolini. Il
demande à son homme de main favori, le SS-Obersturmbannführer

88
Sous l’occupation allemande

Otto Skorzeny, de le libérer par tous les moyens. Comme nous


l’avons vu, Hitler envisage aussi d’envahir le Vatican et d’enlever le
pape. Pendant tout le mois d’août, les nazis soupçonnent – à raison –
leurs alliés italiens de négocier en secret leur reddition. La menace est
telle que début août le secrétaire d’État Maglione convoque tous les
cardinaux afin de les préparer à une éventuelle chute du Vatican.
Les documents les plus sensibles sont brûlés préventivement. Un des
agents de Kappler l’informe que Mussolini est détenu au Gran Sasso,
ce qui permet de monter l’opération commando qui permettra de
délivrer le Duce.
Dès la nouvelle de la reddition italienne, les Allemands prennent
le contrôle de la ville. Des tanks Tigre sont postés à tous les carre-
fours. Exceptionnellement, la basilique Saint-Pierre et les musées du
Vatican sont fermés au public. Les gardes suisses reçoivent des fusils
à la place de leurs hallebardes. La loi martiale est décrétée par le
maréchal Kesselring, qui avertit les Romains que c’est désormais la
loi allemande qui s’applique. Tout acte de résistance ou de sabotage
sera implacablement réprimé…

Sauver le patrimoine de l’Église


Au-delà de la personne du pape, le Vatican avait en théorie beau-
coup à perdre, au plan financier, d’une invasion allemande. Pour
éviter la catastrophe, des précautions exceptionnelles ont été prises
par un personnage de financier des plus discrets qui joue un rôle non
négligeable dans notre histoire.
Pour comprendre son rôle, il faut revenir aux accords du Latran.
Pour gérer sa nouvelle fortune, le pape avait besoin en 1929 d’un
homme de confiance. Il le trouva en la personne de Bernardino
Nogara, un banquier bien connu en Italie. Il avait pour atout d’avoir
débuté comme homme de confiance d’un financier vénitien, le
comte Giuseppe Volpi (futur ministre des Finances de Mussolini),
qui l’envoyait aux quatre coins de son empire : il fut ainsi directeur de
mines en Bulgarie, patron d’agence financière à Constantinople, où il

89
Pacelli

gérait un réseau d’informateurs permettant à Volpi de guetter toutes


les opportunités d’affaires… Après la Première Guerre mondiale,
Nogara fit partie de la délégation des experts italiens à la conférence
de Versailles et représenta l’Italie à la commission interalliée chargée
de superviser la reconstruction de l’Allemagne. Quatre de ses frères
étaient entrés dans les ordres, deux étaient devenus archevêques, un
troisième dirigeait le musée du Vatican… Bref, Nogara était tout à
fait compatible, selon les critères de l’époque. En 1929 Pie XI créa
l’Administration spéciale du Saint-Siège (ASSS) et nomma Nogara
à sa tête, avec les pleins pouvoirs pour gérer le patrimoine reçu à la
faveur des accords du Latran.
Nogara entreprit de diversifier les investissements du Vatican, en
déplaçant des fonds de la Banco di Roma vers d’autres banques, et
en investissant dans les chemins de fer et l’industrie d’autres pays
européens comme la France et l’Allemagne. Dès le mois d’octobre
1929, il fut confronté à la grande crise mondiale qui débuta par le
krach de Wall Street. En 1933, le Vatican accusait une perte de plus
de 100 millions de lires. Ses revenus annuels se trouvaient sérieuse-
ment écornés. Nogara décida de transformer une partie des avoirs
du Saint-Siège en or (confié à la banque Morgan de New York) et
d’investir dans l’immobilier et les bons du Trésor de divers États,
en passant par une holding luxembourgeoise, ce qui assurait une
confidentialité absolue. Administrateur de la banque franco-ita-
lienne Sudameris implantée en Amérique du Sud, Nogara entre-
prit de diversifier ses circuits bancaires, notamment avec l’Union
de banques suisses (UBS). Nogara devenait une figure éminente des
élites politiques et économiques italiennes, l’égal des Alberto Pirelli
ou Giovanni Agnelli. Au final, il parvint à stabiliser et protéger le
patrimoine du Vatican pendant la crise1.
Pendant la guerre, ses bonnes relations avec de grands financiers
américains vont profiter au Vatican. En partie grâce à Nogara, en
partie grâce à Spellman, le Saint-Siège est le seul État européen à
1. Cf. Gerald Posner, God’s Bankers: A History of Money and Power at the Vatican, Simon
and Schuster, 2015.

90
Sous l’occupation allemande

pouvoir mener simultanément des transactions avec les pays de l’Axe


et les Alliés ! En effet, dès son entrée en guerre, le président améri-
cain signe un ordre exécutif bloquant toute transaction avec les pays
de l’Axe et ceux placés sous son contrôle. L’Italie en fait évidem-
ment partie. Les Européens ayant proclamé leur neutralité comme
la Suisse ou Andorre sont également frappés. Bref, toute l’Europe
est concernée. Toute… sauf la petite cité-État du Vatican, qui est
pourtant à la merci de Mussolini !
La Maison-Blanche ne souhaite pas s’aliéner les catholiques amé-
ricains et surtout, Roosevelt se souvient qu’en 1936 il a reçu la visite
du secrétaire d’État Pacelli, cornaqué par Spellman : les électeurs
catholiques y ont vu un soutien politique et ont voté majoritaire-
ment démocrate en 1940.
Les Britanniques se montrent moins accommodants envers le
financier du pape. Ils se dotent d’un ministère de la Guerre écono-
mique qui soupçonne Nogara de mener un double jeu. Après tout, il
est depuis 1925 un administrateur de la plus grande banque italienne
(BCI), considérée comme une entité ennemie. Il en va de même de
sa filiale Banca della Svizzera Italiana, placée sur liste noire en raison
de ses opérations avec des entreprises nazies. Enfin il détient une par-
ticipation dans Sudameris (Banque française et italienne pour l’Amé-
rique du Sud), elle aussi sur liste noire pour accointances nazies. Bref,
tout devrait mener les Alliés à sanctionner le Vatican. Au lieu de quoi
ils se contentent de protester auprès du secrétaire d’État Maglione,
qui à son tour les assure de la neutralité du Saint-Siège. Certains
responsables américains et britanniques se demandent si Nogara ne
joue pas un double jeu : le Vatican est-il bien propriétaire des consi-
dérables stocks d’actions et obligations que Nogara entrepose chez
JP Morgan à New York ? On soupçonne, sans pouvoir le prouver,
qu’il blanchit ces titres contre rémunération pour le compte de leurs
véritables propriétaires, désireux d’exfiltrer une partie de leur patri-
moine. Mais comment enquêter contre l’Église ?
En juin 1942, le Vatican franchit une nouvelle étape dans sa
quête du secret financier : il crée sa propre banque, l’IOR (Istituto

91
Pacelli

per le Opere di Religione) qui ne sera soumise à aucune régulation


étrangère, ne paiera aucun impôt à quiconque et ne publiera pas ses
comptes. Jusqu’en 2000, elle sera même autorisée à détruire réguliè-
rement ses archives ! Cette institution est complètement à part dans
l’Église (et va faire reparler d’elle). Elle permet à Nogara de faire dis-
paraître ses transactions des radars internationaux. La banque peut
recevoir des titres, de l’argent : en principe elle n’acceptera comme
clients que des prêtres, des ordres religieux et autres institutions cari-
tatives… Mais en pratique ? Elle va bientôt devenir la providence
de riches Italiens et d’autres, soucieux de mettre des fonds à l’abri.
Nogara croule sous les demandes et découvre un nouveau business
model pour sa banque, une source inespérée de recettes. De l’argent
facile ? Certainement. Sur le plan moral, c’est une autre histoire.
La banque sert de couverture à des spéculations internationales :
des ecclésiastiques proches du pape sont envoyés comme cour-
siers pour passer les frontières avec de fortes sommes en argent et
en valeurs. Spellman lui-même joue un rôle-clé : au cours de ses
voyages militaires, l’archevêque ne manque jamais de transporter
sous bonne garde des valises contenant de l’or, des actions et obli-
gations, mais aussi des devises en liquide, pour plusieurs millions de
dollars à chaque fois. Muni des sauf-conduits américains, il ne sera
jamais inquiété. Des dizaines de prêtres sûrs organisent des flux plus
modestes, notamment vers la Suisse. Au total, plusieurs centaines de
millions de dollars sont mis à l’abri.
L’Office of Strategic Services (OSS), le service secret américain
créé en 1942, va s’intéresser de près aux activités de l’IOR. En 1944,
ses agents découvrent que, à plusieurs reprises, la Reichsbank a trans-
féré des fonds au Vatican via une banque suisse1. L’information est
explosive… mais aucune suite ne sera donnée. Les États-Unis ont
une guerre à finir. Après-guerre, le contexte aura changé.
Pour qui roule donc Nogara ? Pour le comprendre, il faut revenir
à la relation avec son mentor, son premier patron le comte Volpi,
1. Arthur Spiegelman, « Vatican Bank Dealt with Reichsbank in War-document », Reuters,
3 août 1997. Cité par Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit.

92
Sous l’occupation allemande

auquel le renseignement américain s’est beaucoup intéressé pendant


la guerre. Il est décrit comme un homme sans scrupules, au pouvoir
considérable dans la finance européenne. C’est Volpi qui a intrigué
pour faire nommer Nogara au conseil de la BCI. Volpi a été un des
négociateurs des accords du Latran ; il a aussi poussé la candidature
de son protégé pour gérer le patrimoine du Saint-Siège. En retour,
Nogara a fait entrer le Vatican dans les affaires de Volpi, dans les
Balkans et en Italie. Les deux hommes ont investi de concert dans la
société d’assurances Generali. Rien que de très banal a priori… Sauf
qu’avec ses 80 filiales internationales, Generali est vite devenue sus-
pecte aux yeux des agents américains : sur la base de plusieurs signa-
lements de banquiers et assureurs américains, ils considèrent que la
société ne fait pas que vendre des assurances : elle hébergerait aussi
un vaste réseau de renseignements au service de l’Axe. Les rapports
notent que certains dossiers sont envoyés par les agents locaux de
Generali en Amérique vers l’Italie par une voie plutôt inhabituelle :
celle de la valise diplomatique du Vatican !
Dès 1942, le renseignement américain surveille les activités de
Generali en Amérique centrale et du Sud. Au Mexique, la compa-
gnie d’assurances America Latina est identifiée comme une couver-
ture pour des espions de l’Axe. Elle compte à son capital la banque
mexicaine Banamex, qui porterait la participation pour le compte
de Generali. Les enquêteurs s’interrogent sur l’implication de l’IOR,
qui a des flux financiers réguliers avec la Banamex, sans pouvoir aller
plus loin.
Après la guerre, l’investissement du Vatican dans Generali s’avé-
rera des plus embarrassants. On apprendra en effet que Generali a tiré
un profit scandaleux de la Shoah. Les contrats d’assurance-vie sous-
crits par des clients juifs ont été tout simplement escamotés et rien
n’a été entrepris pour en restituer le fruit aux héritiers des victimes.
Toutes les archives ont été détruites. En Allemagne, l’assureur Allianz
a profité de cette manne criminelle bien plus massivement encore.
Le comte Volpi connaîtra, en dépit de ses affaires florissantes
et de ses relations, un destin tragique. Le 23 septembre 1943, le

93
Pacelli

SS-Obersturmbannführer Herbert Kappler, le chef des forces de


sécurité nazies à Rome, arrête le comte et l’accuse d’être… un agent
des Juifs ! La raison ? Volpi est intervenu auprès de Mussolini pour
protéger un dirigeant juif de Generali. Malgré les interventions du
Vatican en sa faveur, Volpi passera plusieurs mois en prison avant
d’être autorisé à s’exiler en Suisse en 1944, où il sera hospitalisé pour
dépression nerveuse. Il décédera en 1947 d’une crise cardiaque.
On peut s’étonner qu’un homme aussi précieux pour l’économie
italienne et certains réseaux de renseignement ait été ainsi sacrifié :
peut-être avait-il joué un jeu trop personnel… à moins qu’il n’ait été
éclipsé par quelqu’un d’autre.
La collaboration entre financiers et espions pendant la Seconde
Guerre mondiale n’a pas encore livré tous ses secrets. Un exemple
méconnu offre une idée des jeux dangereux de certains financiers
opportunistes. Basée en Suisse, la Banque des règlements interna-
tionaux (BRI) a été créée en 1930 par un consortium de huit pays
comme une sorte de chambre de compensation entre banques cen-
trales européennes. Elle est en principe autonome et ne rend de
comptes à personne. Mais à compter de 1940, elle est sous influence
de la Reichsbank, c’est-à-dire des nazis. Elle se prête à un programme
de rachat d’or volé aux déportés dans les camps de concentration
ou pillé dans les pays occupés. Les dirigeants de la BRI affichent un
cynisme à toute épreuve puisqu’ils vont également spéculer contre le
Reichsmark. Le chercheur américain Charles Higham1 cite l’interro-
gatoire de Heinrich Otto Abetz (il s’agit probablement de l’ancien
ambassadeur allemand à Paris) par le renseignement militaire améri-
cain. Il révèle que les services de renseignement du Vatican auraient
fourni – sans doute via Nogara – une information capitale sur le pro-
jet de débarquement en Afrique du Nord à la BRI. Grâce à ce ren-
seignement, la BRI aurait massivement spéculé contre le Reichsmark,
réalisant un profit colossal dont elle aurait reversé une partie à l’IOR
en contrepartie de ce « tuyau en or ».
1. Trading With the Enemy. An Exposé of the Nazi-American Money Plot, 1933-1949,
Delacorte Press, 1983.

94
Sous l’occupation allemande

Quand la finance sert l’espionnage, l’espionnage peut aussi servir


la finance…
Derrière cette collaboration entre l’IOR et la BRI se profile
l’ombre d’un espion américain, l’avocat d’affaires Alan Dulles,
devenu délégué pour l’Europe de l’OSS à Berne. Depuis son QG
suisse, il développe un réseau qui a des ramifications partout, y com-
pris chez l’ennemi : au sein de la Reichsbank il a recruté un cadre
comme agent : Hans Gisevius. Après-guerre, le Trésor américain
accusera Gisevius d’avoir blanchi de l’argent allemand et hongrois
en Suisse avec l’aide de Dulles, mais l’affaire sera étouffée1.
On voit qu’il est difficile de considérer Nogara comme un simple
financier qui n’aurait eu qu’un rôle technique pendant la guerre.
Plus on creuse, plus on trouve de facettes inattendues. Un rapport
de l’OSS de 1945 cité pour la première fois par Gerald Posner2 nous
apprend que Nogara a probablement été recruté par les services
secrets nazis. Il se base sur le témoignage d’un agent de l’Abwehr,
Reinhard Karl Wilhelm Reme, qui agissait pendant la guerre sous
la couverture d’un agent d’assurances et servit à compter de 1943
d’agent recruteur pour la région de Milan. Quelques mois plus tard,
l’Abwehr a été dissous et ses agents transférés au SD, à l’Amt VI
dirigé par Walter Schellenberg.
Il est probable que Nogara, si c’est bien de Bernardino qu’il
s’agit3, ait été recruté avant la guerre. Peut-être à l’époque où il
travaillait pour Volpi à Constantinople : l’Abwehr s’y montrait à
l’époque très active. Si Nogara a bien été recruté avant même d’en-
trer au service du Vatican, cela signifierait que les services allemands
ont réussi un coup de maître en plaçant un de leurs agents au cœur
de la machine vaticane. Il faut toutefois relativiser l’influence qu’il a
pu avoir sur l’attitude de Pie XII envers l’Allemagne nazie : le pape
1. Cf. Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit.
2. SCI Unit Memo, 27 mai 1945, rapport d’interrogatoire de Reinhard Karl Wilhelm
Reme, Abwehr II, archives OSS, RG 226, boîte 214, NND 897108, entrée 108A.
3. Le rapport ne précise pas de prénom, ce qui laisse une marge d’incertitude. Posner a
recherché tous les homonymes possibles sans en trouver d’autre qui puisse correspondre au
profil décrit par les espions allemands.

95
Pacelli

était son propre expert en la matière et n’était pas du genre à se laisser


influencer. Bien sûr, Nogara a pu transmettre quelques informations
sur diverses tractations diplomatiques dont il entendait parler, sans
que cela aille très loin : la secrétairerie d’État n’a jamais été encline
à ouvrir ses secrets à ceux qui n’ont pas « besoin d’en connaître »,
fussent-ils d’honorables serviteurs du Vatican. En revanche, on
comprend mieux l’attelage entre l’IOR, la BRI, la Reichsbank et les
réseaux de l’Abwehr. Ce n’est sans doute pas l’argent qui a été la
principale motivation de Nogara pour se laisser recruter : sans doute
l’idéologie et la volonté d’être au cœur des affaires européennes. Du
fait de cette position centrale entre finance et espionnage, entre l’Axe
et les Alliés, Nogara est devenu incontournable… jusqu’à éclipser
son mentor Volpi.

De l’or pour sauver les Juifs d’Italie


La chasse aux Juifs commence dès l’occupation du nord de l’Ita-
lie par les Allemands. Fin septembre, des représentants de la com-
munauté juive romaine sont convoqués par le chef de la Gestapo
Herbert Kappler : il exige qu’on lui livre, dans les 36 heures, 50 kilos
d’or pour ne pas arrêter et déporter les Juifs. Le grand rabbin de
Rome, Israël Zolli, sait qu’il ne pourra réunir une telle quantité avec
les seuls dons de la communauté. Il s’adresse à Nogara, qui accepte
de trouver l’or après avoir pris des instructions auprès du secrétaire
d’État Maglione. Sollicité, le pape se déclare en faveur d’un prêt
et propose même de faire fondre des vases en or pour compléter la
dotation. In fine, les 15 kilos d’or manquants sont fournis par des
communautés catholiques. L’or collecté est expédié à Berlin. Mais ce
n’est qu’un bref répit.
Kaltenbrunner, informé, ordonne à Kappler d’exécuter tout
de même les ordres. Agacé par les réticences de Kappler, Berlin
dépêche début octobre un détachement de Waffen SS mené par le
capitaine Theodor Dannecker pour prendre les choses en main (en
1942, c’est ce même officier qui a organisé les rafles de Juifs dans

96
Sous l’occupation allemande

Paris). Dannecker prépare avec son groupe l’arrestation et la dépor-


tation des Juifs de Rome qui doit avoir lieu dans la nuit du 15 au
16 octobre. La rafle fait 1 259 victimes (sur une communauté d’en-
viron 8 000 Juifs), qui seront déportées à Auschwitz. Le secrétaire
d’État Maglione convoque l’ambassadeur allemand Weizsäcker pour
protester contre les rafles. Ce dernier répond très diplomatiquement
qu’une protestation officielle risque d’irriter Hitler, avec les consé-
quences que cela peut entraîner… Une fois de plus Pie XII choisit
de faire profil bas.
En revanche, le Vatican ordonne à toutes les maisons religieuses
de Rome d’ouvrir leurs portes et d’accueillir tous les réfugiés juifs qui
se présenteraient. Au total, 6 000 personnes seront hébergées dans
une centaine de maisons de religieuses et 45 couvents masculins.
Certains trouvent refuge au Vatican même et dans ses immeubles.
Cela pose de redoutables problèmes d’organisation.
Mgr O’Flaherty a élargi ses activités. En octobre 1943, près d’un
millier de soldats alliés sont cachés dans des maisons et appartements
de Rome, ou placés dans des fermes aux alentours. O’Flaherty et
son bras droit John May (le valet de l’ambassadeur britannique) ne
peuvent plus gérer seuls une telle entreprise. Il faut à la fois recruter
des familles d’accueil, lever des fonds, approvisionner en vêtements
et nourriture les différents foyers… Les deux hommes recrutent un
diplomate de la légation suisse, le comte Sarsfield Salazar : il a été
employé un temps par l’ambassade américaine avant de travailler
pour les Suisses. Le trio se partage le travail. O’Flaherty se consacre à
la recherche de locaux, sillonnant Rome en tous sens. L’ambassadeur
Osborne est chargé de solliciter Londres pour recueillir des fonds.
Pour faciliter les transferts, le Foreign Office négocie un prêt de la
banque du Vatican, à hauteur de 3 millions de lires. Le gouverne-
ment américain accepte à son tour d’envoyer des fonds, via le chargé
d’affaires Tittman. O’Flaherty reçoit aussi des coups de pouce de
riches Romains antifascistes, comme le prince Pamphili qui, à peine
sorti de prison, retrouve son palais romain et propose à son vieil ami
de financer son réseau.

97
Pacelli

Un effet inattendu des rafles est de multiplier les soutiens à l’orga-


nisation O’Flaherty au sein de la population romaine, restée jusque-là
indifférente aux Allemands. De plus, le Vatican contraint au silence
officiel trouve désormais son initiative de plus en plus judicieuse.
L’organisation va désormais accueillir des Juifs en plus des militaires
britanniques.
Le palais du prince Pamphili est placé sous étroite surveillance par
Kappler. L’occasion de frapper un grand coup se présente lorsque
O’Flaherty lui rend visite pour recueillir un nouveau don. Hors du
Vatican, O’Flaherty est vulnérable et peut être arrêté facilement.
Heureusement le secrétaire du prince repère les policiers en faction
devant le palais et vient prévenir son maître alors que l’on frappe
à la porte. O’Flaherty a juste le temps de se précipiter à la cave.
Coïncidence, on est à ce moment en train de livrer du charbon. Le
monsignore, pris d’une subite inspiration, retire sa soutane, s’en-
duit le visage et la chemise de charbon, et se joint aux ouvriers qui
déchargent le camion dans la cour, se présentant à eux à voix basse.
À ce moment-là, il leur serait très facile de le dénoncer. Mais ils
acceptent de jouer le jeu. O’Flaherty empoigne un sac qu’il met sur
son dos et traverse la cour, passant devant les soldats SS en faction. Il
s’en est fallu d’un cheveu.
Cette fois, O’Flaherty a compris qu’il ne lui est plus pos-
sible de se promener dans Rome comme auparavant. Jusqu’à la
fin de la guerre, il n’ira pas plus loin que les marches de Saint-
Pierre et communiquera avec le prince par messages codés trans-
mis par des prêtres et des religieuses. Quelques mois plus tard,
O’Flaherty est averti d’une prochaine descente au palais de son
ami. Il lui fait immédiatement porter par un jeune prêtre de faux
papiers d’identité pour lui, sa femme et leur fille. Ils disparaissent
immédiatement.
En novembre 1943 arrive à Rome le major Sam Derry de la Royal
Artillery, évadé d’un camp. Au fil de ses pérégrinations dans la cam-
pagne italienne, il a assemblé autour de lui un groupe d’une cin-
quantaine de soldats, dissimulés à la campagne. Via un prêtre local,

98
Sous l’occupation allemande

il a pu faire passer un message au Vatican. O’Flaherty et Osborne


décident de leur envoyer de l’argent dans un premier temps, puis
Derry est acheminé au Vatican et interrogé par Osborne qui le juge
crédible et fait prendre des renseignements par le Foreign Office.
Justement, le réseau aurait bien besoin d’un chef militaire : Osborne
propose le poste à Derry, qui l’accepte.
Fin 1943, l’étau se resserre sur l’organisation O’Flaherty.
Plusieurs de ses sites sont repérés et mis sous surveillance. Lors d’une
soirée mondaine, il est mis en garde par l’ambassadeur allemand lui-
même qui le prend à part et lui apprend que son organisation « est
en place depuis trop longtemps et doit s’arrêter ». Et il ajoute : « Si
vous quittez le Vatican, vous serez arrêté à vue. C’est un dernier
avertissement. » Quelques heures plus tard, O’Flaherty est convo-
qué par le sous-secrétaire d’État Montini, très au courant de ce qui
se passe, qui lui répète la mise en garde de l’ambassadeur allemand.
Dans la foulée, il apprend que la couverture du major Derry est
brûlée. Ce dernier qui résidait au collège allemand doit plier bagage
pour s’abriter dans les appartements d’Osborne.

Infiltrer le Vatican
Obsédé par O’Flaherty, Kappler n’en a pas pour autant perdu sa
mission première : parvenir à infiltrer le Vatican. Il continue à tirer
les fils d’opérations complexes lancées avant l’occupation allemande.
L’une des plus baroques consiste à créer de toutes pièces un faux
collège à l’intérieur du Vatican !
En février 1941 décédait à Bruxelles une riche et pieuse veuve
géorgienne qui avait décidé de léguer une partie de sa fortune à
un ordre bénédictin relativement obscur mais créé au xixe siècle
en soutien à la minorité catholique de Géorgie. Le père Michaël
Tarchnisvili, en charge du legs, projetait de l’utiliser pour établir un
collège géorgien à Rome. Mais il lui fallait pour cela trouver des
financements complémentaires. Sur les conseils du dirigeant d’une
association d’émigrés géorgiens en Allemagne, le père Tarchnisvili

99
Pacelli

contacta à Rome un « ami » qui pouvait l’aider à monter son projet :


il se nommait… Herbert Kappler.
Initialement sceptiques, les chefs du RSHA se convainquent
que l’opération peut leur permettre de prendre pied à l’intérieur
du Vatican. Comme le remarquent Alvarez et Graham, il est fort
étonnant que le RSHA n’ait pas trouvé plus simple de s’appuyer
sur la résidence allemande Santa Maria dell’Anima, dont le recteur,
l’évêque Alois Hudal, était un nazi convaincu… Peut-être parce qu’il
fréquentait ouvertement l’ambassade allemande et passait aux yeux
de tous pour un indicateur allemand.
Quoi qu’il en soit, l’équipe de Kappler manipule facilement le
naïf père Tarchnisvili et lui annonce bientôt avoir trouvé un géné-
reux bienfaiteur… lequel souhaite bien entendu rester anonyme.
Le RSHA apportera donc sa contribution au séminaire géorgien…
en fausses livres sterling ! Le service a en effet installé un atelier de
production de fausse monnaie dans le camp de concentration de
Sachsenhausen composé de 142 prisonniers, pour la plupart juifs,
certains sélectionnés pour leur savoir-faire d’anciens imprimeurs
comme le Slovaque Adolf Burger1. Cette activité lucrative permet
de financer plusieurs opérations secrètes, et aussi d’enrichir quelques
intermédiaires par l’achat de devises au marché noir.
L’affaire semble réglée. Trop vite, sans doute. L’équipe de Kappler
pèche par son manque de subtilité : le prêtre se rebiffe lorsqu’on lui
annonce que le séminaire devra héberger un poste radio clandes-
tin et s’entend répondre qu’il n’aura pas de financement s’il persiste
dans son refus. Tarchnisvili prend conseil auprès d’un ami géor-
gien, Basilius Sadathieraschvili, correspondant de presse à Rome.
Ce dernier, impécunieux, flaire la bonne affaire et propose au père
Tarchnisvili d’intervenir. Il se présente chez Kappler et lui pro-
pose cyniquement de « gérer » l’opération en lieu et place du prêtre,
qui restera directeur en titre, mais ne s’occupera que de questions

1. Cf. Yvonnick Denoël, Mémoires d’espions en guerre, 1914-1945, Nouveau Monde édi-
tions, coll. « Chronos », 2019.

100
Sous l’occupation allemande

religieuses tandis que lui administrera tout le reste et disposera de


deux pièces auxquelles personne d’autre que lui n’aura accès.
Et voilà l’équipe lancée dans l’acquisition d’une propriété, enre-
gistrée au nom du Vatican, en décembre 1943. Le pape Pie XII a
accordé sa bénédiction apostolique au projet, et à son mystérieux
bienfaiteur… c’est-à-dire au RSHA ! Le père Tarchnisvili n’est sans
doute pas dupe, mais il garde le silence. À la mi-février 1944, Basilius
se rend à Berlin et en revient avec un groupe de six jeunes Géorgiens.
Le cardinal Tisserant, patron de la Congrégation pour l’Église orien-
tale dont dépend le séminaire géorgien, les trouve un peu bizarres
et conseille au père Tarchnisvili de leur faire passer un entretien
individuel.
Trois d’entre eux sont écartés d’office, les trois autres installés
provisoirement au Russicum abandonnent après quelques semaines.
Il s’agissait de soldats de la Légion géorgienne à qui le RSHA avait
fait suivre une brève formation au renseignement, mais qui n’avaient
ni l’expérience ni la formation requises pour ce type de travail. Alerté
par cette expérience, Tarchnisvili découvre l’installation clandestine
du poste de radio et se prend le bec avec Basilius, qui passe de plus
en plus pour un espion allemand et s’enfuira quelques jours avant
l’arrivée des Alliés dans Rome. Le père Tarchnisvili, lui, fera l’objet
d’une enquête à la Libération, qui conclura à son innocence.
Finalement le seul véritable atout de Kappler pour s’informer sur
ce qui se passe au Vatican reste l’énigmatique agent double (ou triple)
Kurtna. Dès septembre 1943, il l’a fait sortir de cellule. Kurtna a
repris ses activités à la congrégation, comme si de rien n’était. En
décembre 1943, Berlin s’agace du peu de résultats obtenus et envoie
à Rome un officier SS, Georg Elling. C’est un ancien prêtre bénédic-
tin, ex-agent du SD, qui va opérer sous couverture d’attaché culturel
(il est en réalité rattaché au service de Kappler). Il rencontre Kurtna.
Alors que les Alliés progressent dans la conquête de l’Italie, Elling
est chargé par Schellenberg de mettre en place un réseau destiné à
rester à Rome en cas de défaite allemande. Sans le dire, Schellenberg
pense que cette équipe pourra être utile s’il est besoin de faire appel

101
Pacelli

à la médiation du pape. Elling constitue son réseau en recrutant


Kurtna (ce qui agace Kappler), auquel se joignent plusieurs prêtres
allemands et italiens résidant à Rome.
Kurtna se démultiplie pour contenter à la fois Kappler et Elling,
ainsi que ses commanditaires russes. Tant qu’à faire, voyant l’avan-
cée inexorable de l’armée américaine, il commence aussi à informer
ses patrons du Vatican sur la Gestapo. Selon Alvarez et Graham, il
informe Mgr Arata, bras droit de Tisserant, que la Gestapo connaît
la cache de soldats britanniques et américains hébergés dans la Cité
du Vatican1.
Dans la panique de l’évacuation de Rome par les Allemands,
Kurtna réussira à obtenir copie du livre de code de la Gestapo et
de la liste de ses agents et opérateurs radio. Le jour de l’entrée des
Américains dans Rome, il remettra une enveloppe contenant ces
documents à un contact de la secrétairerie d’État en lui demandant
de la transmettre aux Soviétiques. Il sera arrêté par les mêmes ser-
vices italiens qui l’ont appréhendé en 1942, puis libéré à la demande
des Soviétiques et renvoyé à Moscou. Comme bien d’autres espions
russes, Kurtna ne sera guère récompensé pour ses services. Une fois
de plus, la paranoïa stalinienne se retournera contre ses agents les
plus dévoués : en 1948 un prêtre jésuite américain détenu dans un
camp de travaux forcés le reconnaîtra, opérant comme simple agent
administratif.
L’agent Kurtna restera celui qui aura fourni les informations les
plus tangibles, mais cela reste bien insuffisant…

Rafles au Vatican
Du temps de la souveraineté italienne, l’équipe de Kappler comp-
tait en tout et pour tout deux officiers. Début 1944, il est désor-
mais à la tête de 74 agents. L’immeuble de la via Tasso est en acti-
vité 24h/24 : on y interroge, on y torture, sans désemparer. Rome

1. David Alvarez et Robert Graham, Papauté et espionnage nazi, op. cit.

102
Sous l’occupation allemande

est désormais soumise au couvre-feu. Pour la recherche des Juifs,


la Gestapo s’appuie notamment sur une unité spéciale de la police
italienne, le « gang Koch ». Les agents de Kappler et le groupe Koch
effectuent des descentes dans trois bâtiments appartenant au Vatican,
donc théoriquement intouchables.
À l’Institut pontifical oriental, certains réfugiés ont le temps de
s’enfuir mais la rafle permet d’arrêter 18 personnes, essentiellement
des Juifs et des résistants.
Kappler est désormais persuadé que O’Flaherty est le chef d’un
vaste réseau d’espionnage du Vatican, agissant de concert avec un
réseau britannique qui serait dirigé par Osborne.
Dans la soirée du 3 février 1944, à l’abbaye de Saint-Paul-hors-
les-Murs, à Rome, deux moines se présentent et demandent à être
accueillis. Une fois la porte ouverte, des soldats font irruption et
neutralisent les gardes. Une centaine de policiers italiens et deux offi-
ciers nazis pénètrent dans le bâtiment, où moines et visiteurs sont
endormis. Ils fouillent partout et regroupent les occupants. Ils sont
à la recherche d’un général déserteur de l’armée italienne, Adriano
Monti, caché parmi les prêtres. Il est arrêté en tenue de moine. Par
la même occasion, plusieurs dizaines de Juifs sont arrêtés. Très vite
les responsables de la curie sont convaincus qu’il y a eu traîtrise.
Pour oser violer la souveraineté du Vatican, les assaillants devaient
être sûrs de ce qu’ils allaient trouver. Or un moine sympathisant
du régime italien est arrivé de Florence à l’abbaye. On découvrira
plus tard qu’il s’agit en réalité d’un ancien opposant qui, arrêté et
torturé, a accepté de collaborer avec les services italiens pour sauver
sa peau. Quoi qu’il en soit, celui-ci sera réduit à l’état laïc et expulsé
sur décision de Pie XII. Cet épisode révèle la fragilité du statut du
Vatican. D’autant que d’autres raids sont programmés sur diverses
propriétés. Heureusement pour le Vatican, un responsable fasciste
anonyme prévient la curie, qui a le temps de faire le nécessaire pour
faire disparaître ses invités.
L’inquiétude grandit au sein de l’organisation O’Flaherty : elle
héberge désormais 2 000 personnes sur 40 sites à travers Rome. Les

103
Pacelli

besoins financiers ne cessent de croître. Il faut aussi tenir des registres


pour justifier l’usage de l’argent, mais cela revient à produire des
traces très compromettantes. C’est pourquoi les relevés comptables
sont régulièrement dissimulés dans des boîtes à biscuits, lesquelles
sont enterrées dans les jardins du Vatican !
Le réseau est à la merci d’une trahison, qui ne peut manquer
d’arriver. Voici un nouveau réfugié : un Juif tchèque, étudiant en
médecine que l’officier britannique Derry, recruté pour animer le
réseau, a connu au camp de Chieti. Derry a des doutes sur lui, mais il
est quand même intégré au réseau. Ce qui va s’avérer fatal : lors d’une
visite à un collègue, il tombe entre les mains de la Gestapo et donne
l’adresse d’un appartement.
Kappler envoie des agents qui se font passer pour des résistants
et sont accueillis à bras ouverts, et même invités à déjeuner ! Peu
après ils reviennent, cette fois avec des soldats SS qui raflent tout le
monde. L’un des Italiens arrêtés faisait office de cuisinier. Effrayé,
il parle avant même qu’on l’ait touché. Il donne l’adresse de deux
autres appartements. Nouvelle rafle. Un officier qui était sorti en
promenade manque de peu de tomber en pleine souricière : ayant
compris la situation, il court se réfugier au Vatican.
O’Flaherty envoie des prêtres vérifier ce qu’il en est des autres
planques. Tous les sites trop connus, en particulier ceux connus des
personnes arrêtées, doivent être abandonnés. Le réseau est réorganisé
en cellules autonomes dont les membres ne connaissent pas ceux
des autres. Fin janvier 1944, Kappler a enfin réussi à désorganiser le
réseau. Mais les Alliés progressent au sud de Rome : la bataille pour
la capitale va bientôt commencer.
En février, Kappler donne le feu vert à la fouille des propriétés
extraterritoriales du Vatican.
La police encadrée par son nouveau chef, Caruso, avec l’aide du
groupe Koch, perquisitionne la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs
et capture de nouveaux Juifs qui vont être déportés à Auschwitz. Le
Vatican proteste officiellement, mais donne cette fois des instruc-
tions pour que les laïcs soient expulsés de ses bâtiments. C’est une

104
Sous l’occupation allemande

profonde déchirure au sein du clergé, entre ceux qui veulent obéir


aux ordres et ceux qui craignent d’envoyer à la mort les réfugiés.
Le 15 mars, Kappler arrive à recruter un volontaire de l’orga-
nisation, nommé Grossi. Ce dernier rencontre O’Flaherty et lui
annonce qu’une demi-douzaine d’évadés se cache dans la campagne
à proximité de Rome. L’un d’entre eux est malade et doit être soigné
d’urgence. Kappler espère faire sortir O’Flaherty de Rome. Mais le
prêtre est averti à temps de la manœuvre.
Au printemps 1944, les masques tombent. Kappler met à prix
la tête de O’Flaherty, promettant une forte récompense à qui-
conque permettra son arrestation. Malgré les évacuations de cou-
vents, il reste encore 3 500 réfugiés cachés dans Rome. Outre les
Britanniques, on compte désormais des Américains, des Russes
et même des Grecs. L’ambassadeur Osborne obtient sans cesse de
nouveaux financements qui sont acheminés via des comptes ban-
caires de l’ordre jésuite, tandis que d’autres fonds sont transférés
depuis la Suisse. Mais bientôt la légation suisse prend peur, après
une mise en garde de l’ambassadeur allemand Weizsäcker. Elle
arrête de collaborer.
John May, l’inventif valet de l’ambassadeur Osborne, a trouvé
une source ayant accès aux bureaux de la police fasciste et des SS. Il
affirme pouvoir obtenir copie de documents sensibles pour 1000 lires
la livraison. Le premier montant investi s’avère des plus rentables ; il
permet d’obtenir copie des ordres quotidiens de police. Désormais,
les responsables du réseau savent à l’avance quels hébergements sont
sur le point d’être perquisitionnés. Chaque jour, la copie des nou-
veaux ordres arrive à l’heure du déjeuner, ce qui laisse jusqu’au soir
pour s’organiser.
Des prêtres sont mobilisés pour avertir les hôtes menacés. Mais
à force de perquisitions infructueuses, Kappler finit par comprendre
qu’il y a des fuites. Pour les contrer, il faut infiltrer le groupe de prêtres
messagers. Un des plus anciens membres du réseau est un Italien
nommé Pasquale Perfetti. Capturé par les hommes de Kappler, il
révèle après quelques jours de torture tout ce qu’il sait, c’est-à-dire

105
Pacelli

beaucoup. Relâché, il déambule dans Rome en compagnie d’agents


de la Gestapo. Derry et O’Flaherty doivent en catastrophe faire éva-
cuer tous les logements connus de Perfetti, sans pouvoir empêcher
une trentaine d’arrestations.
En avril, le réseau reçoit des renforts. Le massacre des Fosses ardéa-
tines (plus de 300 civils exécutés en représailles à un attentat) indigne
les Romains et suscite de nouvelles vocations. D’autant que les auto-
rités décident de rationner l’approvisionnement en pain. Le lundi
de Pâques, trois Allemands sont tués par la résistance. Kappler fait
boucler et passer au peigne fin le quartier du Quadraro, qui compte
beaucoup de caches du réseau. C’est un désastre : 2 000 personnes
sont arrêtées, dont 750 seront déportées. Le lendemain, un nouveau
raid permet d’arrêter un membre important du réseau, le lieutenant
Bill Simpson, et un officier américain. Il est clair que le réseau n’est
plus en mesure d’accueillir de façon sérieuse de nouveaux réfugiés :
on décide donc de renvoyer ceux qui se présenteront en leur donnant
un peu d’argent et en leur conseillant d’aller se cacher dans la cam-
pagne. Pour les réfugiés qui restent, ils ont désormais interdiction
de se promener dans Rome, seule une poignée de prêtres messagers
visiteront les résidences.
Le 1er mai 1944, deux SS suivent un moine dans les rues de Rome.
Il s’agit d’un prêtre augustinien hollandais, Anselmus Musters (nom
de code Dutchpa), membre du réseau. Musters s’aperçoit qu’il est
suivi et presse le pas pour se mettre à l’abri dans la basilique Sainte-
Marie-Majeure. Arrivé sur les marches de l’édifice, il est empoigné et
menacé d’un revolver. Il se débat et parvient à se réfugier dans la basi-
lique. Des gardes barrent l’entrée aux poursuivants. Un quart d’heure
après, des agents SS font irruption. Musters est arrêté et conduit
au QG de la Gestapo à Rome. Les Allemands l’ont confondu avec
Sam Derry, le coordinateur du réseau. Ses interrogateurs lui mettent
sous le nez un organigramme du réseau, effrayant de précision. Ce
qui révèle que la Gestapo a beaucoup progressé dans la connaissance
du réseau. Après 35 jours de détention, Musters est déporté. Lors
d’un arrêt du train à Florence, on fait descendre les prisonniers. Il

106
Sous l’occupation allemande

en profite et réussit par miracle à s’enfuir. Il trouve refuge dans un


monastère des environs où il sera soigné.

Les Américains arrivent


À l’approche de la Libération, Rome semble grouiller d’agents
secrets : les discussions secrètes se multiplient dans tous les sens.
Branko Bokun, le jeune Yougoslave qui avait tenté en vain de mobi-
liser le Vatican sur les atrocités nazies en Croatie, s’est résigné à faire
ce qu’il peut dans son emploi pour la Croix-Rouge. Au quotidien,
il observe non sans ironie le petit monde du renseignement1 : « Côté
français on dénombre quatre groupes d’espions : les anti-de Gaulle,
les anti-Allemands, les anti-Pétain et les anti-Alliés. Tous constituent
des proies faciles pour les agents italiens qui, réduits au chômage
partiel depuis la capitulation, inventent des renseignements et les
vendent aux Français. Pour ce faire, il leur suffit de menacer l’un des
quatre groupes de vendre les soi-disant informations aux autres. » Il
est encore plus rosse avec les Soviétiques : « À Rome, on croise encore
des agents russes, qu’on reconnaît aisément au fait qu’ils se déplacent
par deux. La moitié du monde de l’espionnage se moque d’eux : s’ils
vont par paire, prétend-on, c’est parce que l’un sait lire et l’autre
écrire. La seconde moitié affirme que l’un est sourd, l’autre muet
– les services secrets russes jouent de cette façon la prudence. Les
espions soviétiques se trouvent confrontés à un problème de taille :
ils ne comprennent tout simplement pas pourquoi les communistes
italiens vont à la messe tous les dimanches. Un Russe a demandé un
jour à l’un d’eux les raisons de cette pratique. L’Italien lui a répondu
qu’il fréquentait l’Église afin d’y prier pour Staline et pour la victoire
des communistes. »
Voici enfin décrits les réseaux du Vatican :
« On ne saurait oublier, cela va de soi, les espions à la solde du
Vatican, où chaque bureau, chaque congrégation dispose de ses

1. Un espion au Vatican, 1941-1945, Payot, 2014.

107
Pacelli

propres agents – en la matière, les jésuites sont les plus puissants de


tous. Mais au bout du compte, tous travaillent pour le pape. On
choisit les espions du Saint-Siège dans tous les milieux : il y a des
membres de l’aristocratie romaine et des paysans, des directeurs de
banque et des Italiens employés par les Allemands et des Italiens
employés par les Alliés, des honnêtes gens et des trafiquants de mar-
ché noir. »
Devant la progression des Alliés vers Rome, les Allemands savent
que nombre d’espions italiens sont chargés d’évaluer la quantité
d’hommes et d’équipements militaires qui vont être envoyés pour
combattre les Anglo-Américains à Anzio. C’est pourquoi les deux
divisions allemandes ont instruction de défiler deux fois sur la via
Flaminia et le Corso pour induire en erreur les indicateurs sur les
forces réelles en présence.
Bon nombre d’espions italiens sont mus uniquement par l’appât
du gain. Ils proposent leurs services au plus offrant. Quand un repré-
sentant de l’OSS américain s’est installé à Rome en janvier 1944,
cela a été la ruée pour profiter de ses largesses supposées. Entre eux,
ces opportunistes rebaptisent l’OSS : Opera Sistemazione Squadrinati
– « Service de bienfaisance des indigents ». L’OSS a été formé par
William Donovan, un proche de Roosevelt, peu après l’entrée en
guerre des États-Unis. Donovan est libre de recruter tous azimuts
de jeunes brillants diplômés des grandes universités. Les premières
recrues de l’OSS, environ une soixantaine, ont été formées, d’abord
dans le Maryland pour une mise à niveau militaire, puis par le MI6
britannique, qui les hébergea à Bletchley Park, le site du GCHQ
au nord de Londres, pour une formation aux techniques d’espion-
nage. Les Britanniques regardaient ces jeunes gens avec une certaine
condescendance. Pourtant, une partie d’entre eux devait former le
futur noyau dur de la CIA, et devenir les leaders de l’espionnage
occidental pendant la guerre froide. Installé à Berne, Allan Dulles
(futur patron de la CIA) s’est mis à lancer ses filets dans toutes les
directions sans avoir trop de soucis à se faire pour son budget, qui
était quasi illimité. Il y a eu beaucoup d’informateurs inutiles, mais

108
Sous l’occupation allemande

dans la masse, on finit forcément par trouver des pépites. Dulles


est entré en contact avec Müller, l’avocat des conjurés militaires
allemands antinazis. Même si le mot d’ordre des Alliés était désor-
mais une capitulation sans condition (ce qui rendait caduque toute
velléité de médiation papale), Dulles et son chef Donovan se sont
montrés très intéressés par les perspectives que leur présentait Müller
de médiation avec l’opposition interne à Hitler au sein de l’armée.
Malheureusement, Müller est arrêté peu après.
En août 1944, après l’échec de la tentative de coup d’État du
comte Stauffenberg, les officiers résistants allemands tomberont les
uns après les autres dans un vaste coup de filet du Reich contre les
suspects de trahison. Un mandat d’arrêt sera émis contre le père
Rösch, coordinateur du Comité des ordres, le réseau catholique alle-
mand, qui devra se cacher dans la campagne bavaroise mais finira
par être capturé. Les prêtres du Comité des ordres seront traqués.
Dans une annexe de l’Abwehr, les SS découvriront un coffre rempli
de preuves du rôle du Vatican dans les complots antihitlériens, y
compris des journaux personnels de Canaris. Müller sera transféré
au camp de Flossenbürg où sont rassemblés les conjurés de Canaris.
Rattenhüber, commandant des gardes du corps de Hitler, plaidera
auprès de Kaltenbrunner pour ne pas exécuter Müller : il pourrait
servir de messager auprès de Pie XII pour négocier une paix séparée1.

La première vraie recrue de choix pour Dulles est un autre


Allemand. À l’été 1943, un fonctionnaire du ministère allemand des
Affaires étrangères nommé Fritz Kolbe lui a ainsi proposé ses services.
Chargé de transporter la valise diplomatique allemande à Berne, il
était en mesure de transmettre à Dulles des copies de câbles envoyés
par les ambassades allemandes ainsi que des rapports du baron Ernst
von Weizsäcker, ambassadeur allemand près du Saint-Siège.

1. Miraculeusement, Müller survit, puis on le ramène au Vatican le 1er juin 1945. Il retour-
nera à Munich, deviendra agent de renseignement pour les Américains, puis cofondateur
de la CDU bavaroise. Il sera ministre de la Justice du Land de Bavière et mourra en 1979.

109
Pacelli

Dulles n’est pas le seul responsable de l’OSS à s’être intéressé


très tôt au Vatican. Le grand patron du service, William Donovan,
manifeste dès le début un fort tropisme pour ce dossier. Le cardi-
nal Spellman se montre un collaborateur zélé, en lui rendant de
fréquentes visites, lui expliquant les arcanes du Saint-Siège et four-
nissant copie des rapports de la secrétairerie d’État sur des pays où
l’OSS est dépourvu de sources. En février 1942, Philip Rodgers, un
jeune catholique de gauche, a proposé à Donovan de diffuser dans les
réseaux de « catholiques de gauche » une propagande proaméricaine
en Amérique latine et en Europe. À l’été 1942, Donovan s’est inté-
ressé aux liens de Rodgers avec une agence d’information catholique
nommée Pro Deo1, qui avait le soutien tacite du Vatican. Celle-ci
existait depuis les années 1930. Après 1933, les bureaux d’Amster-
dam, Bruxelles et leurs correspondants en Allemagne sont devenus
des sources importantes sur la persécution des catholiques par les
nazis. En mai 1940, l’invasion de la Belgique obligeait le directeur
du bureau de Bruxelles, Félix Morlion, un prêtre dominicain, à
gagner Paris puis Lisbonne, où il ouvrait un nouveau bureau. À l’été
1941, sous la pression des services allemands il fut fermement invité
à quitter le Portugal : il s’exila à New York.
Avec une journaliste catholique, Anna Brady, il fonda une nou-
velle agence de presse, CIP (Catholic International Press), qui allait
ouvrir des bureaux à Londres et reprendre pied discrètement à
Lisbonne. Le FBI mena alors une enquête sur Morlion, le jugeant
antifasciste et anticommuniste2. Après la naissance du CIP, Morlion
entra en contact avec Rodgers.
Ce dernier orienta vers lui les représentants du ministère britan-
nique de l’Information, pour les aider à diffuser une information
plus favorable à la Grande-Bretagne auprès des catholiques améri-
cains, pour beaucoup d’origine irlandaise. Puis Rodgers le mit en
relation avec Donovan.
1. À ne pas confondre avec l’organisation internationale Pro Deo évoquée au chapitre 1,
bien qu’il y ait eu des passerelles entre les deux.
2. Federal Bureau of Investigation, dossier F. Morlion, 100-HQ-93828.

110
Sous l’occupation allemande

Après Monte Cassino, les troupes américaines marchent sur


Rome. Pietro Koch, le chef du gang italien Koch, auxiliaire des
Allemands, fait contacter O’Flaherty et lui propose un marché : l’asile
pour sa mère et sa femme dans un couvent, en échange de quoi les
prisonniers ne seront plus déportés. O’Flaherty pose comme condi-
tion qu’on lui remette deux officiers britanniques prisonniers. Début
juin, les Allemands préparent leur départ. Peu après l’entrée des
Américains dans Rome va débuter le débarquement en Normandie.
On sait aujourd’hui que Montini a joué un rôle important dans
la survie du réseau O’Flaherty. Très proche de l’ambassadeur D’Arcy
Osborne, il est tenu informé des détails de l’opération. C’est lui qui
prévient O’Flaherty quand la pression des Allemands se fait trop
dangereuse. Il n’y a pas d’indication que la curie ait tenté de stopper
les activités de O’Flaherty, malgré les raids allemands sur ses pro-
priétés et l’arrestation de prêtres. Cela aurait irrité les Britanniques,
qui apparaissaient de plus en plus comme les futurs vainqueurs de la
guerre, du moins pour tout observateur avisé.
Dans quelle mesure Montini a-t-il tenu Pie XII informé du détail
de ce qui se passait ? Il est certain que son cœur penchait en faveur
des Alliés, et peut-être plus encore qu’on ne le croit. Les archives du
MI6 recèlent à son sujet une petite bombe, qui colore potentielle-
ment notre lecture de toute l’affaire : selon l’historien Stephen Dorril,
l’assistant de l’ambassadeur Osborne, Hugh Montgomery, un catho-
lique « dévoué », aurait été « l’amant de Montini1 ». L’information est
impossible à recouper, donc à prendre au conditionnel. En vérité,
les archives des services de renseignement comportent souvent des
notations sur la vie privée des agents et des responsables avec qui
ils sont en contact. Jusqu’à une période récente, les chercheurs évi-
taient pudiquement d’en faire état, ne sachant trop comment les
traiter : rumeurs, informations ? Sans parler de la gêne à évoquer une
orientation sexuelle, au risque de se faire cataloguer comme homo-
1. Stephen Dorril, MI6. Inside the Covert World of Her Majesty’s Secret Intelligence Service,
Touchstone, 2002.

111
Pacelli

phobe. Aujourd’hui, le tabou de l’homosexualité dans l’Église est en


partie levé. L’historien ne doit ni occulter ni monter en épingle ces
questions ouvertes, mais les intégrer dans sa recherche en y appli-
quant la même démarche critique que vis-à-vis de n’importe quelle
archive. On ne peut pas faire l’histoire du Vatican sous l’angle du
renseignement sans évoquer ce qui peut s’avérer une source de vulné-
rabilité. En l’occurrence, si l’hypothèse d’une « amitié particulière »
de Montini avec l’adjoint d’Osborne était confirmée, cette informa-
tion pourrait expliquer un engagement plus affectif qu’il n’est de
règle à la curie en faveur de la cause alliée. Elle impliquerait aussi
que les services anglais aient eu, dans la durée, un moyen de pression
implicite envers le futur Paul VI.
4
Rome, ville ouverte
1944-1947

Les Alliés pénètrent dans Rome le 4 juin 1944. Quatre cent


soixante-dix-sept Juifs sont encore cachés dans la Cité du Vatican,
auxquels s’ajoutent 4 238 dans des monastères et couvents
romains. En tout, les SS ont arrêté et déporté un millier de Juifs
romains.
À l’arrivée des Américains, Pie XII réclame Spellman à ses côtés,
pour servir d’intermédiaire avec les officiers militaires et pour l’ai-
der à réorienter la diplomatie vaticane. Après la libération de Paris
le 25 août 1944, le général de Gaulle met le pape dans l’embarras
en exigeant le renvoi des cardinaux les plus collaborationnistes, à
commencer par le cardinal Suhard de Paris, totalement compromis
avec l’occupant. Le pape envoie Spellman négocier avec de Gaulle,
mais sans le moindre résultat. Les deux hommes ne s’entendent déci-
dément pas. Contraint de remplacer le délégué apostolique Valeri,
le pape croit marquer son dédain en choisissant une figure jugée
plus secondaire, le nonce en Turquie Angelo Roncalli. Spellman a
fait sa connaissance lors de sa tournée au Moyen-Orient : les deux
hommes sont on ne peut plus dissemblables. D’origine paysanne,
tout en rondeur et bonhomie, Roncalli est peu admiré par ses pairs
et n’est certes pas un guerrier. Mais il a pris l’initiative d’aider dis-
crètement des milliers de Juifs en leur procurant des sauf-conduits
certifiant qu’ils étaient de bons catholiques et pouvaient rester en
Turquie, pays neutre. Contre toute attente, il va bien s’entendre
avec de Gaulle et pacifier la situation.

113
Pacelli

Le cardinal Tisserant connaît un spectaculaire retour en grâce, lui


qui organise la première audience papale du général de Gaulle dès le
30 juin 1944. Quelques semaines auparavant, Tisserant a obtenu du
pape de pouvoir accorder aux maquisards français des aumôniers, ce
que refusait la hiérarchie en place. En novembre, le cardinal français
accomplit une grande tournée en France, dans un véhicule fourni
par le général de Gaulle. Il annonce à ce dernier la nomination de
Roncalli comme nonce. Dès juin 1944, l’ancien attaché militaire à
Rome dans les années 1930, le général Henri Parisot, est également
de retour et reprend contact avec Tisserant, avec qui sont définies
les grandes lignes d’une coopération des services français avec le
Russicum (voir le chapitre suivant). L’axe Rome-Paris est réactivé, et
il n’a rien de secondaire.
L’officier SS Hartl, envoyé par ses chefs à Rome en 1944 pour
établir le contact avec les puissances occidentales par le truchement
du Vatican, afin de leur proposer un renversement d’alliances contre
le communisme, expliquera après-guerre au cours d’un interroga-
toire par les Américains : « Lorsque le Vatican s’est rendu compte que
les États-Unis et l’Union soviétique seraient les grands vainqueurs de
la Seconde Guerre mondiale, il a aussitôt tenté de mettre sur pied,
à dessein de faire contrepoids à ces deux puissances, un bloc com-
posé de nations d’Europe occidentale, dont la France, “fille aînée de
l’Église catholique” prendrait la tête… C’est la raison pour laquelle
le Saint-Siège a retiré son soutien au gouvernement de Vichy pour se
tourner vers les Français libres de De Gaulle1. »

L’OSS à Rome
À la même époque, Donovan le patron de l’OSS rencontre
Pie XII, qui le décore de la grande croix de l’ordre de Saint-Sylvestre,
le plus ancien et prestigieux des ordres de chevalerie papale. Cette
décoration marque le début d’une collaboration de long terme entre
1. PV interrogatoire d’Albert Hartl 17 mai 1946, USNA, RG 59, cité par Mark Aarons et
John Loftus, Des nazis au Vatican, Olivier Orban, 1992.

114
Rome, ville ouverte

le Vatican et le renseignement américain. L’agent de l’OSS Morlion


s’installe à Rome, où il devient correspondant du CIP et se mêle aux
hommes d’affaires, intellectuels, politiques et ecclésiastiques. Il orga-
nise des réunions et rédige des bulletins. Il est géré par l’OSS de New
York, et non par les agents en poste à Rome. Son nom de code est
« Bernard Black ». Morlion voyage beaucoup dans les pays neutres ou
de l’Ouest. Il bénéficie d’impressionnantes entrées au Vatican : il est
capable de rapporter les commentaires sur l’actualité de beaucoup de
cardinaux. Morlion a peu de choses à dire en revanche sur le pape : sa
production se limite aux potins qui circulent à la curie.
La volonté américaine de savoir ce qui se dit et se fait entre les
murs du Vatican donne lieu à une débauche de moyens étonnante
dans le contexte d’une guerre mondiale bien loin d’être achevée.
Selon un ancien du renseignement américain, dès la fin 1944-début
1945, les services mettent la main sur les lignes téléphoniques qui
relient le Vatican au reste du monde1. Nous n’avons pu en trouver
la trace dans les archives de l’OSS, aujourd’hui disponibles en ligne,
ni dans celles du CIC. Si cette information est vraie, elle expliquerait
pourquoi les monsignori se montrent toujours d’une grande pru-
dence au téléphone, persuadés qu’on pourrait bien les écouter…
À l’été 1944 s’est installé à Rome un des plus prometteurs agents
de l’OSS, qui jouera un rôle important dans la suite de notre his-
toire : James Jesus Angleton. Fils d’un homme d’affaires américain
dirigeant la chambre de commerce italo-américaine de Milan, par-
lant trois langues, éduqué à l’université Yale, Angleton avait le profil
idéal pour devenir un espion américain en Italie. Son père, implanté
de longue date en Italie, était avant la guerre à la fois franc-maçon,
ce qui lui donnait accès à nombre de politiciens italiens, et chevalier
de Malte, ce qui lui donnait accès aux catholiques les plus influents
en Europe comme aux États-Unis2. Nommé responsable du bureau

1. Entretien avec l’auteur.


2. Jefferson Morley, The Ghost. The Secret Life of CIA Spymaster James Jesus Angleton,
St Martin’s Press, 2017. Voir aussi Gérald Arboit, James Angleton, le contre-espion de la CIA,
Nouveau Monde éditions, 2007.

115
Pacelli

« Italie » (X2) en raison de sa connaissance du pays, posté en Grande-


Bretagne en attendant l’invasion de l’Italie, Angleton débarque
dans les fourgons de l’armée américaine et se met au travail. Il est
censé purger le pays des agents nazis abandonnés par l’occupant et
interroger les prisonniers soupçonnés d’être des espions allemands.
Grâce à son père, il a accès facilement à tous les notables de l’ancien
régime que les Alliés ont choisi de maintenir pour la plupart afin de
ne pas laisser le pays tomber aux mains du puissant parti commu-
niste. Le major Angleton a pris ses quartiers via Sicilia, dans le même
immeuble que le CIC, le service de renseignement militaire, et que
les services britanniques, mais à un étage différent. Il est en excellents
termes avec les Britanniques et ne parle presque pas avec les hommes
du CIC qui le décrivent comme « un salopard arrogant ». À cette
époque, Rome grouille d’espions théoriquement alliés mais secoués
de terribles rivalités. Certains cherchent activement les criminels de
guerre nazis, d’autres s’en soucient assez peu.
Depuis son poste de Berne, Allen Dulles a ouvert dès 1944 la voie
d’une réconciliation sélective avec les ex-nazis susceptibles de rendre
des services. Angleton, qui fait sa connaissance en octobre 1945 à
Rome, se rallie à cette stratégie. Il négocie avec le prince Junio Valerio
Borghese, sans doute l’officier fasciste le plus célèbre d’Italie. Ancien
combattant de la guerre d’Espagne aux côtés de Franco, comman-
dant de sous-marin passé maître dans le combat naval clandestin,
Borghese s’était illustré par la hardiesse de son commando d’hommes
torpilles. Pragmatique, Angleton lui propose d’échapper à une pro-
bable condamnation à mort en aidant les Alliés à déminer les ports
italiens piégés par les Allemands, comme celui de Livourne. Il négocie
sa reddition et l’installe dans une résidence clandestine. Il sera jugé
par un tribunal militaire américain, à l’insu des Italiens, et remis en
liberté dès 1949. Au cours des décennies suivantes on va retrouver la
trace de celui qu’on surnomme le « prince noir » dans diverses affaires
et machinations impliquant les nostalgiques du fascisme.
Angleton développe d’excellents contacts au sein du Vatican. Il est
ainsi informé que deux nazis connus des services, Eugen Dollmann

116
Rome, ville ouverte

et Eugen Wenner, se sont échappés d’un camp de détention britan-


nique près de Rimini. Dollmann a trouvé refuge dans un hôpital de
Milan, avec l’aide du cardinal Alfredo Ildefonso Schuster, un des
prélats les plus compromis dans la collaboration avec le fascisme.
Dollmann était le bras droit du général Wolff qui a négocié sa red-
dition avec Allen Dulles début 1945. S’il tombait aux mains des
communistes, cela pourrait mener à des révélations embarrassantes.
Angleton organise l’exfiltration des deux hommes1. Cette opération
fait quelque peu tousser les collègues du CIC. Dollmann se trouve
logé à Rome dans un appartement dont il a interdiction de sortir
pour ne pas être reconnu et arrêté. Comme il s’y ennuie beaucoup,
il pioche dans la bibliothèque qui contient une impressionnante col-
lection de littérature sadomasochiste. La précédente locataire était
une Allemande, maîtresse de Mussolini… L’ex-SS, qui est pour sa
part plutôt porté sur les soirées gay, finit par se lasser de ces lectures
et, trop confiant dans ses faux papiers, sort se promener dans Rome.
Il est reconnu par un informateur et capturé dans un cinéma par les
hommes du CIC. Après quelques mois dans une prison romaine,
Angleton parviendra à le faire transférer dans une prison militaire
américaine à Francfort, puis à l’en faire sortir discrètement2.
En décembre 1944, un tout jeune homme de nationalité amé-
ricaine, Martin Quigley3, rejoint l’équipe de l’OSS à Rome, sur
instruction de William Donovan et de son chef de section « Italie »
Earl Brennan. Curieusement, il n’est pas rattaché à Angleton qui
semble ignorer sa mission. Celle-ci consiste à recueillir auprès des
organisations catholiques tous renseignements utiles à la poursuite
de la guerre contre les forces de l’Axe. Jeune diplômé de l’université
de Georgetown, Quigley a connu personnellement Donovan alors
que ce dernier était encore l’associé d’un prestigieux cabinet d’avo-
1. Jefferson Morley, The Ghost. The Secret Life of CIA Spymaster James Jesus Angleton,
St Martin’s Press, 2017.
2. David Talbot, The Devil’s Chessboard. Allen Dulles, the CIA and the Rise of America’s
Secret Government, Harper Collins, 2015.
3. Cf. Martin S. Quigley, Peace without Hiroshima. Secret Action at the Vatican in the Spring
of 1945, Madison Books, 1991.

117
Pacelli

cats à New York. Donovan avait notamment pour client le studio


de cinéma RKO, en butte aux autorités antitrusts qui forçaient les
grands studios à se séparer de leurs salles de cinéma. Quigley a rejoint
les services de la propagande, en charge des actualités cinématogra-
phiques. En 1942, il se porte volontaire pour rejoindre l’OSS, qui
le recrute tout en conservant sa couverture cinématographique :
officiellement Quigley fait désormais partie de la « Motion Picture
Producers and Distributors », qui supervise la distribution des films
hollywoodiens dans le monde entier sous la férule de Will Hays,
l’inventeur du fameux « code Hays » qui a moralisé le cinéma améri-
cain. Quigley rejoint Rome en décembre 1944.
Sous couvert d’assurer la meilleure diffusion possible du cinéma
américain dans l’Italie libérée, il doit nouer le plus de contacts pos-
sible au sein du Vatican et des organisations catholiques. Alors que
l’Italie est en ruines, il peut sembler étonnant que les autorités ita-
liennes et celles du Vatican se soucient de cinéma. Mais le 7e art
est devenu depuis l’entre-deux-guerres une préoccupation constante
des autorités catholiques, pour son influence supposée sur les mœurs
des spectateurs. En qualité de représentant d’Hollywood, Quigley
est invité par les cercles romains les plus sélects et même Pie XII
demande à le recevoir en audience… Pour ne pas brûler sa cou-
verture, Quigley est obligé pendant cette audience de se borner à
un terne exposé sur les propositions américaines en matière de code
moral du cinéma italien !
Avant son départ, Quigley a reçu directement de Donovan l’ins-
truction suivante : « Soyez attentif aux possibilités d’ouvrir un canal
secret de communication avec Tokyo pour négocier la reddition du
Japon. Après tout, le Vatican est un des rares endroits où cela serait
possible. » Pour échapper aux accusations d’ingérence religieuse
dans les affaires américaines, les présidents successifs (et Roosevelt
n’échappe pas à la règle) doivent garder des rapports ouvertement
distants avec Rome. Il n’est donc pas question de faire du pape un
médiateur officiel pour négocier la fin des combats ; seulement de
voir si un canal officieux de discussion peut être ouvert via le Vatican.

118
Rome, ville ouverte

Le premier contact de Quigley à Rome est le père McCormick, un


jésuite recteur du séminaire grégorien, qui réside au quartier général
des jésuites, tout près du Vatican, et accueille les jésuites américains
lorsqu’ils débarquent à Rome. McCormick est le traducteur officiel
du pape pour établir la version anglaise de ses proclamations, ce qui
lui offre un accès régulier au Saint-Père. Il est considéré par les ser-
vices américains comme leur point de contact officieux au Vatican.
Autre contact précieux noué par Quigley : Pietro Galeazzi est l’archi-
tecte du Vatican dont il administre la Cité. Cet ami du pape passe
du temps avec lui presque chaque soir. Américanophile, il est par
ailleurs proche du cardinal Spellman.
Un troisième contact va être noué par Quigley, qui s’avérera capi-
tal pour la suite de sa mission. Monsignore Egidio Vagnozzi est un
jeune prélat promis à une belle carrière dans la diplomatie vaticane,
et se trouve bloqué à Rome dans l’attente de pouvoir rejoindre le
poste qui lui a été attribué au Portugal. Il parle un excellent anglais
et surtout il croise régulièrement le père Tomizawa, conseiller de
l’ambassade japonaise : tous les deux habitent à la résidence Sainte-
Marthe, où ils partagent de temps à autre leur repas. Solliciter
l’entremise de monsignore Vagnozzi ne va pas de soi : on n’attend
pas des prélats qu’ils prennent des initiatives diplomatiques, encore
moins qu’ils s’expriment au nom du pape sans y être invités par leur
hiérarchie. Lors d’un entretien en tête à tête, quelques jours avant
la reddition allemande, Quigley décide de jouer cartes sur table, de
dévoiler sa véritable identité d’espion, et sa mission. Elle se limite
à ouvrir un canal de communication : si les Japonais répondent
favorablement, Washington enverra alors un négociateur autorisé
dans les 48 heures. Rien dans le fait de contribuer à l’ouverture de
discussions pour la paix n’est contraire aux missions de l’Église ni
aux ambitions diplomatiques de Pie XII. Cependant, l’Américain
réclame le plus grand secret, y compris vis-à-vis de la hiérarchie vati-
cane, ce qui place Vagnozzi dans un vif embarras. Après bien des
hésitations, il accepte pourtant d’initier le contact. Il est convenu
qu’il informe le père Tomizawa comme suit : un homme d’affaires

119
Pacelli

américain catholique, ayant accès aux plus hauts échelons du gouver-


nement américain, souhaite ouvrir une négociation pour trouver un
accord de paix. Effrayé par cette initiative, le prêtre rend néanmoins
compte à l’ambassadeur Harada, qui réagit avec circonspection mais
décide de rendre compte à Tokyo. Son câble (très prudent dans la
forme car il ne veut pas être accusé de défaitisme) est envoyé depuis
le Vatican, crypté selon le système « Magic » que les Japonais utilisent
de longue date. Ils ignorent que les Américains ont percé ce code et
peuvent donc lire une bonne partie de leur correspondance militaire
et diplomatique (ce sera d’ailleurs un des facteurs de leur défaite dans
le Pacifique). De son côté, monsignore se couvre vis-à-vis de sa hié-
rarchie en l’informant des démarches en cours. Ne pas le faire aurait
sans doute compromis la suite de sa carrière.
La réponse de Tokyo se faisant attendre, l’ambassadeur Harada
prend sur lui de faire demander quels seraient les termes d’une négo-
ciation de paix. Quigley n’est pas mandaté pour négocier au nom
des États-Unis, mais il comprend que rien ne sera possible si on ne
fait pas miroiter aux Japonais de possibles concessions. Sachant à
quel point ils sont attachés à leur empereur et à l’intégrité du terri-
toire, il fait une réponse prudente laissant entendre que ces éléments
pourraient faire partie de la négociation. C’est contradictoire avec la
position officielle des États-Unis, qui réclament une « capitulation
sans condition » de la part du Japon. Mais Quigley suppose – correc-
tement – qu’il s’agit de propagande à usage interne aux États-Unis.
Ceci justifie un nouveau câble de l’ambassadeur à Tokyo. Au mois
de mai 1945 est donc esquissé au cœur du Vatican un dialogue, par
prélats interposés, qui pourrait mettre fin à la guerre sans qu’il soit
nécessaire de larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.
Hélas, ni d’un côté ni de l’autre on ne va saisir l’opportunité.
L’instruction de Donovan à Quigley traduisait bien le caractère
franc-tireur du patron de l’OSS et s’appuyait sur son lien personnel
avec le président Roosevelt qui lui permettait de le contacter en cas
d’urgence. Mais il n’en va plus de même depuis que Roosevelt est
décédé le 12 avril dernier. Son successeur, Truman, ne connaît pas

120
Rome, ville ouverte

Donovan et s’en méfie. Il n’est évidemment pas au courant d’une


tentative de communiquer avec les Japonais. À Tokyo, les diplomates
ne se montrent pas intéressés, d’une part car le véritable pouvoir
est entre les mains des militaires, d’autre part car des négociations
sont déjà ouvertes dans le plus grand secret avec Moscou, considéré
comme un médiateur possible avec Washington.
Enfin l’initiative de Quigley arrive au plus mauvais moment
possible : le poste romain de l’OSS se trouve mis sur la sellette. Le
patron de l’antenne romaine, Vincent Scamporino, vient d’être
rappelé aux États-Unis. En cause, la mauvaise humeur des services
secrets britanniques en Italie, qui estiment que, dans le partage de
l’Europe libérée entre services alliés, l’Italie est leur chasse gardée.
Les Anglais ne supportent pas l’activisme de l’OSS qui ne rend de
compte à personne et ils obtiennent le remplacement de Scamporino
par Richard Mazzarini, précédemment posté à Londres pour assurer
le lien avec les services britanniques. Scamporino a d’autant moins
pu défendre sa position qu’il est frappé par un scandale interne de
grande ampleur. Il a dépensé des fortunes pour un informateur qui
n’est autre qu’un escroc !

Escroquerie au renseignement
À l’automne 1944, Scamporino a reçu une proposition éton-
nante d’une source bien placée au Vatican. Celui-ci proposait rien de
moins que des documents de travail du Vatican, des transcriptions
d’audiences papales et même des informations de première main sur
des sites stratégiques japonais qui offriraient des cibles privilégiées de
bombardement ! Ces informations viendraient du délégué apostolique
au Japon. La proposition peut être un moyen d’adoucir le courroux
des Américains qui ne comprennent pas que le Vatican ait entamé des
relations diplomatiques en bonne et due forme avec ce pays, quasi-
ment au moment où les Japonais entraient en guerre avec eux.
La fin de la guerre approche et avec elle viendra peut-être le
démantèlement de l’OSS. Le service est donc désireux de faire du

121
Pacelli

zèle et de prouver son efficacité. On ne se pose donc pas trop de


questions sur la miraculeuse source. James Angleton a pour sa part
de sérieux doutes sur l’authenticité de cette source nommée Vessel,
dont la production lui semble un peu trop belle, venant d’un milieu
aussi clos que le Vatican. Mais elle va au moins lui permettre d’établir
un contact intéressant. Angleton rencontre en effet Mgr Montini de
la secrétairerie d’État, au prétexte de lui signaler qu’un membre de la
secrétairerie fait « fuiter » des documents sensibles. Lui serait-il pos-
sible d’identifier la source ?
Après examen, Mgr Montini est tout sourire : il n’y a pas de
taupe ! Les documents sont de pures inventions. Encore un coup
de Scattolini ! Le journaliste Virgile Scattolini s’est imposé dans la
Rome occupée comme un homme très bien informé de l’intérieur du
Vatican. Lorsque la guerre éclata, Scattolini était un auteur qui vivo-
tait de ses écrits : critiques cinématographiques dans L’Osservatore
Romano, romans et pièces de théâtre aimablement licencieuses,
etc. Il vit dans la guerre une formidable opportunité de diversifier
sa production littéraire, à destination d’une clientèle très sélecte et
fortunée. Puisqu’il habitait près du Vatican, qui fascinait tant de
chancelleries et de services secrets, sans parler des agences de presse,
pourquoi ne pas produire une lettre d’informations confidentielles ?
Il était délicat, mais pas impossible de fournir chaque semaine un
compte-rendu de ce qui se tramait entre les murs épais du Vatican.
Il fallait pour cela une bonne connaissance des usages, des mœurs et
de l’organigramme de la secrétairerie d’État. Il fallait ensuite se tenir
informé des audiences papales, au jour le jour, ce qui n’était guère
compliqué. Une bonne culture diplomatique et géopolitique per-
mettait à partir de là de broder en tricotant l’information véritable
(ouverte), des suppositions plausibles et quelques inventions sensa-
tionnelles pour piquer l’intérêt du lecteur. Le succès fut à la hauteur
des fantasmes que suscitait le Vatican : agences de presse (qui à leur
tour alimentaient les grands quotidiens du monde entier), ambas-
sades d’Allemagne et du Japon, services secrets allemands, sovié-
tiques et bientôt l’OSS !

122
Rome, ville ouverte

Dès janvier 1945, Scattolini imagine un scénario d’offre de négo-


ciations pour la paix dans le Pacifique… mais qui proviendrait des
Japonais ! Selon lui des démarches auraient été entreprises par l’am-
bassadeur Harada. Dans un premier temps, Pie XII aurait refusé de
les relayer, considérant les exigences japonaises comme inacceptables
pour les Américains. La centrale de l’OSS prend suffisamment au
sérieux ces informations pour transmettre le dossier au Département
d’État.
Mais tout à son désir de poursuivre un feuilleton fort apprécié
de ses lecteurs, Scattolini commet en février une erreur grossière en
affirmant que l’envoyé personnel de Roosevelt auprès du Vatican,
Myron Taylor, aurait eu une première discussion secrète avec
l’ambassadeur Harada… Cette invention manifeste, que réfute le
Département d’État, cause la disgrâce de l’informateur mais aussi
de son officier traitant. Elle permet de mieux comprendre pour-
quoi l’initiative de Quigley n’a pas été prise au sérieux. En matière
d’espionnage, comme en matière monétaire, « la mauvaise monnaie
chasse la bonne » : la fausse information est entrée en collision avec la
vraie et l’a discréditée.
Cette fausse source démasquée va servir la gloire d’Angleton
à Washington – en même temps qu’elle embarrasse l’OSS qui
avait transmis des synthèses des rapports Vessel à l’état-major, au
Département d’État et à la Maison-Blanche. C’est le début d’une
solide amitié entre Angleton et Montini.
Début 1945, ce dernier joue un rôle encore méconnu d’inter-
médiaire entre l’OSS et les officiers allemands pour la reddition des
troupes opérant dans le nord de l’Italie.
Le 8 mars 1945, le SS-Obergruppenführer Karl Wolff, accompa-
gné du SS-Standartenführer Eugen Dollmann, représentant d’Him-
mler en Italie, et de l’industriel italien baron Luigi Parrilli, ren-
contre Allen Dulles, à Zurich, en compagnie du capitaine Rothpletz
du contre-espionnage suisse. L’archevêque de Milan, le cardinal
Ildefonso Schuster, a organisé cette rencontre en plein accord avec
Montini.

123
Pacelli

Wolff s’estime en mesure d’amener le Feldmarschall Albert


Kesselring à mettre fin aux combats en Italie du Nord. Il donne
quelques gages de bonne volonté comme l’arrêt des luttes contre
les partisans italiens. En contrepartie, il demande que ses troupes
puissent faire retraite en bon ordre à travers les cols alpins autrichiens.
Le 19 mars, Dulles rencontre à nouveau Wolff à Ascona en Suisse,
près de la frontière italienne. Roosevelt a mis Staline au courant des
tractations secrètes, qui prend très mal la nouvelle. Il craint qu’une
paix séparée en Italie puisse permettre aux Allemands de reporter des
troupes sur le front de l’Est. De fait, on peut se demander si ce n’était
pas l’intention première des Allemands et dans quelle mesure Wolff
a réellement agi de sa seule initiative.
Wolff fait un aller-retour à Berlin le 19 avril mais les Russes
sont déjà proches. Revenu de Berlin, Wolff repart pour Lucerne le
24 avril, averti que les pourparlers sont interrompus sous pression
de Staline. Ayant appris la mort de Hitler le 29 avril, Kesselring se
résoudra à capituler.

L’Église en première ligne


Avant même la fin de la guerre, les Américains prennent
conscience qu’un autre combat se profile et que l’Église s’apprête à
y jouer un rôle considérable. Le 2 mai 1945, Quigley rencontre le
cardinal Eugène Tisserant. Lequel déplore que les Alliés depuis leur
entrée en Italie n’aient pas moralisé le système politique et aient laissé
prospérer le marché noir : c’est selon lui un terreau favorable à une
future prise de pouvoir par les communistes. C’est oublier un peu
vite que l’on ne peut vouloir à la fois l’aide de la Mafia et combattre
les trafics… Tisserant rapporte que les Russes ont entrepris d’écraser
toute activité religieuse en Prusse-Orientale. Leur attitude varie selon
les pays : en Pologne, toute résistance est férocement réprimée tandis
qu’en Hongrie les communistes se montrent plus accommodants.
Tisserant considère que Roosevelt a trop cédé à Staline, ce qui aura
des conséquences de long terme.

124
Rome, ville ouverte

À un autre espion américain, l’agent du CIC William Gowen,


« Tisserant affirme qu’il pense fermement qu’il y a 50 % de chances
pour que la Russie provoque une nouvelle guerre cette année » : selon
lui, les Russes seraient « en position favorable pour submerger l’Eu-
rope de l’Ouest… une opportunité dont la Russie a bien conscience
qu’elle pourrait ne jamais se reproduire1 ». Le sentiment d’urgence est
palpable : « de toute évidence la Russie se trouve à présent dans une
position propice pour se rendre maîtresse de l’Europe occidentale, et
cela d’autant plus aisément qu’elle peut s’appuyer sur une machine
de guerre renforcée par l’intégration de la zone allemande placée sous
sa botte et par les multiples organisations communistes2 ».
Il faut reconnaître que le Vatican reçoit bien des signaux inquié-
tants. Les arrestations et déportations reprennent en URSS dès la fin
de la guerre. En septembre 1944, l’Ukraine et la Pologne signent un
accord d’échange des minorités ethniques, ce qui déclenche une suc-
cession de massacres et d’arrestations de prêtres qui refusent de quit-
ter leur diocèse. Quatre millions de fidèles ukrainiens se retrouvent
privés de leurs 3 500 prêtres, parfois contraints de se convertir à l’or-
thodoxie. Pie XII manifestera sa douleur dans l’encyclique Orientales
omnes en décembre 1945.
Les sources polonaises de Tisserant servent de matériau pour un
livre de dénonciation : Il Bolscevismo e la Religione3, qui est publié
par une maison d’édition créée pour l’occasion par un proche du
Vatican. Quigley laisse entendre que Tisserant en serait le principal
inspirateur. Cette publication met en fureur l’ambassadeur sovié-
tique en Italie qui exige du gouvernement italien l’interdiction du
livre. Il obtient… l’interdiction d’afficher le livre, qui continue de
se vendre sous le manteau. Les bataillons polonais incorporés dans
l’armée italienne en achètent 2 000 exemplaires pour le diffuser.

1. Rapport Gowen, 18 septembre 1946, NARA, RG 59/250/36/27, boîte 4016, 761.00/9-


1846. Cité par Mark Aarons et John Loftus, Des nazis au Vatican, op. cit.
2. Ibid.
3. Le bolchevisme et la religion.

125
Pacelli

Le Vatican se met donc en ordre de marche pour relancer la


guerre secrète contre le communisme, ennemi majeur des années
1930. Trois mois après la fin de la guerre, l’OSS intercepte un mes-
sage de Pie XII au père Norbert de Boynes, le vicaire général des
jésuites, ordonnant l’envoi de prêtres sous couverture pour trouver
des preuves du soutien financier de l’URSS aux communistes ita-
liens. L’archive citée par Cooney ne dit pas si les agents de renseigne-
ment jésuites sont allés jusqu’à infiltrer le parti communiste. En août
1945 est créée l’ONARMO (Opera nazionale assistenza religiosa
morale operai) par Monsignore Torrazza, un proche de l’évêque de
Gênes Siri. Elle travaille en milieu ouvrier pour combattre la poussée
marxiste.
Le zèle anticommuniste de Pie XII en fait un allié précieux pour
les États-Unis dans la guerre froide qui s’annonce. Le pape soutien-
dra dès son annonce en juin 1947 le plan Marshall destiné à recons-
truire l’Europe de l’Ouest et endiguer la menace communiste. Seule
une poignée d’initiés savent qu’un volet occulte de ce plan va per-
mettre de financer l’Église dans sa lutte contre l’influence commu-
niste en Italie.
La guerre qui s’annonce sera mondiale. Il va falloir des fonds
quasi illimités pour la financer. Dans les services secrets alliés, on
prend aussi conscience que certains ex-nazis pourraient se révéler
bien utiles à la guerre secrète à venir… d’autant plus utiles qu’ils
ont beaucoup à se faire pardonner et que l’on peut avoir barre sur
eux. Au Vatican, plusieurs prêtres vont se distinguer par l’aide qu’ils
apportent aux nazis ou collaborateurs en fuite.

Miséricorde pour les criminels de guerre


Créée en 1944, la commission pontificale d’assistance aux réfu-
giés dirigée par Ferdinando Baldelli a pour but de venir en aide aux
prisonniers de guerre et populations déplacées par la guerre. Dès les
années 1920, Baldelli a créé une organisation d’aide aux migrants
qui est devenue en 1930 l’Œuvre nationale d’assistance religieuse et

126
Rome, ville ouverte

morale aux ouvriers. En 1944, il est chargé par Pie XII de déployer
les moyens du Vatican en faveur des réfugiés de religion catholique.
Il est placé sous l’autorité du cardinal Montini. Malgré un staff de
plus en plus étoffé, la tâche se révèle redoutable, si bien qu’il est
nécessaire de créer une vingtaine de sous-comités spécialisés par
nationalité. Certains d’entre eux vont développer une approche très
politique. La commission, en principe neutre, est dotée de l’autorité
papale. Montini s’active pour trouver des financements : il fait appel
à ses amis américains qui vont verser plusieurs millions de dollars. La
banque du Vatican joue dès cette période un rôle occulte mais fon-
damental : en dehors des valises de billets qui vont circuler, elle est
la seule source de monnaie étrangère. Sans ce circuit, le fonds d’aide
aux réfugiés n’aurait pas pu exister, du moins pas à une si grande
échelle.
Aux États-Unis, la Conférence des évêques joue un grand rôle
pour mobiliser et apporter des fonds à l’aide pontificale. Le cardinal
Spellman en est la cheville ouvrière. Comme évêque aux Armées, il
se rend plusieurs fois à Rome pour assurer le suivi et la coordination.
Il y installe Mgr Andrew Landi, de Brooklyn, qui va distribuer direc-
tement des fonds à certains sous-comités.
La commission pontificale a d’évidence un agenda politique :
défendre et propager la foi catholique, particulièrement en Europe
de l’Est, et contrer l’influence néfaste du communisme. C’est dans ce
contexte qu’il faut appréhender l’aide apportée à certains criminels
de guerre nazis.
Elle crée ses bureaux d’émigration et envoie plusieurs délégations
en Amérique du Sud pour étudier les possibilités et négocier l’instal-
lation de réfugiés européens. L’Église est solidement implantée dans
ces pays, et donc en mesure d’assurer le suivi de ces installations et
l’aide aux réfugiés.
L’un des sous-comités les plus controversés de la commission
pontificale est le « comité d’aide autrichien » dirigé par l’évêque pro-
nazi Alois Hudal.

127
Pacelli

L’évêque brun

Il est étonnant que pour visiter les internés civils de langue alle-
mande sur le territoire italien (groupe dont on savait qu’il compre-
nait moult anciens nazis), le Vatican ait désigné l’évêque le plus
ouvertement pronazi. Tout aussi étonnant que les Américains aient
accepté, alors qu’ils connaissaient parfaitement son pedigree…
Alois Hudal est né à Graz en 1885 et a suivi le parcours clas-
sique : études de théologie, prêtrise… Il est aumônier militaire
pendant la Première Guerre mondiale. En 1923, il est nommé
recteur de l’église allemande de Rome, le Collegio Teutonico de
Santa Maria dell’Anima, ce qui fait de lui le doyen à Rome des
prêtres allemands et autrichiens. En 1933, le secrétaire d’État
Pacelli le fait nommer évêque puis « assistant au trône pontifical »,
un titre purement honorifique. Dès la prise de pouvoir de Hitler,
Hudal se rallie avec enthousiasme au nazisme. Peu lui importe
que le pape Pie XI rejette le national-socialisme. Hudal publie
en 1937 Les fondements du national-socialisme, dont il adresse un
exemplaire dédicacé à Hitler : « Au Siegfried de la grandeur alle-
mande ». L’ouvrage est glacialement accueilli à Rome. Hudal est
désormais sous surveillance. On ne le sanctionne pas pour autant,
car au Vatican cela ne se fait pas, mais il ne progressera plus dans
sa carrière.
En 1944, quand les Alliés libèrent Rome, Hudal se sent tout d’un
coup beaucoup moins « l’évêque allemand de Rome » et se réinvente
comme « l’évêque autrichien de Rome », entièrement concentré sur
le secours aux réfugiés autrichiens. Il est secondé par un curieux per-
sonnage, le baron Berger-Waldenegg, qui va servir d’interface avec les
services secrets américains, c’est-à-dire les services de renseignement
de l’armée américaine mais aussi l’OSS. Grâce à la censure postale
qui permet de lire sa correspondance avec de nombreuses personna-
lités d’extrême droite, les espions américains savent à quoi s’en tenir
à son sujet. Ils savent que Hudal héberge souvent dans son église
plusieurs fugitifs nazis. Leurs chambres sont situées à proximité d’un

128
Rome, ville ouverte

passage secret qui mène à la crypte de l’église. Ils peuvent s’y réfugier
en cas d’irruption inattendue.
À Rome, Hudal est assisté par Mgr Heinemann, basé à Santa
Maria dell’Anima, et Mgr Bayer installé près de l’ancienne ambas-
sade d’Allemagne. Selon un rapport du renseignement américain
de 1947, « Bayer est en charge de toute l’activité d’aide aux réfugiés
allemands au Vatican ». Beaucoup sont hébergés par Bayer dans
les locaux de l’ancienne ambassade. Bayer travaillerait de concert
avec le Dr Willy Nix, dirigeant du comité pour l’Allemagne libre
en Italie, une organisation présentée comme antinazie. En réa-
lité elle assiste des nazis en fuite, leur trouve des points de chute
en Amérique du Sud et les envoie à Gênes avec passeports de la
Croix-Rouge.
Pour opérer librement, Hudal a passé un accord avec des officiers
de la police italienne. Quand les carabinieri tombent sur des nazis
figurant sur leurs listes, ils les aiguillent vers les églises et couvents
indiqués par Hudal. Cet accord fonctionne assez bien, sauf débor-
dements extrêmes : à Gênes, un groupe de 110 nazis entonne des
chants guerriers allemands depuis le pont d’un navire en train de
quitter le port. Hélas pour eux, le navire souffre d’une avarie et doit
faire marche arrière. Les carabiniers n’ont d’autre choix que de les
arrêter après cette provocation.
En août 1946, le CIC américain parvient à infiltrer dans l’or-
ganisation du Dr Nix un de ses agents qui se fait passer pour un
fugitif nazi. Dès son arrivée, celui-ci se voit remettre une lettre de
recommandation, qui lui permet ensuite d’obtenir un passeport de
la Croix-Rouge. L’agent est logé dans une immense villa, au milieu
de nombreuses personnalités d’origines variées. Estimant disposer
d’assez d’éléments, les Américains y font une descente et arrêtent
plusieurs locataires pour interrogatoire. Il en ressort que le réseau du
Dr Nix inclut des nobles allemands et italiens et des prêtres. Début
1947, les services secrets italiens décident d’arrêter Nix, qui se réfu-
gie au Vatican. « Nous avons toujours soupçonné que le Dr Nix agis-
sait sous la protection du Vatican. Sa fuite et son hébergement au

129
Pacelli

Vatican en apportent aujourd’hui la preuve », note dans son rapport


l’agent Vincent La Vista1.
En dehors de Rome, Hudal « porte la bonne parole » dans les
camps de prisonniers, les informant sur les filières d’évasion suscep-
tibles de les assister. L’une de ses premières visites sera pour Walter
Rauff, le plus haut responsable SS des services de sécurité pour le
nord-ouest de l’Italie. Comme on l’a vu, Rauff a participé avec le
commandant de la Wehrmacht en Italie du Nord à des négociations
secrètes avec le chef de poste de l’OSS à Berne, Alan Dulles. Ces
négociations menées sous l’égide d’émissaires du Vatican ont permis
de précipiter la fin des conflits en Italie. Le 29 avril 1945, le jour
de la reddition allemande, Rauff a reçu un faux passeport et s’est
installé dans un appartement milanais. Arrêté par les Américains un
mois plus tard, il est secouru par Hudal qui le fait transférer dans
un hôpital militaire. Il est alors pris en charge par les équipes de
l’OSS. James Angleton se montre très intéressé par les archives de la
police secrète fasciste que Rauff a placées en lieu sûr et par son zèle
anticommuniste.
Réinstallé dans son appartement milanais, Rauff prend contact
avec l’archevêque de Gênes Mgr Siri qu’il va aider à développer sa
filière d’exfiltration vers l’Amérique du Sud.
Hudal lui trouvera un travail de professeur dans une école catho-
lique et organisera l’exfiltration de sa famille de la zone d’occupation
soviétique en Autriche. Rauff aidera ensuite d’autres officiers nazis
à organiser leur fuite, ayant conservé plusieurs des agents qui tra-
vaillaient pour lui lorsqu’il dirigeait les services de sécurité nazis à
Milan. Grâce à lui s’évade ainsi Adolf Eichmann. Contrairement à
nombre de ses collègues, Rauff restera en Italie, travaillant plusieurs
années pour la CIA et les services italiens. L’intérêt des Américains ira
cependant en diminuant, c’est pourquoi Rauff émigrera avec l’aide
du secrétaire de l’archevêque de Milan en Syrie puis en Équateur
et enfin au Chili. En 1962, l’Allemagne réclamera son extradition,
1. Rapport « La Vista » du 15 mai 1947, NARA, RG 59, 250/36/29/2, 800.0128,
boîte 4080.

130
Rome, ville ouverte

sans succès. Lors de ses funérailles en 1984, on verra affluer de toute


l’Amérique du Sud nombre de ses camarades venus rendre hommage
à sa dépouille dans un ultime salut hitlérien.
Pour financer de tels réseaux, Hudal bénéficie d’une manne finan-
cière apportée par un autre officier nazi : le SS-Sturmbannführer
Friedrich Schwend était une recrue du contre-espionnage de l’armée
allemande spécialisé dans le marché des devises. Il était chargé de dif-
fuser des billets produits en masse par un atelier de faux-monnayeurs
juifs mis sur pied par la SS au sein du camp de Sachsenhausen.
Schwend était chargé d’écouler cette fausse monnaie : il avait pour
mission d’acquérir de l’or, des diamants et des matières premières.
Ses bureaux d’achat étaient installés à Trieste puis à Milan1.
Schwend met à disposition de Rauff tout ou partie des sommes
qu’il n’a pas dépensées.
De son côté, Hudal se charge des demandes de papiers auprès
de l’antenne romaine de la Croix-Rouge : dans le chaos de l’après-
guerre, celle-ci délivre de nouvelles pièces d’identité provisoires aux
personnes déplacées, valables uniquement sur le territoire italien.
Après la fin de la guerre, on trouve dans les camps italiens de
nombreux soldats croates oustachi (alliés des nazis), ainsi que des
SS de différentes nationalités mais souvent de confession catholique.
Mgr Hudal dénonce leurs conditions d’existence misérables : absence
de nourriture suffisante, de soins médicaux, etc. Farouchement anti-
communiste, il estime que ces prisonniers n’ont fait qu’exécuter des
ordres et ne sont en aucun cas des criminels de guerre. Des sous-
comités commencent à prendre l’initiative de faire libérer certains
d’entre eux selon un schéma constant : la commission pontificale
rédige une lettre de recommandation pour la Croix-Rouge qui seule
peut leur procurer des titres de voyage et des cartes alimentaires.
Le secrétaire du service étranger de la commission signe toutes les
lettres qu’on lui présente sans qu’aucune vérification soit effectuée
par rapport aux déclarations des intéressés. La commission s’occupe

1. Cf. Yvonnick Denoël, « Les faux-monnayeurs d’Hitler », Sang-froid, n° 11, 2018.

131
Pacelli

également de solliciter des visas. Un des prêtres impliqués dans ces


opérations, le père Anton Weber, s’est défendu ainsi : « Même si des
criminels de guerre s’étaient présentés avec leurs vrais noms, nous
n’aurions pas pu savoir qu’ils étaient des criminels de guerre1. »
Hudal ne se satisfait pas de l’aide matérielle substantielle apportée
par son organisation. Il veut aussi accélérer le processus d’émigration
de ses protégés. C’est pourquoi en 1948 il sollicitera directement
du chef de l’État argentin, Juan Perón, l’attribution de 5 000 visas,
non pas pour des réfugiés humanitaires mais pour des « combattants
antibolcheviques » dont les « sacrifices pendant la guerre ont sauvé
l’Europe de la domination soviétique2 ».
L’un des cas les plus spectaculaires des évasions légales orchestrées
par l’évêque Hudal est celui de l’ancien commandant du camp d’ex-
termination de Treblinka, Franz Stangl. Ce dernier a réussi à s’enfuir
d’Allemagne et à gagner Rome à pied. Aiguillé par la rumeur, il se
précipite chez Hudal, qui lui fournit immédiatement un logement et
un travail… à la bibliothèque du Collegium Germanicum ! Quelques
mois plus tard, Stangl embarque pour le Brésil où il deviendra méca-
nicien dans une usine Volkswagen…
Dans ses Mémoires, Hudal assumera crânement ses exploits : « Je
remercie Dieu de m’avoir ouvert les yeux et offert la grâce imméritée
de visiter et réconforter de nombreuses victimes dans leurs prisons
et camps de concentration au cours de la période d’après-guerre,
et d’avoir pu soustraire un grand nombre d’entre eux des mains de
leurs bourreaux, facilitant leur fuite vers des pays plus généreux avec
de faux papiers d’identité. […] Je me sentais obligé après 1945 de
consacrer mon travail charitable essentiellement aux anciens natio-
naux-socialistes et fascistes, particulièrement les prétendus “crimi-
nels de guerre”3. »

1. Der Spiegel, n° 6, 1984.


2. Lettre de Hudal à Perón, 31 août 1948, Collegio Santa Maria dell’Anima, fonds Hudal,
boîte 27. Cité par Gerald Steinacher, Les nazis en fuite, Perrin, 2011.
3. Alois Hudal, Römische Tagebücher, Stocker, Graz, 1976.

132
Rome, ville ouverte

Les sous-commissions croate et allemande, mais aussi hongroise,


slovène et polonaise ne sont pas en reste. Un autre sous-comité qui
fera parler de lui est le croate, dirigé par le recteur Juraj Magjerec
et Mgr Krunoslav Draganović de l’Institut San Girolamo de Rome.
Il faudra attendre 1950 et divers scandales dévoilés par la presse
italienne pour que le Vatican décide de fermer les sous-comités
les plus critiqués. En 1949, les journaux annoncent ainsi la mort
naturelle du SS-Sturmbannführer Otto Gustav Wächter, coupable
de crimes de guerre à Varsovie et en Galicie orientale : depuis la
fin de la guerre, il vivait paisiblement dans un monastère romain.
Interrogé par la presse, Hudal assumera crânement avoir aidé cet
officier comme un acte de miséricorde chrétienne. Le 3 février
1950, Mgr Baldelli l’informe que son sous-comité est dissous. Ce
qui n’empêchera pas Hudal de poursuivre ses activités à titre privé.
En avril 1951, les évêques autrichiens demandent sa démission, qui
intervient l’année suivante. Il a eu le grand tort d’assumer publi-
quement ce que d’autres sous-comités continuaient à faire plus
discrètement.
Il n’est pas possible que Montini ait totalement ignoré l’acti-
vité de ces sous-comités : des archives prouvent que tous au sein du
Vatican n’approuvaient pas l’action de cette filière sud-américaine :
par exemple, son subordonné Mgr Carroll lui écrit ceci le 10 mars
1947 : « Le fait que le comité pontifical joue un rôle significatif dans
le transport des réfugiés vers l’Amérique du Sud, et cela sans prépa-
ration adéquate, pourrait exposer le Saint-Siège à des critiques plutôt
sévères de la part d’autorités incapables de faire la différence entre
le Vatican et les comités ou institutions qui se réclament de lui1. »
Certains biographes de Montini ont tenté de faire porter le chapeau
des « dérapages » de Hudal et consorts à Baldelli, le patron de la com-
mission pontificale, mais ce dernier a été promu évêque en 1959, ce
qui est difficilement compatible avec cette version.

1. Archive citée par Hansjakob Stehle in Die Zeit, n° 4, 1984.

133
Pacelli

Un effet inattendu de ces filières d’évasion de criminels de guerre


nazis est une vague sans précédent de conversions au catholicisme
dont on peut trouver la trace dans les registres de monastères situés
sur l’itinéraire des fuyards. Nombre de SS fanatiques et d’officiers
nazis sans foi ni loi, ou bien de confession protestante, ne voient
guère d’inconvénient à adopter la foi catholique, si c’est le prix du
ticket d’entrée dans la filière. Ces conversions permettent aux ecclé-
siastiques responsables du programme de rationaliser leur action
comme la récompense d’une révolution spirituelle qui permettrait
d’absoudre, ou tout au moins de mettre à distance les horreurs du
passé. Exemple cité par Gerald Steinacher1 : les chroniques rédigées
par les sœurs de la Croix du sanatorium de Brixen révèlent que des
dizaines de « soldats allemands » (en réalité des officiers au passé
compromettant) ont été baptisés dans la chapelle du Sacré-Cœur
de l’hôpital et ont « renoncé à l’hérésie ». Steinacher conclut : « aux
yeux de certains prêtres, les nazis étaient les nouveaux hérétiques.
S’ils faisaient acte de repentance, alors ils pouvaient être à nouveau
baptisés, puisqu’on ne pouvait guère attendre que fût établie la
preuve que leur premier baptême avait été correctement adminis-
tré. Le baptême (mais aussi la conversion) fut donc dans certains
cas un instrument de dénazification dans les mains de l’Église ».
Ajoutons que ce fut aussi un préalable à l’émission de certificats de
« dénazification » sur lesquels les Alliés ne se montrèrent pas trop
regardants.
Aux yeux de Pie XII, la responsabilité majeure des crimes de
guerre et de la « solution finale » repose sur une poignée de hauts
dirigeants nazis. Les échelons inférieurs n’ont fait qu’obéir. Les cri-
minels de guerre nazis qui se convertissent sont des brebis égarées qui
ouvrent enfin les yeux sur les enseignements de l’Église.

1. Gerald Steinacher, Les nazis en fuite, op. cit.

134
Rome, ville ouverte

L’amicale croate

Début 1947, le CIC infiltre un agent dans le monastère de San


Girolamo, via Tomacelli à Rome. L’agent Robert Mudd écrira dans
son rapport :
« Celui qui veut entrer dans ce monastère doit se soumettre à une
fouille visant à trouver des armes et des papiers d’identité. Il doit
répondre à des questions, dire d’où il vient, qui il est, qui il connaît,
quel est le but de sa visite et comment il a appris qu’il y avait des
Croates dans le monastère. Toutes les portes sont fermées à clé, celles
qui ne le sont pas sont gardées par un gardien armé et un mot de
passe est nécessaire pour aller d’une pièce à une autre. Toute la zone
est surveillée par de jeunes Oustachi armés en civil et on échange le
salut oustachi à longueur de journée1. »
De nombreux anciens dignitaires du régime croate sont terrés
dans le monastère. Selon le renseignement américain, ils font des
allers-retours fréquents au Vatican dans une voiture avec chauffeur
et plaque d’immatriculation du corps diplomatique. L’agent spécial
du CIC estime que le Vatican est en train d’organiser leur fuite en
Amérique du Sud. Ses collègues britanniques font la même analyse :
un ou plusieurs responsables au Vatican soutiennent les agissements
de la filière… sans que l’on puisse être certain du rôle exact joué par
le pape dans ce dossier.
Au centre de ce trouble jeu, on trouve Mgr Krunoslav Draganović.
Né en 1903, ce protégé de l’archevêque de Sarajevo Ivan Šarić fut
envoyé étudier à Rome en 1932, à l’Institut pontifical oriental. Il
retourna auprès de l’évêque Šarić en 1935. En 1941, le parti fasciste
oustachi proclame comme on l’a vu l’indépendance de la Croatie,
pour mieux placer celle-ci sous la férule de l’Allemagne nazie. Bien
loin de la neutralité requise par sa qualité de religieux, Draganović
est alors nommé à la direction du bureau de la colonisation situé à
Zagreb. Dès la première année, le régime d’Ante Pavelić se distingue
1. NARA, RG 263, rayon 230, rangée 86, compartiment 22, étagère 04, boîte 28 ; GWDN,
08676.

135
Pacelli

comme on l’a vu par le massacre de près de 500 000 Serbes ortho-


doxes de Bosnie-Herzégovine. En 1943, Draganović s’installe à
Rome au collège croate installé dans le monastère San Girolamo
degli Illirici. Celui-ci va après la guerre servir de base logistique au
secours des réfugiés croates qui fuient la vengeance de Tito. Quand
le secrétaire d’État Maglione meurt en 1944, c’est le sous-secrétaire
d’État Montini qui le supervise. Il désigne le père Draganović pour
assurer la liaison avec les Croates.
Fin 1944, le Vatican demande que le prêtre croate soit autorisé
à visiter les camps dans lesquels ses compatriotes sont détenus. Une
mission purement humanitaire, cela va de soi. Les Alliés donnent
leur accord, en toute connaissance du personnage. Il peut ainsi par-
courir le nord de l’Italie et organiser en toute tranquillité le réseau
d’évasion des anciens Oustachi qui opérera depuis la confraternité
de San Girolamo, qui s’est vu attribuer le statut de « comité croate »
au sein de la commission pontificale d’assistance. Draganović entre-
tient des contacts étroits avec le colonel Findlay, directeur de la sec-
tion des forces d’occupation en charge des personnes déplacées et du
rapatriement, mais aussi le ministre italien des Affaires intérieures
Migliore, qui a autorité sur les services secrets. Draganović se rend
aussi régulièrement au QG de l’armée et des renseignements à Rome
où on l’informe en détail des arrestations qui se préparent.
Plusieurs témoignages ont permis de mieux connaître le fonc-
tionnement du comité. Le père Cecelja, ancien aumônier adjoint
de la milice oustachi (avec rang de lieutenant-colonel), a fait partie
en 1941 de la délégation officielle envoyée par Pavelić à Rome pour
recevoir la bénédiction de Pie XII. En mai 1944, il a abandonné son
poste pour s’établir à Vienne et fonder l’antenne locale de la Croix-
Rouge croate, paravent de son activité de relais du réseau d’évasion.
Grâce à ses papiers de la Croix-Rouge et à un laissez-passer améri-
cain, il a pu circuler librement et assume avoir permis à des criminels
de guerre de changer d’identité. Toutefois, en octobre 1945, il est
arrêté par les Américains et passe dix-huit mois en prison. L’évêque
américain Joseph Hurley, représentant du pape en Yougoslavie,

136
Rome, ville ouverte

vient à son secours et même si une commission d’enquête conclut à


des activités collaborationnistes, le Département d’État ordonne sa
libération. Il reprend alors ses activités de passeur de nazis. Selon son
témoignage recueilli par Aarons et Loftus, le Vatican connaissait et
approuvait les activités de Draganović.
Draganović reçoit également l’aide du nouvel archevêque de
Gênes, Giuseppe Siri. Ce dernier n’a jamais eu de sympathies fas-
cistes et a même protégé les Juifs de son diocèse. Mais cela ne l’em-
pêche pas d’être farouchement anticommuniste. Il crée à Naples sa
propre organisation d’aide à l’émigration nommée Auxilium et orga-
nise une nouvelle filière argentine, prenant en charge les envoyés de
Draganović et de Hudal. Pendant ce temps, en Autriche, le père
Cecelja repère dans les camps de prisonniers d’anciens officiers
oustachi et les envoie vers Draganović, via divers monastères de
confiance (notamment au sud-Tyrol et dans le nord de l’Italie). De
Rome, Draganović les envoie à son tour à Naples où ils sont pris en
charge par un autre prêtre croate. En parfaite connaissance de cause,
ce sont plusieurs centaines de criminels de guerre nazis qui seront
exfiltrés par cet itinéraire.
Les services de renseignement alliés savent que San Girolamo
héberge des dizaines de criminels de guerre croates. Mais c’est aussi
le centre des activités anticommunistes dirigées contre le nouveau
régime de Belgrade, et Draganović peut leur être utile.
Selon les rapports du CIC, le dictateur croate Ante Pavelić a fui
Zagreb le 6 mai 1945 en emportant quatre camions de soldats et un
trésor de pièces d’or d’une valeur estimée à 80 millions de dollars. En
cours de route, le dictateur et ses hommes ont revêtu des vêtements
civils et pris des noms d’emprunt. Beaucoup de ses hommes ont
déserté à l’approche d’une colonne de chars russes. Le petit groupe
restant a été hébergé dans les Alpes par un sympathisant autrichien. Il
a traversé sans encombre la zone occupée par les Britanniques avant
de tomber entre les mains de troupes américaines. Le renseignement
militaire américain est persuadé que les Britanniques ont favorisé
son évasion… à moins que Pavelić n’ait acheté sa liberté au prix fort.

137
Pacelli

Selon un rapport américain, les Britanniques auraient saisi 150 mil-


lions de francs suisses détenus par les Oustachi à la frontière entre
la Suisse et l’Autriche et auraient accepté que le reste, soit 200 mil-
lions de francs suisses, soit transporté au Vatican1. Le Vatican avait-il
conscience de leur provenance ? S’il s’agissait d’or gouvernemental, il
se serait présenté sous forme de lingots portant estampille du Trésor
croate. Si l’argent a bien été placé à la banque du Vatican, il a sans
doute été déposé sur le compte de l’office d’assistance pontificale,
pour secourir les réfugiés croates. Auquel cas ce sont les responsables
de San Girolamo qui ont réparti l’argent.
Le père Draganović a accepté de répondre aux questions de l’agent
spécial Gowen du CIC : il lui a confirmé que les livraisons d’or croate
ont bien eu lieu en sa présence et qu’il a pu en utiliser une partie pour
financer la fuite de Pavelić et de ses affidés. Irrité que cet interrogatoire
ait pu avoir lieu, Montini s’en plaint auprès de James Angleton, qui fait
mettre un terme à l’enquête de Gowen. Mais ce dernier a eu le temps
d’interroger suffisamment de Croates ayant participé au transfert de
l’or pour que ses conclusions soient fermement établies. Pour lui, il
n’y a aucun doute que le Vatican a bien accepté cet or et que l’IOR
l’a stocké dans ses coffres sans le faire apparaître dans ses registres. Le
renseignement militaire a produit de nombreux rapports faisant état
de paiements pris en charge par le Vatican pour le réseau d’exfiltration
des Croates, coordonnés par le prêtre franciscain Mandić2. En avril
1947, les soldats britanniques arrêteront l’un des hommes du réseau,
le général Ante Moškov, en possession de 3 200 pièces d’or et 75 dia-
mants (!). Le pape réclamera en vain sa libération.
Draganović a désormais la haute main sur une partie du trésor
de guerre oustachi. Au cours de l’été 1945, des représentants de
Pavelić lui ont appris qu’un trésor supplémentaire de 400 kilos d’or
et d’importantes devises ont été cachés à Wolfsberg en Autriche. Ils

1. Rapport cité par Uki Goñi, The Real Odessa: How Peron Brought the Nazi War Criminals
to Argentina, Granta Books, 2003.
2. Rapport des agents William Gowen et Louis Caniglia, Counter Intelligence Corps,
Rome, 29 août 1947. NARA, RG 319, boîte 173, dossier IRR XE001 109.

138
Rome, ville ouverte

lui demandent de le rapatrier à Rome et de les placer en lieu sûr.


Draganović va lui-même convoyer deux malles de lingots d’or. Une
autre partie du trésor (2 400 kilos d’or et diverses valeurs) est décou-
verte par les Américains à Berne, où les Oustachi convertissent l’or
en devises au marché noir pour envoyer des fonds en Amérique du
Sud.
À l’été 1947, les services de renseignement américains et britan-
niques savent précisément où vit Pavelić avec une douzaine de per-
sonnes, dans une propriété de l’Église de la via Giacoma Venezia.
Lors de ses déplacements, il utilise une voiture immatriculée au
Vatican. Il est impossible de l’arrêter dans l’immeuble qui est une
extension du Vatican, et les plans pour le capturer lors de ses déplace-
ments, trop complexes à mettre en œuvre, n’aboutissent pas. De fait,
les Alliés semblent renoncer à le capturer. L’ambiance a changé en
1947 et pour beaucoup d’Oustachi désormais employés par les ser-
vices britanniques et américains, Pavelić est un symbole. Sans comp-
ter que son arrestation serait extrêmement compromettante pour
le Vatican. Le 11 octobre 1948, muni d’un passeport de la Croix-
Rouge et sous une fausse identité hongroise, Pavelić s’embarque à
Gênes pour Buenos Aires. Là, des agents de Perón l’accueillent en
toute discrétion1.
En 1998, le Département d’État américain a commandité une
enquête sur les butins de guerre accumulés par les Oustachi. Dans sa
conclusion, le délégué spécial Stuart Eizenstat note : « Il faut s’inter-
roger sur le comportement de l’administration pontificale, laquelle,
bien qu’elle ne se soit pas compromise avec les Oustachi, ne pouvait
pas ignorer ce qui se tramait2. » Entre anciens du renseignement bri-

1. En Argentine, Pavelić continue de comploter pour revenir au pouvoir et entretient une


camarilla d’une quarantaine d’officiers. Mais les Oustachi se divisent en querelles obscures.
Pavelić menace de mort ses opposants. En 1957, il réchappe à une tentative d’assassinat,
sans doute des services yougoslaves. Puis les Yougoslaves réclament son extradition au nou-
veau gouvernement démocratique argentin. Pavelić s’enfuit, refait surface au Chili, puis en
Espagne pour être hospitalisé en 1959. Il y décède peu après.
2. « Report on WWII. Victim gold. 29 avril 1998, Botschafter Stuart Eisenstadt Report
RG 263 (CIA), name files, box 12. Cité par Steinacher, op. cit.

139
Pacelli

tannique, on a longtemps affirmé que le Vatican n’était pas seul à


protéger Pavelić ! En réalité, c’est en plein accord avec les Américains
que le Saint-Siège aurait agi.
Les services américains du CIC se sont décidés à recruter
Draganović. Il serait trop délicat pour eux de recruter officiellement
des criminels de guerre et de leur offrir la citoyenneté américaine, ce
qui aurait déclenché un tombereau de questions délicates de la part
des bureaucrates du Département d’État et du Service de l’immigra-
tion. Le plus éminent personnage à bénéficier des services du réseau
Draganović n’est autre que Klaus Barbie, devenu Klaus Altmann,
pour lui permettre de gagner la Bolivie. Le « boucher de Lyon » et sa
famille ne peuvent plus rester en Allemagne car les services français
recherchent activement Barbie. Ils sont donc convoyés début 1951
d’Augsburg à Salzburg avec un visa de transit fourni par le CIC. Puis
deux agents du service escortent la famille à travers l’Italie jusqu’à
Gênes, où Draganović les installe à l’hôtel Nazionale1. Le prêtre leur
fournit tous les papiers nécessaires et onze jours plus tard ils s’em-
barquent à destination de Buenos Aires. L’équipe du CIC pousse un
soupir de soulagement.
En 1947, la doctrine Truman impose de faire passer la lutte anti-
communiste devant la traque des criminels de guerre. La CIA est
créée et va aussitôt recruter Draganović. À partir de 1947, un bureau
d’émigration croate vers l’Argentine fonctionne à plein régime au
sein du monastère San Girolamo. L’Argentine héberge déjà une
forte population d’origine croate et Draganović entretient de bonnes
relations avec les autorités argentines qui permettent de simplifier et
d’industrialiser les formalités de visa : il est désormais possible d’en
obtenir par milliers simplement en envoyant des listes de noms !
La filière d’exfiltration vers l’Argentine n’est pas seulement l’initia-
tive de quelques prélats isolés, comme on l’a souvent affirmé. En réa-
lité, dès juin 1946, Pie XII a fait connaître au gouvernement Perón,
via son ambassadeur à Rome, son désir d’organiser l’émigration de
1. Magnus Linklater et al., The Nazi Legacy. Klaus Barbie and the International Fascist
Connection, Rhinehart and Winston, 1984.

140
Rome, ville ouverte

personnalités clandestinement hébergées par le Vatican ou détenues


dans des camps de prisonniers1. Cette démarche, attestée par les
archives argentines, met à mal la thèse d’une absence d’implication
du pape dans l’établissement de la filière argentine.
Le chef du régime, Perón, a passé deux ans comme attaché mili-
taire à Rome de 1939 à 1941. Là, il a eu des contacts approfondis
non seulement avec le régime fasciste mais aussi les services secrets
allemands avec qui il partage « une vision du monde semblable à la
nôtre » selon le patron du SD, Walter Schellenberg.
Le 4 juin 1943, Perón participe au coup d’État militaire. Il devient
président le 4 juin 1946 et le restera jusqu’en septembre 1955.
Dès avant la guerre il existait en Argentine une importante com-
munauté allemande. La déclaration de guerre de l’Argentine envers
l’Allemagne en mars 1945 était de pure façade, destinée à satisfaire
les États-Unis. Le gouvernement fit bien saisir quelques entreprises
allemandes, mais elles furent vite rendues à leurs propriétaires.
Après la chute du nazisme, Perón souhaite importer en masse des
techniciens allemands, qui pourront contribuer au développement
du pays. Il assemble un groupe d’anciens collaborateurs et criminels
de guerre : un dirigeant du parti rexiste (nazi) belge, Pierre Daye, un
chef des SS flamands, René Lagrou, un ancien SS-Hauptsturmführer
affairiste, Carlos Fuldner… Ces trois hommes, dirigés par le respon-
sable des services de renseignement argentins, vont organiser l’exode
des criminels de guerre, en lien avec Draganović.
Pour mieux organiser la filière argentine, Perón décide d’en-
voyer un homme d’Église ouvrir un bureau d’immigration à Rome
en décembre 1946 (DAIE : Délégation pour l’immigration argen-
tine en Europe). L’aumônier militaire José Clemente Silva, frère
d’un proche du dictateur, le général Oscar Silva, apparaît comme
l’homme de la situation. Il est chargé d’organiser une émigration
européenne de masse, avec un objectif de 4 millions de personnes,
1. Lettre secrète n° 144 de l’ambassadeur d’Argentine au Vatican au ministre des Affaires
étrangères Juan Bramuglia, 13 juin 1946, dévoilée par la commission CEANA (Comision
de Esclarecimiento de Actividades Nazis en la Argentina), citée par Uki Goñi.

141
Pacelli

au rythme de 30 000 migrants par mois. Cet objectif ne sera jamais


atteint, mais la machine fonctionne à plein. Les responsables
du bureau qui accueillent les arrivants au port de Buenos Aires
apprennent à repérer au premier coup d’œil les migrants « spé-
ciaux » qui sont aiguillés séparément des autres migrants dès qu’ils
descendent du bateau. Ces fonctionnaires adoptent la terminologie
des services alliés pour distinguer les « noirs » (criminels de guerre
a priori indéfendables), les « gris » (collaborateurs) et les « blancs »
(Juifs et autres victimes de guerre). Américains et Britanniques
sont parfaitement conscients de cette filière et l’évoquent même
dans des documents internes.
L’implication du Vatican au plus haut niveau, mise au jour par
les archives argentines, est aujourd’hui confirmée par les archives
britanniques et américaines. La critique du père Robert Graham
concernant l’enquête pionnière d’Aarons et Loftus sur Draganović
(« C’était sa propre opération, pas celle du Vatican ») ne tient plus
aujourd’hui. Pie XII n’était pas seulement « au courant » de manière
plus ou moins vague de l’aide apportée aux criminels de guerre nazis :
il a expressément plaidé par écrit auprès des Britanniques et des
Américains pour qu’on les aide. De leur côté, les Américains n’ont
pas tardé à recruter Draganović pour leurs propres besoins. Après un
temps de flottement, tout le monde s’est trouvé d’accord pour les
mettre à l’abri des services communistes.
Dès août 1945, le Vatican demande ainsi à Londres via son
ambassadeur sir D’Arcy Osborne de « reconsidérer » le classement
en « prisonniers de guerre » de 600 Croates détenus à Naples, afin
« qu’en aucun cas eux ou leurs compatriotes puissent être remis au
gouvernement du maréchal Tito1 ». Cette demandée est rejetée par
le gouvernement britannique. Le 27 mars 1946, le pape revient à la
charge directement (et non plus via la secrétairerie d’État) en faveur
des Croates détenus au camp de Tarente et menacés de rapatriement

1. Cf. le message « Osborne au Foreign Office » du 27 août 1945, PRO FO 371/48920


R14525, cité par Uki Goñi, The Real Odessa, op. cit.

142
Rome, ville ouverte

en Yougoslavie1. Il appuie pleinement la requête de la confraternité


de San Girolamo (c’est-à-dire du père Draganović).
Les diplomates britanniques sont indignés par cette situation
et estiment qu’il faut livrer les prisonniers croates à Tito, voire
capturer tous ceux qui se cachent à Rome. Osborne plaide pour
qu’on s’abstienne de fouiller les résidences appartenant au Vatican,
preuve que la démarche a été sérieusement envisagée. « Si ces
hommes se trouvaient n’importe où en Italie plutôt qu’au Vatican,
on les arrêterait et les livrerait », fulmine un officiel du Foreign
Office. Osborne reçoit pour instruction de mettre en garde ses
interlocuteurs que le Vatican est de plus en plus perçu comme le
protecteur des nazis et fascistes. En janvier 1947, Osborne remet
donc au sous-secrétaire d’État le cardinal Tardini un mémoran-
dum confidentiel. Il avertit Tardini que la Yougoslavie s’apprête
à réclamer l’extradition de cinq grands criminels de guerre sur la
culpabilité desquels les autorités britanniques n’ont aucun doute.
Il ajoute qu’il est grand temps que le Vatican arrête de fournir des
munitions à ceux qui pensent que le Vatican protège les anciens
agents de Hitler et Mussolini.
Tardini lui répond que « le pape a récemment donné des ordres
très stricts à toutes les institutions ecclésiales romaines de ne plus
accueillir d’invités sans autorisation au plus haut niveau ».
Le mois suivant, Tardini reçoit à nouveau Osborne pour l’infor-
mer que les cinq criminels recherchés ne sont plus hébergés à l’Insti-
tut pontifical oriental. L’embarras n’a fait que croître car entre-temps,
les Yougoslaves ont publiquement affirmé qu’un grand nombre de
criminels de guerre étaient en cours d’acheminement en Argentine
à l’instigation de San Girolamo, avec le concours de la commission
pontificale d’assistance, en violation de toutes les règles des Nations
unies. Tardini plaide que la commission est complètement indépen-
dante de la secrétairerie d’État. Osborne se contente de commen-
ter : « Je lui ai cependant fait remarquer que c’était quand même une

1. Message du 27 mars 1946, PRO WO 204/1113.

143
Pacelli

organisation et un instrument de charité papale, et que l’on ne peut


pas s’exonérer de responsabilités pour ses actions. »
Sans désemparer, Pie XII envoie le 26 avril 1947 une nouvelle
demande en faveur de quinze Oustachi (dont les généraux Kren et
Moškov, hommes de confiance de Pavelić) détenus dans une prison
militaire britannique à Rome. Les Anglais décident de passer outre et
de les remettre aux Yougoslaves (seuls neuf d’entre eux le seront car
plusieurs arrivent à s’évader). Osborne reçoit pour instruction d’en
informer sèchement le Vatican : « Expliquez à la secrétairerie d’État
que, quelle que soit la réputation de ces hommes de “fervents avocats
des principes humanitaires” (alléguée par Pie XII), ces personnes ont
activement soutenu l’invasion allemande de la Croatie et travaillé
pour le gouvernement oustachi de Pavelić, soutenant un régime qui
a piétiné les principes humanitaires et commis des atrocités sans
équivalent dans aucune période de l’histoire1. »
Toutefois la tension entre Londres et Rome va retomber encore
plus vite qu’elle était montée. En coulisses se joue une discussion
secrète entre Américains, Britanniques et le Vatican. La guerre froide
est en train de s’installer et elle bouscule l’ordre des priorités.
Les trois gouvernements se mettent d’accord pour que plus un
seul oustachi ne soit livré à la Yougoslavie et que tous puissent gagner
l’Argentine. Le 9 septembre 1947, une opération conjointe anglo-
américaine permet de transférer tous ceux encore détenus ou héber-
gés en Italie dans la zone d’occupation britannique en Allemagne
de l’Ouest. Plus aucune demande d’extradition ne sera acceptée.
L’Église catholique américaine, en particulier le cardinal Spellman,
a fait un travail intense de lobbying auprès de son gouvernement.
L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington prévient Londres
que le lobby yougoslave exerce une pression accrue sur le Congrès
et le Département d’État et qu’il vaut mieux éviter de se mettre en
porte-à-faux.

1. Message de Colville à Osborne, 14 mai 1947, FO 371/67376 R6058.

144
Rome, ville ouverte

Selon Uki Goñi1, Draganović agit constamment sous la protection


du cardinal Pietro Fumasoni-Biondi, préfet de la Congrégation pour
la propagation de la foi, qui hébergerait le service secret du Vatican
(c’est en partie vrai seulement) et qui gère le dossier yougoslave.
Un autre responsable du renseignement serait le cardinal Angelo
Dell’Acqua, supérieur hiérarchique de Draganović et haut respon-
sable de la secrétairerie d’État.
Les services américains savent que Draganović a reçu de fortes
sommes de Hudal en échange de ses services pour l’émigration de
nazis en Argentine. Les filières Hudal et Draganović ne sont donc
pas séparées de façon étanche. Les deux travaillent ainsi avec le car-
dinal Siri de Gênes.
Le père franciscain Dominik Mandić est un rouage important
de l’organisation Draganović : ce fervent supporter de Pavelić est
arrivé à Rome en 1939 comme trésorier de son ordre. Au sein de
San Girolamo, il fabrique de fausses cartes d’identité en utilisant le
matériel d’impression des franciscains. Il fait aussi office de trésorier
pour Draganović, recevant les dons de la communauté américano-
croate transmis par Spellman, mais aussi ceux venus du Vatican
même. Enfin il investit l’or, les bijoux et les valeurs que lui ont remis
de hauts gradés oustachi, reliquat du trésor de guerre amené à Rome
par les troupes de Pavelić. Une part de ce trésor va financer le ser-
vice secret oustachi d’après-guerre qui collaborera avec la CIA et le
Vatican. À Rome, le beau-fils de Pavelić, le général Vilko Pečnikar,
est en charge des affaires européennes. Selon la CIA, le père Mandić
accorde des financements supplémentaires au service oustachi en
échange de renseignements issus du bloc de l’Est2. Les services occi-
dentaux n’ont pas seulement laissé faire ou coopéré : ils ont manipulé
les agents du Vatican pour servir leurs objectifs. Au premier rang
desquels : pouvoir infiltrer en Yougoslavie communiste des agents
expérimentés pour recueillir du renseignement et frapper des objec-
1. Uki Goñi, The Real Odessa, op. cit.
2. Dossier CIA « Organisation des Oustachi à l’étranger », 4 novembre 1946, cité par Uki
Goñi, The Real Odessa, op. cit.

145
Pacelli

tifs stratégiques. Commentaire d’Aarons et Loftus : « Britanniques et


Américains ont passé avec le Saint-Siège des accords visant à aider
bon nombre de collaborateurs nazis à quitter l’Europe par le réseau
de Draganović. Le Vatican n’était en l’occurrence qu’une couver-
ture respectable derrière laquelle ils s’abritaient cyniquement pour
masquer leur propre attitude immorale. » De son côté, l’Américain
Angleton, en contrepartie d’une aide financière, fait bénéficier cer-
taines de ses « recrues » des réseaux Draganović. Un agent du CIC
décrit candidement le schéma : « Cet accord consiste simplement
en une assistance mutuelle, i.e. nos agents aident les protégés du
père Draganović à quitter l’Allemagne, en échange de quoi le père
Draganović aidera nos agents à obtenir les visas argentins nécessaires
aux personnes présentant un intérêt pour notre commandement…
Cette opération qui ne saurait donc recevoir une approbation offi-
cielle doit être menée avec un maximum de célérité et de discrétion1. »
Jusqu’en 1948, les services alliés et le Vatican espèrent que les
Oustachi parviendront à renverser le régime de Tito, d’où leur com-
plaisance à leur égard.
Mais cet espoir s’effondre bien vite. Au cours de l’été 1948 se
tient à Zagreb un procès-spectacle de cinquante-sept « terroristes »
oustachi. Ils se sont infiltrés dans le pays au cours des deux dernières
années avec pour objectif de déstabiliser le régime à coups d’assas-
sinats et d’attentats contre les chemins de fer et autres moyens de
communication. La plupart sont tombés entre les mains de la police
quelques heures après leur arrivée.
Les procès permettent au régime de dénoncer la duplicité du
Vatican qui chercherait à faire tomber le régime. La réalité est plus
complexe : il s’agit d’une coproduction internationale. Les services
secrets britanniques apportent une aide logistique importante :
les avions qui larguent des tracts pro-Pavelić en territoire croate
décollent d’aéroports situés en zone britannique en Autriche. Les
1. Mémoire du 12 juillet 1948 au QG des forces américaines en Autriche par le QG du
430e détachement du CICV : « Ratline Autriche-Amérique du Sud », cité par Mark Aarons
et John Loftus, Des nazis au Vatican, op. cit.

146
Rome, ville ouverte

soldats oustachi bénéficient d’un équipement militaire britannique.


Selon un rapport du renseignement américain, ce matériel est ache-
miné via la Suisse et le centre de commandement de ces opérations
se situerait… au Vatican ! Les ecclésiastiques slovènes Mgr Krek et
Prešeren, représentants du parti clérical slovène stipendiés par les
services britanniques, seraient les plus fidèles alliés de Draganović au
sein du Vatican. Ils déclarent disposer eux aussi de commandos de
guérilla capables de passer à l’action.
Un ancien agent britannique, qui a servi à Trieste après la guerre,
raconte avoir constitué une cellule anticommuniste composée d’offi-
ciers britanniques en cheville avec les services américains et la police
italienne. Ils avaient pour mission de surveiller les activités clandestines
yougoslaves. Le « territoire libre de Trieste » était alors « le point de ren-
contre entre les forces de la résistance opérant sur le territoire yougos-
lave et celles qui les finançaient et les dirigeaient depuis le territoire ita-
lien ». Le principal coordinateur des infiltrés croates, Ivan Protulipac,
un proche de Pavelić et fondateur dans les années 1930 du groupe des
Krizari (Croisés), est assassiné par les services de l’Est fin 1946.
Pour aider les Krizari à franchir la frontière yougoslave, on a
recours à des trafiquants du marché noir, qui n’hésitent sans doute
pas à trahir pour se faire payer des deux côtés. Outre cette faille dans
le dispositif, il est probable que les Krizari aient été trahis par un
ou plusieurs agents doubles car la plupart des missions clandestines
menées en territoire yougoslave ont mené au désastre. Les preuves
présentées par la justice yougoslave au procès de 1948 laissent peu
de doutes à ce sujet.

Intermarium
Une autre organisation catholique est intervenue dans les filières
d’évasion : Intermarium. Selon l’historien Christopher Simpson1,

1. Blowback: America’s Recruitment of Nazis and Its Effects on the Cold War, Grove Pr, 1988.

147
Pacelli

elle a apporté une aide active aux fugitifs nazis. Draganović figurait
dans son comité de direction.
Après-guerre, plusieurs États (Italie, France, Grande-Bretagne)
avec le soutien du Vatican ont estimé pouvoir l’utiliser pour subver-
tir les régimes communistes des pays de l’Est et tenter de promouvoir
une confédération politique danubienne.
Intermarium est une organisation secrète née à Paris au début des
années 1920 sous l’impulsion de Russes blancs. Elle vise à unifier les
seize nations situées entre l’Allemagne et la Russie pour former dans
les vallées du Danube une confédération anticommuniste et, bien
sûr, catholique. Avant-guerre, Intermarium a reçu le soutien des ser-
vices secrets français et britanniques, qui voyaient d’un bon œil la
perspective d’établir un cordon sanitaire permettant de contenir les
ambitions allemandes et russes. En 1939, la plupart des dirigeants
d’Intermarium se sont engagés aux côtés des nazis. Après la guerre,
ils renouent avec leurs anciens sponsors franco-britanniques, espé-
rant échapper à la justice.
L’agent spécial Gowen du CIC enquête sur Intermarium en sui-
vant la piste d’un jeune Hongrois, Ferenc Vajta, bien introduit dans
les hautes sphères du Vatican. Il réside dans un monastère des envi-
rons de Rome. Vajta, interrogé par Gowen, raconte qu’il travaille à
la fois pour les services français et britanniques, avec le soutien du
Vatican. Francophile, il a étudié à la Sorbonne dans les années 1930,
avant de devenir un agent des services secrets hongrois. Pendant la
guerre, il s’est illustré comme propagandiste nazi, au service de plu-
sieurs journaux financés par les Allemands. À la fin de la guerre, alors
consul général de Hongrie à Vienne, il a organisé le démontage et
l’évacuation vers l’Allemagne de nombreuses usines implantées dans
son pays. Il a aussi permis à de nombreux industriels d’échapper aux
Soviétiques. Repéré par le renseignement militaire français dans sa
zone d’occupation en Autriche, il est recruté par les Français et affirme
même avoir rencontré de Gaulle à Paris en 1945 (ce que les archives
ne permettent pas de vérifier). Ce dernier se serait montré désireux de
rétablir l’influence française en Europe de l’Est, en cultivant l’amitié

148
Rome, ville ouverte

des émigrés locaux susceptibles d’accéder à des hautes fonctions dans


leur pays. Avec le soutien du 2e Bureau et des renseignements mili-
taires de l’état-major français, Vajta a monté des bureaux de rensei-
gnement à Innsbruck, Fribourg et Paris : « Munis de papiers établis
par l’état-major, les émigrés pouvaient se déplacer en toute sécurité
et mettre sur pied un réseau de renseignement fort élaboré. » Vajta
raconte par ailleurs que de Gaulle a entrepris à cette époque de déve-
lopper des relations étroites avec le Saint-Siège, son objectif « étant
de collaborer avec l’Église, et d’obtenir le soutien du Vatican dans la
lutte d’où naîtrait l’Europe de demain. Il était parfaitement conscient
de ce que la France seule n’était pas de taille à jouer les cartes maî-
tresses1 ». Bien entendu, c’est par l’entremise du cardinal Tisserant
que cette coopération est échafaudée : c’est lui qui sonde en premier
lieu le pape sur la collaboration envisagée par les Français.
Tout en travaillant avec les Français, Vajta s’est également mis au
service des Britanniques qui poursuivent un but similaire. En 1944,
Churchill a fondé le « comité Europe centrale » qui vise à constituer
une confédération d’États d’Europe centrale, laquelle serait bien évi-
demment placée sous influence britannique. Le MI6 s’efforce donc
de recruter à son tour des émigrés pouvant servir ces desseins. Malgré
une offre de coordination de la part des Français, il est rapidement
apparu que les Britanniques étaient plus résolus, plus efficaces et se
donnaient des moyens que les Français n’avaient pas… Selon lui,
le MI6 comptait à l’été 1945 plus de 200 agents travaillant sur la
zone d’Europe centrale, et n’hésitait pas à recruter d’anciens nazis
ou oustachi.
Grâce à ses sponsors britanniques, Intermarium dispose de fonds
pour diffuser à grande échelle des brochures de propagande dans les
camps de personnes déplacées en Italie. Devenu un des dirigeants de
l’organisation, Vajta publie deux livres et inonde l’état-major fran-
çais et le ministère des Affaires étrangères de mémos et plans d’action
clandestines dans les Balkans… Mais il finit par se fâcher avec ses

1. Rapport de Gowen daté du 22 mars 1948, dossier Vajta du CIC.

149
Pacelli

sponsors français et décide de s’installer à Rome, où il renoue des


liens directs avec le Vatican et des dirigeants politiques qu’il a connus
avant-guerre, lorsqu’il était correspondant de presse dans la capitale
italienne. À Rome, le père Draganović s’affirme un ardent ambassa-
deur d’Intermarium.
Le bras droit laïc de Draganović, Miha Krek, est un Slovène ami
de Vajta. Chef du parti catholique slovène, il émarge auprès du MI6
et officie comme président d’Intermarium. Il a ses entrées au Vatican
par l’entremise de son compatriote Mgr Anton Prešeren, le substitut
slovène du préposé général des jésuites. Les services de renseigne-
ment italiens tiennent Prešeren pour le chef de file d’un puissant
lobby slovène, soutenu par les services anglais.
Au sein d’Intermarium, on découvre nombre d’anciens fascistes
passés au service des Britanniques : Grigore Gafencu, ex-ministre
roumain des Affaires étrangères, Casimir Papée, ambassadeur de
Pologne au Vatican, Mgr Ivan Bučko, expert du Vatican pour les
affaires ukrainiennes, qualifié de « chef spirituel du mouvement
de résistance ukrainienne », ou encore Ferdinand Ďurčanský, ex-
ministre slovaque des Affaires étrangères pourtant recherché pour
crimes de guerre. Prešeren et Bučko travaillent au sein des groupes
d’aide à l’émigration clandestine soutenus par le Vatican.
Depuis son domicile romain, Vajta collabore avec les jésuites,
qu’il décrit comme « les principaux agents du Vatican pour l’infil-
tration des pays occupés par les communistes ». Il négocie également
avec les responsables démocrates-chrétiens la réinstallation de ses
amis industriels hongrois et de leurs usines en Italie.
Pourtant, au retour d’un déplacement en Espagne en avril 1947,
Vajta est arrêté par la police italienne et inculpé pour « crimes de
guerre », sur intervention des autorités hongroises. Il sera libéré deux
semaines plus tard, grâce à ses amis politiques.
Impressionné par le potentiel de Vajta, l’agent spécial Gowen
chargé de traquer les nazis change complètement d’attitude à son
égard. Il préconise son recrutement, et la récupération d’Interma-
rium par le renseignement américain.

150
Rome, ville ouverte

Pour permettre à Vajta d’échapper à la justice italienne qui conti-


nue à le rechercher, ses amis du Vatican proposent de l’héberger… à
Castel Gandolfo, le village qui héberge la résidence d’été du pape ! Le
Premier ministre Alcide De Gasperi suit personnellement le dossier.
Avec le feu vert de ses chefs, Gowen va organiser l’infiltration de
Vajta en Espagne. Là, il entreprend de constituer un groupe concur-
rent d’Intermarium (qu’il estime noyauté par les Soviétiques) :
l’Union continentale, qui exercera sous le contrôle des Américains.
Avec l’aval de Franco et l’aide du nonce apostolique en Espagne,
Madrid va devenir une nouvelle plaque tournante de l’émigration
est-européenne. Après avoir un temps travaillé pour le SDECE fran-
çais, Vajta a su habilement se « vendre » aux Américains. Mais il com-
met l’imprudence de se rendre aux États-Unis, où il désire notam-
ment rencontrer le cardinal Spellman et plusieurs dirigeants exilés.
Mais deux journalistes révèlent son identité et mettent dans l’embar-
ras le gouvernement américain. Il n’y a plus qu’à arrêter Vajta et à
l’expulser (mais on refuse de le livrer aux Hongrois qui le réclament).
Sur intervention du Vatican, Vajta sera expulsé vers la Colombie et
recasé comme professeur dans un collège.
À la lumière des archives américaines, il apparaît que le gouver-
nement autrichien a apporté son soutien aux projets du Vatican
concernant la restauration d’Intermarium. Kurt Waldheim assurait
pour l’Autriche la liaison avec le Saint-Siège. Ancien officier décoré
par Pavelić, Kurt Waldheim a vu ses antécédents militaires blanchis
par les services d’Allen Dulles et a pu entrer dans le corps diploma-
tique autrichien. Son passé a éclaté après qu’il fut devenu secrétaire
général des Nations unies, puis se fut présenté à l’élection présiden-
tielle autrichienne en 1985. On peut se demander pourquoi les pays
communistes l’ont non seulement laissé accéder à ce poste en par-
faite connaissance de son passé mais ont même voté pour lui… Peut-
être étaient-ils satisfaits de disposer d’un beau moyen de pression en
menaçant de révéler le passé du dirigeant des Nations unies ?
Quoi qu’il en soit, Intermarium a fourni nombre de recrues à la
CIA au sein du bloc de l’Est, de même qu’au BND ouest-allemand.

151
Pacelli

La plus spectaculaire action d’Intermarium fut le sauvetage d’une


division entière de Waffen SS ukrainiens, soit 11 000 personnes
(soldats et leurs familles) détenues au camp de Rimini. L’archevêque
Bučko plaida leur cause pour qu’ils ne soient pas remis à Staline
comme ce dernier le demandait mais soient autorisés à émigrer dans
divers pays du Commonwealth. La Croix-Rouge accepta de leur
délivrer des titres de voyage début 1947. Bien entendu, les services
secrets britanniques et américains avaient des vues sur les meilleurs
éléments de ces effectifs SS : ils avaient le profil idéal pour mener des
actions de guérilla au sein du bloc de l’Est.
En 1986, on a appris par une série d’enquêtes publiées dans un
magazine yougoslave que la police secrète yougoslave avait réussi à
implanter dans l’entourage de Draganović un agent, Miroslav Varoš,
arrivé à Rome en 1943 peu après ce dernier.
Draganović restera un ecclésiastique parfaitement honorable
jusqu’à la fin des années 1950. Le pape Jean XXIII tout à sa politique
d’ouverture à l’est sera contraint de l’exiler du collège croate pour
amadouer le régime de Tito. L’exil ne sera pas trop violent puisque
Draganović s’installera à Rome dans un appartement privé. La date
de ce revirement ne laisse guère de doute sur la responsabilité de
Pie XII dans ses agissements.
Aux yeux des services américains, Draganović est un homme trop
précieux pour être mis à la retraite. Dès 1947, il a reçu un soutien
financier du renseignement militaire pour sa filière d’exfiltration. En
échange de son indulgence envers lui, Draganović est prié d’aider
le CIC à faire émigrer des « individus qui intéressent son quartier
général » et qui « intéressent aussi ses alliés russes ». Cette opération
ne peut être soutenue officiellement et doit être menée dans la plus
grande discrétion.
En 1959, Draganović sera recruté comme informateur par la CIA
mais ne sera guère en mesure de fournir des renseignements majeurs
sur la Yougoslavie, où il n’a plus remis les pieds depuis 1943. Il dis-
paraît de la circulation, puis refait surface en 1967… à Sarajevo !
Il déclare être rentré au pays volontairement avec le souhait de

152
Rome, ville ouverte

coopérer avec les autorités. Soit il a été victime d’un enlèvement des
services yougoslaves, soit il a été pris par le mal du pays et a négocié
son retour pour une retraite paisible en terre natale, moyennant une
confession volontaire. Toujours est-il qu’il ne sera pas emprisonné et
finira ses jours en 1983 sans plus faire parler de lui.

Le débat historiographique qui faisait rage dans les années 1980-


1990 sur l’implication du pape et de son bras droit Montini nous
semble pour l’essentiel tranché : il y a trop de traces dans les archives
(britanniques, américaines, argentines…) de leurs interventions
écrites en faveur de certains protégés de Hudal et Draganović pour
que l’on puisse encore soutenir que tout ce qui a eu lieu était sous
la seule responsabilité de prêtres extrémistes et marginaux. Ce serait
bien mal connaître le fonctionnement de la curie que de prétendre
que Hudal et Draganović auraient pu fonctionner en roue libre plu-
sieurs années durant. Et ce serait sous-estimer Pacelli que de le croire
ignorant de ce qui se passe, alors qu’à partir de 1944 il joue lui-même
le rôle de secrétaire d’État, se tient informé de tout et mène son
administration avec une bride très courte.
Le paradoxe est qu’il n’y a ici nulle part de complaisance avec le
nazisme : c’est d’abord un froid calcul et un farouche anticommu-
nisme qui gouvernent la stratégie du Vatican tout entier. Le cas du
cardinal Eugène Tisserant est exemplaire. En mai 1942, il dénonçait
auprès du Saint-Père le massacre perpétré en Croatie sur les Serbes et
les prêtres orthodoxes par le régime Pavelić. Il ne fut pas écouté. Pour
autant, dès 1946 Tisserant l’antifasciste se met à son tour à aider des
collaborateurs français à fuir en Argentine. Il utilise des arguments
traditionnels, comme le droit d’asile de l’Église, dont même des cri-
minels auraient bénéficié au Moyen Âge. Surtout, il minore leur
responsabilité. « Sans doute, concède-t-il, il y a parmi eux quelques
criminels, et je ne songe pas à les faire échapper à leur sort, s’ils sont
légitimement condamnés et soumis à une mesure d’extradition régu-
lière […] Les uns ont été trompés par la légende du Maréchal, sont
entrés à son service, l’ont suivi à Sigmaringen […] D’autres ont été

153
Pacelli

attaqués par les communistes et n’ont cru pouvoir se sauver qu’en


allant travailler en Allemagne. […] Je crois de mon devoir d’aider ces
gens, implacablement poursuivis par les communistes, qui se servent
des procédés de la NKVD, opérant ici de véritables enlèvements,
grâce à la complicité de policiers payés1. »
Tisserant prend donc sous sa protection des personnages que
lui-même aurait jugé peu fréquentables un ou deux ans auparavant,
y compris des « collabos » que la police française poursuit jusqu’en
Italie. Il aide ainsi monsignore Giulio Penitenti, un ex-aumônier
militaire italien en Russie, à accueillir plusieurs centaines de réfugiés
dans une villa romaine. Engagé à fond dans la défense des catho-
liques orientaux, Tisserant en vient à penser que les Français réfugiés
en Italie sont plus des victimes que des coupables. La sauvegarde des
fuyards n’étant pas assurée en Italie, le cardinal se tourne vers les
autorités religieuses et civiles argentines.
Le 18 janvier 1946, Antonio Caggiano, évêque de Rosario et chef
de l’Action catholique argentine, s’envole pour Rome, où il doit
être fait cardinal par Pie XII. L’Action catholique compte de nom-
breux membres dont certains dignitaires du régime péroniste avec
lequel elle est en symbiose. Il est accompagné par le vieil évêque de
Tucuman, Agustin Barrére, farouche anticommuniste qui entretient
de longue date des relations avec l’Action française. Lors d’une escale
à Gênes, les deux évêques sont pris en charge par le consul d’Argen-
tine, Aquilino Lopez, qui va les convoyer jusqu’à Rome. Pendant la
guerre, en poste à Madrid, Lopez a collaboré avec les services secrets
nazis.
Les évêques argentins rencontrent Tisserant et lui proposent de
prendre en charge les fugitifs français. Ils plaident auprès de lui pour
le développement d’un pool d’experts anticommunistes en Argentine
dans lequel il serait possible de puiser en cas de submersion de l’Eu-
rope sous la vague communiste. L’ambassade d’Argentine va servir
1. Sylvaine Guinle-Lorinet : « De Vichy à la fin de la Guerre froide, La correspondance
Tisserant-D’Ormesson (1940-1971) ». https://blogs.univ-tlse2.fr/grhi/sylvaine-
guinle-lorinet/?doing_wp_cron=1607702081.9109089374542236328125

154
Rome, ville ouverte

de plaque tournante pour faire agréer et autoriser des « cas signalés »


de touristes qui s’en vont visiter l’Argentine munis de passeports de
la Croix-Rouge mais sans billet de retour1. Une filière parallèle est
mise en place par Mgr Caggiano depuis l’Espagne, qui bénéficiera à
d’autres criminels de guerre français, tel Émile Dewoitine, l’avion-
neur poursuivi pour intelligence avec l’ennemi, qui s’en va mettre ses
talents au service de l’armée argentine.
Pour le Vatican, la guerre froide n’est pas une menace lointaine.
Elle a en fait commencé dès les années 1930, et ce sont les Russes
qui ont gagné la première manche. Le Vatican n’a pas l’intention de
perdre la deuxième.

1. Cf. Uki Goñi, The Real Odessa, op. cit.


5
Tous les coups sont permis
1948-1958

Automne 1949. Quelque part en Allemagne de l’Ouest, un C 47


prend son envol depuis un aérodrome militaire américain et se dirige vers
l’est. À son bord, de jeunes hommes lourdement chargés de parachutes
et d’un petit sac de voyage. Ils restent silencieux, voire somnolents.
L’avion survole à haute altitude l’Allemagne de l’Est, puis la Pologne.
Il est repéré par les radars soviétiques. Sans encombre, il pénètre dans
l’espace aérien ukrainien et entame sa descente. À 200 mètres du sol,
un signal s’allume et les parachutistes s’élancent dans le vide. L’avion
remonte aussitôt et reprend sa route vers le sud-ouest.
Deux membres du commando sont issus du mouvement de résis-
tance nationaliste ukrainien. Ils ont effectué un long périple depuis
les montagnes des Carpates jusqu’en Allemagne de l’Ouest. Ils ont été
débriefés par la CIA puis ont suivi dix mois d’entraînement intensif
comme opérateurs radio et agents de renseignement. Ils sont mainte-
nant chargés de retourner dans leur maquis. Quatre jours après leur
parachutage, ils appelleront leurs chefs par radio pour annoncer leur
arrivée1. Deux autres sont… des prêtres.

Les Russes attaquent le Russicum


À compter de septembre 1949, la CIA développe un programme
de pénétration suivant peu ou prou ce schéma qui va permettre
1. Sur ces opérations de parachutage, voir notamment le témoignage de Harry Rositzke,
CIA, 25 ans au sein de l’agence américaine d’espionnage, Elsevier, 1978.

157
Pacelli

d’infiltrer des agents en Ukraine, mais aussi en URSS. Le Russicum


bénéficie de cette filière pour introduire certains de ses agents…
Chaque année, quelques dizaines de parachutistes issus de ses rangs
disparaissent derrière le rideau de fer, munis de postes radio. Un
imprudent reportage du Corriere della Sera1 lève une partie du voile
sur ces James Bond en soutane : « Les missionnaires qui sortent
du Russicum doivent avoir une parfaite connaissance de la Russie
d’avant et après la révolution, doivent être férus en sociologie et avoir
la parole facile et persuasive. Voilà ce que m’a dit le père Wetter.
Mais il n’a rien voulu me dire sur les salles de gymnastique très per-
fectionnées qui existent à l’intérieur de l’institut, ni sur la préparation
physique exténuante à laquelle les élèves sont soumis pour pouvoir
faire face à n’importe quelle circonstance. Lutte libre, athlétisme,
pugilat, tir avec les armes à feu et, peut-être, parachutisme sont des
matières non pas secondaires mais essentielles pour la formation des
missionnaires du Russicum. »
La CIA, de même que le MI6 et le SDECE, subventionne le col-
lège pontifical russe, dirigé par le père autrichien Gustav Wetter.
Son prédécesseur, le père Vandelino Javorka, est porté disparu : il
n’est jamais revenu de mission à l’est. Pour les services secrets occi-
dentaux, le Russicum est désormais un homologue à part entière. Il
est entendu que l’organisation est pilotée par les jésuites, qui sont
les plus engagés dans la lutte contre Moscou. Dès 1945, le rensei-
gnement militaire américain leur décernait un satisfecit : « Jusqu’ici,
la seule mesure positive prise par le Vatican aura été l’organisation
d’un programme d’infiltration consistant à envoyer des agents par-
ticulièrement habiles, jésuites pour la plupart, dans telle ou telle
région pour y encadrer et réconforter les éléments catholiques, et,
en faisant preuve d’un zèle exemplaire, les empêcher de céder au
découragement2. »

1. Décembre 1949, cité par Pascal Krop, Les secrets de l’espionnage français, Lattès, 1993.
2. Rapport d’octobre 1945 USNA, archives du Bureau des archives stratégiques, XL 2418.
Cité par Mark Aarons et John Loftus, Des nazis au Vatican, op. cit.

158
Tous les coups sont permis

Le Russicum est décrit du côté du renseignement français


comme « une organisation jésuite, véritable service “Action” orienté
à l’est1 ». À Paris, l’assistant général des jésuites, le père Bernard de
Gorostarzu, est l’agent de liaison des services français et américains.
Il a toute la confiance du cardinal Tisserant. Les services secrets fran-
çais jouent leur propre partition dans le programme d’infiltrations à
l’est. Il faut dire que leurs agents en poste dans les ambassades fran-
çaises sont soumis par les services de l’Est à un harcèlement constant,
pouvant aller jusqu’à l’assassinat d’agents trop curieux. Le SDECE
apporte son soutien à installation et au développement de maquis.
Les Français coopèrent également avec le Vatican pour leurs opéra-
tions à l’est. Ils se concentrent particulièrement sur la Bulgarie et la
Pologne. Le Vatican accepte de leur prêter main-forte sur ces terri-
toires, moyennant un retour d’ascenseur financier et logistique pour
ses propres opérations. D’autres agents du SDECE en poste dans les
pays de l’Est sont en contact sur place avec des prêtres clandestins.
L’un de ces émissaires secrets est le père Yves-Marc Dubois, que l’on
retrouvera plus tard aux côtés des Français à l’ONU.
En dehors de l’Ukraine, il n’existe pas de zone de parachutage soi-
gneusement préparée en URSS. Les services occidentaux sont com-
plètement aveugles sur ce qui s’y passe. Il manque à la CIA les infor-
mations les plus élémentaires sur les routes, les ponts, l’emplacement
des usines, des bases militaires… On grappille des bribes de rensei-
gnement en interrogeant des réfugiés européens de l’Est, des prison-
niers de guerre soviétiques pas encore rapatriés, des ex-prisonniers
de guerre allemands en Russie et quelques déserteurs. L’ambassade
américaine de Moscou est totalement isolée et ses personnels étroite-
ment surveillés quand ils en sortent. Pour les Américains, il est donc
très intéressant d’aider le Vatican à réimplanter des prêtres clandes-
tins à l’est : ceux-ci auront peut-être plus de chance pour faire passer
du renseignement à l’ouest.

1. Cf. Frédéric Charpier, Les valets de la guerre froide. Comment la République a recyclé les
collabos, François Bourin éditeur, 2013.

159
Pacelli

Parmi les défis logistiques de ce genre d’opération, la prépara-


tion de papiers d’identité est un des plus délicats. Une fois en place,
le prêtre doit passer inaperçu de la population. Or le contrôle de
la société en URSS est très étroit. Le KGB est chargé de traquer
les espions et dissidents et la police effectue de fréquents contrôles
d’identité en particulier dans les gares. La population est « dressée » à
se méfier des inconnus qui peuvent être des provocateurs chargés de
mettre sa loyauté à l’épreuve. Les cartes d’identité et passeports sont
renouvelés tous les cinq ans et diffèrent d’une république soviétique
à l’autre, sans parler des autres documents qui peuvent être réclamés
en cas de contrôle : livret de travail, livret militaire, livret du parti…
La préparation de faux papiers requiert donc un large échantillon
de modèles actualisés et une connaissance nourrie du contexte local.
Les faussaires de la CIA (qui donnent un coup de main aux équipes
du Russicum) choisissent le plus souvent de donner pour origine
fictive à leurs agents des villes dont les archives ont brûlé pendant la
guerre, afin que de fausses adresses ou dates de naissance ne puissent
être découvertes en cas d’enquête de police. Le gros travail au sein du
Russicum est de construire des « légendes » les plus solides possible :
le prêtre infiltré doit pouvoir parler longuement de son passé sans
commettre d’erreur. Pour cela, on dispose d’instructeurs de diverses
nationalités, parlant parfaitement le russe, l’ukrainien, le lituanien,
etc.
Entre 1949 et 1953, l’URSS lance une grande campagne de
revalidation de tous les passeports, pour éradiquer les faux papiers.
Chaque citoyen soviétique doit présenter un témoin vivant pour
l’identifier avant de pouvoir se faire inscrire. Or les stocks de passe-
ports vierges de la CIA proviennent d’archives allemandes saisies à la
fin de la guerre. Pour toutes ces raisons, il devient quasi impossible
à partir de 1953-1954 d’infiltrer des agents de cette façon. Mais la
raison principale de l’arrêt du programme est la véritable hécatombe
parmi les infiltrés.
On sait aujourd’hui qu’avant la rupture Tito-Staline en 1948,
des agents soviétiques sont arrivés en Italie via Trieste. À Rome, ils se

160
Tous les coups sont permis

sont présentés comme des prêtres catholiques fuyant les « démocra-


ties populaires ». Le Vatican leur a fourni un logement et de l’argent.
Certains d’entre eux se sont vu confier des postes dans l’administra-
tion du Saint-Siège. D’autres sont entrés au Russicum… avec les
conséquences que l’on imagine. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une
partie des effectifs des services secrets européens d’après-guerre est
issue de réseaux de résistance. Or, dans ces réseaux antinazis, on ne
faisait pas de tri préalable de ceux qui pouvaient avoir des sympathies
communistes. Ainsi l’opération Minos, conduite par les Français,
qui consiste à entraîner des émigrés de l’Est au parachutage et aux
actions de guérilla, tourne au désastre car l’équipe comporte une
« taupe » : un pilote de l’escadrille Normandie-Niémen renseignait le
KGB sur les parachutages1.
Autre vulnérabilité : des groupes catholiques ont été recrutés par
les services de l’Ouest pour déstabiliser voire renverser les régimes
d’Europe de l’Est : en Pologne, Tchécoslovaquie et dans les États
baltes. Pourtant, toutes leurs actions tournent au fiasco. Le KGB
et le GRU ont mené dès les derniers mois de la guerre une action
méthodique d’infiltration des milieux émigrés, ce qui leur permet de
saper les mouvements soutenus par les Occidentaux. Un exemple
parmi d’autres : dès les années 1920, le renseignement militaire
soviétique a recruté un agent très spécial : Anton Vasilievich Turkul
a travaillé après-guerre pour l’organisation Gehlen2, les services amé-
ricains (CIC puis CIA) et les services du Vatican… tout en rensei-
gnant le GRU !
Le prince Turkul (car c’est un noble) a débuté sa carrière comme
officier d’une unité de cosaques puis a mené pendant la guerre
civile russe un double jeu au service des communistes. Après la vic-
toire de ces derniers, il accompagne d’autres officiers Russes blancs

1. SHD/DITEEX, 3 K 71, témoignage oral de Bob Maloubier du 19 octobre 2000, XI (12


AV 456), cité par Gérald Arboit, Des services secrets pour la France. Du Dépôt de la Guerre à
la DGSE (1856-2013), CNRS éditions, 2014.
2. L’ex-service secret nazi dédié au front de l’est, reconverti en auxiliaire des Américains,
puis en service secret de la nouvelle RFA.

161
Pacelli

jusqu’à Paris, où ils vont comploter pour restaurer la monarchie tsa-


riste au sein d’un service nommé « la ligue secrète ». Les initiatives
de ce groupe d’émigrés échouent toutes, ce qui contribue à rendre
Turkul suspect dans la communauté des Russes blancs ; plusieurs
dirigeants tsaristes comme Koutiepov sont enlevés ou tués en plein
Paris. Malgré tout, Turkul s’affirme aux yeux des services de l’Ouest
comme un leader de la jeune garde anticommuniste. Le MI6 britan-
nique fait appel à lui, de même que le 2e Bureau français. Bientôt,
Turkul rejoint logiquement Intermarium. Et l’Abwehr de l’amiral
Canaris s’intéresse au personnage. Le tableau ne serait pas complet si
l’on omettait de préciser que Turkul, qui a le sens des affaires, vendra
aussi des informations sur les Russes blancs aux espions japonais.
Selon un rapport des services de renseignement américains,
Turkul s’est installé à Berlin en 1938 pour animer un groupe de
Russes blancs chargés d’entrer et de sortir clandestinement de Russie.
Son réseau est si précieux que seuls quelques hauts dignitaires alle-
mands en connaissent l’existence. Peu avant le début de la guerre,
Turkul reçoit du GRU instruction de s’installer à Rome. Ses contacts
d’Intermarium vont lui permettre de se rapprocher des jésuites qui
tentent d’infiltrer des prêtres en Union soviétique. Turkul va recru-
ter des prêtres ukrainiens pour son réseau « antisoviétique ».
Canaris ordonne que le groupe Turkul soit intégré aux Fremde
Heere Ost (FHO, service de renseignement sur les armées étrangères
à l’est) du général Gehlen. On pense aujourd’hui que Turkul était
la source qui transmettait aux Soviétiques les plans de bataille alle-
mands par le biais du réseau Lucy en Suisse, ce qui a contribué de
façon décisive à la défaite allemande à l’est1. Malgré tous ces exploits,
Turkul se recycle à Rome après la guerre, réactive ses contacts au
Vatican et devient un conseiller du Russicum… avec le résultat que
l’on sait.
Encore aujourd’hui, le bilan des pénétrations soviétiques au
sein des services alliés reste incomplet. En 1959, les services de
1. Sur le réseau Lucy, voir Yvonnick Denoël, Mémoires d’espions en guerre, 1914-1945,
op. cit.

162
Tous les coups sont permis

renseignement de l’OTAN, dans un dossier de synthèse sur les mul-


tiples opérations antisoviétiques ratées, estimeront que les organi-
sations d’émigrés sur lesquelles s’appuyaient ces opérations étaient
toutes noyautées par les services soviétiques. Ils recenseront les princi-
pales taupes, dont Turkul, tout en se reconnaissant incapables d’être
exhaustifs. Alan Dulles fera tout pour étouffer l’affaire qui menace
de ternir son prestige. À la tête de la CIA, il en a les moyens…

La guerre secrète des uniates ukrainiens


L’Ukraine est assurément l’un des points les plus chauds de cette
guerre de l’ombre. Du point de vue du Vatican, il s’agit d’un dossier
bien particulier en raison du rite uniate, peu connu du reste de la
chrétienté. Les uniates sont des orthodoxes qui suivent la liturgie
slave mais reconnaissent l’autorité de Rome. Cette bizarrerie résulte
d’un compromis imaginé au xvie siècle par les jésuites et encouragé
par la dynastie autrichienne des Habsbourg pour faire pièce à l’in-
fluence de la Russie orthodoxe.
En Ukraine coexistent donc :
– un rite byzantin pratiqué en Galicie par 3,5 millions de catho-
liques autrefois orthodoxes mais réunis à Rome en 1596, d’où leur
nom d’« uniates ». Son siège est à Lviv ;
– un archidiocèse de rite latin dont le siège est aussi à Lviv, mais
rattaché à l’Église de Pologne ;
– un évêché de l’Église orthodoxe russe (minoritaire).
Le chef des uniates est le métropolite Sheptytsky, archevêque de
Lviv. Il a soutenu pendant la guerre le gouvernement fantoche pro-
nazi mis en place par l’OUN (Organisation des Ukrainiens natio-
nalistes). Moins d’un an après l’invasion de l’Ukraine, qui subit de
lourdes pertes, la SS autorisait les Ukrainiens à former en son sein
la division « Galicia », qui lui fournit 20 000 jeunes recrues, pour
l’essentiel d’ex-auxiliaires de police qui avaient participé à l’éradica-
tion des Juifs ukrainiens. Mgr Sheptytsky leur apporta sa bénédic-
tion. Cette division fut sévèrement battue en 1944 lors de la bataille

163
Pacelli

de Brody. Ce qu’il restait des forces SS uniates fit mouvement à la


fin de la guerre vers l’Autriche, en zone d’occupation britannique.
La division galicienne fut la seule à se rendre intacte, en armes et
sous le commandement de ses officiers. Elle fut installée dans un
camp de Rimini. Le 11 août 1945, la secrétairerie d’État du Vatican
adressa au gouvernement américain une note réclamant qu’un visi-
teur apostolique puisse visiter ces catholiques ruthéniens et plaidant
contre leur extradition au motif qu’ils n’étaient pas juridiquement
des soldats russes car en 1939 ils étaient de nationalité polonaise !
Devant le refus des Américains, plusieurs notes s’ensuivirent, ainsi
qu’une campagne de lobbying menée par l’évêque de Pittsburgh,
Mgr Bohachevski, et par l’incontournable cardinal Spellman.
Finalement, en janvier 1946, le Département d’État accepte de
modifier ses règles d’expulsion en faveur des Ukrainiens. Le gros des
troupes (8 000 hommes environ) reste stationné à Rimini jusqu’en
1947. Les autorités britanniques qui doivent rétrocéder le camp aux
Italiens décident de transférer les prisonniers en Grande-Bretagne.
Ils sont emmenés dans un camp de l’armée où le MI6 vient faire
son marché et recruter des membres de l’ancien gouvernement pro-
fasciste ukrainien. Il est vrai qu’avant-guerre, leur leader Stepan
Bandera avait déjà été recruté par les services britanniques. Dans
l’esprit des espions anglais, ces recrues doivent rejoindre le vaste Bloc
des nations antibolchevique, aux côtés d’Intermarium, des Krizari
oustachi et d’autres factions…
Le soutien du Vatican au sauvetage des SS ukrainiens semble
avoir été obtenu sous la pression des Britanniques par le lobbying
constant à Rome de Mgr Bučko, agent des services britanniques et
délégué ukrainien d’Intermarium. Avec son aide, les SS ukrainiens
vont pouvoir émigrer au Canada et en Australie. Certains d’entre eux
deviennent des réservistes de la guerre secrète contre le communisme.
Grâce à ses taupes au sein d’Intermarium, des filières d’évasion et
aussi des services secrets britanniques, le MGB (ex-NKVD et futur
KGB) est parfaitement renseigné sur ce qui se trame. En effet, le chef
d’orchestre du Bloc des nations antibolchevique est un certain Kim

164
Tous les coups sont permis

Philby, l’un des « Cinq de Cambridge1 ». Ces Anglais ont été recrutés
par le service russe bien avant qu’ils fassent carrière… Non seule-
ment Philby favorise l’avancement des autres taupes soviétiques infil-
trées dans Intermarium, mais il nettoie aussi soigneusement leurs
dossiers de toute mention suspicieuse. Le Tchèque Ďurčanský ou
l’Ukrainien Stepan Bandera seront ainsi chargés de recruter parmi
« leurs » hommes des nouveaux agents pour des opérations clandes-
tines antisoviétiques… toutes vouées à l’échec.
À leur retour en Galicie, en 1944, les Soviétiques, désireux de
cultiver leur image auprès de leurs alliés occidentaux, ont inauguré
une politique de la « main tendue » et laissé les offices se dérouler
normalement. Le Premier secrétaire du PC ukrainien (un certain
Nikita Khrouchtchev) assiste même aux obsèques de Sheptytsky à la
fin 1944 ! Le métropolite est remplacé par Mgr Slipyj.
Au printemps 1945, la fin de la guerre approchant, les attaques
reprennent contre la hiérarchie uniate. En avril, le NKVD arrête tous
les évêques, qui seront condamnés à des peines de travaux forcés,
puis les chanoines, les supérieurs de séminaires… Les séminaristes
sont incorporés de force dans l’armée. Quelques semaines plus tard
se constitue « spontanément » un « groupe d’initiative pour la réu-
nion de l’Église grecque-catholique (uniate) à l’Église orthodoxe »,
lequel est reconnu comme seule autorité de l’Église uniate par le
pouvoir. Et le patriarche de Moscou se proclame pasteur suprême
des uniates. Les prêtres uniates sont harcelés par le NKVD pour
reconnaître « l’erreur historique » que fut le passage de leur Église
dans le camp catholique. Ceux qui résistent sont emprisonnés. En
1946, un synode entérine le « retour au bercail » orthodoxe.
Sur un total de 2 500 prêtres, environ 1 500 restent cependant
fidèles à Rome. Certains sont emprisonnés, d’autres prennent le
maquis, rejoignant l’UPA (armée populaire ukrainienne, qui résiste

1. Cinq anciens étudiants de l’université de Cambridge recrutés par le NKVD durant les
années 1930 et qui ont exercé d’éminentes fonctions dans divers services britanniques dans
les années 1949-1950, causant des fuites considérables.

165
Pacelli

à la soviétisation de l’Ukraine jusqu’en 1950). Des offices religieux


continuent d’avoir lieu dans la clandestinité.
Dans un diocèse d’Ukraine subcarpatique, lui aussi passé sous
contrôle soviétique, où se trouve également une population de
confession uniate, l’Église orthodoxe russe nomme un évêque qui
fait concurrence à l’autorité en place, Mgr Romza, mais la popu-
lation reste fidèle à ce dernier. En octobre 1947, le MGB décide
carrément de supprimer Romza : un autobus percute sa carriole…
mais il en réchappe. Soigné à l’hôpital, il décédera mystérieusement,
sans doute empoisonné. Début 1949, toutes les églises uniates sont
fermées, les offices uniates interdits et l’évêque imposé par Moscou a
seul autorité sur le clergé.

Cinquante nuances de répression


L’action des pays de l’Est envers les religions obéit à un plan
d’ensemble, même si chaque pays a ses particularités1. Au sortir de
la Seconde Guerre mondiale, Staline a créé un « Conseil d’État pour
les affaires orthodoxes » dont le coprésident, au côté du patriarche
Serge, est Georgi G. Karpov, un officier du NKVD. Chargé des
affaires internationales, le métropolite Nicolas est aussi un agent de
renseignement2.
À l’échelle internationale, le NKVD suscite la création de l’Orgin-
form, placé sous la conduite du capitaine Vassili Gorelov, un ancien
prêtre rallié à la révolution bolchevique. Cette structure calquée sur
le Komintern gère les affaires religieuses dans l’ensemble des pays
communistes. Ses agents opèrent depuis les ambassades d’URSS
dans les pays frères. Gorelov gère également des écoles de formation
« religieuse » pour officiers chargés d’infiltrer les églises des pays non

1. Pour un détail par pays, voir Owen Chadwick, The Christian Church in the Cold War,
Allen Lane, 1992.
2. Cf. le témoignage du transfuge Pierre Deriabine, Policier de Staline, Nouveau Monde
éditions, 2015.

166
Tous les coups sont permis

communistes1. Une école, basée à Lviv en Pologne, forme de faux


prêtres catholiques qui ont pour mission d’infiltrer le Vatican.
Les uniates présents en Roumanie y sont tout autant persécutés
que les Ukrainiens : « L’Église catholique constitue la dernière bar-
rière organisée contre l’instauration définitive du régime de la démo-
cratie populaire en Roumanie », affirme Gheorghe Gheorghiu-Dej,
secrétaire du Parti ouvrier roumain en février 1948. En août 1948,
la Roumanie dénonce le concordat signé avec Rome en 1929. Les
six évêques uniates sont démis de leurs fonctions et assignés à rési-
dence. La police secrète roumaine fait pression sur tous les prêtres
pour qu’ils votent ou fassent voter le rattachement aux orthodoxes.
Certains sont torturés. L’Église catholique roumaine, de rite latin,
est la cible suivante.
En Pologne, où l’Église catholique est prédominante, c’est une
tout autre affaire. D’autant que, ironie de l’histoire, le déplacement
de la frontière polonaise à l’est, au profit de l’URSS, a détaché de la
Pologne 5 millions d’orthodoxes devenus citoyens soviétiques. Ce
qui renforce encore la supériorité écrasante du catholicisme. Les ten-
tatives classiques contre le clergé polonais (laïcisation de l’enseigne-
ment, confiscation des biens de l’Église…) se heurtent à de fortes
résistances. En 1950, l’UB, la police secrète polonaise, organise une
opération contre l’organisation Caritas d’aide aux réfugiés et vic-
times de guerre : recevant des financements américains, elle est accu-
sée d’être un centre d’espionnage au service des États-Unis. Entre
1945 et 1953, sept évêques sont emprisonnés, y compris le nouveau
cardinal primat de Varsovie.
En 1948, Stefan Wyszyński devenu archevêque de Varsovie est
persuadé qu’il est possible d’affronter le pouvoir et de négocier un
compromis original par rapport à ce qui se fait dans les autres pays
de l’Est. Le 14 avril 1950 est effectivement signée une « entente » qui
surprend aussi bien à Rome qu’à Moscou. Mais en 1953, après avoir
publiquement critiqué un décret par lequel le pouvoir cherchait à

1. Cf. Pierre et Danièle de Villemarest, Le KGB au cœur du Vatican, éditions de Paris, 2006.

167
Pacelli

contrôler les nominations d’évêques, Wyszyński est arrêté. Sur la


période 1945-1953, 2 200 prêtres polonais ont été emprisonnés,
déportés ou tués. Mais la population fait bloc autour de son clergé. Il
est donc décidé de changer de tactique. Un dégel du régime permet
de libérer Wyszyński et de négocier avec lui un nouvel accord, signé
en 1956.
Les services polonais, eux, privilégient la pénétration de l’Église
catholique pour, à travers elle, atteindre les Églises occidentales. Ils
utilisent pour cela un bien curieux personnage. Boleslav Piasecki
s’est tristement illustré pendant la guerre comme chef de la Falanga,
la jeunesse radicale-socialiste polonaise, un groupe inféodé aux nazis.
Capturé par l’Armée rouge en 1944, condamné à mort, il n’est pas
exécuté et reparaît à Varsovie après la guerre, portant beau et menant
grand train. Assez vite, il monte une entreprise de produits chimiques.
Comment est-ce possible ? Tout simplement, Piasecki est devenu un
agent des services russes. Il faut dire que ses options étaient assez
limitées. Toute l’affaire a été dévoilée par Erwin Weit, l’ancien inter-
prète de Gomulka, Premier secrétaire du Parti communiste polonais,
passé à l’Ouest en 1969, dans un livre de Mémoires, Dans l’ombre
de Gomulka1, qui illustre la finalité de cette reconversion : « Avant
l’arrestation du cardinal Wyszyński, Piasecki avait obtenu de rendre
visite au chef de l’Église et de s’entretenir avec lui. Il enregistra la
conversation sur un magnétophone de poche et livra la bande sonore
aux services de la Sûreté. C’est sur la base de cette dénonciation que
Wyszyński fut arrêté. Piasecki et ses collaborateurs n’hésitaient pas
à corrompre ou à faire chanter certains ecclésiastiques catholiques
pour les rendre plus dociles. »
Piasecki sera le chef d’orchestre de l’opération Pax. Il s’agit d’un
groupe de presse et d’édition catholique dont les membres sont en
réalité des agents du régime. Pour la financer, Piasecki a obtenu le
monopole de commercialisation des objets de culte. Avec les recettes
de cette activité, il fonde son groupe et le développe en rachetant

1. Robert Laffont, 1971.

168
Tous les coups sont permis

un à un les journaux et magazines catholiques encore autorisés.


Selon Erwin Weit, le fisc polonais laisse Piasecki mener ses affaires
en paix sans jamais y mettre le nez. Pax emploie 400 prêtres polo-
nais, qui ne sont pas tous conscients que l’entreprise est un faux
nez des services secrets, mais qui font tourner la machine et lui
donnent une façade respectable. L’organisation se charge d’accueil-
lir les prêtres occidentaux de passage en Pologne… qui reviennent
avec une vision très positive des rapports entre l’Église et le pouvoir
communiste.
Pax devient une vitrine des néomodernistes qui prônent la
compatibilité entre les préceptes catholiques et certains aspects du
marxisme. Nous retrouverons dans les années 1960 ses agents en
action en plein Paris…

En Tchécoslovaquie, c’est l’attitude la plus dure qui prévaut.


En 1949, intervient la fameuse « action K » de liquidation en une
nuit de toutes les maisons religieuses de Tchécoslovaquie. Nombre
de prêtres sont raflés et accusés dans un procès-monstre contre
les « espions du Vatican1 ». En 1950, 2 000 frères sont envoyés en
camps de travail. Le diocèse catholique de rite oriental est supprimé
et ses 305 000 fidèles déclarés orthodoxes. La hiérarchie décapitée
ou déportée, les consécrations deviennent clandestines. Gaetan
Matousek est consacré évêque auxiliaire de Prague en secret.
Parmi les prêtres consacrés en secret, le jésuite Pavel Hnilica est
consacré par l’administrateur apostolique de Roznava. Par une jour-
née de janvier 1951, l’évêque, qui est en prison, prétexte une visite
médicale et parvient à tromper la vigilance de ses gardiens. Le jeune
évêque Hnilica commence à travailler avec enthousiasme, mais il est
très vite découvert par les autorités. Il ne lui reste plus qu’à ordonner
au plus vite un autre évêque, et à quitter le diocèse2. Installé à Rome,

1. Cf. les souvenirs de l’un d’entre eux, l’abbé bénédictin Opasek : Anastáz Opasek osb,
Dvanáct zastavení. Vzpomínky opata břevnovského kláštera [Douze stations. Souvenirs de l’Abbé
du monastère de Břevnov, édition préparée par Marie Jirásková].
2. Sergio Trasatti, Vatican-Kremlin. Les secrets d’un face-à-face, Payot, 1995.

169
Pacelli

il va dédier le reste de sa vie à l’action secrète derrière le rideau de fer.


Nous le retrouverons dans les années 1980 aux côtés du pape Jean-
Paul II, engagé dans des entreprises compromettantes…
En Roumanie, on consacre aussi des évêques clandestins, comme
le rapporte Hansjakob Stehle1 :

J’ai quelque chose d’important à vous dire », déclara le nonce


Patrick O’Hara en se retrouvant seul à seul, loin des oreilles de la
police secrète, avec le prêtre Schubert de Bucarest. Le nonce jeta
un coup d’œil à l’horloge : « cette nuit même, je vais vous consa-
crer évêque ! » Schubert pâlit : « Mais votre excellence ! Même ma
nomination comme administrateur apostolique de Bucarest en
mai n’a pas encore été validée par le gouvernement. Si les auto-
rités ont vent d’une consécration – et on ne pourra certainement
pas la cacher longtemps – je vais aller en prison !
Le nonce, un vigoureux évêque américain qui arrivait tout droit
de son diocèse de Savannah (Géorgie), considéra son interlocu-
teur effaré, puis répondit sur un ton solennel : « Eh bien vous
irez en prison en tant qu’évêque – l’Église a besoin de martyrs
partout !

Une semaine plus tard, O’Hara, accusé d’espionnage par la presse


roumaine, quitte le pays pour ne plus y revenir. L’envoi d’un nonce
américain a été vécu par les autorités roumaines comme une pro-
vocation et une preuve que le Vatican est inféodé aux impérialistes.
Tous les évêques nommés par lui sont arrêtés et emprisonnés pen-
dant dix-huit ans. Schubert est pour sa part condamné à mort, sa
peine commuée à la perpétuité.
On pourrait encore citer l’évêque bulgare Eugene Bossilkov,
condamné à mort et exécuté en 1952. En Yougoslavie, Tito exige
le renvoi de l’archevêque de Zagreb Mgr Stepinac. Il sera arrêté en
1. Hansjakob Stehle, Eastern Politics of the Vatican, 1917-1979, Ohio University Press,
1981.

170
Tous les coups sont permis

septembre 1946 et jugé pour collaboration avec les Allemands. Et


en Hongrie, en décembre 1948, le cardinal primat Mindszenty est
arrêté et traduit en justice.
Une majorité d’accusations d’espionnage sont montées de toutes
pièces, quelques-unes correspondent à de réelles activités de rensei-
gnement. Les Hongrois espèrent en faire une monnaie d’échange
pour négocier un accord avec le Vatican… ce qui est bien mal
connaître Pie XII. Mindszenty est condamné à perpétuité.
Le tableau d’ensemble est sombre : rares sont les clergés de l’Est
qui échappent à la prison, sauf peut-être en RDA (pays à majorité
protestante).

Le combat pour l’Italie


Et encore, le combat ne se limite pas aux pays de l’Est. La bataille
la plus cruciale contre le communisme se mène à domicile, avec les
élections italiennes qui s’annoncent en 1948. Le pays est devenu une
démocratie parlementaire après la guerre. Alcide De Gasperi, fonda-
teur de la nouvelle démocratie-chrétienne et protégé du Vatican, est
devenu président du Conseil en 1945, à la tête d’un gouvernement
d’union nationale. Selon les dossiers du renseignement américain,
c’est avec De Gasperi que Montini a planifié les premières opérations
secrètes en Europe de l’Est dans les semaines suivant l’occupation
par les Soviétiques. D’après les confidences faites à Angleton, après la
libération de Rome, Montini a été chargé par Pie XII de réorganiser
le service de renseignement du Vatican. En réalité, comme nous le
savons désormais, il y a plusieurs entités à coordonner. En dehors
du Russicum trusté par les jésuites, il existe un service officiellement
chargé de rechercher des personnes disparues pendant la guerre,
mais les espions états-uniens pensent que son rôle va bien au-delà de
l’humanitaire. Par ailleurs, plusieurs officines légères, de fonctionne-
ment autonome, sont créées à cette époque, comme l’agence Veritas,
animée par un groupe de catholiques tchèques, l’agence internatio-
nale FIDES ou encore l’UDA (Ufficio documentazioni attivita). Ces

171
Pacelli

réseaux d’émigrés font mine d’agir de leur propre initiative mais rap-
portent bien sûr fidèlement à l’équipe Montini.
La situation économique épouvantable de l’Italie après-guerre
ouvre un véritable boulevard au Parti communiste italien, qui espère
prendre le pouvoir par les urnes. Plusieurs diplomates européens en
poste à Rome font part de leur vive inquiétude. L’ambassadeur d’Ir-
lande au Vatican, Joseph Walshe, écrit ainsi des rapports alarmistes :
« pendant que les communications sont encore sûres, je dois vous
brosser un tableau général de la situation italienne, en particulier les
répercussions sur l’Église catholique. Il y a déjà beaucoup d’espion-
nage et je sais de source sûre que dans peu de temps les valises diplo-
matiques seront d’un intérêt particulier pour les employés commu-
nistes des postes1 ».
À ses yeux, ce qui se joue n’est rien de moins qu’un combat pour
la civilisation occidentale : si le catholicisme est défait en Italie, c’est
toute l’Europe de l’Ouest qui risque de tomber aux mains des com-
munistes. L’ambassadeur prévoit une guerre civile en cas de victoire
communiste : « dans le camp catholique, environ 180 000 jeunes
hommes sont armés et d’après ce que je sais d’eux, par des contacts
avec leurs leaders, ils sont prêts à se battre avec l’énergie du désespoir
en cas de “coup d’État” ».
Walshe décrit une mobilisation totale du Vatican : « Jamais dans
l’histoire le Vatican n’a mené un mouvement aussi puissant dans le
pays. » Il fait allusion à l’Action catholique et au nouveau mouvement
des Comitati civici (comités civiques), impulsé par Luigi Gedda, qui
est par ailleurs président du Centro Cattolico Cinematografico.
Selon lui, Gedda aurait reçu du Saint-Père la direction de toutes les
opérations relatives aux élections de 1948. Les Comitati civici sont
une organisation secrète, sur le modèle des cellules communistes
clandestines. Ils sont présents dans chacun des 300 diocèses italiens.
Montini, qui a joué dans les années d’après-guerre un rôle majeur
dans les actions du Vatican en matière de politique italienne, est
1. Dermot Keogh, « Ireland, the Vatican and the Cold War: the Case of Italy, 1948 », Irish
Studies in International Affairs, vol. 3, n° 3, 1991.

172
Tous les coups sont permis

inquiet et sans doute un peu jaloux de l’influence prise par Gedda.


En réponse aux rapports alarmistes de son ambassadeur, le gouverne-
ment irlandais discute très sérieusement la possibilité que, en cas de
prise de pouvoir communiste en Italie, le Saint-Père puisse trouver
refuge en Irlande !
En 1946-1947, les Américains font de leur mieux pour soutenir
économiquement le gouvernement de De Gasperi (ce dernier se rend
à Washington en janvier 1947). En attendant le déploiement du
plan Marshall, le Département d’État débloque un prêt de 100 mil-
lions de dollars pour aider aux importations (majoritairement améri-
caines, cela va de soi). En mai 1947, De Gasperi prend les partis de
gauche de court en provoquant la démission de son gouvernement
pour en constituer un nouveau avec les seuls chrétiens-démocrates.
Cette décision crée de fortes tensions et laisse craindre un soulève-
ment révolutionnaire. Le 7 septembre, le leader du PCI Palmiro
Togliatti déclare lors d’un meeting à Parme que les communistes
disposent d’une force armée de 30 000 hommes et menacent de la
mettre en action contre le pouvoir… Il s’agit surtout d’une déclara-
tion destinée à contenter Staline, mais la menace pèse. Elle permet
aussi à De Gasperi de dramatiser la situation et demander toujours
plus à ses alliés américains. Au cas où l’élection se passerait mal et
tournerait à la guerre civile, les États-Unis sont désormais prêts à agir
militairement. Des conseillers militaires sont déjà sur place pour étu-
dier tous les scénarios possibles. L’état-major des armées américaines
développe des plans de bataille1.
Il devient évident que l’aide économique, si elle est indispensable
pour permettre à l’Italie de ne pas s’effondrer avant la mise en œuvre
du plan Marshall, ne suffira pas à changer la donne électorale. En
novembre 1947, le président Truman met en garde le Congrès : sans
une aide massive et immédiate à l’Italie et à la France, les rigueurs
de l’hiver vont causer des dommages irréparables à l’économie euro-
péenne et provoquer une nouvelle Grande Dépression. Avec pour
1. James E. Miller, « Taking off the Gloves: The United States and the Italian Election of
1948 », Diplomatic History, vol. 7, n° 1, hiver 1983.

173
Pacelli

effet de menacer les régimes démocratiques. Ce même mois de


novembre, le chef d’état-major Dwight Eisenhower demande que
soit dressée une liste d’agents italiens fiables qui pourraient être uti-
lisés par la CIA pour des opérations clandestines. De Gasperi estime
qu’un coup d’État communiste peut intervenir d’un jour à l’autre.
Les Américains font pression pour qu’il réintègre au moins des
ministres de centre gauche dans son gouvernement. Des fonds d’ur-
gence sont alloués pour muscler les services de sécurité intérieure.
On envisage même de mobiliser des troupes polonaises anticommu-
nistes stationnées en Italie en cas d’insurrection.
Au Vatican, on partage les inquiétudes américaines. Le pape joue
cette fois sa liberté d’action. Une prise de pouvoir des communistes
en Italie le rendrait à nouveau prisonnier dans la cité-État. Il faut
donc prendre nettement position, et tant pis si cela contrevient à
l’impératif de neutralité de l’Église. En octobre, l’archevêque de
Milan le cardinal Ildefonso Schuster condamne très clairement le
communisme et contredit Togliatti sur le fait que communisme et
catholicisme puissent coexister en Italie. En décembre, alors que la
tension est à son comble, le pape demande à l’Action catholique, la
grande organisation séculaire catholique qui encadre la société ita-
lienne, de se tenir prête à briser toute tentative de grève générale
de la part du PCI. Par l’intermédiaire de Montini, le Vatican fait
savoir aux Américains que toute intervention destinée à contrer la
prise du pouvoir par les communistes sera la bienvenue1. L’Église
se rallie volontiers aux initiatives anticommunistes de l’administra-
tion Truman. Les démocrates-chrétiens et l’aile droite des socialistes
reçoivent des paiements secrets de plusieurs millions de dollars. Une
campagne de propagande massive est orchestrée pour que les élec-
teurs italiens fassent barrage au communisme.

1. Memorandum de discussion entre Graham Parsons et Mgr GB Montini, Vatican city,


1er octobre 1947, « 124 AmVat, RG 84, NARS ; Parsons to State Department, Vatican City,
24 October 1947, « 800 Political Affairs », Myron Taylor Papers, Franklin D Roosevelt
Library, Hyde Park, New York ; FRUS, 1948, 3 :753. Cité in « Taking off the Gloves », op. cit.

174
Tous les coups sont permis

En réalité, les communistes n’ont nul besoin de réaliser un coup


de force pour prendre le pouvoir. Début 1948, les sondages leur
laissent espérer une victoire assez nette pour le bloc PSI-PCI. Il ne
reste plus qu’à attendre quelques mois.
Fin janvier, un Pie XII déprimé déclare à un visiteur américain
qu’il ne croit plus guère à la victoire mais qu’il faut se battre frontale-
ment. En un mois, le pape voit arriver suffisamment de signes d’en-
gagement américain dans la croisade contre le communisme pour
reprendre espoir. Le 22, il prononce un discours pour mobiliser les
cadres de l’Action catholique. Deux jours plus tard, il ordonne au
clergé d’aller voter. Le 25 février, on apprend que le Parti commu-
niste tchèque a gagné les élections à Prague, ce qui électrise l’opinion
américaine.
Le Conseil de sécurité nationale autorise le financement clandes-
tin des chrétiens-démocrates par la CIA. Truman autorise aussi des
livraisons d’armes à l’Italie, bien qu’elles soient illégales. Les grandes
sociétés américaines implantées en Italie sont invitées à financer elles
aussi la démocratie-chrétienne. En cas de victoire communiste en
Italie, on envisage de suspendre toutes les aides américaines, mais
aussi de refuser des visas à tout membre du PCI. Les programmes
italiens de la radio Voice of America sont développés. On sollicite les
Italo-Américains les plus connus pour des programmes appelant les
Italiens à voter contre le communisme.
La campagne de De Gasperi bénéficie du plein soutien du
Vatican. Chaque chaire d’église devient une tribune politique. Les
ordres religieux sont mobilisés à leur tour.
Le biographe de Montini, Alden Hatch, témoigne de ses efforts :
« Avec plus de 300 évêques, 125 000 prêtres et près de 5 millions
de membres de l’Action catholique, il mène un mouvement qui va
stupéfier les experts1. » Peut avant les élections, Montini organise un
rassemblement-monstre place Saint-Pierre : « La foule emplissait la
grand-place et s’étendait le long de la via Conciliazione jusqu’aux

1. Alden Hatch, Pope Paul VI, Random House, 1966.

175
Pacelli

ponts de l’autre côté du Tibre et même le long de ses rives plus loin-
taines, en haut du Corso Vittorio Emanuele. Le Saint-Père, dans les
vêtements de blanc et d’or de son ministère sacré, leur parla avec pas-
sion, dans la tradition des croisades… et ses paroles enflammées sou-
levèrent les cœurs et percèrent les esprits de ceux qui l’écoutaient1. »
Le discours de Pie XII fut retransmis dans toute l’Italie par la radio.

Signe que l’heure est grave, la CIA abat son atout-maître : James
Angleton, qui était reparti aux États-Unis après la création de la CIA
en 1947, est renvoyé en urgence à Rome2. Angleton a pour mission
d’éviter, quoi qu’il en coûte, la victoire des communistes. Il réunit
des fonds spéciaux pour le Saint-Siège avec l’aide de Dulles, qui
mobilise discrètement ses amis de la division des projets spéciaux au
Département d’État. La CIA accepte dans le cadre de cette opération
préélections de parrainer le réseau Intermarium. La chose n’a rien
d’évident puisque plusieurs de ses membres de haut rang sont consi-
dérés comme des criminels de guerre. La solution trouvée pour per-
mettre au réseau de fonctionner sous une couverture honorable est
de le fondre dans la toute jeune Radio Free Europe, un satellite de la
CIA. De son côté, le MI6 britannique va financer le Bloc des nations
antibolchevique, par l’intermédiaire de la banque du Vatican.
Angleton recommande que la CIA finance bien plus que prévu
l’Action catholique de Luigi Gedda. Il fait valoir qu’en face, chaque
région, chaque ville italienne a sa section communiste, avec ses per-
manents payés par le parti. Moscou verse au PCI une aide estimée à
plus de 50 millions de dollars par an. Une ribambelle de firmes ita-
liennes d’import-export commercent avec le bloc soviétique dans des
conditions privilégiées et consacrent leurs bénéfices au financement
des activités communistes en Italie.

1. Ibid.
2. Affecté à l’OSO (Office of Special Operations) de la CIA, Angleton dirige l’équipe « A »
chapeautant le recueil d’informations à l’étranger. Les archives du service X2 de l’ancien OSS
lui sont transférées. À peine a-t-il eu le temps d’organiser le service qu’on le renvoie en Italie.

176
Tous les coups sont permis

Seule l’Église peut mettre en face une organisation comparable,


mais il faut pour cela décupler ses moyens financiers. William Colby,
chef d’antenne de la CIA à Rome et patron d’Angleton, écrira dans
ses Mémoires : « Le programme d’action politique dont je pris la tête
constituait la principale mission de l’Agence dans ce pays, de même
que les millions de dollars qu’elle y consacra représentent la plus
forte somme jamais allouée par la CIA à une action de ce genre1. »
Angleton a aussi pour mission de coordonner les services secrets
italiens, les milieux d’affaires, le Vatican, les chevaliers de Malte
et même ses amis des services secrets français et britanniques. À
l’époque, la CIA tout juste créée n’a pas encore de budget indépen-
dant : les fonds secrets arriveront quelques mois plus tard. Dans l’ur-
gence, Washington autorise Angleton à ponctionner les avoirs saisis
sur les forces de l’Axe, qui doivent en principe servir à la reconstruc-
tion. Angleton effectue un premier prélèvement en lires équivalent
à 10 millions de dollars, une somme considérable pour l’époque,
qui est entassée dans d’énormes sacs en toile. Une partie est aussitôt
confiée à Mgr Montini pour être déposée à la banque du Vatican.
Une autre partie est remise à de riches hommes d’affaires catholiques,
à charge pour ces derniers de faire des donations « régulières » à des
officines politiques, pour certaines créées quelques jours plus tôt par
la CIA. Enfin plusieurs millions sont remis à l’Action catholique2.
Les Américains vont acheminer d’autres stocks de billets, de
bijoux et d’or saisis sur les biens de dignitaires nazis vers les coffres
de l’IOR. Sous l’impulsion du cardinal Spellman, qui célèbre auprès
de tous ses interlocuteurs l’engagement de Pie XII contre le com-
munisme, l’Église américaine lance de son côté une vaste opération
de levée de fonds. Spellman organise aussi la visite au Vatican de
dizaines de sénateurs et représentants de la Chambre. L’ambassadeur
de France au Vatican, Jacques Maritain, lui-même un fervent théo-
ricien catholique, démissionnera en signe de protestation devant ce
mélange des genres entre politique et religion.
1. William Colby, 30 ans de CIA, Presses de la Renaissance, 1978.
2. Tim Weiner, Legacy of Ashes. The History of the CIA, Anchor Books, 2008.

177
Pacelli

L’action se prolonge dans le domaine de la guerre psychologique,


domaine dans lequel Angleton sait se montrer créatif. L’un de ses
films préférés est alors la comédie d’Ernst Lubitsch Ninotchka avec
Greta Garbo, sur un scénario de Billy Wilder, que le public italien
n’a pas eu la possibilité de voir car il date de 1939. Cette satire mor-
dante du système communiste n’a rien d’un film de propagande et
est restée un chef-d’œuvre de la comédie hollywoodienne avec des
dialogues ciselés (« Quelles sont les nouvelles de Moscou ? – Bonnes,
excellentes : les derniers procès ont été une vraie réussite ; il y aura
moins de Russes mais ils seront meilleurs »). Angleton décide d’en
faire tirer, aux frais de la CIA, des dizaines de copies supplémentaires
pour inonder les salles de cinéma italiennes en déclarant : « Madame
Garbo sera une arme des plus fatales ! » Il est bien difficile de dire
dans quelle mesure cette action peu conventionnelle contribue à la
victoire des chrétiens-démocrates…
Autre arme psychologique cruciale dans un pays catholique :
Angleton fait réaliser des pamphlets anonymes sur la vie privée et
sexuelle des candidats communistes, en leur prêtant pour faire bon
poids des amitiés avec les fascistes. En la matière, la CIA n’invente
rien mais reprend les techniques éprouvées des services secrets nazis
et russes…
Au final, la mobilisation porte ses fruits. Les chrétiens-démo-
crates, crédités de 36 % dans les sondages en début d’année, effec-
tuent une spectaculaire remontée et obtiennent 48,5 % dans les
urnes. Les communistes se maintiennent à haut niveau, les autres
partis sont laminés. On attribue à l’Action catholique une grande
part du mérite. Celle-ci va rester une force dominante dans la poli-
tique italienne tout au long de la guerre froide. L’action conjointe
du Vatican et de la CIA a complètement polarisé la vie politique ita-
lienne autour de la DC et du PCI, empêchant durablement l’émer-
gence d’alternative.
Des politiciens et des personnalités de l’Église chrétienne reste-
ront bénéficiaires des largesses de la CIA, qui dépasseront les 20 mil-
lions de dollars par an dans les années 1950. L’Agence fournit à

178
Tous les coups sont permis

cette époque de l’argent pour divers projets à de nombreux prêtres et


évêques, généralement sous forme de contributions à leurs organisa-
tions caritatives préférées. Souvent, ces prélats ne connaissent pas la
véritable source de ces fonds.

Les réseaux Gladio


Après l’alerte de 1948, la menace est cependant loin d’être écar-
tée. Il va falloir bâtir en Europe des réseaux capables de résister à un
coup de force communiste. Avec l’accord du ministre de l’Intérieur
italien, Angleton embauche ainsi d’anciens responsables de l’OVRA,
le service secret fasciste. Il finance aussi, depuis 1947 déjà, une struc-
ture anticommuniste clandestine, l’Armata Italiana della libertà, pla-
cée sous les ordres du colonel Ettore Musco. En avril 1949, peu après
la fondation de l’OTAN, est créé le SIFAR, service de renseignement
militaire, qui sera dirigé par le général Giovanni Carlo Re, puis le
général Umberto Broccoli. Dans les années 1950 et 1960, le SIFAR
n’est pas un service secret autonome : la CIA a un droit de regard sur
son recrutement et reçoit copie de l’ensemble de ses rapports. Paulo
Taviani, ministre de la Défense italienne de 1955 à 1958, reconnaî-
tra plus tard que le SIFAR était dirigé et financé par « les types de
la via Veneto », autrement dit, la CIA et l’ambassade américaine à
Rome1. L’une des raisons d’être du SIFAR est de gérer le volet italien
du programme Gladio.
Voici comment le parrain de la démocratie-chrétienne, le séna-
teur Giulio Andreotti, a présenté Gladio le 24 octobre 1990 devant
les députés italiens : « Après la Seconde Guerre mondiale, la peur de
l’expansionnisme soviétique et l’infériorité des forces de l’OTAN par
rapport au Kominform soviétique conduisent les nations d’Europe
de l’Ouest à envisager de nouvelles formes de défense non conven-
tionnelle, créant sur leur territoire un réseau occulte de résistance
1. The Observer, 18 novembre 1990, cité par Daniele Ganser, Les armées secrètes de l’OTAN.
Réseaux Stay Behind, opération Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest, éditions Demi-
lune, 2011.

179
Pacelli

destiné à œuvrer en cas d’occupation ennemie, à travers le recueil


d’informations, le sabotage, la propagande et la guérilla. […] Un
accord fut signé entre les services américains et le SIFAR (Service
d’information des forces armées), relatif à l’organisation et aux acti-
vités du réseau clandestin, post-occupation, accord communément
appelé Stay behind, par lequel furent confirmées toutes les obligations
précédemment convenues entre l’Italie et les États-Unis. Ainsi, les
bases furent jetées pour réaliser l’opération indiquée en code sous le
nom de Gladio. […] Pour les opérations clandestines, il fut prévu au
départ l’enrôlement d’un millier d’éléments environ, parmi lesquels
une centaine déjà recrutés et entraînés pour les activités d’informa-
tion, de propagande, d’évasion et d’infiltration. L’entraînement et la
participation à des actions de sabotage et de guérilla étaient réservés
à des membres du service particulièrement sélectionnés. En cas de
conflit, on prévoyait le recrutement au sein des cadres du service
d’un nombre indéterminé de partisans. »
Cette description est exacte, mais comporte des omissions.
Comment croire en effet que le Vatican ait été tenu à l’écart d’une
telle initiative, alors que les réseaux d’information catholique consti-
tuaient l’essentiel des sources de la CIA sur ce qui se passait dans
les pays de l’Est ? Bien sûr, il n’était pas question que des prêtres
se mêlent d’actions dangereuses. Mais il ne s’agissait pas seulement
de recruter des combattants. Il fallait aussi dissimuler des réserves
d’armes, de munitions, des équipements radio… Selon Andreotti,
les équipements fournis par la CIA (armes de poing, fusils à lunette,
grenades, mortiers…) furent enterrés dans 139 caches réparties dans
des forêts, des champs et des cimetières… « Il oublie de préciser qu’il
y en eut pas mal dans des églises ! » s’amuse un ancien de la CIA1 qui
a passé une grande partie de sa carrière en Europe. « Évidemment, en
1990, les prêtres qui étaient en poste n’étaient plus les mêmes qu’en
1949-1950 : ils ont été bien surpris quand on est venu déterrer les
colis… »

1. Entretien avec l’auteur.

180
Tous les coups sont permis

Un prêtre, le père Giuciano, témoigne ainsi devant son église


pour les caméras de la BBC : « J’ai été prévenu dans l’après-midi
quand deux journalistes d’Il Gazzettino sont venus me demander si
je savais quelque chose à propos des dépôts de munitions ici, dans
l’église. Ils ont commencé à creuser à cet endroit et ont tout de suite
trouvé deux caisses. Mais le texte indiquait aussi de chercher à envi-
ron 30 centimètres de la fenêtre. Ils ont donc repris leurs fouilles
par là-bas. Ils ont mis une des boîtes à l’écart car elle contenait une
bombe au phosphore. Les carabiniers sont sortis pendant que deux
experts ouvraient la boîte. Il y en avait encore une autre contenant
deux mitraillettes. Toutes les armes étaient neuves, en parfait état.
Elles n’avaient jamais servi1. »
Que des dizaines de prêtres aient fourni des caches au réseau
Gladio ne relève pas du hasard ou d’une conjonction d’initiatives
individuelles. Il est très probable que cela a été décidé en haut lieu,
par Pie XII lui-même, sur demande de la CIA. Aucune archive du
Vatican ne viendra jamais l’attester : ce genre de consignes ne pou-
vaient être que verbales. Tout comme l’hébergement des Juifs et sol-
dats alliés évadés dans les propriétés du Vatican en 1943-1944, il
fallait que cela reste top-secret et que l’on puisse en nier l’existence.
À la limite, il n’était pas indispensable que chaque prêtre qui accueil-
lait une cargaison connaisse le contenu des caisses. Il suffisait qu’une
autorité supérieure lui demande d’obéir sans poser de questions.
Gladio est un phénomène européen, sous l’impulsion de la CIA,
du MI6 et de l’OTAN. Tous les services secrets d’Europe de l’Ouest
y sont associés d’une façon ou d’une autre. Le Vatican ne fait pas
exception. Mais le recrutement laisse à désirer : on ne se soucie guère
du pedigree des recrues, du moment qu’elles sont anticommunistes.
C’est pourquoi une partie d’entre elles vont plus tard verser dans des
actions violentes, jusqu’au terrorisme dans les années 1970 (voir le
chapitre 12).

1. Gladio: The Puppeteers, d’Allan Francovich, documentaire BBC2, 17 juin 1982.

181
Pacelli

En 1955 est placé à la tête du SIFAR le général Giovanni De


Lorenzo, un farouche proaméricain. « Avec sa moustache, ses lunettes
et son allure militaire, De Lorenzo incarnait la figure du général à
l’ancienne », rapporte Ganser. Il sera le principal interlocuteur des
Américains pour le programme Demagnetize : il consiste à mener en
coopération avec les renseignements militaires français et italien des
opérations politiques, paramilitaires et psychologiques visant à affai-
blir les communistes dans ces deux pays, les plus exposés. De Lorenzo
entame un fichage géant des personnalités de la gauche italienne, qui
se transforme peu à peu en surveillance générale de la classe poli-
tique italienne. Le général se passionne pour la vie privée des élites :
relations extraconjugales, amours homosexuelles, fréquentation de
prostitué(e)s, tout y passe… De Lorenzo partage ses dossiers avec la
CIA, qui pourra ainsi recruter et faire pression sur des politiciens,
des journalistes, des hommes d’affaires et aussi des ecclésiastiques !
Emporté par son élan, De Lorenzo ira jusqu’à faire poser des micros
au Vatican, dans les appartements de Jean XXIII.
Ébranlé par les scandales – dont un projet de coup d’État sur
lequel nous reviendrons – le SIFAR sera dissous en 19651. Une
enquête parlementaire conclura que « la collecte de renseignements
pour le compte des pays de l’OTAN et du Vatican est devenue l’une
des activités principales du SIFAR2 ». La formule laisse entendre
que tout en espionnant le Vatican, De Lorenzo l’alimentait aussi en
informations.

Notre agent à Washington


Pendant que la bataille principale contre le communisme fait
rage en Europe, l’homme de confiance du pape gère quasiment
à lui seul la lutte sur les continents américains. En février 1946,
Francis Spellman a été nommé cardinal, ce qui accroît encore son
1. Cf. Dossier SIFAR, Kaos Edizioni, 2004.
2. Commissione parlamentare d’inchiesta sugli eventi del guigno-luglio 1964, Relazione
di minoranza, Rome, 1971. C’est nous qui soulignons.

182
Tous les coups sont permis

prestige. C’est désormais un petit homme chauve, replet, vêtu de


la robe pourpre de cardinal, qui en impose aux plus hautes auto-
rités. Il arbore en toute occasion une croix pectorale en or, cadeau
du pape Pie XII. Son influence va bien plus loin que celle d’un
archevêque de New York. Au fil des ans, il a amassé un pouvoir sans
équivalent dans l’histoire de l’Église américaine. Il dialogue avec les
présidents, la CIA, le FBI, les sénateurs, les maires… Il voyage à
travers toute la planète. Farouchement anticommuniste, Spellman
combat le marxisme comme un ennemi mortel du catholicisme et
des États-Unis.
Spellman est devenu un interlocuteur privilégié du FBI qui déve-
loppe l’espionnage des organisations communistes et des syndicats.
Premier informé lorsque des prélats new-yorkais ou étrangers sont
arrêtés en fâcheuse posture, saouls ou surpris lors d’une descente de
police dans un bordel, Spellman intervient auprès des autorités pour
étouffer l’affaire. En échange, les prêtres fautifs deviennent des infor-
mateurs à sa merci, chargés d’espionner leurs ouailles et de signa-
ler tout indice de communisme. Alors que l’on entre dans la guerre
froide, Spellman devient un orateur incontournable de toutes les
conférences anticommunistes. Les États-Unis sont devenus le « par-
rain » politique et financier du Vatican, si bien que le pape a désor-
mais plus besoin de Spellman que l’inverse.
Le cardinal est désormais l’autre grand argentier des opérations
secrètes de l’Église, après la CIA. Il brasse des sommes énormes avec
une comptabilité réduite à sa plus simple expression. Et il continue
plus que jamais à cultiver l’amitié de riches Américains, dont cer-
tains lèguent leur fortune à l’archevêché. Ces fonds lui permettent
de régler les problèmes de ses diocèses, mais aussi de poursuivre
ses propres opérations secrètes qui ne passent pas nécessairement
par le Vatican : il envoie ainsi des sommes importantes au primat
de Hongrie Mindszenty, qui est accusé par le régime communiste
d’avoir orchestré avec Spellman un complot royaliste destiné à pla-
cer Otto de Habsbourg, héritier du trône austro-hongrois, à la tête
d’une fédération de pays d’Europe centrale ! Spellman fréquente

183
Pacelli

également nombre de délégués à l’ONU, notamment ceux qui lui


sont désignés comme prioritaires par le Département d’État. Tout
à sa fureur anticommuniste, il apporte son soutien total au sénateur
McCarthy qui va développer la « chasse aux sorcières » contre les
supposés communistes au sein des agences gouvernementales puis
de Hollywood. Il rencontre à cette occasion un jeune assistant de
McCarthy, Roy Cohn, qui va bientôt devenir un avocat controversé
et impitoyable. Travaillant pour le Milieu, Cohn sera dans les années
1970 le mentor du jeune Donald Trump1. L’avocat devient un dis-
ciple et un informateur de Spellman d’autant plus précieux qu’il a le
bon goût de faire engager le neveu de Spellman dans diverses affaires.
Malheureusement pour eux, le sénateur McCarthy est peu à peu
ostracisé courant 1954 par le Parti républicain en raison de ses excès
(il voit des communistes partout, y compris chez les hauts gradés de
l’armée américaine).
Cela n’empêche pas la CIA de faire appel au cardinal, la même
année, pour une mission au Guatemala : l’Agence a besoin sur
place d’un contact discret avec l’archevêque Arellano. Spellman,
qui a parmi ses nombreuses activités la tâche d’inspecter les églises
sud-américaines, fournit déjà des rapports au FBI sur les infor-
mations glanées sur place, ou via des prêtres sûrs, concernant les
agissements communistes sur place. Il est reçu avec les honneurs
par les dictateurs locaux : Batista à Cuba, Trujillo en République
dominicaine, Stroessner au Paraguay, Somoza au Nicaragua… dont
il apprécie le ferme anticommunisme. Il est plus perçu comme un
représentant des États-Unis que du Vatican. En 1954, la CIA songe
déjà à renverser le régime guatémaltèque de Jacobo Arbenz, dont
les projets de réforme agraire menacent les intérêts de la United
Fruit Company, entreprise bananière américaine. Spellman ne voit
pas d’inconvénient à aider l’Agence dans cette tâche. Une lettre
pastorale lue le 9 avril dans toutes les églises du pays demande au
peuple de « se soulever comme un seul homme contre les ennemis
1. Cf. Yvonnick Denoël, Les dossiers noirs de Donald Trump, Nouveau Monde éditions,
coll. « Chronos », 2019.

184
Tous les coups sont permis

de Dieu et du pays ». Et la CIA d’enchaîner sur la diffusion de


tracts anti-Arbenz, promouvant le colonel Castillo Armas comme
le futur sauveur du pays. Des années plus tard, lors d’une commis-
sion d’enquête parlementaire, la CIA reconnaîtra avoir recruté des
missionnaires comme informateurs et agents dans le cadre de cette
opération. Même s’il n’est pas rémunéré, Spellman est le premier de
ses collaborateurs religieux.
Il coordonne depuis New York l’effort conjoint des partisans
du colonel Armas et de prêtres « sûrs ». De son côté, Arbenz solli-
cite l’aide de l’URSS qui annonce l’envoi de matériels de défense,
mais Eisenhower décrète un blocus. En juin 1954, le coup d’État
se déroule avec l’appui de mercenaires américains. La propagande
radio de la CIA convainc les hauts gradés de l’armée de se rallier :
Arbenz doit quitter le pays. Le nouveau gouvernement va accorder
à l’Église une place de choix et la rétablir dans tous ses droits et
possessions.
À la fois espion, diplomate, conseiller des princes, Spellman a
atteint le sommet de son pouvoir. Un membre du Département
d’État le reconnaîtra plus tard : il ne sert pas seulement la politique
étrangère des États-Unis, il contribue à l’orienter.
Cette symbiose avec les intérêts américains va toutefois peu à
peu le déconnecter du Vatican, avec en point d’orgue la guerre du
Vietnam. Sans surprise, le cardinal fait campagne en faveur d’un
soutien à l’armée française en Indochine, puis, après la conférence
de Genève qui consacre la partition du pays en deux blocs, d’une
intervention directe des États-Unis au sud-Vietnam, à la fois pour
protéger le catholicisme et sauver le pays du joug communiste. Dès
1950, le cardinal reçoit à sa table un ancien séminariste, Ngo Dinh
Diem, qui va devenir Premier ministre du sud-Vietnam. Après Diên
Biên Phu, le président Eisenhower souhaite promouvoir un pouvoir
plus fort que celui de l’empereur Bao Dai, peu populaire. Spellman
présente Diem au Département d’État, à qui il apparaît comme un
candidat idéal au poste de Premier ministre. La CIA se charge des
détails, c’est-à-dire de truquer les élections de 1955.

185
Pacelli

À cette époque, Pie XII est d’accord avec la manœuvre. Spellman


se charge de « vendre » la solution Diem à l’opinion catholique
et, avec l’aide de Joseph Kennedy, de créer un lobby pro-Diem à
Washington. On retrouve au sein de ce lobby l’ex-patron de l’OSS
William Donovan1. Un jeune protégé de Spellman, le méde-
cin catholique Tom Dooley, qui a exercé au Vietnam et organisé
l’exfiltration de 35 000 catholiques du nord-Vietnam, multiplie les
articles de magazines et les livres pour raconter les tortures infligées
par les communistes aux catholiques. Il mourra fort jeune, en 1964.
Lorsqu’une commission vaticane entreprendra quinze ans plus tard
d’instruire son dossier pour en faire un possible saint, on découvrira
qu’il était un agent de la CIA, ce qui arrêtera net la procédure.

Spellman est sans conteste le meilleur agent du Vatican : du moins


c’est l’opinion la plus répandue à la curie. Mais bien d’autres cardi-
naux s’activent en parallèle sur leurs zones d’influence respectives,
sans qu’il soit possible d’en dresser la liste exhaustive. Revenons un
instant au cardinal Tisserant. Point de contact des Français à Rome, il
déploie depuis l’automne 1944 une activité tous azimuts. Désormais,
lui et Pacelli sont parfaitement en phase ! Le cardinal coordonne un
large éventail de personnalités unies par l’antimarxisme. On retrouve
une vieille connaissance, le dominicain belge Félix Morlion, ex-
agent de l’OSS et cofondateur de l’université internationale d’études
sociales « Pro Deo ». Il s’agit d’une école de cadres formés à la lutte
anticommuniste. On fait la connaissance du Français Paul Lesourd,
historien des missionnaires catholiques, qui a été pendant la guerre
un pétainiste convaincu dans son hebdomadaire Voix françaises. Il se
donne désormais pour mission de combattre les « infiltrations com-
munistes » au sein de l’Église et entretient une correspondance nour-
rie avec Tisserant. Personnage plus étonnant, le « professeur Thomas
Georges », de son vrai nom Tomislav Poglajen, un Slovène, est pré-
senté à Tisserant par un père jésuite. Poglajen a dirigé la Jeunesse
1. Douglas Waller, Wild Bill Donovan, The Spymaster Who Created the OSS and Modern
American Espionage, Free Press, 2012.

186
Tous les coups sont permis

ouvrière chrétienne de Slovénie. Puis il est passé en Slovaquie, où il


a animé un maquis antiallemand, incorporé par la suite à l’Armée
rouge. En 1947, on le retrouve en charge des jeunesses chrétiennes
de Tchang Kaï-chek, puis professeur de sociologie à Taipei. Après
un séjour à Rome, il repart combattre le communisme… en Inde
du Sud. Tisserant ne s’estime nullement responsable du « franc-
tireur » Georges… mais il lui transmet des sommes importantes et
le recommande à ses réseaux. Dans les années 1950, on le retrouvera
en Indochine.
Plus présentable est le colonel Claude Arnould, au parcours
impeccable : fondateur du réseau de renseignement Jade-Amicol
pendant la guerre1, il a été lié aux services britanniques. Arnould se
rend régulièrement à Rome et a ses entrées chez Pie XII via Bernard
de Gorostarzu, adjoint du préposé général des jésuites, lui-même un
ancien du réseau Jade. Malgré la fin de la guerre, Arnould continue
d’animer un réseau d’action clandestine dans le couvent des sœurs
de la Sainte Agonie, rue de la Santé à Paris. Tisserant interviendra
plusieurs fois auprès de la congrégation pour maintenir leur héber-
gement. Dans les réunions animées par Arnould se croisent des per-
sonnalités hétéroclites, mais unies par le combat contre la subversion
communiste, dont le radical Émile Roche2 et le futur ministre de
l’Intérieur Raymond Marcellin3. Plusieurs personnages rejoignent ce
groupe sous l’impulsion de Tisserant. « Un réseau anticommuniste
de défense religieuse se noue bel et bien autour de Tisserant au début
des années 1950 », conclut son biographe Étienne Fouilloux, qui a pu
travailler sur les archives privées de Tisserant. C’est là une exception.
Si l’on veut découvrir quels autres personnages majeurs s’activent à

1. Voir notamment André Kervella, Le réseau Jade, Nouveau Monde éditions, 2021.
2. Ce radical anticommuniste, proche de Joseph Caillaux puis de Marcel Déat, a été un
sympathisant du Rassemblement national populaire sans y adhérer sous l’Occupation, ce
qui lui permet de reprendre après la guerre une carrière au Parti radical. Administrateur de
diverses sociétés, il appuie l’officine anticommuniste de Georges Albertini.
3. Haut fonctionnaire vichysto-résistant, élu du Morbihan, il sera seize fois ministre de
1948 à 1974, en particulier ministre de l’Intérieur de 1968 à 1974.

187
Pacelli

l’ombre des murs épais du Saint-Siège, il faut nous tourner vers une
source plus inattendue : les archives des services secrets bulgares.

Who’s Who de l’espionnage au Vatican


Le KDS, Komitet za Darzhavna Sigurnost (Comité pour la sécu-
rité d’État), est surtout connu pour le meurtre de dissidents bul-
gares dans les pays ouest-européens, dans les années 1960-1970
(notamment l’affaire du « parapluie bulgare »). Ses activités restent
peu connues des chercheurs occidentaux, même si nous savons qu’il
servait parfois de sous-traitant pour certaines missions commandées
par le KGB. Cela s’explique notamment par la position géogra-
phique de la Bulgarie, qui a des frontières communes avec plusieurs
pays membres de l’OTAN comme la Grèce et la Turquie. Pourtant
depuis 2007, le Parlement bulgare a créé une commission chargée
de déclassifier une partie de ses archives pendant la guerre froide.
Tout récemment ont été mis en ligne des documents qui révèlent
une attention particulière aux affaires religieuses. En 2018, on a ainsi
découvert qu’en 1971 le service bulgare avait projeté de mettre le
feu aux archives du patriarche de Constantinople (Istanbul) afin de
provoquer une crise entre la Grèce et la Turquie.
La sélection d’archives que nous avons pu consulter montre que
pendant les années 1950 le KDS s’est beaucoup plus intéressé au
Vatican qu’on ne l’imaginait jusqu’à aujourd’hui. Voici un docu-
ment daté de début de 1959, mais qui décrit le dispositif des der-
nières années du pontificat Pacelli…

Information sur les organes du Vatican chargés des activités de


renseignement1
(Note du 16 janvier 1959)

1. Consultable à l’adresse : https://www.comdos.bg/%d0%9d%d0%b0%d1%88%d0%


b8%d1%82%d0%b5%20%d0%b8%d0%b7%d0%b4%d0%b0%d0%bd%d0%b8%
d1%8f/darzhavna-sigurnost-i-veroizpovedaniyata-chast-ii-myusyulmansko-izpovedanie-
i-katolicheska-tsarkva-v-balgariya-1944-1991

188
Tous les coups sont permis

Les activités de renseignement du Vatican contre le camp socia-


liste sont menées via les organismes suivants :

1. Centro Studi Cattolici


Situé à Rome, via della Conciliazione 1-3. Cet organe a été
créé officiellement en tant que centre de recherche en 1955.
Le but était que la secrétairerie d’État dispose de son service de
renseignement contre les pays du camp socialiste. Son dirigeant
est le jésuite Herman Heck, originaire de Munich, 57 ans, sorti
de l’académie papale de Rome, travaillait en Extrême-Orient
de 1945 à 1947, après en poste en Italie, chef de l’Institut de
la propagande contre la République populaire de Chine. Heck
est actuellement directeur de l’agence internationale de presse
Fidos, qui est membre de la Congrégation pour la propagation
de la foi. Heck s’occupait personnellement des questions alle-
mandes, s’occupait personnellement des relations avec le service
de renseignement Gehlen en RFA (futur BND). Heck faisait
ses rapports directement au secrétaire du Vatican Domenico
Tardini.
Le Centro Studi Cattolici a pour mission de collecter des infor-
mations politiques, économiques, financières, religieuses etc. Est
portée l’attention sur l’obtention de documents informationnels.
Dans la ville belge de Louvain il y a une unité travaillant
contre l’URSS, dirigée par Sloskan Boleslav1, visiteur épiscopal
et membre de la haute commission à l’émigration auprès du
Vatican.
Le travail contre la Tchécoslovaquie est dirigé depuis Rome,
via Concordia et au collège Nepumuseno2. Il est dirigé par

1. Il s’agit de Boleslas Sloskans (1893-1981), un des évêques consacrés en secret par d’Her-
bigny en 1926 à Moscou. Après avoir été arrêté par les services russes en 1927, il est échangé
contre un espion russe détenu par les Lituaniens en 1933 et s’établit à Rome. Voir sa biogra-
phie officielle : http://www.sloskans.com/
2. Le collège pontifical Népomucène de Rome.

189
Pacelli

Giovanni Busco, né en 1891, visiteur épiscopal, membre de la


haute commission à l’émigration auprès du Vatican. L’assistant
de Busco était le Slovaque Rudolf Vrba, 32 ans, a auparavant
travaillé dans la filiale de la radio Free Europe en Italie.
Le travail contre l’Albanie est dirigé depuis Bari (Italie) par
Enver Liccio, ancien officier de la police fasciste albanaise. Le
travail contre la Hongrie est dirigé depuis Udine, par M. Tot.
Le Centre a également un service de courrier. En tant que mes-
sager était souvent utilisé le roumain Mika, 33 ans. Étaient aussi
utilisés comme messagers divers voyageurs de commerce.
Ont travaillé au Centre : Antonio de Vries, le moine jésuite
Liotsi Giovanni ; le hongrois Silay Josef ; la russe Angelina
Selert ; l’anglais Tom Herman et d’autres.

2. Le service de renseignement de l’ordre des jésuites


Le service de renseignement de l’ordre de jésuites a également
des missions de contre-espionnage (démasquer et empêcher
l’activité des « agents communistes » dans les pays occidentaux).
Son siège est situé à la villa Malta à Rome. Son chef est le moine
jésuite Floridi, et son assistant est le moine Liotsi, qui durant la
deuxième guerre mondiale assurait la liaison entre l’ordre des
jésuites et les alliés.
La mission du centre romain est de coordonner l’activité des
organes. L’ordre des jésuites a également ses propres services
dans les villes suivantes d’Allemagne : Cologne, Aachen et Berlin
Ouest. Leur activité est dirigée par le moine Gustave Veter, spé-
cialiste des questions russes. En Autriche, l’implantation des
jésuites est à Vienne ; ainsi qu’en Belgique, Hollande, Angleterre
et aux USA.
Le siège du service de renseignement de l’ordre des jésuites
à Berlin-Ouest est rue Kant Suarez, dans le secteur de
Charlottenburg, sous couvert d’un institut pédagogique. Son
dirigeant est le moine Paulo Tkoch. Dans cet institut ont été
formés près de 100 émigrants-traîtres.

190
Tous les coups sont permis

Dans la ville de Bressanone, au nord de Balsamo (Italie) se situe


l’école de propagande de l’ordre des jésuites. Le directeur de
l’école était monseigneur Hans Untergas. Les professeurs sont
des émigrants de Hongrie, de Pologne, de Tchécoslovaquie, de
Lituanie etc.
Après la fin des cours à Bressanone, pour les hongrois, polonais et
slovaques fiables, une formation complémentaire était délivrée à
Vienne, dans un institut situé rue Gerbouderlang. Les lituaniens
étaient envoyés à Bruxelles, 17 boulevard Lamermond1, ou ils
étaient formés à la technique radio et à la presse.
Dans l’école de Bressanone les cours portaient sur la politique
globale et l’histoire des mouvements syndicaux ; les connais-
sances sur l’histoire politique et économique dans les pays de
démocratie populaire ; des cours sur les techniques et la propa-
gande anticommuniste et d’autres.

3. Conferenza Cattolica Internazionale della Caritas


Sa création remonte à 1945. En 1952, elle a été organisée et
élargie. Elle agit sous couverture d’aide religieuse uniquement
parmi les traîtres ayant fui les pays socialistes. Son centre est 15
via Conciliazione à Rome. Son directeur est Fernando Baldelli,
et son adjoint John Grady. Les USA ont aidé l’organisation
matériellement.
Les sections de « Caritas » – elle a des représentations dans
37 pays. Est particulièrement active la section de Caritas à
Vienne, 20 rue Rottenturm, elle est dirigée par Breht. Elle col-
lecte des informations provenant des traîtres à la Patrie, recrute
et retourne des agents.
[…] »

C’est ce qui s’appelle se faire déshabiller ! Faute d’accès aux archives


vaticanes, il n’est pas possible de vérifier le niveau d’implication exact

1. Il s’agit probablement du boulevard Lambermont à Schaerbeek.

191
Pacelli

de chaque personnage cité. Il y a donc probablement des erreurs,


des exagérations et des oublis. Mais le schéma d’ensemble est très
crédible. Le KDS a bien identifié que le renseignement du Saint-
Siège est protéiforme, décentralisé, parfois informel avec des collabo-
rateurs occasionnels qui ne sont pas tous des prêtres. La géographie
très précise indique que les lieux en question sont mis sous surveil-
lance et que ceux qui les fréquentent font l’objet de filatures et de
dossiers. Il est possible que le service dispose de taupes dans certaines
cellules. On mesure le chemin parcouru en peu de temps quand on
lit une autre note, datée du 5 novembre 1955, guère plus de trois ans
auparavant :

Les débuts du service de renseignement du Vatican datent du


pape Pie XII. Le pape a fixé comme objectif pour le service la
lutte contre le communisme par tous les moyens. Pour exécuter
ce projet, le Pape recommande d’utiliser au maximum les possi-
bilités des missionnaires et prêtres catholiques, des organisations
catholiques et ordres monastiques pour collecter des informa-
tions à des fins d’espionnage ; établir des contacts avec les repré-
sentants des services de renseignement américains et britanniques
qui transmettront des informations pouvant être utilisées dans
la lutte contre le communisme ; aider de toutes ses forces pour
mettre en œuvre le plan X conçu par le service de renseignement
américain, lequel, selon les informations de la presse américaine,
conseille l’organisation de l’espionnage, du sabotage, l’organi-
sation et le meurtre de dirigeants communistes connus. » […]
« Les services de renseignement du Vatican travaillent d’arrache-
pied pour saper l’Union soviétique, les démocraties et tous les
pouvoirs progressistes du monde. Compte tenu du vaste contin-
gent sur lequel il s’appuie, de l’enseignement religieux antiscien-
tifique, du fanatisme, de l’esprit de haine du sang contre tout ce
qui est honnête et progressiste, contre tout ce qui est nouveau,
l’esprit d’obéissance inconditionnelle au « saint père » – le Pape.

192
Tous les coups sont permis

Il n’est pas difficile de comprendre que le potentiel d’activités


subversives du renseignement est énorme.

Le flou et l’idéologie dominent dans cette plus ancienne des-


cription qui tranche avec le caractère factuel et précis du rapport
de 1959. Elle perpétue une vieille croyance selon laquelle tous les
prêtres font de l’espionnage, du simple fait qu’ils envoient à Rome
des rapports administratifs. D’où le cliché d’une église tout entière
dédiée à l’espionnage.
Entre les deux… il est évident que le KDS s’est trouvé de bonnes
sources !
À l’inverse, le service bulgare ne semble toujours pas savoir en
1959 ce qui se passe exactement entre les murs du Vatican, et qui y
gère quels dossiers. Le père Leiber, qui assure notamment la relation
avec l’organisation Gehlen (qui deviendra le BND), n’est mentionné
nulle part. D’autres organisations de renseignement extérieures au
Vatican ne sont pas citées. Mais cela ne veut pas dire qu’elles ne
sont pas identifiées : dans la nébuleuse des services secrets de l’Est,
chacun travaille sur les objectifs qui lui sont assignés. Seule la mai-
son-mère (le KGB) a donc une vision d’ensemble. Deux conclusions
s’imposent en tout cas : le Vatican dispose dès les années 1950 d’un
puissant et complexe dispositif de renseignement. Et ce dispositif est
très largement compromis…

Le crépuscule de Pie XII


Les fins de règne des papes sont rarement des périodes agréables à
vivre pour ceux qui font tourner la machine vaticane. La santé décli-
nante du souverain, les spéculations qui vont avec et le ralentissement
des décisions s’accompagnent dans le cas de Pie XII d’une paranoïa
et d’un autoritarisme exacerbés. Le pape, qui est presque seul à cen-
traliser tout le renseignement recueilli par l’Église, a certainement
conscience qu’il n’est pas en train de gagner la guerre froide, et cela

193
Pacelli

le mine. Il s’isole de plus en plus. La sœur Pascalina barre le plus


souvent l’accès à ses appartements, ce qui crée bien des frustrations.
La plus grande victime de cette aigreur est sans doute Mgr Montini,
pourtant un des plus proches et dévoués collaborateurs du pape. En
1954, le pape nomme une série de nouveaux cardinaux. Chacun
s’attend à y voir figurer le fidèle Montini, mais son nom n’est pas sur
la liste. Le pape décide de le nommer… archevêque de Milan. Vu
de l’extérieur, ce n’est pas infamant. Pour ceux au fait des subtilités
vaticanes, c’est une punition. Mais de quoi ?
Certains partisans de Montini ont accusé la mère Pascalina
d’avoir intrigué contre lui. Si intrigue il y a eu, ce sont plus pro-
bablement les conservateurs de la curie qui ont convaincu Pie XII
que Montini était en train de glisser à gauche : on lui reprochait
notamment son rôle dans la gestion des mouvements de jeunesse de
l’Action catholique, qui appellent le parti à mener une politique plus
sociale. Entré en 1925 à la secrétairerie d’État, Montini a souvent
été considéré comme un moderniste et un libéral, avec une vision
critique du capitalisme « oppresseur » et des amis à gauche. Son frère
Ludovico appartient à l’aile gauche de la DC et travaille au service
de Jean Monnet. Pour autant, on n’a jamais pris le sous-secrétaire
d’État en défaut de loyauté et ses amis de la CIA ne l’ont pas trouvé
si gauchiste que cela…
Autre explication possible : à partir de 1953, les relations se
tendent entre Bernardino Nogara, le tout-puissant patron de l’IOR,
et Mgr Montini, qui déplore l’absence de véritable contrôle sur la
banque. Il critique aussi la présence de plus en plus envahissante
des neveux Pacelli dans les affaires de l’Église. Ils ont libre accès aux
appartements de leur oncle. Dans Rome on sait que si on veut faire
des affaires qui impliquent l’accord du pape, il faut passer par eux.
Nogara leur distribue à tour de bras des postes d’administrateurs
dans les sociétés où l’IOR est actionnaire. Le népotisme a toujours
existé au Vatican, mais dans la seconde moitié du xxe siècle il devient
de plus en plus gênant à assumer pour une autorité morale comme
le Vatican…

194
Tous les coups sont permis

Et puis il y a l’affaire Tondi, qui a sans doute porté un coup déci-


sif à Montini. Tout commence au début des années 1950. Depuis
1947-1948, presque tous les prêtres envoyés clandestinement dans
les pays de l’Est sont arrêtés dès leur arrivée. D’autre part, il devient
évident que le PCI est informé de certaines dispositions prises par
Pie XII. Y aurait-il une taupe au sein de la curie ?
Pie XII réclame une enquête. Il désigne le père Agostini, qui fut
officier du 2e Bureau français à Alger pendant la guerre et œuvre
désormais aux côtés du cardinal Tisserant. Il mènera son enquête
avec les pleins pouvoirs pour surveiller, écouter et filer qui bon lui
semble. Et en 1952, il touche enfin au but. Dans le bureau même
de Mgr Montini, Agostini surprend un collaborateur en flagrant
délit de recopier les noms des prochains missionnaires qui sont sur
le point de partir en mission à l’est. Il s’agit d’Alighiero Tondi, un
prêtre jésuite, vice-recteur de l’université grégorienne. Selon l’ancien
agent du renseignement français Pierre de Villemarest1, Tondi a
suivi un séminaire jésuite avant d’entrer dans les ordres en 1936, sur
ordre du PC italien. Il aurait suivi un stage à l’université Lénine de
Moscou. Recruté par le NKVD, il a reçu pour instruction de détecter
les prêtres et séminaristes perméables aux idées communistes. Intégré
à l’entourage de Mgr Montini pendant deux années, Tondi a eu la
possibilité de recopier les renseignements que les prêtres voulaient
faire passer à Pie XII par des voies détournées, parfois au péril de leur
vie. Il a été chargé par Montini d’assurer la liaison avec les équipes
de Luigi Gedda, le patron de l’Action catholique, et avait donc toute
latitude pour informer le PCI.
Traîné devant le pape, Tondi assume ses actes au nom de la paix
dans le monde. Montini plaide pour que l’on n’ébruite pas l’affaire
par un procès retentissant qui embarrasserait le Vatican, et qu’on se
limite à une exclusion. Dix ans plus tard, Tondi épousera celle qui
était son officier traitant au sein du PCI, Carmen Zanti.

1. L’espionnage soviétique en France, 1944-1969, Nouvelles éditions latines, 1969.

195
Pacelli

Le plus probable est que cette affaire Tondi a joué un rôle de cata-
lyseur dans l’éviction de Montini : ses ennemis ont saisi une occasion
en or pour l’évincer. Et le pape, de plus en plus méfiant et aigri, s’est
laissé convaincre de s’en séparer.

Nogara fait sans doute partie de ceux qui se sont réjouis de cette
issue. Lui-même prendra sa retraite à la fin du pontificat de Pie XII,
laissant derrière lui une petite équipe soudée et rodée aux opérations
internationales les plus complexes. Mgr Alberto di Jorio, son homme
de confiance, reste en place comme secrétaire général de la banque.
Après la guerre, Nogara a investi dans la construction immobi-
lière (le conglomérat Societa Generale Immobiliare), un choix avisé
dans un pays à reconstruire après la guerre. Il a aussi pris des par-
ticipations dans plusieurs dizaines de banques italiennes, au point
de devenir le premier acteur financier du pays. En 1954, Nogara
transmet le flambeau de délégué général de l’IOR à un banquier
helvétique, ancien dirigeant du Crédit suisse : Henri de Maillardoz.
Il laisse à son successeur une institution bien plus riche et puissante
qu’elle ne l’était à ses débuts, mais terriblement opaque… et qui ne
recule devant aucune opération « borderline ».
Posséder un compte à l’IOR est un privilège. L’argent y est à
l’abri des réglementations fiscales et monétaires italiennes. On peut
déposer une valise de billets sans se voir poser de questions. Rien
n’empêche de transférer les fonds placés en Suisse, au Luxembourg
ou aux Bahamas. Ce qui arrange bien des Italiens fortunés. Des
dizaines de prêtres « sûrs » organisent des flux plus modestes, notam-
ment vers la Suisse. Au total, plusieurs centaines de millions de dol-
lars sont mis à l’abri. La banque sert de couverture à des spéculations
internationales. Spellman a joué un rôle-clé pour bâtir ce système :
au cours de ses voyages militaires dans les années 1940, l’archevêque
ne manquait jamais de transporter sous bonne garde des valises
contenant de l’or, des actions et obligations, mais aussi des devises
en liquide, pour plusieurs millions de dollars à chaque fois. Muni des
sauf-conduits américains, il ne fut jamais inquiété.

196
Tous les coups sont permis

À l’occasion, le scandale pointe. Dans les années 1950, un jeune


archiviste, Mgr Eduardo Prettner Cippico, se fait prendre pour trafic
de devises. Il prêtait main-forte à des clients fortunés pour transférer
des sommes importantes à l’étranger. Enfermé pendant l’enquête,
il s’évade. On le retrouve chez la veuve d’un général fasciste. Jugé
et condamné à neuf ans de prison, il est acquitté en appel et sera
même réintégré dans les ordres quelques années plus tard. Un haut
prélat confiera au journaliste Paul Hoffmann : « Il a payé pour les
autres. On l’a obligé à couvrir des gens beaucoup plus connus que
lui, des proches du pape Pacelli… Vous voyez ce que je veux dire.
Mais il s’est bien conduit, il n’a jamais parlé et finalement on l’a
réhabilité1. » L’affairisme, que l’on dénoncera dans les années 1970-
1980, est donc déjà solidement installé sous Pie XII. Il est considéré
comme un accommodement nécessaire, un peu comme la vente
d’indulgences : ne sert-il pas avant tout la cause d’une grande croi-
sade anticommuniste ?

Vaincu par plusieurs problèmes de santé, Pacelli est alité au début


du mois d’octobre 1958 sous la garde infatigable de sœur Pascalina
quand il reçoit l’extrême-onction du cardinal Tisserant. Ce dernier
est également le doyen du Sacré Collège : ce sera donc à lui d’occuper
la fonction de camerlingue, celui qui dirige l’Église par intérim et
organise le prochain conclave. Pacelli s’éteint dans la nuit du 8 au 9
octobre. Il a gouverné l’Église pendant près de vingt ans.

1. Paul Hoffmann, Ô Vatican, Payot, 1984.


II
RONCALLI
6
La détente

« Au sein du contre-espionnage italien, on répète souvent cette


blague : “L’aile droite des cardinaux italiens informe la CIA. Le
centre, les services secrets français et la gauche, le KGB…” Mais
aucun ne renseigne les services italiens ! »

La surprise Roncalli
En principe le conclave est une élection secrète : les cardinaux
sont rassemblés dans des locaux fermés, sans assistant ni possibilité
de communiquer avec l’extérieur. Les bulletins de vote et toute note
prise au cours de l’assemblée doivent être brûlés. Cependant, il est
parfois possible de reconstituer a posteriori le fil des événements grâce
aux confidences que font, après coup, les cardinaux à leurs proches.
Chaque conclave est par nature un bouillon de culture de rumeurs,
d’intrigues et de désinformation. Les rencontres informelles se mul-
tiplient dans les couloirs, lors des repas, ou dans les chambres, pour
arriver à former des coalitions suffisamment larges. En cas d’insuccès
d’une coalition, ses membres se reportent sur un autre candidat, ou
se répartissent sur plusieurs autres. Vue de l’extérieur, la durée du
conclave fournit une indication sur la difficulté ou la facilité qu’ont
les cardinaux à se mettre d’accord pour désigner le prochain chef
de l’Église. Cinquante-et-un électeurs sont présents en ce dimanche
26 octobre 1958 quand la cloche retentit vers 10 heures du matin

201
Roncalli

pour appeler les cardinaux dans la chapelle Sixtine. Onze tours de


scrutin seront nécessaires.
Les Italiens, qui forment numériquement le premier groupe, sont
avant tout préoccupés de trouver un pape… italien. Or, le vivier est
limité : il n’y a pas de secrétaire d’État et les anciens sous-secrétaires
Tardini et Montini n’ont pas été nommés cardinaux par Pie XII.
Parmi ceux qui ont la stature requise, le cardinal Siri de Gênes est un
ultraconservateur rejeté par les libéraux et son jeune âge (52 ans) fait
craindre un très long règne. Par son statut de patriarche de Venise,
Roncalli est papabile, sans pour autant faire figure de favori. L’évêque
de Florence Dalla Costa, à la fois antifasciste et anticommuniste, ne
parvient pas à atteindre le seuil nécessaire des deux tiers des voix, plus
une. Pendant ce temps, l’Arménien Agagianian semble tenir la corde
lors des premiers tours de scrutin. Le Français Tisserant se serait bien
vu pape à son tour, mais il ne parvient pas à rassembler un parti
suffisant autour de lui. C’est pourquoi il fait le choix d’amener les
cardinaux français à porter leurs voix sur Roncalli. D’autres groupes,
pressés d’en finir, les imitent.
À 77 ans, Roncalli apparaît comme un possible pape de transi-
tion. Il fera remarquer que la plupart des papes ayant porté le pré-
nom de Jean ont eu des règnes courts.
Angelo Roncalli est né en 1881 dans la région de Bergame, dans
une famille de milieu campagnard modeste. Son oncle, proche de
l’Action catholique, le fait entrer au séminaire. Il est ordonné prêtre
en 1904. Jusqu’en 1914, il sera secrétaire de l’évêque de Bergame,
connu pour son soutien au monde ouvrier. Pendant la guerre, il sera
aumônier militaire. Il est ensuite envoyé au Vatican, où il se lie avec
Montini. En 1925, il est envoyé en Bulgarie pour son premier poste
diplomatique. Hostile à Mussolini, il se satisfait d’un poste à l’étran-
ger. En 1935, il devient délégué apostolique à Istanbul, un poste qui
couvre la Turquie mais aussi la Grèce.
Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, il organise une
filière turque pour l’évasion des Juifs et des membres du clergé vic-
times du nazisme. Il fait distribuer des permis gratuits d’émigration,

202
La détente

notamment vers la Palestine sous mandat britannique, ainsi que


des certificats de baptême temporaires et des sauf-conduits. Avec la
Croix-Rouge, il fournit des vivres et vêtements aux réfugiés. Selon
son dossier de canonisation, Roncalli aurait permis à 24 000 Juifs
de fuir des pays occupés. Franz von Papen, l’ambassadeur allemand
à Istanbul, cultive l’amitié de Roncalli, allant jusqu’à servir la messe
avec sa femme chaque semaine.
Un jour von Papen lui confie qu’il est en contact avec des offi-
ciers antinazis qui envisagent de renverser Hitler et de négocier avec
les Alliés. Il lui explique qu’une condamnation morale de Hitler
par Pie XII servirait leur combat en aidant à rallier les catholiques
à leur cause. Roncalli fait son rapport à Pie XII, qui reste sceptique.
Il se méfie de von Papen et n’a guère d’estime pour Roncalli, qu’il
juge léger dans ses jugements. Il sait aussi que les Alliés n’accepte-
ront qu’une reddition inconditionnelle. Il semble en tout cas que
von Papen ait fermé les yeux sur les activités de sauvetage du futur
Jean XXIII.
Si Roncalli est jugé comme un amateur par la curie, il n’en réus-
sit pas moins à être en bons termes avec tout le corps diplomatique
posté en Turquie. En bons termes avec le représentant de Vichy à
Istanbul, il entretient en parallèle des liens avec un petit groupe gaul-
liste, dont il accepte même de relayer des messages vers les réseaux de
résistance en France via la valise diplomatique.
En 1945, il est promu par Pie XII à Paris, ce qui surprend au
sein de la curie. Certains analysent cette nomination d’une figure
jugée « mineure » comme une mesure de mauvaise humeur vis-à-vis
du général de Gaulle, qui a exigé le départ du nonce Valerio Valeri,
trop compromis sous Vichy. À Paris, Roncalli va avoir fort à faire
pour apaiser les relations : le gouvernement français réclame le départ
de 30 évêques jugés « collabos », y compris l’archevêque de Paris, le
cardinal Suhard. À force de manœuvres dilatoires et de diplomatie,
Roncalli obtiendra de ramener ce nombre à trois. Ses relations avec
le général de Gaulle resteront courtoises. Roncalli se fait aussi de
nombreux amis dans la classe politique française (Bidault, Schuman,

203
Roncalli

Blum, Herriot…), mais il aura parfois des frictions avec les chefs
du MRP (équivalent français de la démocratie-chrétienne) qui inter-
viennent un peu trop à son goût dans le débat sur les nominations
épiscopales. Il est unanimement respecté et c’est sans doute pourquoi
les cardinaux français voteront pour lui. En 1952, Roncalli est enfin
élevé au rang de cardinal et devient patriarche de Venise. Il s’attend à
y finir sa carrière et se consacre pleinement à sa tâche pastorale.
Roncalli, élu comme un pape de transition, est un homme de
dialogue tout en rondeurs, même s’il reste anticommuniste. Pour
bref qu’il soit, son règne va être marqué par un virage spectaculaire
et inattendu par rapport à celui de son prédécesseur. Jean XXIII fait
dès son arrivée sur le trône de saint Pierre un constat d’échec sur la
stratégie de guerre froide menée par Pie XII. Nous manquons de
sources sur ses relations avec les différents groupes en charge du ren-
seignement et des opérations secrètes de l’autre côté du rideau de fer.
Seules certitudes : Roncalli n’a pas apporté de grands changements à
leur organisation et leurs missions. Mais il a compris dès son arrivée
que la guerre secrète menée avec l’appui de la CIA conduisait l’Église
dans une impasse…

Pour beaucoup de catholiques, le pontificat de Jean XXIII se


confond avec son œuvre principale : le concile Vatican II. Il n’entre
pas dans notre propos d’en refaire ici l’histoire. Mais ce travail de
modernisation de l’Église constitue un événement majeur pour les
croyants, « l’événement le plus important du xxe siècle » a même
écrit Charles de Gaulle1. Mais derrière Vatican II se dissimule une
action bien plus discrète du pape : renouer le dialogue avec l’empire
communiste… Premier signe tangible : Roncalli obtient que pour la
première fois soixante-dix évêques de l’Est soient autorisés à gagner
Rome et participent aux travaux du concile. Le patriarcat de Moscou
envoie même deux observateurs avec l’accord du Kremlin.

1. Cf. Philippe Chenaux, Le temps de Vatican II. Une introduction à l’histoire du Concile,
DDB, 2012.

204
La détente

Diplomatie parallèle

Le nouveau pape est pressé. Il sait qu’il ne dispose pas de plu-


sieurs décennies pour marquer son empreinte. Il ne perd donc pas de
temps à réformer la curie. Il est parfois plus simple de la contourner !
Sous Jean XXIII, la secrétairerie d’État est dirigée par le cardinal
Amleto Cicognani. Elle se divise toujours en une section ecclésias-
tique qui a en charge les affaires ordinaires concernant les diocèses
du monde entier (hormis les missions) et une section des affaires
extraordinaires qui gère la politique étrangère du Vatican. La pre-
mière est dirigée par l’archevêque Angelo Dell’Acqua, la seconde
par l’archevêque Antonio Samorè, deux diplomates de carrière qui
s’opposent sur à peu près tous les sujets. Samorè est un vigoureux
anticommuniste, c’est pourquoi le pape n’hésite pas à le contourner.
Il va mener une diplomatie parallèle appuyée en premier lieu sur
son secrétaire particulier Loris Capovilla, mais aussi au coup par
coup sur le substitut Dell’Acqua et le nonce à Ankara, Mgr Lardone.
Loris Capovilla est devenu le secrétaire de Roncalli lorsqu’il était
patriarche de Venise en 1953. Ce choix a fait grincer des dents, tant
Capovilla avait la réputation d’être ouvert aux idées socialistes. Mais
Roncalli savait ce qu’il faisait : le réseau de Capovilla lui fut très utile
pour se construire un carnet d’adresses et corriger sa réputation de
traditionaliste. En un temps record, il devint familier des courants de
pensée progressistes au sein de l’Église. Il put même se faire le protec-
teur officieux des jésuites en défendant leur cause auprès de son ami
l’archevêque Montini de Milan.
Lorsqu’il devient pape en 1958, Jean XXIII nomme Capovilla à
un poste de secrétaire particulier qui lui laisse la plus grande liberté
d’action. Il devient son messager discret et suivra en particulier le
dossier des contacts secrets avec le bloc de l’Est1. Ceux-ci passent par
des émissaires officieux. Roncalli fait d’abord appel à un vieil ami,
1. Roland Flamini, Pope, Premier, President, Macmillan, 1980. Voir aussi : Cardinal Loris
F. Capovilla, Mes années avec le pape Jean XXIII. Conversations avec Ezio Bolis, éditions des
Béatitudes, 2014.

205
Roncalli

le prêtre et historien Giuseppe De Luca, qui entretient des contacts


au sein du Parti communiste italien et a facilement accès au Premier
secrétaire du parti, Palmiro Togliatti.
Ce dernier accueille favorablement l’offre de dialogue entre
Rome et Moscou et se propose de jouer les intermédiaires avec
Khrouchtchev.
Au début des années 1960, la CIA fait de l’Église le pilier central
de sa lutte contre le communisme en Italie. Elle distribue de fortes
sommes à diverses œuvres et projets portés par des organismes du
Vatican. Pourtant au sein du Vatican, l’état d’esprit change graduel-
lement et subtilement depuis l’élection de Jean XXIII. Ce dernier
considère que l’Église doit observer une stricte neutralité dans le
champ politique.
Le développement de contacts discrets avec Khrouchtchev ne reste
pas longtemps ignoré de la curie. La nouvelle provoque une onde de
choc au sein de la CIA : Jean XXIII n’est plus un allié fiable ! Le chef
de poste de l’Agence à Rome, Thomas Kalamasinas, reçoit pour ins-
truction de renforcer son espionnage du Vatican. Ce fils d’immigrés
grecs correspond au profil de la première génération qui a modelé la
CIA : avocat avant la guerre, il s’est engagé au sein de l’OSS et a servi
dans plusieurs pays européens, avant de passer plusieurs années en
Grèce où il a été confronté aux tentatives communistes de prendre
le pouvoir. Cet orthodoxe s’est converti au catholicisme à l’occasion
de son mariage avec une catholique. Mais ses capacités d’action sont
limitées, car ses informateurs au sein de la curie, tous ultraconserva-
teurs, sont tenus à l’écart par le pape.
Le paradoxe est que pendant ce temps, Jean XXIII tente de déve-
lopper une relation directe avec l’administration Kennedy, entrée en
fonctions en janvier 1961. Or ce président catholique prend bien
soin de ne pas répondre trop chaleureusement à ses appels du pied
pour ne pas apparaître vis-à-vis de l’opinion américaine comme
inféodé au pape !
Jean XXIII marque en cette année 1961 son 80e anniversaire
en célébrant une messe solennelle dans la basilique Saint-Pierre.

206
La détente

Le représentant officiel des États-Unis en cette occasion est John


McCone, directeur du renseignement américain, qui veut sonder
lui-même l’état d’esprit de ce pape si imprévisible. Les Américains
sont d’autant plus inquiets qu’à cette occasion Jean XXIII reçoit
un message de félicitations du Premier secrétaire soviétique Nikita
Khrouchtchev, ce qui est sans précédent ! Le rééquilibrage des
relations avec les grandes puissances s’est fait jusqu’ici par petites
touches. Il va prendre un tour plus spectaculaire en octobre 1962
avec la crise des missiles de Cuba.
Dans ses grandes lignes, l’histoire de cette crise semble bien
connue. Arrivé au pouvoir fin 1958, Fidel Castro a d’abord sem-
blé jouer la coexistence pacifique avec les États-Unis avant de lan-
cer une réforme agraire en mai 1959 qui déclenche les premières
représailles américaines et le fait basculer dans le camp des pays
communistes. En avril 1961 le débarquement raté de la baie des
Cochons, mal ficelé par la CIA, ternit le début de la présidence
Kennedy.
En février 1962, les États-Unis décrètent un embargo contre
Cuba. L’URSS décide de fournir armes et conseillers militaires à
son allié. Le 14 octobre 1962, un avion espion américain U2 pho-
tographie au-dessus de Cuba des sites d’installation de missiles à
tête nucléaire. On identifie des navires soviétiques en route pour
l’île, avec à leur bord des ogives nucléaires. Si les États-Unis ne
réagissent pas, dans quelques semaines ils se retrouveront avec des
missiles pointés sur leur territoire à moins de 200 kilomètres des
côtes de Floride. Lors d’un discours télévisé, Kennedy annonce la
situation et exige l’arrêt immédiat des opérations soviétiques. Il ins-
taure un blocus naval sur Cuba et menace l’URSS de représailles.
Le 24 octobre, le blocus est en place. Le monde n’a jamais été aussi
proche d’une guerre nucléaire. Aucun des deux dirigeants ne peut
se permettre de perdre la face.
Ce même jour, l’archevêque Dell’Acqua reçoit un appel des États-
Unis du père dominicain Félix Morlion, que nous avons connu
comme agent de l’OSS à la fin de la guerre, puis fondateur du réseau

207
Roncalli

Pro Deo et de l’université du même nom1. Il se trouve alors avec


un ami, Norman Cousins. Il s’agit d’un philanthrope juif, éditeur
de la Saturday Review et fondateur de la conférence de Dartmouth
pour la paix qui se tient à ce moment précis dans le Massachusetts et
regroupe des écrivains et scientifiques américains et russes. Pour les
membres de la conférence, le monde est au bord du conflit nucléaire
et seul le pape dispose de l’autorité morale pour amorcer une déses-
calade. Jean XXIII envisage de lancer un appel public à la paix, à
la condition que les deux parties soient d’accord pour accepter son
intervention. Morlion et Cousins s’entretiennent en privé avec le chef
de la délégation soviétique. Avec l’ambassadeur russe à Washington,
il accepte de relayer la proposition auprès de Moscou. Deux heures
plus tard, Khrouchtchev fait savoir qu’il accepte volontiers la propo-
sition du pape. Il faut maintenant convaincre Kennedy. Cousins a
ses entrées dans l’administration. La réaction est plus mesurée. Ted
Sorensen rappelle Cousins depuis une cabine téléphonique à l’exté-
rieur de la Maison-Blanche. Le président pose ses conditions : l’appel
du pape doit rester d’ordre général et ne pas aborder les conditions
possibles d’un compromis. Le peuple américain ne doit pas avoir
l’impression que le président obéit aux instructions du pape2. Dans
la nuit, le pape dicte un texte qui est soumis aux deux parties. Le
lendemain, il se rend dans les studios de Radio Vatican pour lire son
appel. Le lendemain, la Pravda le reproduira en « une », ce qui est
une première.
Pour les historiens, l’intervention du pape n’a pas fondamentale-
ment influé sur la gestion de la crise par l’administration Kennedy.
Mais elle pourrait bien avoir été décisive côté russe : l’appel du pape a
offert à Khrouchtchev une bonne raison de jouer l’apaisement contre
l’avis des faucons du Politburo qui poussaient pour une confron-
tation armée. Il a pu faire adopter sa ligne conciliatrice en arguant
qu’elle renforçait sa stature internationale et augurait un renverse-
ment d’alliance du Vatican.
1. Voir chapitre 5.
2. Cf. Roland Flamini, Pope, Premier, President, op. cit.

208
La détente

Un mois plus tard, l’assistant spécial de Kennedy Arthur


Schlesinger reçoit la visite d’un autre émissaire papal, qu’il ne connaît
pas. Directeur général de la télévision publique italienne, la RAI,
Ettore Bernabei est un ami proche du secrétaire d’État Dell’Acqua
et du Premier ministre italien, Amintore Fanfani. Il est venu trans-
mettre le souhait du pape d’établir un contact direct avec l’adminis-
tration Kennedy. Les diplomates américains en poste à l’ambassade
de Rome sont trop ouvertement opposés à l’attitude conciliatrice
de Jean XXIII envers le bloc de l’Est pour permettre un dialogue
constructif. Schlesinger transmet une note sur sa rencontre avec un
avis favorable… mais Kennedy refuse de donner suite. Le président
américain doit effectuer une tournée européenne à l’été 1963. Une
rencontre avec le pape lors de son passage à Rome serait logique :
avant lui, Eisenhower a bien fait de même. Mais la CIA ne voit pas
le projet d’un bon œil. Elle rapporte ainsi dans un télégramme du 4
novembre 1962 que le pape serait atteint d’un cancer de l’estomac
et n’aurait plus que quelques mois à vivre ! En réalité, le pape vit
avec la maladie depuis qu’il a été nommé patriarche de Venise, mais
ses médecins deviennent pessimistes sur ses perspectives, d’autant
qu’il refuse toute opération. Le 26 novembre, il souffre ainsi d’une
sérieuse hémorragie stomacale, que le Vatican présente comme une
simple gastrite. Le 2 décembre, le pape a retrouvé assez de forces
pour une apparition publique lors d’une cérémonie du concile
Vatican II. Il doit recevoir le même jour Norman Cousins : l’éditeur
de la Saturday Review a sollicité et obtenu un entretien à venir avec
Khrouchtchev. Dans cette perspective, il a été reçu par Kennedy qui
lui a demandé de sonder les intentions du Premier secrétaire sur les
négociations de désarmement de Genève. Cousins vient prendre les
instructions du pape avant de gagner l’URSS. Mais Jean XXIII a
présumé de ses forces et doit s’aliter après son apparition au concile.
Cousins est donc reçu par Dell’Acqua et le cardinal Testa, qui dirige
la Congrégation pour l’Église orientale. Le reste de la curie est tenue
à l’écart de cette mission peu catholique, conduite par un éditeur juif
new-yorkais.

209
Roncalli

Cousins rencontre Khrouchtchev pendant pas moins de trois


heures. Il est frappé par l’admiration que le Premier secrétaire semble
porter au pape. Il évoque la situation de l’archevêque Slipyj, le métro-
polite ukrainien emprisonné pour collaboration avec les Allemands,
dont le pape apprécierait la libération. Elle interviendra six semaines
plus tard.
Une semaine après sa visite à Moscou, Cousins est reçu par le pape
à Rome et lui remet son compte-rendu écrit des avancées possibles :

1) La Russie désire la médiation du pape et Khrouchtchev est


d’accord qu’elle ne devrait pas se limiter aux périodes de crise,
mais devrait être une action continue en faveur de la paix.
2) Khrouchtchev affirme qu’il veut ouvrir des lignes de commu-
nication avec le Vatican via des contacts privés.
3) Khrouchtchev reconnaît que l’Église respecte le principe de
séparation de l’Église et de l’État dans de nombreux pays.
4) Khrouchtchev reconnaît que l’Église est au service de tous les
hommes et pas seulement des catholiques.
5) Khrouchtchev reconnaît que le pape agit avec un grand
courage, considérant ses problèmes intérieurs, tout comme
Khrouchtchev doit faire face aux problèmes intérieurs de
l’Union soviétique.

Le pape répond à Cousins : « Nous ne devons pas laisser tomber


les Russes parce que nous n’aimons pas leur système politique. Ils
ont un profond héritage spirituel. Nous pouvons et nous devons leur
parler. […] Je n’ai peur de parler à personne de la paix sur terre1. »
La libération de Slipyj renforce Jean XXIII dans l’idée qu’il
a eu raison de mettre fin à quatre décennies de guerre froide avec
les Soviétiques. Il charge Cousins de rendre compte de sa visite à
l’administration Kennedy. Mais une fois de plus, l’éditeur n’obtient
aucune réponse à son mémorandum. Après plusieurs relances, il

1. Roland Flamini, Pope, Premier, President, op. cit.

210
La détente

reçoit de Kennedy une lettre particulièrement vague, qui ne men-


tionne à aucun moment le pape. Il semble que Kennedy ne fasse
guère confiance à Cousins. Il faut dire que la CIA lui a savonné la
planche : dans un mémo de 15 pages rédigé début 1963 et trans-
mis au président, le chef de poste à Rome James Spain émet de vifs
doutes sur la politique d’ouverture de Jean XXIII et sur le sérieux de
ses émissaires. Selon lui, l’idée d’un Khrouchtchev qui serait force
de modération au sein du Politburo ne tient pas la route. Spain écrit
qu’il est « extrêmement difficile de tirer une conclusion solide sur
l’étendue et la fiabilité des connaissances du Vatican en matière d’af-
faires communistes, ou sur la validité de ses analyses et l’utilité de sa
tactique. Beaucoup de prêtres au Vatican évoquent “leurs négocia-
tions” avec les communistes mais fournissent peu d’éléments pré-
cis sur ces approches. Ils parlent aussi de “leurs sources” au sein de
l’URSS et suggèrent qu’ils ont encore des prêtres en activité là-bas,
mais sans livrer aucun détail. Même s’ils ont affiné leur analyse sur
leur relation avec l’URSS, et sur ce qu’ils pensent qu’il se passe là-
bas, ils ne semblent pas faire le lien entre leur image des Soviétiques
et la politique russe dans d’autres domaines, comme Cuba ou le
désarmement1. » En bref, Jean XXIII serait un grand naïf qui voit ce
qu’il a envie de voir. Et cela risque d’avoir des conséquences désas-
treuses pour la politique italienne. L’ouverture à l’est du pape pour-
rait libérer les catholiques de l’interdit du vote communiste et faire
basculer le pays. On comprend mieux la froideur de l’administration
Kennedy, où ce mémo a été lu attentivement.

Petits accords entre amis


Dans ce contexte, il est logique que le Vatican densifie ses liens
avec d’autres partenaires que la CIA. Le général de Gaulle et Roncalli,
qui se connaissent bien, sont justement arrivés au pouvoir la même
année 1958. Dès l’été suivant, le président français en visite officielle

1. Ibid.

211
Roncalli

en Italie profite de l’occasion pour rendre visite au pape. Il ne faut


donc pas être un grand politique pour en déduire que les coopéra-
tions secrètes avec la France correspondent aux vœux de Sa Sainteté
le pape. Les Français n’ont pas attendu cet alignement pour lancer
des actions communes.
Sous Pie XII a été mise sur pied par le SDECE l’opération de
propagande clandestine Pax1, coordonnée par Mgr Giovanetti pour
la secrétairerie d’État. Il est alors le premier adjoint de Mgr Tardini,
sous-secrétaire d’État et chef de la section des Affaires extraordi-
naires. La cheville ouvrière du dispositif est un religieux discret,
le père dominicain Yves-Marc Dubois, qui réside lors de ses pas-
sages à Paris au couvent du Cherche-Midi. Il a été aumônier du
QG de lord Mountbatten en Extrême-Orient pendant la Seconde
Guerre mondiale, puis aumônier du corps expéditionnaire français
en Indochine. Il est désormais membre de la délégation pontificale à
l’ONU. Le père Dubois anime un réseau basé en Suisse : il s’appuie
sur le père Henri Marmier du diocèse de Fribourg, rédacteur en chef
d’une agence de presse catholique internationale, KIPA : autant dire
un réseau de renseignement. Le père Marmier et un autre domini-
cain, le Polonais Josef-Marie Bochenski, ont créé sous les auspices
de l’université de Fribourg l’Institut de soviétologie qui donne une
façade académique à ce travail. L’institut sert de soutien à un réseau
clandestin d’aide aux groupes catholiques clandestins de l’autre côté
du rideau de fer.
Le projet Pax est une sorte de coentreprise : le Vatican fournit la
littérature religieuse, le SDECE se charge de la faire passer dans les
pays de l’Est. Avec l’aide des services français, l’équipe du père Dubois
monte une « commission pour l’Église persécutée » qui fait paraître
en 1956 un Livre rouge de l’Église persécutée, détaillant les mauvais
traitements subis par l’Église catholique dans tous les pays commu-
nistes depuis dix ans, y compris en Asie. L’ouvrage paraît d’abord
en Italie, puis est traduit dans sept langues. Plusieurs dizaines de

1. Aucun lien avec le réseau polonais Pax cité plus haut.

212
La détente

milliers d’exemplaires sont introduits clandestinement dans les pays


d’Europe de l’Est, avec l’aide du SDECE et du BND allemand, qui
mobilisent leurs honorables correspondants voyageant entre l’Ouest
et l’Est. Giovanetti met à disposition de l’opération des moines issus
du Russicum. Le SDECE mobilise ses honorables correspondants :
pilotes et hôtesses d’Air France, officiers de marine marchande, pro-
fesseurs, industriels, hommes d’affaires appelés à visiter les pays de
l’Est sont mobilisés par le service « Action » pour déposer les ouvrages
dans des boîtes aux lettres désignées. L’opération est bien cloisonnée :
les rares arrestations par les services de l’Est ne mènent nulle part.
Le chanoine de Fribourg recrute un policier suisse, Louis Gauthier,
ancien chef de la police du canton, pour coordonner avec le SDECE
l’action clandestine à l’est. Excédés par ces entorses à la neutralité, les
Soviétiques font assassiner en Suisse un officier français hospitalisé.
Un autre prêtre du réseau est kidnappé lors d’une mission à Helsinki
et ne reparaîtra pas… Sans surprise, c’est en Pologne que l’opéra-
tion est la plus massive. Le patron du BND, le général Gehlen, a
accepté de la cofinancer à la même hauteur que le SDECE, soit
500 000 francs mensuels.
Cette opération n’est pas exclusive d’autres initiatives que peut
soutenir discrètement tel ou tel prélat, sans en référer au pape.
Toujours actif, le cardinal Tisserant continue d’entretenir ses réseaux
parallèles et de mettre en contact des gens qui ne se connaissent pas
mais partagent les mêmes objectifs. Depuis le milieu des années
1950, il n’hésite pas à recevoir le sulfureux Georges Albertini. Il
s’agit pourtant de l’ancien bras droit du parti collaborationniste RNP
(Rassemblement National Populaire) de Marcel Déat. Albertini s’est
réinventé après-guerre en croisé de la lutte anticommuniste. Il anime
un service secret privé, surnommé « la centrale » que financent divers
groupes patronaux et financiers1. À la mort de Staline, le régime des
camps soviétiques a été adouci, affirme Tisserant, ce qui provoque
un féroce débat avec Albertini.

1. Frédéric Charpier, Les valets de la guerre froide, op. cit.

213
Roncalli

Tisserant est sûr de ses informateurs : le père Bernard Dupire,


prêtre du Russicum, et le père Chaleil, de retour d’URSS. Ils sont
chargés de créer à Paris un foyer d’accueil pour étudiants russo-
phones. On peut aussi compter sur le prêtre assomptionniste père
Nicolas, qui a vécu en Roumanie puis à Odessa avant d’être arrêté
puis envoyé en camp. La mort de Staline lui a permis d’en réchap-
per. Une fois à Rome, il rédige un rapport précis sur les réalités du
moment en URSS. C’est son témoignage notamment qui permet à
Tisserant d’affirmer que la discipline s’est relâchée après la mort de
Staline et de Beria.
L’« officier de liaison » du SDECE avec le Vatican se nomme
Jean Violet. C’est un avocat d’affaires qui s’appuie sur les mêmes
réseaux anticommunistes que Tisserant. Il a travaillé avec le cardinal
en 1956 pour empêcher que le Liban ne rompe ses relations diplo-
matiques avec la France au lendemain du fiasco de Suez, une affaire
qui a fait scandale dans le monde arabe. À la fin des années 1950,
Jean Violet voit défiler à sa table des personnalités européennes du
monde des affaires (comme l’industriel italien Carlo Pesenti), de la
politique (comme Giulio Andreotti ou le patron du CSU allemand
Franz Josef Strauss), mais aussi du Vatican, en particulier l’ancien
secrétaire de Mgr Montini, Giovanni Benelli. Pour le SDECE, il ne
fait pas de doute que Me Violet est aussi un agent du Vatican, mais
qu’on peut l’utiliser en connaissance de cause sur des dossiers où les
intérêts des deux puissances sont alignés. Violet est « traité » exclusi-
vement par les directeurs généraux du SDECE ou par leurs adjoints
directs, jusqu’à ce qu’Alexandre de Marenches, tout juste nommé à
la tête du service en 1970, interrompe cette collaboration.
Un ancien du SDECE décrit ainsi l’avocat : « Il a le teint jaune
d’un homme de cabinet, les joues maigres, mais un peu de ventre
sous le veston croisé d’un gris moyen. Il est chauve, sauf une cou-
ronne de cheveux gris coupés court ; il tient à la main un chapeau
rond de notaire de province. Pourtant, dès qu’il parle, le personnage
prend une autre dimension. Les yeux noirs sous les épais sourcils gris
brûlent comme la braise, la dialectique est précise, l’homme possède

214
La détente

le ton assuré de ceux dont les appuis sont bien placés, la phrase brève
de ceux dont les minutes ne se gaspillent pas1. »
C’est l’ex-président du Conseil Antoine Pinay qui introduit Violet
au SDECE en 1955. Pinay est alors ministre des Affaires étrangères.
Violet n’apparaît pas officiellement dans son cabinet mais rencontre
très fréquemment le ministre. La raison de cette discrétion sur leur
collaboration tient peut-être au passé de l’avocat. En effet, pen-
dant la guerre Jean Violet a adhéré au MSR, le Mouvement social
révolutionnaire d’Eugène Deloncle, qui soutient la collaboration et
dénonce pêle-mêle les Juifs, les communistes, les francs-maçons et la
finance mondialisée. Le MSR est responsable de plusieurs attentats
contre des synagogues en octobre 1941. Emprisonné à la Santé le 2
décembre 1944 pour « intelligence avec l’ennemi », Violet a été libéré
trois jours plus tard et a rejoint les drapeaux sous la bannière des
Tirailleurs sénégalais (il avait servi dans l’infanterie coloniale avant-
guerre). Neuf mois plus tard, les poursuites contre lui étaient aban-
données et il était de retour chez lui. À l’évidence, il a bénéficié de
protections2…
Spécialisé dans les affaires internationales, maîtrisant l’anglais, l’es-
pagnol et l’italien, inscrit au barreau de Paris, Me Jean Violet se relance
dans les affaires et voyage désormais partout dans le monde. Pinay
lui fait donc rencontrer le général Paul Grossin, chargé de mission
auprès du président du Conseil Guy Mollet, qui deviendra patron du
SDECE à partir de 1957. Le général Grossin confirmera plus tard3
que l’avocat a rempli « avec succès » des missions auprès d’organisa-
tions internationales ainsi qu’une mission conjointe du SDECE et
du BND allemand. Sur ses relations avec le Vatican, Me Violet se
bornera à indiquer qu’il avait à Rome comme dans d’autres capitales
« un certain nombre d’amis personnels ». Les observateurs noteront
que l’avocat sera fait commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire sous

1. Pascal Krop, Les secrets de l’espionnage français, Payot, 1995.


2. Cf. Pierre Péan, V, Fayard, 1984.
3. « Les missions secrètes de Me Jean Violet », Le Monde, 28 décembre 1983.

215
Roncalli

le pontificat de Paul VI. « Je dois cette distinction, expliquera-t-il, à


un dominicain de mes amis, le révérend père Dubois. »
Fin 1959, Violet est à la manœuvre pour une nouvelle copro-
duction du SDECE et du Vatican : convaincre les délégués à l’ONU
de plusieurs pays, en particulier d’Amérique latine, de rejeter les
motions condamnant la France sur ses activités en Algérie. L’année
précédente, une première motion très modérée a pu être votée grâce
au bloc des pays africains et asiatiques qui ont récemment conquis
leur indépendance et éprouvent une sympathie naturelle pour le
combat du FLN. Il s’agit d’éviter cette fois que passe une motion
plus dure qui serait un véritable affront pour la France du général
de Gaulle. On retrouve ici le père Dubois. Honorable correspon-
dant du SDECE, il fournit déjà de précieuses informations sur le
FLN. Mieux encore, il obtient de pouvoir rejoindre à titre officieux
la délégation du Vatican à l’ONU, et d’y installer Violet avec lui. Il
est probable qu’un tel arrangement, qui donne un statut semi-offi-
ciel à un agent des services français au sein de la délégation vaticane
à l’ONU, a forcément dû recueillir l’assentiment de la secrétairerie
d’État, sinon du pape lui-même.
Le père Dubois, qui a pris du galon depuis l’affaire Pax, est désor-
mais un agent de haut niveau du Saint-Siège : certains responsables
de services européens le considèrent même à la fin des années 1950
comme le chef des « espions du Vatican ». Disons plutôt : un des
chefs de réseaux.
À New York, Violet et Dubois sont hébergés par le correspondant
local du SDECE, le colonel Jacques Hervé1. Celui-ci décrira plus
tard Violet, sous le nom de Blondet, dans un roman à clé, Vade-
mecum du parfait agent secret2, comme le « correspondant itinérant
de l’Ordre Théosophique International, OTI3, dont la renommée de

1. Cf. Roger Faligot, « Les services secrets français neutralisent l’ONU », in Histoire secrète
de la Ve République, La Découverte, 2006.
2. Jean-Michel Barrault et Jacques Henri, Vade-mecum du parfait agent secret, Arthaud,
1972.
3. Soit l’Opus Dei.

216
La détente

discrétion n’a d’égale, dit-on, que sa puissance. On ne prête qu’aux


riches ». C’est la première fois que nous croisons l’Opus Dei, qui va
jouer un rôle croissant dans cette histoire.
Notons pour le moment que ce mouvement religieux a été fondé
en 1928 par Josemaría Escrivá de Balaguer, un prêtre espagnol.
Il promeut notamment la sainteté au milieu du monde, aussi bien
pour les laïcs que pour les prêtres séculiers. Le mouvement s’est
surtout développé à partir de 1945, s’implantant notamment au
Portugal, en Italie et en France en 1947, puis aux États-Unis et
au Mexique. L’Opus Dei entretient des liens étroits avec le régime
franquiste. Dès 1946, Balaguer réside à Rome afin de faire recon-
naître son mouvement en tant qu’institut séculier. Il obtient rapide-
ment gain de cause : le 2 février 1947, le pape Pie XII promulgue la
constitution Provida mater ecclesia qui définit les instituts séculiers et
leur donne un statut juridique. Ce sont : « les sociétés de clercs ou de
laïcs dont les membres, en vue de tendre à la perfection chrétienne
et de se donner totalement à l’apostolat, font profession de pratiquer
dans le monde les conseils évangéliques ». Pas de vie en monastère,
pas de costume : les membres vivent « comme tout le monde ». En
revanche ils font vœu de suivre les trois conseils évangéliques : pau-
vreté, chasteté, obéissance. Les membres gardent leurs biens mais
n’en disposent plus que sous contrôle de leurs supérieurs. L’adhésion
doit rester secrète, y compris vis-à-vis des amis, de la famille et même
de la hiérarchie ecclésiastique locale. Seulement trois semaines après
la promulgation de la constitution l’Opus Dei obtient du pape un
« décret de louange » : il ouvre la voie à une approbation définitive,
donnée en juin 1950. Dans la structure de l’Église, les instituts sécu-
liers dépendent de la Sacrée Congrégation des religieux, tout comme
les ordres.
Le calendrier n’est pas un simple hasard : nous sommes au début
de la guerre froide et les instituts séculiers représentent pour le pape
une armée en formation. Parmi eux, l’Opus Dei fait figure de fer de
lance. L’Opus, qui ne compte alors que 200 à 300 membres, connaî-
tra une expansion remarquable après 1947, notamment en Amérique

217
Roncalli

du Sud : Argentine et Chili en 1950, Colombie et Venezuela en


1951, Guatemala et Pérou en 1953, Équateur en 1954, Uruguay
en 1956, Brésil en 1958, etc. Dès les années 1940-1950, l’Opus Dei
s’est heurté sur le terrain aux jésuites, qui ont vu naître le mouve-
ment avec un peu de hauteur. Mais lorsque l’Opus Dei est placé
sous la même autorité qu’eux, les jésuites prennent la concurrence
au sérieux. Les deux mouvements visent la même clientèle : les jeunes
élites intellectuelles de la bourgeoisie. Et l’Opus y effectue une per-
cée, avec des procédés parfois contestés : on lui reproche de recruter
dans des foyers d’étudiants catholiques, ce qui revient à dépouiller
les autres ordres.
Les jésuites forment une sorte d’Église parallèle avec ses propres
collèges, ses propres centres de formation, ses propres organisations
d’Action catholique. Or l’Opus vient doublonner leurs institutions,
parfois dans les mêmes villes ! Il y avait un centre de formation des
chefs d’entreprise dirigé par des jésuites à Barcelone ; il y aura désor-
mais l’Institut d’études supérieures de l’entreprise de l’Opus dans la
même ville, et ainsi de suite.
L’Opus s’est donné une organisation militaire, fortement hiérar-
chisée, pyramidale, qui est un peu calquée sur celle des jésuites. Par
d’autres aspects, l’Opus peut rappeler la franc-maçonnerie : l’initia-
tion, les divers degrés d’appartenance, la séparation entre membres
et profanes, etc. Enfin, les jésuites ont été depuis les années 1930 des
fers de lance de la lutte anticommuniste. L’Opus Dei se positionne
sur le même créneau : pour convaincre Pie XII de lui accorder le sta-
tut d’institut séculier, Balaguer a promu l’idée d’un « apostolat de
pénétration ». Lui aussi veut envoyer des agents clandestins de l’autre
côté du rideau de fer !
Jean XXIII montre en revanche peu de goût pour l’Opus Dei, et on
peut sans risque écrire que ce dernier le lui rend bien. Mais cela n’em-
pêche pas Balaguer de voir où sont ses intérêts : en pleine ascension,
son mouvement a très vite gagné de l’influence sur les élites sud-amé-
ricaines. L’Opus peut donc ouvrir des portes pour Violet et Dubois,
qui entament la tournée des capitales sud-américaines. Certains pays,

218
La détente

dont les dirigeants écoutent les conseils de l’Opus, acceptent de chan-


ger leur vote moyennant telle ou telle compensation. D’autres comme
le Nicaragua et le Paraguay restent ambigus jusqu’au bout afin de
faire monter les enchères1. In fine, la balance penche du côté français.
De Gaulle reste libre de mener sa politique algérienne sans la pres-
sion d’une condamnation internationale. Et l’avocat d’affaires Violet
a encore élargi son prestige et son réseau international. Au SDECE,
il dispose d’un bureau au même étage que le directeur. Le même
groupe accomplira une mission de lobbying similaire pour permettre
à la France d’installer des bases de tirs nucléaires dans le Pacifique2.

Nom de code Gustav


Comme on l’a vu avec l’opération Pax, les Français ne sont pas
les seuls intéressés par le Vatican. Le service secret d’Allemagne de
l’Ouest, le BND, a vu le jour au début de l’année 1956 : il succède
à l’organisation Gehlen (parfois appelée l’Org), qui dépendait étroi-
tement des Américains et présentait le gros handicap d’être infiltrée
par le KGB. Reinhard Gehlen en reste le patron. Quatre mois à
peine après son démarrage, le BND reçoit la visite de responsables
du SIFAR. Un personnage assiste à cette réunion comme traduc-
teur ; Johannes (Giovanni) Gehlen : c’est le demi-frère de Reinhard
Gehlen. Johannes a grandi à Rome avant la Première Guerre mon-
diale et y est retourné après-guerre faire carrière dans la banque. Il
a adhéré au parti nazi en 1933, a repris des études scientifiques et
s’est débrouillé pour finir la guerre dans un institut de recherche. En
1946, il est de retour à Rome.
Quoique protestant, Gehlen fait fonction de secrétaire particu-
lier du secrétaire chargé des affaires étrangères au siège central de
l’ordre de Malte en Italie. Les rapports du SIFAR expriment le soup-
çon que Johannes Gehlen fait du renseignement pour le compte de
1. Cf. Roger Faligot, op. cit.
2. Témoignage de Constantin Melnik, ancien collaborateur du Premier ministre Michel
Debré, recueilli par l’auteur.

219
Roncalli

l’Allemagne en Italie. Ils supposent également qu’il travaille aussi


pour les services américains1. Le frère de Reinhard est entré dans
l’organisation de celui-ci (l’Org) dès le 1er janvier 1946 et il a reçu le
nom de code Gustav. Il a été infiltré en Italie en passant clandesti-
nement les Alpes. Il dirige l’antenne locale à partir de 1946. La CIA
qui sert de tutelle à l’Org depuis 1949 n’aime guère Gustav qu’elle
considère inapte au travail de renseignement, mais il reste en poste,
protégé par son frère.
Selon les archives de l’Org, Reinhard Gehlen et son adjoint ont
été reçus en audience privée par le pape Pie XII en janvier 1949 et
celui-ci a autorisé Gehlen à établir un contact avec le père Robert
Leiber. Pour l’Org, l’établissement de relations avec le Vatican figure
dans la rubrique « relations avec des services de renseignement étran-
gers ». Ce qui revient à reconnaître au père Leiber le rang de res-
ponsable d’un service secret. Une nouvelle entrevue est accordée à
Gehlen en 1953. L’Org compte sur l’appui du Vatican pour enga-
ger des coopérations avec des États catholiques comme l’Espagne,
l’Italie et la France. « Le service de renseignement du Vatican était
“catholique” au sens propre du terme, global », remarque Mary Ellen
Reese2. « Les activités de l’Église catholique couraient comme un fil
rouge à travers tout le tissu du renseignement pendant et après la
Seconde Guerre mondiale. Elles avaient tant de facettes, d’ombres et
d’intrigues qu’il est difficile de s’en faire une idée complète3. »
Un rapport du SIFAR d’octobre 1954 dit : « Le professeur Gehlen
vit plutôt mal du chèque mensuel de 1 000 marks que lui adresse le
service de renseignement allemand. Son frère le général lui paie en
plus certains autres frais mais il le fait sur des critères rigoureux4. »
Cette contrainte financière explique que Giovanni Gehlen revend
une partie de ses informations à l’Ufficio Affari Riservati du SIFAR,
1. Cf. Erich Schmidt-Eenboom, Christoph Franceschini, Thomas Wegener Friis, Spionage
unter Freunden. Partnerdienstbeziehungen und Westaufklärung der Organisation Gehlen und
des BND, Ch. Links Verlag, 2017.
2. General Reinhard Gehlen. The CIA Connection, George Mason University Press, 1990.
3. Ibid.
4. Cf. Spionage unter Freunden, op. cit.

220
La détente

en particulier ce qui concerne l’ordre de Malte. C’est à ce moment


qu’il rencontre le général Giuseppe Pièche, qui a dirigé le bureau du
contre-espionnage du service secret fasciste, le Servizio Informazioni
Militare (SIM), de 1932 à 1936 et a été ensuite utilisé pour des mis-
sions spéciales par Mussolini. Les deux hommes se découvrent plein
de points communs. En 1954, Gehlen fait recevoir Pièche au QG de
l’Org à Pullach pour valider son recrutement. Pièche recrutera des
informateurs pour l’Org en Italie. C’est dans ce cercle que Giovanni
Gehlen puisera ses collaborateurs les plus proches, qui pour certains
resteront à son service pendant vingt ans.
On peut citer un collaborateur français, le journaliste et écrivain
Jean Alain Geoffroy d’Escos, qui opérera comme « correspondant de
l’hebdomadaire munichois Neues Abendland [Nouvel Occident] »,
un faux nez du BND ; ou encore « Donna Raimonda », alias
Raimonda Di Giovanni, ex-indicatrice de la police secrète fasciste
OVRA qui a travaillé pour le SD et la SS tout en étant la maîtresse
d’un chef de la Résistance. Après la guerre, Raimonda a fait l’objet
d’un mandat d’arrêt pour collaboration qui fut mystérieusement levé
en 1948. La fausse comtesse avait épousé un an plus tôt un fonction-
naire de la police d’État. Raimonda n’a pas seulement des relations
dans la bonne société romaine. Elle est aussi bien implantée dans
le mouvement néofasciste italien Movimento Sociale Italiano (MSI).
Elle sera soupçonnée par les médias italiens d’avoir favorisé la fuite
rocambolesque d’un hôpital romain le 15 août 1977 d’une vieille
connaissance : l’ancien chef du SD à Rome Herbert Kappler…
Raimonda Di Giovanni et D’Escos rétribuent une foule d’infor-
mateurs pour le BND et pour Giovanni Gehlen. La plupart de ces
agents proviennent du réseau d’espions mis en place en Italie entre
1943 et 1945 par le SD et la SS. Le Spiegel a donné en novembre
2005 un aperçu de ce que pouvaient être les activités d’espionnage de
Giovanni Gehlen ayant pour cible le Vatican dans les années 1962-
1963. La directive n° 132 du BND (1963) contient ainsi le compte-
rendu mot pour mot de l’entretien qui a eu lieu mi-avril 1963 entre
le pape Jean XXIII et Josyf Slipyj, chef de l’Église catholique uniate

221
Roncalli

d’Ukraine, de retour d’Union soviétique après dix-huit ans de


détention.
Autre exemple : la visite d’Alexeï Adjoubei au pape le 7 mars
1963. Ce rédacteur en chef des Izvestia est aussi le beau-fils de
Nikita Khrouchtchev. La source du BND rapporte en détail la ren-
contre. Répondant à la proposition d’établir des relations diploma-
tiques entre l’URSS et le Vatican, le pape a répondu : « Dieu dans sa
toute-puissance a eu besoin de sept jours pour créer le monde. Nous
qui sommes beaucoup moins puissants ne devons pas précipiter les
choses, nous devons procéder avec prudence (dolcemente andare),
par étapes, préparer les esprits. Pour le moment, ce geste serait mal
interprété1. »

Les derniers mois


Même s’il feint d’avoir l’éternité devant lui, Jean XXIII lutte avec
la maladie et sait qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps. Le pape
se prépare à franchir une nouvelle étape de sa stratégie avec l’ency-
clique Pacem in terris, qui va servir de nouvelle doctrine à l’Église.
Jean XXIII prend garde de ne pas répudier la condamnation du com-
munisme émise par Pie XII, mais il adopte une ligne plus flexible :
l’Église doit s’adapter aux changements du monde, et au change-
ment d’attitude des communistes eux-mêmes.
Fin mars, Norman Cousins propose par l’entremise du père
Morlion d’effectuer une nouvelle visite à Moscou. Le pape le charge
de remettre à Khrouchtchev une traduction russe de Pacem in ter-
ris avant sa publication. La rencontre a lieu le 12 avril 1963, dans
la résidence secondaire du Premier secrétaire, sur la côte baltique.
Khrouchtchev apprécie particulièrement les passages sur le désar-
mement, la paix et le communisme. La publication de l’encyclique
intervient trois semaines avant les élections en Italie, offrant un coup
de pouce inattendu au PCI. Togliatti s’en saisit et affirme qu’il n’y

1. Cf. Hansjakob Stehle, Eastern Politics of the Vatican, 1917-1979, op. cit.

222
La détente

a aucune incompatibilité entre la foi catholique et le credo commu-


niste. Le PCI va faire un score historique, gagnant près d’un mil-
lion de voix. Du coup, la seule coalition de gouvernement possible
s’articule autour du centre gauche, faisant chuter la démocratie-chré-
tienne de son magistère. Juste après l’élection, la CIA estime que
l’on se dirige vers l’établissement de relations diplomatiques entre le
Vatican et l’URSS.
Désormais, nul besoin d’intermédiaires. Le secrétaire du pape,
Mgr Capovilla, et l’ambassadeur soviétique à Rome se rencontrent
directement. Jean XXIII est informé que les gouvernements des pays
de l’Est ont instruction de collaborer avec le Saint-Siège. Le primat
polonais, le cardinal Wyszyński, fait savoir au Vatican qu’il a été
sondé par le gouvernement Gomulka pour négocier un rapproche-
ment. La secrétairerie d’État désigne un de ses prélats expérimentés,
Mgr Casaroli, pour entreprendre une tournée de rencontres offi-
cielles en Hongrie et en Tchécoslovaquie, les premières depuis la fin
de la guerre.
Alarmé, le patron de la CIA, John McCone, sollicite un entretien
avec le pape. Grand, mince, austère, le cheveu gris, McCone est un
patricien de la plus pure tradition. Il se présente comme émissaire
direct du président Kennedy. Il demande au pape de stopper son
rapprochement avec le bloc de l’Est. Selon lui les catholiques amé-
ricains sont très choqués par l’encyclique Pacem in terris. Le résul-
tat des élections italiennes est désastreux pour les partis catholiques.
Tout cela peut très mal finir.
Le pape écoute en silence, puis répond que sa perception des
affaires du monde ne peut être la même que celle des États-Unis.
Sa volonté est de maintenir des relations avec tous les pays et de
promouvoir la réforme et la justice sociale partout en Europe et en
Amérique latine, ce qui sera la meilleure manière de combattre le
communisme.
McCone souligne que derrière leur discours conciliant, les com-
munistes persécutent les prêtres catholiques :

223
Roncalli

« Est-ce que le gouvernement des États-Unis a des sympathies


communistes ? demande le pape.
– Bien sûr que non, répond McCone.
– Pourtant les États-Unis maintiennent des relations diploma-
tiques avec l’URSS.
– C’est différent. Il y a des raisons pratiques, comme le commerce.
– Eh bien le pape aussi a sa propre forme de commerce. Le
commerce des âmes. Il doit penser au bien-être des catholiques
d’Europe de l’Est. Il doit œuvrer pour la paix. Tels sont ses motifs
pour garder ouverte une ligne de communication avec le monde
communiste1. »
Cette entrevue amène les Américains à juger vains des contacts
réguliers avec le pape, qui semble imperméable à leurs vues.
Cependant, on pourrait peut-être tirer parti de cette activité à l’est.
Puisque le Vatican dispose à présent d’un plus large accès au bloc
soviétique, il va sans doute en tirer des informations qui échappaient
jusque-là à la CIA. En espionnant le Vatican, on pourrait donc en
apprendre plus sur l’URSS et ses satellites…
De son côté le pape pense assez naïvement avoir convaincu
McCone de l’utilité pour l’Ouest de sa démarche. Qui sait, peut-être
même pourrait-il réunir sous son égide Kennedy et Khrouchtchev ?
Casaroli mène sa mission de diplomatie parallèle, dont il rend
compte directement au pape – et non à son supérieur Samorè. En
Hongrie le cardinal Mindszenty reste reclus au sein de la légation
américaine depuis le soulèvement de 1956. Cinq des quinze évêques
hongrois sont emprisonnés. Dépourvu de patrimoine, le clergé hon-
grois dépend financièrement du gouvernement qui paie en priorité
les prêtres acceptant de « coopérer » avec le régime. La première visite
de Casaroli permet d’obtenir le retour de cinq évêques bannis. En
retour, le régime attend du Vatican qu’il fasse sortir du pays le cardi-
nal Mindszenty. Le problème est que ce dernier, très remonté contre

1. Op. cit.

224
La détente

la nouvelle politique d’ouverture à l’est, considère comme une trahi-


son de quitter le pays.
L’Église polonaise est une des plus fortes et des plus résistantes
du bloc de l’Est. La foi catholique, loin de décliner sous le régime
communiste, s’est fortifiée en Pologne. En annexant des territoires
en majorité orthodoxes situés à l’est du pays, l’URSS n’a fait que
renforcer le catholicisme. Le régime polonais affiche une volonté
nouvelle de négocier un concordat avec le Vatican, mais tente de
passer par-dessus le primat, ce que le pape n’apprécie pas. Lors de sa
visite en Pologne, Mgr Casaroli expose clairement qu’aucun régime
ne peut espérer améliorer ses relations avec Rome sans avoir au préa-
lable pacifié celles qu’il entretient avec le clergé local.
Le 21 mai 1963, le cardinal Wyszyński est longuement reçu en
audience par le pape. Aucune information ne filtre sur leur entrevue,
mais la CIA croit savoir que le pape lui a délégué tout pouvoir pour
déterminer la nature des relations que le gouvernement polonais éta-
blira avec l’Église, ce qui renforce sa position. Cependant, quelques
jours plus tard, la santé du pape se détériore à nouveau.
Le 31 mai, l’antenne romaine de la CIA envoie au quartier géné-
ral de Langley un message urgent : « Le pape Jean XXIII a sombré
dans le coma ce matin. Son état s’est considérablement aggravé. La
radio d’État italienne a annoncé à 12 h 45 que l’état du pape s’était
amélioré en fin de matinée et qu’on lui avait administré l’extrême-
onction. » Il est révélateur que la CIA en soit réduite à s’appuyer sur
la radio pour les dernières nouvelles : cela indique que le premier
cercle, contrôlé par le secrétaire du pape Capovilla, est resté totale-
ment hermétique aux espions américains.

225
Roncalli

Un conclave sur écoutes

Après la mort de Jean XXIII, l’avenir des relations entre le Vatican


et le bloc soviétique est suspendu au choix de son successeur. En
attendant, Mgr Casaroli est contraint de cesser ses voyages derrière
le rideau de fer et d’attendre de nouvelles instructions. À la confé-
rence de Genève pour le désarmement, les délégués américains et
soviétiques mettent pour un jour leurs âpres débats entre parenthèses
pour communier dans un hommage unanime au pape défunt.
Sans doute soulagée par la disparition de Jean XXIII, la CIA se
remet immédiatement au travail pour évaluer les scénarios de suc-
cession à la tête du Vatican. Le 15 juin 1963, le président Kennedy
reçoit le rapport suivant :

CENTRAL INTELLIGENCE AGENCY

Pays : Italie Rapport N° TDCS DB-3/654,973


Objet : Succession de Jean XXIII
Estimation de la situation
Source : agent de cette organisation. Commentaire.

Vous trouverez ci-après une estimation de la présente situation.


Il ne s’agit pas d’un jugement officiel de l’Agence, mais des
observations et interprétations d’un officier de terrain à partir
des informations disponibles à la date de rédaction. Préparé à
usage interne, ce commentaire est présenté pour usage par le
Département d’État.
Sur la base de notre connaissance de la situation, d’une lecture
exhaustive de la presse, et de discussions avec des personnes de
différents horizons, nous proposons les hypothèses suivantes sur
la succession du pape Jean XXIII.
Un facteur de complexité pour prévoir qui sera le prochain pape
réside dans le nombre croissant de cardinaux qui sont aujourd’hui
82, contre 55 en 1958. Les cardinaux de 1958 étaient nommés

226
La détente

depuis bien plus longtemps que ceux d’aujourd’hui, en moyenne.


En 1958, il était possible de classer les cardinaux en trois grandes
catégories : libéraux, conservateurs ou modérés. Le collège actuel
comprend 44 cardinaux créés par Jean XXIII, mais certains sont
loin d’être des libéraux…
Il faut d’abord examiner la possibilité d’un pape non italien. À
notre avis, elle est peu probable. […]
Un élément important sera certainement l’attitude du prochain
pape vis-à-vis de Vatican II et de la politique de Jean en géné-
ral. Nous pensons que l’esprit du temps sera de poursuivre,
mais peut-être de revoir certains aspects qui ont été trop loin
de l’avis de nombreux cardinaux. C’est en particulier le cas des
relations de l’Église avec le monde communiste, qui ont créé des
dissensions au sein du groupe des libéraux. Même si le succes-
seur de Jean décide de poursuivre sa politique, la tendance sera
sans doute d’aller plus doucement.
On peut aussi remarquer que le besoin actuel n’est pas de plus
d’innovations mais de mise en œuvre. On ne peut pas ne pas voir
que le règne de Jean XXIII a façonné une image de la papauté et
des attentes qui demandent à être concrètement mises en œuvre.
Certes les cardinaux n’ont jamais été très obsédés par l’opinion
publique, mais l’opinion publique concernant l’Église n’a jamais
été agitée comme ces dernières années.
Il est peu probable que l’on recherche un pape de transition car
la politique mise en place par Jean XXIII a besoin de continuité.
L’âge des prétendants sérieux au poste sera moindre que celui
de Jean et plus proche de ce que l’on a vu au cours des 150 der-
nières années. Cela élimine 15 des 28 Italiens, qui ont plus de
75 ans. Sur les 13 restants, 3 peuvent être écartés en raison de
leur hostilité à la politique de Jean XXIII. […]
Parmi les libéraux, Montini de Milan sort du lot et presque
toutes nos sources évoquent son nom. C’est certainement le
favori du conclave.

227
Roncalli

En bref, si la CIA préférerait de loin voir nommé le conservateur


Siri, de Gênes, elle produit avant même que le concile ait débuté
une estimation plutôt lucide de la situation, sans confondre ses
désirs avec la réalité. Bien que le règne de Jean XXIII ait été bref, il
a nommé plus de la moitié des cardinaux qui s’apprêtent à voter lors
du concile. Et sa politique d’ouverture à l’est ne va pas s’arrêter net.
Le Vatican ne fonctionne pas par à-coups.
Conscients que le champion de l’anticommunisme, le cardinal
Siri, n’arriverait pas à s’attirer les voix centristes indispensables pour
être élu, un groupe de cardinaux conservateurs italiens, espagnols
et sud-américains se sont mis d’accord pour soutenir le cardinal
Antoniutti, qui a passé neuf ans comme nonce à Madrid et est appré-
cié de Franco. Les libéraux, qui comptent 6 Italiens, 4 Américains,
2 Allemands et 8 Français, n’arrivent pas à eux seuls à la majorité des
deux tiers requise, soit 55 voix.
Quelques heures avant son départ pour le conclave, le cardinal
américain Spellman reçoit dans sa résidence la visite d’un offi-
cier de la CIA qui souhaite lui faire part d’observations sur les
enjeux de la succession. Le coup de barre à gauche donné par
Jean XXIII a produit des effets dangereux en Amérique du Sud,
où de nombreux prêtres aux préoccupations sociales inspirées par
l’encyclique Pacem in terris s’engagent et prennent position dans
leurs sermons contre les gouvernements locaux… ce qui renforce
les communistes. Quelles sont les chances, demande l’homme de
la CIA, d’élire un pape qui ralentirait cette évolution délétère ?
Spellman, qui ne perd pas une occasion d’aller soutenir les troupes
américaines en Corée puis au Vietnam, n’a pas été un admirateur
de Jean XXIII. Après la mort de son ami Pie XII, son poids poli-
tique au Vatican a commencé à décliner. Les trois autres cardi-
naux américains sont clairement du côté des libéraux. Et Spellman
n’est même pas d’accord avec le choix des conservateurs de sou-
tenir Antoniutti, qui lui apparaît falot. À ses yeux, seul Siri aurait
mérité son soutien. Mais il ne va pas expliquer ouvertement qu’il

228
La détente

n’est plus tout à fait le « pape américain » qu’il a été. Il ne peut que
faire une réponse évasive1.
Le jeune visiteur en vient au véritable motif de sa visite. La CIA a
besoin de connaître avant tout le monde le résultat du conclave. Les
enjeux internationaux sont considérables. Les sujets politiques vont
certainement tenir une place importante dans les débats. Et de fait, la
CIA sera en mesure d’envoyer au QG de Langley le nom du nouveau
pape avant tous les médias présents sur place.
Pour les membres des services italiens qui suivent ce conclave, il
n’y a que deux possibilités : soit la CIA a réussi à placer des micros,
soit elle dispose d’un informateur parmi les cardinaux. Lequel est
forcément équipé d’un émetteur radio, puisque les cardinaux n’ont
accès à aucun téléphone… Dans les archives actuellement déclas-
sifiées de la CIA, on ne trouve aucune indication permettant d’en
savoir plus. Mais une chose est sûre : si c’est bien un cardinal qui a
osé porter sur lui un émetteur radio pendant le conclave, on ne voit
guère qu’un seul candidat qui soit suffisamment audacieux et engagé
aux côtés des services secrets américains : Spellman.

1. Cf. John Cooney, The American Pope, op. cit.


III
MONTINI
7
Les tourments de Paul VI

« Montini, c’est notre Hamlet. »


Jean XXIII

Giovanni Battista Montini est né en septembre 1897 à Concesio,


près de Brescia, dans une famille de la bonne bourgeoisie. Son père
était un député et l’éditeur du journal catholique de Brescia. Il bai-
gna donc tout jeune dans la politique et la démocratie-chrétienne
(son frère aîné devenant sénateur). Des problèmes de santé dans sa
jeunesse lui firent souvent manquer l’école et on le fit travailler avec
un précepteur. Il impressionnait par son sérieux. Sa mère l’incita à
embrasser la prêtrise et il fut ordonné à Brescia en 1920. L’évêque
l’envoya à Rome pour compléter sa formation. Il fut inscrit en théo-
logie à l’université grégorienne, mais grâce aux relations de sa famille
il fut bientôt recruté par la secrétairerie d’État. Dès 1921, il fut
nommé secrétaire de la nonciature apostolique à Varsovie. À 26 ans
il devint minutante à la secrétairerie d’État, et chapelain adjoint de
la fédération des étudiants catholiques. Ce qui lui permit de se lier
avec de futurs personnages-clés de la politique italienne. En 1937,
Montini fut désigné substitut du secrétaire d’État Pacelli, en même
temps que Mgr Tardini. Tous deux allaient rester ses plus proches
collaborateurs pendant vingt ans.
Montini acquit la réputation d’être progressiste en matière sociale,
meilleure façon à ses yeux de contrer le communisme. En 1954, il
fut nommé archevêque de Milan, sans devenir cardinal comme le

233
Montini

prévoyait l’usage. En principe, cette rebuffade lui enlevait presque


toute chance d’accéder au trône de saint Pierre.
Ce revers de fortune n’a pas eu que des mauvais côtés : il a donné à
Montini l’expérience de terrain qui lui manquait. Il s’investit dans sa
mission pastorale, avec une attention particulière pour les ouvriers :
il va dans les banlieues de Milan célébrer la messe, visite les usines,
parfois sous la menace de syndicalistes. Il lui semble crucial d’établir
de nouvelles paroisses dans des fiefs communistes. Dès qu’il a l’occa-
sion de nommer de nouveaux cardinaux, Jean XXIII ne manque pas
de promouvoir Montini (en 1958). Et il ne fait pas grand mystère de
l’estime qu’il lui porte comme possible successeur…
En quittant Rome pour Milan, Montini a dû se trouver un nou-
veau secrétaire. On lui a recommandé le père Pasquale Macchi qui
ne va plus le quitter. Né à Varèse, Macchi a effectué de longues
études en France et produit une thèse sur Bernanos. Il enseigne la
littérature française près de Milan. Petit et chauve, Macchi a le talent
de passer inaperçu lors des cérémonies. Montini pourra l’envoyer
en mission à l’autre bout du monde sans que son absence suscite le
moindre commentaire…
Macchi a une faiblesse : un goût immodéré pour l’art et les bijoux.
Pendant toute la durée du pontificat, il va consacrer beaucoup d’éner-
gie à acquérir des œuvres d’artistes qu’affectionne le pape, mobilisant
pour cela les contributions de riches nobles et hommes d’affaires ita-
liens. Cette soif d’acquisitions offrira une prise aux affairistes de tous
poils qui vont se multiplier dans l’entourage de Paul VI. Une anec-
dote : au cours de l’été 1968, le pape part en vacances comme chaque
année à Castel Gandolfo. On en profite pour effectuer des travaux
d’entretien et de restauration dans ses appartements privés. Quatre
techniciens sont chargés de contrôler les appareils de téléphone. Ils
se font introduire dans la pièce du central téléphonique. Là, sur une
étagère, trônent des boîtes en carton portant des inscriptions allé-
chantes : or, argent, bronze… Elles contiennent un stock de médailles
pontificales. Tentés, les ouvriers en subtilisent une trentaine. Ne
sachant pas d’où vient le vol, Macchi décide d’étouffer le scandale.

234
Les tourments de Paul VI

L’année suivante, les mêmes ouvriers vont pénétrer clandestinement


par la terrasse. Dans le bureau de Mgr Macchi, ils découvrent des
écrins contenant des pierres précieuses : des cadeaux faits au pape. Et
ils commettent l’imprudence de retourner dans la pièce du standard,
où ils récupèrent de nouvelles médailles. Hélas pour eux, en janvier
1973, un marchand romain expose une des médailles volées.
Les gendarmes pontificaux mènent l’enquête et remontent la
filière. Fait exceptionnel, le Vatican réclame l’entraide judiciaire à
l’Italie et les voleurs passent en jugement l’année suivante1.
Outre Macchi, Paul VI fait entrer au Vatican un groupe de
conseillers et de collaborateurs laïcs, aux fonctions parfois impré-
cises, que l’on surnomme bientôt la « mafia milanaise ».
Les conservateurs de la curie et d’ailleurs considèrent Macchi
comme un « socialiste ». C’est le cas du cardinal Spellman, qui a dû
laisser de côté ses préventions envers Macchi et son entourage pour
ne pas affaiblir sa position.

L’axe Rome-Washington n’est plus ce qu’il était


Dans les jours qui ont précédé le concile, Spellman a consulté à
tour de bras et est arrivé aux mêmes conclusions que la CIA sur les
chances des papabili en lice : même si Montini n’est pas de ses amis,
l’Américain estime qu’il a de fortes chances de l’emporter et que
mieux vaut se ranger sans attendre à ses côtés. En pleine campagne
électorale, Montini reçoit Spellman avec bienveillance car son sou-
tien achèverait de rabattre vers lui le vote des cardinaux américains.
Malgré leur entente de façade, le pape Paul VI sera de plus en
plus agacé par Spellman, qui suit en priorité ses idées plutôt que
la ligne du Vatican. Sous la présidence Johnson, le pape va s’inves-
tir dans une campagne diplomatique pour une paix négociée au
Vietnam : par des contacts directs avec les Vietnamiens mais aussi en
faisant pression sur les acteurs comme les Français, réputés influents

1. Cf. Benny Lai, Les secrets du Vatican, Hachette, 1983.

235
Montini

à Saigon et Hanoï. Tout l’appareil de renseignement du Vatican


est mobilisé : diplomates, ordres religieux, missionnaires1, envoyés
occultes. Paul VI parviendra même à ouvrir un canal de négociation
direct avec Hô Chi Minh.
Pendant ce temps, Spellman fera campagne en sens inverse : à
Noël 1965, on le voit rendre visite aux troupes américaines et clai-
ronner son soutien à la politique de son pays. Pour le Vatican, il est
désormais entré en dissidence.
En 1966, Spellman revient haranguer les troupes dont il assimile
la mission à une « sainte croisade », la « guerre du Christ contre le
Viêt-Cong et pour le peuple nord-américain ». Le pape est furieux
mais, éternel indécis, n’ose sanctionner le vieux cardinal. Le mois
de janvier suivant, des protestataires pacifistes envahissent la cathé-
drale Saint-Patrick à New York pendant la messe et déploient des
banderoles anti-Spellman. Désormais le FBI sera obligé de surveil-
ler les activistes new-yorkais pour éviter de nouveaux embarras au
grand ami du directeur Hoover. Le pape « américain » n’est plus en
phase ni avec le Vatican ni avec la Maison-Blanche. Il va s’éteindre
le 2 décembre 1967.
Le cas de Spellman, certes spectaculaire, ne fut pas une exception.
On sait aujourd’hui que le nonce en Roumanie l’archevêque Gerald
O’Hara, qui fut expulsé par les autorités roumaines en 1950, était un
collaborateur de la CIA. Proche du cardinal Spellman, O’Hara resta
dans le circuit diplomatique du Vatican. En poste en Géorgie avant
la guerre, O’Hara avait eu un enfant avec une femme qui engagea
dans les années 1980 une détective privée pour faire reconnaître ses
droits. Celle-ci trouva des éléments attestant des contacts réguliers
de O’Hara avec des agents de la CIA et Roy Cohn, l’avocat disciple
de Spellman2. À cette époque la CIA semble avoir recruté nombre
1. Pour un bel exemple de père missionnaire et agent de renseignement en Asie, voir Jean-
François Klein : « Le Sten et la Bible. Le père Noël Tenaud (1904-1961), missionnaire et agent
de la France au sud-Laos », in Olivier Forcade et Sébastien Laurent (dir.), Dans le secret du
pouvoir, l’approche française du renseignement, xviie-xxie siècles, Nouveau Monde éditions, 2019.
2. Cf. Jonathan Kwitny, Man of the Century. The Life and Times of Pope John Paul II, Henry
Holt, 1997.

236
Les tourments de Paul VI

de prêtres, en particulier des exilés de l’Est. Jonathan Kwitny cite


le cas d’un prêtre polonais qui transmit à la CIA les confidences de
Wyszyński lors de sa visite à Rome en 1951.
Les relations entre Paul VI et John Kennedy, premier président
catholique de l’histoire américaine, sont moins faciles qu’on aurait
pu l’espérer. Le président a reçu le résultat du conclave alors qu’il se
trouvait au début de sa tournée européenne, à Dublin. L’agence lui
a préparé un profil psychologique du futur souverain. Depuis la dis-
grâce de Montini en 1954, la CIA le juge trop à gauche, cependant
il est resté une figure importante de l’Église. C’est pourquoi le chef
de poste de la CIA en Italie a gardé l’habitude de lui rendre visite et
de verser de temps à autre quelque fonds à telle ou telle des œuvres
qui lui tiennent à cœur.
Deux jours après l’intronisation, John Kennedy alors au troisième
jour de sa visite à Rome est reçu par le nouveau pape, en compagnie
de son secrétaire d’État Dean Rusk. Kennedy ignore comment on
doit s’habiller pour une audience papale. Au lieu de s’adresser au
Département d’État, il interroge la CIA ! L’audience est très formelle
et ne produit aucun développement particulier dans les relations vati-
cano-américaines. La question des relations diplomatiques n’est pas
abordée. Certains conseillers de Kennedy plaident pour réactiver le
projet de Roosevelt d’un représentant personnel du président auprès
du pape (qui aurait eu un statut plus modeste qu’un ambassadeur
en bonne et due forme), mais Kennedy tient à sa position d’indé-
pendance vis-à-vis du Vatican. Le lendemain, c’est Giulio Andreotti
(alors ministre de la Défense) qui amène le sujet lors d’une entrevue
avec Kennedy : après tout, si même des pays arabes trouvent intérêt
à entretenir des missions diplomatiques au Vatican, pourquoi pas les
États-Unis ? Kennedy semble hésiter et répond : « Si je suis réélu en
1964, je le ferai pendant mon second mandat1. »
Lors des élections d’avril 1963, la Démocratie chrétienne est tom-
bée à 38 % des voix, son plus mauvais score depuis sa création au

1. Roland Flamini, Pope, Premier, President, op. cit.

237
Montini

lendemain de la guerre. Pour la première fois, il a fallu accepter que


des ministres socialistes entrent au sein du gouvernement mené par
Aldo Moro, qui incarne l’aile gauche de la DC. Kennedy trouve la
chose tout à fait normale : pour lui cela signifie qu’une partie de
la gauche italienne évolue vers une forme démocratique de socia-
lisme. Moro et le pape se connaissent de longue date : le premier
fut nommé président des étudiants catholiques au moment où le
second quittait la charge d’assistant ecclésiastique de la fédération
des étudiants catholiques. Les deux hommes sont toujours restés en
lien et partagent une même vision du nécessaire compromis avec les
socialistes.
La CIA et le Département d’État ne sont pas de cet avis : ils
craignent notamment que le PSI réclame la fermeture des bases mili-
taires américaines en Italie. En mai 1963, les syndicats ouvriers du
bâtiment manifestent pour réclamer l’ouverture du gouvernement à
des ministres communistes. C’en est trop pour le patron de la CIA
à Rome, Bill Harvey : il active les réseaux Gladio (coordonnés par
un officier du renseignement italien, le commandant Renzo Rocca)
pour réprimer ces manifestations. Mais il ne saurait aller plus loin
sans contredire la politique officielle du président. Et puis, coup de
théâtre : en novembre 1963, Kennedy est assassiné à Dallas. La CIA
et le SIFAR italien vont mettre à profit le relatif désintérêt du nou-
veau président Lyndon B. Johnson pour l’Italie pour se montrer plus
offensifs contre la gauche italienne.

Opération « Solo1 »
L’homme-clé sur qui compte la CIA, c’est le général Giovanni
De Lorenzo, qui a dirigé le SIFAR avant d’être nommé à la tête des
carabiniers. Le général a su trouver des entrées au Vatican. Au début
du pontificat de Jean XXIII, la curie est entrée en effervescence à
1. Voir en particulier L’Espresso des 14 et 21 mai, du 16 juillet, du 24 septembre et du
1er octobre 1967. Et Alessandro Giacone, « Le “plan Solo” : anatomie d’un “coup d’État” »,
Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2009.

238
Les tourments de Paul VI

propos d’une supposée correspondance entre Pie XII et une noble


italienne, qui aurait pu être vaguement compromettante. Il est pro-
bable que ces lettres étaient apocryphes mais elles ont été mises en
vente auprès de journalistes, ce qui laissait craindre un scandale et
risquait d’entacher la mémoire de Pie XII. Le patron du SIFAR,
apprenant la nouvelle, vit là l’occasion d’entamer une relation avec
le Vatican et accepta de se charger de l’affaire. Il envoya un colla-
borateur en Afrique, où résidait le propriétaire des lettres. Celles-ci
furent rachetées sur fonds secrets, moyennant un savant dosage de
carotte financière et de menaces voilées. Désormais, on sollicitait
le général à chaque fois qu’un ecclésiastique était impliqué dans
une affaire susceptible de causer un scandale, après même que De
Lorenzo eut été muté à la tête des carabiniers. Ses successeurs, les
généraux Viggiani puis Allavena, allaient maintenir le lien avec la
curie. Lors du voyage de Paul VI en Palestine en 1964, le SIFAR
est sollicité pour assurer une sécurité renforcée du Saint-Père, qui
souhaite que ce voyage sensible soit organisé dans le plus grand
secret.
Plus tard, en 1968, les membres de la curie vont s’étrangler en
découvrant par la presse un scandale mettant en cause le SIFAR :
grâce à un imposant réseau d’informateurs, des mises sur écoutes,
l’ouverture de correspondances privées, le service de renseignement
militaire a constitué un gigantesque fichier dans lequel figurent des
centaines de religieux, d’évêques et même de cardinaux ! Il semble
que le cardinal Dell’Acqua, président de la préfecture pour les affaires
économiques du Saint-Siège, ait fait partie des prélats compromis
avec le SIFAR.
Avant d’en arriver là, en 1964, De Lorenzo et Rocca envisagent
très sérieusement de passer à l’action violente. Ils sont soutenus au
plus haut niveau : le président de la République italienne lui-même,
Antonio Segni, redoute un coup de force communiste. Il estime que
« l’Italie se rapproche d’un régime de type yougoslave ». Reçu par le
chancelier Adenauer, il critique violemment la politique de détente
inspirée par Kennedy et Jean XXIII.

239
Montini

Devant ses interlocuteurs américains, le général De Lorenzo se dit


prêt à passer aux actes : « En admettant au préalable qu’il n’était pas
question d’un coup d’État, De Lorenzo s’est empressé d’ajouter qu’il
était grand temps que les responsables politiques du pays prennent
des décisions responsables. Le gouvernement Moro […] ne pouvait
pas continuer dans la même voie car le pays deviendrait communiste
par défaut […]. “Le temps est venu de montrer notre fermeté, tant
que les forces de l’ordre – en particulier les carabiniers – sont tou-
jours capables de contrôler la situation. S’il devait y avoir des mani-
festations dans la rue, il faudrait les affronter avec fermeté, même si
de telles actions devaient faire des victimes [casualties]1”. »
Entre mars et juillet 1964, De Lorenzo multiplie les réunions
secrètes avec l’état-major des carabiniers pour « faire face à des per-
turbations éventuelles de l’ordre public ». Les autres corps armés
pouvant être infiltrés par les communistes, les carabiniers devront
agir « seuls » (d’où le nom de « plan Solo »). L’aspect le plus sensible
du plan concerne les subversifs à déplacer (enucleandi) : on prévoit de
les transférer en Sardaigne, dans une base de l’organisation Gladio.
La liste inclut des parlementaires du PCI et du PSI, le service de
sécurité du PCI (appelé « Gladio rouge ») et même des intellectuels
tels que Pier Paolo Pasolini et Gillo Pontecorvo, le réalisateur de La
Bataille d’Alger. À cette même époque, les forces de l’OTAN effec-
tuent comme par hasard de grandes manœuvres militaires dans la
région, ce qui accroît la menace implicite.
Mais le plan ne sera pas mis en œuvre. Il semble que le président
Segni s’en soit servi pour mettre la pression sur Aldo Moro : s’il veut
éviter le recours à la force, soit il infléchit la ligne politique de son
gouvernement, soit il en chasse les socialistes. Moro convainc les
socialistes d’accepter un compromis. Le président Segni ne savourera
pas longtemps sa victoire : victime d’une attaque, il sera contraint
à la démission à la fin de cette même année. En 1967-1968 aura
1. Télégramme IN68498 envoyé par l’ambassade des États-Unis de Rome, le 26 juin 1963,
cité par Maurizio Molinari et Paolo Mastrolilli, « A che golpe giochiamo ? » dans La Stampa
du 29 janvier 2004.

240
Les tourments de Paul VI

lieu une commission d’enquête parlementaire sur le plan Solo. En


juillet 1968, les enquêteurs convoqueront l’animateur du Gladio ita-
lien, le commandant Renzo Rocca. Le jour de son audition, Rocca
sera retrouvé dans son appartement, mort d’une balle dans la tête.
L’année suivante, un officier qui enquêtait sur sa mort, le géné-
ral Carlo Ciglieri, est retrouvé mort dans sa voiture, victime d’un
accident semble-t-il… Giorgio Manis, un autre général qui devait
témoigner devant la commission d’enquête, s’effondre dans une rue
de Rome deux mois plus tard. Le mois suivant, son adjoint le colonel
Remo D’Ottario se tire une balle dans le cœur1.
Le coup d’État du général De Lorenzo est resté virtuel. Mais il
ouvre une séquence de « stratégie de la tension » qui va durer vingt
ans et se conclure en décembre 1984 par l’attentat du train Naples-
Milan : pendant ces vingt ans, divers groupes vont planifier des pro-
jets de coups d’État et des attentats destinés à effrayer l’opinion ita-
lienne et justifier un glissement vers un pouvoir autoritaire…
Ami et confident d’Aldo Moro, Paul VI est resté muet sur cet
épisode, mais il l’a suivi attentivement et tout porte à croire que
ses discussions avec Moro l’ont amené à se méfier de plus en plus
des Américains et de la CIA… mais aussi d’une partie de sa propre
administration.
Interrogé par la commission d’enquête parlementaire, De
Lorenzo a dû reconnaître que le SIFAR a pratiqué un espionnage de
masse à la demande des services américains et de l’OTAN2. Suite à
ce scandale, le SIFAR est dissous et remplacé par le SID dirigé par
le général Allavena. Sommé de détruire les fichiers compromettants
du SIFAR, De Lorenzo en remet pourtant une copie à la CIA et une
autre à Allavena.

1. Cf. La Repubblica, 12 décembre 1990.


2. Relazione della Commissione parlamentare d’inchiesta sugli eventi del giugno-luglio
1964, Roma, 1971, cité par Regine Igel, Andreotti, Eine italienische Karriere zwischen
Geheimdienst und Mafia, Herbig, 1997 et Phillip Willan, Puppetmasters. The Political Use
of Terrorism in Italy, iUniverse, 2002.

241
Montini

L’Ostpolitik

Pendant tout son pontificat, Paul VI continue à mener une poli-


tique de la porte ouverte avec l’Union soviétique. Les dirigeants
d’Europe de l’Est sont reçus en visite d’État. Le ministre soviétique
des Affaires étrangères Andreï Gromyko aura pas moins de sept
réunions avec le pape. Et de nombreux fonctionnaires du Vatican,
en particulier Mgr Casaroli, se rendent à Moscou et dans les autres
capitales de l’Est pour des discussions. On cherche à régler de vieux
dossiers, comme le cas de Mgr Mindszenty, toujours barricadé dans
l’ambassade américaine en Hongrie. Le régime hongrois a déjà auto-
risé l’envoi par Rome de six nouveaux évêques. Il ne sera pas possible
d’aller plus loin avant d’avoir résolu cette question. Elle est discu-
tée entre le pape et le président Johnson lors de sa visite à Rome à
l’automne 1965. Cette fois les Américains sont désireux de régler
l’affaire au plus vite. À l’automne, Casaroli se rend à nouveau en
Hongrie… mais aucun ministre n’accepte de le recevoir. En juin
1967, Mindszenty acceptera enfin de quitter l’ambassade améri-
caine. Le Vatican s’est engagé à ce qu’il reste silencieux.
Beaucoup ont critiqué cette politique d’ouverture, à l’époque et
encore aujourd’hui. Frédéric Le Moal écrit ainsi que Paul VI, déchiré
par les doutes, « a emmené le Vatican dans un labyrinthe de calculs
diplomatiques hypothétiques en le privant du pouvoir de dénoncer
les politiques et les pratiques de ses interlocuteurs1 ». Dans ce jeu sub-
til, l’URSS sort en fin de compte gagnante. Elle associe le Saint-Siège
à sa prétendue politique de paix et de justice sociale, approfondit
la division entre Rome et les évêques de l’Est, lézarde la forteresse
occidentale. « Paul VI et Casaroli ont beau avoir été sans ambiguïté
dans leur hostilité au communisme, on n’entendit que leur silence
et les pas feutrés des diplomates pontificaux négociant des bouts de
chandelles avec des régimes marxistes », conclut Le Moal.

1. Frédéric Le Moal, Les divisions du pape. Le Vatican face aux dictatures, 1917-1989,
Perrin, 2016.

242
Les tourments de Paul VI

En 1967, Paul VI « aggrave son cas » en publiant une encyclique


controversée, Populorum progressio, dans laquelle il critique la répres-
sion coloniale et recommande des remèdes économiques et sociaux
qui sont interprétés comme une dénonciation du capitalisme. Peu
après, un groupe international d’hommes d’affaires demande au
Saint-Père de « clarifier » ses vues économiques. Le pape se sent alors
obligé de publier une déclaration dans laquelle il nie toute hostilité à
l’égard de l’entreprise privée.
Mais le bilan est peut-être plus équilibré qu’il n’y paraît. Dans la
communauté internationale, le Vatican gagne en crédibilité, se fait
une réputation d’indépendance et marque des points.
Les Russes proposent la tenue d’une conférence sur la sécu-
rité européenne qui se tiendra en 1972 à Helsinki et proposent au
Vatican d’y participer. L’avocat espion français Jean Violet trouve
que c’est une excellente idée. Remercié par le SDECE en 1970, il
poursuit son action à titre privé et hante les couloirs du Vatican, où
il est « traité » par Mgr Benelli, de la secrétairerie d’État. C’est lui qui
suggère l’idée de faire passer à Helsinki le principe de « libre circula-
tion des personnes et des idées ». Pour que les Russes l’acceptent, il
ne faut pas qu’il soit proposé par des anticommunistes notoires. Il
faut donc mener une discrète action de lobbying. Celle-ci sera finan-
cée par un industriel italien. Carlo Pesenti est un chef d’entreprise,
banquier et patron de presse proche de la Démocratie chrétienne1.
Son avion privé est mis à la disposition de Giulio Andreotti lorsque
ce dernier, par extraordinaire, n’est pas ministre. Les alliés habituels
de Jean Violet se mettent en action : l’ancien ministre Antoine Pinay,
l’ancien patron du SDECE le général Grossin, et aussi Constantin
Melnik qui fut chargé du renseignement au cabinet de Michel
Debré Premier ministre… avant de se reconvertir dans l’édition,
chez Grasset. Ils mettent au point une plaquette développant leur
proposition, qui reçoit l’aval du président Pompidou. Elle sert de
base à un « appel pour une vraie sécurité européenne » qui reçoit la

1. Cf. Éric Lebec, Histoire secrète de la diplomatie vaticane, Albin Michel, 1997.

243
Montini

signature de nombreuses personnalités pro-européennes, françaises,


belges, suisses et allemandes. Melnik se charge de faire le lien avec la
CIA et le Département d’État américain, via Henry Kissinger1. Les
Américains deviennent à leur tour de chauds supporters de la « libre
circulation » qui est validée dans l’acte final de la conférence. En
Grande-Bretagne, l’agent d’influence anticommuniste Brian Crozier
assure le lien avec le MI6.
Le patron des analystes du KGB, N.S. Leonov, reconnaîtra dans
ses Mémoires que le service n’a pas vu le piège tendu au système sovié-
tique par l’acte final : « Les spécialistes étaient seuls à trouver dans cet
acte solennel des faiblesses invisibles à première vue, qui annonçaient
de grandes difficultés pour l’URSS. Les concessions pour la coopé-
ration humanitaire, la liberté de mouvement, les échanges d’idées
ont détruit le système soviétique2. » Sans aller jusque-là, disons qu’ils
l’ont un peu ébréché…
Le bilan de l’Ostpolitik n’est donc pas complètement nul. Mais
il ne saurait être complet si on ne tenait compte de la formidable
entreprise de pénétration que mènent les services de l’Est contre le
Vatican pendant ces années Paul VI…

1. Entretien de l’auteur avec Constantin Melnik.


2. Cité par Éric Lebec, Histoire secrète de la diplomatie vaticane, op. cit.
8
Les taupes du Vatican

Meurtres à Paris

3 novembre 1964. Un jeune Parisien aux allures d’étudiant quitte


sa chambre de la rue Raymond-Losserand, dans le 14e arrondisse-
ment. Il a un rendez-vous urgent place de la Porte-de-Saint-Cloud
pour remettre à un ami un épais dossier. Robert Fenoy est un ancien
séminariste qui milite dans un groupe de jeunes catholiques anti-
modernistes, opposés à Vatican II et à la détente entre l’Église et le
monde communiste. Ce groupe vient en aide aux réfugiés d’Europe
de l’Est. Nombre d’entre eux témoignent des persécutions endurées
du fait des régimes communistes.
Fenoy arrive sur le quai de la station Duroc, peu fréquenté. Un
grondement signale l’arrivée prochaine d’une rame. Le jeune homme
attend en bord de quai, à bonne distance de ses voisins immédiats.
Mais alors que la rame entre dans la station, une main le pousse dans le
dos. Fenoy bascule sur les rails, fauché par le métro. Une femme hurle,
la foule s’attroupe et commente le drame. Deux témoins affirment au
chef de gare qu’ils ont vu un inconnu pousser leur voisin avant de
s’enfuir. Ils sont cependant incapables de le décrire avec précision. Un
prêtre s’approche alors, qui conteste leur témoignage : il affirme que
le malheureux s’est jeté de lui-même sous le métro. Le chef de station
ne sait plus que penser : ce sera à la police de se débrouiller avec cette
affaire. Mais entre-temps le prêtre s’est éclipsé à son tour…
La police a d’autres priorités : l’OAS frappe alors durement
dans Paris et mobilise presque tous ses efforts. Le commissariat du

245
Montini

7e arrondissement est débordé et n’a plus un seul enquêteur dispo-


nible. L’enquête ne démarrera que quelques jours plus tard. Une
perquisition du domicile de Fenoy permettra de découvrir, bien en
évidence, un livre traitant du suicide, dont certains passages ont été
opportunément soulignés. Affaire classée…
Avec qui Fenoy avait-il rendez-vous ce 3 novembre ? Avec d’autres
membres de son groupe, il était en train d’enquêter sur l’organisation
Pax originaire de Pologne1 et qui depuis quelques années développe
ses réseaux en France au sein du clergé et de la hiérarchie catholique.
Petit à petit, Fenoy constituait un fichier des prêtres en relation avec
les délégués clandestins de Pax en France. L’homme qu’il devait ren-
contrer place de la Porte-de-Saint-Cloud se nomme Émile Bougère.
Âgé de 61 ans, c’est un ancien communiste : il a été au début
des années 1930 Premier secrétaire des organisations des Jeunesses
communistes du 20e arrondissement de Paris puis est devenu jour-
naliste au quotidien L’Humanité. En 1934, il décide de quitter le
Parti et devient un spécialiste de l’anticommunisme, au service de
diverses municipalités et services de police. Rallié au Parti populaire
français (PPF) de Jacques Doriot en 1936, il devient secrétaire de
rédaction de publications collaborationnistes et l’un des dirigeants
du bureau central de presse du PPF. Condamné à vingt ans de pri-
son à la Libération, il est libéré en 1951 et devient, à temps partiel,
collaborateur du centre d’archives de Georges Albertini.
En 1947, la guerre froide est en train de rebattre les cartes du jeu
politique. Le préfet de Police de Paris entérine la création d’une très
discrète 7e section des Renseignements généraux, dédiée à la lutte
anticommuniste. Elle est placée sous la direction du commissaire
Jean Dides, alors président du syndicat des commissaires de police
de la ville de Paris. Celui-ci estime que l’expertise anticommuniste
prime sur toute autre considération. C’est pourquoi il n’a guère
d’état d’âme à recruter l’ex-commissaire des RG Charles Delarue, un
ancien collabo, condamné et emprisonné à la Libération mais qui a

1. Cf. chapitre 5.

246
Les taupes du Vatican

réussi à s’évader. Évadé et repris de justice, Delarue va donc organi-


ser très clandestinement la 7e section et faire appel à Émile Bougère
et divers anciens du PPF qui se sont illustrés sous l’Occupation dans
la traque des FTP communistes. Mais en 1954, la 7e section est tou-
chée de plein fouet par « l’affaire des fuites1 ». Le scandale provoque
sa dissolution. Delarue ne peut rester à Paris et s’embarque pour
l’Afrique : il sera conseiller du président du Congo-Brazzaville pour
la lutte antisubversive. Quelques années plus tard, il est de retour à
Paris. Ses liens avec les organisations anticommunistes le mettent
naturellement en contact avec les groupes d’entraide catholique anti-
modernistes. Et c’est ainsi qu’il est aspiré dans l’affaire Pax.
Trois semaines après la mort du jeune Fenoy, Émile Bougère est
à son tour retrouvé mort dans une petite rue peu fréquentée. Ses
poches sont vides ; il faudra plusieurs jours pour l’identifier. Pour
Delarue, il est clair que le réseau Pax est désormais en guerre avec le
sien. Il est préférable qu’il change d’air. Il se décide à accepter une
mission au Brésil, toujours dans le domaine de la « lutte antisubver-
sive ». La veille de son départ, il se rend dans le café de la porte de
Saint-Cloud où il a ses habitudes, celui-là même où il avait donné
rendez-vous à Fenoy. Il descend aux toilettes. Bien plus tard, un
client signale qu’une porte reste éternellement fermée. Derrière, on
découvrira le cadavre de Delarue.
Les enquêtes de police sur ces morts en série n’ont jamais abouti
mais pour le contre-espionnage français, il est plus que probable
que les services de l’Est en sont responsables. L’enjeu ? Préserver la
capacité d’action du réseau Pax en Europe de l’Ouest, en particu-
lier en France. Quelques mois plus tôt, le cardinal Wyszyński, qui
a recueilli des fuites sur l’opération, adressait au clergé français une
lettre d’avertissement :

Pax se présente comme un mouvement de catholiques pro-


gressistes polonais. En réalité, Pax n’est pas un « mouvement »

1. Claude Clément, L’affaire des fuites, objectif Mitterrand, Olivier Orban, 1980.

247
Montini

mais un organe de l’appareil policier qui relève directement du


ministère de l’Intérieur et exécute avec une obéissance aveugle
les directives de la police secrète, l’UB. Ses méthodes ? « Il s’agit
d’agir en dissolvant, de former des foyers de diversion parmi
les fidèles, mais surtout dans les milieux ecclésiastiques et reli-
gieux. Scinder les évêques en deux blocs, les « intégristes » et les
« progressistes ». Dresser les prêtres, sous mille prétextes, contre
les évêques. Enfoncer un coin subtil dans les masses par des dis-
tinctions ingénieuses entre « réactionnaires » et « progressistes »1.

En tout, les services secrets français démasquent dans les années


1960 une dizaine de faux prêtres issus des pays de l’Est, sans compter
ceux, authentiques, qui s’engagent un peu trop contre les intérêts
français. Ainsi Ignace Lepp, un Juif estonien, militant des Jeunesses
communistes, s’est converti au catholicisme en 1935, est entré au
séminaire à Marseille et a travaillé à l’université catholique de Lyon.
Sous l’Occupation, il participe à la fois au réseau Témoignage chré-
tien et à des groupes d’action communistes. Après-guerre, il s’affirme
par ses publications comme un intellectuel marxiste et catholique.
Mais à partir de 1959, il est mis sous surveillance par la DST, qui
espionne ses rendez-vous avec son officier traitant soviétique. Jugé
trop proche du FLN, Lepp est muté par sa hiérarchie à Madagascar2.
Autre ecclésiastique soutien du FLN, un abbé qui héberge nombre
d’agents du FLN… tout en collaborant avec le SAC (Service d’ac-
tion civique) gaulliste pour contrer les réseaux de l’OAS. La raison
de ce grand écart ? Sous l’Occupation, alors qu’il était séminariste à
Lyon, l’abbé s’est compromis par ses activités pédophiles. Il a dès lors
dû travailler aussi bien pour la Gestapo, qui lui a laissé le choix entre
l’espionnage ou la déportation, que pour les services soviétiques, éga-
lement informés. En 1958, on retrouve cet abbé pédophile en charge
de camps scouts de la paroisse de Montrouge ! Sa résidence sert de
boîte aux lettres à un des groupes du réseau Pax. Et il héberge encore
1. Danièle et Pierre de Villemarest, L’espionnage soviétique en France, 1944-1969, op. cit.
2. Ibid.

248
Les taupes du Vatican

des agents polonais. Il a à son actif une dizaine d’arrestations par la


police française entre 1962 et 1964 en région parisienne.
Il est à nouveau arrêté en 1964 à cause d’un nouveau scandale
de détournement de mineurs. Et il est encore repêché par le SAC,
contre la promesse d’apporter un faux témoignage lors du procès
d’un membre de l’OAS. Mais peu avant le procès, il disparaît et on
le repère en Allemagne, où il collabore avec ses anciens maîtres de la
Gestapo passés au service de l’URSS.
Cette guerre secrète ne concerne qu’une poignée de prêtres com-
promis. Mais il n’y a pas de raison de penser qu’elle se limite à la
France. Elle montre que les services de l’Est ne limitent pas leurs
ambitions à la lutte contre l’Église au sein de leur empire.

L’affaire du Vicaire
Dans le cadre des « mesures actives » contre le Vatican, le KGB
après la mort de Pie XII ne souhaitait plus se contenter de dénon-
cer dans la presse communiste le Saint-Siège comme un vassal de
l’impérialisme américain, ce qui avait une portée limitée. Le service
profita de Vatican II, où étaient invités des représentants des Églises
de l’Est, pour infiltrer des agents ecclésiastiques à Rome et lancer des
opérations de désinformation. Dans ce cadre, Nikita Khrouchtchev
valida sous Jean XXIII le projet Vicaire1.
En 1963 est créée à Berlin-Ouest une pièce, Le Vicaire, une
tragédie chrétienne, qui sera jouée dans le monde entier à l’initia-
tive du metteur en scène communiste Erwin Piscator (victime du
maccarthysme établi en Allemagne) et traduite dans une vingtaine
de langues. L’auteur, Rolf Hochhuth, qui travaille aux éditions
Bertelsmann, y dépeint un Pie XII complice des menées génocidaires
1. Cf. Alberto Melloni, « Chiese sorelle, diplomazia nemiche. Il Vaticano II a Mosca fra
Propaganda, Ostpolitik e Ecumenismo », Alberto Melloni (ed), Vatican II in Moscow (1959-
1965). Acts of the Colloquium on the History of Vatican II, Moscow, March 30-April 2, 1995
(Leyde, Bibliotheek van de Faculteit Godgeleerdheid, 1997). Cité par Gérald Arboit : « Les
“mesures actives” soviétiques contre Pie XII », note historique du CF2R n° 29, janvier 2010.
https://cf2r.org/historique/les-mesures-actives-sovietiques-contre-pie-xii/

249
Montini

de Hitler. Il n’est vraisemblablement pas un agent du KGB, mais il


est adroitement manipulé et alimenté en archives.
« Entre février et l’automne 1962, explique Gérald Arboit, c’est-
à-dire entre le moment où Hochhuth rencontra la première fois
Piscator et la première représentation du Stellvertreter à la Freie
Volksbühne de Berlin-Ouest, le DIE1 réussit à sortir des archives
de la Sacrée Congrégation pour les affaires ecclésiastiques extraor-
dinaires des centaines de documents en relation avec l’action de
Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce matériel fut immé-
diatement envoyé au KGB par l’intermédiaire d’un courrier spécial,
même s’il ne contenait aucune preuve de l’incrimination du pontife.
La plupart du temps, il s’agissait de copies des lettres personnelles, de
transcriptions de réunions et de discours, le tout rédigé dans le style
routinier du langage diplomatique que l’on pouvait s’attendre à trou-
ver. Néanmoins, le KGB continuait à demander plus de documents.
Et les Roumains en envoyèrent plus. Après avoir été retouchée par
les experts du Département D du Premier directorat du KGB, toute
cette documentation fut communiquée à Erwin Piscator, qui récri-
vait la pièce de Hochhuth, pour former les volumineuses annexes de
l’édition publiée à Hambourg au moment même où la pièce se jouait
à Berlin-Ouest… »
La pièce provoque une tempête médiatique. Paul VI décide de
réagir et lance fin 1964 un programme de publication d’archives
choisies par quatre historiens jésuites (le Français Pierre Blet, l’Ita-
lien Angelo Martini, rejoints en 1966 par l’Allemand Burkhart
Schneider et en 1967 l’Américain Robert Graham). Les Actes et docu-
ments du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale sont publiés
en 11 tomes entre 1965 et 1981. Ils ne suffisent pas à éteindre la

1. Le service de renseignement extérieur roumain (Departamentul de Informatii Externe).


Source : le témoignage du défecteur roumain Ion Pacepa : « Moscow’s Assault on the Vatican.
The KGB made corrupting the Church a priority », National Review Online, 25 janvier
2007, http://article.nationalreview.com/?q=YTUzYmJhMGQ5Y2UxOWUzNDUyN-
WUwODJiO TEzYjY4 NzI=

250
Les taupes du Vatican

polémique car rien ne prouve que des documents plus embarrassants


n’ont pas été laissés de côté.
L’agent traitant de Hochhuth, c’est le metteur en scène Piscator.
Dans les années 1930, ce promoteur du théâtre politique a été un
collaborateur du propagandiste et cadre de l’internationale commu-
niste Willi Münzenberg, avant de s’établir aux États-Unis. Pendant
l’ère McCarthy, son atelier dramatique a été dénoncé dans la presse
comme une organisation communiste et Piscator est retourné à
Berlin. Bien que peu rigoureuse historiquement, la thèse du Vicaire
a fait tache d’huile dans les années 1960, avant de revenir en force
via diverses productions dans les années 2000, comme le film Amen
(2002) de Costa-Gavras. Comme souvent en matière de commu-
nication, le Vatican n’a pas su trouver la réplique adéquate. Cette
opération d’ampleur et de budget très modeste a finalement fait plus
de dégâts que beaucoup de montages longs et complexes des services
de l’Est… Sans parler d’opérations de pénétration qui se sont étalées
sur plusieurs décennies.

Le Vatican pénétré
Dans le camp soviétique, la période de la détente avec l’Église a
vécu. L’homme qui l’incarnait1 est victime d’un coup d’État silen-
cieux en 1964 : le chef du KGB Vladimir Semichastny annonce à
Khrouchtchev qu’il est démis de ses fonctions, mais pourra vivre en
sécurité dans sa datcha. Leonid Brejnev lui succède et modifie la
stratégie en matière de religion. Plutôt que d’emprisonner ou exiler
les prêtres, il faut en réduire le nombre en bloquant les nominations.
En 1965, le KGB fait espionner le concile Vatican II (qui se pour-
suit sous Paul VI) par le service polonais (SB2). Leur taupe au sein du
concile est vraisemblablement le prêtre Jerzy Dabrowski, dont la col-
laboration avec le service sera dévoilée en 1997, six ans après sa mort.
En 1963, le père Dabrowski (nom de code « Ignace ») est envoyé
1. Réputation excessive, comme on vient de le voir.
2. Sluzba Bezpieczeństwa.

251
Montini

à Rome pour sept ans, avant de devenir l’adjoint du président de


l’épiscopat polonais. Selon le témoignage d’un ancien du SB recueilli
par John Koehler1, Dabrowski a fourni de nombreux documents sur
Vatican II, que le KGB a jugé fort utiles. Dans un rapport ultérieur
sur « les activités anticommunistes du Vatican », Dabrowski signale
que « les jésuites jouent un rôle moteur dans les activités du secréta-
riat pour les non-croyants, et particulièrement pour coordonner les
activités anticommunistes. En dehors du secrétariat, d’autres services
du Vatican poursuivent leurs activités contre les pays socialistes.
Pour cette raison, il est absolument essentiel d’accentuer l’infiltra-
tion de ces centres ».
En 1967, Youri Andropov prend la tête du KGB et entre au
Comité central. En juillet se tient à Budapest une conférence des
services secrets des pays frères, visant à coordonner les efforts contre
le Vatican. Dans une évaluation de 1969, la centrale du KGB affirme
que le Vatican reste déterminé à « détruire l’Union soviétique de
l’intérieur à l’aide du sabotage idéologique » : « Des ecclésiastiques
disséminent des ouvrages de propagande de l’Église qui vantent le
mode de vie occidental, attisent les sentiments nationalistes dans
la population des républiques soviétiques et répandent dans le
peuple soviétique la méfiance envers les organisations de l’État et
du parti soviétiques2. » À la suite de quoi Andropov approuve un
plan pour intensifier la lutte contre les activités du Vatican et des
uniates en URSS. Il s’agit à nouveau de pénétrer les principaux sec-
teurs de l’administration vaticane, l’ordre des jésuites et le Russicum,
considérés comme les principaux centres de déstabilisation. Le ser-
vice parvient à infiltrer dans des séminaires pontificaux des agents
membres de l’Église catholique lituanienne. Le plan prévoit ensuite
des mesures actives, notamment semer la discorde entre uniates et
autres catholiques soviétiques. En 1969, le chef de l’Église uniate

1. John Koehler, Spies in the Vatican. The Soviet Union’s Cold War against the Church,
Pegasus Books, 2009.
2. Cité in Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991,
Fayard, 2000.

252
Les taupes du Vatican

clandestine, Velitchkovsky, est emprisonné, avant d’être expulsé en


1972. Son successeur, l’évêque Volodymyr Sterniouk, fait l’objet
d’une campagne de rumeurs sur ses prétendues incartades sexuelles.
Toujours en 1969, Andropov ordonne l’intensification des opéra-
tions d’espionnage contre le Vatican. Il souhaite une surveillance par-
ticulièrement étroite des activités de l’archevêque Agostino Casaroli,
que ses nombreux voyages dans les pays de l’Est, souvent en tenue
civile, rendent suspect à ses yeux.
En 1975 a lieu une nouvelle conférence de coordination des
efforts contre le Vatican. Elle met en évidence les progrès réalisés
par plusieurs services : le SB (Służba Bezpieczeństwa) polonais, le StB
tchécoslovaque et l’AVH hongrois affirment avoir recruté des agents
au Vatican.
L’Église orthodoxe russe est devenue depuis longtemps un « pois-
son pilote » des services russes au sein des instances œcuméniques
internationales, comme la Conférence chrétienne pour la Paix, fon-
dée à Prague en 1958, ou le Conseil œcuménique des Églises (COE).
Le département des relations extérieures de l’Église orthodoxe est
étroitement contrôlé. La plupart des prêtres orthodoxes estiment
n’avoir pas d’autre choix que de coopérer, sans quoi ils n’auraient
tout simplement pas pu exercer. Selon un rapport du KGB établi
peu avant la dissolution de l’URSS, seuls 15 à 20 % des prêtres refu-
saient toute collaboration.
Il est d’autant plus remarquable dans un tel contexte que soit
fondé en 1976 un Comité chrétien pour la défense des droits des
croyants en URSS, par deux religieux et un laïc. Malgré une étroite
surveillance du KGB, ce comité parvient à faire sortir du pays et
publier en Occident 11 volumes de documents illustrant les atteintes
à la liberté religieuse. Dès lors la 5e direction du KGB met tout en
œuvre pour neutraliser ce comité. En 1978, le KGB promulgue des
instructions visant à durcir la lutte contre les « activités subversives »
des centres ecclésiastiques étrangers et des « éléments hostiles » au
sein du clergé (ordre n° 00122) :

253
Montini

Sous prétexte de veiller à la liberté de croyance et aux droits


des fidèles en URSS, les services de renseignement impérialistes
et les centres antisoviétiques étrangers organisent un sabotage
idéologique visant à saper l’unité morale et politique de la société
soviétique ainsi que les bases du système socialiste […].
Selon les directives de la conférence de mai 1975 réunissant les
principaux responsables des services du KGB chargés des affaires
religieuses, il a été possible d’entreprendre des mesures pour ren-
forcer les positions opérationnelles dans les organisations reli-
gieuses internationales, dénoncer et compromettre leurs respon-
sables et leurs émissaires. Des agents expérimentés et dignes de
confiance ont été infiltrés dans les milieux dirigeants de certaines
formations sectaires, tandis que les mesures pour détecter, pré-
venir et supprimer les activités hostiles parmi les mouvements
religieux antisoviétiques clandestins devenaient plus efficaces et
renforçaient les positions des personnalités religieuses progres-
sistes ainsi que leur participation active à la lutte pour la paix et
à d’autres initiatives politiques1.

On mesure les effets de cette infiltration à la précision de cer-


tains dossiers. Quelques exemples… Le 29 mai 1970, le ministre
français des Affaires étrangères Maurice Schumann est longuement
reçu en audience par Paul VI. Dès le mois d’août, le KGB reçoit du
SB polonais une transcription intégrale de leurs échanges, en grande
partie consacrés à la guerre du Vietnam : le Français est atterré par
l’obstination de Nixon, qui reproduit selon lui les erreurs françaises
de la guerre d’Indochine. La source est un prêtre polonais en poste
au secrétariat du pape. De la même façon, les leaders soviétiques
peuvent lire des comptes-rendus d’échanges entre Paul VI et ses visi-
teurs américains (notamment Henry Cabot Lodge, envoyé spécial
de Nixon), italiens, etc. Sommet de l’opération : le président Nixon
rencontre le pape au Vatican le 28 septembre 1970 ; le compte-rendu
1. Cité in Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991,
Fayard, 2000.

254
Les taupes du Vatican

est livré au KGB seulement quelques jours plus tard ! On y apprend


que le pape a prévenu Nixon qu’à l’occasion d’un prochain voyage
en Asie, il se montrera plus critique de l’obstination américaine au
Vietnam.
En septembre 1970 survient la mort du raïs égyptien Nasser, rem-
placé par Sadate. Le secrétaire d’État américain Rogers effectue une
tournée des pays arabes et s’arrête à Rome pour informer le pape de
ses échanges. Là encore le KGB est informé par le SB sur l’esquisse
d’une négociation israélo-arabe et sur ce que les Américains seraient
prêts à accepter. Il est probable que le KGB a transmis ces informa-
tions à son allié égyptien. À son tour, Sadate décide d’envoyer un
émissaire auprès de Paul VI. Le Vatican se déclare prêt à aider un
rapprochement entre l’Égypte et les États-Unis, si cela permet d’éloi-
gner les Égyptiens de l’influence soviétique.
En 1972, Nixon programme un voyage en URSS, signe d’une
possible détente. Pendant ces préparatifs, son envoyé spécial Lodge
rencontre à nouveau le pape. Le KGB est à nouveau informé de cet
entretien, mais cette fois via la Stasi, ce qui veut dire que c’est un
espion allemand qui a assisté à l’entretien ou en a récupéré la trans-
cription : il s’agit probablement de « Lichtblick » dont il sera question
plus loin. Ceci permet de comprendre à quel point le travail des ser-
vices de l’Est est compartimenté : le KGB est le seul à avoir une vue
d’ensemble par la remontée des rapports de toutes origines. Mais à
en juger par les archives ouvertes aujourd’hui, la circulation est à sens
unique et les services des pays frères sont loin de disposer de toutes
les pièces du puzzle.
Peu après le sommet Nixon-Brejnev, le nouveau secrétaire d’État
américain Kissinger rencontre à son tour le pape pour lui exposer la
teneur des discussions qui ont eu lieu. Le rapport sur cette rencontre
est le dernier document d’importance trouvé dans les archives de la
Stasi, ce qui laisse deux hypothèses : soit les rapports sur les contacts
ultérieurs entre papes et présidents américains ont été détruits lorsque
l’Allemagne de l’Est s’est effondrée, soit les services de la Vigilanza ont
démasqué et écarté tout ou partie des taupes allemandes. Cependant,

255
Montini

le KGB a continué à recevoir d’autres rapports sur le Vatican, de la


part du SB et des services hongrois.
Le StB tchécoslovaque a aussi joué son rôle dans l’espionnage
du Vatican, parvenant à y recruter des agents. L’une de ses cibles
est Mgr Josef Beran : persécuté par les nazis, enfermé trois ans en
camp de concentration, l’archevêque de Prague a été emprisonné par
le régime communiste de 1949 à 1963. En 1965, il est expulsé et
accueilli à Rome où il se consacre aux réfugiés tchèques, hébergés au
collège pontifical Népomucène. Parmi ces réfugiés, le père Frantisek
Kuncik, arrivé de Tchécoslovaquie à 17 ans. Ordonné prêtre en 1965,
il est affecté dans les Dolomites. Mais il entame une liaison avec une
femme, qui se poursuit à Rome où il est réaffecté. Sa hiérarchie n’est
pas au courant mais les services tchèques en profitent et le font chan-
ter : il devra désormais espionner pour le StB. Il est chargé de rappor-
ter les faits et gestes du cardinal Beran, dont il devient le chauffeur.
Il assiste aux réceptions offertes par le cardinal. Ce dernier meurt en
1967. En 1970, Kuncik et sa compagne sont rapatriés à Prague, où ils
se marieront et travailleront à la propagande antireligieuse1.
Autre résident du collège pontifical : Jaroslav Fojtl a fui la
Tchécoslovaquie pour l’Autriche à la fin des années 1950. Il est
entré au séminaire de Munich, puis a rejoint Rome pendant un an,
avant de revenir en Tchécoslovaquie. Là encore, il sort du chemin
tout tracé et tombe amoureux d’une cousine. Le StB exploite leur
liaison pour le recruter. De retour à Rome, il espionne les réfugiés
tchèques mais se montre moins efficace que Kuncik. Le SISMI ita-
lien, alerté par les services allemands, le place sous surveillance. Sans
doute averti par des collègues du Vatican, Fojtl s’enfuit juste avant
d’être arrêté.
Enfin il ne faut pas sous-estimer l’apport des services est-
allemands. La plus importante source de la Stasi est Mgr Paul
Dissemond, nom de code « Peter ». Ses contacts avec le service
débutent en 19742. Il est alors, âgé de 54 ans, secrétaire général de
1. John Koehler, Spies in the Vatican, op. cit.
2. Nous nous appuyons sur le dépouillement du dossier Dissemond dans les archives de

256
Les taupes du Vatican

la conférence épiscopale de Berlin (poste qu’il occupera jusqu’en


1987). Mgr Dissemond n’est pas un agent occulte : c’est son patron
l’archevêque de Berlin, le cardinal Bengsch, qui l’a désigné pour
être l’interlocuteur de la sécurité d’État ! On comprend qu’il n’est
de toute façon pas imaginable dans l’Allemagne de l’Est que l’Église
catholique fonctionne sans rendre des comptes à la Stasi. Dans
ces conditions mieux vaut coopérer, pour espérer obtenir diverses
faveurs administratives : permis de travaux de rénovation, permis
de construction et même permis de quitter le pays. Ces derniers
sont âprement négociés : la Stasi exige en échange des informations
importantes. Dissemond est donc une sorte d’agent de liaison. Mais
peut-on le rester sans se compromettre ?
Signe de l’importance de cet agent, son premier officier traitant
est le major Helmut Wegener, chef du Département 4, qui est chargé
de l’Église catholique. Avant et après chaque rencontre importante
entre les chefs de l’Église est-allemande et les autorités, Dissemond
renseigne ses officiers traitants sur l’état d’esprit de ses chefs. Il les
informe aussi des projets de visite en Allemagne de l’Est du cardi-
nal Casaroli, l’homme de l’Ostpolitik vaticane. Lorsque « Peter » se
déplace à Rome en 1975, il est débriefé dès son retour et révèle l’état
d’esprit de la curie sur les relations avec les régimes communistes.
« Durant des conversations tenues à Rome, Casaroli a souligné que
le pape Paul VI estime que le communisme va rester pour un long
moment et qu’il faut donc essayer de s’en accommoder. Cette règle
devrait gouverner les négociations avec eux. » L’information est évi-
demment capitale pour le régime est-allemand qui s’apprête à rece-
voir la visite du cardinal Casaroli.
Sans doute n’en a-t-il pas conscience, mais Dissemond devient
chemin faisant un véritable agent de la Stasi : ce qui se limitait au
départ à des rencontres polies et formelles, voulues par sa hiérarchie,
devient peu à peu une relation étroite, dans laquelle il lâche de plus
en plus d’informations sensibles. À tel point que dans ses rapports,

la Stasi par John Koehler.

257
Montini

la Stasi le considère désormais comme un agent à part entière. Il va


désormais toucher de petites gratifications financières, et même des
médailles en remerciement des services rendus.
À l’occasion d’un nouveau voyage à Rome en 1977, la Stasi
demande à « Peter » de s’informer sur la future position du Vatican
dans la prochaine conférence de l’OSCE. Sa réponse leur donne
toute satisfaction : « Le Vatican voit la conférence comme la pour-
suite d’efforts de réconciliation initiés à Helsinki et évitera toute
action qui viendrait contrecarrer cela. » Après la mort de Paul VI,
Dissemond rendra compte à ses officiers traitants des discussions de
son patron le cardinal Bengsch avec le cardinal Benelli. Ce rapport
particulier remontera jusqu’au Premier secrétaire Erich Honecker :
le cardinal Benelli, proche des chrétiens-démocrates ouest-alle-
mands, s’oppose aux tentatives de normaliser les relations entre la
RDA et l’Église. Paul Dissemond n’a jamais éprouvé d’inquiétude
ni de remords pour ces activités d’informateur de la Stasi, dévoilées
en 1993 par le Tagesspiegel de Berlin. La hiérarchie a confirmé avoir
autorisé ses contacts. Dissemond est décédé en 2006.
Enfin, la Stasi n’est pas la seule agence est-allemande à gérer des
agents au sein de l’Église catholique. Le service de renseignement
extérieur HVA (Hauptverwaltung Aufklärung), dirigé par Markus
Wolf, un des principaux auxiliaires du KGB, fut également actif au
Vatican.
Ses archives papier ont été détruites en catastrophe en janvier
1990, mais la CIA a pu mettre la main sur une masse de microfilms
présentant les dossiers de tous ses informateurs. (Comme quoi le zèle
bureaucratique est parfois le meilleur ennemi du secret !) La CIA, qui
a probablement acheté ces microfilms à un officier en fuite, a fini par
en fournir une copie au BND allemand en 2003.
Ces archives nous apprennent que le HVA disposait de deux res-
sources de choix au Vatican. Le premier est un moine bénédictin, le
frère Eugen Brammertz (le fameux « Lichtblick »), recruté dès 1953 :
il était alors à l’abbaye de Trèves. Né en 1915, ordonné prêtre en
1939 après des études de théologie, il est enrôlé comme auxiliaire

258
Les taupes du Vatican

médical dans la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est détenu par


l’Armée rouge dans un camp de prisonniers. C’est à cette occasion
qu’il entre en contact avec le NKVD. Vite libéré, il gagne Berlin.
Il est très possible que dès cette époque Brammertz soit devenu un
« agent dormant », sans affectation particulière mais dont on espère
qu’il sera un jour utile au sein de l’Église. Au début des années 1950,
le Rezident du KGB à Berlin décide de transférer au HVA le traite-
ment de certains agents. Brammertz en fait partie et est immatriculé
par le HVA à compter de 1953. L’investissement se révèle profi-
table lorsque son abbé accepte de l’envoyer à Rome en 1975. Il va
travailler pour le journal du Vatican L’Osservatore Romano comme
journaliste et traducteur. Lors d’une interview à L’Espresso en octobre
1999, le maître espion Markus Wolf décrira Brammertz comme « un
des prêtres les plus brillants, membre de la commission scientifique
et très proche du cardinal Casaroli ». Dans les années 1980, ses rap-
ports sont considérés comme « très fiables » et transmis par le HVA
au service grand frère, le KGB. Pêle-mêle, on apprend par lui qui
sont les cardinaux favorables ou opposés à l’Ostpolitik, on découvre
que l’abbaye Saint-Matthias de Trèves (où Brammertz a résidé) sert
de relais à la CIA… Sous Jean-Paul II, « Lichtblick » sera encore un
atout précieux pour les services de l’Est.
Le théâtre européen concentre logiquement l’attention des ser-
vices de l’Est comme de l’Ouest, mais il est loin de résumer les
guerres de l’ombre du Vatican et du bloc de l’Est. Pour la curie,
le terrain de jeu est mondial, et si d’aventure elle venait à négliger
certains territoires, d’autres acteurs au sein de l’Église seraient prêts
à prendre le relais…
9
Octopus Dei

Le pontificat de Paul VI avait sur le papier toutes les chances de


constituer l’âge d’or de l’Opus Dei. Escrivá de Balaguer s’est ainsi
vanté que, dans les années 1940, Montini fut le seul de la curie à
se montrer amical à son égard. Escrivá parvint à le convaincre que
« l’apostolat de pénétration » de l’œuvre pouvait aider à combattre le
communisme dans les pays de l’Est. Ce serait donc sous l’influence
de Montini que Pie XII aurait proclamé en février 1947 le décret
Provida mater ecclesia qui crée dans le droit canonique la notion
d’institut séculier, faite sur mesure pour l’Opus Dei.
L’œuvre installa alors son quartier général à Rome, dans une villa
rachetée à un aristocrate, baptisée « villa Tevere ». Peu après, Escrivá
de Balaguer fut nommé serviteur de la maison papale, toujours à
l’instigation de Montini, ce qui fit de lui un monsignore. Montini lui
présenta aussi un jeune homme qui était alors président de l’Union
des étudiants catholiques : Giulio Andreotti était une étoile montante
de la Démocratie chrétienne et allait devenir un compagnon de route
de l’Opus. Après la victoire électorale des anticommunistes, Escrivá
de Balaguer reçut enfin ses premiers encouragements de la CIA grâce
au très informé James Angleton. Avec un tel parrain devenu pape,
l’avenir de l’ordre en plein essor ne semblait-il pas assuré ?

Une irrésistible ascension ?


Et pourtant… Paul VI se montre moins enthousiaste que Pie XII.
Il faut dire que dès les années 1960, les critiques au sein de l’Église
sont déjà nombreuses. La plus rude vient de Suisse en 1963 : le

261
Montini

théologien Urs von Balthasar démontre que l’Opus Dei correspond


très exactement au concept d’intégrisme : un mode de pensée postré-
volutionnaire qui tente de reconstituer une alliance du pouvoir spi-
rituel et du pouvoir temporel. Il compare l’Opus Dei à la Sapinière,
l’ex-police politique vaticane de sinistre mémoire : nous allons voir
qu’il y a quelques arguments pour cela. Une controverse publique
s’ensuit dans la presse catholique internationale.
Le mélange de prêtres et de laïcs dans une même institution est le
nœud du problème pour Paul VI. En octobre 1964, il reçoit Escrivá
de Balaguer en audience privée et lui remet prudemment une « lettre
d’encouragement », qui n’engage à rien. Le pape restera jusqu’au
bout sur une ligne cordiale mais attentiste à son égard. Déçu par
le pontificat de Paul VI, et par sa mollesse supposée, l’Opus Dei va
progressivement se rapprocher des cardinaux les plus conservateurs.
Escrivá de Balaguer croit vivre dans le bouillonnement politique
des années 1960 une éruption d’hérésies et se donne pour mission de
ramener l’Église dans le chemin de la foi véritable. Il pense tout sim-
plement que Dieu a choisi l’Opus Dei pour sauver l’Église. Parmi
ses priorités, il veut combattre l’infiltration marxiste dans l’Église,
allant jusqu’à créer un Index de livres et auteurs catholiques jugés
pernicieux, à proscrire. Le bras droit de Balaguer, Alvaro del Portillo,
suggère de créer à Rome un centre de rencontres sacerdotales, qui
permettra d’organiser des débats mais aussi de faire mieux connaître
et apprécier l’œuvre.
Yvon Le Vaillant, un des premiers journalistes à avoir enquêté sur
l’Opus Dei, le décrit ainsi : « Ondoyant et divers, Alvaro del Portillo
excelle dans cette ambiance si particulière de la Cité du Vatican et
dans les antichambres des dicastères, les ministères romains. Depuis
ses premiers succès, il a escaladé en souplesse divers échelons. » Et
d’enchaîner sur son état-major aux allures de cadres supérieurs : « Les
dirigeants types sont des hommes qui ont constamment une petite
valise à la main, allant et venant d’une capitale à l’autre. […] Pour
mille raisons vertueuses, bien sûr, mais qui ne sont pas toutes d’ordre
apostolique. Le fait que Zurich (Suisse) est considéré comme plaque

262
Octopus Dei

tournante essentielle s’explique aussi bien par des raisons de sécurité


et de spéculation financière que par des soucis missionnaires1. »
Le projet de Balaguer est d’exercer une influence discrète dans
des secteurs économiques-clés, en particulier la finance et les médias,
au sein des démocraties. Cette stratégie infléchit le recrutement de
l’ordre : les profils les plus recherchés sont de futurs chefs d’entre-
prise, banquiers, journalistes… Le prosélytisme missionnaire jésuite
est aux yeux de Balaguer complètement dépassé. Le recrutement de
profils « à potentiel » et de jeunes de bonne famille aura des effets
heureux sur les finances de l’ordre. Selon les règles, chaque membre
doit contribuer à hauteur de 10 % de ses revenus annuels.
Le recrutement se fait surtout par le truchement des résidences
étudiantes (plusieurs centaines), des fêtes, voyages organisés. Bientôt,
tous les fils et filles de familles riches fréquentent l’Opus Dei. Pour
ceux moins bien nés, l’œuvre est aussi une promesse d’ascension
sociale grâce à l’entraide de ses membres. La figure-type du membre
de l’Opus est celle du technocrate.
En dix ans, l’Opus Dei accapare les principaux leviers de com-
mande du pouvoir en Espagne. Ministres, membres de cabinets
ministériels, banquiers, chefs d’entreprise, journalistes : tous se font
la courte échelle. Le remaniement ministériel de 1962 qui mêle mili-
taires phalangistes aux membres de l’Opus Dei marque un tournant.
Ces technocrates sont à l’origine du plan de développement lancé par
le gouvernement espagnol en 1964. Celui-ci organise le développe-
ment industriel sous le contrôle des banques, sans remettre en cause
la tendance aux monopoles privés. L’Opus se débrouille très bien
pour lever des fonds. Fortunes personnelles des membres, héritages,
dot des jeunes filles s’ajoutent aux profits des entreprises contrôlées
par ses membres, dont une partie est reversée. Une emprise crois-
sante sur la société et l’économie espagnole va bientôt valoir à l’ordre
le surnom d’« Octopus Dei » : la pieuvre de Dieu…

1. Yvon Le Vaillant, Sainte Maffia. Le dossier de l’Opus Dei, Mercure de France, 1971.

263
Montini

Une organisation semi-clandestine

Pour ses critiques, l’Opus Dei est une structure pyramidale très
hiérarchisée qui exige une obéissance aveugle et se montre intolérante
au monde extérieur. On lui a reproché le recrutement de mineurs à
l’insu de leur famille dont ils étaient rapidement coupés, l’endoctri-
nement intensif de ses membres, un prosélytisme exacerbé, une stra-
tégie d’infiltration des élites économiques et politiques, sans oublier
un culte excessif du fondateur. Un inspecteur des Renseignements
généraux confiait au début des années 1990 au journaliste du Figaro
Thierry Oberlé : « Je suis catholique pratiquant et l’Opus Dei excitait
ma curiosité. J’ai vite compris qu’elle fonctionne sur des principes
troubles. Elle est attirée par l’argent comme les moustiques par la
lumière. Son cloisonnement me rappelle le boulot. J’ai été frappé,
je le suis d’ailleurs toujours, par sa capacité à régler les problèmes
d’emploi des relations des gens qui gravitent autour d’elle1. »
Les professionnels du renseignement ne s’y trompent pas : l’Opus
Dei ressemble à un service secret, parce qu’il en est un ! La villa
Tevere est le centre nerveux qui centralise le renseignement recueilli
partout dans le monde par un réseau d’espionnage efficace. Robert
Hutchinson le décrit ainsi : « Les renseignements sont étudiés par
une armée d’analystes qui préparent des rapports pour les commis-
sions permanentes ou dans certains cas le vicaire général. De la même
façon que les directives de Rome ne sont jamais transmises par cour-
rier mais délivrées par des coursiers, les rapports les plus sensibles ne
sont pas transmis par des moyens de communication publics2. »
Dans les années 1960, des représentants de l’Opus Dei sont invi-
tés à l’ambassade américaine pour des contacts avec la CIA. « Rien
ne rebute l’Opus Dei quand il est question d’investigation, de péné-
tration clandestine, de collecte de renseignements, a fortiori quand il
est séduit par l’efficacité d’un réseau comme la CIA dont les moyens
1. Thierry Oberlé, L’Opus Dei, Dieu ou César ?, JC Lattès, 1993.
2. Robert Hutchinson, Their Kingdom Come. Inside the Secret World of Opus Dei,
Doubleday, 1997.

264
Octopus Dei

et les fins sont, grosso modo, les mêmes que les siens dans certains
cas. La CIA s’est notamment servie de l’Opus Dei pour la péné-
tration dans les milieux d’émigrants espagnols et sud-américains en
France1 », note Le Vaillant. Sánchez Bella, un des responsables de
l’Opus en Espagne, a pour frère l’ambassadeur à Rome chargé des
services d’espionnage en Europe de Franco.

La conquête de l’Amérique du Sud


José Ibáñez Langlois, un jeune prêtre, est devenu le premier émis-
saire de l’Opus Dei sur le continent sud-américain. Deux de ses pre-
mières recrues, Jaime Guzmán et Alvaro Puga, prennent dans les
années 1960 le contrôle du plus vieux quotidien chilien, El Mercurio.
À l’époque, le Vatican soutient en principe le président chrétien-
démocrate modéré Eduardo Frei. Mais Ibáñez Langlois le juge trop
mou envers la subversion communiste et trop accommodant avec les
syndicats. Avec ses disciples, il crée un think tank ultraconservateur,
l’Institut d’études générales (IGS), pour faire émerger une alterna-
tive à droite de Frei. La politique sociale de Frei lui attire également
l’hostilité du président américain Nixon, qui demande à la CIA de
favoriser une alternative politique. La division de l’électorat de droite
entre Frei et les alternatives poussées par la CIA aboutit à la victoire
du candidat de gauche, Salvador Allende.
L’institut devient le centre d’une conspiration d’extrême droite
pour renverser Allende avec le soutien de la CIA. Celle-ci finance
l’IGS. Ses membres comprennent des avocats, des économistes du
marché libre et des cadres de publications influentes. L’un des prin-
cipaux membres de l’IGS, Hernán Cubillos, fondateur de Qué Pasa,
magazine de l’Opus Dei, et éditeur d’El Mercurio, désormais sub-
ventionné par la CIA2. Après le coup d’État de 1973, plusieurs tech-
nocrates de l’IGS deviennent membres du cabinet et conseillers de
la junte de Pinochet. Cubillos sera ministre des Affaires étrangères.
1. Yvon Le Vaillant, Sainte Maffia. Le dossier de l’Opus Dei, op. cit.
2. Cf. « Their Will Be Done », Mother Jones, juillet-août 1983.

265
Montini

Puga publiera même un livre pour raconter de l’intérieur toute


l’opération1. L’alliance de l’Opus et de la CIA est peut-être bien
antérieure à l’épisode Allende, et ne se limite pas au Chili.
La lettre d’information sud-américaine Noticias Aliadas, dirigée
par un prêtre catholique, affirmera en décembre 1975 que l’Opus
du Chili reçoit depuis 1962 de l’argent de fondations conservatrices
nord-américaines, mais aussi de la CIA. Ces subsides ont permis de
créer la Sociedad Nacional de Agricultura, un syndicat de gros pro-
priétaires fonciers opposés à Allende. L’Opus Dei coopérerait aussi
avec Patrie et Liberté, un groupe terroriste d’extrême droite qui
vise à renverser Allende, et qui intégrera ensuite la police secrète de
Pinochet2.
Selon Pierre Abramovici, l’autre bras droit d’Ibáñez Langlois a
trempé dans le coup d’État chilien : Jaime Guzmán serait un ancien
membre de Patrie et Liberté, « qui a également collaboré avec la CIA
via l’Institute of General Studies, promoteur de la campagne de
presse qui a renversé le président et organisateur du coup d’État. On
ne peut cependant lui imputer une participation quelconque à un
assassinat ou une torture3 ».
Plusieurs dirigeants de l’institut deviendront donc des ministres
de la junte militaire du général Pinochet. Plusieurs de ses ministres
deviendront aussi membres de l’Opus Dei. Cependant, la poussée
des technocrates de l’Opus Dei au sein du pouvoir finira, comme en
Espagne, par susciter une réaction des militaires et de la police secrète
chilienne, la DINA, qui pensent non sans raison que les « opusiens »
veulent à terme éclipser Pinochet.
Le cas chilien est loin d’être isolé : dans les années 1960-1970, le
continent tout entier devient le terrain d’une guerre sans merci. On
peut citer le témoignage du père Giuliano Ferrari, assistant laïc du

1. Alvaro Puga, Diario de Vida de Ud, cf. Fred Landis, « Opus Dei: Secret Order vies for
Power », Covert Action, hiver 1983.
2. Michael Walsh, Le monde secret de Opus Dei. Fondation et histoire d’une puissance occulte,
Pygmalion, 1994.
3. Entretien avec l’auteur.

266
Octopus Dei

cardinal Tisserant à la fin des années 1950, qui a été ordonné prêtre
en 1962. Tisserant lui a fait suivre les cours de l’académie pontificale
des ecclésiastiques, l’école des diplomates du Vatican. À la secrétai-
rerie d’État, Ferrari se heurte à la figure de l’archevêque Antonio
Samorè, ancien nonce à Bogota, lui-même proche de l’Opus Dei.
Samorè dirige la première section de la secrétairerie d’État ; il a la
haute main sur les nominations en Amérique latine. Ferrari s’éta-
blit en Équateur, dans le port de Guayaquil, pour un recensement
diocésain mais doit renoncer car on lui bloque les financements. En
juin 1969, il retente sa chance au Salvador, où il loue une maison et
recrute un serviteur recommandé par le diocèse. Peu après il se met à
souffrir de maux de tête et sa tension artérielle augmente dangereuse-
ment, malgré les prescriptions médicales. Chaque fois qu’il s’éloigne
de San Salvador pour un déplacement, les symptômes disparaissent.
En juin 1969, la police arrête son domestique et un complice. Ils
seront relâchés faute de preuve mais un examen médical conclut à un
empoisonnement à la digitaline1.
Fin 1969, Ferrari s’établit au Guatemala. Il découvre l’archidio-
cèse de Guatemala City aux mains de prêtres de l’Opus Dei. Le car-
dinal Casariego, un farouche anticommuniste, se repose entièrement
sur eux pour les affaires courantes. Il est le grand ami du sanguinaire
colonel Arana, homme fort du régime. Détesté par une majorité de
prêtres et de laïcs, le cardinal fait l’objet d’une pétition réclamant
qu’il soit expulsé du pays. Elle sera ignorée.
À la mort du cardinal Tisserant, Ferrari se retrouve privé de pro-
tecteur. Il est convoqué à l’archidiocèse et on lui signifie que son
travail pastoral dans les favelas est trop orienté politiquement et qu’il
a 24 heures pour quitter le pays. Deux prêtres de l’Opus Dei sont
chargés de l’encadrer et de le mettre dans un avion pour la Suisse. Ils
l’avertissent que s’il remet les pieds en Amérique du Sud, sa sécurité
ne sera pas garantie. Après la parution de son livre autobiographique,
Ferrari rencontre le journaliste britannique Robert Hutchinson et

1. Giuliano Ferrari, Vaticanisme, Genève, Perret-Gentil, 1976.

267
Montini

propose de partager avec lui des dossiers sur l’usage de fonds du


Vatican en Amérique du Sud. Quelques jours plus tard, Ferrari est
retrouvé mort dans le train Genève-Paris. Il semble avoir succombé à
une crise cardiaque. Mais aucune autopsie ne sera pratiquée1.
Dans tous les pays ou presque, l’œuvre marque des points. En
Colombie, l’Opus Dei devient propriétaire de la société de télévision
Promec qui, lors de la campagne présidentielle de 1966, promeut le
candidat le plus conservateur et proaméricain. Cette même année
1966, lors d’un affrontement avec la guérilla colombienne, l’armée
abat un prêtre, Camilo Torres.
La journaliste catholique Penny Lernoux affirme que l’association
de secours Adveniat, basée en Allemagne et dirigée par des person-
nalités favorables à l’Opus Dei, a pris dans les années 1970 le relais
de la CIA comme auxiliaire des régimes militaires sud-américains2.
Au Venezuela, plusieurs membres de l’Opus sont entrés au gou-
vernement au moment du boom pétrolier. Au Pérou, l’Opus surfe
sur les craintes de la bourgeoisie effrayée par les idées gauchistes des
missionnaires jésuites : on soupçonne les prêtres d’aider les guéril-
leros, dont certains sont leurs anciens élèves. C’est au Pérou que le
père Gustavo Gutiérrez développe ce que l’on appellera la « théologie
de la libération » : « El poder al pueblo ». Il légitime l’usage de la vio-
lence en cas de « tyrannie violente et prolongée ». En 1968, la confé-
rence épiscopale latino-américaine de Medellín valide le principe de
« l’Église des pauvres » et critique à demi-mot les positions de l’Opus
Dei pour ses liens avec les classes dirigeantes.
Il n’est pas excessif de dire que le continent sud-américain devient
ainsi le terrain d’une lutte d’influence sans merci entre un Opus
Dei prêt à soutenir les juntes militaires d’extrême droite anticom-
munistes et des jésuites qui, sans être marxistes, estiment prioritaire
de défendre sur le terrain les plus démunis, quitte à prendre parti

1. Robert Hutchinson, Their Kingdom Come, op. cit.


2. Penny Lernoux, Cry of the People. United States Involvement in the Rise of Fascism, Torture
and Murder and the Persecution of the Catholic Church in Latin America, Doubleday, 1980.

268
Octopus Dei

politiquement. Paul VI se garde bien de trancher entre les deux : la


clarification attendra le pontificat de Jean-Paul II.

Les affaires
Dès les années 1960, l’Opus Dei apparaît aussi dans un certain
nombre d’affaires financières et criminelles qui défraient la chro-
nique et attisent la curiosité des enquêteurs et des services de rensei-
gnement européens… sans parler de ceux qui, à la curie, attendent
avec gourmandise le « scandale de trop » qui ferait chuter Balaguer de
son piédestal.
Le 25 mars 1965, un grand patron parisien, Louis Meleux, est
retrouvé mort en forêt de Fontainebleau, d’une balle de ­revolver.
L’arme se trouvant à ses côtés, tout laisse croire à un suicide.
Catholique, Meleux était membre de l’Opus Dei. Il laisse un trou de
15 millions de francs dans la comptabilité de son entreprise. Selon
le rapport de l’administrateur judiciaire1, depuis trois ans l’entreprise
est en faillite et le dissimule par diverses astuces : faux bilans, fausses
factures, etc. L’un des actionnaires est aussi la banque principale de
l’entreprise : une filiale de la Société financière pour la France et les
pays d’outre-mer (SOFFO) dirigée par Edmond Giscard d’Estaing,
père du futur président. Au capital de cette banque, on trouve aussi
deux hommes d’affaires espagnols, membres de l’Opus. « Les mil-
lions disparus sont allés en Espagne. En effet Meleux, en liaison avec
ses amis de l’Opus, et pour le compte de celui-ci, investit cet argent
dans plusieurs secteurs de l’économie espagnole, surtout dans l’im-
mobilier où la spéculation est effrénée. De plus pour éviter que le fisc
français ne mette la main sur une partie de ses capitaux, des filières
clandestines sont mises en place. L’argent passe par Londres avant
d’arriver en Espagne. L’Opus Dei a de la chance : le scandale n’éclate
pas. M. Valéry Giscard d’Estaing (alors ministre des Finances) se

1. Cf. Thierry Oberlé, L’Opus Dei, Dieu ou César ?, op. cit.

269
Montini

bornera à demander le remboursement des dettes », rapporte Yvon


Le Vaillant1.
On retrouve en partie les mêmes mécanismes et intervenants dans
l’affaire dite de la « Matesa ». Le principal acteur, Juan Vilá Reyes,
est un des premiers diplômés de l’IESE, une école de commerce
créée par l’Opus Dei à Barcelone. En 1956, il crée une entreprise
de machines textiles, la Matesa, et s’inscrit l’année suivante au pro-
gramme d’administration des entreprises de la toute nouvelle école.
Il y noue des contacts qui l’aideront dans ses affaires, comme l’avocat
José Luis Villar Palasi, membre de l’Opus Dei qui deviendra bientôt
sous-secrétaire d’État. La Matesa acquiert un brevet français de fabri-
cation de machines à tisser dont elle affirme qu’il est révolutionnaire.
Vilá Reyes obtient des crédits bancaires et ouvre sa première usine à
Pampelune. Il cherche à se développer à l’international et crée pour
cela plusieurs sociétés basées en Suisse.
Le ministre des Finances Espinosa San Martín entretient des rela-
tions étroites avec Valéry Giscard d’Estaing, élu député en 1956 et
nommé ministre des Finances en 1962, ainsi qu’avec le sénateur Jean
de Broglie, le trésorier du parti giscardien les Républicains indépen-
dants. En 1967, Giscard n’est plus ministre mais prépare son avenir
politique. Il envoie de Broglie à Madrid. Ce dernier y fait la connais-
sance de Vilá Reyes. À son retour à Paris, de Broglie fait créer au
Luxembourg une société holding pour le compte de la Matesa : la
Sodetex, qui sera dotée d’un capital d’un million de francs et gérée
par le sénateur français. En juin 1968, la Sodetex voit son capital
porté à 2,4 millions de francs. Cependant, les ventes de machines
en Europe restent modestes au regard des attentes. On découvre
même dans le port de Barcelone un stock de machines abandonné,
alors qu’elles étaient censées avoir été vendues et expédiées aux États-
Unis. À l’été 1969, certains franquistes (de la mouvance phalangiste,
opposée à l’Opus Dei) lancent une campagne de presse contre la
Matesa, accusée d’escroquerie aux aides à l’exportation : elle a reçu

1. Yvon Le Vaillant, Sainte Maffia. Le dossier de l’Opus Dei, op. cit.

270
Octopus Dei

l’équivalent de 180 millions de dollars de prêts à l’exportation. Vilá


Reyes et son frère sont arrêtés. Les enquêteurs découvrent que la
société est insolvable. Le ministre du Commerce, un membre de
l’Opus Dei, doit démissionner.
Cependant, Franco arbitre la guerre ouverte entre les phalangistes
et l’Opus Dei : à la surprise générale, le nouveau gouvernement ins-
tallé en octobre 1969 compte pas moins de 10 ministres sur 19 qui
sont membres de l’œuvre ! Le gouvernement nomme une commission
d’enquête qui conclut qu’une partie de l’argent reçu par la Matesa a
été transférée à l’étranger… mais ne mentionne aucun reversement
à l’Opus Dei. En réalité, des transferts ont bien eu lieu, mais hors
d’Espagne, notamment en Andorre. La principauté n’exerce alors
aucun contrôle des changes et sert donc de plaque tournante permet-
tant de redistribuer l’argent vers différents centres de l’Opus Dei en
Europe. Le rôle de la Sodetex n’a jamais été complètement élucidé1.
Vilá Reyes est condamné en 1975 à trois ans de prison, mais six
mois plus tard Franco disparaît. Le nouveau chef de l’État, le prince
Juan Carlos, gracie l’homme d’affaires. Côté français, le prince de
Broglie reconnaît une dette envers la Matesa et s’engage à la régler
en deux annuités, ce qu’il est incapable de faire. Il est assassiné en
novembre 1975. Cinq mois après la mort du prince, les banquiers
genevois de la Sodetex sont victimes d’une déplorable série noire. Un
administrateur de la Banque De l’Harpe se suicide. L’ex-directeur de
l’établissement tombe dans le lac Léman et s’y noie. Il était pourtant
bon nageur… En 1980, Charles Bignon, un ami du prince, est vic-
time d’un accident de la route nocturne, sa voiture à l’arrêt est percu-
tée par un camion. Ancien parlementaire, il figurait parmi les admi-
nistrateurs de la Sodetex. Un ancien agent du renseignement fran-
çais commentait pour nous cette affaire au début des années 2010 :
« L’Opus Dei a servi de pompe à finances pour le parti giscardien des
Républicains indépendants, qui n’avait pas accès aux mêmes “spon-
sors” que le parti gaulliste. Cela a été une des sources importantes
1. Sur l’affaire de la Matesa et ses ramifications françaises, voir Jesus Ynfante, Un crime sous
Giscard. L’affaire de Broglie, l’Opus Dei/Matesa, La Découverte, 1981.

271
Montini

de financement pour lancer Giscard politiquement. Vis-à-vis des


Espagnols, il a su se vendre comme proche de leurs idées, ce qui
est assez savoureux quand on sait la vie privée dissolue qu’il menait
alors. » Une question reste posée : Giscard une fois devenu président
a-t-il été en mesure de renvoyer l’ascenseur, et si oui comment ?

La nébuleuse
Avant d’évoquer ici une dernière affaire où apparaît l’Opus Dei
dans ces années Paul VI, il faut esquisser la nébuleuse d’organisa-
tions catholiques internationales dans laquelle elle prend place. Nous
avons laissé l’agent français Jean Violet en plein travail d’influence
sur le sommet d’Helsinki. S’il n’émarge plus au SDECE, Violet reste
plus introduit que jamais dans les cercles catholiques internationaux
qui se multiplient après-guerre. Ce bouillonnement permet d’expli-
quer comment l’obscur Jean Violet peut voir défiler à sa table des
personnalités comme l’industriel italien Carlo Pesenti, proche du
Vatican, ou les politiques Giulio Andreotti et Franz Josef Strauss.
Très présent au Vatican, Violet traite en particulier avec
Mgr Giovanni Benelli, qui a été à bonne école du renseignement
comme secrétaire de Montini à compter de 1947, pour suivre les
combats souterrains de la guerre froide. C’est probablement en 1965
que Benelli a rencontré Violet, quand il a rejoint la mission per-
manente du Vatican à l’ONU. En 1967, il est devenu substitut du
secrétaire d’État Cicognani, alors très âgé, et a retrouvé un lien direct
avec le pape Paul VI, qu’il voit tous les jours. Beaucoup de questions
de renseignements passent donc par lui. Plusieurs archives du KGB
le mentionnent comme l’officier traitant de la CIA1.
Violet rencontre aussi régulièrement l’ambassadeur espagnol
Alfredo Sánchez Bella, un ami de l’Opus Dei décrit comme le
chef des services secrets franquistes en Europe. S’il fuit la lumière,
Violet s’implique au sein du « cercle Pinay », décrit par une note

1. Cf. les archives Mitrokhine.

272
Octopus Dei

confidentielle1 du chef de la Sûreté bavaroise, Hans Langemann,


comme une réunion informelle tenue deux fois par an de politiques,
journalistes, banquiers conservateurs et anticommunistes. Au sein de
ce cercle, « l’avocat parisien Me Jean Violet agit comme une sorte de
gérant côté français. Il a repris en main l’essentiel de la direction
fonctionnelle pour cause de gâtisme du président Pinay [sic]. Violet
entretient par ailleurs ses propres relations avec des services secrets
occidentaux. Avec certitude : du côté de la CIA, du SDECE, du SIS
britannique et des services spéciaux suisses, en particulier avec le
général Botta ».
Il est manifeste que Violet fait partie d’un petit noyau de person-
nalités qui agissent dans l’ombre, hors de tout service ou appareil
politique, pour soutenir certaines personnalités comme Franz Josef
Strauss en Allemagne, Valéry Giscard d’Estaing en France ou
Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. Violet s’est découvert
un homologue britannique, qui lui aussi navigue entre les services
secrets occidentaux. Une autre note de Hans Langemann dévoilée
par le Spiegel2 en 1979 présente ainsi Crozier :
« Le journaliste londonien, militant conservateur, Brian Crozier,
directeur jusqu’en septembre 1979 du très renommé “Institute for
the Study of Conflict”, s’efforce actuellement avec son cercle de poli-
tique internationale composé de nombreux amis, à construire une
“organisation transnationale de sécurité” et d’en étendre le champ
d’activité… Crozier a été un collaborateur de la CIA pendant des
années. Et ses activités n’ont au demeurant rien de secret pour la cen-
trale de Langley. Crozier entretient par ailleurs des liens avec les plus
importants responsables ou ex-responsables des services de sécurité et
de renseignement occidentaux comme avec le comte de Marenches,
directeur du SDECE. Ses bonnes relations avec le patron du SIS
(MI6) Dick Franks sont de surcroît très connues. Son proche colla-
borateur N. Elliot a, par ailleurs, été chef de service au MI63 ».
1. Publiée par le Spiegel en décembre 1980 et citée par Pierre Péan dans V, Fayard, 1984.
2. Citée par Pierre Péan dans V, op. cit.
3. Ibid.

273
Montini

Cette organisation intervient à la fois pour faire paraître des


articles favorables à ses idées dans divers pays, susciter des confé-
rences sur le noyautage communiste dans les syndicats, le soutien du
KGB au terrorisme international… Elle échange des informations
avec divers services de renseignement occidentaux. Elle est aussi
capable d’organiser des campagnes de dénigrement de personnali-
tés hostiles. En France, après le scandale du Watergate et la purge
de certains éléments au sein de la CIA, Crozier s’est rapproché du
groupe Pinay et de la DST.
Le Britannique a trouvé une oreille intéressée auprès de la DST,
alors dirigée par Marcel Chalet. On peut se demander si ce service
n’a pas également pris le relais du SDECE auprès de Violet, dont le
carnet d’adresses est si précieux. Il est également possible qu’après
l’élection de Giscard d’Estaing à l’Élysée en 1974, Violet adoubé
par Pinay prenne ses ordres directement dans l’entourage du pré-
sident… Le cercle Pinay réunit enfin plusieurs anciens dirigeants de
services secrets comme William Colby, ancien directeur de la CIA.
On ne peut manquer ici de relever les liens de ce « cercle » avec
une organisation que nous croisons de temps à autre depuis la fin de
la guerre : l’ordre des chevaliers de Malte. Fondé au xie siècle pour
apporter une aide médicale et militaire aux pèlerins en route pour
Jérusalem, il ne dispose d’aucun territoire en dehors de Rome mais
bénéficie du statut d’un État souverain et entretient des relations
diplomatiques avec 49 pays. L’ordre a absorbé au xive siècle une partie
du patrimoine des Templiers, qu’il a contribué à détruire. Il s’est ins-
tallé un temps sur l’île de Rhodes avant d’en être chassé et de s’établir
à Malte au xve siècle, jusqu’à son invasion par Napoléon. Après s’être
exilé en Russie, l’ordre s’est finalement établi à Rome au xixe siècle.
Ses 13 000 membres sont recrutés parmi les élites catholiques du
monde entier. Ils jurent allégeance au pape. Mais ni ce dernier ni le
grand maître de l’ordre à Rome ne contrôlent réellement ce que font
ses membres dans tel ou tel pays. En principe leurs activités sont
avant tout caritatives. En 1927, une branche de l’ordre s’est créée
sur la côte Est des États-Unis. Ses premiers membres étaient pour

274
Octopus Dei

la plupart des magnats de l’industrie et de la finance qui allaient


s’opposer au New Deal de Roosevelt. Le cardinal Spellman, présent
depuis les origines, est devenu en 1939 son « grand protecteur ». Son
accès aux élites économiques et aux chefs d’État des deux côtés de
l’Atlantique a encore renforcé son pouvoir.
Par certains aspects, l’ordre est devenu une sorte de « club » inter-
national très sélect, regroupant les élites catholiques européennes
et américaines. On y trouve après la guerre le fondateur de l’OSS
William Donovan, son ex-agent l’avocat William Casey, futur patron
de la CIA, James Angleton, William Colby, mais aussi Antoine
Pinay, le général Reinhard Gehlen, Giulio Andreotti et des hommes
d’affaires et politiques américains unis par l’anticommunisme.
Pour être complet, il faut encore citer une autre organisation
secrète : l’Union paneuropéenne d’Otto de Habsbourg, prétendant
au trône d’Autriche. L’archiduc, né en 1912, a connu les dernières
années de l’empire et est un proche d’Alfredo Sánchez Bella, avec qui
il a créé le CEDI (Centre européen de documentation et d’informa-
tion), lobby paneuropéen et farouchement anticommuniste. Il par-
raine aussi un think tank, l’Académie européenne de sciences poli-
tiques, basée à Bruxelles et dirigée par le Belge Florimond Damman.
Par l’entremise de ce dernier, Violet a peu à peu pris le pouvoir
sur l’académie. Il s’est rapproché également du patron de la CSU
Franz Josef Strauss. Ce dernier est une figure haute en couleur de
la droite allemande musclée, qui défraie régulièrement la chronique
pour ses coups de gueule et plusieurs affaires de pots-de-vin. Proche
du patronat de Bavière, il a la réputation de financer divers groupus-
cules d’extrême droite.
À partir de 1974, le poids des giscardiens va croissant dans l’aca-
démie, qui s’efforce d’amplifier au maximum l’écho des témoignages
de dissidents soviétiques comme Sakharov. Elle sert aussi de para-
vent à des actions plus secrètes, comme le soutien aux forces conser-
vatrices portugaises au moment de la « révolution des œillets ». Sans
grand résultat… Elle entretient un fichier d’un millier de personna-
lités européennes sympathisantes de ses idées.

275
Montini

L’académie dispose de relais dans les principaux services secrets


européens : dans ses archives, outre le père Dubois, on relève les
noms de Julian Amery et Brian Crozier, du MI6, Lothar Lohrisch de
la PIDE portugaise, mais aussi des agents allemands, un ancien de
l’OSS, un autre des services de l’OTAN1…
À travers ces différents mouvements s’expriment certes diffé-
rentes sensibilités politiques : royaliste, présidentialiste, libérale,
extrémiste… Mais toutes sont soudées par un même anticommu-
nisme. Auquel s’ajoute souvent un goût immodéré pour l’intrigue
et les affaires…

Les renifleurs
Dans le cadre du cercle Pinay, Jean Violet prend pour clients
deux curieux personnages, a priori fort éloignés de ses activités. Aldo
Bonassoli, un agriculteur italien autodidacte (devenu réparateur de
télévision et pionnier des effets vidéo), et Alain de Villegas, un aris-
tocrate belge, affirment à la fin des années 1960 avoir développé un
procédé qui permettrait de détecter des nappes phréatiques par un
simple survol aérien. Le procédé vaudrait aussi pour détecter des
nappes de pétrole. À l’époque du premier choc pétrolier, ce n’est pas
une mince promesse… Violet veut proposer à la société Elf de mettre
la main sur cette invention. Il a justement connu au SDECE le colo-
nel Bistos, qui était alors directeur adjoint du service. Ce dernier
contacte son ex-collègue Jean Tropel, un ancien du contre-espion-
nage qui a été chargé par Elf de créer un service de sécurité. Tropel
fréquente Violet dans diverses organisations catholiques. Alerté par
Bistos, il est sous le charme et convainc ses patrons de ne pas laisser
passer l’occasion qui peut faire d’Elf un leader mondial.
À un niveau plus politique, Violet mobilise Antoine Pinay qui
a l’oreille du président Giscard d’Estaing. Des tests ont lieu avec

1. Pierre Péan, V, op. cit.

276
Octopus Dei

un avion équipé de l’appareil des inventeurs au-dessus de sites déjà


connus des ingénieurs d’Elf. L’appareil détecte tous les gisements !
Le 28 mai 1976 à Zurich, le patron d’Elf Pierre Guillaumat signe
un contrat avec Philippe de Weck, président de l’UBS agissant au
nom des inventeurs. Elf acquiert l’exclusivité du procédé pour un
an moyennant 400 millions de francs. Me Violet a prévu en cas de
conflit une clause d’arbitrage par un juge totalement indépendant :
qui de plus irréprochable pour cela qu’Antoine Pinay ?
Le président Giscard autorise pour l’occasion Guillaumat à
faire fi des obligations de contrôle administratif et financier. Il lui
demande expressément de ne pas évoquer ce projet en présence
du Premier ministre Jacques Chirac… Son remplaçant, Raymond
Barre, nommé en août 1976, sera, lui, au courant, de même que le
ministre des Armées. Le SDECE est laissé hors du coup, charge à la
Sécurité militaire de protéger la confidentialité de l’opération.
En décembre 1976, un gisement est détecté dans le Gers. Un
forage débute deux mois plus tard. Sans résultat probant. À chaque
fois que les équipes d’Elf émettent des doutes sur les forages en
cours, Violet évoque calmement la possibilité de casser le contrat et
sous-entend qu’il n’y aura pas de difficulté à trouver un partenaire
américain.
Une nouvelle réunion est programmée à Zurich en juin 1977.
Dans une lettre au Premier ministre en date du 31 mai 1977, Pierre
Guillaumat évoque : « Un pas de plus, que nous espérons décisif, vers
la mise à disposition de notre pays, à travers moi-même et l’ERAP,
d’une invention extraordinaire, par une puissance internationale
bienveillante, dont les contours ne nous sont pas encore clairement
connus. Les personnalités qui nous accueilleront les 11 et 12 juin
seront, outre M. de Weck et le président Pinay, des représentants de
l’Église catholique – qui semble jouer un rôle important dans cette
affaire. » En effet, le jour venu sont présents à la réunion le père Dubois
et l’abbé Marmier, qui se trouve être le confesseur du banquier de
Weck ! Présence qui suggère de façon implicite soit un soutien du
Vatican, soit un intérêt financier pour ces « espions du Vatican ».

277
Montini

Un deuxième contrat est signé en juin 1977, puis un troisième en


1978. Au total, plus d’un milliard de francs sont engagés. Lors de la
signature près de Zurich on retrouve Pinay, Violet, les pères Dubois et
Marmier. Le Premier ministre français Raymond Barre a confirmé au
nouveau patron d’Elf Albin Chalandon, un peu sceptique, tout l’inté-
rêt du président pour ce projet. Pourtant les polytechniciens d’Elf ne
comprennent toujours rien à ce que leur racontent les inventeurs. Ils
n’ont même pas le droit d’ausculter leurs appareils… La même année
1978, le patron du SDECE Alexandre de Marenches prévient Elf, le
ministre de l’Industrie Giraud et Giscard que l’affaire est tordue et
montée par un « escroc international » (il veut parler de Violet). En
avril 1979, Jules Horowitz, savant du CEA, discute avec Bonassoli, et
établit que les appareils sont truqués. Les inventeurs ont l’habitude de
démontrer l’efficacité de leur appareil en faisant apparaître sur l’écran
un objet placé derrière un mur. Le professeur y dispose une règle.
L’image de celle-ci apparaît effectivement, mais Jules Horowitz avait
pris soin au préalable de la casser. Or elle apparaît droite sur l’écran.
Le 22 juillet, les accords entre Elf et les inventeurs sont rompus. La
société pétrolière récupère 500 millions de francs mais enregistre tout
de même une perte de 750 millions de francs.
Bien entendu, Bonassoli n’a pas pu tenir en haleine autant d’ex-
perts à lui seul ; il lui a fallu des complicités au sein d’Elf pour déco-
der des informations sur certains gisements français.
Le plus remarquable est l’absence de sanctions, à tous les niveaux.
On a demandé au SDECE d’interrompre ses investigations. La Cour
des comptes produit un rapport aussitôt enterré et qui reste introu-
vable. Alain de Villegas et Aldo Bonassoli ont utilisé une petite par-
tie de l’argent reçu pour des œuvres caritatives : environ 30 millions
de francs. Les frais de l’opération ne dépassent pas 10 millions de
francs suisses. Où est passé le reste ? Pierre Péan, qui enquête sur
cette affaire en 1983 dans Le Canard enchaîné et publie ensuite le
livre V, affirme : « Des acteurs importants de cette tragi-comédie sont
persuadés qu’une partie de l’argent serait allée vers les caisses élec-
torales d’un parti alors au pouvoir. » En bref, on serait en présence

278
Octopus Dei

d’une fausse escroquerie : le sommet de l’État aurait laissé faire en


connaissance de cause.
Valéry Giscard d’Estaing s’est défendu de toute responsabilité,
produisant pour sa défense une note dans laquelle il avait fait part de
son scepticisme… sans grand résultat.
La thèse de Péan n’est pas forcément fausse à 100 %, mais elle
néglige le contexte international de l’affaire. Les fonds versés par Elf
ont été versés principalement à Fisalma, une société domiciliée au
Panama, sans rapport avec Villegas et Bonassoli, dont le gestionnaire
était Jean Violet et le président Philippe de Weck. Il n’est guère cou-
rant de voir le président d’un grand établissement bancaire comme
UBS assumer personnellement de hautes responsabilités dans une
telle affaire. Peut-être pensait-il servir une autorité morale irrépro-
chable ? Dans les années 1980, de Weck fera partie d’un groupe d’ex-
perts chargés d’auditer l’IOR (sans grande agressivité), avant d’être
nommé vice-président de la banque vaticane en 1989.
À partir de là, nous sommes réduits à poser de simples ques-
tions. La présence de Violet, d’Antoine Pinay et des pères Dubois et
Marmier peut-elle s’expliquer si leurs réseaux ne trouvaient pas un
intérêt direct dans cette affaire ? On peut penser bien sûr au finance-
ment de la lutte clandestine anticommuniste. On se souvient aussi
que, suite à l’affaire de la Matesa, le parti giscardien des Républicains
indépendants avait contracté une dette envers l’Opus Dei dont
Violet est proche… Est-il imaginable que l’affaire des avions reni-
fleurs ait fourni l’occasion de la rembourser ?
Le père Dubois est décédé peu après cette affaire, en 1979. Le
révérend père Jean-René Bouchet, provincial de l’ordre des domini-
cains à Paris, s’est dit interloqué par les archives laissées par le père
Dubois. « J’ai consulté mes prédécesseurs, dit-il. L’un d’eux m’a indi-
qué que le père Dubois était mêlé à des affaires étranges, mais qu’il
s’était toujours retranché derrière une mission que lui aurait confiée
le Saint-Siège1. »
1. « Le rapport de la commission d’enquête parlementaire révèle l’implication d’agents du
contre-espionnage », Le Monde, 22 novembre 1984.

279
10
Les explosifs du monsignore

« Les Juifs n’ont pas reconnu Notre Seigneur, par conséquent


nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif. »
Pie X à Theodor Herzl

« Jérusalem, 18 août – L’archevêque Hilarion Capucci, le chef


de l’Église catholique grecque de Jérusalem, a été arrêté par la
police israélienne aujourd’hui et inculpé pour fourniture d’armes
et d’explosifs aux guérillas palestiniennes des territoires occupés.
L’archevêque de 52 ans, né et élevé en Syrie, a été arrêté à son domi-
cile à 7 heures du matin dans la banlieue de Jérusalem. Un porte-
parole de la police a indiqué qu’une grande quantité d’armes et
d’explosifs avait été découverte dans sa Mercedes au début du mois
alors qu’il revenait d’une visite au Liban. La police accuse l’arche-
vêque d’assurer une liaison clandestine entre le Fatah, la plus grande
guérilla palestinienne, et les cellules situées en territoires occupés
[…] Une source proche de l’enquête déclare que l’archevêque a été
associé à l’incident de mai dernier, lors de la visite du secrétaire
d’État Kissinger, quand trois roquettes Katioucha ont failli être
tirées sur Jérusalem1. »

1. « Israeli Arrest Greek Catholic Arbishop on Weapons Charges », New York Times, 19 août
1974.

281
Montini

Le tropisme palestinien du Vatican

Une éminence en prison pour trafic d’armes : la nouvelle cause un


choc au Vatican lorsqu’elle tombe en pleine torpeur estivale de 1974.
Tout d’abord, qui est Hilarion Capucci ? Né en 1922 à Alep en Syrie,
alors sous contrôle français, Capucci a été ordonné prêtre en 1947
et nommé en 1965 à la tête de la minuscule communauté grecque
catholique melkite de Jérusalem, qui compte environ 4 500 fidèles,
pour la plupart des Arabes. Cette Église reconnaît la primauté du
pape en matière de foi mais suit le rite byzantin en matière de litur-
gie et de discipline cléricale. En tant que chef religieux, l’archevêque
peut traverser la frontière israélo-libanaise sans être soumis à une
inspection. Ce qui n’empêche pas les services israéliens de l’avoir à
l’œil car ce bon vivant ne fait pas mystère de ses sympathies.
Capucci a été libéré sur parole quelques heures après son arresta-
tion, mais il est à nouveau arrêté dix jours plus tard. C’est le plus haut
dignitaire chrétien jamais accusé par Israël de tels crimes. Son arres-
tation fait la une des journaux. Yasser Arafat, le chef de l’OLP, qua-
lifie l’arrestation de « crime terrible ». Le Vatican fait plus sobrement
part de sa « grande tristesse ». Le supérieur de l’archevêque, Maximos
Hakim, patriarche grec melkite d’Antioche, se rend à Rome pour
consultation avec Paul VI.
Les autorités israéliennes se montrent impassibles : Capucci est
inculpé pour contacts avec des agents étrangers et transport d’armes
illégal. Alors que le procès de l’archevêque approche, nouveau rebon-
dissement : l’armée israélienne annonce avoir déjoué un complot ter-
roriste arabe visant à libérer l’archevêque de prison ! Un juge rejette
la demande d’immunité diplomatique de l’archevêque, notant qu’Is-
raël et le Vatican n’ont pas de liens diplomatiques. Le 9 décembre
1974, Capucci est condamné à douze ans de prison. Mais ce n’est
pas la fin de l’histoire…
Le 28 juin 1976, des Palestiniens détournent un avion d’Air
France, qui assure la ligne Tel-Aviv-Paris, vers Entebbe, en Ouganda,
et exigent qu’Israël libère 40 prisonniers, dont l’archevêque Capucci !

282
Les explosifs du monsignore

Une semaine plus tard, des commandos israéliens vont prendre d’as-
saut l’appareil à l’aéroport d’Entebbe, une opération restée célèbre1.
L’emprisonnement de Mgr Capucci touche à sa fin l’année suivante,
quand le nouveau gouvernement Likoud se dit prêt à le libérer si
le pape en fait la demande officielle2. Capucci est embarqué pour
Rome, où il est accueilli à l’aéroport par une délégation de l’OLP.
On ne réalise pas aujourd’hui le fossé qui existait entre le Vatican
et l’État juif à ses débuts. Après la création d’Israël, le Saint-Siège a
fait mine d’ignorer les résolutions de l’ONU pour se concentrer sur
sa priorité : l’internationalisation de Jérusalem. Mais la guerre israélo-
arabe qui a suivi la fondation de l’État juif a rappelé au monde qu’un
quart des Palestiniens victimes du conflit étaient des chrétiens. En
1949, la décision d’Israël de faire de Jérusalem sa capitale acheva de
pousser le Saint-Siège dans le camp de ses adversaires : l’Église multi-
plia les pressions sur les États catholiques membres des Nations unies
pour faire barrage à l’admission d’Israël à l’ONU. Sans succès. Le
voyage de Paul VI en Terre sainte, en 1964, ne change pas la donne :
alors que les Israéliens essaient d’en tirer une reconnaissance de l’État
juif, même implicite, le pape prend garde de ne lui donner « aucune
considération qui ne soit d’ordre purement spirituel ». Cependant la
guerre des Six-Jours, en 1967, pousse l’Église à engager des conver-
sations avec Israël sur l’avenir des Lieux saints et la situation des
chrétiens d’Israël.
La secrétairerie d’État est donc propalestinienne, même si ses res-
ponsables s’expriment toujours avec prudence. L’équipe du Mossad

1. Cf. Yeshayahu Ben Porat, Eitan Haber et Zeev Schiff, Entebbe, Paris, Hachette, 1976
et William Stevenson et Uri Dan, 90 minutes à Entebbe. Tonnerre israélien sur l’Ouganda,
Stanké, 1976.
2. L’accord de libération stipule que l’archevêque Capucci ne sera pas réaffecté au Moyen-
Orient, et de fait il est envoyé en Amérique latine. En janvier 1979, il va cependant se rendre
à Damas pour assister à une réunion du Conseil national de l’OLP. Jean-Paul II le trans-
férera en Europe occidentale. Capucci a rendu visite à des Américains retenus en captivité
à l’ambassade des États-Unis en Iran en 1979 ; il a accompagné les corps de huit militaires
américains tués lors d’une mission infructueuse pour libérer les otages ; et il s’est rendu en
Irak en 1990 pour demander au gouvernement de Saddam Hussein de libérer un groupe
d’Italiens après l’invasion du Koweït. Il est décédé en 2017.

283
Montini

israélien présente en Europe surveille les allées et venues de respon-


sables palestiniens à Paris et à Rome. Elle s’indigne de voir certains
prélats du Vatican fréquenter dans des soirées romaines des hommes
d’affaires arabes ou même des responsables de l’OLP. Il faut dire que
ces derniers circulent à leur guise en Italie dont les services ont passé
un accord avec l’OLP : pas d’attentat contre les intérêts italiens, en
échange de quoi on ne sera pas trop regardant sur les allées et venues
des responsables de l’OLP. Cet accord n’aurait pu être validé s’il ne
venait dupliquer celui déjà passé entre l’OLP et la CIA, pour pro-
téger les intérêts américains1. Pour les Israéliens, il est nécessaire de
fissurer ce front catho-palestinien.

Le Mossad offre ses services


En 1979 circule dans les milieux diplomatiques un projet d’in-
ternationalisation de Jérusalem qui serait placée sous la garde des
Nations unies tandis que le Vatican prendrait en charge les lieux
saints chrétiens. On imagine d’où peut venir un tel schéma. Indigné,
le Premier ministre israélien Begin convoque alors le chef du Mossad
Yitzhak Hofi et lui ordonne de trouver moyen de faire évoluer le
Vatican dans un sens plus favorable aux intérêts d’Israël2. Ce n’est
pas la première fois…
En 1972 déjà, le pape Paul VI a accepté de recevoir la Première
ministre Golda Meir. L’audience, prévue pour le 15 janvier 1973,
ne doit pas être annoncée à l’avance. Le chef du Mossad Zvi Zamir
est dépêché à Rome pour préparer la visite et s’assurer des conditions
de sécurité. Le groupe dissident de l’OLP Septembre noir, qui vient
de se distinguer par l’assassinat d’athlètes juifs aux JO de Munich
en 1972, obtient l’information d’une probable visite de Golda Meir
à Rome, qui s’est répandue auprès des prélats propalestiniens. Le
leader du groupe, Ali Hassan Salameh forme l’idée d’une attaque au
lance-missile qui frapperait l’avion de la Première ministre lors de
1. Cf. Y. Denoël, Les guerres secrètes du Mossad, op. cit.
2. Cf. Gordon Thomas, Histoire secrète du Mossad, Nouveau Monde éditions, 2006.

284
Les explosifs du monsignore

son atterrissage. Salameh figure sur une liste de cibles à éliminer par
le Mossad, liste validée personnellement par Golda Meir1.
Le 14 janvier 1973, un informateur du Mossad employé au cen-
tral téléphonique de Rome intercepte deux appels en arabe annon-
çant la prochaine livraison de « bougies pour préparer l’anniversaire ».
Cette phrase codée désigne des missiles de fabrication soviétique que
Septembre noir est en train de transférer par bateau en Italie depuis
la Yougoslavie. Zamir se rend immédiatement à Rome pour rencon-
trer les responsables de la sécurité intérieure italienne, la DIGOS2.
Les deux services manquent d’indices et n’ont aucune piste à suivre.
À quelques heures de l’arrivée de Golda Meir, Zamir décide de pla-
cer sous surveillance les environs de l’aéroport.
Le lendemain à l’aube, les hommes du Mossad repèrent une
camionnette Fiat. À leur approche, deux terroristes embarqués à
l’arrière ouvrent le feu sur eux, mais sont rapidement blessés. Le
chauffeur qui s’était enfui est rattrapé, ligoté et interrogé. Après un
interrogatoire musclé, il finit par avouer l’existence d’un deuxième
poste de tir. Sur ses indications, les Israéliens repèrent une autre
camionnette, à toit ouvrant, près de la piste. Ils n’ont plus le temps
de la prendre d’assaut et choisissent de foncer sur elle avec leur véhi-
cule. Sous le choc violent, la camionnette se renverse. Les terroristes
à l’intérieur sont assommés par la chute de leurs propres missiles.
Les membres du commando ne sont pas tués sur place par le
Mossad, pour ne pas compromettre la visite de Golda Meir au pape.
Ils sont admis dans un hôpital et seront autorisés à rejoindre la Libye.
Ce qui n’empêchera pas le Mossad de les suivre à la trace et de les
assassiner les uns après les autres quelques mois plus tard.
Il va falloir attendre la deuxième décennie du pontificat Jean-
Paul II pour que la ligne propalestinienne évolue (reconnaissance
d’Israël par le Vatican en décembre 1993). En attendant, un nouvel
émissaire plus discret que Capucci est envoyé par Rome. À Beyrouth
ou à Tunis, le père Ibrahim Iyad sert de pont entre le pape et l’OLP.
1. Cf. Yvonnick Denoël, Les guerres secrètes du Mossad, op. cit.
2. Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali.

285
Montini

Ce petit homme de 1,55 m à la soutane élimée sillonne le quartier


musulman de Jérusalem et rencontre toutes les factions en guerre.
Il aide Arafat à rédiger ses lettres au pape et ses cartes de vœux pour
Noël. Il servira aussi de guide au cardinal Casaroli lorsque celui-ci
rencontrera le ministre des Affaires étrangères de l’OLP. Partout
dans le monde, les nonces du pape ont instruction de soutenir les
aspirations nationales palestiniennes.
11
Les loups dans la bergerie

Dans les années 1960, les portes du Vatican étaient verrouillées


à 23 h 30. Un résident qui voulait rentrer plus tard devait deman-
der une autorisation et un laissez-passer. Mais lorsque à minuit, un
soir de printemps 1969, une Mercedes noire se présenta à la porte,
les gardes suisses ouvrirent la barrière sans même demander à son
conducteur ses papiers d’identité.
Michele Sindona avait rendez-vous avec le pape Paul VI. Cette
rencontre ne figurait pas à son agenda.
Ce n’était pas une visite de courtoisie mais une réunion de crise.
En 1962 avait été instaurée en Italie une taxe sur les dividendes qui
frappait aussi le Vatican, qui avait fortement investi sur la Bourse ita-
lienne. Une exemption fiscale fut accordée, puis remise en question.
En désespoir de cause, le pape fit appel au célèbre financier Sindona
pour se sortir de cette situation. En 1964, la Bourse italienne était
déprimée. Sindona estimait que le gouvernement ne pourrait pas
tenir face à une vente massive d’actions du portefeuille du Vatican.
Les impayés s’accumulaient, estimés à plusieurs centaines de mil-
lions de dollars. La question revenait régulièrement dans la presse.
En 1969 s’imposa un gouvernement plus solide… qui décida que
le Vatican devait bel et bien payer ses taxes. C’est alors que Paul VI
appela le célèbre financier italien Michele Sindona à l’aide.
Sindona proposa que le Vatican se retire complètement du mar-
ché italien et investisse via des structures offshore sur le marché de
l’eurodollar. Cela revenait à demander au pape de lui confier à lui,
Sindona, la gestion discrétionnaire de plusieurs milliards de dollars
du patrimoine de l’Église. Ce soir-là, s’il faut en croire le témoignage

287
Montini

de Sindona1, le financier fut investi du contrôle total des placements


du Vatican à l’étranger. Il travaillerait en contact étroit avec le nouvel
homme fort de l’IOR, l’évêque Marcinkus. Mais il serait maître de
ses décisions. Michele Sindona sortit de cette audience avec un sen-
timent de puissance inédit : il était désormais le banquier du pape.

Banquier de Dieu, banquier du diable


Michele Sindona est né en mai 1920, à Patti en Sicile, à l’est de
Messine. En 1908, la ville a été détruite à 90 % par un tremblement
de terre. La mère de Michele étant de santé précaire, il a été élevé par
sa grand-mère Nunziata, qu’il vénérait. Son grand-père, Michele,
était un commerçant qui avait prêté de l’argent à ses clients pour
reconstruire leurs maisons après le désastre. Il mourut en 1914. La
famille était très respectée dans la région. Même si elle s’était appau-
vrie après le décès de son mari, Nunziata faisait office de « sage » de
la ville de Patti.
En 1938, alors qu’il venait d’avoir 18 ans, Michele obtint une
bourse pour partir étudier à l’université de Messine. Il en sortit
diplômé en droit fiscal en 1942. Pendant ses études, il avait travaillé
à temps partiel dans une banque, Credito Italiano. Il commença à
travailler dans un cabinet fiscal. Pendant son temps libre, il assurait
aussi la comptabilité d’un producteur de citrons.
Le 10 juillet 1943, les Alliés débarquèrent en Sicile avec l’aide de
la Mafia. Le jeune Michele acquit un camion et se mit à commercer :
d’abord des citrons qu’il échangeait contre de la farine, puis toutes
sortes de denrées. C’est à ce moment que, malgré ses dénégations
ultérieures, il commença à nouer des liens avec la Mafia. En Sicile, il
lui aurait été impossible de se livrer par lui-même à une activité indé-
pendante. Le lien s’établit, de façon surprenante pour nous, mais
naturelle pour les Siciliens de l’époque, par l’entremise de l’évêque
de Patti, qui sollicita Vito Genovese. Il s’agissait d’un haut gradé

1. Luigi Di Fonzo, St. Peter’s Banker: Michele Sindona, Franklin Watts, 1983.

288
Les loups dans la bergerie

de la mafia américaine qui aidait l’armée à organiser son débarque-


ment puis sa progression. Genovese demanda à ses collègues de Cosa
Nostra et à ses amis officiers de fournir au jeune Sindona des faux
papiers, un sauf-conduit et des produits frais pour son commerce.
À chaque fois qu’il arrivait en klaxonnant dans la ville de Patti, le
camion chargé de vivres, Sindona était accueilli en héros. Pendant
cette période, il se forgea des amitiés durables chez les officiers amé-
ricains et au sein de la Mafia.
En 1944, la Sicile était entièrement libérée. Michele ouvrit un
cabinet de conseil fiscal à Messine et se créa une clientèle. Son acti-
vité tournait bien mais déjà, il voulait plus. Un ami avocat lui offrit
de s’installer à Milan, centre nerveux de la reconstruction italienne. Il
arriva avec une recommandation de son évêque pour le clergé local.
Les Siciliens étaient à l’époque mal vus dans la société milanaise,
mais Sindona avait la peau claire et parlait un italien châtié, sans la
moindre trace d’accent, ce qui lui permit de se faire accepter. Pour se
faire connaître, il tint dans un journal local une chronique de conseils
juridiques. Contrairement aux autres avocats, Sindona se spécialisa
dans le conseil fiscal aux particuliers et aux entreprises. Rapidement
la clientèle afflua. Aux patrons de PME qui ne pouvaient payer ses
services, Sindona proposait de se faire payer en actions de la société.
Toujours par l’entremise de l’évêque de Messine, Sindona fut pré-
senté à un personnage important du Vatican : Mgr Amleto Tondini,
qui lui-même le présenta à Massimo Spada, dirigeant de l’IOR alors
en fin de carrière. En 1948 le pape souhaitait investir le patrimoine
liquide de l’Église, en partie rapatrié des États-Unis, dans la recons-
truction de l’Italie. Montini confia ce projet à Spada.
En novembre 1954, Montini fut nommé archevêque de Milan,
où le PCI régnait en maître. Montini voulut convaincre les ouvriers
de revenir dans le giron de l’Église et de la DC. En janvier 1955,
un leader syndical lui fit interdire de dire la messe à l’intérieur des
usines. Michele Sindona lui apporta alors son aide, fournissant
quelques gros bras pour assurer la sécurité des offices. Les deux
hommes prirent l’habitude de visiter ensemble les usines. Montini se

289
Montini

montrait réellement attentif aux problèmes des ouvriers. Son travail


de sape commença à porter ses fruits : les chrétiens-démocrates rega-
gnaient des positions au sein des syndicats.
Début 1959, Montini sollicita à nouveau Sindona. Selon le
témoignage d’un prêtre qui a assisté à leurs entrevues : « Montini
était intrigué par Sindona depuis que ce dernier avait aidé l’arche-
vêque à reconquérir les ouvriers milanais. Alors quand Montini eut
besoin de 2 millions de dollars pour construire un hospice, il s’est de
nouveau tourné vers Sindona1. » Ce dernier ne traîna pas : la somme
fut réunie en une seule journée ! De deux choses l’une : soit l’argent
venait des grands patrons milanais qui s’étaient cotisés pour leur
archevêque (mais dans ce cas, pourquoi ne pas le dire ?), soit il s’agis-
sait de fonds secrets. Or il semble acquis aujourd’hui que Sindona a
eu des contacts, dès avant cette époque, avec la CIA.
Dans une interview au magazine Panorama, l’ancien agent de la
CIA Victor Marchetti a déclaré que « dans les années 1950 et 1960,
la CIA apportait un soutien financier à pas mal d’activités de l’Église
catholique, depuis des orphelinats jusqu’à des Missions à l’étranger.
Il y en avait pour des millions de dollars chaque année… attribués
à un grand nombre d’évêques et de monsignori. L’un d’eux était
Giovanni Montini. Il est possible qu’il ait ignoré d’où venait l’argent.
On a pu lui dire qu’il venait “d’amis2” ».
En 1959, Sindona changea de dimension. Son cabinet était un
des plus grands d’Italie. Et il travaillait désormais depuis une suite
d’un hôtel de luxe. Il était l’ami de l’archevêque Montini et, par
l’entremise de Spada, il frayait avec des grands patrons américains. Il
aida une société américaine, Crucible Steel Company of America, à
acquérir des sociétés en Italie. En retour, l’un de ses dirigeants, Dan
Porco, allait aider Sindona dans ses affaires américaines. Lorsque
le Vatican souhaita acquérir une banque milanaise, Montini sug-
géra à Spada de confier cette mission à Sindona : ce serait le rachat
par l’IOR de BPF (Banca Privata Finanziaria). Pour l’occasion le
1. Cité par Luigi Di Fonzo, St. Peter’s Banker: Michele Sindona, op. cit.
2. Op. cit.

290
Les loups dans la bergerie

Saint-Siège s’associa à Sindona, à 60/40. Le voilà admis dans la cour


des grands… In fine, Sindona reprit la totalité des parts. Il recruta
même Spada, entré en conflit avec le cardinal Di Jorio, président de
l’IOR. Pour se diversifier, il acheta de l’immobilier au Canada, pour
lui-même et pour le compte du Vatican. Sa holding Fasco s’implanta
en Suisse.
L’une des sources de la fortune de Sindona tenait au marché des
changes. Les lois italiennes interdisaient l’exportation de la lire et
imposaient une taxe de 30 % sur les bénéfices distribués quand les
propriétaires d’actions n’étaient pas connus du fisc. Sindona, pro-
priétaire de banques en Suisse et en Italie, faisait partie de ceux qui
fournissaient le circuit d’évasion. À travers la BPF et la banque du
Vatican, on pouvait sortir des fonds d’Italie et les récupérer en Suisse
pour les investir à l’étranger. Détenir une banque américaine per-
mettrait de rendre le système encore plus puissant. Il allait falloir
encore une dizaine d’années à Sindona pour atteindre cet objectif.
Le pape et les gens de l’IOR étaient fascinés par Sindona qui les
initiait à un monde interlope tout en faisant preuve d’une foi reli-
gieuse et d’un anticommunisme irréprochables. On peut s’en faire
une idée à travers quelques bribes de son livre d’entretiens réalisés
en prison avec l’écrivain Nick Tosches1. Le livre accumule les auto-
justifications et nie beaucoup d’évidences, mais de temps à autre
Sindona retrouve sa verve d’antan pour expliquer la marche d’un
monde financier qu’il connaît par cœur :

Pour blanchir des sommes d’argent sale relativement petites –


disons jusqu’à 150 millions de dollars – tout ce que vous avez
à faire est de créer une société par actions au porteur dans un
paradis fiscal. Vous déposez votre argent sale sur le compte
de la société. Elle est protégée par les lois locales sur le secret
des affaires, donc personne ne sait que la société vous appar-
tient. Ensuite vous passez un contrat de consulting entre vous

1. Nick Tosches, Power on Earth, Michele Sindona’s Explosive Story, Arbor House, 1986.

291
Montini

et cette société, prévoyant des paiements échelonnés pour les


services imaginaires que vous allez lui apporter. Vous vous faites
payer comme prévu et voilà : l’argent sale est devenu de l’argent
propre. […]
Les gens qui gèrent des affaires d’import-export en plus de
leurs activités illégales utilisent parfois le système de la double
facturation. Avec sa société par actions au porteur, l’impor-
tateur achète anonymement des marchandises d’un vendeur
étranger honnête au prix de, mettons 2 dollars le kilo. Ensuite
il se rachète à lui-même ces marchandises à un prix inférieur,
disons 1,8 dollar le kilo. La différence devient un profit légal
pour l’importateur, tandis que l’argent sale qu’il détenait dans
sa société par actions au porteur est nettoyé en passant par la
case profits et pertes.
C’est le système qui a permis au PCI de se financer après-
guerre. Des sociétés italiennes triées sur le volet – j’ai décou-
vert ce système car certaines étaient mes clients – recevaient
sur une simple décision du Parti le droit de vendre certains
produits russes dans le pays. Les usines russes facturaient des
marchandises comme étant « en transit » à des sociétés basées
au Liechtenstein appartenant à des Italiens. Les marchandises
étaient facturées, disons 2 dollars le kilo quand leur valeur de
marché était de 3 dollars. La société intermédiaire refacturait
alors au destinataire final en Italie au prix de 2,8 dollars le kilo,
et reversait le bénéfice à une structure contrôlée par le PCI.
Pour ses services, l’acheteur italien bénéficiait d’un prix réduit
de 0,2 dollar qui augmentait son bénéfice. Les autorités fiscales
italiennes savaient ce qui se passait, mais elles ont laissé faire et
le système a perduré…

Sindona était devenu un spécialiste du blanchiment d’argent sur


les marchés asiatiques de Hongkong et Singapour selon un principe
similaire. Il ne résiste pas au plaisir de « balancer » un des rouages
de ce système : « Votre gouvernement devrait peut-être évoquer la

292
Les loups dans la bergerie

question avec M. Colby, l’ancien directeur de la CIA, qui est main-


tenant un conseiller du gouvernement de Singapour1… » Un ange
passe…
On comprend mieux en tout cas comment Sindona a pu paraître
au patronat italien comme un magicien de la finance : il est passé
maître dans l’art d’expliquer comment on peut flirter avec les lignes
rouges sans techniquement les franchir.

En 1967, le pape crée sur le conseil de Sindona l’APSA


(Amministrazione del Patrimonio della Sede Apostolica), chargée de
gérer le patrimoine immobilier de l’Église et de payer les salaires du
Vatican. Sindona propose par ailleurs d’aider l’Église à se désinves-
tir de l’économie italienne au profit de l’international, où de meil-
leures affaires sont possibles, avec en prime une discrétion totale.
Début 1968, un petit scandale illustre l’intérêt de son conseil : on
apprend dans la presse que le Vatican détient une participation dans
le laboratoire pharmaceutique Serono, qui fabrique des contracep-
tifs, et encore une autre chez un fabricant d’armes… Il faut absolu-
ment éviter ce genre d’embarras. Après bien des hésitations, Paul VI
décide de suivre le plan de Sindona qui est donc nommé « banquier
du pape » avec tous les pouvoirs pour mener les opérations. C’est la
consécration.
Mais ce que Paul VI ignore, c’est que Sindona est aussi… un
banquier de la Mafia !
Le 2 novembre 1957 s’est tenu à l’hôtel des Palmes de Palerme
une réunion de grands mafiosi siciliens et américains. Ils ont choisi
Sindona comme financier de confiance. Sa mission : investir l’argent
de la Mafia dans des affaires légitimes partout dans le monde.
On trouvait là le boss mafieux Joseph Bonanno, son bras droit
Carmine Galante, Lucky Luciano, des représentants des familles
Genovese, Lucchese et Gambino, ainsi que le trafiquant d’héroïne
Tommaso Buscetta, futur repenti grâce à qui nous connaissons cette

1. Ibid.

293
Montini

réunion1. Il fut décidé de confier à Sindona une partie des recettes


du trafic d’héroïne avec carte blanche pour les blanchir et les faire
fructifier.
En 1969, Sindona se retrouve donc dans la situation exception-
nelle de gérer des fonds à la fois pour « Dieu » et « le diable », tout en
servant de courroie de transmission pour les millions de dollars de
financement autorisés par l’administration Nixon à destination de la
Démocratie chrétienne et de mouvements d’extrême droite italiens
qui complotent pour renverser la République2, comme nous le ver-
rons plus loin. À sa place, qui ne se sentirait invincible ?
Sindona travaille beaucoup avec l’IOR, profitant de son statut de
meilleure banque offshore au monde : il achète et revend des socié-
tés contrôlées par le Vatican. Le Saint-Siège devient associé dans les
banques qu’il rachète, et au-delà. Un journaliste remarquera : « On
ne savait jamais vraiment, lorsque Sindona menait à bien un de ses
deals spectaculaires en Italie, si c’était pour le compte du Vatican,
pour lui-même ou un peu des deux3. »
Sindona transfère à sa holding luxembourgeoise le portefeuille
d’actions du Vatican. Il revend une partie des actions anonymisées
sur le marché italien et réinvestit les profits non imposables dans des
actions de grandes sociétés américaines. Le Sicilien utilise une partie
de l’argent du Vatican pour acheter une autre banque, la Banca di
Messina, et une société de distribution d’eau, la Condotte d’Acqua.
Surtout, il rachète les parts du Vatican dans le conglomérat géant de
l’immobilier SGI (Societa Generale Immobiliare). Il fait beaucoup
de spéculation sur les marchés italiens.
L’IOR utilise lui-même la banque suisse Finabank pour spécu-
ler sur le marché des devises. À la BPF, détenue conjointement par

1. Pino Arlacchi, Addio Cosa Nostra. La vita di Tommaso Buscetta, Rizzoli, 1994.
2. Selon le rapport d’enquête parlementaire Pike, en 1976, le gouvernement américain
a aussi envoyé 10 millions de dollars à la DC en 1972. Une bonne partie a transité via les
banques de Sindona. https://archive.org/details/PikeCommitteeReports/Interception%20
of%20International%20Telecommunications%20by%20the%20National%20
Security%20Agency
3. Luigi Di Fonzo, St. Peter’s Banker: Michele Sindona, op. cit.

294
Les loups dans la bergerie

l’IOR et Sindona, des opérations illégales sur des devises étrangères,


une véritable exportation masquée de capital, se déroulent chaque
jour. De façon illégale, des fonds propres de la BPF et des dépôts
des clients sont transférés à une société du groupe Sindona, qui les
envoie à l’IOR. Laquelle les vire à la Finabank, où les sommes sont
mises à disposition de Sindona, qui peut ainsi faire ses emplettes et
agrandir son empire… Rien de tout cela n’aurait été possible sans
la complaisance, pour ne pas dire la complicité, de l’IOR et de son
président.

Le nouveau « Monseigneur Précieux »


Né en 1922 à Cicero (faubourg de Chicago), Paul Marcinkus
est le fils cadet d’un immigrant lituanien. Il est ordonné prêtre à
25 ans. Son archevêque l’envoie à Rome pour étudier le droit cano-
nique. Après un temps de travail pastoral dans sa ville natale, il est
renvoyé à Rome où il intègre la secrétairerie d’État. Cet Américain à
la stature de rugbyman a un style direct, bien loin des Italiens com-
passés. Il n’est pas hostile aux plaisirs terrestres : on le croise dans
les meilleurs restaurants et il devient une figure familière du golf
d’Acqua Santa, qui regroupe une coterie snob et frivole, mêlant nou-
veaux riches et vieille noblesse. Marcinkus est choisi en 1962 par
Jean XXIII comme traducteur pour recevoir la Première dame des
États-Unis, Jacqueline Kennedy. Cela lui permet de nouer des liens
avec la délégation américaine. Et lors du concile Vatican II, il est
chargé de l’accueil des évêques et cardinaux américains. Montini est
dès cette époque en bons termes avec Marcinkus : il en fait son secré-
taire pour les affaires anglo-saxonnes.
En 1965, Marcinkus accompagnera Paul VI dans son voyage aux
États-Unis et sa rencontre avec le président Johnson. Quand le pape
décide un pèlerinage en Terre sainte, la secrétairerie d’État a besoin
d’envoyer sur place un organisateur parlant anglais, à l’esprit pra-
tique et la santé solide. Ce sera Marcinkus. Pendant l’expédition,
il protège de sa haute carrure le frêle Paul VI des foules en liesse.

295
Montini

Ce qui lui vaudra le surnom de « gorille du pape ». D’autres voyages


suivent. À chaque fois, Marcinkus repère les lieux, discute des pro-
blèmes de sécurité avec les polices locales, se montre attentif aux
moindres détails touchant au confort du pape. Il se rend vite indis-
pensable, au point d’être considéré comme un membre à part entière
de la « mafia milanaise » qui entoure Paul VI. Marcinkus s’entend du
reste à merveille avec Macchi, le secrétaire du pape.
C’est grâce à lui qu’il fait la connaissance du financier Sindona.
Marcinkus voit à la mort de Spellman l’occasion de devenir le
grand financier de l’Église.
Jusqu’au bout, Spellman continuait à envoyer des sommes consi-
dérables au Vatican. Comment compenser la perte de ses contribu-
tions ? Marcinkus se vante auprès de Macchi de ses connexions dans
la communauté financière américaine : elles sont largement exagé-
rées, mais peu importe. Fin 1967, il est nommé secrétaire général de
l’IOR et devient évêque début 1969. Il n’a aucune expérience ban-
caire ? Eh bien, on lui fera suivre un stage de formation. Mais cette
nouvelle tâche ne doit pas l’empêcher de continuer à gérer les dépla-
cements de son patron. Au Vatican, il est courant de cumuler ainsi
les fonctions. Il continue donc à accompagner le pape dans les dépla-
cements et le protège lors de plusieurs incidents : un jet de pierres en
Sardaigne, et surtout un attentat à Manille, le 27 novembre 1970.
Alors qu’il saluait les autorités, les cardinaux et les évêques, raconte
Pasquale Macchi dans ses Mémoires, le pape a été attaqué par un
peintre bolivien, Benjamín Mendoza y Amor, 35 ans, vêtu en prêtre,
qui tenait à la main un crucifix en or et dans l’autre, caché par un
tissu, un kriss (poignard malaisien à lame serpentine). D’un coup, il
a blessé le pape au cou, heureusement protégé par le collier raide, et
d’un autre coup à la poitrine, près du cœur. Macchi et Marcinkus
s’interposent alors et la police neutralise l’agresseur.

En 1971, c’est la consécration : Marcinkus devient président de


l’IOR. Depuis quatre ans, il a eu tout le temps pour se familiariser
avec les arcanes de la banque. Et de mesurer l’étendue des pouvoirs

296
Les loups dans la bergerie

uniques qu’elle confère à son dirigeant. Michele Sindona expose en


termes crus et précis ce qui fait à l’époque la valeur de l’institution :

Si vous voulez, vous pouvez aller à Milan ou à Rome avec 1 mil-


lion de dollars, 10 millions de dollars en cash, avec moi ou
un autre Italien qui connaît le système. En quelques minutes,
nous trouverons des organisations proposant leurs services pour
transférer l’argent à l’étranger au noir, sans risque. Dix minutes
plus tard, nous aurons confirmation que votre argent a été cré-
dité à votre nom, dans la monnaie de votre choix, en Suisse, en
Autriche ou aux Bahamas, déduction faite des frais de service.
L’IOR est impliqué dans ce business depuis sa fondation. […]
La Banque d’Italie et les autres autorités ne sont jamais inter-
venues, convaincues que le Saint-Siège, si on le poussait dans
ses retranchements, répondrait qu’étant un État souverain, il
n’avait aucune obligation de fournir quelque information que
ce soit à l’Italie.
Je connais bien la question, parce que l’IOR a agi pour le
compte de clients de mes banques, Banca Privata et Banca
Unione. L’évêque Marcinkus, quand il a compris le système,
s’est convaincu qu’il s’agissait du « crime parfait ». Plus tard,
quand la loi italienne a fait de l’exportation illégale de capitaux
un délit passible des tribunaux, j’ai conseillé à Marcinkus d’arrê-
ter immédiatement ses transferts illicites. Je lui ai dit que si les
représentants du Vatican se retrouvaient un jour traînés devant
les tribunaux comme complices de crimes financiers – ce que
le gouvernement italien se ferait un plaisir de faire – la réputa-
tion de l’IOR et de la papauté ne s’en remettrait jamais. Mais
Marcinkus se croyait au-dessus des lois. Il a continué à chasser
les profits pour se faire mousser auprès du pape, montrer ses
talents dans l’espoir qu’il lui attribue un jour la barrette rouge
de cardinal1.

1. Cf. Nick Tosches, Power on Earth, op. cit.

297
Montini

De fait, il ne fallut pas attendre bien longtemps pour avoir des


exemples de cette chasse aux profits.

Dans le viseur du FBI


Financier novice, sans doute grisé par sa nouvelle situation et
par les attentions dont il est désormais l’objet dans la haute société
romaine, Marcinkus se fantasme sans doute comme un égal de
Sindona : un grand faiseur de deals. Ce qui le conduit à multiplier les
imprudences.
En mars 1973 la Securities and Exchange Commission (SEC),
le gendarme de la Bourse américaine, enquêtant sur les spéculations
d’un investisseur californien sur les actions d’une société pétro-
lière, découvre qu’il agit comme prête-nom d’une société fiduciaire
basée au Luxembourg. Et derrière cette fiduciaire se cache… l’IOR.
L’affaire n’est pas rendue publique. Quelques mois auparavant, une
autre affaire de fausses obligations attirait déjà l’attention de la police
américaine et du FBI.
Au cours d’une enquête de routine, un policier new-yorkais,
Joseph Coffey, met sur écoutes des truands et découvre un gigan-
tesque trafic de fausses valeurs qui va le mener vers le Vatican1. La
mafia italo-américaine, toujours en quête de nouveaux marchés, a
pris conscience en ce début des années 1970 du formidable poten-
tiel que présente le marché financier des actions et obligations. À
l’époque, elles consistent en des papiers conservés bien à l’abri dans
les coffres des grandes banques ou des sociétés de courtage, dans les
mallettes antivol fixées par une chaîne au poignet des convoyeurs
de fonds. Il est possible, en soudoyant des employés, de les dérober.
Mais il est plus intéressant de s’introduire dans les chambres fortes
pour remplacer les titres par des faux. Tant que les valeurs conti-
nuent à rapporter des dividendes, leurs propriétaires ne songent pas
à les revendre et ne se doutent de rien.
1. Le récit se base sur le témoignage de Coffey et plusieurs agents du FBI, in Richard
Hammer, Vatican Connection, Balland, 1982.

298
Les loups dans la bergerie

Un marché clandestin se développe, sur lequel les titres volés sont


rachetés pour une fraction de leur prix, avec l’objectif de les revendre
plus cher avant que la supercherie ne soit signalée et les valeurs ins-
crites sur une liste noire. Les clients intéressés sont soit des naïfs, soit
des hommes d’affaires cyniques qui vont utiliser ces valeurs comme
garanties pour obtenir un prêt bancaire, pour gonfler artificiellement
le capital de leurs sociétés, etc.
C’est en suivant un mafieux nommé Rizzo à travers ses pérégrina-
tions en Europe que les policiers new-yorkais se familiarisent avec la
faune des trafiquants de valeurs.

Par exemple Ricky Jacobs, un des plus grands trafiquants de titres


des États-Unis (il a déjà été condamné à quatre ans de prison en
1968 mais a poursuivi ses activités depuis sa cellule). En cheville avec
la Mafia, Jacobs se trouve au centre d’un trafic portant sur plusieurs
millions de dollars d’actions, d’obligations et de bons du Trésor. En
suivant sa trace, on découvre un de ses associés : Leopold Ledl, né à
Vienne en 1935, a vécu de petits boulots avant de gagner au milieu
des années 1960 l’amitié du roi déchu du Burundi, lequel le nomma
consul avec pouvoir de nommer des consuls honoraires et délivrer
des passeports diplomatiques. Ledl s’est mis à commercialiser avec
succès ces titres pourtant dépourvus de valeur à des riches Européens.
Il s’est ensuite diversifié dans le commerce des diplômes de docteur
en droit honoris causa d’une université canadienne. Ils étaient tout
aussi bidon. Et il a enchaîné avec des faux diplômes d’universités du
Vatican. Le consul honoraire est ainsi devenu en très peu de temps
un homme d’affaires florissant, à la tête d’une kyrielle de sociétés.
On le soupçonnait de se livrer au trafic d’armes avec la complicité
d’un officier supérieur de l’OTAN en Europe. On le voyait de plus
en plus souvent à Rome pour ses affaires. Il y fit la connaissance d’un
personnage douteux, Mario Foligni, patron d’une société de finance
et d’assurance, se prévalant du titre de « comte de San Francisco » (!)
Il est ainsi décrit par Richard Hammer :

299
Montini

À l’aise dans toutes les classes de la société italienne, comptant


des amis et des relations d’affaires aussi bien dans la finance,
dans le gouvernement et dans l’Église que dans des milieux
moins recommandables, Foligni était en mesure de présenter à
Ledl des individus et des personnalités extrêmement différents
mais tous précieux à des titres divers.
En même temps qu’il pouvait se prévaloir de l’amitié du com-
mandant en chef des forces armées italiennes et de celle du direc-
teur national des impôts, le comte de San Francisco entretenait
les meilleurs rapports avec le Dr Tomaso Amato, avocat, escroc
et faussaire, et avec Remigio Begni, courtier peu regardant sur
l’origine des valeurs boursières qui passaient entre ses mains.
Carlo Pesenti, magnat des assurances et du ciment, proche du
Vatican, ne manquait pas d’imagination quand il s’agissait de
mettre sur pied de fructueuses entreprises et, lorsqu’ils pou-
vaient l’aider, il n’hésitait jamais à donner un pourcentage de ses
bénéfices à son ami Foligni et aux contacts de ce dernier dans
les hautes sphères du Vatican. […] Il connaissait fort bien le
père Salvatore d’Angelo, qui, tout en dirigeant une organisation
charitable napolitaine, passait chaque semaine quelques jours
au Vatican. Le père était un proche de l’archevêque Giovanni
Benelli, secrétaire d’État adjoint et futur cardinal. D’Angelo
jouait volontiers les intermédiaires entre ce dernier et Foligni.
Grâce à d’Angelo et à Benelli, le comte de San Francisco était
assuré de joindre n’importe qui, si haut placé fût-il, au Vatican1.

Pour compléter ce tour d’horizon, il faut préciser que deux


des sociétés de Foligni avaient pour président un Américain du
Connecticut nommé Vetrano, qu’on ne voyait presque jamais à
Rome, mais qui était un ami intime de… Mgr Paul Marcinkus ! De
là à penser que Vetrano servait d’homme de paille pour le compte de

1. Richard Hammer, Vatican Connection, op. cit.

300
Les loups dans la bergerie

Marcinkus, qui ne pouvait se permettre d’apparaître en direct… il


n’y avait qu’un pas, que ses ennemis ne se gênaient pas pour franchir !
Dans une enquête1 publiée à la fin des années 1970, le magazine
allemand Stern a aussi révélé que Foligni cultivait à la même époque
une autre amitié intéressée au sein du Vatican : avec Mgr Barbieri.
Dirigeant d’une maison d’édition vaticane, Barbieri aimait rouler
dans de belles voitures, porter de beaux costumes… et fréquenter de
jolies femmes, avec lesquelles il s’affichait imprudemment dans les
grands restaurants romains. Ce train de vie avait un coût… Selon
plusieurs enquêtes journalistiques jamais démenties, en 1969 Barbieri
aurait détourné 60 tonnes de beurre offertes par la Communauté
européenne à une organisation charitable du Vatican : au lieu d’être
distribuée aux nécessiteux, la marchandise fut revendue ! Barbieri
reçut un simple blâme.
Barbieri a accepté de devenir le « fixeur » de l’Autrichien Ledl au
Vatican, c’est-à-dire de le présenter à plusieurs figures influentes de
la curie, en particulier au cardinal Tisserant, doyen du Sacré Collège.
Ce dernier confie sans fard que les investissements imprudents de
Marcinkus coûtent très cher au Vatican. L’Église a besoin de renfor-
cer ses finances, mais comment ? Selon sa déposition recueillie par
le policier Joseph Coffey et par l’agent du FBI Dick Tamarro, Ledl
se risque à évoquer avec Tisserant l’hypothèse d’un achat de valeurs
boursières américaines qui permettraient de soutenir les finances du
Vatican. Les besoins sont colossaux :

– De quelle somme auriez-vous besoin ?


– Un milliard de dollars environ. Neuf cent cinquante mil-
lions pour être plus exact. La moitié des titres reviendrait à
Mgr Marcinkus et sa banque vaticane, pour combler les trous de
trésorerie dus à ses investissements inconsidérés, et lui permettre
de redémarrer sur des bases solides. L’autre moitié serait destinée
à la Banque d’Italie. […] Nous pensons que le gouvernement

1. Citée in Vatican Connection, op. cit.

301
Montini

américain ne se risquera jamais à accuser le Vatican d’avoir tra-


fiqué en toute connaissance de cause des fausses actions. En fait,
si les Américains découvrent la présence de ces papiers dans les
coffres du Vatican, ils penseront que l’Église a été victime d’un
individu sans scrupule et ils interviendront secrètement pour
combler nos pertes1.

Les hommes du Vatican proposent à Ledl d’acheter les faux titres


à 65 % de leur valeur, soit 625 millions de dollars. Il devra leur rétro-
céder 150 millions de dollars de commission. Ledl s’adresse à Ricky
Jacobs pour obtenir la quantité de titres nécessaire. Jacobs s’adresse
à son tour aux mafiosi, les seuls à avoir cette capacité. Devant le gros
investissement que cela représente pour eux, ils demandent à voir
des preuves que la commande du Vatican est bien réelle avant de se
lancer. Ledl est en mesure de leur produire une lettre à en-tête de la
Sacra Congregazione dei Religiosi (la Congrégation des religieux).
Un échantillon d’obligations de AT&T, Chrysler et General
Electric est alors produit par les faussaires. Mais Ledl est arrêté le 11
août 1971 par la police italienne, pour une affaire sans rapport. Sa
participation au trafic de faux titres de consul a fini par le rattraper.
Ledl disparaît du paysage. Foligni tente de le remplacer, se présente
dans une banque de Zurich, ouvre un compte, dépose des obligations
et demande un prêt modeste en échange de cette garantie. Comme il
est de règle, la banque décide d’envoyer les obligations à New York
pour expertise ! Et les titres sont déclarés faux. Foligni est obligé de
jouer les victimes et de déposer une plainte contre ceux qui lui ont
vendu les titres. Une nouvelle tentative est effectuée auprès de la
Banco di Roma où un proche de Marcinkus reçoit un nouvel échan-
tillon. Mais un employé prend l’initiative d’envoyer les titres à New
York : cette fois il devient difficile de plaider la bonne foi surprise.
Tous les voyants sont au rouge dans la communauté financière : il
se passe quelque chose de pas très catholique avec ces obligations…

1. Cf. Vatican Connection, op. cit.

302
Les loups dans la bergerie

Pourquoi s’être engagé dans un tel embrouillamini ? On com-


mence à y voir plus clair lorsqu’on apprend que Sindona, avec l’aide
de Marcinkus, a formé le projet de prendre le contrôle d’une société
géante de holding présente dans l’immobilier, les mines, la chimie, le
ciment, etc., connue sous le nom de Bastogi. Des banques allemandes
ont donné leur accord pour financer le rachat de 50 % du capital,
moyennant le dépôt dans leurs coffres d’une caution de 100 mil-
lions de dollars en obligations de grandes sociétés américaines. Mais
lorsque des rumeurs de rachat de Bastogi ont commencé à circuler, le
cours de l’action s’est mis à flamber, rendant la proie trop coûteuse.
Sindona est obligé de rapatrier les obligations déposées chez ses par-
tenaires allemands mais il n’abandonnera pas ce projet de rachat.
Voilà l’explication très probable de ce montage complexe. « Une »
explication devrait-on dire, car il y avait sans doute d’autres projets à
financer de cette manière…
Dans bien d’autres institutions que l’IOR, un tel trafic aurait
fait scandale et conduit au renvoi du responsable. Rien de tel ici.
Une délégation d’enquêteurs américains a été poliment reçue au
Vatican, mais n’a pas reçu de réponse satisfaisante à ses questions.
Officiellement le Saint-Siège a été victime de faussaires et n’a rien à se
reprocher, fermez le ban… L’administration Nixon a vite mis le holà
au volet italien de l’affaire, ordonnant au FBI de se concentrer sur
les aspects domestiques du dossier. Ce n’est sans doute pas étranger
aux bonnes relations que Sindona entretient avec certains membres
de l’équipe Nixon, notamment avec le financier David Kennedy,
que nous ne tarderons pas à retrouver dans les affaires américaines
du Sicilien. Entre croisés de la lutte anticommuniste, on ne va tout
de même pas se tirer dans les pattes…
12
Le maître des marionnettes

La scène se passe dans une luxueuse villa toscane dissimulée


par un bois, entourée d’un haut mur d’enceinte. Chaque pièce de
réception est dallée de marbre et dotée de meubles anciens. Les
murs sont ornés de moulures à feuilles d’or. Au mur, des portraits
de Mussolini, Hitler et Perón. Dans la plus grande salle, gardée par
deux hommes, douze personnages ont revêtu des robes en satin et
des cagoules noires. Assis sur des chaises tapissées de cuir autour
d’une table de conférence en marbre, ils sont les principaux disciples
du grand maître, le seul qui apparaît à visage découvert. Licio Gelli
prend la parole.

– Êtes-vous prêt à mourir pour préserver les secrets de


Propaganda Due ?
– Oui.
– Avez-vous les qualités nécessaires de mépris du danger ?
– Oui.
– Avez-vous les qualités nécessaires de courage ?
– Je suis courageux.
– Vous proclamez-vous anticommuniste ?
– Oui.
– Êtes-vous prêt à combattre, et peut-être affronter la honte,
et même la mort, afin que nous qui pourrions devenir vos
frères puissions détruire ce gouvernement et former un régime
présidentiel ?
– Je le suis.

305
Montini

À ce moment, l’impétrant doit prononcer un « serment éternel ».


Chacun des douze hommes cagoulés dépose une goutte de sang dans
une coupe dans laquelle Gelli place une allumette en feu. Gelli frappe
trois coups sur la table avec sa hache. Les douze hommes lèvent leur
hache puis frappent à leur tour la table et enfin superposent leur
hache. Ils forment un cercle autour de leur nouveau « frère ».
Cette glaçante cérémonie d’initiation à P2 a été décrite par le
lieutenant-colonel Luciano Rossi, qui s’est donné la mort quelques
semaines plus tard1. Elle n’était mise en œuvre par Gelli que dans de
grandes occasions, pour impressionner certaines recrues.

P2
En 1964, lors d’une réunion de chefs d’entreprise, Michele
Sindona a fait la connaissance de Licio Gelli, récemment nommé
grand maître de la loge maçonnique Propaganda Due ou P2. C’est
un homme distingué de taille moyenne, les cheveux argentés. On lui
reconnaît un grand charisme. Gelli a fait de P2 l’organisation secrète
la plus violente et puissante de toute l’Italie contemporaine. On y
trouve des généraux, des dirigeants des services secrets italiens, des
magistrats (y compris le procureur général de Milan, qui deviendra
plus tard président d’une chambre de la Cour suprême), des poli-
tiques, des hommes d’affaires… et même des cardinaux et des arche-
vêques. Un ancien de la CIA décrira P2 comme « un État clandestin
dans l’État2 ». Son but : renverser la démocratie parlementaire et ins-
taller un pouvoir présidentiel autoritaire.
Gelli veut inspirer la peur à ses membres, et régner seul. Il cloi-
sonne la loge en divisions qui ont interdiction de se parler. Si on ne
fait pas partie de P2, il n’y a aucun moyen de savoir qui en est. Grâce
à ses contacts dans les services secrets, Gelli a accumulé des dossiers
sur toutes sortes de personnalités qui peuvent s’avérer utiles. Pour
recruter quelqu’un, il se contente d’envoyer à sa cible un dossier
1. Cf. Luigi Di Fonzo, St. Peter’s Banker: Michele Sindona, Franklin Watts, 1983.
2. Entretien avec l’auteur.

306
Le maître des marionnettes

compromettant accompagné d’un bristol sur lequel est simplement


marqué « P2 ». Cela suffit. Le chantage et le pot-de-vin font partie de
ses outils quotidiens. Gelli est détesté par beaucoup mais bien peu
oseraient le contrarier.
Malgré leurs différences notables (Gelli a été fasciste et pas
Sindona ; il est antisémite quand Sindona soutient Israël…), les deux
hommes sont des alliés naturels : tous deux farouchement anticom-
munistes pensent que quelques hommes doués peuvent obtenir de
grands résultats. Sindona a donc vu son intérêt à rejoindre la loge P2.

Licio Gelli est né en 1919 en Toscane. Il grandit sous le fascisme


(il revendiquera jusqu’à la fin de sa vie d’être un fasciste) et quitte
l’école à 17 ans pour s’enrôler dans les Chemises noires et se battre
en Espagne aux côtés des franquistes. En 1943, il est officier de liai-
son auprès d’une division SS. Après le renversement de Mussolini, il
rejoint la république fasciste de Salo. Pendant les derniers mois de la
guerre, cependant, il devient un informateur des résistants commu-
nistes, ce qui lui sauvera la mise. Alors que des partisans s’apprêtent
à le fusiller pour collaboration avec les nazis à la Libération, un
responsable intervient pour annuler la sentence. Toute sa vie, Gelli
manifestera un solide opportunisme et saura naviguer d’un bord à
l’autre. En cette époque troublée il trouve encore le temps d’orga-
niser divers trafics, dont le transfert d’une partie de l’or yougoslave
saisi par les Oustachi vers l’Italie. Selon un témoignage donné par
Gelli lui-même, il aurait eu l’idée de placer les lingots d’or dans
des wagons, recouverts de paille, et d’y installer des malades du
typhus. Le convoi orné de la Croix-Rouge passe les frontières sans
encombre.
Dès octobre 1944, il devient un collaborateur du CIC de la
V armée américaine. Peu après la Libération, Gelli s’établit à Rome
e

et devient l’assistant parlementaire d’un député démocrate-chrétien.


Il y apprend l’art de la politique à l’italienne : savoir recommander,
passer le coup de fil qu’il faut, rappeler à chacun la dette contractée
dans le passé… Il ne tarde pas à développer une relation directe avec

307
Montini

Giulio Andreotti. À la même époque, il aurait aussi rencontré James


Angleton.
Il s’installe ensuite dans le nord de l’Italie et développe un com-
merce de matelas et de vêtements. Grâce au ministre de la Défense
Andreotti, sa société de matelas Permaflex obtient un mirifique
contrat pour équiper les forces de l’OTAN en Europe. Pourquoi une
telle faveur ? Tout simplement parce que Gelli fait partie des réseaux
Gladio… Vers la fin de sa vie, il se vantera même d’en avoir été un
des principaux animateurs. Quoi qu’il en soit, l’homme d’affaires
épaissit sans cesse son carnet d’adresses et, au début des années 1970,
il courtise l’ex-dictateur argentin Juan Perón, exilé en Espagne. Il va
prendre un fort ascendant sur lui et devenir son conseiller personnel.
En 1963, Gelli a rejoint une loge maçonnique du Grand Orient
et au bout de quelques mois seulement il reçoit la permission de
créer une nouvelle loge réservée aux élites. Il reprend le nom de
Propaganda Due, qui trouve sa source au début du xviiie siècle avec
la naissance d’une société secrète, les carbonari, qui s’organisent en
« loges », sur le modèle franc-maçon. Ils s’opposèrent à l’occupation
napoléonienne et recrutèrent dans toute l’Europe. Lors de la cérémo-
nie d’initiation, l’impétrant se voyait promettre « une mort certaine
et violente » s’il trahissait la société. La présence de mafieux parmi
eux rendait la menace très crédible.
La conversion de Gelli à la maçonnerie est d’autant plus éton-
nante que sous Mussolini les maçons ont été persécutés. Pourtant, sa
candidature n’a pas posé de problème et le soutien du Grand Orient
l’a aidé à faire blanchir son nom par la Commission antifasciste qui
l’accusait jusque-là de crimes de guerre. Officiellement Gelli ne
deviendra grand maître qu’en 1974, mais dès 1964-1965 il est déjà
le leader incontesté.

Au sein de P2, Gelli s’adjoint un homme d’affaires influent, le


catholique Umberto Ortolani, qui porte le titre purement honori-
fique de gentilhomme du pape. C’est un proche du cardinal Lercaro
de Bologne. Ortolani s’est implanté en Uruguay, où il a créé une

308
Le maître des marionnettes

banque, la Bafisud. Gelli va faire de P2 un club où l’on échange


des faveurs. Chaque faveur reçue via la loge P2 crée une dette, qu’il
faudra rembourser par une autre faveur. Le projet politique de P2 ?
Tout d’abord gagner le soutien des principaux chefs militaires.
Ensuite, déstabiliser l’économie italienne : sortir des devises du pays
et les convertir en dollars et en francs suisses, pour réinvestir en Italie
et prendre le contrôle d’actifs industriels stratégiques, dont les béné-
fices seront à leur tour exportés clandestinement. C’est le rôle de
Sindona. Enfin, semer le chaos dans le pays par un déchaînement
d’actions violentes : attentats à la bombe, kidnappings. Il suffira alors
de marteler une propagande adaptée pour préparer les esprits à la
future dictature.
Gianfranco Piazzesi raconte : « Licio Gelli avait transformé sa suite
à l’Excelsior de Rome en un petit bureau maçonnique. Il disposait
d’un appartement avec deux entrées séparées. Comme les cabinets
de spécialistes des problèmes sexuels, les clients ne devaient jamais
se croiser. Un portier de l’hôtel avait la liste de ses rendez-vous de la
journée ; il suivait discrètement les allées et venues, afin d’éviter tout
télescopage1. » Lorsque le Grand Orient d’Italie réalise combien Gelli
dévoie les objectifs de la maçonnerie, la loge l’exclut de ses rangs,
mais cela lui importe peu désormais.
Avec le soutien des réseaux maçons, Gelli prospère : il voyage beau-
coup de l’autre côté du rideau de fer, et même en Libye, pour négo-
cier des contrats pour le compte de Perón et pour lui-même. Gelli
dispose d’un réseau international. Aux États-Unis, le prêtre républi-
cain Philip Guarino qui l’invitera aux cérémonies d’intronisation de
Reagan. Mais surtout en Amérique du Sud. Gelli est comme chez lui
en Argentine. Il est devenu le conseiller de Perón. Lorsqu’il reprend
le pouvoir en 1973, Gelli est à ses côtés et Perón le traite avec les plus
grands égards. Cela n’échappe pas à Giulio Andreotti, qui représente
l’Italie à la cérémonie. Gelli reçoit un statut diplomatique argen-
tin. Il va notamment s’occuper de l’approvisionnement en armes du

1. Cf. Luigi Di Fonzo, St. Peter’s Banker: Michele Sindona, op. cit.

309
Montini

pays. Mais Perón décède en 1974 et la junte militaire oblige sa veuve


à quitter le pouvoir en 1976. Gelli s’adapte et devient l’ami de l’ami-
ral Massera, le chef de la marine. Avec son aval il va négocier l’achat
de frégates auprès des Chantiers navals réunis d’Italie.
En quelques années, Gelli a fait fortune : il se retrouve proprié-
taire de plusieurs villas de luxe dans le nord de l’Italie, où il reçoit
toute la bonne société.

La stratégie de la tension
Si on regarde de près la chronologie, l’ascension de Gelli et de
la loge P2 débute précisément au moment du plan Solo, en 1964
(voir chapitre 7), quand l’Italie se retrouve au bord du coup d’État.
La commission d’enquête parlementaire sur la loge P2 a conclu que
Gelli avait nécessairement été un collaborateur des services secrets
italiens : c’est la seule façon d’expliquer les protections dont il a béné-
ficié dès la fin de la guerre et les faveurs qui lui ont été accordées
tout au long de sa carrière1. L’objectif de P2 n’avait donc rien à voir
avec la maçonnerie mais était d’empêcher par tous les moyens le PCI
d’arriver au pouvoir en Italie et de réduire son influence dans le pays.
En 1965, le coordinateur de Gladio Renzo Rocca organise un
congrès qui rassemble les cadres de Gladio et toute l’extrême droite
anticommuniste sur le thème de la défense de l’Italie contre le com-
munisme par « la contre-révolution armée ». En clair : le recours à
la violence ne doit plus être exclu. De fait, on va voir se dévelop-
per en parallèle un terrorisme d’extrême droite et un autre d’ex-
trême gauche, qui façonnent ce que l’on appellera les « années de
plomb ». La séquence est ouverte par l’attentat à la bombe de la
piazza Fontana de Milan en décembre 1969, qui fait 17 morts et
88 blessés. L’attentat est d’abord attribué à l’extrême gauche, mais
l’enquête de la police italienne mettra en cause le groupe terroriste
néofasciste Ordine Nuovo. Devant les tribunaux, l’un des accusés,

1. Relazione della Commissione parlamentare d’inchiesta sulla loggia massonica P2, 1984.

310
Le maître des marionnettes

Giovanni Ventura, proclamera son affiliation à la CIA. Trente ans


après l’attentat, le général Giandello Maletti, ancien chef du contre-
espionnage italien, affirmera sous serment que l’attentat a été com-
mis par les réseaux Gladio sur ordre de la CIA.
Quelques mois avant l’attentat, Richard Nixon est entré à la
Maison-Blanche. Via le général Alexander Haig, sous-secrétaire
d’État, et l’ambassadeur à Rome Graham Martin, Nixon suit de près
les affaires italiennes. Il connaît personnellement Michele Sindona,
qui a fait appel à ses services en tant qu’avocat dans les années 1960.
Nixon désigne un représentant personnel auprès du pape, en la
personne de Henry Cabot Lodge. Lors de sa première audience, le
souverain pontife lui demande… que la CIA cesse de recruter des
prêtres comme informateurs !
L’inquiétude des Américains est à son comble. Lors des élections
italiennes de 1968, la DC a été dépassée de 2 points par l’alliance
PCI-PSI, tandis que dans les rues se multipliaient les manifestations
d’étudiants opposés à la guerre du Vietnam. Les vannes du soutien
financier sont donc ouvertes en grand. Sur la seule année 1970, les
banques de Sindona reçoivent 10 millions de dollars qui sont rever-
sés à P2. Laquelle va à son tour arroser divers groupes activistes
d’extrême droite1.
C’est dans ce contexte qu’intervient, en décembre 1970, une
nouvelle tentative de coup d’État menée par le prince Borghese. Ce
héros du fascisme réhabilité par Angleton après la guerre a fondé en
1968 le mouvement Fronte Nazionale, qui recrute largement parmi
les nostalgiques de Mussolini. Ses cadres réunis à Rome vont servir
de noyau dur pour sa tentative de putsch, renforcés par 200 hommes
du mouvement Avanguardia Nazionale, mené par Stefano Delle
Chiaie (dans la galaxie complexe de l’extrême droite italienne, Delle
Chiaie est sans conteste l’un des personnages les plus troubles de son
époque, qui mêle sans vergogne actions terroristes, trafic de drogue,

1. Jack Greene et Alessandro Massignani, The Black Prince and the Sea Devils. The Story of
Valerio Borghese and the Elite of the Decima Mas, Da Capo Press, 2004.

311
Montini

d’armes et services aux dictatures sud-américaines1). Les troupes


armées de Borghese et Delle Chiaie sont convaincues d’agir avec le
soutien de trois régiments de l’armée, d’unités de la police et des
carabinieri… Sans parler des forces de l’OTAN qui seraient prêtes
à intervenir. Les comploteurs sont censés prendre le contrôle des
ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Défense,
ainsi que du Parlement et de la RAI. Le président Saragat doit être
capturé, le chef de la police, considéré comme peu fiable, éliminé.
Les leaders syndicaux et politiques de gauche doivent être arrêtés et
regroupés dans une île au nord de la Sicile. Mais le jour venu, rien
ne se passe comme prévu. Un groupe pénètre bien au ministère de
l’Intérieur, grâce à des complices parmi les gardes, et met la main sur
un stock d’armes qui sont distribuées aux complices.
Mais vers minuit, Borghese reçoit un appel lui ordonnant de tout
arrêter ! C’est alors une course contre la montre pour recontacter
tous les commandos éparpillés dans Rome avant qu’ils ne passent à
l’attaque.
Sur cet épisode baroque, beaucoup de questions demeurent en
suspens. Licio Gelli a clairement joué un rôle important dans ce
complot et on s’est demandé si ce n’était pas lui qui avait annulé
l’opération. Une autre personne impliquée fut le Napolitain Federico
Umberto D’Amato, encore un ami d’Angleton devenu homme de
confiance des services américains, qui avait travaillé pour l’OTAN
et se trouvait désormais au ministère de l’Intérieur. Le magazine
L’Espresso a même affirmé qu’Angleton lui-même était arrivé en
Italie dans le plus grand secret peu avant la tentative de coup d’État,
et avait quitté le pays peu après2. Cela ne désigne pas avec certitude
la CIA comme donneur d’ordre, car à cette époque Angleton n’a
plus le vent en poupe auprès des patrons de l’Agence. Il a aussi pu
apporter son soutien à titre privé…

1. Voir notamment Stuart Christie, Stefano Delle Chiaie. Portrait of a Black Terrorist,
Christie Books, 1984.
2. L’Espresso, 8 février 1976, cité par Philip Willan, Puppetmasters. The Political Use of
Terrorism in Italy, op. cit.

312
Le maître des marionnettes

Dans les années qui ont suivi, Gelli a tout fait pour minimiser
la gravité de l’épisode et épargner aux conjurés toutes conséquences
graves, en usant de ses relations au sein des services et de la jus-
tice. Sur 146 accusés au départ, seuls 46 furent condamnés en pre-
mière instance avant d’être tous relaxés en appel1. Le repenti mafieux
Tommaso Buscetta a par la suite témoigné devant le juge Falcone en
1984 que Borghese avait sollicité la Mafia pour soutenir son projet,
en échange d’une amnistie générale pour les mafieux emprisonnés.
Sans avoir connaissance de ce témoignage, un autre boss mafieux a
tenu devant la justice en 1986 des propos similaires. Un des conjurés
qui a passé un an en prison, Gaetano Lunetta, a déclaré lors d’une
interview à L’Espresso2 que « l’objectif politique de ceux qui ont orga-
nisé le coup a été atteint : bloquer la stratégie d’Aldo Moro, écarter
le PCI des partis de gouvernement, garantir une loyauté totale de
l’Italie à l’OTAN et aux Américains. La vérité, c’est que le coup a
bien eu lieu et qu’il a été un succès ». Mais pour un temps limité,
serait-on tenté d’ajouter…
En effet, aux élections de 1972, la DC remporte 39 % des suf-
frages tandis que l’alliance PC-PS en réunit 37 %. Cela reste très
serré. Nixon est contraint de quitter le pouvoir par le scandale du
Watergate en 1974. Mais son successeur Gerald Ford conserve
auprès de lui le conseiller national à la sécurité Kissinger, qu’il
nomme secrétaire d’État. Ce dernier reçoit la visite du président ita-
lien Leone et du ministre des Affaires étrangères Aldo Moro, venus
discuter de l’entrée au gouvernement des partis de gauche. Selon
l’épouse de Moro3, l’entrevue est très violente : Kissinger hurle sur
Moro, lui ordonne de renoncer à sa politique d’inclusion de tous
les partis, sous peine de le payer « très cher ». Et pourtant… après
les législatives de 1976 où le PCI atteint son plus haut historique,
Moro, président par intérim de la DC, décide de passer outre…

1. Cf. Philip Willan, Puppetmasters, op. cit.


2. Op. cit.
3. Ibid.
13
L’IOR change de cheval

Sindona joue et gagne…

Une fois officialisée son association avec le Vatican, Michele


Sindona ne semble plus fixer de bornes à ses ambitions, aussi bien en
Italie qu’en Amérique du Nord.
En 1967, il finance aussi le coup d’État des colonels en Grèce1, à
hauteur de 4 millions de dollars reçus des États-Unis. Licio Gelli a
apporté son expertise et un soutien matériel.
Sindona finance surtout la Démocratie chrétienne. Selon le rap-
port d’enquête parlementaire américaine Pike publié en 1976, le gou-
vernement américain a envoyé 10 millions de dollars en 1972 : une
bonne partie a transité via les banques de Sindona. L’ambassadeur
américain en Italie Graham Martin, proche de Nixon, gère directe-
ment certains transferts qui ne passent pas par la CIA.
On l’a vu au chapitre précédent, pendant les années 1970, des
factions d’extrême droite ont tenté de renverser le gouvernement et
d’établir un État autoritaire. Pour comprendre le rôle de Sindona
dans ce contexte, on peut citer le témoignage sous serment de John
McCaffery, ancien des services secrets britanniques et cadre de la

1. L’armée grecque ne veut pas d’une victoire de la gauche aux prochaines élections qui
selon elle ferait basculer le pays dans le communisme. Le 21 avril, dans la nuit, les soldats
prennent le contrôle du palais gouvernemental, le père de l’opposant Papandréou est kid-
nappé. 5 000 communistes sont raflés.

315
Montini

banque Hambros associée à Sindona. Ce témoignage a été pro-


duit par la défense de Sindona en février 1981 devant la Justice
américaine :

Les efforts pour combattre la révolution gauchiste ont été frag-


mentaires et complètement désorganisés. Beaucoup de ceux qui
auraient dû être les leaders naturels de l’opposition étaient cor-
rompus, dociles et ineptes. Ceux qui étaient intelligents, forts
et avaient du succès représentaient des menaces considérables
pour le mouvement gauchiste et devenaient des cibles à élimi-
ner. Michele Sindona était un membre de ce groupe. […]
Sindona m’a contacté, pleinement conscient de mon passé dans
la Résistance, début 1972 avec un plan de coup d’État, qui devait
installer en Italie et en Sicile un gouvernement allié des États-
Unis. Peu après, j’ai rencontré Michele Sindona et des officiers
de haut rang, où nous avons discuté du coup d’État planifié par
Sindona et les militaires. À cette réunion, j’ai présenté un plan
détaillé pour s’emparer du gouvernement et pour planifier la
première année au pouvoir.

Toutefois, McCaffery précise qu’il n’a nullement été informé de


la composante néofasciste du complot : il affirme qu’il aurait dans ce
cas refusé d’y prendre part.
En 1972, Sindona s’installe à Genève. L’Italie n’est plus au centre
de ses préoccupations. Son nouveau grand projet consiste à prendre
le contrôle de la Franklin National, banque américaine en difficulté.
Un proche de Nixon, David Kennedy, ancien ambassadeur auprès
de l’OTAN, secrétaire au Trésor de 1969 à 1971, fait office de cau-
tion morale. Comme d’habitude, Sindona utilise le cabinet d’avocats
dont Nixon a été associé. Comme d’habitude, il siphonne les fonds
en dépôt dans ses banques (40 millions de dollars), mais cela ne suf-
fit pas… il doit aussi vendre sa participation dans plusieurs sociétés
financières. Mais Licio Gelli veut que cela se fasse dans le cercle de
la loge P2, pour ne pas perdre en pouvoir d’influence sur l’économie

316
L’IOR change de cheval

italienne. C’est alors qu’intervient un autre membre de P2, qui doit


beaucoup à Sindona.

L’éducation d’un banquier


Roberto Calvi est né le 13 avril 1920 à Milan. Contre l’avis de sa
famille, il s’enrôle dans l’armée italienne à 19 ans. Il suit une forma-
tion de cavalier. En juin 1941, Mussolini propose à Hitler de l’aider
dans sa conquête de l’URSS. Calvi fait partie des troupes envoyées
sur le front de l’Est. Sa conduite pendant la guerre vaudra au jeune
homme des décorations de l’armée italienne mais aussi allemande.
À son retour, il est placé par son père dans la banque publique où il
travaille. En 1946, un collègue de Calvi accepte de recruter son fils
dans son établissement, la Banco Ambrosiano.
Cet établissement a pour clientèle la bourgeoisie catholique
du nord de l’Italie. Il s’agit d’une des banques fondées à la fin du
xixe siècle avec l’aide du Vatican pour faire pièce à l’hégémonie des
banques laïques. Ses statuts sont conçus pour éviter qu’elle tombe
entre des mains impies. Personne ne peut en principe en détenir
plus de 5 % et tout nouvel actionnaire doit produire une attestation
de bonne conduite de son curé. Il en va de même pour les employés
qui doivent être de bons catholiques. Calvi, qui parle allemand et
français, se met aussi à l’anglais et va progressivement franchir les
échelons hiérarchiques. Il est chauve, de taille moyenne, un peu
en surpoids. Seule sa moustache le distingue un peu. Il s’habille
de façon très conservatrice, en costumes noirs. Seule coquetterie, il
teint ses cheveux quand ils commencent à grisonner. Ce n’est pas un
expansif, ni un émotif. C’est sans doute un grand timide, ce qui le
fait paraître froid. On ne lui connaît guère de vie sociale.
En 1950, il rencontre Clara qui devient son épouse. Ils ont un
premier enfant, Carlo, en 1953. L’Italie est alors en plein boom éco-
nomique. Les banques font de bonnes affaires.
En 1960, Calvi lance le premier fonds d’investissement italien
accessible aux petits porteurs. C’est un grand succès. Au même

317
Montini

moment, l’Ambrosiano achète la banque suisse Banca del Gottardo.


En 1965, le mentor de Calvi devient président de la banque et fait
de son protégé un directeur. Il est aux portes du pouvoir. C’est sans
doute en 1968 ou 1969 qu’il rencontre Michele Sindona, lequel va
changer sa vie.
À compter de cette époque, Sindona achète des actions de la
banque Ambrosiano, en même temps que l’IOR. Calvi est nommé
directeur général de l’Ambrosiano en 1971. Il apprend de Sindona les
ficelles de la banque offshore. Ce dernier a créé des sociétés dans des
paradis fiscaux tels que le Liechtenstein ou le Luxembourg. En 1970,
Sindona revend à l’Ambrosiano un de ses véhicules luxembourgeois,
qui est rebaptisé Banco Ambrosiano Holding (BAH). À l’exemple de
Sindona, Calvi se met à opérer sur le marché italien à partir de cette
structure, qui devient l’actionnaire des banques suisses du groupe,
la Banca del Gottardo et Ultrafin. Calvi devient directeur général
du groupe en février 1971. Il a désormais les mains libres. Le mois
suivant, il crée la banque Cisalpine de Nassau, son premier véhicule
offshore pour l’Amérique du Sud, dans laquelle l’IOR prend une
participation minoritaire. Marcinkus est nommé administrateur…
on chuchotera même qu’il serait actionnaire à titre individuel, sans
que cela soit jamais prouvé. La Banque d’Italie n’a aucun droit de
regard sur ce qui se passe hors de sa juridiction. Toujours est-il que
la collaboration entre Marcinkus et Calvi est bien née avant la chute
de Sindona, contrairement à ce qui a été souvent écrit.
Via un montage complexe (et illégal), Calvi prend le contrôle
fin 1971 d’une grosse holding financière, la Centrale Finanziaria.
Sindona aurait aimé le faire, mais il est empêtré dans ses combinai-
sons et connaît ses premiers échecs en Italie. Au fur et à mesure que
l’empire Calvi se développe, celui de Sindona va se désagréger.

Sindona joue et perd


En novembre 1972, Sindona se lance dans une spéculation
contre la lire italienne (vente à terme). Il spécule avec le soutien de

318
L’IOR change de cheval

plusieurs banques, en particulier l’IOR. Sindona est en excellents


termes avec l’ambassadeur des États-Unis en Italie, Graham Martin.
Il semble avoir des assurances de haut niveau de la part du gou-
vernement américain. Du fait de ses opérations, la lire s’affaiblit et
semble devoir mener l’Italie à la banqueroute. La Banque d’Italie
appelle Sindona à la rescousse sans savoir qu’il est un des principaux
spéculateurs contre sa devise. Séduit par la perspective de devenir
un héros national, Sindona abandonne sa stratégie, explique qu’il a
réussi à infiltrer le groupe des spéculateurs et va les forcer à arrêter
leurs manœuvres ! Aussitôt dit aussitôt fait. Giulio Andreotti sur-
nommera Sindona le « sauveur de la lire ». Lorsque la Banque d’Italie
auditera le groupe Sindona après sa chute en 1974, elle découvrira
un compte fictif dans lequel l’IOR avait placé 22 millions de dollars
pour participer aux manœuvres spéculatives. Ce sera évidemment
très embarrassant pour le Vatican que l’on apprenne sa participation
à un acte de guerre économique contre l’Italie… Le liquidateur du
groupe refusera de rendre les fonds à l’IOR.
La Franklin National va de son côté subir de fortes pertes à cause
de paris pris sur un dollar à la hausse. En 1973-1974, la Franklin
enregistre des pertes sévères qu’elle camoufle par de fausses écritures
et des opérations fictives avec d’autres banques du groupe.
Toujours confiant dans sa bonne étoile, Sindona se lance dans
un nouveau projet d’acquisition, confiant dans le soutien de l’admi-
nistration et l’influence de son cabinet d’avocats. Mais le scandale
du Watergate1 et la menace d’impeachment contre Nixon réduisent
à néant ses espoirs. On découvre de nouvelles pertes de l’ordre de
25 millions de dollars sur le marché des changes. La banque est à
genoux.
Alertés par la rumeur du marché, les banquiers retirent leurs
avoirs de la Franklin, suivis de près par les déposants avisés. La cota-
tion de l’action Franklin est suspendue. En Italie, la presse de gauche
se déchaîne contre Sindona, semant le doute sur la solidité de son
1. Pour l’anecdote, cet immeuble devenu célèbre appartient à la Societa Generale
Immobiliare, dont le Vatican est actionnaire aux côtés de Sindona !

319
Montini

groupe. Cela déclenche une vague de retraits et une crise de liquidi-


tés qui lui sera fatale. En juin, une des plus grosses banques privées
allemandes fait faillite suite à des positions hasardeuses sur le marché
des changes. Tout le monde se met à anticiper un sort similaire pour
le groupe Sindona. Ce dernier est obligé d’emprunter 200 millions
de dollars à la Banque d’Italie. En retour, les banques doivent ouvrir
leurs livres de comptes et accueillir une équipe d’auditeurs menée par
un avocat, Giorgio Ambrosoli. Ce dernier a tôt fait de découvrir de
nombreuses transactions irrégulières, sans parler d’une kyrielle de ver-
sements non justifiés à des hommes politiques démocrates-chrétiens.
Ambrosoli estime les pertes latentes à au moins 500 millions de dol-
lars. En septembre, le groupe bancaire est mis en liquidation. Le mois
suivant, c’est au tour de la Franklin d’être déclarée en faillite. La justice
italienne émet un mandat d’arrêt contre Sindona, qui a pris la fuite.
La nouvelle cause une vive émotion et embarrasse le pape au plus
haut point. Les partisans traditionalistes de Mgr Lefebvre réclament
la démission de Paul VI, « traître à l’Église ». Le 4 octobre 1974,
au milieu de la nuit, Licio Gelli appelle Sindona, alors en fuite en
Suisse, et lui conseille de quitter le pays avant qu’Interpol soit notifié
du mandat d’arrêt contre lui. Sa seule solution est de rejoindre un
pays qui n’a pas d’accord d’extradition. Il s’enfuit à Taïwan. Mais
après réflexion, il décide de regagner les États-Unis, car il pense tou-
jours pouvoir y restaurer son honneur.
S’étant présenté spontanément aux autorités américaines,
Sindona est laissé provisoirement en liberté. Ses avocats font valoir
qu’il risque sa vie s’il est extradé vers l’Italie, que les procès en cours
contre lui sont le résultat d’un vaste complot de la gauche qui veut
abattre cet infatigable défendeur des valeurs occidentales. Pendant
ce temps, les hauts magistrats italiens membres de la loge P2 font de
leur mieux pour bloquer ou retarder les investigations contre lui. Et
diverses personnalités italiennes proches de P2 témoignent sponta-
nément des qualités du Sicilien. L’attestation la plus remarquable est
produite par Phil Guarino, le prêtre américain qui dirige la division
italo-américaine du Parti républicain. Pour rendre plus crédible la

320
L’IOR change de cheval

menace communiste contre Sindona, un membre de P2 fait même


imprimer des tracts censés émaner d’un groupe d’extrême gauche,
qui appellent à la « mise à mort » du financier et sont diffusés dans les
rues de Rome et de Milan.
La mafia italo-américaine, en particulier Johnny Gambino,
accueille Sindona à bras ouverts, en lui donnant du « Don Michele »
long comme le bras. Des levées de fonds sont organisées pour
financer sa défense juridique. Selon le témoignage de Nino, le fils
Sindona, recueilli par Luigi Di Fonzo, Gambino propose alors à son
père de le débarrasser de ses ennemis. En retour Sindona deviendra
son consigliere financier.
Gambino en a après ce qu’il reste de fortune personnelle à
Sindona. Il le convainc d’investir 150 000 dollars dans un projet
de quotidien italo-américain qui ne verra jamais le jour, de prêter
des fonds pour des opérations immobilières qui ne seront jamais
menées à bien, etc. La mafia italo-américaine est la dernière planche
de salut de Sindona, alors il se laisse faire. Le 9 mars 1979, Sindona
sera inculpé pour 99 motifs pour fraude, parjure et détournement de
fonds bancaires et laissé en liberté, contre une caution de 3 millions
de dollars.
Le Vatican était associé pour un tiers au capital des banques ita-
liennes et suisses contrôlées par Sindona. Marcinkus avait autorisé le
Sicilien à spéculer sur le marché des devises, sur lequel il allait subir
de lourdes pertes. Ses seuls paris sur les valeurs respectives du dollar
et de la lire italienne ont coûté près de 10 millions de dollars à l’IOR.
À l’échelle de l’IOR, les pertes essuyées dans la débâcle de l’empire
Sindona sont cependant limitées. Entre-temps, Marcinkus a inten-
sifié ses activités avec Calvi. L’IOR est confortablement rémunéré
pour les fonds qu’il fait circuler dans l’empire de Calvi afin de faire
illusion sur la santé du groupe. Les investissements de l’IOR dans le
groupe de Calvi passeront sur la seule année 1978 de 200 à 350 mil-
lions de dollars.
14
Le dernier chagrin de Paul VI

La fin du règne de Paul VI est crépusculaire. Le pape vit replié


sur lui-même, l’humeur sombre, ne reçoit presque plus personne.
Il est tenté de démissionner. Les critiques fusent de toutes parts :
pour les ultraconservateurs, Paul VI a été trop loin dans la moder-
nisation de l’Église et trop complaisant avec la théologie de la
libération. Certains théologiens modernes comme le Suisse Hans
Küng remettent en question le dogme de l’infaillibilité papale et
lèvent les tabous sur les questions de société comme l’avortement
ou l’homosexualité.
En mai 1969, Paul VI a remplacé le vieux secrétaire d’État, le
cardinal Cicognani, par un Français, Mgr Villot. Natif d’Auvergne,
de haute taille, l’air distant, Villot a dirigé la Congrégation pour le
clergé. Il va mener la secrétairerie sous trois papes. C’est un réaliste
énergique et calme. Pendant un temps, il est éclipsé par l’hyper­
actif Mgr Giovanni Benelli, parfois surnommé le « sergent-chef ».
On décrit Benelli comme un cadre d’entreprise moderne, sou-
cieux avant tout d’efficacité. Il voit passer toutes les affaires impor-
tantes de l’Église et traite parfois directement avec Paul VI. Benelli
supervise la gendarmerie (bientôt rebaptisée Vigilanza) et la garde
suisse. En juin 1977, Benelli est disgracié, à la mode vaticane : on le
nomme cardinal et on l’envoie à Florence. Villot règne désormais
sans partage.
Mais le dernier drame du pontificat est l’assassinat d’Aldo Moro,
dont le pape a suivi avec empathie le chemin de croix politique.

323
Montini

Moro doit mourir

Né en 1916, Aldo Moro est un intellectuel issu de l’Action


catholique, ayant mené des études de droit. Il s’est investi dans le
syndicalisme étudiant, a été nommé président de la FUCI en 1939
(Fédération universitaire catholique italienne - il cédera ce poste en
1942 à un certain Giulio Andreotti). Puis il a effectué une carrière
classique d’universitaire, en parallèle de son investissement dans la
DC. Il a milité dès 1944, a été élu député dès 1946. On l’a dit,
Moro et Montini ont tissé des liens amicaux lorsque ce dernier était
aumônier de la FUCI.
En 1953, il est président du groupe parlementaire DC à la
chambre. Il sera plusieurs fois ministre. En 1959, il est élu secrétaire
général du parti et prône déjà une politique d’ouverture en direc-
tion du PSI. Le congrès de Naples de 1962 valide cette stratégie.
L’ouverture à gauche inquiète une partie de la hiérarchie catholique,
dont le cardinal Siri. Mais Jean XXIII reçoit Moro en août 1962
et lui donne son aval. L’affaiblissement de la DC aux élections de
1963 rend inévitable cette alliance qui se concrétise en décembre.
De décembre 1963 à juin 1968, il dirige trois gouvernements de
centre gauche, sans grandes révolutions. En 1968, son courant perd
en influence et il commence à critiquer le clientélisme d’une partie
de ses collègues.
Il sera cependant plusieurs fois ministre des Affaires étrangères
de 1969 à 1974, prenant ses distances avec les États-Unis sur divers
dossiers. En 1976, il est accusé d’avoir touché des pots-de-vin dans
l’affaire Lockheed1 : il s’avérera que la rumeur vient des services amé-
ricains eux-mêmes pour le discréditer. Dans les années 1970, Moro
est désormais favorable à un « compromis historique » permettant
d’inclure le PCI au sein de l’alliance gouvernementale. Paul VI est

1. Scandale faisant suite à un système de corruption parmi des responsables du groupe


aérospatial Lockheed entre la fin des années 1950 et les années 1970, lors de la négociation
de ventes d’appareils aéronautiques. Il eut des conséquences dans plusieurs pays européens,
en Italie notamment. Aux États-Unis, cela mena l’entreprise au bord de la faillite.

324
Le dernier chagrin de Paul VI

d’abord réticent à cette idée (l’ouverture aux socialistes a déjà gêné


le Vatican dans sa gestion patrimoniale), mais il finit par convenir
que Moro a raison. Le PC italien a pris ses distances avec Moscou
et se déclare même prêt à garantir la pérennité des bases militaires
américaines. En 1974, Moro retrouve la présidence du Conseil. La
poussée électorale des communistes aux élections de 1975, puis de
1976, où le PCI fait presque jeu égal avec la DC (un gros tiers de
l’électorat) rend presque impossible de gouverner sans eux.
Le 16 mars 1978, Aldo Moro est en route pour le Parlement
où doit se tenir un vote de confiance sur le nouveau gouvernement
d’union nationale qui, pour la première fois depuis 1947, serait
soutenu par le PCI. Sa voiture et celle de ses gardes du corps ralen-
tissent au carrefour de la via Fani et de la via Stresa. C’est alors
qu’une Fiat blanche recule et bloque le passage. Le chauffeur de
Moro doit freiner brutalement. Deux hommes bondissent de la Fiat
et sont rejoints par quatre autres qui attendaient près du carrefour,
habillés en uniformes de pilotes. Ils dégainent leurs armes et tirent
à 91 reprises sur les cinq gardes du corps de Moro. L’essentiel des
coups sont tirés par deux membres du commando que les témoins
décriront comme très calmes et précis. Le rapport de police conclura
à une opération très professionnelle exécutée de façon à ne pas bles-
ser Moro et limiter les risques pour le commando. Cette rigueur
dans l’exécution fait plutôt penser à des profils militaires ou mafieux
qu’aux Brigades rouges.
Dans les jours précédents, Moro et le responsable de sa sécurité
Oreste Leonardi s’étaient inquiétés d’être sous surveillance. Leonardi
avait noté le numéro d’une voiture qui les prenait en filature et l’avait
communiqué à la police, qui n’avait pas donné suite. Moro avait
réclamé une voiture blindée, ce qui lui avait été refusé.
Immédiatement après la fusillade, la police désigne le groupe
terroriste d’extrême gauche les Brigades rouges. Après avoir surtout
pratiqué des kidnappings, ils se sont convertis aux exécutions en
1976. Le pape apprend la nouvelle alors qu’il est alité en raison d’une
grippe. Son émotion est si vive que son médecin doit d’urgence

325
Montini

intervenir et lui administrer des médicaments pour prévenir un inci-


dent cardiaque.
Un gouvernement de crise Andreotti est désigné à une écrasante
majorité par le Parlement.
Les autorités prennent des mesures d’exception (écoutes télépho-
niques illimitées) et mobilisent les grands moyens : 20 000 policiers
et militaires sont déployés dans la région de Rome, 37 000 perquisi-
tions menées dans tout le pays… pour un résultat nul.
Les ravisseurs revendiquent l’opération et annoncent le « procès »
de Moro devant un « tribunal du peuple ». Moro est détenu en secret
dans un appartement du 8 via Montalcini, acquis grâce à l’argent
d’une rançon pour la libération d’un armateur génois. Durant toute
sa captivité, Moro est isolé dans une petite pièce insonorisée sans
fenêtre. Interrogé par ses juges autoproclamés, Moro reste inflexible
et argumente face à chaque accusation.
Malgré des positions très contrastées, le gouvernement définit
assez vite une ligne dure : pas de négociation avec les ravisseurs. Le
président Cossiga expliquera plus tard que l’opinion publique n’au-
rait pas compris que le pouvoir tente de négocier après le meurtre
des gardes du corps. Le PCI tient de son côté une ligne d’autant
plus inflexible qu’il déteste les brigadistes. Négocier avec eux revien-
drait à leur reconnaître une puissance. Cette intransigeance est aussi
le prix de la crédibilité pour devenir un parti de gouvernement. Le
PCI veut montrer qu’il n’a absolument rien en commun avec l’ex-
trême gauche terroriste. Enfin, la DC veut montrer qu’elle sait faire
preuve de courage face au chantage. Seul le PSI de Bettino Craxi est
en décalage avec cette position, de même que certains amis de Moro
au sein de la DC.
L’extrême gauche est mal à l’aise compte tenu de la popularité de
Moro (les centrales syndicales appellent à des manifestations de pro-
testation contre son enlèvement), et se réfugie dans un subtil « ni-ni »
(« ni avec l’État, ni avec les Brigades rouges »).
Moro est autorisé à écrire des lettres à sa famille et au président
Cossiga pour tenter d’infléchir cette position dure qui surprend

326
Le dernier chagrin de Paul VI

les brigadistes (bien d’autres cas précédents d’enlèvement se sont


traduits par des transactions). Dans sa première lettre, Moro fait
valoir les risques que cela entraîne : « telle est la situation où je me
trouve, détenteur de toutes les connaissances et de la sensibilité
qui découlent d’une longue expérience, avec le risque d’être appelé
ou induit à parler d’une manière qui pourrait s’avérer déplaisante
ou périlleuse dans certains cas précis ». Andreotti déclare que cette
lettre est un document « moralement non attribuable à Moro »,
manière de dire soit qu’il n’a plus toute sa tête, soit qu’il écrit sous
la contrainte1. Dans une lettre ultérieure, Moro se montre moins
diplomate et accuse ses amis de l’avoir abandonné. Démunie, la
famille Moro tente de peser sur l’opinion, en vain. Le 7 avril Moro
écrit au pape, mais la lettre ne lui parvient pas. Le 15 avril, les
Brigades annoncent la condamnation à mort de Moro. Quelques
jours plus tard, elles proposent de gracier Moro en échange de la
libération de treize prisonniers communistes. Le 19, la conférence
épiscopale italienne demande l’ouverture de négociations et, le 22,
l’organisation Caritas, qui regroupe nombre d’œuvres de charité
catholiques, offre sa médiation. Le 22 avril, le pape fait publier un
appel public aux BR : « Je vous supplie à genoux. Libérez l’onorevole
Aldo Moro, simplement, sans condition, non pas à cause de ma
modeste et affectueuse intercession, mais en vertu de la commune
dignité fraternelle de l’humanité. » C’est un premier pas vers la
reconnaissance des BR mais qui ferme la porte à toute négociation.
Le pape a demandé à toute la curie de faire l’impossible pour trou-
ver ne serait-ce qu’une piste pour sauver son ami.
Les Brigades rouges se considèrent comme meilleur représentant
de la classe ouvrière que le PCI, compromis à leurs yeux. Elles se
sont donné pour mission d’empêcher le retour d’un régime fasciste
en Italie. Elles ont mené de 1970 à 1976 des actions de propagande
armée (telles que des enlèvements), puis à partir de 1976 des assas-
sinats. L’enlèvement de Moro intervient après le début d’un procès

1. Philippe Foro, L’affaire Aldo Moro, Vendémiaire, 2013.

327
Montini

de figures historiques des BR à Turin. Le but apparent est d’obtenir


leur libération.

Qui a tué Moro ?


Sentant la fin proche et sans doute amer, Moro écrit une lettre
où il annonce symboliquement démissionner de la DC. Le 5 mai,
un communiqué des BR annonce que Moro a été exécuté. Dans
sa dernière lettre à sa femme, Aldo Moro conclut : « Le pape a fait
bien peu ; peut-être en aura-t-il quelque scrupule. » Contrairement
à la volonté du défunt, une messe est célébrée par Paul VI en pré-
sence des hautes autorités de la République italienne et de la DC.
La famille refuse d’y assister. Le pape apparaît visiblement éprouvé.
Il faut dire que le rapport présenté au pape sur les ratés de l’affaire
Moro est à la fois troublant et accablant. Tout d’abord, il confirme
que Moro dès le début de sa captivité lui a bien écrit une lettre…
qu’il n’a jamais reçue : elle a été bloquée par Andreotti. Surtout, les
collaborateurs de la curie qui ont pu interroger leurs sources dans la
police et parmi les journalistes concluent que les services de police
italiens ont accumulé les négligences. Par exemple : le 28 mars, un
appel anonyme a fourni les noms de membres présumés du com-
mando. Il faudra un mois pour commencer à mettre certains sous
surveillance. La première perquisition aura lieu le 9 mai, jour de la
mort de Moro, et permettra de découvrir des dossiers d’objectifs
pour de futures opérations des BR. Autre épisode rocambolesque :
le 18 mars, la police perquisitionne plusieurs appartements de la via
Cassia, dont un où résident (on le saura plus tard) plusieurs membres
de BR. L’appartement étant vide, elle ne va pas plus loin. Le même
jour, la police perquisitionne des appartements censés abriter des
brigadistes au 96 via Gradoli. Au 3e étage, personne ne répond aux
coups de sonnette. Les policiers jugent l’appartement vide et ne vont
pas plus loin, alors qu’une voisine a signalé qu’elle était dérangée la
nuit par le fonctionnement d’une radio qui captait les messages de la
police ! Comme le fera remarquer le juge Imposimato, « il y avait là

328
Le dernier chagrin de Paul VI

de quoi intriguer le plus borné des policiers1 ». Si on avait mis sous


surveillance cet appartement où les voisins entendaient « monter et
descendre des inconnus », on aurait pu filer des brigadistes.
Une enquête sénatoriale révélera que cet immeuble abritait
des brigadistes, mais aussi des policiers et des membres de services
secrets, et qu’il était géré par une société ayant des liens avec ces
services. Les brigadistes étaient-ils sous surveillance ? Et dans ce
cas pourquoi ne les a-t-on pas filés jusqu’à la cache où était détenu
Moro, via Montalcini ? Le juge Imposimato racontera une fois en
retraite ce que le brigadier de la garde des finances Giovanni Ladu lui
a confié en 2008 : cet immeuble aurait été placé sous surveillance par
la police, notamment au moyen d’une caméra. En 2012, un ancien
officier de l’armée confiera au juge avoir lui-même installé cette
caméra. « Toute l’opération était dirigée par Giuseppe Santovito,
chef des services secrets militaires, et Pietro Musumeci, secrétaire
général des services secrets. Chacun d’eux était un intermédiaire avec
le ministère de l’Intérieur2. » Selon ce même officier, une opération
de libération de Moro était prévue pour le 8 mai, mais a été annulée
en début de journée.
Plusieurs mafieux repentis ont témoigné dans les années 1990
que des membres de la Mafia s’étaient proposés pour jouer les inter-
médiaires et négocier avec les brigadistes. Mais des instructions très
claires sont venues du sommet de la hiérarchie pour ne pas bouger.
Tommaso Buscetta raconte avoir proposé de négocier avec des chefs
brigadistes emprisonnés à Turin. Il reçut un contrordre : « Plus tard
j’ai su que des leaders de la Démocratie chrétienne proches d’An-
dreotti avaient convaincu Cosa Nostra de laisser exécuter Moro avec
son auréole de martyr, au nom de l’anticommunisme3. » Lors du
procès de Palerme, qui a mis en cause les liens d’Andreotti avec la

1. Ferdinando Imposimato, Un juge en Italie, éditions de Fallois, 2000.


2. Ferdinando Imposimato, 155 giorni che hanno cambiato l’Italia, Newton Compton,
2013. Cité par Philippe Foro, L’affaire Aldo Moro, op. cit. Voir aussi du même auteur (avec
Sandro Provvisionato) : Doveva morire, Chiarelettere, 2008.
3. Ferdinando Imposimato, Un juge en Italie, op. cit.

329
Montini

Mafia, cette affaire a de nouveau été évoquée, sans qu’il soit possible
de prouver avec certitude que l’homme politique serait intervenu sur
ce point.
Le refus de négocier la libération de Moro est vraiment excep-
tionnel. Trois ans plus tard, un simple conseiller démocrate-chrétien
de Campanie, Ciro Cirillo, sera enlevé par les Brigades rouges. Il
dirigeait les travaux de reconstruction dans le Sud après un tremble-
ment de terre et avait une réputation de corrompu. Cette fois, Don
Raffaele Cutolo, parrain de la Camorra emprisonné à Ascoli Piceno,
sera sollicité comme médiateur par les services secrets italiens. Il fera
négocier avec les Brigades rouges la libération de Cirillo moyennant
une rançon d’un milliard et demi de lires (et une prime de 2 mil-
liards pour la Camorra en remerciement de ses services).
Une chose est sûre concernant Moro : les services italiens n’ont
pas été à la hauteur. Il est vrai qu’ils étaient alors en pleine restructu-
ration. Les carabiniers qui centralisaient jusqu’en 1977 la lutte anti-
terroriste viennent d’en être dessaisis au profit des polices régionales.
En janvier 1978, un décret a dissous le SID (Servizio Informazioni
Difesa), jugé opaque et mal contrôlé, pour le remplacer par deux
entités distinctes : le SISMI (renseignement militaire) et le SISDE,
dépendant de la présidence du Conseil. D’autre part le ministère de
l’Intérieur s’est doté d’un Office central des enquêtes générales et des
opérations spéciales (l’UCIGOS).
Des auteurs ont affirmé, sans apporter la preuve définitive,
que Moro aurait été victime d’un complot d’une fraction hors de
contrôle des services secrets italiens agissant en lien avec la CIA pour
manipuler les Brigades rouges. Il est vrai que le compromis histo-
rique incarné par Moro était mal vu des Américains pour qui une
entrée des communistes au gouvernement était insupportable. Dans
une telle hypothèse, un enlèvement était plus risqué pour ces services
qu’un froid assassinat. Toutefois, les BR pouvaient avoir leurs rai-
sons propres pour capturer Moro plutôt que l’assassiner.
On a également incriminé la loge P2 de Licio Gelli. Le documen-
taire de Michael Busse et Maria-Rosa Bobbi, « Aldo Moro, anatomie

330
Le dernier chagrin de Paul VI

d’un crime »1, a révélé qu’une réunion se tenait à Rome au moment


même de l’enlèvement lors de laquelle Licio Gelli aurait déclaré à
l’annonce de la nouvelle : « Le plus dur est fait. » La fouille par la
police d’une cache des BR a permis de découvrir une liste de noms
qui se révéla similaire à une liste saisie au domicile de Licio Gelli
en 1981. Surtout, les principaux responsables du comité de gestion
de l’affaire Moro se sont avérés être des membres de la loge P2…
en particulier les directeurs du SISMI, du SISDE, de l’UCIGOS…
Que cette loge très anticommuniste ait voulu contrecarrer les projets
de Moro n’est pas douteux. Il est également évident qu’elle a eu les
moyens de freiner les investigations et de favoriser l’attitude intran-
sigeante des autorités italiennes.
D’autres auteurs ont évoqué l’hypothèse d’une manipulation des
brigadistes par le Mossad. Certes Moro passait depuis son séjour aux
Affaires étrangères pour « proarabe », mais c’est un peu léger pour
justifier une opération du Mossad, avec les risques graves que cela
aurait comportés pour Israël.
Il est désormais connu que les brigadistes avaient des rapports
avec les services secrets tchécoslovaques, qui leur fournissaient une
base d’entraînement et des armes. Grâce aux archives Mitrokhine, on
a également su que le KGB avait infiltré un faux étudiant dans l’envi-
ronnement de Moro : Feodor Sokolov suivait ses cours à l’univer-
sité de Rome et venait régulièrement le questionner après les cours.
Sokolov quitta Rome pour Moscou au lendemain de l’enlèvement.
On sait aujourd’hui que la CIA a été contactée dès le début de la
crise par le ministère de l’Intérieur et que les autorités américaines
ont dépêché Steve Pieczenik, numéro 2 de la cellule antiterroriste
du Département d’État, spécialiste des affaires d’enlèvement, mais
peu au fait du contexte italien. Dans des témoignages récents, ce
dernier ne dissimule pas que sa priorité était la stabilité de l’Italie
et la lutte anticommuniste, pas le sauvetage de Moro : « Pour moi
l’élément-clé était de savoir quand je devais arrêter de faire semblant

1. Arte, 1993.

331
Montini

de négocier. Ce moment est arrivé à la fin de la quatrième semaine


de détention, lorsque les lettres d’Aldo Moro ont commencé à être
désespérées. Quand il a fait comprendre qu’il était sur le point de
révéler des secrets d’État et de leur donner les noms de leurs déten-
teurs. Je me suis alors tourné vers Cossiga en lui disant que cela deve-
nait inquiétant. Nous étions à un tournant et il nous fallait décider
si Aldo Moro pouvait vivre ou s’il devait mourir1. » La raison d’État
aurait primé sur toute autre considération. Cossiga et Andreotti ont-
ils sacrifié Moro ? Étaient-ils informés de la possibilité d’une inter-
vention pour le libérer ? Toutes ces questions suggèrent que la mort
de Moro a pu être une continuation de la stratégie de la tension par
d’autres moyens.
Le juge Imposimato va plus loin encore et affirme que si Moro
avait été libéré, tout aurait été mis en œuvre pour l’éloigner de la vie
politique. Le juge a découvert l’existence du « plan Victor » qui pré-
voyait « de le faire interner dans une clinique psychiatrique » prétex-
tant qu’il avait « perdu la raison pendant sa séquestration ». Pendant
sa captivité, il avait rédigé un mémoire dans lequel il dénonçait la
corruption de la DC, sa compromission avec Cosa Nostra, la loge
P2 et Sindona. En 1983, le juge Imposimato a quitté la magistrature
après le meurtre de son frère. Il est ensuite devenu sénateur, sous
étiquette communiste.
Un dernier point pose question. Le 9 octobre 1990, un ouvrier
rénove l’appartement utilisé par les BR via Montenevoso lors du
kidnapping de Moro… et découvre une cachette secrète remplie
d’armes et de documents, ainsi que 60 millions de lires ! Le plus
intéressant est la photocopie d’un manuscrit de 416 pages rédigé à
la main par Moro au cours de sa détention. L’original avait été saisi
par les carabinieri et avait disparu entre les mains de leur supérieur,
le général Dalla Chiesa. Il est stupéfiant qu’ils soient passés à côté de
cette cachette. Mais il est encore plus incroyable que le commando
des Brigades rouges n’ait pas songé à publier les écrits de Moro tant

1. Cité in Emmanuel Amara, Nous avons tué Aldo Moro, Patrick Robin éditions, 2006.

332
Le dernier chagrin de Paul VI

ils étaient explosifs pour l’époque. Il détaille par exemple le finance-


ment de la DC par la CIA. Il insiste sur les relations d’Andreotti avec
l’Agence d’un côté et les services secrets italiens dont il a eu la super-
vision… Il fait même allusion aux réseaux Gladio. Bref, avant de
mourir, Moro a laissé à ses ravisseurs de quoi faire plus qu’embarras-
ser le pouvoir en place. Et ils n’en ont rien fait. Vraiment étonnant…

Paul VI se montre inconsolable de la mort de son ami Aldo


Moro. Il tient à mener lui-même sa messe de funérailles. Quelques
jours plus tard, il meurt à son tour.
De nouveau, la mécanique du conclave se met en route. Le camer-
lingue Villot tient à éviter toute possibilité d’espionnage pendant le
conclave. Il demande au directeur de la Vigilanza, Camillo Cibin,
de s’assurer qu’il n’y aura pas de micro. Il n’en trouve pas, mais…
il apprend que l’équipe de Radio Vatican, désireuse de réaliser un
scoop mondial, a prévu un dispositif audacieux : un petit transmet-
teur ayant la forme d’un bouton de chemise sera cousu au vêtement
d’un assistant du conclave : il ne permet pas de transmettre les voix
en direct, mais d’envoyer des signaux, comme en morse. L’assistant
devra tapoter trois fois quand le pape sera désigné. Inutile de dire
que les auteurs de ce plan de génie sont tancés illico par la secrétai-
rerie : si on fait la chasse aux micros russes et américains, ce n’est pas
pour laisser la porte ouverte à des barbouzeries des journalistes du
Vatican !
IV
WOJTYŁA
15
Le pape qui ne devait pas mourir

Le 28 septembre 1978, le monde catholique est en état de choc :


Albino Luciani, le « pape au sourire » élu trente-trois jours aupara-
vant, vient d’être trouvé mort dans son lit. Officiellement, il a suc-
combé à un infarctus du myocarde. À y regarder de plus près, le récit
officiel de sa mort est bourré d’incohérences et de surprises. Ce qui
va ouvrir la porte à tous les fantasmes…
À 5 h30 ce jour-là, la sœur Vincenza (au service d’Albino Luciani
depuis 1959) le trouve inanimé dans son lit, les lunettes sur le nez.
Affolée, elle donne l’alerte. Le secrétaire d’État, le cardinal Villot,
arrive dans sa chambre et constate le décès. À cet instant, il devient
camerlingue, investi par intérim des pouvoirs suprêmes du Vatican
− comme il l’a déjà été après la mort de Paul VI. Séance tenante, Villot
empoche les notes du défunt pape, ses médicaments, ses lunettes et
le testament rangé dans son cabinet de travail. Puis il se retire pour
passer divers coups de fil. Un médecin procède à un bref examen et
conclut aussitôt à un infarctus, intervenu selon lui vers 23 heures la
veille. À 7 h 27, un bulletin officiel annonce enfin le décès du pape.
On dira plus tard qu’il est mort en lisant un livre ancien… lequel ne
figurait ni dans sa chambre ni dans ses appartements.
Première incohérence : dès 5 heures, affirmera le journaliste
David Yallop1, une voiture du Vatican s’est présentée devant le
domicile de deux embaumeurs, les frères Signoracci, alertés par télé-
phone quelques minutes auparavant, pour les emmener auprès du
pape défunt. Une voiture commandée alors que le cardinal Villot
1. Dans son livre enquête Au nom de Dieu, Christian Bourgois, 1986, réédité sous le titre
Le pape doit mourir, Nouveau Monde éditions, 2011.

337
Wojtyła

n’avait pas encore constaté le décès… Alertés, certains cardinaux


présents à Rome s’opposent à l’ordre précipité d’embaumement,
qui rendra toute autopsie impossible par la suite. En Italie, le délai
légal avant tout embaumement est de 24 heures minimum. Villot
leur explique que le pape a pris par erreur une dose excessive de son
médicament, ce qui risque de nourrir le fantasme d’un empoison-
nement. L’Église doit selon lui s’éviter ce scandale et organiser au
plus vite le prochain conclave, convoqué dans des délais records. De
leur côté, les frères Signoracci constatent, selon Yallop, l’absence de
rigidité cadavérique, ce qui situe plutôt le décès au matin même,
entre 4 heures et 5 heures, et non vers 23 heures la veille. Le méde-
cin traitant du pape, le Dr Da Ros, qui l’a examiné trois fois au
cours du mois de septembre, exclut toute erreur dans la prise du
médicament… Doutes et rumeurs se développent aisément sur un
tel terreau.

L’homme qui ne devait pas être pape


Albino Luciani n’était pas un pape comme les autres. Il est né en
1912 dans une famille modeste d’Italie du Nord : son père, ouvrier,
épousait les idées socialistes tandis que sa mère était une fervente
catholique qui encouragea la vocation de son fils. Brillant élève
au séminaire, Albino obtiendra à Rome un doctorat de théologie.
Ordonné prêtre en 1935, il enseigne la théologie deux ans plus tard,
devient vicaire général de sa paroisse en 1948 et sera l’un des pre-
miers évêques nommés par Jean XXIII. Son ministère est tourné vers
le suivi des âmes plus que vers la théologie : il a coutume de dire qu’il
y a trop de théologiens et pas assez de pasteurs. D’une grande recti-
tude et simplicité de mœurs, il défend l’idée d’une Église pauvre, au
service des pauvres. Quand deux prêtres de son diocèse sont impli-
qués dans un détournement d’aumône, il refuse de les couvrir et
rembourse les victimes en vendant des biens de l’Église. En 1969,
il devient patriarche de Venise, puis, en 1973, il est fait cardinal
par Paul VI. Le pape apprécie particulièrement ce patriarche qui

338
Le pape qui ne devait pas mourir

préfère visiter les hôpitaux plutôt que de fréquenter la haute société


vénitienne.
Lorsque s’ouvre le conclave de 1978, destiné à trouver un succes-
seur à Paul VI, le cardinal Luciani n’apparaît sur aucune liste de pro-
nostics, ne milite dans aucun des camps en présence, conservateurs
ou libéraux. Au quatrième tour du scrutin, il s’impose sans même
avoir été candidat, comme un choix de compromis. Ses manières
modestes et courtoises semblent en faire un « pape de transition » qui
gérera les affaires courantes sans rien changer aux grandes orienta-
tions de l’Église…
Le nouveau pape prend pour nom Jean-Paul Ier, commence par
refuser tout cérémonial de couronnement et se met au courant des
dossiers, un peu perdu devant la grande machine de la curie qu’il
ne connaît pas. Sa nomination inquiète un responsable en particu-
lier, le patron de l’IOR, Paul Marcinkus, qui s’est autrefois montré
désinvolte avec son nouveau patron. En 1971, Marcinkus, Sindona
et Calvi s’étaient mis d’accord pour que l’Ambrosiano rachète au
Vatican la Banca Cattolica del Veneto, laquelle oublierait aussitôt
ses objectifs religieux et se débarrasserait des comptes diocésains. Au
grand dam du patriarche de Venise, un certain Albino Luciani, qui
fut sèchement éconduit par Marcinkus auprès duquel il était allé
se plaindre… En 1978, alors que Calvi voit sa Banco Ambrosiano
perquisitionnée par la justice italienne, le pape aurait toutes les rai-
sons de faire le ménage à la tête de l’IOR. Sa mort arrangerait donc
certaines personnes…
Le journaliste David Yallop, dont l’enquête Au nom de Dieu a
connu un énorme succès dans le monde entier, a fait sensation en
affirmant que le pape Jean-Paul Ier a été assassiné par une conjonc-
tion d’intérêts qu’il avait entrepris de bousculer : outre Marcinkus,
il désigne Villot (que Luciani aurait prévu de remplacer), Gelli,
Sindona, Calvi et quelques autres ecclésiastiques corrompus comme
le cardinal Cody de Chicago… Yallop concède qu’il n’existe pas de
preuve irréfutable et ignore quels auraient été les rôles exacts de cha-
cun, mais en le lisant il reste très difficile de croire la thèse officielle

339
Wojtyła

d’une mort naturelle. Trop de faits et témoignages militent en sens


inverse. Outre l’arrivée trop matinale des embaumeurs, les men-
songes et incohérences sur les circonstances et l’heure de découverte
du corps, l’embaumement précipité, la volonté supposée du pape
de mettre un terme à la corruption du Vatican, Yallop apporte aussi
des témoignages comme celui d’un sergent de la garde suisse, Hans
Roggen, qui aurait vu Marcinkus le matin de la mort du pape à
6 h 45 dans l’enceinte du Vatican, bien avant son heure habituelle
d’arrivée. À l’époque, il résidait à 20 minutes en voiture. En pre-
mière lecture, le livre semble donc convaincant. Et il a convaincu
lors de sa parution des millions de lecteurs à travers le monde.
À tel point que le Vatican sous Jean-Paul II a pris la décision de
susciter une contre-enquête par un journaliste américain indépen-
dant, en lui promettant libre accès aux témoins. Le choix s’est porté
sur John Cornwell qui a publié en 1989 Comme un voleur dans la
nuit. Enquête sur la mort de Jean-Paul Ier1. Tout à fait exceptionnelle,
la mesure révèle l’ampleur du désarroi des fidèles bien sûr, mais aussi
du clergé dont beaucoup ont lu Yallop et en ont été troublés. Au
vu du résultat, certains responsables de la curie ont dû penser que
le remède était pire que le mal. Car si Cornwell a bien conclu à
l’absence de complot, l’image qu’il donne du Vatican est sans pitié…

Un pape trop mal entouré


Cornwell décrit tout d’abord un homme très seul à la tête du
Vatican. Luciani n’avait pas prévu de devenir pape. Il est arrivé sans
collaborateurs. Et il a été confronté d’un coup à tous les dossiers res-
tés en souffrance pendant la fin de règne de Paul VI. Diego Lorenzi,
secrétaire du pape, témoigne : « Je crois bien que le cardinal Villot lui
a mis le grappin dessus sans délai, qu’il lui a aussitôt présenté une
quantité de problèmes considérables à propos de l’Église ; le pape
précédent n’avait pas pu faire face à cause de son grand âge… Villot

1. Robert Laffont, 1989.

340
Le pape qui ne devait pas mourir

pensait avoir affaire à un homme assez jeune. Luciani, qui avait par-
ticipé à plusieurs synodes, avait pris connaissance de nombre des
problèmes rencontrés par l’Église à travers le monde. Il avait tou-
jours dit qu’il n’avait aucune expérience directe de ces problèmes1. »
Cette avalanche de dossiers à traiter implique une forte pression et
une grosse capacité de travail, bien différente de celle attendue d’un
patriarche de Venise…
Se pose alors la question de savoir si Luciani était bien en « en
bonne santé » comme l’affirme Yallop. Cornwell a interrogé Lina
Petri, la nièce du pape, qui était médecin. Ce n’est pas du tout
l’histoire qu’elle raconte : « En 75, il a eu un accident. J’étais déjà à
Rome, au Policlinico Gemelli. Il est allé au Brésil pour rencontrer
des immigrants italiens originaires de Vénétie. À son retour, il a eu
un problème oculaire, une perte de vision. Il est allé à l’hôpital, à
Mestre, consulter le Pr Rama, qui a diagnostiqué une embolie, ou
une thrombose artérielle sur la rétine. C’est quelque chose de grave :
ça veut dire que le sang ne circule pas bien. Il y a des substances qui
se forment dans les artères et dans les veines, qui se coagulent et
qui constituent des caillots qui bouchent les artères. Quand quelque
chose comme ça se produit, ça veut dire qu’il existe des problèmes
circulatoires et de coagulation sérieux. Ça signifie que ce qui est
arrivé à l’œil aurait pu arriver à l’artère fémorale, dans l’intestin ou
dans l’artère pulmonaire. Quand il y a un précédent, c’est sérieux,
il faut faire très attention, parce qu’à partir de ce moment-là, on ne
peut plus être considéré comme étant en bonne santé2. » Après cet
incident, Luciani est désormais esclave de médicaments anticoagu-
lants à vie. Quand il est élu pape, ses habitudes changent du tout au
tout. Son mode de vie s’en trouve complètement bouleversé.
Tout le monde remarque qu’il a les jambes enflées et ne peut pas
porter de chaussures, ni vieilles ni neuves. C’est un signe de stase vei-
neuse : le sang a du mal à circuler dans les veines. Le pape doit faire
des exercices de marche chaque jour. Mais cela ne semble alarmer
1. John Cornwell, Comme un voleur dans la nuit, op. cit. pour cette citation et les suivantes.
2. Ibid.

341
Wojtyła

personne. « Il semble que mon oncle n’ait jamais eu de médecin au


Vatican, ajoute Lina Petri. Pourtant, il aurait eu vraiment besoin
d’un suivi médical ! À Venise, bien sûr il en avait un, mais pas à
Rome. C’était, de fait, un pape sans médecin1. » Il y avait bien sûr un
médecin attaché au Vatican, le Dr Buzzonetti, mais aussi incroyable
que cela puisse paraître, il n’a pas rencontré le médecin vénitien de
Luciani et ne connaissait donc pas son dossier médical.
Cornwell a aussi tenté de vérifier les témoignages les plus impor-
tants recueillis par Yallop. Certains, comme le garde suisse Roggen,
se sont rétractés… mais on peut imaginer qu’ils ont subi des pres-
sions. Plus gênant est le calendrier des frères Signoracci, les embau-
meurs. Il apparaît que le corps du pape a été embaumé dans la soirée.
Cornwell a retrouvé la trace d’une voiture venue les chercher à leur
domicile… à 17 h 15 : 5 heures de l’après-midi et non 5 heures du
matin… Le corps du pape devait être exposé quatre jours entiers au
public et le temps pouvait être chaud et humide : il fallait donc éviter
les odeurs de décomposition et autres flatulences.
Le calendrier tel qu’a pu le reconstituer Cornwell est celui-ci : la
sœur Vincenza s’est rendu compte que le pape était mort, vers 5 h 30
ou 5 h 35. Villot arrive le premier sur place. Le Dr Buzzonetti arrive
dans la chambre vers 6 heures. Ils rédigent le premier communiqué
et décident de ne pas mentionner la sœur : c’est le premier d’une
série de mensonges à leurs yeux sans conséquences, au service de
la bienséance… On décrit un pape qui s’est éteint paisiblement en
lisant un livre édifiant, qui n’est même pas dans la chambre. Ce sont
peut-être de pieux mensonges, dans l’univers mental de la curie, mais
ils ouvrent la porte à tous les fantasmes.
On oublie de dire que la veille au cours d’une marche, le pape
avait été saisi d’une toux rauque et d’une douleur à la poitrine. Sœur
Vincenza, visiblement habituée, était aussitôt arrivée avec un médi-
cament. Informé de l’incident de la veille, un spécialiste des maladies
cardio-vasculaires, le Dr Francis Roe, confirme l’hypothèse formulée

1. Ibid.

342
Le pape qui ne devait pas mourir

par la nièce : « Voici ce qui a pu arriver : l’exercice a provoqué le


déplacement d’un morceau de thrombus, qui est remonté dans les
poumons, ce qui a provoqué cette douleur subite – ça, c’est très
caractéristique –, qui n’a quand même pas suffi à provoquer la mort.
Il n’est pas rare que de petits emboles pulmonaires occasionnent des
douleurs qui sont tout de même moins brutales qu’en cas de crise
cardiaque, comme pour les infarctus. Le détail que vous mentionnez
(la douleur dans la poitrine) va tout à fait dans le sens d’une embolie
pulmonaire massive plus tard dans la soirée1. »
Si telle est bien l’explication, elle est à la fois rassurante (sur l’ab-
sence de complot interne) et accablante en ce qu’elle témoigne d’une
certaine culture d’irresponsabilité dans la curie de l’époque. Plusieurs
personnes attachées à la personne du pape étaient absentes le soir de
sa mort. Son secrétaire Diego Lorenzi est rentré tard dans la nuit et
est allé se coucher directement. Tous les témoins pensent davan-
tage à sauver la face qu’à dire la vérité. À cela s’ajoutent les rumeurs
internes. Un témoin anonyme livre ce diagnostic à Cornwell : « Les
problèmes ont commencé quand les gens qui s’étaient disputés avec
lui la veille au soir se sont trouvés dans l’obligation de contrôler
l’information. Et les mensonges, les demi-vérités, les rumeurs, les
récits obscurs se sont mis à circuler, tout ça sous l’effet du choc et
d’une peur panique. Ils avaient élu pape ce pauvre homme, et il s’est
retrouvé tout seul. Il ne pouvait pas supporter ce fardeau. Il a bien
essayé, mais il n’avait pas le tonus psychologique nécessaire. »
Et l’auteur de conclure à la fin de son enquête : « Jean-Paul Ier
est presque certainement mort d’une embolie pulmonaire due à une
coagulabilité excessive du sang. Il lui aurait fallu du repos et un suivi
médical. Il est presque sûr qu’en ce cas il ne serait pas mort. Tout
un chacun aurait dû identifier les signes qui accompagnent un mal
mortel. Mais personne n’a fait attention, et peu, sinon rien, a été fait
pour secourir ou sauver le pape. »

1. Ibid.
16
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Fils d’un officier polonais retraité, Karol Wojtyła est un pur pro-
duit de l’histoire polonaise. Dans son enfance il a absorbé la tradi-
tion patriotique et religieuse polonaise. Il a vécu plusieurs drames
familiaux : sa sœur cadette est morte dans sa petite enfance, sa mère
est décédée quand il avait 8 ans, son frère aîné quand il en avait 11
et enfin son père disparut quand il avait 20 ans. Ces tragédies ont
façonné son caractère. La mort de son père détermina certainement
sa décision de devenir prêtre.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Wojtyła et un groupe de
jeunes étudiants sont employés à l’usine chimique Solvay, considé-
rée comme essentielle à l’effort de guerre, ce qui leur donne droit à
des laissez-passer permettant de circuler librement. En parallèle, le
jeune homme suit un séminaire clandestin, mis en place à partir de
1942. Les cours sont individuels. Les étudiants ne se connaissent
pas entre eux. S’ils sont découverts, ils encourent la déportation.
Le 6 août 1944 a lieu une vaste rafle dans Cracovie. L’archevêque
Sapieha décide alors d’héberger sept séminaristes dans sa résidence.
Ils doivent porter la robe, même s’ils ne sont pas encore ordonnés. Ils
peuvent désormais étudier à plein temps.
Wojtyła est ordonné par le cardinal Sapieha en 1946. Ce der-
nier a décidé de l’envoyer étudier à Rome. Le jeune prêtre y passe
dix-huit mois (chez les dominicains) qui seront essentiels pour sa
carrière. Il fréquente le philosophe français Jacques Maritain, alors
ambassadeur de France au Vatican et ami de Montini. Quand il
rentre en Pologne en 1948, l’Église polonaise a un nouveau primat :
l’archevêque Stefan Wyszyński. Avec une population catholique à

345
Wojtyła

95 %, la Pologne ne pouvait être traitée comme les autres pays de


l’Est. L’Église devient de facto la seule voix d’opposition au régime
communiste. Alors que nombre de ses homologues des pays de l’Est
subissent des persécutions ou finissent en prison, Wyszyński tente de
trouver un accord avec les autorités polonaises : cela se traduit par des
accords signés en 1950, les premiers du genre. Ces accords serviront
de boussole à Wojtyła dans ses confrontations avec les leaders com-
munistes lorsqu’il deviendra cardinal puis pape.
Les trois décennies qui suivent voient se multiplier les conflits
entre l’Église et l’État polonais, qui viole régulièrement ses engage-
ments. Pourtant, jamais le dialogue ne sera rompu, même quand
Wyszyński sera emprisonné en 1953. Wojtyła a beaucoup appris de
cette expérience.
Au retour de Rome, Sapieha le nomme vicaire dans la paroisse
campagnarde de Niegowici, à l’est de Cracovie. Là, il voit pour la
première fois le stalinisme à l’œuvre, lorsque la police secrète arrête
l’un des membres de l’association locale des jeunes catholiques.
Sept mois plus tard, il est transféré vers une église de Cracovie.
Le cardinal suit de près le parcours de son protégé et, peu avant de
mourir, le recommande à son successeur, l’archevêque Baziak. Fin
1951, ce dernier ordonne à Wojtyła de prendre un congé de deux
ans pour préparer un doctorat. En parallèle, Wojtyła poursuit ses
activités théâtrales entamées quand il était étudiant, comme acteur,
metteur en scène et même auteur de pièces.

Activités clandestines
En 1953, après l’arrestation du cardinal Wyszyński, Wojtyła
rejoint un groupe clandestin de professeurs qui se réunissent en
secret pour discuter des moyens de saper le communisme de l’inté-
rieur. Il estime pour sa part qu’il faut éviter tout conflit direct avec
le régime, mais faire progresser les principes d’une vie chrétienne.
Un épisode encore peu connu est celui de la publication clandes-
tine d’un manuscrit de Wojtyła, L’éthique sociale catholique, dans les

346
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

années 1950, dévoilé par son biographe Jonathan Kwitny1. Wojtyła


est à l’époque professeur à l’université Jagellon. Un employé de
bureau, Romuald Kukołowicz, a acquis pendant la guerre l’expé-
rience de l’impression clandestine. Sous le régime communiste, les
imprimeries sont étroitement contrôlées. Sollicité par les étudiants
de Wojtyła, Kukołowicz remet la main sur une presse datant de l’oc-
cupation allemande. Avec l’aide de quelques étudiants, le manuscrit
est composé. Deux cent cinquante rames de papier sont dérobées par
des complices sur leurs lieux de travail. L’impression doit se faire à la
main, feuille à feuille. À douze mois d’intervalles, deux tomes sont
publiés, à 250 exemplaires chacun. Kukołowicz racontera à Kwitny :
« On les donnait directement aux étudiants ; il fallait garder un secret
absolu. La police infiltrait les classes. Si les forces de sécurité trou-
vaient un tel livre dans votre appartement, vous risquiez jusqu’à dix
ans de prison2. »
Lors des grandes révoltes de 1956 qui secouent le monde com-
muniste, les émeutes ouvrières de Poznań sont sévèrement répri-
mées, faisant plus de 50 morts. Khrouchtchev choisit d’écraser l’in-
surrection de Budapest et s’apprête à envoyer les troupes du pacte
de Varsovie en Pologne, mais le réformiste Gomułka parvient à l’en
dissuader, le persuadant que les Polonais résisteraient.
Gomułka libère Wyszyński de sa résidence surveillée. Ce dernier
ne sort qu’à la condition de voir libérer tous les prêtres en détention
et abroger un décret de 1953 qui donnait au régime le droit de nom-
mer des évêques. Peu avant de mourir, en 1958, Pie XII nomme six
nouveaux évêques polonais, dont Wojtyła, sans doute sur la sugges-
tion de Baziak. Sans le savoir, Pie XII vient de mettre sur orbite le
futur successeur qui accomplira la mission qu’il n’a pas pu mener à
son terme.
Le SB, la police secrète polonaise, dispose à cette époque d’un
millier d’agents au sein de l’Église polonaise. Elle a en particulier
un informateur auprès de l’archevêque Baziak : il s’agit du père
1. Jonathan Kwitny, Man of the Century, op. cit.
2. Ibid.

347
Wojtyła

Wladyslaw Kulczycki, un juriste formé en France, ancien résistant


emprisonné par les nazis. Le SB a découvert qu’il avait une liaison
secrète et l’a fait chanter. Dans l’entourage de Wyszyński, le SB a
d’autres informateurs qui rapportent son agacement envers l’étoile
montante : « Wojtyła ne devrait pas oublier qu’il n’est qu’un admi-
nistrateur temporaire et qu’il n’a pas à mener tout le monde à la
baguette1. »
En 1962 décède l’archevêque Baziak. Le chapitre de l’archidiocèse
désigne Wojtyła comme vicaire, ce qui le place au moins par intérim
à la tête de l’Église de Cracovie, en attendant que soit nommé un
nouvel archevêque. Cette même année, il accompagne la délégation
polonaise au concile Vatican II à Rome. Il y retrouve un vieil ami
du séminaire de Cracovie, le père Deskur, qui occupe la position
stratégique de responsable de presse du concile et lui sert de guide.
Il lui présente de nombreuses personnalités. Selon le témoignage de
Deskur recueilli par Tad Szulc, Wojtyła et le Français Jean-Marie
Lustiger sont alors les deux étoiles montantes du concile, que toutes
les commissions cherchent à accueillir2.
Pour Wojtyła qui était habitué à la culture de secret et de solida-
rité de la Conférence des évêques polonais, tenue d’une main de fer
par Wyszyński, c’est une révolution. Dans la basilique Saint-Pierre
éclatent en toute liberté des disputes, s’affrontent des factions, cir-
culent des rumeurs, applaudissements, murmures, quolibets… Bref
Wojtyła découvre en même temps la démocratie parlementaire et les
intrigues de la curie. Pour lui qui était habitué à faire bloc en silence
contre les critiques de l’Église par les représentants du régime commu-
niste, c’est un choc d’entendre des critiques tout aussi virulentes déve-
loppées au sein de la hiérarchie ecclésiastique. Sur le fond, Wojtyła
n’est cependant pas rétif au mouvement révolutionnaire de Vatican II.
La délégation polonaise, la plus importante du monde communiste,
est perçue a priori comme conservatrice et antilibérale. Cependant,
Wyszyński défend des positions réformistes dans plusieurs domaines
1. Cité par David Yallop, The Power and the Glory, Carroll and Graff, 2007.
2. Tad Szulc, Pope John Paul II. The Biography, Scribner, 1995.

348
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

comme les questions sociales et la liberté religieuse. Et Wojtyła se


range par ses votes du côté de ceux qui veulent réformer l’Église, l’ou-
vrir et lui permettre de prêcher l’Évangile dans le monde moderne. Il
apparaît comme à la fois conservateur sur certains sujets de société et
progressiste sur des questions comme la justice sociale. Il est en phase
avec le mouvement moderniste du concile.
Après la mort de Jean XXIII, Paul VI assume l’héritage de
Vatican II et en poursuit les travaux. Il va devenir un nouveau men-
tor pour Wojtyła, un modèle vivant de la façon dont un pape peut
naviguer entre les différentes factions de l’Église pour imposer sa
propre ligne en douceur. Pendant ses séjours à Rome, Wojtyła com-
mence à construire ses réseaux internationaux. Il se lie d’amitié avec
plusieurs évêques africains, dont la foi vivante le fascine, à l’inverse
des prélats compassés. Son vieil ami Mgr Deskur l’invite régulière-
ment à sa table, lui présentant de nombreux évêques et cardinaux.
C’est ainsi qu’il fait la connaissance de l’évêque américano-polonais
John Krol, de Philadelphie. Très vite, Wojtyła s’impose comme
l’évêque polonais le plus en vue après Wyszyński.
En 1963, le primat Wyszyński doit pourvoir le poste d’arche-
vêque de Varsovie. Selon l’accord passé avec le régime, il doit faire
valider son choix par les autorités. Il présente successivement six can-
didats qui sont tous rejetés. Tous les témoignages concordent sur le
fait qu’il ne prévoit pas alors de nommer Wojtyła. Wyszyński trouve
visiblement trop rapide son ascension. Le pouvoir polonais en déduit
que si Wyszyński écarte Wojtyła, c’est qu’il le juge trop perméable au
communisme, qu’il risque de privilégier le dialogue avec le régime.
À court de candidats, Wyszyński finit par proposer son nom, qui est
immédiatement accepté. Cela montre à quel point le régime se leurre
sur le fonctionnement de l’Église en général et sur la personnalité de
Wojtyła en particulier. L’ironie du sort est que sans cette nomina-
tion, Wojtyła ne serait pas devenu pape, ou pas aussi vite… avec les
conséquences que l’on sait.
C’est en 1966 que Wojtyła s’attache celui qui sera jusqu’au bout
son plus proche et fidèle serviteur : le père Dziwisz a été ordonné en

349
Wojtyła

1963, a servi comme vicaire dans un village de montagne avant de


travailler au séminaire de Cracovie. Wojtyła le repère à cette époque
et en fait son chapelain personnel, malgré son jeune âge. D’un naturel
paisible, doté d’une formidable mémoire et d’un solide sens de l’hu-
mour, Dziwisz sera le secrétaire personnel et l’homme de confiance
du pape Jean-Paul II. Il a aussi pour atout d’être un excellent skieur,
ce qui lui permet d’accompagner l’athlétique Wojtyła sur les pistes.
En 1967, Wojtyła est nommé cardinal par Paul VI. C’est une
surprise en Pologne : Wyszyński n’y est certainement pas pour
grand-chose. Il devient évident que Paul VI suit de près le parcours
du Polonais. La même année, Wojtyła est impliqué dans des négo-
ciations secrètes entre une délégation papale menée par Casaroli et
comprenant son ami Deskur et des responsables du régime, sur la
possibilité d’établir des relations diplomatiques.
Entre 1973 et 1975, Wojtyła est reçu onze fois par le pape en
audience privée. En 1976, il est désigné pour diriger une retraite
spirituelle de la curie, une marque de grande confiance de la part du
pape.
À cette époque, le régime ne semble toujours pas prendre la
mesure exacte de Wojtyła, et croit même pouvoir nourrir un antago-
nisme entre lui et Wyszyński. En témoigne un document de la police
secrète polonaise (l’UB) en date du 5 août 1967, « Nos tactiques
envers les cardinaux Wojtyła et Wyszyński », cité par Tad Szulc1 :

Le cardinal Wyszyński a été élevé dans une famille tradition-


nelle de serviteurs de l’Église. Dans l’esprit du clergé, c’est une
caste inférieure et il a continué à porter ce stigmate jusqu’à
aujourd’hui… En bien des occasions, il a appliqué le principe
freudien de compensation en se « vengeant du clergé ». Son cléri-
calisme et son culte de Marie proviennent de son climat familial.
Il a bâti sa « carrière scientifique » sur ses activités et ses écrits

1. Pope John Paul II. The Biography, op. cit.

350
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

anticommunistes, qui en 1948 ont été décisifs dans son avan-


cement. […]
D’un côté le Vatican avait besoin d’un emblème pour la croi-
sade anticommuniste en Pologne, de l’autre les forces réaction-
naires du pays et en exil avaient besoin de susciter une oppo-
sition légale et il n’y avait pas de candidat plus expérimenté…
Le stigmate sur sa personnalité a été accentué par sa présence
dans des villes de province comme Włocławek ou Lublin…
Pendant la « guerre froide », sa position s’est accrue – il est le
porte-drapeau du front anticommuniste… Dans la dernière
période du pontificat Pie XII, il est devenu « l’expert » sur les
façons d’établir des relations entre l’Église et les pays socialistes.
À ce moment la Pologne était le laboratoire sur ces questions…
Le concile Vatican II et le pontificat de Jean XXIII ont affaibli
sa position qui a été maintenue artificiellement… Mais cela a
inévitablement conduit à une baisse de son prestige…
Il représente le point de vue selon lequel il est utile de faire des
« arrangements » avec les autorités sur des points précis mais il
mène des escarmouches et organise des coups d’éclat car cela
augmente l’intérêt public pour l’Église et cela amène des gens à
défendre ses « intérêts menacés »…
Son catholicisme peu profond, émotionnel et de pure dévotion
est utile du point de vue des intérêts immédiats de l’Église… Son
traitement des intellectuels catholiques et des laïcs comme des
« éléments incertains » trouve ses racines dans les réalités polo-
naises. La justesse de son raisonnement s’appuie sur des faits :
cette religiosité est celle des masses catholiques, là où depuis des
siècles réside la force de l’Église polonaise, plutôt que chez les
élites intellectuelles.

Pour dire les choses plus simplement, la police secrète considère


Wyszyński comme un peu borné, comme le serait aussi la majorité
du peuple catholique polonais ! Wojtyła a droit à plus d’égards :

351
Wojtyła

Le 10e cardinal de Cracovie vient d’une famille de l’intelligentsia


– d’un environnement religieux mais non dévot. Il a étudié à
l’université Jagellon et eu des contacts avec la jeunesse de
gauche… Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a travaillé
comme ouvrier dans une usine chimique de Cracovie, avec une
vieille tradition de mouvement ouvrier… Il s’est élevé dans la
hiérarchie de l’Église non pas par des positions anticommunistes
mais par des valeurs intellectuelles (ses travaux sur la morale
catholique et l’éthique sont traduits dans plusieurs langues)…
On peut dire sans risque que c’est un des rares intellectuels de
l’épiscopat polonais. Il réconcilie adroitement – à l’inverse de
Wyszyński – la religion traditionnelle populaire et le catholi-
cisme intellectuel, sachant comment apprécier les mérites de
chacun. Jusqu’ici, il ne s’est pas engagé dans des activités poli-
tiques ouvertes contre l’État… Il lui manque des qualités d’orga-
nisation et de management, c’est sa faiblesse dans sa rivalité avec
Wyszyński.
Le modèle de catholicisme et de coexistence avec les pays
socialistes proposé par Wojtyła correspond à la ligne future du
Vatican. Son modèle est celui d’un « catholicisme ouvert » sur
les problèmes de la Pologne contemporaine. Il a des soutiens
dans les cercles intellectuels et réformistes du Vatican et au sein
des épiscopats français, allemand, néerlandais et italien… Son
style de vie le rapproche des cercles de jeunes intellectuels et
d’étudiants (par exemple sa participation aux stages de camping,
de kayak, aux excursions touristiques)… Il subit l’influence
déterminante de forces et de groupes de pression complètement
différents de ceux du cardinal Wyszyński. Indépendamment de
ce qu’il peut souhaiter, ces forces l’amèneront au conflit avec le
primat1…

1. Ibid.

352
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Le portrait de Wojtyła est plus juste que ne le laissait présager la


caricature de Wyszyński. L’auteur analyse assez bien ce qui fonde sa
popularité. Mais il se méprend largement sur ses idées politiques,
confondant sa prudence avec une neutralité politique bien loin de
la réalité.
La tactique à suivre pour les services polonais est claire : « Les
deux cardinaux vont défendre les intérêts de l’Église même si leurs
différences de perception de ces intérêts vont s’accentuer. Il serait
utopique d’attendre un éclatement de l’épiscopat. Wojtyła ne va pas
aller au conflit ouvert avec Wyszyński et il ne s’y laissera pas mener.
Dans une hypothétique bataille, il ne pourrait compter que sur des
forces internes à l’Église. Nous devons suivre l’approche risquée
suivante : moins il sera poussé par nous, plus vite un affrontement
pourra émerger. Tôt ou tard, ces deux courants doivent s’affronter…
sur plusieurs fronts1. »
Il ne faut donc pas donner l’impression de prendre parti, mais
faire discrètement ce qui est possible pour renforcer le prestige de
Wojtyła, sans qu’il s’en rende compte, car ce n’est pas son souhait
d’aller au conflit avec le primat.
« Nous devons observer et étudier chaque manifestation des rela-
tions entre les deux cardinaux et conduire une politique élastique,
adaptée aux circonstances changeantes… Nous devons utiliser les
canaux diplomatiques pour déterminer qui le Vatican est le plus sus-
ceptible de soutenir et voir si dans le futur Wojtyła a des chances de
devenir le chef de l’épiscopat polonais. Nous ne devons pas frapper
trop fort l’archevêché – même s’il faut de temps à autre appliquer des
“mesures administratives” – afin d’éviter d’attirer sur Wojtyła des
soupçons de la part de groupes qui en Pologne ou à l’étranger ne lui
sont pas favorables… nous devons encourager les intérêts de Wojtyła
dans les problèmes globaux de l’Église polonaise, et l’aider sur les
problèmes de son archidiocèse. Pour cette raison, nous devrions ini-
tier des rencontres de haut niveau entre Wojtyła et par exemple le

1. Ibid.

353
Wojtyła

Premier ministre Cyrankiewicz et avec Kliszko1 pour discuter des


problèmes généraux. Et nous devons continuer à montrer notre
mauvaise volonté envers Wyszyński à chaque fois que possible, mais
pas d’une façon qui obligerait Wojtyła à montrer sa solidarité avec
Wyszyński… »

En 1968, le printemps de Prague laisse espérer une nouvelle


liberté religieuse : prêtres libérés, levée des restrictions… On sait que
le moment sera réprimé sans pitié. Depuis des années, Wojtyła forme
et ordonne en secret des prêtres tchèques, dont les séminaires sont
fermés dans leur pays. Les candidats à la prêtrise passent clandesti-
nement la frontière pour assister aux sessions de séminaire. De leur
côté, des Polonais « en excursion » traversent de temps en temps la
frontière pour livrer des supports d’étude à leurs camarades. D’autres
équipes font de même avec les pays Baltes et la Russie. Wojtyła sera
décrit comme l’un des plus actifs dans ce domaine. À l’évidence, ce
réseau polonais bénéficie des livraisons de bibles et matériels religieux
assurées par les services de l’Ouest et des organisations comme Pro
Fratribus. Cette facette des activités de Wojtyła ne semble pas avoir
été découverte par les services polonais : leur attitude par la suite le
confirmera. Une telle expérience des activités clandestines sera évi-
demment des plus utiles au futur pape. Elle explique aussi pourquoi
le cercle de ses hommes de confiance ne sera pas seulement composé
de Polonais, mais comprendra aussi de nombreux Tchèques.
La collaboration entre Wojtyła et Paul VI ne cesse de s’intensifier
pendant cette période, de même que l’amitié entre eux. Wojtyła joue
un rôle-clé dans la conception de l’encyclique Humanae vitae (1966)
qui réaffirme l’opposition de l’Église au contrôle des naissances, mal-
gré un débat très ouvert au sein de la commission chargée d’étudier
la question. Cette encyclique est mal accueillie par une majorité de
fidèles des pays occidentaux. Sur le plan des mœurs, Wojtyła est et
restera conservateur.

1. Premier secrétaire du Parti communiste polonais.

354
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Avec le temps, il s’est fait à l’idée qu’il sera le prochain primat


de Pologne. Il est proche des jeunes et des ouvriers, et ne s’écarte
jamais de la ligne fixée par son patron, quoi qu’en pense la police
secrète. Après les nouvelles émeutes ouvrières de 1970, le réformateur
Gomułka a été remplacé Edward Gierek, un technocrate pragma-
tique qui joue l’apaisement avec l’Occident et le Vatican. Il contracte
d’importants emprunts à l’Ouest, qui aggravent la situation écono-
mique du pays. À cette époque, Wojtyła estime que le Parti commu-
niste s’affaiblit et ne pourra plus maintenir longtemps son emprise
sur la société polonaise : il devient plus offensif, réclamant de pouvoir
créer de nouveaux séminaires et ouvrir des églises. Il combat un projet
gouvernemental visant à interdire le catéchisme dans les écoles… Il
proteste contre les restrictions de papier pour la presse catholique…
Il commence à travailler avec le groupe catholique clandestin parrainé
par Wyszyński : Odrodzenie (Renaissance) qui forme en toute discré-
tion les futures élites de l’Église polonaise. Bref, il devient de plus en
plus politique. Son évolution démontre au régime qu’il n’est pas un
pur esprit philosophique que l’on pourrait manipuler à volonté.
En juin 1976 éclatent de nouvelles émeutes après une nouvelle
hausse des prix alimentaires. Wyszyński et Wojtyła soutiennent les
revendications ouvrières tout en appelant à la reprise du travail et
en demandant au gouvernement de ne pas punir les grévistes. Cette
même année se constitue le KOR, Comité de défense des travail-
leurs, formé par des intellectuels dissidents qui se sont rapprochés de
l’Église. Après cette séquence, Wyszyński est suffisamment rassuré
sur la solidité et la fiabilité de Wojtyła pour le considérer comme son
successeur... mais pas forcément autre chose !

1978 est une année exceptionnelle pour l’Église avec deux


conclaves. Le deuxième qui suit la disparition de Luciani se déroule
dans une ambiance très différente du premier. Les cardinaux sont
encore sous le choc de sa mort. Aucun candidat italien ne semble
en mesure de s’imposer cette fois : les scandales accumulés les dis-
créditent, or les non-Italiens sont désormais majoritaires. Beaucoup

355
Wojtyła

ressentent le besoin de régénérer l’Église. Wojtyła n’est pas italien ;


il vient d’un pays communiste, ses positions doctrinales sont impec-
cables, il ne commet aucune faute et affiche une grande modestie.
Deux cardinaux lui apportent un grand soutien : König de Vienne,
qui démarche les Européens, et Krol de Philadelphie, qui va ras-
sembler les votes nord-américains. Wojtyła possède à leurs yeux les
qualités du moment : un pape tout à la fois « pastoral », intellectuel,
jeune et sportif avec une bonne connaissance de la géopolitique.
Wojtyła se montre calme et impassible, adopte un profil bas. Son
vieil ami le cardinal Deskur retrouve son rôle d’entremetteur en lui
faisant rencontrer toutes les personnalités utiles. Dîners, entretiens et
promenades se succèdent autour de la place Saint-Pierre. L’Allemand
Ratzinger, qui représente un groupe allemand, trouve Siri trop doctri-
nal mais cherche de son côté un profil pas trop libéral. Le bloc libéral,
à l’inverse, voit Wojtyła comme éloigné des intrigues italiennes, pas-
toral et toujours prêt aux discussions intellectuelles. Pour les conser-
vateurs, son anticommunisme est une garantie. Wyszyński est stupé-
fait par ce mouvement : il considère que Wojtyła n’est ni assez connu
ni assez expérimenté. À la veille du scrutin, c’est pourtant lui qui ras-
sérène un Wojtyła en plein doute et lui ordonne d’accepter son sort.
Wojtyła est élu par 99 voix sur 108, il est le premier pape non italien
depuis quatre cent cinquante ans, âgé de seulement 58 ans.

Garde rapprochée
C’est un énorme mouvement de fierté patriotique en Pologne.
Les rues s’emplissent et la foule converge vers les églises. Selon un
rapport de la Stasi qui a des agents en Pologne, « dans les rues de
Cracovie, les gens s’embrassent et tombent à genoux dans les rues.
La fête a duré toute la nuit et plusieurs messes ont été improvisées à
travers la ville. Le lendemain a eu lieu une grande messe solennelle
devant la cathédrale de Varsovie1 ».
1. Cité in John Koehler, Spies in the Vatican. The Soviet Union’s Cold War against the
Church, Pegasus Books, 2009.

356
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Un autre agent allemand de la Stasi, membre de la conférence


épiscopale allemande (nom de code « Clemens »), se trouve à Cracovie
le même jour. Il décrit la célébration comme une fête nationaliste et
note que beaucoup prédisent un rôle déterminant à la Pologne dans
les affaires internationales, avec d’un côté le conseiller à la sécurité
du président Carter Zbigniew Brzeziński, de l’autre le pape Wojtyła.
Un rapport de la CIA, rédigé trois jours après l’élection, estime
que celle-ci va rendre encore plus difficile la maîtrise de la turbulente
Pologne par le régime soviétique. Il souligne d’autres forces centri-
fuges à l’œuvre dans l’empire soviétique : les uniates ukrainiens, les
catholiques des pays Baltes et de Biélorussie.
Le Politburo polonais, qui se réunit en urgence, est persuadé que
cette élection résulte d’une machination américaine, avec l’aide de
l’Allemagne de l’Ouest. Pour les dirigeants polonais, c’est le conseil-
ler à la sécurité nationale Zbigniew Brzeziński, d’origine polonaise,
qui a manigancé toute l’opération.
Le nouveau pape ne laissera pas à la bureaucratie vaticane le soin
de gérer le cas des pays communistes d’Europe de l’Est. Ce dossier
devient son domaine réservé. La curie découvre stupéfaite que les
affaires courantes devront souvent attendre que le pape en ait fini
avec ses priorités polonaises (qui dans son esprit concernent tous les
pays de l’Est). Dès le jour de sa messe inaugurale, Jean-Paul II reçoit
en audience le cardinal-archevêque de Prague Frantisek Tomášek. Il
promet également son soutien aux évêques de Lettonie et Lituanie
venus à Rome pour l’occasion. Le même jour il demande au pré-
sident polonais de conserver son passeport, signe d’attachement à
son identité nationale.
Dès les premiers jours de son pontificat, Wojtyła déploie une
intense activité diplomatique. Il intervient en médiateur entre l’Ar-
gentine et le Chili, alors au bord d’un conflit. Il va surtout ouvrir
une nouvelle ère des relations avec l’Est. Les débuts sont prudents
et subtils : Jean-Paul II reprend et intensifie les contacts pris dans le
cadre de l’Ostpolitik menée par Paul VI. Les premiers échanges de
messages avec Gierek sont courtois. Le Kremlin est nettement plus

357
Wojtyła

perturbé de voir un Polonais monter sur le trône de saint Pierre. Le


ministre des Affaires étrangères Gromyko se rend à Rome en janvier
1979. Le pape l’assure de sa volonté de poursuivre le dialogue et
insiste sur l’importance de la liberté religieuse en URSS. Dès son
élection, Jean-Paul II envisage un pèlerinage en Pologne, à l’occa-
sion du 900e anniversaire de la mort de saint Stanislas. Les Polonais
acceptent, Brejnev est furieux : il y voit un danger stratégique majeur.
Le 9 mars 1979 meurt le cardinal Villot. Le pape choisit pour le
remplacer le cardinal Casaroli, symbole de l’Ostpolitik sous Paul VI.
C’est un choix habile, qui peut rassurer les pays de l’Est (bien évi-
demment Wojtyła ne laissera à quiconque la moindre latitude dans
ce domaine), et surtout l’Italien Casaroli sait comment faire fonc-
tionner une curie en majorité italienne.
Pour ce qui concerne le bloc de l’Est, le pape va s’appuyer sur des
hommes de confiance comme le Tchécoslovaque Jozef Tomko, qui
est consacré évêque et bombardé représentant du synode des évêques.
Il deviendra cardinal en 1985. Selon le témoignage de Zbigniew
Brzeziński, le conseiller national à la Sécurité du président Carter,
Tomko a alors pris en charge la direction opérationnelle de l’action
clandestine en direction des Églises de l’Est1. Brzeziński se souvient
avoir rencontré dans son bureau un prêtre arrivé clandestinement
d’URSS, déguisé en ouvrier, qui fit à Tomko et lui un rapport très
détaillé de la situation sur place.
L’entourage du pape se « polonise » à grande vitesse. Une « mafia
polonaise », assurent les mauvaises langues, remplace la « mafia mila-
naise ». Le premier d’entre eux est le secrétaire particulier du pape,
le père Dziwisz. Le pape crée à la secrétairerie d’État une section
polonaise, sous la direction du père Josef Kowalczyk. Une fondation
Jean-Paul II est créée à la maison polonaise de la via Cassia où se
réunissent Dziwisz, Kowalczyk et quelques autres sous la férule du
cardinal Wladyslaw Rubin, un Polonais d’Ukraine responsable de la

1. Jonathan Kwitny, Man of the Century, op. cit.

358
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

diaspora polonaise et nommé en 1980 à la tête de la congrégation


des Églises orientales.
D’autres prélats de confiance se joignent à ce groupe : le Croate
Franjo Šeper, Mgr Marcinkus le patron de l’IOR, le Lituanien Audrys
Bačkis, sous-secrétaire aux affaires étrangères, le Tchèque John
Bukowski, le Slovaque Jozef Tomko déjà cité… Évoquons encore
le Polonais Adam Boniecki, le Hongrois Lajos Kada, le Roumain
Trajan Crisan, secrétaire de la Congrégation pour la cause des saints
ou l’interprète du pape, le jésuite polonais Stanislaw Szłowieniec. Ce
petit groupe s’étoffe d’autres personnalités trop discrètes pour être
repérées. Il constitue de facto un service secret géré en ligne directe
par le pape, ou via Dziwisz. Tous sont rompus à la clandestinité.
« Tous les prélats polonais ont les mêmes réflexes, raconte Bernard
Lecomte1, allumer la radio pendant les conversations délicates pour
gêner les éventuelles écoutes, s’entourer de collaborateurs dignes de
confiance… Par ailleurs, une quarantaine de permanents polonais
– ecclésiastiques, religieux, laïcs – se trouvent bientôt répartis dans
les différents services du Vatican. » Le pape est boulimique d’infor-
mations et en demande toujours plus à la curie. Il met à profit chaque
repas pour recevoir des invités et les questionner.
La garde rapprochée de Jean-Paul II surveille de près ses fréquen-
tations amicales, de façon à ne pas laisser prise au moindre scandale.
Une de ses vieilles amies, la philosophe américaine d’origine polonaise
Anna-Teresa Tymieniecka, en fait les frais. Suite à la publication de
son livre de philosophie Osoba i Czyn (« La personne et l’action »),
elle avait contacté Wojtyła en 1973 et noué avec lui une grande ami-
tié. Elle organisa la traduction des écrits de Wojtyła et lui fit donner
des conférences à Harvard et Washington lors de sa visite aux États-
Unis en 1976. En février 1996, une émission de la BBC, Panorama,
a dévoilé un corpus de 350 lettres échangées entre les deux amis qui
illustre la profondeur de leur amitié, et probablement de l’amour
que portait Tymieniecka à Wojtyła. Si ces lettres étaient tombées

1. Bernard Lecomte, Le pape qui a vaincu le communisme, Tempus, 2019.

359
Wojtyła

entre les mains des services de l’Est, elles auraient constitué un for-
midable vecteur de propagande contre Wojtyła. C’est pourquoi la
majorité de cette correspondance était rédigée lorsque lui-même se
trouvait à Rome ou aux États-Unis. Lorsque Wojtyła devient pape,
Mgr Dziwisz prend soin de tenir la philosophe à distance et tentera
même de lui faire retirer le copyright du livre qu’elle avait traduit en
anglais. Elle en sera affectée mais leur amitié y survivra.
À Moscou, on est atterré par l’élection de Wojtyła. Le patron du
KGB Andropov demande des explications à ses hommes. Selon l’ana-
lyse du 1er Directorat du KGB, cette élection résulte d’une conspira-
tion entre le cardinal Krol et Zbigniew Brzeziński, le conseiller à la
sécurité nationale du président Carter, sans que l’on comprenne très
bien comment les deux hommes auraient pu tirer toutes les ficelles
de l’élection.
Le Politburo a réclamé une analyse psychologique du nouveau
pape. Il en résulte que le Vatican se montrera désormais plus agres-
sif dans ses rapports avec les États socialistes, notamment en ce
qui concerne les nominations d’évêques. Le rapport recommande
d’adopter une attitude moins rigide à l’égard des valeurs spirituelles,
pour éviter de créer les conditions d’un renforcement de l’Église. Mais
comme le remarquent Bernstein et Politi, « cette analyse prophétique
était trop subtile pour les dirigeants de l’ère Brejnev1 ». Moscou est
pris de court par la rapidité des initiatives papales, comme le projet
de voyage en Pologne, dont la seule négociation annoncée par les
camarades polonais met Brejnev en fureur.
Le KGB va muscler son dispositif à Rome. La villa Abamelek
est un vaste domaine clos situé à un kilomètre au sud de la place
Saint-Pierre. Elle a appartenu à une famille de la noblesse russe.
L’ambassade soviétique l’a achetée après la guerre pour y loger ses
diplomates. Selon les services italiens, à l’occasion de travaux d’agran-
dissement ont été creusés dans les jardins des tunnels permettant de
relier le labyrinthe de catacombes situé au-dessous du Vatican.
1. Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de notre époque,
Plon, 1996.

360
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Plusieurs grosses antennes sont visibles de l’extérieur : il s’agit


tout bonnement d’un centre d’écoutes branché sur les lignes télé-
phoniques du Vatican. Des décennies plus tôt, Pie XII avait décou-
vert que des employés communistes des communications italiennes
écoutaient les conversations téléphoniques entre Castel Gandolfo et
le Vatican. Il préférait donc convoquer les fonctionnaires de la curie
dans sa résidence d’été pour leur donner ses instructions en direct.
Tomasz Turowski, ancien ambassadeur polonais, a commencé sa
carrière comme espion infiltré dans la Compagnie de Jésus à Rome
de 1977 à 1980, puis à Radio Vatican et au Synode des évêques.
Selon son témoignage, au début du pontificat de Jean-Paul II, « il y
avait plus d’espions au Vatican que dans les films de 007. Il y avait les
services de l’Est, il y avait la CIA, il y avait des espions chinois, et je
soupçonne qu’il y avait aussi des Italiens. Plusieurs prêtres étaient très
proches des services de renseignement d’Europe de l’Est. L’un d’eux,
dont le nom de code est “Russe”, qui transmettait des informations
aux services polonais, travaillait encore récemment au Vatican pour
le pape François. Je me souviens qu’à l’époque de Jean-Paul II, au
plus fort de la guerre froide, j’avais signalé des failles dans la sécurité
du Vatican, comme le fait qu’il n’y avait qu’une seule sentinelle pour
garder l’entrée de l’ascenseur qui mène à l’appartement papal1 ».
À cette époque, les techniques d’écoutes sont en plein essor : « Il
existait déjà dans les années soixante des techniques d’écoutes qui
permettaient de capter à une certaine distance les moindres vibra-
tions de la vitre d’un bureau, à l’intérieur duquel quelqu’un par-
lait. Les vibrations étaient ensuite traduites en paroles. […] Cette
technique nécessitait la présence d’un agent permanent à l’intérieur
du Vatican2. » Selon Turowski, la Vigilanza (le service de sécurité
intérieure) fut forcée de remplacer les fenêtres de Marcinkus par
des fenêtres blindées et scellées, trop épaisses pour des dispositifs
d’écoutes.
1. Témoignage recueilli par Fabio Marchese Ragona, Il Caso Marcinkus, Chiarelettere,
2018.
2. Ibid.

361
Wojtyła

Sous Jean-Paul II, on estime que trois ou quatre services étran-


gers se branchent sur les lignes téléphoniques. Chaque appel entre le
Vatican et la Pologne est donc très écouté. Les employés du Vatican
pensent que la Vigilanza elle aussi écoute les lignes intérieures. C’est
pourquoi il n’est pas rare de voir un prêtre ou un laïc de la curie se
ruer sur une cabine téléphonique de la poste italienne, près de la
porte Sainte-Anne, pour passer un coup de fil sensible !
La pose de micros dans les bureaux de la secrétairerie d’État ne
cesse pas après le nettoyage réalisé à l’époque du cardinal Villot
(voir en introduction). Son successeur, le cardinal Casaroli, est à
son tour mis sur écoutes. Il faut dire qu’il s’entoure, à la mode vati-
cane, d’un proche parent : son neveu Marco Torreta a épousé une
jeune femme d’origine tchèque, Vera Trollerova. Les deux époux
travaillent pour le StB tchèque et posent, entre autres, un micro
dans une statuette de la Vierge qui trône dans la salle à manger du
secrétaire d’État. Après coup, la Vigilanza se demandera si la cara-
vane des Toretta, souvent garée près de la poste vaticane, n’a pas
servi d’antenne-relais...
Sous Jean-Paul II, la Vigilanza dirigée par Camillo Cibin
compte 120 personnes. Certaines sont issues de la gendarme-
rie pontificale, créée au xixe siècle. Ce sont plutôt des vigiles qui
patrouillent et vérifient les papiers des visiteurs. D’autres sont
des enquêteurs en civil ou en tenue religieuse… Le service est
en contact étroit avec la police italienne. À certains moments, il
recrute des conseillers étrangers, généralement des anciens de telle
ou telle agence. Un service non officiel pratique des écoutes télé-
phoniques et des enquêtes sur des personnes suspectes : cette unité
rend compte directement au secrétaire d’État.

Marcinkus ne meurt jamais


Parmi les sujets brûlants qu’il va devoir traiter, Jean-Paul II
n’ignore pas que l’IOR figure en bonne place. Mais il compte bien
avancer à son rythme. Le 1er décembre 1978, il reçoit Marcinkus

362
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

pour une première audience en privé. Le pape a déjà eu le rap-


port sur l’IOR remis à son prédécesseur. Les deux hommes peuvent
échanger en polonais, un bon point pour Marcinkus. Lui et Wojtyła
sont des étrangers dans le système très italien de la curie. Plutôt
que d’aborder de front les questions financières, Jean-Paul II pro-
pose à Marcinkus de l’accompagner lors de son prochain voyage au
Mexique, comme il le faisait avec Paul VI. Les heures de voyage pas-
sées en conciliabule vont leur permettre de développer une certaine
complicité. Et surtout, Marcinkus, dès leur première rencontre,
décharge Jean-Paul II d’un dossier embarrassant1.
Un scandale financier menace de compromettre un monastère
de moines paulins dans la région de Philadelphie aux États-Unis.
Ceux-ci sont les gardiens du sanctuaire national de Notre-Dame
de Czestochowa. Une enquête interne a révélé que les pères paulins
auraient détourné pas moins de 20 millions de dollars de contribu-
tions caritatives, pratiquant un affairisme à tout crin (ils ont cédé à
un promoteur immobilier une partie d’un cimetière dont ils ont la
charge) et, pour couronner le tout, mènent une vie notoirement dis-
solue, très éloignée de leurs vœux de chasteté : ils roulent en voitures
de sport, arborent des montres de luxe, entretiennent des maîtresses,
etc. Le cardinal John Krol de Philadelphie, après enquête, demande
que le vicaire général du monastère, le père Michael Zembrzuski,
quitte ses fonctions et que les moines soient sanctionnés. Saisi de
l’affaire, Jean-Paul II refuse de suivre les recommandations de l’en-
quête interne. Des fidèles réclament le remboursement de leurs
dons, à hauteur de près de 5 millions de dollars, menaçant d’aller
devant la justice américaine. Dès que Marcinkus est saisi du pro-
blème par Jean-Paul II, il propose de s’occuper de tout et envoie
immédiatement la somme nécessaire pour éteindre l’incendie. Selon
Posner, cette intervention a permis à Marcinkus de cimenter sa rela-
tion avec le pape et de rétablir une position fort compromise au sein
du Vatican. Il s’est imposé comme l’homme des affaires spéciales,

1. Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit.

363
Wojtyła

capable de trouver en peu de temps des fonds secrets pour accom-


plir les instructions du pape, partout dans le monde. Loyal, discret,
homme de ressources, Marcinkus apparaît comme un allié capable
d’aider Jean-Paul II dans sa croisade anticommuniste.

Le mois précédent, après un examen approfondi des livres de


comptes de l’Ambrosiano, la Banque d’Italie a produit un rapport
de 500 pages. Les inspecteurs ne sont pas parvenus à découvrir qui
détient réellement les filiales étrangères de la banque ni où est passé
l’argent. Mais le rapport est une base suffisante pour qu’un procu-
reur, le juge Alessandrini, décide d’ouvrir une enquête criminelle
contre Calvi et la banque, pour manipulation des cours et évasion
fiscale. Huit jours plus tard, le juge conduit comme chaque matin
son fils à l’école dans sa Renault orange. Après l’avoir déposé, alors
qu’il marque un arrêt à un feu rouge, sa voiture est cernée par cinq
hommes masqués qui le tirent violemment à l’extérieur, le mettent
à genoux et l’exécutent devant les passants, avant de s’enfuir en lan-
çant des grenades fumigènes.
Outre l’affaire Calvi, le juge enquêtait sur la mort d’Aldo Moro.
L’enquête établira que les meurtriers appartenaient au groupe d’ex-
trême gauche Prima Linea. Mais pendant les semaines qui suivent
le drame, tout Rome bruisse de rumeurs selon lesquelles le juge est
mort pour s’être attaqué à l’Ambrosiano.
Les révélations se succèdent avec le rapport de Giorgio Ambrosoli,
l’avocat désigné par la Banque d’Italie pour liquider les avoirs de la
Banca Privata Italiana de Sindona. Il démontre que Sindona a pillé
les actifs de la banque, et de plusieurs autres en Suisse et en Italie,
pour acheter la Franklin National aux États-Unis. La conclusion
la plus embarrassante pour le Vatican est qu’en août 1972, dans le
cadre du rachat par Calvi de la Banca Cattolica del Veneto, qui avait
tant irrité Albino Luciani, Sindona a transféré 6,5 millions de dol-
lars vers une structure offshore de Calvi. Cet argent, écrit le liqui-
dateur, « était probablement une commission versée à un évêque
américain et à un banquier milanais ». Autrement dit Marcinkus et

364
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Calvi ! C’est à la demande de la Banque d’Italie qu’Ambrosoli n’a


pas écrit leur nom.
Quelque temps plus tard, en décembre 1978, Ambrosoli com-
mence à être harcelé au téléphone par des appels anonymes de
correspondants au fort accent sicilien. « Tu vas mourir comme un
chien !» entend-on sur un appel enregistré. Même s’il a bien inté-
gré qu’il risquait d’y laisser la vie, Ambrosoli poursuit sa tâche. Il
échange des informations avec la police antimafia de Palerme pour
déterminer quels chefs mafieux ont pu être en affaires avec Sindona
ou Calvi. Selon ses correspondants, les trafiquants siciliens d’hé-
roïne ont utilisé Sindona pour blanchir des dizaines de millions
dans le circuit de ses banques italiennes et suisses. Ambrosoli par-
tage ses découvertes avec la justice américaine. L’étau se resserre
autour de Sindona.
Le 11 juillet 1979, en fin de journée, Ambrosoli quitte son
bureau milanais pour regagner son domicile. Alors qu’il sort de sa
voiture, trois individus viennent à sa rencontre et l’un d’entre eux
lui demande avec un accent italo-américain s’il est bien le « Dottore
Ambrosoli ». Il confirme. L’homme sort de sa poche un 357 Magnum
et lui tire cinq balles dans la poitrine. L’avocat s’écroule. Sa femme
qui a entendu les coups de feu se précipite. Il est encore conscient
mais mourra lors de son transfert à l’hôpital.
Le FBI a identifié celui qui pourrait être le tueur : le mafieux
William Aricò, 45 ans, surnom : « L’exterminateur ». Il a été
« balancé » par un repenti, Henry Hill, qui deviendra bientôt célèbre :
c’est le personnage incarné par Ray Liotta dans le film de Martin
Scorsese Goodfellas (Les Affranchis). À l’automne 1978, Hill a vendu
des armes à Aricò, qui lui a alors confié que Sindona l’avait recruté
pour un contrat en Italie. Hill a recroisé ce dernier peu après la mort
d’Ambrosoli, qui faisait la une des journaux. Aricò les lui a montrés :
« C’est le mec que j’ai buté là-bas ! » Lorsque le FBI obtient l’infor-
mation, Aricò est en prison pour une affaire de vol de bijoux. Mais
lorsque l’agence demande à l’interroger, il s’évade miraculeusement de
la prison de Rikers Island… La justice italienne réclame l’extradition

365
Wojtyła

de Sindona mais celui-ci vient d’être condamné dans l’affaire de la


Franklin National et doit purger sa peine aux États-Unis.

Marcinkus, malgré le contexte troublé, ne mégote pas son sou-


tien à Calvi. En décembre 1980, il approuve l’achat de 65 millions
de dollars d’obligations émises par des filiales étrangères de l’Am-
brosiano. Un véritable sauvetage par gros temps ! Mais un simple
répit pour Calvi, qui brûle le cash de plus en plus vite… Et ce n’est
pas tout. Alors que Sindona est clairement devenu « radioactif »,
Marcinkus sollicite deux cardinaux pour témoigner avec lui en sa
faveur… Les avocats américains de Sindona exultent. Mais le nou-
veau secrétaire d’État Casaroli est furieux quand il apprend l’initia-
tive. Il interdit l’enregistrement vidéo qui était prévu. Marcinkus
est forcé d’obéir. Casaroli ne s’arrête pas là. Avec un de ses adjoints,
l’archevêque Luigi Celata, il sollicite le général Santovito, le patron
du SISMI, pour obtenir toutes informations compromettantes sur
Marcinkus1.
Santovito leur présente alors Francesco Pazienza, un homme de
confiance qui se chargera d’enquêter. Un curieux personnage, que
nous allons recroiser à maintes reprises… Francesco Pazienza est
le fils d’une famille de petite noblesse. Passionné de plongée sous-
marine, il crée en 1969 une société de travaux sous-marins, intègre
en 1971 une société océanographique française et rejoint même
un temps les équipes du commandant Cousteau ! Selon Fabrizio
Calvi2, il rencontre dans la deuxième moitié des années 1970 le
patron du SDECE Alexandre de Marenches et son chef de cabinet
Michel Roussin, et commence à travailler avec eux. Dans un juge-
ment rendu à Rome en 1985, Pazienza sera décrit comme travaillant
pour les services secrets français. Après les petits poissons et grands
requins du commandant Cousteau, Pazienza s’attaque au monde
de la finance en travaillant pour une société du milliardaire Akram

1. Cf. Gerald Posner, God’s Banker, op. cit.


2. Fabrizio Calvi et Olivier Schmidt, Intelligences secrètes, Hachette, 1988.

366
Wojtyła, le pape des opérations spéciales

Ojjeh, intermédiaire des grands contrats avec les pays arabes1. Il


entre aussi en contact avec le Vatican : Mgr Silvestrini, ministre des
Affaires étrangères, ferait appel à ses services. Selon Calvi, il aurait
rencontré Arafat à la demande du Vatican. Pazienza a des relations
éclectiques : il s’affiche aussi avec des figures mafieuses de la Camorra
ou de Cosa Nostra.
En 1979 le patron du SISMI, le général Giuseppe Santovino,
recrute Pazienza comme conseiller privé (sans doute sur la recom-
mandation de De Marenches). Il va prospérer à son service pendant
trois ans, tout en poursuivant diverses affaires internationales. Via le
SISMI, Pazienza fait la connaissance de l’Américain Michael Ledeen.
Ce journaliste et collaborateur occasionnel de la CIA publie dans le
Roma Daily American financé par la CIA et Sindona. À l’approche
de l’élection présidentielle, il cherche à plomber Carter pour aider
Reagan. Pazienza propose d’exploiter un lien entre le frère du pré-
sident, Billy, avec le dirigeant libyen Kadhafi pour choquer l’opinion
américaine. L’excentrique Billy s’est en effet laissé inviter en Libye.
L’article qu’en tire Ledeen fait sensation2.
Pazienza va rendre bien d’autres services aux Américains : deux
missions à Beyrouth pour le général Haig en 1981, une mission
exploratoire en 1982 sur les possibilités de renverser Kadhafi, des
déplacements en Amérique centrale à la demande du patron de la
CIA Bill Casey en 1983… et enfin une mission aux Seychelles pour
persuader les autorités de conserver une station d’écoutes américaine.
Il semble acquis aujourd’hui que Pazienza a également été mêlé
à certaines opérations de la « stratégie de la tension » en Italie : dans
un jugement rendu en novembre 1995 à l’encontre de Licio Gelli, la
Cour de cassation italienne a confirmé l’existence d’une vaste asso-
ciation subversive composée, d’une part, par des éléments provenant
des mouvements néofascistes dissous incluant notamment Licio

1. À son sujet, voir Yvonnick Denoël, Sexus Economicus, le grand tabou des affaires, Nouveau
Monde éditions, 2010.
2. Michael Ledeen et Arnaud de Borchgrave, « Qaddafi, Arafat and Billy Carter », The New
Republic, 1er novembre 1980.

367
Wojtyła

Gelli, le chef de la loge P2, et Francesco Pazienza. Il sera notamment


accusé, avec le général Musumeci, d’avoir placé une valise d’explosifs
sur un train en janvier 1981, du même type que ceux utilisés lors
de l’attentat de Bologne l’année précédente, afin d’égarer les pistes.
Le scandale P2 forcera Pazienza à démissionner officiellement du
SISMI en avril 1981.
On comprend que Pazienza soit donc comme un poisson dans
l’eau quand il s’agit de partir en quête de dossiers compromettants.
En Suisse, il trouve la trace de versements d’argent de l’IOR à des
hommes politiques ultraconservateurs, dans plusieurs pays. Mais au
lieu de rendre compte à Casaroli, il retourne sa veste et décide que
Marcinkus pourrait être un client plus intéressant ! Il sollicite donc
un entretien avec lui. En voici le récit qu’il fait à Gerald Posner :
« J’ai été engagé pour vous détruire, dit Pazienza au patron de
l’IOR.
Marcinkus ne montre aucun signe de surprise.
– Qu’avez-vous l’intention de faire ? demande Marcinkus.
– Rien.
Pazienza a obtenu ce qu’il voulait : un attachement durable1. »
Marcinkus a encore gagné…

1. Gerald Posner, God’s Banker, op. cit.


17
La théologie du fusil

« Soyez patriote, tuez un prêtre ! »


Tract de la junte militaire salvadorienne

Le père Gustavo Gutiérrez, aumônier d’étudiants au Pérou, pro-


nonce à Medellín en 1968 une conférence intitulée : « Vers une théo-
logie de la libération ». En Amérique latine, le mouvement pour le
développement a été un échec cuisant et la domination des puis-
sants n’a fait que s’accentuer. On doit donc s’attaquer à la racine du
mal : la dépendance des pays pauvres à l’égard des pays riches. Et, à
l’intérieur des pays pauvres, tout phénomène d’oppression doit être
combattu. De là découle la théorie d’une « option préférentielle pour
les pauvres », réclamant justice, nourriture et éducation au nom de
l’Évangile. Elle connaît un impact retentissant. La Conférence épis-
copale latino-américaine l’accueille avec bienveillance. Le premier
congrès catholique consacré à la « théologie de la libération » a lieu à
Bogota en mars 1970 et juillet 1971.
Lors de la réunion de Medellín, seule une partie des évêques ont
vu toutes les implications du texte qu’ils signaient. Mais les dirigeants
des dictatures sud-américaines comprennent que leur allié tradition-
nel, l’Église, est en train de se retourner contre eux. Les persécutions
de prêtres et de nonnes ne font que rendre de plus en plus furieux
les évêques. Au bout de quelques années, l’Église est en guerre contre
les régimes dictatoriaux dans plusieurs pays d’Amérique latine. À la
fin des années 1970, ce sont plus de 850 prêtres et religieuses qui ont

369
Wojtyła

connu le martyre. La défense des pauvres est devenue une position


majoritaire chez les évêques.
La victoire du Front sandiniste, d’inspiration marxiste, au
Nicaragua, le 19 juillet 1979, ne fait qu’accroître l’inquiétude de cer-
tains milieux ecclésiastiques, l’Église se divisant en deux camps : sou-
tien ou condamnation du Front. La même année au Salvador éclate
une guerre civile qui sera la plus cruelle et sanglante que l’Amérique
latine ait jamais connue. Alors que les campesinos, les étudiants et les
réformistes défient le gouvernement militaire, les jésuites, en tant que
porte-parole des pauvres, ont reçu l’ordre de quitter le pays. Ils ont
refusé de partir et de nombreux membres du clergé ont été assassinés.
Partout ailleurs, on rapporte des brutalités contre des prêtres : Brésil,
Guatemala, Paraguay, Équateur, Argentine, Bolivie, Uruguay…
L’archevêque conservateur de Colombie Alfonso López Trujillo,
secrétaire de la Conférence épiscopale latino-américaine (CELAM),
fait partie de ceux qui veulent combattre ce qu’ils estiment être une
tentative d’infiltration marxiste dans l’Église. Il prépare une nouvelle
conférence à Puebla au Mexique en 1979, où le pape est attendu.
Trujillo essaie d’y promouvoir une troisième voie entre commu-
nisme et capitalisme. Mais malgré une préparation minutieuse, il est
débordé. Les évêques confirment les positions adoptées à Medellín.

On a tué l’archevêque
L’archevêque du Salvador Oscar Arnulfo Romero assiste à la réu-
nion de la Conférence épiscopale et y rencontre Jean-Paul II pour
la première fois. Romero a été nommé archevêque début 1978 en
raison de son profil peu politique. Mais peu après son installation,
son ami le père jésuite Rutilio Grande a été abattu par des miliciens
proches du régime. Indigné, Romero se transforme alors en défen-
seur des droits de l’Homme et des paysans, ce qui lui attire l’hostilité
du régime.
Jean-Paul II connaît mal l’Amérique du Sud et s’en remet à
l’avis de ses conseillers sur la théologie de la libération qui serait

370
La théologie du fusil

surtout un mouvement quasi marxiste. Romero continue de


protester contre les meurtres politiques au Salvador, tandis que
plusieurs évêques prennent leurs distances avec lui. Le 17 février
1980, Romero demande officiellement au président Carter d’arrê-
ter l’aide militaire au Salvador. Deux jours plus tard a lieu un
attentat à la bombe dans les locaux de la radio catholique, puis
dans la bibliothèque de l’université catholique. Romero dort
désormais dans un lieu différent chaque nuit… quand il arrive à
dormir.
Pendant ce temps, le cardinal Oddi, patron de la Congrégation
pour le clergé, se prépare à muter l’indocile Romero vers un autre
poste.
Le dimanche 23 mars, Romero déplore encore dans son sermon
les récentes répressions gouvernementales. Il appelle les membres de
la Garde nationale et la police à cesser de tuer leurs frères paysans. Le
lendemain, il est exécuté d’une balle dans la poitrine alors qu’il dit
la messe dans une chapelle d’hôpital. Le pape s’abstiendra de toute
déclaration publique.
Même les funérailles de Romero sont dramatiques. Pendant
l’office, des explosions retentissent à l’extérieur. Une fusillade éclate
sur la place devant l’église. La foule s’enfuit en panique, puis reflue
à l’intérieur de l’église. Bilan : 40 morts. Le gouvernement incri-
mine des groupes d’extrême gauche. Des évêques de divers pays qui
étaient présents ce jour-là contredisent cette version et affirment
leur solidarité avec la mission de Romero. On sait aujourd’hui que
Romero a été tué par des soldats sous les ordres du major Roberto
D’Aubuisson.
Le 2 décembre 1980, trois religieuses une missionnaire laïque
américaines sont assassinées sur la route de Santiago Nonualco au
Salvador, après avoir été violées par des soldats. L’administration
Carter suspend son aide militaire, mais elle est rétablie quelques
semaines plus tard, à l’arrivée de Reagan à la Maison-Blanche. Le
juge d’instruction salvadorien en charge du dossier est lui-même
assassiné. Une enquête des Nations unies conclura que les meurtres

371
Wojtyła

ont été prémédités. Les responsables ont été protégés par le chef
de la Garde nationale, des hauts gradés de l’armée et des officiels
américains.

Il y a au Nicaragua une « Église du peuple » favorable au pou-


voir sandiniste qui apprécie sa politique sociale : alphabétisation,
gratuité des soins médicaux, réforme agraire, prêts au logement…
Cinq membres de cette junte sont membres du clergé ou d’organi-
sations religieuses, en particulier le père Ernesto Cardenal, ministre
de la Culture. Le Vatican estime qu’ils doivent démissionner pour se
mettre en règle vis-à-vis de l’Église.
La CIA finance dès l’arrivée de Reagan au pouvoir la guérilla
des « contras ». Mais en décembre 1982, le Congrès oblige Reagan
à interdire à la CIA tout équipement ou entraînement militaire des-
tiné à renverser le pouvoir nicaraguayen. L’administration Reagan
cherche alors des moyens détournés de continuer : ce sera la fameuse
affaire « Iran-Contra1 », la vente d’armes à l’Iran pour financer la gué-
rilla sandiniste.
Dès 1981, la CIA commence à financer les dignitaires de l’Église
fidèles à Rome, et à leur transmettre des informations sur les prêtres.
L’un des bénéficiaires est l’archevêque Miguel Obando y Bravo.
Selon le témoignage de John Poindexter (vice-directeur du Conseil
national de sécurité américain) recueilli par Bernstein et Politi : « nous
informions les évêques [nicaraguayens] sur ce que nous pensions que
les autorités du pays s’apprêtaient à faire et sur ce que les organisa-
tions révolutionnaires du Salvador [où les prélats de l’Église établie
recevaient également des subsides] manigançaient. Ceci directement
par l’intermédiaire de l’évêque au Nicaragua2 ».
Lorsque les membres des commissions du renseignement du
Sénat et de la Chambre des représentants découvrent début 1983 que

1. Peter Kornbluh et Malcolm Byrne, The Iran-Contra Scandal: The Declassified History,
New Press, 1993.
2. Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de notre époque,
op. cit.

372
La théologie du fusil

l’archevêque Obando a reçu 25 000 dollars de la CIA, ils craignent


un nouveau scandale qui pourrait aussi éclabousser la CIA. Casey est
obligé de promettre l’arrêt de ces versements. Bien évidemment, il
n’en a pas l’intention. De retour à l’agence, Casey charge un de ses
subordonnés de trouver une autre filière.
Malgré ces efforts, une partie importante du clergé sud-américain
est en train de basculer en faveur du gouvernement sandiniste. Casey
et le conseiller national à la Sécurité Clark encouragent l’entourage
du pape à programmer un voyage au Nicaragua pour y mettre bon
ordre. Le Vatican est effectivement convaincu que l’Église populaire
nie l’autorité du pape.
En février 1981, un prêtre espagnol en poste au Guatemala visite
des familles de paysans torturés et assassinés, quand il est lui-même
exécuté. Le lendemain, le gouvernement américain annonce qu’il
renforce son soutien armé au Salvador. Le patron de la CIA William
Casey appelle le nonce à Washington, l’archevêque Laghi, pour se
plaindre que la Conférence des évêques sud-américains soit hostile
au président Reagan. Laghi organise une audience auprès du pape
pour le général Vernon Walters, lui-même catholique.
Au Salvador et au Guatemala, l’escalade de la terreur se poursuit.
Le successeur de Romero, l’archevêque Rivera y Damas, se situe dans
une ligne proche. Il explique aux médias que l’opposition salvado-
rienne attend avant tout une reconnaissance politique et des négo-
ciations pour la paix.
En 1982, au Guatemala, Amnesty International recense
2 600 Indiens massacrés par les troupes gouvernementales en quatre
mois. En Argentine, un évêque meurt dans un accident de voiture,
dénoncé comme un assassinat… En juin 1983, l’aumônier des forces
armées salvadoriennes, l’évêque Joaquín Ramos Umaña, est abattu
d’une balle dans la tête.
L’archevêque Arturo Rivera y Damas se fait presque aussi viru-
lent que son prédécesseur Romero. En dépit des financements et de
l’entraînement fourni par la CIA, il devient évident que les contras,
peu motivés, sont voués à l’échec. Un plan de paix proposé en 1987

373
Wojtyła

par le président du Costa Rica prendra la Maison-Blanche par sur-


prise et aboutira à une sortie de crise en 1992. Mais en 1989, six
prêtres jésuites qui participaient aux négociations de paix seront
encore tués à l’université catholique de San Salvador. Aux premières
heures du 16 novembre 1989, une unité d’élite des forces armées
salvadoriennes pénètre sur le terrain de l’université d’Amérique cen-
trale, dirigée par les jésuites à San Salvador, et exécute son recteur,
le père Ignacio Ellacuría, ainsi que cinq autres prêtres jésuites, leur
gouvernante et sa fille de 16 ans.
Dans un jugement très attendu, une Cour de justice espagnole a
condamné le 11 septembre 2020 le colonel salvadorien à la retraite
Inocente Orlando Montano à 133 ans de prison pour des actes de
terrorisme d’État et l’assassinat des six prêtres, de la gouvernante et
l’adolescente. C’est l’aboutissement de plusieurs décennies de travail
des familles des victimes, de la communauté jésuite et des organi-
sations de défense des droits de l’homme. Le jugement a été rendu
suivant le concept juridique novateur de « compétence universelle »
désormais appliqué dans les tribunaux espagnols.
Les archives américaines déclassifiées sur décision de l’administra-
tion Clinton ont fourni des preuves claires de la culpabilité des mili-
taires malgré une dissimulation massive. Des câbles d’ambassade, des
rapports de la CIA et des comptes-rendus de la Defense Intelligence
Agency ont décrit comment les responsables américains ont réalisé
à contrecœur que c’étaient leurs propres alliés des forces armées du
Salvador (ESAF) qui avaient ordonné et mis en œuvre le complot
visant à ces assassinats.
Le gouvernement salvadorien a refusé de coopérer avec le tribu-
nal espagnol, ce qui a retardé la procédure judiciaire pendant des
années. Mais en 2017, les États-Unis ont pris la décision d’extrader
Montano, qui travaillait dans une usine de bonbons près de Boston,
vers Madrid. Même s’il n’était qu’un des 19 officiers supérieurs mis
en cause, sa condamnation est une victoire symbolique.
Pour l’administration Reagan, aucune bataille n’était plus impor-
tante que celle contre la théologie de la libération. Elle menaçait le

374
La théologie du fusil

contrôle de Rome sur l’Église sud-américaine et risquait de faire


tache d’huile sur les autres continents.

La subversion est partout


Sur le territoire même des États-Unis, le FBI a pratiqué l’es-
pionnage de prélats suspects d’accointances marxistes : c’est le cas
de l’archevêque de Seattle Raymond Hunthausen et de l’évêque
auxiliaire de Détroit Thomas Gumbleton, opposés à la course aux
armements et à la guerre nucléaire. Fin 1983, le Vatican ordonne
une enquête sur Hunthausen et lui retire l’essentiel de ses pouvoirs
en nommant un évêque auxiliaire qui a le fin mot en cas de désac-
cord. Cette décision est perçue comme un avertissement aux autres
prélats. Les évêques de certains pays, en particulier les Allemands,
critiquent les évêques américains pour leur dénonciation de la dis-
suasion nucléaire.
Dans les pays du Sud, plusieurs organisations américaines,
manipulées ou non par la CIA, interviennent sans discrétion exces-
sive. C’est le cas de télévangélistes américains qui s’implantent en
Amérique centrale, comme Pat Robertson qui soutient le régime des
contras avec son puissant Christian Broadcasting Network (CBN) et
invite des dictateurs dans son programme télévisé. Il s’affiche même
avec Roberto D’Aubuisson, l’un des responsables du meurtre de
l’archevêque Romero. Les dons de ses téléspectateurs lui permettent
de verser des millions de dollars « d’aide humanitaire » aux régimes
du Guatemala, du Salvador et du Honduras. Au Guatemala il sou-
tient le dictateur Ríos Montt, converti à l’Église pentecôtiste Iglesia
Verbo. Boudé par les États-Unis eux-mêmes, Ríos Montt s’appuie
sur Robertson pour redorer son blason et se présenter comme un
héraut de la lutte anticommuniste.
Pendant les dix-huit mois au pouvoir de Ríos Montt, plus de
15 000 personnes sont assassinées, parmi lesquels des prêtres
catholiques et des centaines de catéchistes. Ce qui n’empêche pas
Robertson de le présenter comme « un exemple de ce que Dieu peut

375
Wojtyła

faire quand les Siens sont au pouvoir1 »… De leur côté les évan-
gélistes venus des États-Unis ont toute latitude des militaires pour
apporter la bonne parole aux Indiens. Les évêques catholiques sont
régulièrement insultés et menacés, y compris le propre frère de Ríos
Montt, qui est obligé de fuir le pays. Pour être complet, il faut pré-
ciser que certains pasteurs évangéliques qui ne cautionnent pas les
exactions du régime sont à leur tour persécutés. Une douzaine sont
assassinés et quarante-neuf « disparaissent » définitivement. Ríos
Montt sera renversé par sa propre armée en août 1983. Sous son
règne, les pentecôtistes ont tout de même eu le temps de convertir
environ un quart de la population.
Cette offensive de groupes évangélistes américains, qui arrivent
à lever des millions de dollars, ajoute encore au trouble des évêques
catholiques, qui se demandent si cette poussée fondamentaliste n’est
pas pilotée par Washington.
Parmi les forces à l’œuvre, il faut encore s’attarder sur une ins-
titution néoconservatrice, l’Institut pour la religion et la démo-
cratie (IRD), créé en 1981. Décrit comme « le séminaire officiel
de l’administration Reagan », l’IRD travaille en lien étroit avec
le Département d’État, produit des articles et conférences sur le
Salvador et le Nicaragua. Il rédige aussi une lettre d’information
confidentielle envoyée aux entreprises et gouvernements amis de la
région pour dénoncer les complots des syndicats et des gauchistes
au sein de l’Église. En 1985, l’IRD organise une conférence sur la
liberté religieuse sponsorisée par le Département d’État. Malgré ce
lobbying, la Conférence des évêques ne mollit pas dans sa dénon-
ciation des exactions et sa critique de la politique états-unienne en
Amérique centrale.
L’action des services secrets américains dans la région, à commen-
cer par la CIA, est peu à peu dévoilée par diverses enquêtes jour-
nalistiques. Le soutien aux contras devient rapidement évident. On
retrouve même un manuel d’instruction à l’usage des guérilleros édité

1. Penny Lernoux, People of God. The Struggle for World Catholicism, Viking, 1989.

376
La théologie du fusil

par la CIA… Il faut surtout citer le plan Banzer destiné à discréditer


la théologie de la libération et réprimer la dissidence catholique de
gauche. Il est élaboré au début de 1975 par le ministère bolivien de
l’intérieur, en collaboration avec la CIA, sous l’impulsion du pré-
sident bolivien Hugo Banzer. Les services boliviens ont notamment
pris pour cible Jorge Manrique Hurtado, l’archevêque de La Paz. Les
méthodes utilisées contre lui consistent à placer des faux documents
compromettants dans les locaux de l’église et à censurer ou fermer
les propriétés de l’église et les stations de radio catholiques1. Le plan
Banzer a été approuvé et mis en œuvre par neuf autres gouverne-
ments d’Amérique latine dans les années 1970.
L’opinion américaine est pourtant de plus en plus opposée à
l’interventionnisme en Amérique centrale. L’administration Reagan,
en retour, en est réduite à dénoncer la politisation des évêques, qui
utilisent leur magistère pour endoctriner les croyants. La hiérarchie
catholique américaine fait elle-même pression sur l’administration
pour qu’elle soutienne un processus de paix, mais c’est un véritable
dialogue de sourds.
Il faudrait encore citer Catholics United for the Faith (CUF),
une aile fondamentaliste de l’Église américaine, qui se spécialise dans
l’envoi au Vatican de dossiers incriminant les prêtres qu’elle juge
douteux. Ils viennent souvent doublonner ceux déjà transmis par la
CIA ou la nonciature de Washington…

Un tennis avec l’amiral


L’archevêque Pio Laghi, pro-nonce à Washington, a servi au
Nicaragua et en Argentine, où il ne s’est pas signalé par sa sévé-
rité envers la junte militaire et ses exactions. On le vit ainsi jouer
au tennis avec l’amiral Emilio Massera, l’un des plus sanguinaires
dirigeants de la junte. Laghi essaie de garder un profil bas mais se

1. Cf. Philip Berryman, Liberation Theology: Essential Facts About the Revolutionary
Movement in Latin America and Beyond, Temple University Press, 1987.

377
Wojtyła

retrouve régulièrement dans la presse pour cause de mesures discipli-


naires du Vatican contre des évêques américains.
Les archives américaines déclassifiées, consultées par Frédéric
Martel, nous apprennent qu’il fut un informateur de la CIA :

Dans une série de mémos de 1975 et 1976 dont je dispose, Laghi


raconte tout à l’ambassadeur américain et à ses collaborateurs.
Face à eux, il plaide constamment la cause des dictateurs Videla
et Viola qui seraient des « hommes bons » voulant « corriger les
abus » de la dictature. Le nonce dédouane les militaires de leurs
crimes, la violence venant autant du gouvernement, dit-il, que
de l’opposition « marxiste ». Il nie également, devant les agents
américains, que les prêtres puissent être persécutés en Argentine.
(Une dizaine au moins ont été assassinés.)
Selon mes sources, l’homosexualité de Pio Laghi pourrait expli-
quer ses positions et avoir joué un rôle dans sa proximité avec la
junte – une matrice que l’on retrouvera souvent. Celle-ci ne le
prédestinait pas, bien sûr, à la collaboration, mais en le rendant
vulnérable aux yeux des militaires qui connaissaient ses pen-
chants, elle a pu le contraindre au silence. Pourtant Laghi est
allé plus loin : il a choisi de fréquenter la mafia gay fascisante qui
entourait le régime1.

L’homologue américain de Laghi à Rome se nomme William


Wilson ; c’est un ami personnel et ex-conseiller fiscal de Ronald
Reagan. Ce Californien aisé, qui a des intérêts dans le pétrole, l’im-
mobilier et investit en Bourse, fait partie d’un groupe d’hommes
d’affaires qui ont poussé Reagan à entrer en politique. Il est membre
de l’ordre des chevaliers de Malte et s’entend à merveille avec l’ar-
chevêque Marcinkus, qui se débrouille pour lui obtenir des bureaux
au Vatican, tout près des appartements du pape. Ce même Wilson

1. Frédéric Martel, Sodoma. Enquête au cœur du Vatican, Robert Laffont, 2019.

378
La théologie du fusil

interviendra par la suite pour aider son ami Marcinkus lors du scan-
dale Ambrosiano.
Wilson remet au secrétaire d’État Casaroli une « liste noire » de
prêtres et de nonnes d’Amérique centrale qui mériteraient d’être
relevés de leurs fonctions. Elle circule au sein de la curie. Une
grosse imprudence sera fatale à Wilson en 1986 : il rend visite pour
le compte d’une société pétrolière au colonel Kadhafi alors que ce
dernier est dans le collimateur de l’administration Reagan pour son
implication dans des attentats terroristes. Il semble qu’il ait eu en
réalité plusieurs contacts secrets avec le régime libyen, avec l’accord
du Conseil national de sécurité. Mais devant le scandale, il devient
inévitable de le rappeler à Washington.
Sans avoir besoin de passer par Wilson, la CIA fournit plu-
sieurs fois à la curie des fiches sur les diplomates étrangers accrédi-
tés auprès du Vatican, et d’autres sur des prêtres jugés marxistes.
Parfois même la CIA fournit des relevés d’écoutes téléphoniques
de prêtres « renégats ». Ces relevés sont transmis à la Congrégation
pour la doctrine de la foi. Jean-Paul II a choisi d’y nommer le car-
dinal Ratzinger, jugé très puissant car c’est lui qui définit la doc-
trine, et décide donc de qui est dans l’Église et qui en est sorti... Il
a pour tâche de mater les dissidences idéologiques et religieuses au
sein de l’Église. Fils d’un policier bavarois, il a grandi dans l’Alle-
magne nazie. Esthète plus attiré par les questions intellectuelles que
par la vie paroissiale, il a choisi de devenir professeur de théologie.
Une fois atteint la quarantaine, il a basculé du camp progressiste
au conservateur. Pendant Vatican II, il était catalogué comme fai-
sant partie de l’avant-garde. Ce sont les mouvements étudiants des
années 1960 qui le font évoluer. À l’université de Tübingen, il
affronte son collègue libéral Hans Küng, dont les conférences font
salle comble tandis que Ratzinger parle devant des salles à moitié
vides. Il finit par quitter l’université pour retourner en Bavière.
C’est en 1977 qu’il rencontre Wojtyła. Pour les deux hommes,
c’est un coup de foudre intellectuel : ils partagent la même volonté
de corriger certains « excès » de Vatican II.

379
Wojtyła

Calme dans les tempêtes, très écouté par le pape (qui lui demande
souvent en fin de réunion s’il a quelque chose à ajouter), il fait tou-
jours valider ses décisions par le pape avant de les annoncer. En 1980,
les évêques allemands retirent à Küng sa licence pour enseigner la
théologie : Ratzinger n’y est sans doute pas pour rien. Il entretient
des contacts avec le mouvement Communion et Libération, et à tra-
vers la hiérarchie allemande, les agences d’aide au tiers-monde qui
opèrent en Amérique du Sud.

Notre ami Pinochet


L’évêque Carlos Camus fait partie des centaines de prêtres chiliens
qui ont eu à souffrir les persécutions du général Pinochet. En mars
1987, sa nièce de 18 ans est arrêtée et torturée. On « trouve » la carte
d’identité de sa sœur sur le lieu d’un attentat. La jeune fille est libé-
rée après trois jours de détention en raison du scandale suscité par
l’évêque. C’est un simple exemple parmi tant d’autres…
Entre 1973 et 1986, plus de 150 000 Chiliens sont emprison-
nés, 400 prêtres étrangers expulsés et plusieurs prêtres tués. Certains
évêques, qui ont pris des positions publiques pour la défense des
droits de l’Homme, reçoivent des menaces de mort. Plusieurs dizaines
d’églises sont incendiées ou plastiquées par des groupes paramili-
taires. Les églises sont les seules institutions que l’armée ne contrôle
pas. Pinochet ne peut se permettre de les fermer, alors qu’il prétend
avoir agi pour protéger les valeurs chrétiennes. L’Église chilienne
rapporte des pratiques courantes de coups, chocs électriques, brû-
lures de cigarette, viols et tortures psychologiques.
Les Églises catholique, protestante et juive ont créé un comité
œcuménique de coopération pour la paix, qui apporte une aide
juridique et financière aux victimes de la répression. Mais en 1975,
le régime fait pression pour sa dissolution. Les évêques catholiques
créent alors un « vicariat de Solidarité », qui va traiter en dix ans près
de 300 000 cas de violations de droits. Cette position fait perdre à
Pinochet le soutien des classes supérieures. Le régime réplique par

380
La théologie du fusil

un véritable harcèlement : des prêtres sont régulièrement emprison-


nés et battus. Un missionnaire irlandais de Santiago, le père Liam
Holahan, est sévèrement violenté pour avoir assisté aux funérailles
d’une victime de la répression. Le père O’Mara, un Américain de
Chicago, essaie de s’interposer quand il voit un de ses collègues âgés
passé à tabac par un officier de police. Il est à son tour arrêté et battu.
On le renvoie aux États-Unis. Les prêtres chiliens, eux, sont empri-
sonnés. Le père Renato Hevia, directeur de la revue jésuite Mensaje,
est jeté en cellule pour avoir « mis en danger la sécurité intérieure du
pays » en critiquant l’état de siège.
Un père missionnaire français, André Jarlan, qui officie dans la
banlieue de Santiago La Victoria, est abattu par une balle perdue
alors qu’il prie dans sa chambre. Il devient un véritable symbole
de la résistance. Pinochet fera expulser les autres prêtres français de
La Victoria et saccager la chambre du père Jarlan, où un autel était
dressé en sa mémoire. La chapelle tout entière est détruite1.
L’armée ne voit pas d’autre solution que de soutenir Pinochet :
elle craint un régime gauchiste et une campagne de procès contre
ses hommes, dont beaucoup ont torturé. En 1988 est prévu un plé-
biscite sur le maintien de Pinochet à la présidence. Il le perd, ce
qui déclenche une élection présidentielle. Mais les responsables mili-
taires conservent leurs postes jusqu’en 1993, y compris Pinochet qui
reste commandant en chef des armées.

Le nonce au Chili, l’évêque Angelo Sodano, a été un grand ami


du régime. Il a verrouillé la Conférence épiscopale chilienne, en y
faisant nommer quatre évêques proches de l’Opus Dei. La visite de
Jean-Paul II au Chili en 1987 a apporté un soutien de fait à Pinochet,
alors très controversé sur la scène internationale. L’apparition du
pape et de Pinochet, tout sourires, à la tribune du palais présidentiel
a suscité de vives critiques. En 1988 Sodano est rappelé à Rome et
devient « ministre des Affaires étrangères ». Devenu secrétaire d’État

1. Cf. Penny Lernoux, Cry of the People, op. cit.

381
Wojtyła

de Jean-Paul II, à partir de 1990, il continuera à suivre le dossier


chilien1 et supervisera les nominations, comme celle de Francisco
Javier Errázuriz nommé archevêque de Santiago malgré son indul-
gence envers les prêtres pédophiles. Selon de nombreux témoignages
recueillis par Frédéric Martel (dont celui du prêtre Christian Precht,
l’un des plus proches collaborateurs de l’évêque de Santiago), Sodano
a contribué à la nomination d’évêques neutres ou pro-Pinochet, dis-
qualifiant les prêtres opposés au régime2. Pire encore, Sodano semble
s’être gravement compromis avec le régime, par imprudence ou
idéologie.
Le prêtre Fernando Karadima, de la paroisse d’El Bosque, fré-
quentée par l’entourage de Pinochet, a servi à Sodano de guide dans
la bonne société et les milieux catholiques chiliens. Selon les témoins
interrogés sur place par Frédéric Martel, la paroisse était infiltrée par
les espions du régime, ce qui leur permettait d’avoir prise sur la « hié-
rarchie catholique gay », à commencer par Karadima, accusé d’abus
sexuels multiples. Pinochet avait besoin du soutien de l’Église : il a
donc veillé à favoriser les prêtres et évêques acquis à sa cause, et qu’il
pouvait faire chanter si besoin.
Le nonce Sodano est devenu un grand ami de Karadima, avec qui
il disait parfois la messe devant un parterre de hauts gradés. Karadima
prodiguait au nonce toutes sortes d’attentions et lui faisait faire de
nombreuses rencontres parmi les jeunes prêtres et séminaristes. Il
était surtout à la tête d’un véritable réseau de renseignements qui sur-
veillait les prêtres progressistes et informait Sodano afin de bloquer
leur carrière. Plusieurs de ces prêtres progressistes furent arrêtés par
la police de Pinochet, sans que l’on sache qui exactement les avait
dénoncés. De son côté, Sodano entretint selon Martel une liaison
avec… un agent secret de Pinochet ! Rodrigo Serrano Bombal « est
à la fois l’un des habitués d’El Bosque, un officier de réserve de la
marine, un agent probable des services secrets de Pinochet et, dit-on,
1. En 1998, alors que Pinochet est hospitalisé en Grande-Bretagne et sous le coup d’un
mandat d’arrêt international, le Vatican s’opposera à son extradition.
2. Frédéric Martel, Sodoma, op. cit.

382
La théologie du fusil

un homosexuel “closeted”. Son appartenance à la DINA (Dirección


de inteligencia nacional), les services secrets de Pinochet, serait attes-
tée par un décret de nomination, que la journaliste Monica Gonzalez
a pu consulter ; ce recrutement policier a également été évoqué, ainsi
que sa possible homosexualité, par des témoignages faits à l’occasion
des procès de la dictature)1 ». Sodano était-il un pinochetiste naïf et
manipulé par le régime, un gay clandestin objet de chantages, ou un
peu des deux ?
Accusé de nombreux abus sexuels sur de jeunes garçons commis
pendant plusieurs décennies, Karadima a été protégé par le régime
Pinochet puis par le secrétaire d’État Sodano. Sans doute voulait-
on éviter qu’il divulgue tous les secrets d’El Bosque… Karadima ne
s’est pas gêné pour faire savoir à certains prélats que s’il était « lâché »
pour ses crimes pédophiles, tout ce qu’il savait sur certains prélats
homosexuels (n’ayant eux-mêmes rien à voir avec la pédophilie) se
retrouverait sur la place publique…
Le pape Benoît XVI, après avoir écarté Sodano, ordonnera un
procès canonique. Reconnu coupable, Karadima sera réduit à l’état
laïc par le pape François en 20182. Plusieurs cardinaux et évêques
chiliens ont été mis en examen par la justice chilienne dans le cadre
de cette affaire, qui se poursuit. Elle a porté un coup terrible à la
réputation de l’Église chilienne.

Dans les années 1970-1980, une véritable guerre a déchiré l’Église,


entre les partisans de « l’option préférentielle pour les pauvres » et
les antimarxistes, alliés à la CIA, l’Opus Dei et aux dictatures mili-
taires. Le paradoxe est que les revendications portées par les premiers
étaient, à peu de chose près celles de l’Église polonaise et du syndicat
Solidarité… dont le plus fervent supporter se nommait Jean-Paul II.

1. Ibid.
2. Juan Andrés Guzmán, Gustavo Villarrubia et Mónica González, Los secretos del imperio
Karadima, Santiago du Chili, Catalonia/UDP, 2011.
18
Un voyage en Pologne

« Il est facile d’être à la fois un bon catholique et un bon commu-


niste : les catholiques croient mais ne pratiquent pas, alors que
les communistes pratiquent mais ne croient pas. »
Dicton polonais

La question d’une visite du pape en Pologne est abordée lors d’une


rencontre en janvier 1979 entre le souverain pontife et le ministre
des Affaires étrangères russe Andreï Gromyko. La visite est d’abord
prévue pour le 13 mai, date anniversaire de la mort de saint Stanislas,
patron des Polonais, en 1079. Mais les autorités craignent des débor-
dements de sentiments anticommunistes et c’est finalement le 2 juin
que débute la première visite d’un pape dans un pays communiste.
Tout est fait pour mettre des bâtons dans les roues aux Polonais
qui veulent aller à la rencontre du pape. Le SB polonais n’est pas le
seul mobilisé pour surveiller l’événement. Le dirigeant de la RDA,
Erich Honecker, a demandé au chef de la Stasi Erich Mielke de « cou-
vrir » la visite du pape en Pologne. Il s’agira d’accompagner les pèle-
rins allemands qui feront le voyage à l’occasion de la visite papale. La
Stasi a dans son effectif pas moins de 54 prêtres et 64 laïcs. Le jour
venu, 10 millions de pèlerins convergent vers Varsovie et les trois
autres villes au programme. À 10 h 05, à l’aéroport de Varsovie, Jean-
Paul II descend de son avion Alitalia et s’agenouille pour embrasser
le sol dans un geste qui deviendra familier. Les cloches se mettent à
carillonner dans le pays tout entier. Il se lève et salue la foule. Des

385
Wojtyła

drapeaux polonais et des chants l’accompagnent sur tout le trajet qui


le conduit dans le centre-ville.
Le premier jour, plus d’un million de Polonais se déplacent pour
l’accueillir. Gierek en recevant Jean-Paul II était prêt à négocier un
accord généreux pour l’Église polonaise. Mais il est pris de court par
le pape qui réclame une reconnaissance officielle du fait que l’Église
sert aussi « les hommes et les femmes dans la dimension temporelle
de leur vie », ce qui reviendrait à entériner pour elle un rôle politique.
Pendant neuf jours, du 2 au 10 juin 1979, le souverain pontife
parcourt son pays natal. « Au soir du dimanche 3 juin, racontent
Bernstein et Politi, Jean-Paul II avait déjà réussi, par ses allocutions
d’une véhémence prophétique, à remettre en question l’idéologie du
régime, le rôle de l’État, la nature de l’alliance liant la Pologne à
l’Union soviétique, et la situation géopolitique de l’Europe résultant
de la deuxième guerre mondiale1. »
L’accueil populaire dépassant toutes les prévisions met en état de
choc les dirigeants polonais sidérés par l’adulation des foules. Les
prises de position du pape vont souvent bien au-delà des formules
religieuses habituelles. Il a pris soin de ne pas attaquer de front le
pouvoir en place, mais son allocution prononcée place de la Victoire
à Varsovie constitue un véritable programme politique. Pour le
réformiste Gierek, toute la politique de collaboration avec l’Ouest se
trouve mise en danger par la démonstration de force de l’Église sous
les caméras du monde entier. Le gouvernement avait marchandé
avec Wyszyński les lieux où pourrait se rendre le pape afin de limiter
le nombre de régions concernées mais l’Église a organisé des convois
en provenance de tout le pays. Le pape a joué un jeu millimétré pour
réveiller la conscience du peuple, sans pour autant pousser les fidèles
aux débordements. Pour que sa stratégie réussisse, il fallait que les
manifestations restent pacifiques.

1. Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de notre époque,
op. cit.

386
Un voyage en Pologne

Naissance de Solidarité

Début 1980, la dette extérieure polonaise ne cesse d’augmenter,


alors que le pays souffre d’une pénurie de charbon, que les salaires
sont gelés tandis que les prix des biens de première nécessité s’en-
volent. Il est donc logique que ressurgissent des grèves. Le 14 août
1980, le pape se trouve dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo
quand on l’informe qu’un petit électricien râblé et moustachu,
nommé Lech Wałęsa, a fait irruption en pelleteuse à vapeur dans les
chantiers navals de Gdańsk, suivi par une armée d’ouvriers en colère.
C’est le début d’une véritable contre-révolution qui réunit pour la
première fois des ouvriers, des intellectuels et l’Église. Jour par jour,
puis heure par heure, Jean-Paul II reçoit de son secrétaire particu-
lier Dziwisz et du secrétaire d’État Casaroli les dernières informa-
tions. Désigné comme représentant des ouvriers des chantiers navals,
Wałęsa a émis une série de revendications, dont l’augmentation des
salaires, la reconnaissance des syndicats libres, l’allègement de la cen-
sure et la libération des prisonniers politiques. Le 20 août, alors que
le mouvement s’étend à tout le pays, le pape récite quelques prières
devant des pèlerins polonais rassemblés place Saint-Pierre, pour la
liberté religieuse et la protection du peuple polonais. Cela équivaut à
une bénédiction donnée au mouvement de grève.
Wałęsa s’exprime comme un homme du peuple, mais c’est sans
conteste un leader charismatique. Il arrive à résumer de façon acces-
sible des problèmes complexes. Les racines catholiques de Wałęsa
sont un trait essentiel de sa personnalité. En 1967 Wałęsa s’établit
dans la ville portuaire de Gdańsk, au nord du pays. Il a été mécani-
cien automobile et espère démarrer une nouvelle vie. Il découvre une
ville industrielle dans le plus pur style soviétique. Les chantiers navals
sont entourés d’usines métallurgiques et chimiques. Ce qui fait du
lieu un centre ouvrier majeur.
Un des seuls acquis du régime de Gomułka était les faibles prix des
biens de première nécessité. Mais en 1970, le gouvernement décide
de les augmenter fortement. Le 13 décembre, les ouvriers de Gdańsk

387
Wojtyła

manifestent pour exiger l’annulation des augmentations. Gomułka


fait donner la police. En juin 1976 de nouvelles augmentations sont
décrétées. Wałęsa est alors de plus en plus impliqué dans l’action
syndicale. Cette même année est fondé le KOR (Komitet Obrony
Robotników), Comité de défense des ouvriers.
Pour l’écrivain Adam Michnik, Wałęsa « est un ouvrier entouré
par des intellectuels. Il est très nationaliste, sans être chauvin,
très catholique sans être clérical. C’est une sorte de synthèse de la
Pologne à lui tout seul1 ». Wałęsa est à la fois un syndicaliste décidé
à défendre les droits des ouvriers et un combattant de la liberté et de
la démocratie.
De facto, Jean-Paul II se retrouve, dans la coulisse, partie pre-
nante aux discussions. Gierek, qui doit se battre contre les staliniens
du régime, appelle à l’aide le primat Wyszyński pour éviter que le
régime, acculé, n’ait d’autre recours que d’envoyer l’armée contre
les grévistes. Cette intervention modératrice permet de faire baisser
la tension mais conduit à renoncer à la revendication de liberté syn-
dicale. Le pape n’en a pas été informé et s’en montre irrité. Le 27
août, il fait publier par les évêques polonais un texte réclamant « le
droit à l’indépendance pour les organisations représentant les tra-
vailleurs ». Le gouvernement est contraint de céder. Les accords de
Gdańsk signés le 31 août ouvrent une nouvelle page dans l’histoire
du pays : Solidarité va pouvoir développer ses activités pour partie au
grand jour en toute légalité.
C’en est trop pour Moscou. Dès le 5 septembre, Gierek est limogé
et remplacé par son adjoint Stanislas Kania. La diplomatie soviétique
fait passer le message à Casaroli que Moscou voudrait voir modérer
les revendications de Solidarité, faute de quoi ses troupes intervien-
dront en Pologne. Mais Kania n’a d’autre choix que d’accepter les
revendications. À la mi-septembre, 35 syndicats régionaux se réu-
nissent pour fonder Solidarité. Cette percée est saluée par le monde
syndical européen. Depuis le début de la guerre froide, l’AFL-CIO2
1. New York Times, 23 octobre 1988.
2. Fédération américaine du travail – Congrès des organisations industrielles.

388
Un voyage en Pologne

a ouvert des bureaux à Paris pour soutenir les syndicats anticommu-


nistes européens. Jusqu’au milieu des années 1980, il représentera le
seul soutien financier américain du syndicat polonais.

« Nous ne devons pas perdre la Pologne ! » tonne Andreï


Gromyko1. En ce 29 octobre 1980, la réunion du Politburo prend
des allures de sauve-qui-peut. Même après le remplacement de
Gierek, le régime polonais semble à la dérive. Le général Jaruzelski,
ministre de la Défense que les Russes considèrent comme l’homme
« sur qui on peut compter », semble lui aussi flotter et craindre que
son armée refuse le cas échéant d’affronter les ouvriers. Les émissions
radio en provenance de Pologne montrent que les principes du socia-
lisme sont remis en cause, de même que le rôle dominant du Parti.
Désormais, tout courrier en provenance de Pologne est intercepté
par les services soviétiques ; la presse polonaise est censurée. Moscou
craint particulièrement une contagion dans les régions limitrophes
de la frontière polonaise. En RDA, le président Honecker s’indigne,
limite les déplacements vers et depuis la Pologne, et agite la menace
d’une intervention conjointe des forces du pacte de Varsovie.
Le lendemain 30 octobre, le Premier secrétaire Kania et le Premier
ministre Pińkowski sont convoqués à Moscou. Ils promettent de faire
preuve d’une fermeté accrue, mais vu de Moscou, rien ou presque
ne va changer. De nouvelles grèves interviennent quelques semaines
plus tard. Le 5 décembre se tient à Moscou une réunion des diri-
geants des pays communistes. Kania plaide contre une intervention
militaire.
Désormais, le SB polonais a pour instruction de pénétrer le
Vatican. Dans un télégramme du 16 juin 1980, le rezident du KGB
à Varsovie informe sa centrale que les collègues du SB polonais ont
réussi à placer plusieurs agents dans l’entourage du pape :
« Nos amis ont conquis d’importantes positions au sein du Vatican
et elles leur donnent accès au pape et à la congrégation romaine.
1. Compte-rendu de la réunion du Politburo du 29 octobre 1980, cité par Carl Bernstein
et Marco Politi in Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de notre époque, op. cit.

389
Wojtyła

Outre des agents expérimentés envers qui Jean-Paul II est favorable-


ment disposé, et qui peuvent obtenir audience à tout moment, nos
amis ont placé des agents parmi les leaders d’associations d’étudiants
catholiques qui sont en contact constant avec les cercles du Vatican
et ont leurs entrées à Radio Vatican et au secrétariat du pape1. »
Le KGB donne au SB plusieurs objectifs à fixer à ses agents infil-
trés : influencer le pape dans le sens d’une politique de détente com-
parable à celle de Jean XXIII ; créer la discorde au sein du Vatican,
ainsi qu’entre les États-Unis et le Vatican ; contrer les opérations de
soutien du Vatican aux Églises catholiques de l’Est et enfin identifier
les circuits par lesquels l’Église polonaise soutiendrait celle d’URSS.
Dès lors la presse des pays de l’Est dresse un portrait très négatif
de Jean-Paul II, présenté comme un dangereux idéologue et perfide
soutien des États-Unis.
En décembre, Wałęsa est reçu à Rome avec beaucoup d’égards
par le pape. Il est en train de devenir une figure de renommée mon-
diale. Pendant son séjour, le leader syndical est « cornaqué » par un
homme qu’il avait reçu à Varsovie quelques mois auparavant, Luigi
Scricciolo, membre de la confédération syndicale italienne. Scricciolo
a prodigué des conseils d’organisation au syndicat polonais et parti-
cipé à l’approvisionnement des camarades en matériel. Cependant,
le contre-espionnage italien le place sous surveillance : selon les infor-
mations qu’ils transmettent à la CIA, Scricciolo serait en réalité un
agent des services secrets bulgares. A-t-il pour mission simplement
de pénétrer Solidarité ? Ou bien envisage-t-on de faire disparaître
Wałęsa ? Quoi qu’il en soit, on fera passer le mot à Wałęsa : se méfier
à l’avenir de cet Italien trop serviable.
Solidarité réclame désormais la semaine de cinq jours. Le syndicat
revendique 10 millions de membres, soit quatre fois plus que le Parti.
D’ailleurs, 750 000 adhérents du Parti auraient rejoint Solidarité.
La classe ouvrière, pilier du communisme, est en train de basculer.

1. Archives Mitrokhine.

390
Un voyage en Pologne

Début 1981, le Kremlin est conscient que l’économie du bloc de


l’Est se dégrade fortement, plombée par la guerre en Afghanistan.

De Carter à Reagan
Aux États-Unis entre en scène un nouvel acteur important. Le
nouveau président Ronald Reagan, élu à l’automne 1980, prend
ses fonctions le 20 janvier 1981. Le lien de la Maison-Blanche avec
le Vatican existe déjà via Brzeziński, le conseiller de Carter chargé
de représenter son président lors des cérémonies intronisant Jean-
Paul II. Les deux hommes se connaissent depuis le voyage de Wojtyła
aux États-Unis en 1976 et ont correspondu régulièrement. Dès
le début de Solidarité, Brzeziński a informé un émissaire du pape,
l’évêque Jozef Tomko, que le président Carter a donné son feu vert à
une opération de la CIA visant à faire pénétrer clandestinement des
brochures anticommunistes dans plusieurs pays de l’Est, notamment
en Ukraine et dans les États baltes. Fin décembre 1980, il appelle
directement Jean-Paul II pour le prévenir qu’une invasion militaire
soviétique en Pologne se prépare. Il dispose de photos satellites suf-
fisamment précises pour distinguer des installations militaires russes
en cours de construction à la frontière polonaise. Et, surtout, la CIA
détient des informations de première main : l’agence dispose d’une
taupe au plus haut niveau chez les Polonais.
En août 1972, un officier de l’état-major polonais, le colo-
nel Ryszard Kukliński, a offert ses services à la CIA par un cour-
rier adressé à l’ambassade américaine à Bonn. Le contact fut établi
par un rendez-vous en janvier 1973 dans un cimetière de Varsovie.
Kukliński y reçut du matériel photographique. La CIA, échaudée
par la perte de plusieurs sources dans les pays de l’Est, se montra
hyper-prudente. Les rares rencontres se firent lors de déplacements à
l’étranger. Pour le reste, les échanges se faisaient par boîtes aux lettres
mortes. Les informations fournies par Kukliński circulaient le moins
possible, pour ne pas risquer de le « griller ». Du coup, elles ne furent
pas exploitées pleinement.

391
Wojtyła

Source prolifique, Kukliński allait fournir près de 30 000 docu-


ments, sans jamais accepter un dollar. Sa motivation était purement
idéologique : débarrasser son pays du communisme1. La CIA par-
vint à recruter trois autres sources au sein de l’armée polonaise :
leur production fut rassemblée sous un seul nom de code, pour que
l’on ne sache pas qu’il y en avait plusieurs. Mais aucune ne serait
plus remarquable que Kukliński. Grâce à lui les services américains
suivaient de près les activités des troupes du pacte de Varsovie.
Plusieurs stations d’écoute avaient été installées par la NSA en
Norvège, suite à un traité conclu en 1954. Les conditions y étaient
excellentes pour écouter les transmissions radio de l’Armée rouge
dans les pays Baltes.
Début décembre 1980, Kukliński annonce que 18 divisions
soviétiques, tchécoslovaques et est-allemandes se massent près de
la frontière polonaise sous le prétexte de manœuvres du pacte de
Varsovie. Selon lui, une invasion est imminente.
Le conseiller Brzeziński appelle le Vatican, demande à joindre le
pape d’urgence et lui suggère de mobiliser les chefs de gouverne-
ment des pays européens à majorité catholique pour qu’ils menacent
l’URSS de boycott économique et diplomatique. Carter puis Reagan
vont mettre solennellement en garde Moscou. Brzeziński demande
en fin de conversation à Jean-Paul II à quel numéro il peut le rap-
peler. Il a alors la surprise d’entendre ce dernier demander à son
secrétaire : « Dziwisz, est-ce que j’ai une ligne privée ? »
Les émissaires du pape se succèdent à Moscou, porteurs de lettres
confidentielles. Le 15 décembre, un membre du Comité central
soviétique, Vadim Zagladin, est reçu par Jean-Paul II. Les Russes
renoncent à intervenir.
Brzeziński est le seul membre de l’administration Carter qui
va rester au sein de l’équipe Reagan, en tant que conseiller sur la
Pologne. Ses origines polonaises et sa relation avec Jean-Paul II
expliquent cette particularité. Il va travailler en étroite collaboration
1. Cf. Benjamin Weiser, A Secret Life. The Polish Officer, His Covert Mission, and the Price
He Paid to Save His Country, Public Affairs, 2004.

392
Un voyage en Pologne

avec le nouveau patron de la CIA, William Casey, un avocat qui


fut autrefois membre de l’OSS et a fait partie de l’équipe de cam-
pagne de Ronald Reagan. Farouchement anticommuniste, imagina-
tif et peu soucieux des règles, Casey va développer un activisme tous
azimuts. L’administration Reagan concentre un nombre inédit de
catholiques pratiquants aux postes les plus importants : Casey (qui
va tous les jours à la messe), le secrétaire d’État Alexander Haig,
le général en retraite Vernon Walters, émissaire particulier du pré-
sident, le conseiller à la sécurité nationale Richard Allen, etc. Cette
administration cherche ouvertement à développer une alliance avec
le Vatican.

Un autre acteur quitte la scène : le primat Wyszyński est en train de


mourir d’un cancer et ne va plus pouvoir exercer son autorité modé-
ratrice sur Solidarité. Le pape est parfaitement informé des pressions
extrêmes que subissent les dirigeants polonais de la part de Moscou.
La CIA interprète la nomination de Jaruzelski, jusqu’alors ministre
de la Défense, au poste de Premier ministre en février, comme le
dernier recours pour soumettre le peuple polonais. Le pape est bien
mieux informé que la CIA sur les relations entre le gouvernement
polonais et Moscou.
Jaruzelski, qui va jouer un rôle-clé pour la suite, apparaît à bien
des égards comme le contraire de Wałęsa. Le leader syndical est un
sanguin, Jaruzelski reste froid et impassible en toutes circonstances.
Wałęsa est charismatique, Jaruzelski terne. Les Polonais vont s’habi-
tuer à sa raideur et à ses lunettes fumées (qu’il porte pour soulager
ses yeux endommagés pendant son séjour en camp de travail sovié-
tique). Il a grandi dans un environnement où l’on détestait l’URSS.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les soviets ont envoyé son
père en camp de travail et l’ont déporté avec sa mère et sa sœur.
Mais c’est un homme réaliste : il a bien conscience que la Pologne
fait partie du terrain de jeu soviétique, que cela plaise ou non aux
Polonais. Son soutien au régime ne sera donc pas idéologique mais
le résultat d’un pur calcul.

393
Wojtyła

Bien qu’athée, Jaruzelski a été élevé par des prêtres catholiques.


Dans le chaos qu’était l’Europe de 1940, son passage dans une école
russe d’officiers l’a structuré et lui a donné une perspective. Diplômé
fin 1943, il a participé à la libération de Varsovie, puis à la conquête
de Berlin. En 1947, il s’est inscrit au Parti communiste. Sa carrière
a progressé régulièrement : colonel en 1954, brigadier général en
1956, il est devenu le plus jeune officier général de l’armée polo-
naise. Nommé ministre de la Défense en 1968, il a géré les émeutes
de 1970 avec calme et réflexion.
En Pologne, la lutte continue pour faire accepter les syndicats
paysans. Le pays est une nouvelle fois au bord de la grève, après
que le pouvoir a tenté de diviser le mouvement par une campagne
antisémite. Les agents du KGB traquent en Allemagne de l’Ouest les
flux d’argent à destination de Solidarité. Un rapport du 8 avril 1981
expose que l’ambassade allemande à Vienne a organisé la collecte et
l’envoi de 200 000 schillings autrichiens à l’ambassade allemande de
Varsovie, pour transmission à Solidarité. La Conférence des évêques
ouest-allemands a fait de même et la Fondation Hanns Seidel, proche
de la CDU, a fait remettre directement à Wałęsa 60 000 deutsche-
marks pendant sa visite à Rome.
Une équipe de contre-espionnage est montée au QG de la Stasi à
Berlin-Est. Erich Mielke supervise personnellement la création d’une
cellule de crise de la Stasi à l’ambassade est-allemande de Varsovie.
Chaque consulat est-allemand en Pologne accueille des espions de la
Stasi chargés de recruter et gérer des sources locales, y compris chez
les militaires et même les agents du SB. Ce qui en dit long sur la
défiance qui s’est installée…
De son côté, Jean-Paul II entame des discussions secrètes
avec Brejnev via l’ambassadeur soviétique en Italie1. Il lui pro-
pose de dissuader Solidarité de lancer une nouvelle grève si les
Russes s’engagent à ne pas envahir la Pologne. Un accord est signé
entre Solidarité et le pouvoir polonais sans que les Russes et les

1. Des copies de ses comptes-rendus seront découvertes en 1994 dans les archives de la Stasi.

394
Un voyage en Pologne

Américains soient au courant. Le pape l’apprend au patron de la


CIA Casey lors de leur première rencontre le 23 avril. Wojtyła est
alors loin de se douter que son pontificat est à quelques jours d’un
tournant majeur…
19
Trois coups de feu place Saint-Pierre

13 mai 1981 : Jean-Paul II traverse la place Saint-Pierre à Rome,


à bord de sa voiture découverte, parmi quelque 20 000 fidèles. Alors
qu’il s’apprête à achever son deuxième tour de la place, le pape est
frappé de trois balles de 9 mm. Le sang coule de son abdomen en
une longue traînée rouge sur sa tunique blanche. C’est la blessure
la plus sérieuse, celle située juste sous son estomac. Les deux autres
balles ont frappé sa main droite et son bras droit. Le père Dziwisz
tient le pape dans ses bras et murmure une prière. Dans la foule, deux
femmes sont blessées : une Jamaïcaine en pèlerinage de 21 ans, tou-
chée au bras gauche et une New-Yorkaise âgée, blessée à la poitrine.
Dès les premières détonations, tout ce que la place compte de
policiers du Vatican, de l’État italien et de la ville de Rome converge
vers le lieu de la fusillade. Une religieuse de petite taille, sœur Letizia,
entoure de ses bras un jeune homme en tenue grise qui brandit
un browning semi-automatique. Plus le tireur se débat, plus elle
s’agrippe, ne lui laissant aucune chance de s’échapper. Très vite,
deux carabiniers arrivent à la rescousse, saisissent l’arme et passent
les menottes à l’homme en gris.
Pendant ce temps, le chauffeur de la papamobile sous les ordres
du père Dziwisz a foncé jusqu’à l’endroit où se tient, comme tou-
jours lors des apparitions publiques du pape, une ambulance,
moteur allumé. Le pape y est transféré et l’ambulance fonce vers la
polyclinique Gemelli, qu’elle atteint en huit minutes. L’y attendent
une unité de soins intensifs et un bloc opératoire, opérationnels
24 heures sur 24. Depuis les morts successives de Paul VI et Jean-
Paul Ier, les autorités vaticanes se sont juré de ne plus jamais laisser le

397
Wojtyła

pape sans assistance médicale d’urgence. À Gemelli, on garde ainsi


par précaution un important stock de sang de groupe A négatif, rela-
tivement rare.
Peu après le pape arrive le chirurgien qui va avoir la lourde tâche
de l’opérer. L’opération dure pas moins de cinq heures mais permet
de stabiliser le patient. La balle qui visait l’estomac a évité d’un che-
veu l’artère abdominale, puis la colonne vertébrale.

Avant même que l’opération ne s’achève débute une des plus


vastes enquêtes jamais menées par les services italiens. Elle va mobi-
liser des centaines d’enquêteurs en Italie, mais aussi les polices et
services secrets de plusieurs dizaines de pays. Tous les services de
l’État italien sont mobilisés : les carabiniers (gendarmerie), la police
antiterroriste (DIGOS1), le renseignement militaire (SISMI2), le ser-
vice secret (SID3).
Les coups de feu ont été tirés par un jeune Turc de 23 ans, Ali
Agça, porteur d’un passeport turc au nom de Faruk Özgün. Il ne
cherche pas à nier son acte. Sur lui, on a trouvé une note avec le
programme d’apparitions publiques du pape, rédigé en turc, ainsi
que 300 000 lires et une liste de numéros de téléphone. Dans sa
chambre d’hôtel, on découvrira une lettre de revendication invo-
quant la liberté en Afghanistan et au Salvador.
Dès son identité connue, c’est le branle-bas de combat à Ankara,
au quartier général des services secrets turcs, le MIT4. On a compris
que les médias du monde entier ne vont pas tarder à braquer les pro-
jecteurs vers la Turquie et qu’il faut collaborer le plus promptement
possible à l’enquête qui commence pour dégager toute responsabilité
turque dans cet attentat. Très vite, il est établi que le criminel est
un récidiviste, puisqu’il a déjà au moins un meurtre à son actif : le
rédacteur en chef du magazine de centre gauche Milliyet, abattu le

1. Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali.


2. Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare.
3. Servizio Informazioni Difesa.
4. Millî İstihbarat Teşkilatı.

398
Trois coups de feu place Saint-Pierre

1er février 1979. Emprisonné le 25 juin suivant, Agça est parvenu


à s’évader de sa prison. Peu après son évasion, il a écrit à Milliyet
pour annoncer qu’il tuerait le pape si celui-ci ne renonçait pas à son
projet de voyage à Istanbul. Le ton de la lettre était celui d’un extré-
miste islamiste, cependant on ne connaissait à Agça aucune pratique
religieuse.
Agça est né dans une famille de paysans pauvres dans l’est de la
Turquie et a suivi des études universitaires, à Ankara puis Istanbul.
Il affirme avoir suivi un stage de formation de l’OLP à Beyrouth.
L’enquête sur le pistolet qu’il a utilisé produit des informations
troublantes : Agça n’a pas agi seul. L’arme a été vendue au mois de
mai par un marchand viennois de réputation douteuse (sans doute
un ex-nazi) déjà mis en cause dans des trafics d’armes soviétiques.
L’acheteur du browning était un turc, du nom d’Oral Çelik. Ce der-
nier aurait confié l’arme à un compatriote, lequel l’aurait emmenée à
Milan pour la remettre à Agça quatre jours avant l’attentat. Çelik est
connu pour appartenir au mouvement d’extrême droite mafieux les
Loups gris. Il s’est volatilisé, semble-t-il du côté de la Bulgarie.
La police italienne tente de reconstituer le parcours d’Agça dans les
mois et semaines qui précèdent l’attentat. Ce n’est pas facile, car, dans
les premiers jours, il ne cesse de se contredire dans ses récits. Agça
affirme avoir été exfiltré en Iran après son évasion de prison, sans que
l’on puisse le vérifier. En revanche, en juillet 1980 (la date est impor-
tante) il est établi qu’il s’est rendu à Sofia, en Bulgarie, où il a passé
une cinquantaine de jours et reçu son passeport. Il s’est ensuite lancé
dans un véritable périple touristique : Yougoslavie, France, Angleterre,
Belgique, Suisse, Danemark, Autriche, Hongrie, Tunisie, Espagne et
enfin Italie où il est arrivé le 15 décembre. Il a résidé dans plusieurs
hôtels et fait encore deux excursions, en Suisse et aux Baléares. Il a
passé deux semaines de vacances à Majorque, du 25 avril au 8 mai.
À l’évidence, Agça n’a pas manqué d’argent pendant tout ce temps,
alors qu’il n’avait aucune source connue de revenus.
Pour le juge d’instruction Ilario Martello, chargé du dossier
Agça, il apparaît rapidement que l’accusé n’a rien d’un sociopathe

399
Wojtyła

obsessionnel. Il est intelligent, calculateur, sait faire preuve de sang-


froid, jongler avec les identités, évoluer dans la clandestinité. Bref,
un tueur à gages, pas un maniaque. Mais au service de qui ?

La piste bulgare
L’exploitation des numéros de téléphone trouvés sur Agça ouvre
une piste aux implications vertigineuses. Sur les cinq numéros
romains, deux correspondent à l’ambassade bulgare, un au consulat,
un aux bureaux de la compagnie Balkan Air et le dernier est celui
d’un diplomate bulgare. Agça nie tout d’abord les connaître. Mais
après un an d’emprisonnement, il change soudain sa version. Il a été
condamné à la prison à vie à l’issue de son procès en juillet 1981 et
n’a pas souhaité faire appel, comme s’il s’attendait à être prochaine-
ment libéré ou transféré. Neuf mois plus tard, en avril-mai 1982,
il se « met à table » et admet avoir rencontré trois Bulgares à Rome,
dont deux chez eux, et récite de mémoire le numéro de téléphone
du troisième. Il s’agit de Todor Aivazov, caissier à l’ambassade. Les
deux autres sont l’attaché militaire adjoint Jelio Vassilev, et Serguei
Antonov, directeur adjoint des bureaux romains de la Balkan Air.
Agça est capable de livrer à ses interrogateurs des descriptions pré-
cises des appartements d’Antonov et Aivazov, où il aurait participé à
des réunions. De plus, il affirme avoir été conduit le jour de l’attentat
par les deux hommes jusqu’à une maison où on lui a remis un sac
contenant des armes, puis on l’a déposé près du Vatican. Selon Agça,
il était convenu qu’Antonov et Aivazov le récupèrent pour l’exfiltrer
après l’assassinat, par un convoi diplomatique en camion de l’ambas-
sade bulgare.
Agça affirme avoir été recruté en Bulgarie pour tuer le pape par
un mafieux turc, gros trafiquant de cigarettes, nommé Bekir Çelenk.
Ce dernier a fait fortune en achetant d’énormes quantités de ciga-
rettes à la régie d’État bulgare, avant de les écouler en contrebande en
Turquie. Il louait à l’année une suite dans un hôtel de luxe de Sofia
et était en excellents termes avec les services bulgares qui le laissaient

400
Trois coups de feu place Saint-Pierre

libre de trafiquer à sa guise. Selon Agça, Çelenk et lui se seraient


revus en Suisse et en Italie et auraient correspondu par téléphone
pendant le séjour d’Agça à Majorque. Çelenk lui aurait fait parvenir
des paiements réguliers par l’entreprise d’un de ses sbires.
Çelenk aurait promis à Agça 3 millions de marks en cas de réus-
site et lui aurait présenté les trois Bulgares. Ceux-ci sont connus des
services italiens. Antonov, qui ne bénéficie pas de protection diplo-
matique comme Vassilev, serait un officier des services bulgares, le
DS1, parfois désigné par l’acronyme KDS2. Il est arrêté en novembre
1982 et inculpé pour complicité dans l’attentat. Les deux autres ont
quitté l’Italie quelques semaines auparavant. Antonov jure ses grands
dieux avoir passé toute la journée de l’attentat à son bureau, ce que
son équipe confirme.
Cependant, Agça continue ses révélations et affirme avoir par-
ticipé dès son arrivée à Rome en janvier 1981 à une réunion avec
les Bulgares pour évoquer l’assassinat de Lech Wałęsa dont on avait
annoncé la prochaine visite au pape. Là encore, Agça est capable
de fournir des détails sur l’itinéraire et l’hébergement de Wałęsa. Il
identifie un quatrième Bulgare, Ivan Dontchev, le rezident des ser-
vices bulgares à Rome.
Des questions demeurent. Pourquoi les services secrets bulgares
auraient-ils voulu recruter un homme comme Agça ? Ont-ils pu, sur
ordre de Moscou ou de leur propre initiative, engager une opération
aussi énorme par ses répercussions potentielles que l’assassinat du
chef de l’Église catholique ? Avant de répondre, il faut regarder quelle
est à l’époque la politique des services du bloc de l’Est en matière
d’éliminations. Depuis les défections des transfuges soviétiques
Nikolaï Khokhlov (1954) et Bogdan Stashinky (1961), deux clan-
destins envoyés en Allemagne de l’Ouest pour assassiner des émigrés
russes anticommunistes, on sait que le KGB a recours à des fiziches-
koye ustraneniye (éliminations physiques). Le patron du KGB de
l’époque, Iouri Andropov, n’autorise cependant de tels projets qu’au
1. Darzhavna Sigurnost.
2. Komitet za Darzhavna Sigurnost (Sûreté d’État).

401
Wojtyła

cas par cas, en prenant soin de peser les éventuelles répercussions,


l’importance de la cible et la possibilité de ne pas laisser de traces. Par
exemple, selon plusieurs témoignages, en 1970 le KGB forma le pro-
jet de faire kidnapper le chef de poste de la CIA à Beyrouth par un
commando du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine)
dont le numéro 2, Wadie Haddad, était un agent du KGB. Le FPLP
porterait ainsi la responsabilité de l’opération. Pourtant, à la dernière
minute, Andropov décida de ne pas lancer l’opération, craignant que
la CIA n’identifie une opération russe et ne se lance dans une guerre
de rétorsions meurtrières. Si cette anecdote est exacte, on peut ima-
giner qu’il aurait éprouvé des scrupules bien plus importants à la
perspective de faire assassiner le pape.
Bien sûr, on peut aussi faire l’hypothèse d’une initiative des ser-
vices bulgares, mais cela pose la question de leur marge d’autono-
mie par rapport au KGB. Le DS a certes pourchassé de nombreux
exilés et défecteurs. Selon le témoignage du défecteur russe Vassili
Mitrokhine, on trouvait au sein du DS quantité de « conseillers »
soviétiques. En cas d’opérations sensibles, Moscou envoyait immé-
diatement du renfort. Le service fonctionnait donc sous surveillance
constante du grand frère soviétique, ne prenant aucune décision sans
informer au préalable le rezident du KGB à Sofia. Le KGB ne pou-
vait ignorer ce qui se passait au sein du KDS.

Un an après l’attentat, un premier livre accuse les pays de l’Est :


Le drame du 13 mai du père Vendelin Sluguénov. Il est édité en
Allemagne par l’organisation Pro Fratribus du père Hnilica, chargée
de soutenir l’Église à l’Est. Un deuxième livre est publié en août de la
même année par le père Labo1. Les deux livres se réfèrent à une note
du SISMI publiée pour la première fois par Michael Ledeen, le jour-
naliste proche de la CIA avec qui Pazienza a travaillé contre Carter.
Cette note s’avérera être un faux. Le 16 août, dans le Reader’s Digest
(alors diffusé à plusieurs millions d’exemplaires), la journaliste amé-
1. Sebastian Labo, Das Attentat auf den Papst: im Lichte Fatimas und im Schatten der
Oktober-Revolution 1917, Coblence, Pro Fratribus, 1982.

402
Trois coups de feu place Saint-Pierre

ricaine Claire Sterling lance la piste bulgare auprès du grand public.


Elle collabore avec le journaliste Paul Henze à un documentaire pro-
duit par NBC en septembre 1982. Lequel Paul Henze publiera un
ouvrage sur la même ligne : The Plot to Kill the Pope1. Tout comme
Ledeen, Henze est lui-même un proche de la CIA.
On se souvient que le 1er février 1979, Agça a abattu à bout por-
tant le rédacteur en chef du quotidien Milliyet, Abdi Ipekçi. Ce der-
nier venait de dénoncer des complicités gouvernementales avec la
mafia turque. Son enquête mettait en lumière des structures paral-
lèles d’extrême droite protégées par les services secrets turcs et proba-
blement par la CIA. Ipekçi venait de rencontrer… Paul Henze, qui
opérait probablement pour le compte du poste américain d’Ankara.
Le journaliste turc avait commis l’erreur de partager avec Henze les
résultats de son enquête. Quelques semaines plus tard, il était assas-
siné. Pour mesurer le rôle de chacun dans cette histoire, il est indis-
pensable de comprendre qui sont et que font les Loups gris…

La piste turque

Le MHP, Milliyetçi Hareket Partisi (Parti de l’action nationa-


liste), est créé en 1969 par Alparslan Türkeş, surnommé « le Führer »
par ses admirateurs. Il s’est compromis avec la Gestapo pendant la
guerre et a fait un an de prison à la Libération. L’émanation para-
militaire du parti est baptisée « Loups gris ». Le rêve de Türkeş ?
Reconstituer le vieil empire ottoman et rassembler dans une même
nation tous les turcophones de la région. Une fois sorti de prison, il a
intégré l’armée, qui l’a envoyé trois ans en formation aux États-Unis.
En 1960, il a soutenu le coup d’État militaire qui a pris le pouvoir.
En 1965, il participe avec le MIT à la création du Gladio turc situé
au départ dans les locaux de la CIA à Ankara, sous la façade d’une

1. Londres, Croom Helm, 1984.

403
Wojtyła

organisation caritative. Son mouvement politique ouvertement


raciste a participé à la version turque de la « stratégie de la tension »
qui a ensanglanté la Turquie dans les années 1970 avec de nombreux
attentats et assassinats. Vice-Premier ministre en 1975, Türkeş est
tombé en disgrâce après un nouveau coup d’État militaire en 1980.
Emprisonné, il est traduit en justice. La perquisition de ses locaux
met au jour ses liens avec les « réseaux Gehlen » en Allemagne, mais
aussi avec des groupuscules néofascistes italiens.
Le délégué de Türkeş en Europe dirige à Francfort une société
d’import-export et est en contact étroit avec Ruzi Nazar, ancien SS
de la légion turque repêché par le renseignement américain. Comme
d’autres Nazar a réussi à monnayer ses archives auprès des Américains
et a su se rendre indispensable à la grande lutte anticommuniste.
Il travaille pour Voice of America à Munich, où il rencontre Paul
Henze, alors conseiller à Radio Free Europe.
Les deux hommes sont mutés en 1959 à l’ambassade américaine
en Turquie : ils y nouent des liens avec Türkeş 1. En 1974, Nazar est
de retour à l’ambassade américaine à Bonn. Il a notamment en charge
le suivi du MHP local. Les hommes de Türkeş ont pris le contrôle des
organisations immigrées turques de droite en Allemagne, en Suisse et
en France. La presse allemande de gauche accuse le mouvement de
racketter les travailleurs turcs, d’organiser des milices patronales et de
se livrer à divers trafics. Il dispose d’une façade légale, la Fédération
des Associations démocratiques idéalistes turques, qui commence à
prendre des contacts avec divers mouvements d’extrême droite euro-
péens. Des membres choisis des Loups gris sont envoyés avec leurs
camarades allemands suivre des stages d’entraînement militaire au
Liban, dans des camps phalangistes.
Les Loups gris sont-ils infiltrés ou contrôlés par la CIA ? En s’insé-
rant dans le dispositif Gladio, ils se sont mis de facto au service de la
CIA, achetant ainsi un sauf-conduit pour leurs autres activités. Les
rares officiers de l’armée ou des services qui ont osé s’élever contre

1. Jean-Marie Stoerkel, Les loups de Saint-Pierre, Plon, 1996.

404
Trois coups de feu place Saint-Pierre

cette alliance ont été éliminés ou placardisés. Par conséquent, les


Loups gris ont été armés et entraînés aux opérations commando par
les Américains, ont accompli pour eux des opérations de « guerre
psychologique », moyennant rétribution. Leurs meilleurs éléments
ont parfois été envoyés en mission à l’étranger, à l’instar d’Abdullah
Çatli qui fait office de patron du service Action des Loups gris, et que
l’on repère aussi bien en Europe qu’aux États-Unis (en compagnie
de Pazienza !).
Duane Clarridge a été chef de poste de la CIA à Istanbul, chargé
des premiers contacts avec les Loups gris. Notons qu’il a plus tard
pris la direction du poste de Rome1. Il a notamment employé un des
meilleurs éléments des Loups gris, Hiram Abas, envoyé à Beyrouth
entre 1968 et 1971. Le 12 septembre 1980, les militaires reprennent
le pouvoir en Turquie. Ils instaurent la loi martiale, dissolvent le
Parlement, interdisent les partis et syndicats. Plusieurs journaux sont
interdits, les autres sévèrement contrôlés. Une répression féroce se
met en place contre les Kurdes. Mais, à sa grande surprise, Türkeş
est arrêté et son mouvement combattu. Les militaires organisent des
procès politiques contre les membres du MHP, la Fédération des
Associations démocratiques idéalistes turques en Europe se doit de
trouver des financements pour poursuivre la lutte.
La CIA s’en lave les mains : elle continue à financer le mouvement
via Nazar à l’ambassade de Bonn mais n’intervient pas pour faire
libérer Türkeş. Le mouvement est condamné à la clandestinité mais
reste puissant. Les Loups gris ratissent large dans les couches popu-
laires. Ils professent un nationalisme exacerbé : on y apprend la haine
des Juifs, des Kurdes, des Arméniens2…

Ali Agça et Oral Çelik, son ami d’enfance et complice de la place


Saint-Pierre, se sont connus au lycée. En 1976, ils sont serveurs dans

1. Il a rédigé un livre de Mémoires : Duane Clarridge, A Spy for All Seasons. My Life in the
CIA, Scribner, 2002.
2. En 2020 encore, les Loups gris s’en sont pris à la communauté arménienne de Lyon. Le
ministère de l’Intérieur français a interdit le mouvement.

405
Wojtyła

un café où se réunissent les Loups gris à Istanbul. À l’été 1977, Agça


fait un stage de combat dans un camp des Loups gris. En 1978, Agça
et Çelik attaquent des banques et des magasins. La mafia turque fait
appel à eux moyennant rémunération.
Oral et Ali travaillent pour le puissant parrain Abuzer Uğurlu,
gros trafiquant d’armes, de drogues et cigarettes. On l’a vu, le 31 jan-
vier 1979, Agça abat le rédacteur en chef de Milliyet, sans doute sur
l’ordre d’Uğurlu. Il reçoit 300 000 livres turques sur son compte,
se met au vert pendant un mois avant de revenir à Istanbul où il
est arrêté. Le 25 novembre, il sort de prison avec l’aide de ses amis
déguisés en gardiens.
Agça est désormais une vedette, les Loups gris assurent sa pro-
tection. Dès le 26 novembre, il poste sa lettre de menaces contre le
pape, rédigée avec Oral Çelik. Agça n’est guère inquiété. Un ancien
agent du MIT avouera par la suite avoir versé à Agça 600 000 livres
ainsi que des dossiers d’instructions pour des missions à accomplir1.
Muni de faux papiers, Agça rejoint la Cappadoce, fief des Loups
gris, puis il gagne l’Azerbaïdjan par des sentiers de contrebande. Il va
ensuite s’installer en Iran.
Agça regagne la Turquie après trois mois d’exil. Entre-temps, un
tribunal l’a condamné à mort pour le meurtre d’Ipekçi. De retour à
Istanbul il est hébergé dans une villa de luxe appartenant à Uğurlu.
Il reçoit un nouveau passeport, indien cette fois, et gagne la frontière
bulgare. À Sofia, il est hébergé dans les meilleurs hôtels, réservés aux
étrangers. Il y rencontre Omer Mersan, un trafiquant qui possède
une société en Allemagne et l’accueille à la demande d’Uğurlu.
Agça affirmera pendant l’instruction que Mersan lui a présenté
Bekir Çelenk, un des plus gros trafiquants turcs du moment. Le per-
sonnage est des plus intéressants…

1. Cf. Milliyet, 10 février 1981, cité par Roumiana Ougartchinska, La vérité sur l’attentat
contre Jean-Paul II, Presses de la Renaissance, 2007.

406
Trois coups de feu place Saint-Pierre

Trafics et trafiquants en tous genres

Bekir Çelenk est né près de la frontière syrienne. Il a créé en Suisse


sa société horlogère qui achète des montres en gros et les écoule en
contrebande en Turquie. Les cargaisons passent par la Bulgarie où la
société étatique Kintex, contrôlée par les services secrets, prélève sa
dîme au passage sur tous les trafics.
Ses affaires prospérant, Çelenk a créé sa société de transport mari-
time, acheté un hôtel à Istanbul et ouvert des bureaux en Europe
et en Californie. Les services de renseignement qui le surveillent
estiment qu’en sus de trafiquer des cigarettes et des montres, il se
livre aussi au trafic d’armes. Il fait affaire avec les Loups gris qui lui
procurent de la morphine-base en échange d’armes ou de cash ; ils
sont en bons termes avec le MIT et les douanes. En principe recher-
ché par de nombreuses polices, Çelenk circule en Europe sans être
inquiété. Selon Agça, il lui aurait promis une prime de 3 millions de
deutschemarks pour l’assassinat du pape.
La Bulgarie voit alors passer en transit près de 2 millions de
Turcs qui partent travailler en Allemagne ou en reviennent. Le KDS
bulgare a un département entièrement dédié à la surveillance des
Turcs. Le régime de Todor Jivkov a longtemps eu pour homme-clé
en matière économique Guéorgui Naïdenov, un proche du chef de
l’État. Mais il a pris trop de libertés et de bénéfices personnels dans
ses affaires, ce qui l’a mené en prison. Les affaires de contrebande
ont été transférées à la Kintex. Celle-ci a tous pouvoirs pour créer des
sociétés à l’étranger, utiliser sans contrôle les aéroports et les gares,
etc. C’est un État dans l’État.
Dans la région, le MIT est le sous-traitant de la CIA, comme le KDS
celui du KGB. Les trafiquants travaillent avec tout le monde. Un autre
trafiquant turc, Ismaïl Oflu, lui aussi lié aux Loups gris, condamné pour
assassinat en Turquie, expulsé de Bulgarie en 1982, a été arrêté à plu-
sieurs reprises dans divers pays ouest-européens et systématiquement
libéré. Selon un membre des services bulgares interrogé par Roumiana
Ougartchinska, c’est lui qui aurait fourni le faux passeport d’Agça.

407
Wojtyła

Le 28 août 1982, le juge italien Palermo fait démanteler un gros


réseau de trafic d’armes et de drogues. Soixante-quatre personnes
sont arrêtées. Mais Bekir Çelenk, qui figure parmi les cibles du juge,
en réchappe à nouveau. Il se présente aux autorités bulgares qui
proposent aux enquêteurs italiens de venir l’interroger. Çelenk est
assigné à résidence et accepte de livrer les références de ses comptes
bancaires. Tous ses biens sont gelés.
S’il n’a pas pu faire emprisonner directement Çelenk, le juge
Palermo a en revanche fait arrêter un autre trafiquant qui lui est
associé : le Syrien Henry Arsan, dirigeant d’une société de transports
internationaux établie à Milan. L’enquête du juge a montré qu’il
fournissait de la morphine-base importée du Moyen-Orient à des
laboratoires de Cosa Nostra chargés de la transformer en héroïne
commercialisable. Celle-ci est ensuite échangée contre des armes et
munitions qui alimentent les conflits du Moyen-Orient.
Jean-Marie Stoerkel en dresse le portrait suivant :

C’était Arsan qui avait inventé l’expression « narcodollars ».


Il vivait depuis plus de vingt ans en Italie, où il possédait une
superbe villa à Varèse et affichait sa réussite comme un sei-
gneur. Que cet homme, devenu incontestablement l’un des plus
grands trafiquants d’armes et de drogue au monde, ne fût jamais
inquiété avait toujours intrigué Çelenk.
À la fin des années soixante, il avait été l’un des principaux
pourvoyeurs de morphine-base de la French Connection,
en même temps qu’il faisait de la contrebande de cigarettes,
d’alcools et d’armes entre l’Europe et le Moyen-Orient.
L’épisode le plus mystérieux de la biographie romanesque
d’Arsan avait eu lieu en avril 1973 : nul ne sut s’il était tombé
bêtement ou s’il s’était laissé prendre de manière machiavélique
dans le piège de la DEA, l’office antidrogue américain, en livrant
deux cents kilos de morphine-base à un agent en poste à Rome.
En échange de son impunité, il avait accepté de collaborer avec
la DEA et le ministère de l’Intérieur italien. Depuis sept ans

408
Trois coups de feu place Saint-Pierre

il menait un double jeu dangereux : mercenaire-trafiquant d’un


côté, en vendant des armes contre de la drogue, indicateur de
l’autre, en se débarrassant de ses concurrents turcs, allemands ou
bulgares qu’il dénonçait à la DEA1.

Encore un détail : les bureaux d’Arsan appartiennent à la Banco


Ambrosiano ! Il entretient des liens directs avec Calvi pour ses affaires
financières. L’Ambrosiano assure les crédits à l’export de ses ventes
d’armes, et l’aide à blanchir son argent. Autre connexion fascinante :
Arsan est en relation d’affaires avec Licio Gelli, le grand maître de
la loge P2. Ensemble, ils ont organisé la vente de missiles français
Exocet à l’Argentine pendant la guerre des Malouines. Enfin, Arsan
travaille avec deux armateurs, dont Bekir Çelenk, qui partagent des
bureaux à Londres.
Le juge Palermo est informé par un dirigeant du SISMI italien
que Henry Arsan a travaillé pour les « services ». Une note de la DEA
américaine citée par Roumiana Ougartchinska atteste qu’il en a été
un informateur depuis 1972. Ce que l’on sait moins à l’Ouest, c’est
qu’Arsan, qui commerce avec la Bulgarie, a dû également accepter
de collaborer avec les services bulgares ! Tant qu’à faire, il en a profité
pour « balancer » divers trafiquants turcs et arabes… dont son associé
Bekir Çelenk.
L’informateur vedette du juge dans ce dossier est un autre Syrien,
trafiquant repenti et concurrent d’Arsan. Ce Syrien attire l’attention
des enquêteurs sur un de ses collaborateurs, connu sous le nom de
« Kenan ». Contrairement aux autres, c’est un intellectuel, diplômé
en finances, parlant anglais et allemand. Kenan et Agça étaient « bons
amis ». Et Kenan avait à Naples de solides connexions mafieuses.
Agça évoque volontiers devant les juges tous les trafiquants turcs
qu’il connaît… mais jamais Kenan, qui pourrait donc être un chaî-
non décisif avec d’éventuels commanditaires italiens de l’attentat.

1. Jean-Marie Stoerkel, Les loups de Saint-Pierre, op. cit.

409
Wojtyła

Henry Arsan a certainement sa petite idée là-dessus… Hélas,


le 11 novembre 1983, il décède malencontreusement d’une crise
cardiaque en prison. On soupçonne une absorption de digitaline à
cause de ses doigts bleuis. Le juge Palermo perd un témoin capital. À
travers Arsan, il entrevoyait Gelli, Calvi, le général Santovito, la Cosa
Nostra et l’entourage des leaders politiques Craxi et Andreotti. Il ne
pourra pas aller au bout de ses investigations : on lui retire le dossier.
Cette incursion dans la galaxie mafieuse/trafiquante qui s’intéresse
tant aux circuits bulgares nous a certes éloignés de la place Saint-
Pierre… Mais elle est essentielle pour comprendre les connexions
des Loups gris.

Agça apprend ses leçons


Agça est détenu à la prison de haute sécurité d’Ascoli Piceno.
Censé être à l’isolement, il se fait un ami inattendu en la personne de
Giovanni Senzani, le chef du groupe des Brigades rouges qui a kid-
nappé le conseiller démocrate-chrétien de Campanie Ciro Cirillo1 !
Il lui donne des leçons d’italien…
Fin septembre 1982, Agça reçoit la visite d’un prélat qui se pré-
sente comme « Mgr Morante, évêque d’Ascoli ». La rencontre ne
débouche sur rien. Deux semaines plus tard, il est visité par l’aumô-
nier de la prison, le père Santini, qui lui remet des cadeaux remis
par « des amis », détenus dans la même prison. Selon lui, ces « amis »
sont intervenus pour qu’on lui installe la télévision par câble et qu’on
rénove sa cellule. Le prêtre introduit alors dans la cellule « Monsieur
Cutolo », un homme bien mis qui n’est autre qu’un des chefs de
la Camorra, la mafia napolitaine. Bien qu’emprisonné, il continue

1. Cirillo dirigeait les travaux de reconstruction dans le Sud après le tremblement de terre
de 1980. Il était réputé corrompu. Don Raffaele Cutolo, parrain de la Camorra, emprisonné
lui aussi à Ascoli Piceno, fut sollicité comme médiateur par les services secrets italiens. Il fit
négocier la libération de Cirillo moyennant une rançon d’un milliard et demi de lires (et une
prime de 2 milliards pour la Camorra en remerciement de ses services).

410
Trois coups de feu place Saint-Pierre

visiblement à diriger depuis sa cellule. Le prêtre explique à Agça que,


s’il est « coopératif », le pape pourra intervenir pour qu’il soit gracié.
Cutolo était sur le point d’être transféré vers une autre prison, où
sa sécurité ne serait pas assurée. Il a négocié avec le général Musumeci
du SISMI : en échange, Musumeci lui a demandé de faire signer à
Agça des aveux qui impliqueraient le KGB et les Bulgares. Agça se
fait beaucoup prier mais finit par signer le document. Un nouveau
visiteur prend alors la suite : Pazienza.
Le 27 septembre 1995, Agça a confié au juge Priore avoir reçu
dans sa prison deux émissaires des services italiens (du SISMI et du
SISDE), puis deux visites de Pazienza, accompagné d’un Américain,
pour le convaincre d’accuser les Bulgares, en échange de quoi on lui
a promis une libération rapide. Puis il aurait reçu un autre homme
qui n’a pas donné son nom mais lui a fourni une description écrite
de l’appartement du Bulgare Antonov. Agça aurait également reçu
plusieurs rappels amicaux de Cutolo l’incitant à rester sur cette ligne.
De fait, en 1983, peu après l’arrestation d’Antonov, Agça donne
une description très précise de son appartement du 23 via Pola où
il l’aurait rencontré pendant la préparation de l’attentat. Seul pro-
blème, il évoque une « paroi coulissante » qui sépare bien deux pièces
dans tous les appartements de l’immeuble… sauf celui d’Antonov,
où elle a été remplacée par un rideau ! Le détail est évidemment
gênant et trahit un « briefing » mal ficelé.
C’est l’avocat d’Antonov, Me Giuseppe Consolo, qui soulève ce
« lièvre » : il a pu visiter un autre appartement du même immeuble,
occupé précédemment par… le frère dominicain Félix Morlion.
Oui, celui-là même qui a mis son organisation Pro Deo au service
de la lutte anticommuniste dès les années 1930, collaborant pendant
la guerre avec l’OSS de William Donovan. En 1944, Morlion qui
s’était exilé aux États-Unis a rejoint Rome. Il a fondé une école de
cadres de l’Action catholique. On y apprenait à contrer la propa-
gande et les opérations secrètes du Kominform. Les services italiens
(SIFAR) et les réseaux Gladio faisaient partie de ses clients. Morlion
recevait volontiers dans son appartement de la via Pola ses amis des

411
Wojtyła

services italiens et américains, en particulier Francesco Pazienza et


Michael Ledeen (celui qui a orienté les travaux de Claire Sterling vers
la piste bulgare).
Plus le temps passe, plus Agça devient prolixe et évoque de
nouveaux détails sur la piste bulgare. L’opération inclut désormais
un agent soviétique nommé Malenkov, secrétaire de l’ambassade
d’URSS à Sofia : ce serait lui le commanditaire de l’opération. Et
puis Agça se souvient que lors de son séjour à Téhéran, il aurait ren-
contré le rezident du KGB Kuzichkin, pour parler, déjà, de tuer le
pape, mais aussi d’autres personnalités européennes. On ne sait trop
comment, l’ambassade des États-Unis à Rome reçoit une lettre attri-
buée à Agça dans laquelle il accuse carrément Andropov d’être res-
ponsable de l’attentat contre le pape. Le juge Martella est sceptique
sur l’authenticité du témoignage mais finit par le verser au dossier.
Roumiana Ougartchinska, qui a pu interroger des anciens des
services bulgares, ne croit pas qu’Antonov ait eu les épaules pour un
tel complot : « Ceux qui le connaissaient et qui pouffaient de rire en
l’imaginant au volant d’une Alfa de sport en train de piloter dans
Rome un commando savaient qu’il y avait une erreur de casting.
Antonov conduisait mal, il avait une peur bleue de la circulation et
emboutissait régulièrement sa Lada. Antonov ne parlait pas anglais.
Le fait avait été confirmé par son collègue des lignes aériennes
turques qui le croisait régulièrement à l’aéroport. Son italien était
limité, il avait uniquement appris le français. Dans quelle langue
avait-il communiqué avec Agça ? » (En effet Agça n’a appris l’italien
qu’une fois en prison, après l’attentat.) Sans compter que le jour de
l’attentat, Antonov n’aurait pas quitté son bureau, d’après ses collè-
gues. Curieusement, dans ses descriptions physiques des Bulgares,
Agça évoque des détails physiques difficiles à remarquer à l’œil nu,
par exemple le détail de la dentition d’Aivazov ; en revanche il se
trompe pour désigner qui est le plus grand du trio. Les reconstitu-
tions deviennent embarrassantes pour lui quand il s’agit de retrouver
l’étage d’un appartement, le côté droit ou gauche, etc. Il est finale-
ment établi qu’Agça n’a jamais mis les pieds chez Antonov. Il n’a pas

412
Trois coups de feu place Saint-Pierre

non plus rencontré d’agent du KGB à Téhéran : le rezident qu’il a


désigné était passé à l’Ouest avant son arrivée en Iran ! Et quand on
présente à Agça la photo du Russe au milieu d’autres dans un album,
il ne le reconnaît pas.
Le 29 mars 1986, le procès de la filière bulgare a abouti à un
acquittement, faute de preuves. Pour le compte de qui Pazienza et
Musumeci ont-ils organisé ce brouillage de pistes ? Le 27 décembre
1983, le pape a rencontré Agça dans sa cellule. Personne ne sait ce
qu’ils se sont dit. Agça semblait subjugué par la bonté de Wojtyła. Il
lui chuchotait à l’oreille. L’aumônier de la prison, le père Santini, a
été pris dans une grande rafle de police contre la Camorra le 17 juin
1983, qui a fait plus de 850 arrestations.

Il y a bien eu quelques tentatives, inspirées par les services de


l’Est, pour installer le contre-récit d’un complot de la CIA, mais cela
ne tient pas debout. En premier lieu parce que le pape était un pon-
tife idéal aux yeux de la CIA et de la Maison-Blanche. Les archives
déclassifiées de la CIA montrent que ses dirigeants se sont vraiment
laissé surprendre par l’événement et se sont interrogés sur l’origine de
l’attentat. Par exemple un mémo du directeur adjoint des opérations
Robert Gates à Casey en septembre 1982 conclut : « nos analystes
et responsables opérationnels pensent que si Moscou avait voulu
assassiner le pape, Agça aurait constitué un instrument trop incer-
tain1 ». En décembre de la même année, Gates prépare un briefing
pour le président qui conclut au « manque de preuves ». Lors d’un
témoignage devant la commission sénatoriale du renseignement en
1983, Gates déclare : « La vérité est que nous ne savions vraiment
pas. Le service clandestin a travaillé dur dans toute l’Europe pour
rechercher toute l’information possible, espérant trouver un “smo-
king gun”. On a recueilli beaucoup d’éléments en remontant la piste
de l’arme utilisée par Agça, ses différents déplacements… mais rien
sur ses commanditaires. Au vu de l’analyse disponible, je suis resté
1. Nigel West, The Third Secret. The CIA, Solidarity and the KGB’s Plot to Kill the Pope,
HarperCollins, 2001.

413
Wojtyła

agnostique sur la question. Casey était convaincu que les Soviétiques


étaient dans le coup et frustré que nous ne puissions pas le prouver1. »

Le destin des autres Loups gris


Oral Çelik, l’ami d’enfance d’Agça désigné comme le second
tireur de la place Saint-Pierre, a quitté l’Italie immédiatement après
l’attentat et s’est réfugié en Suisse. Arrêté à Zurich en 1982, il est
expulsé vers la France où il s’établit, à Poitiers, comme étudiant. Il
reçoit la visite de quelqu’un qui se présente comme policier et lui
suggère de changer d’identité pour se faire passer pour un membre
du PKK, le parti indépendantiste kurde, ce qui le prémunit contre
toute expulsion. En novembre 1986, de retour d’un voyage en
Hollande, il est arrêté à la frontière franco-belge en possession d’hé-
roïne et condamné à huit ans de prison. C’est ce que découvre le juge
Priore en 1990. Il lui faut attendre 1993 pour obtenir l’extradition
de Çelik par la France. Une fois en Italie, Çelik se choisit comme
avocat Me Gentiloni Silverj… avocat de Licio Gelli.
Abdullah Çatli, le patron des opérations spéciales des Loups gris,
recherché par Interpol pour trafic de drogue et meurtre, a connu
une fin tragique en 1996. Après un grave accident de la route, on a
retrouvé son corps aux côtés de ceux d’un responsable policier, d’un
chef de milice kurde anti-indépendantiste proche de la vice-Première
ministre Tansu Çiller et du directeur de l’académie de police d’Istan-
bul. On a découvert sur le Loup gris Çatli différentes « vraies-fausses »
pièces d’identité et une carte de police. Le scandale a éclaté dans la
presse turque : on mettait au jour des décennies de connivences entre
la mafia turque, les services secrets et les politiciens. La vice-Première
ministre Tansu Çiller a assumé sa présence aux obsèques de Çatli et
déclaré : « Ceux qui assassinent au nom de l’État sont aussi hono-
rables que ceux qui se font assassiner en son nom. » Ce qui revenait à
reconnaître que Çatli avait travaillé pour l’État turc.

1. Robert M. Gates, From the Shadows, Simon and Schuster, 1998.

414
Trois coups de feu place Saint-Pierre

Çatli est celui qui a supervisé l’évasion d’Agça de sa prison turque


et sa fuite en Europe. Celui qui a fourni des pistolets à Agça à Vienne
en mars 1981, puis l’a accompagné à Rome. Selon un rapport du
service d’inspection du ministère de l’Intérieur, qui a fuité dans la
presse, le MIT turc reconnaît que Çatli a été envoyé en Europe pour
effectuer des missions spéciales incluant l’élimination de membres
de l’ASALA arménienne. Au total, Çatli aurait commis avec son
équipe une quinzaine d’attentats anti-arméniens en France et trois
aux Pays-Bas. Entré en France sous un nom d’emprunt en 1982, il a
été hébergé par Oral Çelik à Poitiers.
En marge de ces activités, il a développé un trafic de drogue via la
Suisse. En 1984 il fut arrêté en possession de 400 grammes d’héroïne
et de matériel du consulat turc pour émettre des passeports. Selon
un ancien des services turcs, les Français ont très bien compris ce
qu’il faisait et se sont débrouillés pour le coincer sous prétexte de
trafic de drogue, afin de mettre un terme à ses activités. Selon ce
témoin, Çatli et Çelik avaient des relations avec l’État turc, mais pas
Agça… Condamné en février 1986 à sept ans de prison pour trafic
de stupéfiants, extradé vers la Suisse en 1988, Çatli « s’est évadé » du
pénitencier de Bostadel et a regagné la Turquie muni d’un passe-
port diplomatique. Quoique fugitif, il est apparu à de nombreuses
reprises en public aux côtés de hauts fonctionnaires et hauts gra-
dés de l’armée. Un ex-officier du MIT, le lieutenant-colonel Korkut
Eken, reconnaîtra avoir employé Çatli après son retour en Turquie
pour espionner divers leaders du PKK en Europe.
Bekir Çelenk a été extradé en 1985 par la Bulgarie vers la Turquie
et est mort d’une crise cardiaque, comme Arsan et tant d’autres…
Avant de mourir, il a déclaré sur procès-verbal : « La proposition [de
l’attentat contre le pape] m’a été faite par des gens qui sont… com-
ment dire ?... dans des sphères occultes. Ces gens ne sont officielle-
ment nulle part, et en réalité, ils sont partout. Dans les affaires, dans
la politique, dans les renseignements, dans la franc-maçonnerie1. »
1. PV d’interrogatoire de Bekir Çelenk cité par Jean-Marie Stoerkel, Les loups de Saint-
Pierre, op. cit.

415
Wojtyła

Conclusions provisoires

En Italie, comme en Turquie, le secret qui entourait certains


réseaux à la fois terroristes et affairistes proches de Gladio conférait à
leurs membres une grande liberté de mouvement. On allait chercher
des hommes de main pour toutes sortes de tâches et on renflouait
leurs finances par des trafics divers, sur lesquels on fermait les yeux.
C’est pourquoi il est si difficile de distinguer les missions pour le
compte de l’organisation, celles pour le compte du gouvernement
ou des services turcs, ou encore de la sous-traitance pour d’autres
clients… Mais les Loups gris n’étaient certainement pas en mesure
de mener une opération d’envergure en Italie sans soutiens locaux.
On peut raisonnablement conclure aujourd’hui que l’attentat
ne porte pas la signature d’un service secret, qu’il soit soviétique ou
américain. La chronologie est importante : quand Agça écrit sa lettre
de menaces contre le pape, Solidarité n’a même pas encore été créé. Du
reste, si Moscou avait voulu tuer le pape, il y avait plus simple et plus
discret : le Vatican était infesté d’espions polonais, tchèques, est-alle-
mands : il était possible de faire empoisonner Wojtyła, comme cela
se pratiquait couramment à l’époque.
Alors qui ?
Poser cette question revient à rechercher :
– qui a un mobile,
– qui a les moyens (plusieurs millions de dollars),
– et qui ne recule pas devant une action si « sacrilège »…
On peut se demander si le but véritable n’était pas de blesser plu-
tôt que tuer : à cette faible distance, il était improbable pour un tireur
expérimenté de manquer sa cible. Agça est un bon tireur mais un
agent secret amateur, peu fiable, peu discret. Il a laissé trop de traces
lors de ses déplacements. On a donc pu le choisir précisément en
raison de ses menaces passées, le programmer pour qu’il « échoue »,
mais pour que cet acte effraie suffisamment le Vatican pour qu’il
cède à une demande précise. On peut formuler à ce stade l’hypo-
thèse d’un commanditaire mafieux, qui remplirait tous les critères

416
Trois coups de feu place Saint-Pierre

énumérés ci-dessus. Mais cela reste une hypothèse qu’il faudrait


étayer par un mobile…
Une nouvelle affaire, sorte de post-scriptum tragique à cet atten-
tat, va secouer l’Italie et, de façon inattendue, impliquer Agça dans
sa prison…

L’affaire Orlandi
Le 22 juin 1983, Emanuela Orlandi, une lycéenne de 15 ans,
quitte peu après 16 heures l’enceinte du Vatican pour se rendre à
un cours de musique. Emanuela est citoyenne du Saint-Siège : son
grand-père fut écuyer de Pie XI, son père est responsable du cour-
rier au Vatican. Un agent de la circulation posté devant l’école de
musique dit l’avoir vue passer à la sortie de son cours et s’entretenir
avec un homme élégant d’une trentaine d’années à côté d’une BMW
verte. Après quoi elle passe un coup de fil chez elle et affirme à sa
sœur Frederica qu’elle vient de recevoir une proposition pour dis-
tribuer des produits de beauté pendant un défilé de haute couture,
moyennant 375 000 lires. La somme, énorme, suscite l’incrédulité
de sa sœur qui lui conseille de refuser et de rentrer à la maison. Vers
19 heures, une camarade de lycée discute avec Emanuela, qui la
quitte pour rentrer chez elle en autobus. Le lendemain, sa disparition
est signalée par la famille.
Au même moment, Jean-Paul II rentre de son deuxième voyage
papal en Pologne.
Quelques semaines auparavant, le 17 mai 1983, on a signalé la
disparition d’une autre jeune romaine, Mirella Gregori. La presse ne
manque pas d’échafauder des théories.

De son côté Ali Agça, qui passe alors devant un tribunal pour
son attentat contre le pape, affirme un jour qu’Emanuela a été enle-
vée par la loge P2, un autre jour par les Loups gris et les Bulgares.
Sept ans plus tard, il incriminera son ami Oral Çelik, expliquant que
l’enlèvement avait pour but de faire pression sur le Vatican. Nouvelle

417
Wojtyła

version en 1997 : dans une lettre aux juges, Agça mettra en cause les
services secrets bulgares.
Le 3 juillet, depuis la place Saint-Pierre, le pape en appelle à l’hu-
manité des responsables de la disparition de la jeune fille, ce qui
revient à reconnaître un kidnapping. Maladresse ou calcul ? La famille
Orlandi est assaillie de coups de fil anonymes proposant des négocia-
tions sans jamais déboucher sur la moindre preuve concrète que la
jeune Emanuela est vivante. Pour les services italiens, qui dissèquent
chaque enregistrement vocal, ces messages proviennent de mytho-
manes et d’illuminés. D’autres messages retiennent plus l’attention.
Le correspondant à Rome de CBS, Richard Roth, reçoit une lettre
postée des États-Unis qui exige la libération d’Ali Agça en échange
de la libération d’Emanuela. L’expertise de la lettre démontre que ses
auteurs détiennent des informations confidentielles (ils connaissent
par exemple le contenu d’un courrier adressé par le président italien
Sandro Pertini à la famille). De son côté, la journaliste américaine
Claire Sterling (que l’on a croisée après la tentative d’assassinat de
Jean-Paul II en accusatrice des services secrets de l’Est) affirme à son
tour que l’enlèvement est un coup monté des Bulgares pour déstabi-
liser Jean-Paul II qui menace le pouvoir polonais. En août se mani-
feste un « Front de libération turc antichrétien ». On apprendra après
la chute du rideau de fer, par le témoignage d’un ex-bras droit de
Markus Wolf, que ces revendications émanaient de la Stasi, dans le
cadre d’une opération baptisée « Papst » qui devait attirer les soup-
çons sur la Turquie pour détourner les regards des services bulgares.
Tout cela n’est ni plus ni moins qu’un nuage de fumée, selon les
juges chargés du dossier qui, après sept années d’enquête, diront tous
leur intime conviction qu’on a monté de toutes pièces une affaire
politico-terroriste pour dissimuler le véritable motif de la disparition
d’Emanuela.
En février 1994, la juge Adele Rando recueille le témoignage
cinglant du préfet Vincenzo Parisi, directeur adjoint des services
secrets italiens : « L’on percevait une retenue constante de la part du
Saint-Siège qui empêchait de fait toute étude approfondie […] On

418
Trois coups de feu place Saint-Pierre

pouvait de fait exclure la moindre volonté de collaborer aux pro-


grès de l’enquête. […] J’estime que les investigations sur l’affaire
ont été polluées précisément par les réticences de l’État italien et du
Saint-Siège ; tout le déroulement de l’affaire a été caractérisé par des
initiatives de désinformation, dont le but manifeste était d’égarer
les enquêteurs, semant le doute dans leur esprit1. » Autrement dit,
selon cet expert, les Bulgares ne sont pas les seuls à avoir brouillé les
pistes…
Une écoute téléphonique figurant dans le dossier judiciaire illustre
de façon parlante l’attitude du Vatican. On y entend, le 12 octobre
1983 à 19 h 53, le numéro 2 des services de sécurité du Vatican avec
un interlocuteur non identifié baptisé « Chef » par les enquêteurs :

Chef : Allô !
Bonarelli : Oui, je vous écoute…
Chef : Qu’est-ce que tu sais d’Orlandi ? Rien ! Nous, on ne sait
rien !... on sait ce que disent les journaux, les informations qui
viennent de l’extérieur ! C’est hors de notre compétence… de
l’ordre italien.
Bonarelli : Ah bon, c’est ça que je dois dire ?
Chef : Eh ben… Qu’est-ce qu’on sait, nous ? Si tu dis : « Moi, je
n’ai jamais fait d’enquête » […] Le bureau a enquêté à l’intérieur
[…] Ne dis surtout pas que c’est remonté jusqu’à la secrétairerie
d’État.
Bonarelli : Non, non… Moi, à l’intérieur, je ne dois rien dire.
Rien.
Chef : Oui, mais à l’extérieur… que c’est la magistrature vati-
cane qui s’en occupe. Mais de ce que tu sais, toi tu ne dis rien,
rien2 !
Bonarelli : Oui, mais s’ils me demandent si je suis employé par le
Vatican, quel est mon travail… Je ne sais pas, moi, ils voudront
m’identifier… Ils doivent bien savoir qui je suis…
1. Cité par Corrado Augias, Histoire secrète du Vatican, L’Express poche, 2013.
2. C’est nous qui soulignons.

419
Wojtyła

Chef : Que veux-tu qu’ils sachent ? Ils savent que tu travailles


pour la Sécurité de la Cité du Vatican, c’est tout !
Bonarelli : Bon, d’accord. Alors demain matin je vais faire ce
témoignage et j’arrive après, c’est ça ?
Chef : Oui, c’est ça, tu viens après.

Qu’une telle écoute ait filtré dans la presse en dit long sur l’agace-
ment des magistrats italiens vis-à-vis du Vatican.
Une hypothèse plus sordide a été avancée en 1993 par un haut
prélat, le cardinal Silvio Oddi, suggérant que l’homme à la BMW
était connu du Vatican. Toujours en 1993, une lettre anonyme
envoyée depuis le Vatican à la juge Rando affirme qu’Emanuela
a passé la nuit de sa disparition avec un prélat bien connu qui l’a
reconduite le lendemain à Rome, où elle se serait enfuie, par crainte
d’affronter sa famille. De là à imaginer qu’Emanuela aurait pu décé-
der accidentellement lors d’une nuit de rapports contraints avec un
prélat pervers sexuel… qui aurait ensuite fait disparaître le corps : on
plonge dans une série B assez glauque qui risque de ne jamais pou-
voir être étayée par des faits. Au Vatican, l’opinion dominante est
que les responsables de l’enlèvement appartiennent au crime orga-
nisé et que la proposition d’échange avec Agça est un prétexte pour
extorquer des sommes considérables en échange de la fille, et pour
envoyer les enquêteurs sur une fausse piste1.
En 2005, pendant une émission TV consacrée à l’affaire, Chi l’a
visto, un correspondant anonyme déclare : « Vous voulez résoudre
l’affaire Orlandi ? Alors allez voir dans la tombe de De Pedis. » Enrico
« Renatino » De Pedis était un des leaders de la bande mafieuse de la
Magliana qui a été abattu à Rome en février 1990. Bizarrement, il
a été enterré dans la crypte de l’église Sant’Apollinare, un honneur
réservé en principe aux grands de l’Église. Antonio Mancini, un
ancien associé de De Pedis, a témoigné dans une interview au Fatto
Quotidiano2 que le kidnapping d’Emanuela Orlandi avait bien été
1. Cité par Pino Nicotri, Mistero Vaticano, Kaos Edizioni, Milan, 2002.
2. 15 février 2012.

420
Trois coups de feu place Saint-Pierre

commis par la Magliana pour des motifs financiers : dans le krach


de l’Ambrosiano, la bande a perdu 200 millions de dollars qu’elle
avait confiés pour blanchiment via l’IOR. « De l’argent avait dis-
paru et nous avions le choix entre déposer le corps d’un cardinal
sur le bord de la route ou frapper quelqu’un proche du pape…
Nous avons choisi la deuxième option. » En 2008, une ancienne
maîtresse de De Pedis, l’ex-escort Sabrina Minardi, a déclaré dans
une émission de télévision1 qu’elle a été témoin de l’enlèvement,
de la séquestration dans le quartier du Monteverde, puis de la dis-
parition du corps d’Emanuela dans les fondations d’un chantier
immobilier. Plus grave encore, Minardi a confié à une journa-
liste italienne que le kidnapping aurait été mené à la demande de
Mgr Marcinkus. Minardi affirme qu’elle rencontrait régulièrement
Marcinkus pour lui fournir des prostituées et qu’elle transportait à
la demande de De Pedis des mallettes d’argent sale qu’elle remet-
tait en mains propres à Marcinkus2. Le Vatican a officiellement
protesté contre ces affirmations, déplorant que Marcinkus ne soit
plus là pour se défendre…
Sans mettre en cause tel ou tel prélat, les enquêteurs italiens
pensent que la piste mafieuse est la seule plausible3… encore fau-
drait-il que des preuves concrètes puissent être apportées un jour.
Il est vrai qu’entre-temps Calvi et son groupe ont connu un destin
tragique… Une curieuse opération immobilière est venue renfor-
cer les soupçons des enquêteurs. En 1983, une organisation dépen-
dant du Vatican, l’Opera Francesco Saverio Oddasso, a vendu une
somptueuse villa entourée de 24 000 m2 de jardins dans le centre
de Rome au trésorier de la Magliana, Enrico Nicoletti, pour une
somme ridicule, fraction de sa valeur réelle4. Cette vente, menée
sur ordre du cardinal Poletti, patron du diocèse de Rome, était-
elle une façon de compenser discrètement les pertes de la bande

1. Cf. Rita Di Giovacchino, Storie di alti prelati e gangster romani, Fazi Editore, 2008.
2. Raffaella Notariale et Sabrina Minardi, Segreto Criminale, Newton Compton, 2010.
3. Entretien de l’auteur avec une source romaine.
4. Raffaella Notariale, Il boss della banda della Magliana, Newton Compton, 2012.

421
Wojtyła

mafieuse et d’acheter la paix ? C’est en tout cas la conviction du


procureur Andrea De Gasperis. Un dernier détail : c’est également
Poletti qui a donné l’ordre d’enterrer De Pedis dans la crypte de
Sant’Apollinare…
20
Mort d’un banquier

Avec le recul, 1981 est vraiment une annus horribilis pour Paul
Marcinkus. La série noire débute le 5 février, quand les procu-
reurs de Milan font arrêter Luigi Mennini, son adjoint à la tête
de l’IOR. Mennini a été administrateur représentant de l’IOR au
sein de la Banca Unione de Sindona, ce qui suffit pour l’accu-
ser de complicité dans le trafic de devises. C’est un choc pour le
Vatican. Marcinkus plaide la cause de son collaborateur auprès
du pape : c’est sans doute une opération politique de la coali-
tion de centre gauche alors au pouvoir, une mesure de rétorsion
contre le soutien apporté depuis des décennies par le Vatican à la
Démocratie chrétienne !
Le 17 mars, la justice fait perquisitionner une villa appartenant à
Licio Gelli. Dans un coffre, on découvre un attaché-case contenant
les dossiers de candidature de 953 membres de la loge P2, ainsi que
des relevés bancaires établissant des virements en faveur de politiques,
de juges et de grands patrons, une correspondance avec des chefs
militaires argentins en vue d’achat d’armements. La police découvre
également une cachette recelant des photos compromettantes pour
plusieurs Italiens en vue. Il n’est pas certain que Gelli les ait utilisées,
mais il est probable qu’il les stockait « au cas où ». L’une des photos
arrête l’attention des enquêteurs : on y voit le pape, dans sa résidence
d’été de Castel Gandolfo, en train de prendre un bain de soleil au
bord de sa piscine. Nu.

423
Wojtyła

Le krach d’un système

Gelli n’a pas eu le temps de mettre ses archives en sécurité. Mais


il a eu le temps de s’enfuir, d’abord en Suisse puis en Uruguay. Et
son adjoint Umberto Ortolani s’est envolé pour le Brésil. La loge P2
est désormais sous le feu des projecteurs. La liste de ses membres est
un véritable bottin mondain de la politique, de la justice, de l’armée,
des affaires et des médias.
Le 13 mai 1981 a lieu l’attentat contre le pape. Marcinkus est
suspendu à sa survie. Si Wojtyła meurt, tout peut s’arrêter pour
lui. Comme si cela ne suffisait pas, le 20 mai, Calvi est arrêté
et inculpé (avec six autres directeurs de la Centrale Finanziaria)
pour avoir exporté illégalement 50 millions de lires via un réseau
offshore. Il affirme avoir agi pour le compte de l’IOR : les preuves
en seraient détenues par une filiale suisse de l’Ambrosiano, la
Banca del Gottardo. Mais les règles bancaires suisses interdisent
de les communiquer sans l’accord de toutes les parties concer-
nées. Depuis sa prison, Calvi demande à sa femme de sollici-
ter l’aide de Marcinkus, sans effet. Calvi se laisse convaincre de
recruter comme « consultant spécial »… Francesco Pazienza ! Le
fils de Calvi aura parfois l’impression que Pazienza défend plus
les intérêts de Marcinkus que ceux de son père. Quand depuis
Nassau Carlo Calvi contacte par fax Marcinkus avec quelques
copies d’archives de son père, le patron de l’IOR envoie Pazienza
dans l’île pour lui ordonner de stopper ses manœuvres. À New
York, Pazienza présente Carlo au chef de la mission diplomatique
vaticane aux Nations unies, l’archevêque Giovanni Chelli, qu’il
présente comme successeur possible de Marcinkus. À cette ren-
contre sont présents : le père Lorenzo Zorza, assistant personnel
de Chelli, un homme d’affaires new-yorkais, peu recommandable,
et un membre des services italiens.
Calvi est remis en liberté dans l’attente de son jugement, et main-
tenu à la tête de sa banque. Il est vrai que le trafic de devises est
considéré comme un sport national en Italie…

424
Mort d’un banquier

On pourrait s’attendre à ce que Marcinkus garde désormais ses


distances… Mais non. S’il coupe les ponts, le groupe risque de s’ef-
fondrer, causant la perte des 180 millions de dollars prêtés. Calvi a
besoin de temps pour trouver de nouveaux prêts. Dans un témoi-
gnage ultérieur, Marcinkus affirmera avoir découvert seulement à
l’été 1981 que la Cisalpine était propriétaire des sociétés offshore,
lesquelles portaient une dette de près d’un milliard de dollars…
C’est un peu gros pour quelqu’un qui était un administrateur de
ladite Cisalpine ! Marcinkus ne veut pas reconnaître que le rôle prin-
cipal de l’IOR depuis le début a été de permettre à Calvi de bâtir
un réseau de sociétés étrangères qui techniquement n’appartenaient
pas à l’Ambrosiano italienne… Et cela revient à se dénoncer soi-
même de n’avoir pas prévenu les autres administrateurs de ces faits
gravissimes.
Le 26 août, le patron de l’IOR accepte donc de donner à Calvi des
« lettres de patronage » permettant de rassurer ses partenaires sur la
présence de l’IOR derrière l’Ambrosiano. Dans ces lettres, il indique
que la banque du Vatican contrôle directement ou indirectement les
sociétés offshore du groupe Ambrosiano et est « consciente » de ses
dettes à l’égard de l’Ambrosiano. Le montant total des dettes, qui ne
figure pas sur ce document, est de l’ordre d’un milliard de dollars.
Mais dans le même temps, Calvi doit fournir à Marcinkus une lettre
secrète par laquelle il libère l’IOR de toute obligation de rembour-
ser quoi que ce soit ! En clair Marcinkus accepte de fournir un faux
document. C’est le début d’un scandale unique dans l’histoire de
l’Église.
Selon les confidences de Sindona à Nick Tosches, Calvi aurait
accepté de payer 20 millions de dollars pour ces lettres : « Calvi a
payé le Vatican – personne ne sait cela – à travers Marcinkus, 20 mil-
lions de dollars en échange de ces lettres de confort1. » « Il savait que
Marcinkus serait attiré par ces 20 millions de dollars, qu’il pourrait
s’en servir pour montrer au pape que ses talents financiers étaient

1. Nick Tosches, Power on Earth, Michele Sindona’s Explosive Story, Arbor House, 1986.

425
Wojtyła

toujours intacts. Mais le seul fait que Calvi était prêt à lâcher 20 mil-
lions de dollars pour les avoir montre combien valait le prestige
du Vatican. Désormais, dans une certaine mesure, ce prestige est
perdu1. »
Marcinkus a fait un geste, mais il prévient Calvi que c’est le der-
nier. Les lettres de patronage ne font qu’accorder un sursis à Calvi,
mais elles ne résolvent pas ses problèmes financiers.
Dans ce contexte très particulier, en septembre 1981, les obser-
vateurs avertis du Vatican sont tout simplement sidérés quand le
pape nomme Marcinkus pro-président de la Commission pontificale
pour l’État de la Cité du Vatican, c’est-à-dire administrateur de la
Cité, avec rang d’archevêque. Ce surcroît de responsabilités signifie
au reste du monde que le pape n’a décidément pas l’intention de
lâcher son grand argentier… Et en mars 1982, Marcinkus proclame
publiquement son soutien à Calvi dans une interview à l’hebdoma-
daire Panorama. « Calvi mérite notre confiance », affirme-t-il, expli-
quant que le Vatican n’a aucune intention de vendre sa participation
dans l’Ambrosiano.
Pour sauver son groupe, Calvi a besoin d’un nouvel actionnaire :
il envisage de faire entrer le financier turinois Carlo De Benedetti,
qui jouit d’une bonne réputation. Le Turinois se montre intéressé
par la perspective d’entrer au capital de l’Ambrosiano pour un mon-
tant raisonnable et devenir le numéro 2 de la société, successeur
putatif de Calvi. L’affaire est conclue fin 1981, mais dès les premières
semaines, il devient évident que cela ne marchera pas. Calvi ne laisse
à De Benedetti l’accès à aucune information sensible. Dès janvier
1982, l’association est rompue.
La CONSOB, le contrôleur des marchés italiens créé après la fail-
lite de Sindona, veut obliger Calvi à publier des informations détail-
lées sur sa banque, en la faisant coter à la Bourse de Milan. Calvi
temporise. De plus en plus nerveux, il s’entoure de gardes du corps et
porte une arme en permanence. Le 27 avril, un de ses adjoints reçoit

1. Ibid.

426
Mort d’un banquier

deux balles de revolver dans le centre de Milan. L’agresseur s’enfuit


sur une moto conduite par un complice, mais un garde de la banque
tire sur les fuyards et le tueur est mortellement touché. Il s’agit de
Danilo Abbruciati, un mafieux romain. L’enquête établira quelques
mois plus tard que Calvi avait payé le tueur.
Calvi est désespéré et étranglé financièrement. Il doit rembour-
ser plus de 120 millions de dollars de prêts à l’IOR au mois de mai
et n’obtient qu’un répit d’un mois de Marcinkus. Dans une inter-
view à L’Espresso en 1986, Pazienza expliquera le krach de l’Am-
brosiano par l’emballement des opérations dans les trois dernières
années : « L’Ambrosiano devait représenter le bras séculier, moderne,
de l’Église dans le monde. Le nouveau pouvoir temporel était vu
comme la pénétration et le contrôle de la finance et de l’édition pour
contrer les influences marxistes qui devenaient prédominantes en
Italie. »
Alors que le terme approche, Calvi se raccroche à Pazienza,
comme à une bouée de secours. Celui-ci lui présente Flavio Carboni,
un entrepreneur immobilier sarde. Comme Pazienza, Carboni
entretient des contacts aussi bien au Vatican que chez les groupes
mafieux. On le dit proche de la bande romaine de la Magliana, la
PME mafieuse du sud de Rome aux multiples spécialités : braquages,
kidnappings, extorsion, trafic de drogue. Il entretient des contacts
avec les services secrets et les groupes terroristes d’extrême droite.
Carboni mène une vie de play-boy toujours à court d’argent : une
femme, deux maîtresses, un yacht, un jet privé…
Malgré tout, Carboni semble pouvoir aider Calvi, grâce à ses
connexions. Il va peu à peu remplacer Pazienza, plus brusque et
moins patient avec Calvi. Carboni a un réseau de contacts natio-
naux et internationaux sans commune mesure avec celui d’un petit
entrepreneur. Il enregistre ses conversations avec Calvi. Sur une des
cassettes retrouvées par la police, il affirme : « je connais Ortolani (le
numéro 2 de la loge P2) depuis 19551. »

1. Panorama, 15 août 1982.

427
Wojtyła

Calvi attend de Carboni qu’il l’aide à convaincre le Vatican


de se montrer plus flexible que Marcinkus. Carboni connaît bien
Mgr Hilary Franco et le cardinal Pietro Palazzini, tous deux proches
de l’Opus Dei. Selon Carboni, Franco est en contact avec l’admi-
nistration Reagan : il aurait ainsi accompli pour le pape une mission
secrète de médiation pendant la guerre des Malouines. Mgr Franco
sera appelé comme témoin dans le procès pour le meurtre de Calvi
car on a retrouvé sur le défunt un papier avec son nom et deux
numéros de téléphone. Dans les dernières semaines avant sa mort,
Calvi a eu plusieurs conversations téléphoniques avec lui, de même
que Carboni.
De son côté, le cardinal Palazzini, préfet de la Congrégation pour
la cause des saints, a attiré l’attention pour son amitié avec Camillo
Crociani, un dirigeant controversé de l’industriel en armement
Finmeccanica. Éclaboussé par le scandale Lockheed, ce dernier a dû
s’enfuir au Mexique en 1976. Interrogé dans le cadre de l’enquête
sur la faillite de l’Ambrosiano, Palazzini a déclaré avoir rencontré
Carboni à la demande d’un avocat proche de la curie, puis l’avoir
revu en compagnie de Calvi. « Ils me mettaient sous pression pour
que j’intervienne, menaçant d’un scandale qui pouvait être évité par
la reprise des relations entre l’IOR et Ambrosiano. »
Calvi affirme en tout cas à sa femme et à ses enfants qu’il travaille
avec Franco sur un plan de sauvetage auquel participerait l’Opus
Dei. En échange, l’Opus Dei contrôlerait les grandes orientations de
la banque et obtiendrait certains privilèges du pape. Selon le témoi-
gnage ultérieur de Carboni devant la justice italienne, Mgr Franco
l’aurait informé que l’Opus Dei était disposé à accorder un prêt à
l’Ambrosiano afin que cette dernière honore son remboursement de
200 millions de dollars à l’IOR. Toutefois, ce plan rencontrerait des
résistances au sein du Vatican. Officiellement, l’IOR ne bouge pas
sur ce dossier.
En coulisses, c’est une autre affaire. Un des argentiers de l’IOR
basé en Suisse, l’avocat d’affaires Arthur Wiederkher, manœuvre dis-
crètement via la Fondation Limmat, une des pompes à finances de

428
Mort d’un banquier

l’ordre, créée en 1972. Cette fondation recueille des dons qui sont
investis dans diverses affaires. Les dividendes financent une revue,
des logements d’étudiants, des foyers de jeunesse et un centre de
séminaires. Wiederkher est un personnage controversé. Thierry
Oberlé le présente ainsi :

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’avocat a joué un rôle


ambigu dans des filières d’évasion juives. Arthur Wiederkher
disposait d’une liste de juifs hollandais candidats à l’émigra-
tion fournie par les services consulaires suisses aux Pays-Bas. Le
jeune homme négociait leur départ en corrompant les autori-
tés allemandes d’occupation, puis encaissait ses honoraires. Il
aurait selon ses propres déclarations favorisé le départ d’une
cinquantaine de personnes en violant l’embargo qui interdisait
toute tractation avec les organes nazis. En 1942, la presse britan-
nique l’a présenté sous les traits d’un agent suisse du IIIe Reich.
L’avocat a été accusé d’exercer des chantages sur les familles
réfugiées en Amérique du Sud dont les parents restés en Europe
étaient traqués par les Allemands. Le réseau d’exfiltration aurait
envoyé aux exilés des lettres d’intimidation. Elles indiquaient
qu’à défaut d’importants virements d’argent, les otages des
Allemands seraient déportés dans des camps de concentration
en Pologne. Le prix à payer était fixé à 100 000 francs suisses.
En cas de versement, un compromis était négocié. Les familles
juives obtenaient des visas de sortie vers un pays neutre. Un
demi-millier de juifs auraient fui les persécutions par cette
filière1.

Malgré ces mises en cause, Wiederkher a été blanchi en 1943 par


la commission de discipline du barreau suisse et ses affaires ont pros-
péré après-guerre. Dans les années 1980, il siège dans des dizaines
de conseils d’administration. Thierry Oberlé le désigne comme la

1. Thierry Oberlé, L’Opus Dei, Dieu ou César ?, op. cit.

429
Wojtyła

« pierre angulaire » entre l’Opus Dei, l’Ambrosiano et la Rumasa (un


groupe d’entreprises espagnoles dirigé par un membre de l’Opus Dei
et dont la faillite a fait scandale). C’est lui qui conseille la Fondation
Limmat, lui qui s’est chargé d’exporter les capitaux de Rumasa, via
des sociétés-écrans… et il possède des actions Ambrosiano, pour lui-
même ou pour le compte de l’Opus Dei. Wiederkher contrôle selon
l’enquête d’Oberlé plusieurs sociétés au Panama qui acquièrent plus
de 2 millions d’actions de l’Ambrosiano. Conclusion : malgré les
dénégations ultérieures de l’Opus Dei, cette dernière a bien com-
mencé à se positionner sur l’Ambrosiano, mais trop peu et trop tard
pour sauver la mise de Sindona.
Dans les derniers mois de sa vie, Calvi se montre de plus en plus
nerveux et inquiet pour la sécurité de ses proches. Au mois de mai,
il convainc sa femme de partir aux États-Unis. Sa fille veut rester
pour passer ses examens à l’université de Milan. Le 20 mai 1982
Marcinkus refuse audience à Calvi et le fait recevoir par son assistant
Luigi Mennini.
À bout de ressources, Calvi écrit à Jean-Paul II le 5 juin 1982.
Il explique qu’il a été un bon soldat de la lutte anticommuniste sur
toute la planète.

À la demande spécifique de vos représentants autorisés, j’ai fourni


des financements à de nombreux pays et organisations politico-
religieuses, à l’Ouest comme à l’Est. C’est moi qui à la demande
des autorités du Vatican, ai coordonné à travers l’Amérique du
Sud et l’Amérique centrale la création d’entités bancaires dans le
but, par-dessus tout, d’endiguer la pénétration et l’extension des
idéologies marxistes. Après tout cela, je suis celui qui a été trahi
et abandonné par ces mêmes autorités auxquelles j’ai toujours
montré le maximum de respect et d’obéissance1.

1. Citée par Robert Hutchinson, Their Kingdom Come. Inside the Secret World of Opus Dei,
St. Martin’s Griffin, 2006.

430
Mort d’un banquier

Sa chute déclencherait « une catastrophe inimaginable dans


laquelle l’Église souffrirait les dommages le plus graves1 ». Calvi sol-
licite une entrevue du pape lors de laquelle il pourrait lui remettre
des documents « importants en sa possession ». Il n’y aura pas de
réponse directe. Calvi rencontre Marcinkus quelques jours plus
tard. L’accueil est glacial. Le banquier tente à nouveau de faire pas-
ser sa lettre au pape via Carboni, qui la remet à un évêque tchécos-
lovaque (probablement Hnilica).
Fin mai 1982, la Banque d’Italie exige dans une lettre au conseil
d’administration d’obtenir des précisions sur les prêts de 1,4 mil-
liard de dollars émis par les filiales sud-américaines de l’Ambro-
siano. On montre à Calvi une copie de mandat d’arrêt sur sa per-
sonne, un faux. Selon une source des services secrets italiens, c’est
Gelli qui a eu l’idée pour lui faire quitter l’Italie. Il ne fallait pas que
Calvi retombe entre les mains des magistrats italiens. Le 11 juin,
Calvi disparaît. Le cours de l’action Ambrosiano entame sa descente
aux enfers. Le 14 juin, des inspecteurs de la Banque d’Italie se pré-
sentent à la banque et réclament l’ouverture des livres de comptes.
Marcinkus décide que c’est le bon moment pour démissionner du
conseil d’administration de Banco Ambrosiano Overseas. Quelques
jours plus tard, la banque milanaise fait défaut sur son rembour-
sement de 250 millions de dollars à l’IOR. La panique gagne le
Vatican. Casaroli s’enferme à plusieurs reprises avec Marcinkus
pour des échanges que la rumeur de la curie décrit comme « ten-
dus ». Pour la Banque d’Italie, il est désormais clair que le plus grand
débiteur de l’Ambrosiano est l’IOR. Sans le secours du Vatican, les
dirigeants de l’Ambrosiano n’ont plus d’autre choix que d’appeler
la Banque d’Italie pour qu’elle prenne le contrôle.

Vers 7 h 30 au matin du 18 juin 1982, un jeune coursier du


Daily Express traverse le pont de Blackfriars qui surplombe la
Tamise à la City, en route pour son travail. Machinalement, il
1. Lettre transcrite dans Gianni Simoni et Giuliano Turone, Il Caffè di Sidona. Un finanziere
d’avventura tra politica, Vaticano e mafia, Garzanti, 2011, p. 141.

431
Wojtyła

regarde l’échafaudage en contrebas. Et d’un coup, il se fige. C’est


bien un corps qu’il a vu, suspendu par le cou à une corde orange.
Le garçon fonce à son bureau et de là il alerte la police. Lorsque
les policiers remontent le corps, ils remarquent des briques four-
rées dans les poches de son costume, ainsi qu’une épaisse liasse de
devises diverses, d’une valeur d’environ 15 000 dollars. Dans la
poche intérieure : un passeport au nom de Gian Roberto Calvini.
Il ne faut pas longtemps pour identifier l’homme comme étant
Roberto Calvi, patron de la banque Ambrosiano de Milan, qui a
disparu de Rome sept jours plus tôt. La justice britannique classe
l’affaire comme un suicide. Jeremy Paxman, un reporter de la
BBC, remarque ironiquement : « Pour croire que Calvi s’est sui-
cidé, nous devons accepter l’idée qu’il s’est déplacé sur 4 miles
jusqu’au pont de Blackfriars, que là il a découvert un échafaudage
qui n’était pas visible depuis la rue. Nous devons accepter qu’il
a trouvé là un tas de briques qu’il a eu l’idée de mettre dans ses
poches. Nous devons accepter qu’il a trouvé là une corde fort pra-
tique. Alors que pendant tout le temps qu’il était à son apparte-
ment, il disposait d’assez de somnifères pour se suicider facilement
et sans effort1. »
Le 2 juillet, les administrateurs provisoires de l’Ambrosiano nom-
més par la Banque d’Italie rendent visite aux dirigeants de l’IOR. Ils
ont calculé que le Vatican doit 1,275 milliard de dollars à l’Ambro-
siano. Les responsables de l’IOR répondent en leur mettant sous le
nez la « contre-lettre » de Calvi, avant de mettre dehors leurs visi-
teurs. Une commission de 15 cardinaux est établie par Jean-Paul II
pour étudier les finances du Vatican et prendre des mesures permet-
tant d’éviter de nouveaux scandales. Mais Marcinkus ne dit rien de
ces lettres devant la commission. Plusieurs membres seront furieux
lorsque cela sera rendu public.

1. Larry Gurwin, The Calvi Affair. Death of a Banker, Macmillan, 1983.

432
Mort d’un banquier

Arrangement à l’amiable

Les administrateurs désignés par la Banque d’Italie choisissent de


renflouer l’Ambrosiano de Milan et d’honorer les dettes de la mai-
son-mère, mais refusent d’assumer les dettes des filiales étrangères :
ils considèrent que c’est au Vatican de le faire. Le 9 août est donc
créé le Nuovo Banco Ambrosiano, qui reprend les actifs sains. Les
filiales étrangères ont prêté 1,2 milliard de dollars aux sociétés off-
shore créées par Calvi. Une grande part de cet argent a servi à rache-
ter des actions Ambrosiano pour en soutenir le cours. Mais elle a
difficilement pu représenter plus de la moitié du total, soit 600 mil-
lions de dollars. Il est probable qu’une partie de l’argent manquant a
été utilisé pour des opérations secrètes commanditées par le Vatican
(nous y reviendrons).
L’IOR ne détient officiellement que 1,6 % de l’Ambrosiano, et
estime par conséquent ne rien devoir. Mais selon le témoignage d’un
cadre dirigeant, Giacomo Botta, au procès de la faillite Ambrosiano,
elle détenait en réalité 20 à 30 % de la banque via plusieurs socié-
tés offshore, ce qui en faisait de loin le plus gros actionnaire. Botta
remarque la fulgurante carrière au sein de l’Ambrosiano d’Alessan-
dro Mennini, fils du bras droit de Marcinkus, Luigi Mennini : sans
expérience, le jeune homme a été bombardé directeur adjoint. Botta
raconte également que, quand il a pris la direction de la filiale de
Managua, Calvi lui a expliqué que l’IOR contrôlait le groupe et que
la plupart des prêts émis par son agence avaient pour bénéficiaires
des sociétés appartenant au Vatican.
En octobre, les résultats de l’enquête menée par la CONSOB
sont publiés dans la presse : on apprend notamment que l’IOR
détient une structure luxembourgeoise, Manic, qui contrôle six
des sociétés fantômes qui devaient de l’argent aux filiales sud-amé-
ricaines de l’Ambrosiano. Les garanties sur ces prêts comprenaient
10 % des actions Ambrosiano. On reconnaît désormais que le
Vatican pourrait avoir détenu une part des sociétés fantômes, mais
il ne les aurait pas contrôlées et ne serait donc pas comptable des

433
Wojtyła

dettes. Finalement, le rapport de la commission d’enquête nommée


par Casaroli reconnaîtra le mois suivant que le Vatican contrôle bien
plusieurs de ces sociétés. Pour autant, les experts du Vatican sou-
tiennent encore que l’IOR serait devenu propriétaire de ces sociétés
sans même s’en rendre compte, suite à une manœuvre de Calvi ! À
l’insu de son plein gré, en somme… Cette position est contredite
par les archives consultées par les enquêteurs. Par exemple : une lettre
de novembre 1981 dans laquelle l’IOR demande à Calvi de gérer
les fameuses sociétés. Après la mort de son père, Carlo Calvi pour-
suit l’inventaire des archives cachées dans un coffre des Bahamas. Il
affirme que l’IOR était même le véritable patron de l’Ambrosiano :
il en détenait via les sociétés fantômes un bloc de 16 % des actions.
Selon lui, Marcinkus subissait une forte pression du pape pour trou-
ver toujours plus d’argent et il s’est mis à pomper de plus en plus de
fonds du système. En février et mars 1983, le Sunday Times publiera
d’autres documents montrant que Marcinkus a donné instruction
dans les années 1970 de créer certaines des sociétés fantômes, et qu’il
a par la suite menti en affirmant tout ignorer de leur endettement.
En privé, le Vatican accepte de négocier avec le gouvernement ita-
lien. À Noël 1982 est nommée une nouvelle commission d’enquête,
cette fois italo-vaticane. Il n’y a pas vraiment le choix : en cas de
poursuite devant les tribunaux luxembourgeois, l’IOR risquerait que
ses avoirs soient saisis partout dans la Communauté européenne.
À Noël 1984, le pape et Casaroli acceptent de payer aux alentours
de 250 millions de dollars (ce sera finalement 244). Un nouveau
concordat est en cours de négociation avec le gouvernement italien
et ne pourra aboutir sans que l’on débloque le dossier. Pour payer, le
Vatican vend des actions dans diverses sociétés, mais surtout il cède
51 % des actions de la Banco di Roma per la Svizzera pour 100 mil-
lions de dollars. L’IOR perd un total de 510 millions de dollars !
Le Vatican refuse de livrer Marcinkus à la justice italienne. Il est
désormais confiné dans la cité-État. Cette fois le scandale l’empêche
de devenir cardinal. Son secrétaire, le discret De Bonis, se sort mieux
d’affaire : il est promu archevêque.

434
Mort d’un banquier

Privé de ses sorties sur les luxueux terrains de golf romains,


Marcinkus doit se résoudre à reconvertir un petit bout de jardin
papal en green pour ne pas perdre la main. Cependant, les plus
hautes cours de justice italienne finiront par estimer qu’elles n’ont
pas autorité pour juger des cadres de l’IOR, qui relèvent du seul
Vatican. Marcinkus va pouvoir retrouver les terrains de golf romains.
Le liquidateur luxembourgeois de la Banco Ambrosiano Holding,
Paul Mousel, témoignera lors du procès italien pour le meurtre de
Calvi en 2006 que l’IOR détenait au moins 20 % de celle-ci : « Le
mécanisme mis sur pied par l’Ambrosiano avec la complicité de
l’IOR évoque un mécanisme de blanchiment d’argent, mais je ne
peux pas prouver que c’était le cas1. » Il ne lui a pas été possible de
qualifier les flux financiers allant de l’IOR à la filiale panaméenne
du groupe Ambrosiano : « Dans certains cas l’argent arrivait par
virements et était retiré en cash. Je ne peux pas exclure que l’argent
ait servi à des opérations du Vatican. Une possibilité est que l’IOR
voulait financer des activités sans qu’elles soient publiques et qu’il
a utilisé le réseau Calvi pour ce faire. » Selon Mousel toujours, les
flux d’argent « intraçables » représentent une moitié du « trou » laissé
par la faillite. Et il ne comprend pas la stratégie internationale déve-
loppée par Calvi : « Il n’y avait aucune raison économique d’ouvrir
une banque au Pérou ou au Nicaragua à l’époque. Il n’y avait pas de
business là-bas à l’époque. »
D’autres commentateurs se sont montrés plus audacieux.
Plusieurs mafieux repentis ont ainsi affirmé que Calvi et Marcinkus
étaient impliqués dans un circuit de blanchiment d’argent sale uti-
lisé par Cosa Nostra, après la faillite de Sindona. C’est le cas du
boss Antonino Giuffrè, un proche de Bernardo Provenzano tombé
en 2002. Lors de ce même procès pour le meurtre de Calvi, il a livré
un récit troublant.
« Pippo Calò, trésorier de la Mafia, a été mis en contact avec
Roberto Calvi par Michele Sindona, a expliqué Giuffrè à la cour.
1. In Philip Willan, The Vatican at War. From Blackfriars Bridge to Buenos Aires, iUniverse,
2013.

435
Wojtyła

Quand les problèmes financiers et judiciaires de Sindona, aux États-


Unis et en Italie, ont réduit son influence de blanchisseur d’argent,
le bâton a été transmis à Calvi dans la deuxième moitié des années
1970. » « C’est Sindona qui fait promouvoir Calvi dans Cosa Nostra.
Une relation triangulaire se développe. D’un côté vous avez Cosa
Nostra, d’un autre une sorte de franc-maçonnerie et de l’autre le
“cardinal1” [sic] Marcinkus. Bientôt Calvi se retrouve au milieu
d’une énorme rivière d’argent. […] Il est bien connu au sein de Cosa
Nostra et dans d’autres cercles aux États-Unis que Marcinkus a des
contacts directs et indirects avec Cosa Nostra », insiste Giuffrè. « Je
sais que le cardinal Marcinkus a joué un rôle important, de même
que Cosa Nostra et une certaine sorte de franc-maçonnerie. Je pense
en particulier à P2. La personne la plus importante dans ce milieu
à l’époque était Licio Gelli ». Giuffrè ajoute que le succès de Calvi
dans la banque italienne a eu un prix : il a été contraint de financer
les chrétiens-démocrates et les socialistes. Plus tard au cours de son
témoignage, Giuffrè s’est vu demander si Cosa Nostra avait perdu de
l’argent dans la faillite de l’Ambrosiano : « Une partie de ce que Cosa
Nostra a investi n’a jamais été récupérée », a-t-il affirmé.
L’histoire se termine par une belle photo. Le journaliste Rupert
Cornwell raconte :

Dans l’après-midi du vendredi 17 février 1984, un groupe


d’hommes en costumes sombres quitta l’hôtel des Bergues
à Genève. Ils étaient visiblement satisfaits de leurs entretiens.
Moins de 24 heures plus tard, et à quelque 900 kilomètres
au sud, dans la jolie demeure Renaissance située sur une des
collines cernant Rome, Bettino Craxi – le premier socialiste à
être Premier ministre de l’Italie moderne – s’assit près du car-
dinal Agostino Casaroli, secrétaire d’État du Vatican, pour une
cérémonie solennelle. Ce jour-là les deux hommes signèrent
un nouveau concordat régissant les relations entre les deux

1. En réalité, Marcinkus n’a jamais été nommé cardinal.

436
Mort d’un banquier

États, cinquante-cinq ans après l’accord conclu en 1929 entre


Mussolini et le pape Pie XI.
En dépit de leur nature différente, les deux événements étaient
étroitement liés. La réunion de Genève était le point culminant
d’une recherche entreprise dix-huit mois auparavant pour par-
venir à un accord entre le Vatican, les autorités italiennes et cent
vingt banques créancières pour un règlement de dettes laissées
par la Banco Ambrosiano. Et pendant des mois, on pressentait
que, sans un tel accord, le nouveau concordat que l’on négociait
depuis près de dix ans ne pourrait pas être ratifié1.

Mais qui a tué Calvi ?


Reste à comprendre qui a tué Calvi et comment… Acculé et sur
le point d’être débarqué, le Milanais a eu besoin d’un endroit tran-
quille en dehors de l’Italie pour échapper à ses ennemis, chercher des
solutions, négocier, et si besoin communiquer ses infos à la presse. Le
lundi 7 juin, la dernière réunion avec le conseil d’administration de
la banque s’est mal passée : la Banque d’Italie demandait des explica-
tions sur ses filiales étrangères. Pour la première fois, les membres se
sont rebellés et ont voté contre leur directeur.
Le vendredi, Calvi a disparu. Il a d’abord pris un vol intérieur
pour Trieste. Là, il a été pris en charge par un ami de Carboni, qui
l’a emmené en speed boat jusqu’en Yougoslavie, puis en voiture en
Autriche. À Vienne le mardi 14, Calvi a rencontré Leopold Ledl, un
protagoniste du scandale « Vatican Connection », l’affaire des faux
titres découverte par le FBI2. Calvi cherchait des informations com-
promettantes sur Marcinkus. Ledl avait des archives sur les opéra-
tions financières accomplies pour ce dernier mais a refusé de les lui
confier. Ledl racontera son échange avec Tisserant, Villot et Benelli
dans un livre de Mémoires3. Le lundi 14 juin, Calvi et son garde
1. Rupert Cornwell, Le banquier du Vatican, Plon, 1984.
2. Voir le chapitre 11.
3. Leopold Ledl, Per Conto del Vaticano, Tullio Pironti Editore, Naples, 1997. « Tisserant

437
Wojtyła

du corps Vittor rallient Bregenz, au bord du lac de Constance, non


loin de la frontière suisse. Mais Carboni le convainc de renoncer à
gagner la Suisse, préférant l’Angleterre. Le mardi 15 juin, Calvi part
en vol privé d’Innsbruck à Londres, organisé par l’homme d’affaires
Hans Kunz qui a fait fortune dans le négoce du pétrole. C’est Kunz
aussi qui réserve l’appartement qu’occupera Calvi à Chelsea Cloisters
et un vol à Londres le soir de la mort de Calvi, qui pourrait avoir
permis de récupérer certains de ses effets personnels, puis un vol à
Édimbourg le 20 juin pour récupérer Carboni. Kunz est une vieille
connaissance de Licio Gelli…
Le dernier jour est évidemment crucial pour comprendre ce qui a
pu se passer. Calvi a dîné dans un restaurant avec trois ou quatre per-
sonnes : outre Carboni, certains enquêteurs pensent que Umberto
Ortolani et/ou Licio Gelli auraient été présents à Londres ce soir-là.
Les déplacements de Carboni avant et après la mort de Calvi sont
intrigants. En l’espace de six jours, il s’est rendu de Klagenfurt à
Zurich, puis à Bregenz, Amsterdam et enfin Londres (où il a dormi
à trois endroits différents). Après la mort de Calvi, il disparaît des
radars. Les données téléphoniques obtenues auprès des hôtels où
Carboni a résidé montrent qu’il a été en contact quotidien avec
Mgr Hilary Franco, l’avocat romain Alfredo Vitalone et le standard
du Vatican…
Lors du procès sur la mort de Calvi, le parrain repenti Antonino
Giuffrè a déclaré : « À partir du moment où la mort de Calvi a
été décidée, comme toujours, quelqu’un devait jouer le rôle de
l’ami de Calvi. C’est la personne qui récupère Calvi et le remet
entre les mains de ceux qui vont le tuer. L’un de ces hommes était
expliqua que le Vatican et l’État italien étaient dans une situation financière précaire. Les
exigences fiscales du gouvernement italien avaient créé des problèmes si sérieux pour l’État
pontifical qu’il pouvait à peine tenir sur ses jambes. À cause des grèves continuelles et de
l’inflation, les comptes publics en Italie étaient dans un état désastreux. Tous deux avaient
par conséquent un besoin urgent d’aide. » Ledl semble penser que le gouvernement Nixon
aurait pu donner son feu vert tacite à cette fraude, en faisant une sorte de financement occulte
d’un allié contre le communisme. Tisserant avait prédit à Ledl que même si les choses tour-
naient mal, personne n’oserait accuser directement le Vatican. On croirait que la bonne foi
des prélats avait été abusée.

438
Mort d’un banquier

Carboni. […] D’abord il gagne la confiance de Calvi et ensuite il le


livre à ceux qui vont l’étrangler. Carboni est celui qui a guidé Calvi
sur son dernier bout de chemin1. » On retrouvera un bout de corde
dans le bagage de Carboni, identique à celui utilisé par Calvi pour
« se pendre »…
Un ex-banquier, Jürg Heer, a apporté son témoignage dans le
Wall Street Journal2. Credit manager pendant vingt ans à la Rothschild
Bank AG de Zurich, il explique que la banque pratiquait l’exporta-
tion illégale de devises d’Italie pour le compte de ses riches clients
italiens. Il aurait ainsi reçu un coup de fil d’un collaborateur de Licio
Gelli lui demandant de délivrer une mallette de cash (il estime le
montant à 5 millions de dollars) à des hommes que son interlocuteur
lui désignera après coup comme « les tueurs de Calvi ». Nombreuses
sont les sources qui ont accusé Gelli d’avoir commandité le meurtre
de Calvi.
D’autres repentis de la Mafia ont porté des accusations précises.
Enrico Madonna a ainsi affirmé que Vincenzo Casillo (lieutenant
du boss de la Camorra Raffaele Cutolo alors en prison) lui aurait
confessé avoir participé au meurtre de Calvi. Madonna avait cru
comprendre que ce meurtre était souhaité par « les services secrets et
des gens connectés à l’Ambrosiano comme Pazienza3 ». Casillo n’est
plus là pour confirmer : il a été tué par une bombe sept mois après la
mort de Calvi. Sa petite amie a été exécutée peu après…
Un autre repenti, Francesco Marino Mannoia, a désigné deux
hommes : Vincenzo Casillo et Francesco Di Carlo, un proche du
« parrain des parrains » Toto Riina qu’on avait exilé en Angleterre
en 1979 après qu’il eut volé un chargement de drogue appartenant
à Cosa Nostra. Di Carlo aurait agi sur ordre de Pippo Calò pour
punir Calvi d’avoir perdu l’argent de P2 et Cosa Nostra, a témoigné
Mannoia. Sous couvert d’un commerce d’antiquités, Di Carlo avait
repris ses activités de trafic de drogue, qui lui vaudront en 1985 une
1. Cf. Philip Willan, The Vatican at War, op. cit.
2. 11-12 décembre 1992.
3. Cf. Maria Antonietta Calabro, Le Mani della Mafia, Edizioni Associate, Rome, 1991.

439
Wojtyła

peine de vingt-cinq ans de prison. Après onze ans de détention, il


sera extradé en Italie et collaborera avec la justice italienne. Di Carlo
confirmera que Pippo Calò a bien cherché à le joindre peu avant la
mort de Calvi pour lui demander un « service », mais que faute de
le trouver chez lui, il aurait trouvé quelqu’un d’autre pour faire le
travail en question. Cependant, l’enquête de la société d’investiga-
tions Kroll pour la famille Calvi a montré que Di Carlo avait reçu
sur son compte à la Barclays un virement de 100 000 dollars, seule-
ment quatre jours avant la mort de Calvi, ce qui permet de nourrir
quelques doutes…
En Italie, la thèse d’un meurtre de Calvi a été validée par la
justice : dans un procès opposant la famille Calvi aux assurances
Generali (qui refusaient de payer l’assurance-vie de Roberto, qui ne
couvrait pas les cas de suicide), la cour a conclu qu’il s’agissait pro-
bablement d’un meurtre. En 2005-2006 a eu lieu le procès de cinq
personnes accusées de complicité dans cet assassinat, dont Pippo
Calò, Flavio Carboni et Silvano Vittor. Les procureurs ont estimé
que le meurtre avait pour objet de punir Calvi d’avoir englouti des
fonds de Cosa Nostra et empêcher toute révélation sur son activité
de blanchiment avec l’Ambrosiano. Calvi savait trop de choses et
aurait pu faire chanter ses anciens associés de la politique, de P2 et
du Vatican.
Les cinq accusés ont été acquittés en juin 2007 pour insuffi-
sance de preuves. Mais la cour a établi plusieurs faits. Calvi a bien
été assassiné : on l’a sans doute drogué puis transporté en bateau
jusqu’au pont de Blackfriars où on l’a pendu à l’échafaudage. La
cour a jugé crédible que Calvi et Marcinkus aient opéré une entre-
prise de blanchiment d’argent pour Cosa Nostra. Les services secrets
britanniques, s’ils étaient informés de ce qui se tramait, ont pu laisser
faire car Calvi avait commis l’imprudence de financer l’acquisition
d’armes par l’Argentine dans la guerre des Malouines. Les services
italiens étaient parfaitement informés des agissements de Pazienza
et Carboni : ils ont pu ne pas intervenir pour éviter que Calvi écla-
bousse la classe politique italienne, voire le Vatican.

440
Mort d’un banquier

L’acquittement général a été confirmé par la cour d’appel


de Rome en 2010. Lors de ce dernier procès, un autre témoin,
Massimo Ciancimino (fils du maire chrétien-démocrate de Palerme
Vito Ciancimino, compromis avec la Mafia), a témoigné que son
père avait fait blanchir de l’argent via l’IOR et l’Ambrosiano. Il dis-
posait de deux coffres à la banque du Vatican, où il entreposait
de l’argent appartenant à Cosa Nostra, a affirmé son fils qui était
présent à certains rendez-vous avec Calvi. Il a également indiqué
qu’une partie de cet argent sale de Cosa Nostra aurait été investie
dans les projets immobiliers de Silvio Berlusconi. Dans leur ver-
dict, les juges ont validé l’hypothèse que « Cosa Nostra… a uti-
lisé la Banco Ambrosiano et l’IOR pour des opérations massives
de blanchiment1 ». La Cour de cassation a définitivement validé ce
jugement en novembre 2011.
Au final, qui a donné l’ordre de tuer Calvi ? Un politicien italien
membre de la commission d’enquête parlementaire sur P2 livrera
cette analyse au journaliste Larry Gurwin : « Une possibilité, c’est la
Mafia – certains pensent que le milieu a essayé de capter le pou-
voir et l’argent de Calvi, d’autres disent que Calvi a commis ce que
l’on appelle en langage mafieux sgarbo – une offense à l’Organisation
qui doit être punie. Certains pensent que Calvi était prêt à dévoiler
des informations sensibles sur les activités politiques de l’Église en
Pologne et en Amérique du Sud, et qu’il est entré en opposition
avec le Vatican. D’autres pensent que les ennemis de l’Église ont
voulu envoyer un signe au Vatican. Cela connecterait l’élimination
de Calvi avec la tentative d’assassiner le pape. Certains pensent que
Calvi a été tué pour exposer les relations de l’Ambrosiano et son
patron avec le Vatican2… »

1. Cité par Philip Willan, The Vatican at War, op. cit.


2. Larry Gurwin, The Calvi Affair, op. cit.

441
Wojtyła

Des documents très recherchés

Autre question : que sont devenus les documents de Calvi, trans-


portés dans sa mallette qui ne le quittait jamais ? Un rapport des
services secrets italiens permet de reconstituer leur parcours1. Le
jour de la découverte du corps, un messager arrive par jet privé de
Genève à l’aéroport de Gatwick, où Carboni lui remet une partie du
contenu de la mallette. Il repart aussitôt à Genève et se rend dans
une villa isolée au bord du lac, où il remet les documents à Licio
Gelli et Umberto Ortolani, les dirigeants de la loge P2. La mallette
elle-même avec le reste des documents voyage par un autre jet privé
d’Édimbourg à Klagenfurt pour être déposée dans un coffre-fort à
la Karmoner Savings Bank2. Le lundi suivant, les conspirateurs se
retrouvent à Zurich pour comparer leurs alibis. Ils contactent par
téléphone l’avocat romain Alfredo Vitalone, déjà cité. C’est le frère
du sénateur Vitalone qui est un proche d’Andreotti. Il est prévu
que Flavio Carboni entre dans la clandestinité. Il sera arrêté en juil-
let 1982. Le même jour, des citations à comparaître sont envoyées
à Marcinkus, Mennini et Pellegrino de Strobel. Marcinkus se cal-
feutre dans la Cité du Vatican.
Le mois suivant, Gelli est arrêté alors qu’il tente de retirer 30 mil-
lions de dollars à l’UBS de Genève.
On n’entendra plus parler de la mallette de Calvi pendant deux
ans, avant qu’elle réapparaisse… dans une émission de télévision !
En détention à la prison de Parme, Flavio Carboni est visité en mai
1984 par le père jésuite polonais Kazimierz Przydatek, à la demande
de son avocat bien introduit au Vatican. Carboni lui explique qu’il
a d’importants documents à vendre, qui peuvent aider à blanchir la
réputation de l’Église dans l’affaire Ambrosiano. Le père Przydatek

1. Message n° 22582/1X/04 di prot. Re : Roberto Calvi au Ministero dell’Interno


(UCIGOS) et Commando Generale Arma CC, 2e Rep. S.A. – Uff Operazioni. Cité par
Robert Hutchinson, Their Kingdom Come, op. cit.
2. Cf. l’ordonnance de renvoi de Flavio Carboni par le juge Mario Almerighi : Ordinanza
de rinvio a giudizio nel procedimento penale contro Flavio Carboni e altri, Rome, op. cit.

442
Mort d’un banquier

rend compte à son supérieur, l’évêque slovaque Pavel Hnilica, le


patron du réseau Pro Fratribus – qui introduit en contrebande des
bibles et de l’argent de l’autre côté du rideau de fer, vient en aide aux
réfugiés catholiques et parle à l’oreille de Jean-Paul II. Un rapport
du SISMI du 25 octobre 1989 décrit Hnilica comme « membre du
service secret de l’ordre jésuite », chargé d’organiser une église clan-
destine en Tchécoslovaquie.
Hnilica envoie le père Virginio Rotondi rencontrer Carboni dans
sa prison de Parme. Carboni lui réclame des dizaines de millions,
sans compter une avance pour ses frais1… En novembre 1984, alors
que Carboni a été assigné à résidence et a pu regagner son domicile
romain, Hnilica lui indique qu’il est autorisé à poursuivre les dis-
cussions. Carboni lui remet quelques documents sans grande uti-
lité. Une nouvelle rencontre est prévue en janvier 1985 avec le père
Rotondi. Carboni remet trois documents en échange d’un chèque. Il
s’associe avec une figure du milieu, un trafiquant de drogue nommé
Giulio Lena qui lui paye une forte somme pour entrer dans la com-
bine. En mai 1985, Lena remet à Hnilica une lettre de Calvi qui écrit
notamment :

Depuis que je suis abandonné et trahi par ceux que je considé-


rais comme mes alliés les plus fidèles, je ne peux que me rappeler
les opérations que j’ai entreprises pour le compte des représen-
tants de Saint-Pierre… J’ai fourni des financements à travers
toute l’Amérique latine pour des navires de guerre et autres
équipements militaires devant servir à la lutte contre les activi-
tés subversives de forces communistes bien organisées. Grâce à
ces opérations, l’Église peut aujourd’hui se targuer d’une auto-
rité nouvelle dans des pays comme l’Argentine, la Colombie, le
Pérou et le Nicaragua […]

1. Cf. ordonnance du juge Almerighi, op. cit.

443
Wojtyła

Je suis fatigué, vraiment fatigué, trop fatigué… Les limites de


ma grande patience ont été largement dépassées… J’insiste sur le
fait que toutes les transactions concernant l’expansion politique
et économique de l’Église doivent m’être remboursées. On doit
me payer les millions de dollars que j’ai fournis à la demande
expresse du Vatican pour Solidarité. On doit me rembourser
les versements pour organiser des centres financiers dans cinq
pays d’Amérique, pour un total dépassant les 175 millions de
dollars, on doit me rémunérer pour mon travail de consultant
financier, pour mon rôle d’intermédiaire dans les pays d’Europe
de l’Est et d’Amérique latine. On doit me rendre ma tranquillité
d’esprit. Que Casaroli, Silvestrini, Marcinkus et Mennini me
laissent tranquille !

En échange de cette lettre, Hnilica remet à Carboni deux


chèques tirés sur des comptes de l’IOR pour un total équivalent à
70 000 dollars. Mais, coup de théâtre, les deux chèques sont reje-
tés ! Apparemment, tout le monde n’est pas d’accord au Vatican
pour laisser ce manège continuer… En réponse, Carboni menace
de dévoiler les documents qui lui restent dans une émission de TV,
ce qui conduirait ensuite à les remettre aux magistrats. La menace
est mise à exécution. Lors de l’émission en question, un sénateur
néofasciste, auteur d’un livre sur l’affaire Calvi, est présenté comme
celui qui a trouvé la valise.
Ce n’est que deux ans plus tard que l’on découvrira les tractations
entre Carboni et Hnilica : dans une affaire sans relation, la villa du
mafieux Giulio Lena sera perquisitionnée et les enquêteurs découvri-
ront toute l’affaire. Le juge Almerighi fera alors perquisitionner les
locaux de Pro Fratribus, où l’on découvrira un dossier du SISMI sur
Carboni, des documents de Calvi et un mémo de Hnilica à Casaroli
détaillant ces tractations. La réponse de Casaroli à Hnilica, qui figure
au dossier, est des plus embarrassantes :

444
Mort d’un banquier

Votre Excellence,

J’ai reçu et lu avec une grande attention votre lettre du 25 août


concernant vos efforts avec des proches sur les problèmes de
l’IOR.
Appréciant l’importance et la gravité de la situation que vous
mettez en avant, j’ai pensé qu’il était nécessaire avant de vous
répondre d’en informer le Saint-Père.
En son nom, je peux vous faire part de la grande douleur et
préoccupation causée par ce que nous apprend votre lettre. Ni le
Saint-Père ni le Saint-Siège n’avaient connaissance des activités
que vous portez à notre connaissance.
Il est d’abord nécessaire de préciser, pour éviter tout malen-
tendu, que vos efforts ont été entrepris sans ordre, autorisation
ou approbation du Saint-Siège. De plus, on ne peut pas nier
que la situation économique notoire dans laquelle le Saint-Siège
est tombé – en déficit sérieux – rendrait extrêmement difficile,
dans tous les cas, de satisfaire aux demandes formulées par Votre
Excellence et de soulager ainsi le Saint-Siège et vous-même du
fardeau de dette immense que vous nous avez révélé.
Concernant les causes et modalités de vos efforts pour faire toute
la lumière sur cette dette apparente, il est bien sûr nécessaire
d’évaluer les conséquences légales que votre intervention, fondée
sur les meilleures intentions, pourrait susciter.
Par cette lettre, je profite de la circonstance pour vous confirmer
l’estime distinguée dans laquelle nous vous tenons devant Notre
Seigneur.

C’est ce qui s’appelle prendre ses distances ! On peut interpré-


ter ainsi : vous faites du hors-piste, à vos risques et périls… De fait,
Hnilica se retrouve réduit à solliciter des prêteurs sur gages. En mars
1987, il mandate un nommé Vittore Pascucci pour lui trouver un
prêt de 10 millions de dollars sur six mois. Le personnage est décrit
par les services de la police financière comme un banquier véreux,

445
Wojtyła

véritable propriétaire de la banque Eurotrust Limited d’Anguilla,


réputée blanchir l’argent de la Mafia issu du trafic de drogue.
Carboni, Lena et Hnilica seront renvoyés devant la justice par
le juge Almerighi. En mars 1993, ils seront jugés coupables, mais le
verdict sera ensuite renversé pour vices de procédure. Selon la justice
italienne, Hnilica a bien agi avec l’accord de ses chefs, mais l’appro-
visionnement financier lui a été retiré en cours de route par l’IOR. Il
lui a alors fallu s’adresser à des usuriers pour réunir les fonds deman-
dés par Carboni.
21
Croisade polonaise

Après l’attentat de la place Saint-Pierre, Jean-Paul II est de retour


au Vatican, plus vite que ses médecins ne l’auraient voulu. Mais
comment lui imposer quoi que ce soit ? Le pape va désormais redou-
bler d’ardeur sur le dossier polonais, où primait jusqu’ici la discré-
tion, pour mener une action secrète plus agressive que jamais. Il est
bien possible que, dans les semaines qui ont suivi son retour, il ait
pensé que les services de l’Est avaient voulu le tuer et que cela ait
joué dans son ardeur anticommuniste. Nous savons qu’une partie
de son entourage y a cru dur comme fer, à l’image du père Hnilica.
Cependant, la secrétairerie d’État reçoit dans les mois qui suivent des
dizaines de rapports des services secrets américains, turcs, italiens,
français, allemands… qui ne dessinent pas, loin de là, un récit clair
des événements. Pour qui veut bien les lire sans idée préconçue, il
n’est pas du tout évident de savoir d’où vient le coup. Wojtyła affir-
mera plus tard qu’il ne croit pas à la piste bulgare. D’autres proches,
comme le très anticommuniste Giulio Andreotti, diront qu’il faut
« regarder ailleurs ». Certes, mais où ?
Si notre hypothèse d’une implication mafieuse dans cet attentat,
peut-être en association avec P2, était confirmée, il est certain qu’« on »
se serait débrouillé pour faire savoir au pontife les raisons de cette
alerte. Dans cette hypothèse, l’enlèvement d’Emanuela Orlandi cor-
respondrait à un second avertissement. Qui ne produit pas plus d’effet
que le premier. Même pour Cosa Nostra, il est difficile de faire dévier
de sa route un pape qui se sent investi d’une mission divine et protégé
par la Vierge Marie… Quant à aller jusqu’à le tuer, c’est plus facile
à dire qu’à faire : la sécurité autour du pape s’est considérablement

447
Wojtyła

renforcée. Cela reviendrait à une mission suicide. Quant à assumer un


tel acte dans la très catholique Italie, même une Mafia toute-puissante
devrait y réfléchir à deux fois avant de prendre un tel risque…
Si 1981 marque une inflexion dans l’action secrète du Vatican
en Pologne, ce n’est pas (ou pas principalement) une conséquence
directe de l’attentat contre le pape. Il faut plutôt y voir une réac-
tion au durcissement du régime polonais, sous la contrainte du
grand frère soviétique. Considérée par le nouveau Premier ministre
Jaruzelski comme un moindre mal face au risque d’invasion sovié-
tique, la loi martiale imposée en décembre à la société polonaise va
agir comme un aiguillon.

Loi martiale
La menace d’une intervention soviétique, rapportée par le colo-
nel Kukliński à la CIA, pèse depuis la fin 1980. Elle reste cependant
virtuelle car l’Armée rouge est déjà très occupée en Afghanistan et les
retombées internationales en termes d’image pour l’URSS seraient
catastrophiques. Le nouveau pouvoir est fortement incité à procla-
mer la loi martiale. Le KGB rapporte que la présence des services
secrets occidentaux en Pologne s’intensifie : les services secrets de
l’OTAN seraient en train de noyauter Solidarité ! Aucune archive
aujourd’hui disponible ne permet de l’attester, même si plusieurs ser-
vices occidentaux comme la DGSE française ont noué des contacts
avec le syndicat. Dépourvu de poste permanent à Varsovie, le service
infiltre des observateurs par divers moyens, à leurs risques et périls :
une équipe de trois officiers du service Action qui franchissent à pied
la frontière depuis la Tchécoslovaquie est repérée lors de son arrivée
dans une petite ville. Les hommes sont sauvés par un curé qui les
cache dans sa sacristie. Après quelques voyages, le service dispose de
points d’appui dans le pays et tisse des liens avec Solidarité, devenu
un mouvement clandestin1, raconte l’ancien directeur des services

1. Cf. Pierre Marion, La mission impossible. À la tête des services secrets, Calmann-Lévy, 1991.

448
Croisade polonaise

secrets français Pierre Marion. Ce qu’il oublie de mentionner, c’est


qu’au moins un agent de la DGSE, en poste à Moscou, a profité de
ses voyages entre Paris, Varsovie et Moscou pour porter des valises
de billets en Pologne. Mais son circuit a été interrompu lorsqu’il
est « tombé » dans une affaire de mœurs à Moscou et qu’il a fallu le
rappeler à Paris1.
En juin, la situation se tend : un groupe de neuf généraux polo-
nais plus fidèles à Moscou qu’à leurs dirigeants propose au KGB un
plan pour écarter Jaruzelski au motif qu’il refuserait de décréter la
loi martiale. Jaruzelski juge pourtant la situation moins alarmante
que ses homologues russes. Le SB estime avoir un bon contrôle de
l’Église polonaise qui ne représente pas le danger principal. Le nou-
veau primat Glemp est moins antisoviétique que son prédécesseur,
qui bénéficiait d’un véritable culte de la personnalité. Wałęsa, mal-
gré un discours très dur, est en fait plutôt modéré. Pour le service
polonais, le véritable danger vient d’un autre leader du mouvement,
Bujak : il est jugé plus intelligent. Le SB a mission de le discréditer.
Les événements de l’automne semblent remettre en question le
statu quo. En septembre se tient le premier congrès de Solidarité, à
Gdańsk. Les syndicalistes demandent un référendum sur l’autoges-
tion, adressent un message de sympathie aux ouvriers des pays de
l’Est qui militent pour des « syndicats libres » et exigent des « élections
libres ». Moscou réclame que Varsovie prenne immédiatement des
mesures radicales. Le bureau politique polonais ne peut que dénon-
cer le « programme d’opposition politique » adopté par Solidarité.
Le mois suivant, le Premier secrétaire polonais Kania démissionne
sous la pression et est remplacé par Jaruzelski. Des brigades spéciales
de l’armée quadrillent le pays pour prévenir toute émeute, et s’en
prennent en particulier aux syndicalistes. Le 28 octobre a lieu une
grève générale d’une heure pour faire cesser la répression contre les
militants de Solidarité. Le 7 novembre, le pape annonce qu’il se ren-
dra de nouveau en Pologne en août 1982 pour le sixième centenaire

1. Entretien avec un ancien responsable de la DGSE.

449
Wojtyła

de la fondation du sanctuaire de la Vierge noire de Czestochowa. Le


timing de son annonce fait encore monter la pression.
Jaruzelski choisit le 12 décembre pour proclamer la loi martiale,
un samedi à minuit. 80 000 hommes sont mobilisés pour arrêter
6 000 militants de Solidarité dans la nuit du samedi 12 décembre.
Quand les Polonais se réveillent le dimanche, ils découvrent des
chars dans les rues. À 6 heures du matin, Jaruzelski s’adresse aux
Polonais à la télévision, en uniforme. Le pays sera désormais gou-
verné par un Conseil militaire de salut national. Le couvre-feu est
décrété jusqu’à nouvel ordre, les lignes téléphoniques coupées pour
un mois, le courrier soumis à la censure, de même que l’édition de
journaux et de livres, les rassemblements publics sont interdits sauf
les offices religieux. Les frontières sont fermées, les journalistes étran-
gers expulsés, la population est consignée chez elle. L’armée contrôle
désormais les infrastructures de communication et la télévision.
Jaruzelski estime n’avoir pas eu d’autre choix : faute d’intervention
extérieure, son régime se serait peu à peu effondré sous la pression
de Solidarité. Les dirigeants du syndicat sont pris au dépourvu : ils
n’envisageaient pas une action si radicale.
Glemp donne dans son homélie dominicale la consigne de ne pas
résister. Elle est rediffusée sur les ondes ad nauseam. Ce discours a sans
doute eu un effet démobilisateur sur nombre de catholiques polo-
nais qui s’apprêtaient à mener des actions de résistance. L’épiscopat
polonais changera d’ailleurs de discours dans les semaines suivantes.
En attendant, Glemp semble apporter sa caution à la loi martiale.
Sans doute en aurait-il été autrement s’il avait pu s’entretenir avec le
pape. Les responsables de Solidarité ayant échappé aux arrestations
et vivant désormais dans la clandestinité en tirent alors la conclusion
que c’est auprès du Vatican qu’ils devront désormais prendre conseil.
De son côté, le pape estime que Solidarité doit se maintenir dans
la clandestinité, reprendre ses publications et tenter de rallier les
esprits avec l’aide de l’Église. Le pontife entreprend alors d’envoyer
secrètement de l’argent, beaucoup d’argent provenant de plusieurs
sources.

450
Croisade polonaise

Le 21 décembre 1981, peu avant minuit, le pape accueille


dans son appartement privé l’évêque auxiliaire de Varsovie,
Mgr Bronislaw Dąbrowski. Ce dernier a pu rencontrer en secret
Wałęsa. Il témoigne de sa volonté de résister. De même, l’épisco-
pat polonais est décidé à refuser le dialogue tant que durera l’état
de siège. Le pape prend alors la décision de soutenir ouvertement
Solidarité. Le 24 décembre, selon la tradition polonaise, il allume
à sa fenêtre un cierge qui va brûler toute la nuit de Noël. Ce cierge
devient un symbole de résistance du peuple polonais. Ronald
Reagan fait de même à la Maison-Blanche.
Jean-Paul II et Jaruzelski échangent des courriers. Jaruzelski
plaide qu’il a choisi le moindre mal. Il sait qu’il aura besoin de la
coopération de l’Église pour trouver une sortie de crise.
Le messager principal entre les deux hommes est Bogdan
Lewandowski, sous-secrétaire général des Nations unies. Il décide de
se rendre à Rome puis à Varsovie. Il arrive à Rome le 15 décembre
et dîne avec Jean-Paul II et Dziwisz. Il trouve le pape très préoc-
cupé. À Varsovie, Lewandowski est reçu par Jaruzelski le 17. Ce der-
nier lui assure qu’il veut éviter un bain de sang. De retour à Rome,
Lewandowski remet à Jean-Paul II un enregistrement audio de sa
conversation avec Jaruzelski (fait avec son accord). Le 18 décembre,
Jean-Paul II rédige un appel à Jaruzelski et en transmet copie à
Glemp et Wałęsa.
Jaruzelski répond le 5 janvier, via un émissaire personnel. Il
reconnaît que la loi martiale a provoqué un choc et causé des désillu-
sions. À Varsovie, le Vatican dispose d’une mission permanente du
Saint-Siège auprès du gouvernement polonais, dirigée par l’arche-
vêque Luigi Poggi. Le pape l’utilisera en priorité pour faire passer des
messages à Jaruzelski car il se méfie désormais de Glemp.
Le dialogue est constant entre les deux hommes en 1982.
Jaruzelski ne peut faire autrement que d’accepter le principe d’une
deuxième visite de Jean-Paul II fixée en juin. Cette perspective pro-
voque une grande nervosité des services polonais qui se raccrochent à
de vains espoirs sur la santé du pape : un rapport du SB affirme qu’il

451
Wojtyła

souffre d’une leucémie tandis que les collègues du HVA hongrois


penchent pour un cancer de la colonne vertébrale !
Le père Jozef Kowalczyk joue le rôle d’agent de liaison clandes-
tin entre le Vatican et Solidarité. Par l’intermédiaire du père Jan
Sikorski, aumônier de la prison de Białołęka près de Varsovie, un
dialogue est ouvert avec les responsables emprisonnés de Solidarité.
D’autres aumôniers jouent le même rôle dans les autres prisons.
Cette communication permet au pape de mesurer la détermination
sans faille des leaders syndicaux emprisonnés.
Raison de plus pour accélérer le soutien matériel au réseau clan-
destin de Solidarité. Un des hommes chargés d’acheminer ce sou-
tien sur le terrain est le père Gianni Danzi. Ce prêtre de paroisse
suisse, barbu et fumeur invétéré, n’a a priori rien d’un agent secret.
Comme étudiant, Danzi a rejoint le mouvement Communion et
Libération en 1954. Dans les années 1970, il se lie avec des intel-
lectuels catholiques polonais. Il organise des pèlerinages de jeunes
en Pologne, souvent assortis d’une rencontre avec Wojtyła. C’est
pourquoi il se proposera auprès de Mgr Dziwisz pour achemi-
ner des camions de ravitaillement en Pologne. Le premier convoi
a plus pour objectif de recueillir du renseignement sur place que
d’acheminer de la nourriture. Danzi constate que la vraie frontière
avec la Pologne est celle de la Tchécoslovaquie : son camion et lui-
même y sont fouillés de fond en comble, des heures durant. Arrivé
en Pologne, il découvre un pays à l’arrêt, des routes constellées de
barrages militaires. Il est accueilli chaleureusement et profite de la
distribution pour circuler et prendre discrètement des photos. Il est
frappé par les magasins quasi vides, l’état déplorable des hôpitaux,
etc., toutes choses que l’on ne voit pas depuis l’Ouest. À son retour,
Danzi reporte directement à Dziwisz et met sur pied au sein de
Communion et Libération une organisation plus industrielle avec
des fonds qui semblent venir de nombreux donateurs en Italie et en
Europe.
Un secrétaire du cardinal König de Vienne se lance dans une opé-
ration similaire de collecte et de transport routier vers la Pologne.

452
Croisade polonaise

Bientôt des camions arrivent à Varsovie de tous les pays d’Europe de


l’Ouest : nourriture, médicaments, vêtements…
Un jour, un camion arrive de France, de la part du pape. En déchar-
geant les cartons de nourriture, les bénévoles découvrent des machines
à écrire. À partir de ce moment, l’approvisionnement en matériel de
reprographie ne va plus cesser. Une équipe clandestine de Solidarité se
met en place pour l’utiliser. On loue des appartements pour installer
le matériel. Les matériels jugés trop compromettants pour être stockés
dans des églises sont cachés dans des bois. Des prêtres et des nonnes
sont dans la confidence. Le recteur de l’église Saint-Martin, le père
Dembowski, également. Les camions venus de France sont envoyés
par le père Eugène Platar, de l’organisation Caritas. Le comité français
de soutien à Solidarité remporte un vif succès.
Dans l’église Saint-Martin de Varsovie, un réseau clandestin de
prêtres et de religieuses organise l’aide matérielle aux membres de
Solidarité clandestin. À Gdańsk, l’église de Sainte-Brigitte sert de
plaque tournante à l’organisation. Le père Henryk Jankowski, un
ami de Wałęsa, a dit des messes pour les ouvriers dès les grèves d’août
1980. Il accueille dans son église des réunions clandestines et cache
du matériel.
Le soutien du pape galvanise les Polonais, leur donne foi en
leur combat, comme aucun autre pape n’aurait pu le faire. Tout
visiteur de Pologne est immédiatement convoqué par Dziwisz à la
table du pape pour répondre à un feu roulant de questions sur la
situation, jusque tard dans la nuit. Des prélats qui circulent régu-
lièrement entre la Pologne et Rome en voiture sont mis à contri-
bution : Mgr Fidelius, adjoint au cardinal de Cracovie, racontera
que Dziwisz lui demande à chaque fois de passer de l’argent, des
matériels, un peu de tout… L’argent liquide arrive souvent en
dollars, faciles à convertir sur le marché noir. Quand il reçoit
un visiteur de confiance venu de Varsovie, à la fin de l’entretien
Dziwisz puise dans un coffre-fort une liasse de billets qu’il met
sous enveloppe avant de la remettre au visiteur en indiquant à qui
il devra la donner.

453
Wojtyła

Au printemps 1982 est lancée Radio Solidarité, un vrai défi au


régime avec des émetteurs dispersés et la preuve que Solidarité est
bien actif et n’a pas été écrasé par le régime. Dès le mois de mai,
les habitants de Varsovie peuvent y entendre un appel à la grève
générale. La radio est diffusée en ondes courtes depuis de nombreux
lieux qui changent régulièrement. Certains matériels radio fournis à
Solidarité permettent aussi de se connecter aux fréquences de police,
pour savoir notamment où elle prévoit d’intervenir.
Carl Bernstein et Marco Politi écrivent que Radio Solidarité est
soutenue par la CIA1, mais les témoignages de ses anciens respon-
sables recueillis par J. Kwitny contredisent cette thèse2. Radio Free
Europe apporte une autre voix encourageante aux Polonais. Elle
diffuse notamment des lectures d’extraits des mémoires du cardinal
Wyszyński.

L’axe Rome-Washington
Ronald Reagan fulmine contre l’instauration de la loi martiale en
Pologne, dont il rend les Soviétiques responsables. Il décide immé-
diatement de sanctions économiques contre la Pologne. Il donne
instruction au patron de la CIA William Casey et à Vernon Walters
de transmettre au pape une masse de renseignements des services
américains sur la Pologne, bientôt complétée par des dossiers sur les
pays que Jean-Paul II ira visiter. Le pape se trouvera presque aussi
bien informé que le président des États-Unis.
À partir du printemps 1981 et jusqu’en 1987, le pape reçoit pas
moins de 15 visites du tandem Casey-Walters. Walters est un catho-
lique de la vieille école. Costaud, bavard, il est doué pour les lan-
gues et impressionne beaucoup d’interlocuteurs, même si certains le
trouvent un peu creux. Il a servi d’interprète à plusieurs présidents,

1. Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de notre époque,
op. cit.
2. Jonathan Kwitny, Man of the Century. The Life and Times of Pope John Paul II, Little,
Brown & Company, 1997.

454
Croisade polonaise

de Roosevelt à Eisenhower et au vice-président Nixon, qui le


nomma directeur adjoint de la CIA. Reagan en a fait son ambassa-
deur extraordinaire, l’homme des missions les plus confidentielles.
Nous disposons de plusieurs témoignages sur sa première ren-
contre avec Jean-Paul II. Mgr Kabongo, un assistant du pape qui
était présent aux rencontres, a raconté1 :

Il n’y avait pas d’interprète. Le général Walters a demandé dans


quelle langue il devait s’exprimer. Le Saint-Père a répondu qu’il
préférerait que l’entretien se déroule en italien. Walters a com-
mencé par lui transmettre les sincères salutations du président
Reagan. Le pape lui a retourné le compliment. Ensuite ils sont
entrés dans le vif du sujet. Walters a sorti des photos satellites
de sa serviette, et Sa Sainteté s’est émerveillée de leur netteté.
Walters a disserté pendant plus d’une heure sur la vision qu’avait
la CIA des intentions soviétiques. Sa Sainteté l’a remercié.

Dans un texte non publié, Walters apporte d’autres précisions :


ce jour-là, il est accompagné d’un jeune lieutenant de la Navy qui
transporte une mallette de photos satellites des forces armées russes
en Ukraine. Celui-ci a l’insigne honneur de se faire pincer la joue par
le pape, soupirant : « si jeune, si jeune2… » Lors d’un voyage suivant,
Walters apprendra au pape que le jeune lieutenant a démissionné de
la Navy pour entrer dans l’ordre dominicain : « Voyez ce que vous
avez fait, Saint-Père ! » Le pape jubile.
Les clichés américains mettent en évidence le déploiement des
forces du pacte de Varsovie vers la frontière polonaise. La Pologne
elle-même dispose d’une armée et d’une force de réserve de
800 000 hommes, avec trois divisions blindées et deux aéroportées.
La CIA estime qu’elles se battront probablement contre les forces

1. Témoignage recueilli par Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, Les émissaires du


Vatican, Stock, 1985.
2. Vernon Walters, The Wall Came Tumbling Down, manuscrit non publié (cité par Nigel
West, op. cit.).

455
Wojtyła

du pacte de Varsovie en cas d’invasion, explique Walters : « Si les


Soviétiques envahissent, il y aura la guerre. Ce sera une petite guerre,
une guerre courte. Mais les Polonais se battront. Et nul ne peut en
prédire les conséquences… » Le pape ne montre aucune émotion
particulière. Sa préoccupation est que l’Église polonaise ne soit pas
contrainte à une soumission brutale, semblable à celle qu’elle subit
en URSS. On ne reviendra pas en arrière.
« L’administration [Reagan] était consciente qu’il y avait une
convergence d’intérêts entre l’Église catholique et les États-Unis
pour juguler l’expansion communiste », raconte encore Walters.
« Conformément à mes instructions je devais présenter la situation
sur la base des meilleurs renseignements disponibles […] Il me rece-
vait toujours seul et quand quelqu’un essayait de nous interrompre,
il le faisait sortir de la pièce. Les briefings étaient en général organisés
via la nonciature à Washington par l’archevêque (devenu cardinal
depuis) Laghi et notre ambassadeur au Vatican, William Wilson.
J’essayais de calibrer les réunions pour qu’elles ne durent pas plus de
40 minutes, y compris les questions que le pape voudrait me poser.
Ses questions étaient en général pénétrantes et éclairées. »
Les analyses du souverain pontife sur la Pologne, mais aussi
l’Amérique centrale, sont écoutées attentivement par ses interlocu-
teurs. Le pape reçoit des documents secrets parmi les mieux gar-
dés du renseignement américain : images satellites, rapports d’ana-
lyse de la CIA sur de nombreux sujets comme la santé déclinante
de Brejnev, la Chine, le terrorisme, le Moyen-Orient, etc. En tout,
près de 75 dossiers thématiques et géographiques sont transmis au
pape. Du jamais-vu. « Une des plus importantes alliances secrètes
de tous les temps », dira plus tard Richard Allen. Les Américains
survalorisent les informations fournies en retour par Jean-Paul II.
Sur les pays de l’Est, ils ont peut-être raison. Mais ces témoignages
montrent surtout deux choses : contrairement aux précédents papes,
Jean-Paul II ne délègue à personne d’autre le rôle d’agent de liaison
avec les services américains. Il utilise même à fond son charisme pour
impressionner ses interlocuteurs et en tirer le maximum. De fait, et

456
Croisade polonaise

c’est exceptionnel dans l’histoire des rapports entre le Vatican et la


CIA, on a le sentiment d’une relation déséquilibrée… mais en faveur
du pape ! Ce dernier reçoit bien plus de renseignements qu’il n’en
livre à ses visiteurs subjugués. Aucun membre de la curie n’aurait pu
installer une telle relation.
La suite logique est une rencontre au sommet entre le pape et
Ronald Reagan. Elle a lieu le 7 juin 1982 dans la bibliothèque du
Vatican. Les deux chefs d’État sont seul à seul, tandis que dans
une autre pièce le cardinal Casaroli et l’archevêque Silvestrini ren-
contrent le secrétaire d’État Alexander Haig et le conseiller à la
Sécurité nationale William Clark. Le sujet du jour est l’invasion du
Liban par Israël, qui vient de débuter. Mais Reagan et le pape, eux,
concentrent leur discussion sur la Pologne. Les deux hommes qui
ont récemment été victimes d’attentats se voient comme des mira-
culés investis d’une mission sacrée : vaincre le communisme par les
idéaux chrétiens. Reagan affirme : « Dieu nous a épargnés dans un
but précis. Celui de libérer la Pologne. » Les deux hommes évoquent
la possibilité d’un effondrement de l’empire soviétique, qu’ils jugent
l’un et l’autre vulnérable. À Londres le lendemain, Reagan tiendra
lors d’une allocution à Westminster un discours similaire : il prédit
que vont se multiplier dans les pays de l’Est des « explosions répétées
contre la coercition ».
Carl Bernstein a décrit dans un article du Time1, puis dans sa bio-
graphie de Jean-Paul II cette rencontre comme un tournant de l’his-
toire, le début d’une « sainte alliance » entre le Vatican et la CIA, le
moteur d’une guérilla secrète pour accélérer la décomposition de l’em-
pire communiste. Dans les jours suivant la loi martiale aurait débuté
une vaste opération clandestine de soutien de la CIA à Solidarité
avec l’aide du Vatican. Elle aurait été décidée lors d’une réunion
entre Reagan, le vice-président Bush, William Casey, le conseiller à
la Sécurité nationale William Clark et quelques autres… L’opération
ne devait apparaître nulle part dans des ordres écrits. Cet épisode a

1. 24 février 1992.

457
Wojtyła

été largement repris dans la plupart des livres sur le sujet. Or, comme
on l’a vu, Solidarité n’a pas attendu l’été 1982 pour développer des
presses clandestines et une radio. Plusieurs témoins cités dans l’ar-
ticle comme le cardinal Krol ou l’archevêque Dąbrowski (devenu
adjoint du primat Glemp) démentent formellement le rôle qui leur
est prêté. De même, les nombreux responsables de Solidarité qu’a pu
interviewer le journaliste Jonathan Kwitny réfutent cette thèse. Ainsi
le père Miroslaw Chojecki, une des figures du mouvement polo-
nais clandestin, affirme avoir sollicité cette semaine-là un membre
du cabinet Reagan… et s’être fait éconduire ! Et les responsables de
journaux clandestins n’ont pas non plus vu la couleur de l’argent de
la CIA… La vérité est que le soutien direct à Solidarité dans les pre-
mières années est venu non pas de la CIA mais du Vatican directe-
ment. Il semble que les anciens de l’administration Reagan ont voulu
apparaître aux yeux de l’histoire comme des premiers rôles dans l’his-
toire de la chute du communisme en Pologne. Le problème est qu’ils
évoquent des actions tellement secrètes qu’elles n’ont donné lieu à
aucune note écrite, ce qui est bien pratique ! S’il y a un premier rôle
en 1982, c’est sans conteste Jean-Paul II, qui en plus de sa fonction
s’est transformé en chef de réseau.
Le père Adam Boniecki, rédacteur en chef de l’édition polonaise
de L’Osservatore Romano, est un des émissaires du pape auprès de
l’organisation clandestine de Solidarité. Il les assure du soutien du
Saint-Père tout en les incitant à ne pas faire usage de la force. Le
mouvement est rassuré sur l’approbation et la compréhension du
pape. Les aides conjuguées lui permettent de se réorganiser et de se
développer. La résistance privilégie comme moyens d’action les jour-
naux et revues clandestins. En août 1982 on recensera 250 publica-
tions clandestines.
Le soutien à Solidarité devient une affaire européenne. Solidarité
installe son QG européen à Bruxelles et reçoit une contribution de
1,6 million de dollars d’un groupe de syndicats français. Wanda
Gawronska, une Polonaise établie de longue date à Rome et intro-
duite dans la bonne société, persuade des leaders politiques italiens

458
Croisade polonaise

de créer un fonds de secours pour la Pologne. Le ministre des Postes


accède même à sa demande d’accorder la gratuité des frais d’envoi sur
les paquets de produits de première nécessité. De son côté, Francesco
Pazienza a raconté à Gerald Posner avoir échangé à la demande de
Marcinkus 3,5 millions de dollars en cash contre de l’or auprès du
Crédit Suisse : « C’était alors la seule banque à offrir de l’or pur à
99,99 %. On a mis l’or dans une Lada Niva, caché dans un double
fond et dans les portières. Un prêtre de Gdańsk est arrivé et il a
conduit la voiture jusqu’en Pologne1. »
Des expatriés polonais établis en France mettent le père Chojecki
en contact avec un sympathisant suédois, exportateur de matériel
d’optique. Un capitaine de bateau de Gdańsk a la possibilité de
faire passer des marchandises à la douane. Les équipements radio
et d’imprimerie acquis à Paris sont envoyés par ce circuit. Solidarité
peut s’appuyer sur l’expérience en matière de contrebande de Jerzy
Giedroyc. Cet émigré polonais s’est installé en 1947 dans une villa
de la région parisienne pour imprimer des publications dissidentes,
en particulier la revue Kultura. La villa est devenue un point de ral-
liement pour les émigrés anticommunistes. Giedroyc est devenu une
bête noire des services polonais et soviétiques, ce qui a obligé la DST
à le tenir à l’œil. Chaque jour des visiteurs lui amenaient des micro-
films, des manuscrits, et repartaient avec des imprimés qui allaient
être acheminés jusqu’en Pologne. Tout était bon pour les transporter
discrètement : sacs de délégations sportives, bagages de prêtres, etc.2.
Kultura, lancée en 1947, est restée la figure de proue des publica-
tions de Giedroyc. Cette revue culturelle de très bon niveau (elle
accueille des écrits du prix Nobel Czeslaw Miłosz) a été soutenue
à l’origine par le gouvernement polonais en exil à Londres, mais le
volume d’abonnements ne suffisait pas pour équilibrer ses comptes.
C’est pourquoi Giedroyc a accepté de recevoir un subside annuel de
la CIA : 10 000 dollars à partir de 1950. Seule exigence : se débrouil-
ler pour élargir la diffusion de la revue de l’autre côté du rideau de
1. Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit.
2. Cf. la nécrologie de Giedroyc dans The Times, 18 septembre 2000.

459
Wojtyła

fer. Ce « mécénat » n’était pas un acte isolé de la CIA mais s’ins-


crivait dans une politique d’ensemble de soutien aux intellectuels
anticommunistes1. Au fil des années la CIA va accroître sa contribu-
tion à Kultura pour atteindre 100 000 dollars dans les années 1960.
Giedroyc s’est chargé d’ouvrir de nouveaux itinéraires clandestins,
s’appuyant sur des touristes et des hommes d’affaires pour livrer ses
magazines. Il publie également plusieurs centaines de livres qui sont
expédiés de l’autre côté du rideau de fer.
Enfin, l’Opus Dei apporte elle aussi son concours. Dès l’arri-
vée de Wojtyła sur le trône de saint Pierre, l’ordre a commencé à
construire un réseau clandestin en Pologne. Le coordinateur des
opérations en Europe de l’Est est Laureano López Rodó, ambassa-
deur d’Espagne à Vienne de 1972 à 1974. L’Autriche restera d’ail-
leurs la porte d’entrée la plus fréquente pour les « soldats du Christ »
de l’Opus Dei. L’œuvre recrute des Polonais en exil qui gravitent
autour de l’Institut pour les sciences humaines, créé par deux amis
cracoviens de Wojtyła. Il se dit même que le père Stanislaw Dziwisz
en est membre, mais il nous a été impossible de le vérifier. Vienne
abrite également les activités de Pro Fratribus, l’organisation du père
Hnilica, considéré comme un concurrent.
En tout cas, l’Opus participe au financement de Solidarité, dans
un premier temps à travers le réseau de l’Ambrosiano, puis via la
Suisse et l’Autriche. Elle dispose d’un atout au sein de l’adminis-
tration Reagan : un chargé de mission à la Maison-Blanche, Carl
Anderson, est en effet membre de l’Opus Dei.

L’empire contre-attaque
À compter de l’état d’urgence, les services de l’Est sont pleinement
mobilisés contre Solidarité et les réseaux du pape qui l’alimentent. Ils
se trompent provisoirement sur le soutien de la CIA, qui mettra du

1. Frances Stonor Saunders, Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War,
Granta Books, 1999.

460
Croisade polonaise

temps à se matérialiser. Les paranoïaques finissent souvent par avoir


raison : c’est juste une question de timing.
En 1980 déjà, le KGB se félicitait : « Nos amis (du SB polonais)
disposent au Vatican de positions opérationnelles sérieuses qui leur
donnent un accès direct auprès du pape et de la curie romaine. Outre
ces agents expérimentés, envers lesquels Jean-Paul II est personnel-
lement bien disposé et qui peuvent obtenir à tout moment une
audience auprès de lui, nos amis ont des agents parmi les dirigeants
étudiants catholiques qui sont en contact constant avec les cercles
pontificaux et sont introduits à Radio Vatican et au secrétariat du
pape1. »
En réalité la qualité de ces sources va être mise à l’épreuve de la
crise.
Une source du SB révèle début 1981 qu’un membre du ministère
polonais de la Défense ayant accès aux plans de loi martiale fournit
des informations à la CIA. Cela signifie que l’entourage de Jean-
Paul II en a eu connaissance et s’est montré trop confiant. Seule une
poignée d’officiers polonais peut être soupçonnée, et Kukliński en
fait partie. Il envoie un message d’urgence à la CIA, qui décide de
l’exfiltrer en urgence avec sa famille. En tout, Kukliński aura fourni
un trésor de documents confidentiels, pour la plupart des documents
militaires : cartes des préparatifs, plans de mobilisation, données
techniques sur les armes, doctrine d’emploi des forces nucléaires…
Les services secrets polonais recrutent de nombreux agents
doubles au sein de Solidarité. Kukliński, à son arrivée aux États-
Unis, indique à la CIA que le syndicat est pénétré « depuis le début »
et que le régime a une très bonne connaissance de ce qui s’y passe.
L’équipe du KGB en poste à Varsovie conseille à ses collègues du
SB de monter un programme de guerre psychologique contre les res-
ponsables de Solidarité : certains d’entre eux voient ainsi leur homo-
sexualité (réelle ou supposée) exposée à leur entourage. D’autres ont
des problèmes avec leurs épouses : celles-ci reçoivent des témoignages

1. Le KGB contre l’Ouest, op. cit.

461
Wojtyła

« spontanés » indiquant que leur mari utilise le prétexte de la lutte


politique pour multiplier les aventures sexuelles.
Le SB marque clairement des points dans les mois qui suivent la
loi martiale. Toutefois le chef de poste du KGB Vadim Pavlov juge
ses homologues polonais « trop mous et indécis ». Ces derniers esti-
ment en effet qu’il n’est pas possible de mettre en prison les 40 000
militants du syndicat.
À défaut d’une répression de masse, Wałęsa est ciblé de façon
plus vicieuse. Il est notamment filmé à son insu en compagnie de
son frère aîné Stanislaw, pour un documentaire à charge qui sera
diffusé en prime time par la télévision polonaise : un habile mon-
tage d’images réelles, d’enregistrements de diverses interventions
publiques et de phrases lues par un imitateur. Le film tente de
faire accroire que Wałęsa disposerait d’une fortune d’un million de
dollars, qu’il envisagerait de placer à la banque du Vatican. Le but
est d’empêcher Wałęsa de recevoir le prix Nobel de la paix pour
lequel il est alors pressenti. (Il obtiendra quand même le prix.) On
voit aussi fleurir dans la presse des enquêtes révélant que Solidarité
aurait reçu plus d’un milliard de dollars de la CIA et du Vatican…
et que ses membres en exil mèneraient la belle vie à l’Ouest. Le
SB disposerait de photos compromettantes de Wałęsa au lit avec
l’une de ses maîtresses… La production d’un faux film porno pour
le compromettre serait même envisagée. Mais le fiasco du docu-
mentaire truqué stoppe le projet : que les images soient vraies ou
fausses, les Polonais auront toutes les raisons de soupçonner un
montage.
Un autre angle d’attaque est envisagé. Quand Wałęsa était
ouvrier électricien au début des années 1970, il a été contacté par
le SB. Celui-ci a ouvert un dossier le concernant et lui a attribué le
pseudo « Bolek ». Les dossiers du KGB recopiés par Mitrokhine ne
précisent pas jusqu’à quel point Wałęsa a coopéré avec le SB dans les
années 1970. Ils révèlent en revanche que le SB a essayé d’intimider
Wałęsa après son internement de 1981 « en lui rappelant qu’il lui

462
Croisade polonaise

avait versé de l’argent et qu’il avait reçu de lui des informations1 ». En


2008 est paru en Pologne un livre confirmant que de 1970 à 1976
Wałęsa avait été un informateur stipendié par le SB, provoquant
une vive controverse. L’Institut de la mémoire nationale (Instytutu
Pamięci Narodowej) a établi une analyse indépendante des archives.
Le plus probable est que le jeune Wałęsa, alors sans emploi avec
charge de famille, a bien été approché en 1970 et a collaboré de façon
limitée. Il n’en reste pas moins que son engagement dans Solidarité
a été total et sincère : en 1980 il n’avait plus rien à voir avec le SB
depuis plusieurs années.

Le 26 juin 1981, le KGB diffuse aux services frères un rapport2


du renseignement hongrois s’appuyant sur une taupe au Vatican. Au
vu du rapport, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que cette
taupe avait été détectée par le Vatican : il semble en effet qu’on l’ait
soigneusement intoxiquée.

Le gouvernement américain a établi un plan pour le cas où


l’Union soviétique (c’est-à-dire le pacte de Varsovie) déciderait
d’intervenir militairement en Pologne. Ce plan inclut un grand
nombre de mesures diplomatiques, économiques et d’autres
types de sanctions.
Le gouvernement des États-Unis verrait une intervention mili-
taire comme le geste le plus agressif de l’URSS depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale. Un tel geste aurait de sérieuses et
imprévisibles conséquences au niveau des relations internatio-
nales pour l’URSS et les autres pays socialistes.
Selon une estimation américaine, une intervention militaire
en Pologne déclencherait une résistance massive dans laquelle
basculerait une partie de l’armée polonaise. Les États-Unis

1. Mitrokhine et Andrew, op. cit.


2. Archive Stasi, doc. 8718/81, département X, 26 juin 1981, BSTU Nr 000018. Citée
par Koehler, op. cit.

463
Wojtyła

fourniraient dans ce cas toute l’aide nécessaire aux rebelles polo-


nais, par voie maritime et terrestre. […]
Si en dépit de tous les appels une intervention militaire a lieu, le
pape a l’intention d’utiliser son passeport diplomatique pour se
rendre dans son pays natal afin d’appeler le peuple à la résistance
civile (et non militaire). La curie est opposée aux activités polo-
naises excessives du pape mais elle est impuissante.

Un tableau aussi apocalyptique est évidemment de nature à faire


réfléchir à deux fois les dirigeants soviétiques quant à une possible
intervention militaire.
Un autre rapport des services hongrois est diffusé en décembre
1981 par le KGB : « La promulgation de la loi martiale en Pologne
a créé une vive angoisse au sein du Vatican. Ses dirigeants craignent
que ce soit le début d’une guerre civile qui cause des pertes humaines
considérables. »
Enfin, un rapport de la Stasi1 de janvier 1982 affirme que les
responsables du Vatican voient la Pologne non pas comme un État
qui basculerait à court terme vers un régime occidental mais comme
un « foyer infectieux » pour le bloc de l’Est qui pourrait par conta-
gion obliger les autres pays de l’Est à accorder des concessions éco-
nomiques à leurs populations. La source est vraisemblablement dans
le secrétariat du pape.
Au printemps 1982, des sondages commandés par le gouver-
nement montrent que 80 % des Polonais veulent voir Solidarité
retrouver son statut d’avant la loi martiale. Au mois d’octobre, le
gouvernement interdit Solidarité… une violation des droits élémen-
taires, fulmine le pape. Andropov s’alarme de la mollesse des réac-
tions de Jaruzelski et Kania. Il craint la contagion en Biélorussie où
une partie de la population était polonaise avant-guerre et écoute les
radios polonaises. En Géorgie on signale aussi des rassemblements
anti-Moscou.

1. Stasi, Nr 001326, janvier 1982, BSTU Nr 000001.

464
Croisade polonaise

Après la première visite de Jean-Paul II en Pologne, la source


« Lichtblick », Eugen Brammertz, offre une estimation détaillée
de l’influence des prélats polonais sur la politique vaticane, les
contacts du Saint-Siège avec la CIA et le BND à propos de la crise
polonaise… « Lichtblick » met en garde sur les collaborations entre
l’Opus Dei ou l’ordre de Malte et la CIA. Avec 75 000 membres
dans 87 pays, explique-t-il, l’Opus Dei est en train de devenir
la principale force anticommuniste au sein de l’Église, avec l’ac-
cord tacite du pape. Le rapport du HVA va même jusqu’à accu-
ser l’Opus Dei de se livrer au trafic d’armes et de drogue pour
financer la croisade anticommuniste (ces affirmations ne sont pas
étayées factuellement).
Au milieu des années 1980, six jeunes agents des services ukrai-
niens sont envoyés dans un séminaire à Rome. Mais au bout de
quelques mois ils sont renvoyés chez eux. Ils ont été démasqués par
le père Robert A. Graham, un jésuite de San Francisco, journaliste
et historien, spécialisé dans le contre-espionnage. Bien que n’étant
pas un agent de la Vigilanza, Graham a depuis Pie XII toute lati-
tude pour mener des enquêtes au sein du Vatican et des différentes
Églises. Des mesures sont ensuite prises sur la base de ses rapports,
qui restent secrets.
En 1993, une commission d’enquête est formée par la
Congrégation pour l’Église orientale, sous la direction du père
Graham, sur les tentatives d’infiltration ukrainiennes. Bien que le
rapport d’enquête n’ait pas été publié, on sait que la commission a
établi qu’au moins trois nouveaux faux séminaristes ont été démas-
qués et renvoyés peu avant 1989. Et aussi qu’un évêque de rite gréco-
catholique a été sérieusement soupçonné d’être un agent du KGB.
Le père Graham est décédé en 1997, emportant ses secrets dans la
tombe. Quelques jours après sa mort dans sa retraite de Californie,
ses archives privées ont été saisies par des émissaires de la secrétaire-
rie d’État, avec la vague promesse d’être renvoyées à l’Église califor-
nienne après examen. Elles ont été convoyées à Rome sous bonne
garde et n’en sont jamais revenues.

465
Wojtyła

En juin 1984, le KGB convoque une conférence extraordinaire


de tous les dirigeants des services secrets bulgares, hongrois, rou-
mains, tchèques, cubains, est-allemands et polonais. Le but : prépa-
rer des mesures conjointes pour combattre les activités subversives
du Vatican. La conférence adopte les mesures suivantes : intensifier
l’espionnage contre le Vatican pour mieux connaître les positions
du pape et de ses proches conseillers sur les affaires internationales,
les relations du Vatican avec les pays occidentaux et la Chine, les
activités prosélytes du Vatican sur l’ensemble des continents. Il s’agit
de renforcer la pénétration et les systèmes d’écoutes. La secrétairerie
d’État est une cible prioritaire, ainsi que Radio Vatican, les orga-
nisations catholiques internationales et l’université grégorienne. La
conférence recommande d’utiliser le chantage contre les membres de
la curie et de Radio Vatican.
Plus on avance dans les années 1980, plus les dirigeants des ser-
vices d’Europe de l’Est déplorent que les rapports de leurs agents se
raréfient, en particulier ceux des services polonais, dont les membres
sont démasqués les uns après les autres. Au moment du troisième
voyage de Jean-Paul II en Pologne, les espions de l’Est auront soit été
purgés, soit identifiés et utilisés pour envoyer de fausses informations
(à leur insu ou avec leur coopération s’ils ont été retournés).

La CIA entre en scène


À partir de 1983, les archives et témoignages nous permettent
d’attester une première participation directe de la CIA dans le vaste
effort international de soutien à Solidarité1. Elle va progressivement
monter en puissance. Le poste parisien de la CIA en devient le centre
principal. D’autres postes européens sont mobilisés. Mais rien ne
peut être fait depuis Varsovie, où les agents de la CIA sont sous
étroite surveillance. Il est décidé de ne pas collaborer avec d’autres
1. Cette section s’appuie essentiellement sur deux entretiens de l’auteur avec un ancien du
poste parisien de la CIA et sur Seth G. Jones, A Covert Action. Reagan, the CIA and the Cold
War Struggle in Poland, Norton, 2018.

466
Croisade polonaise

services européens, ce qui fait que les Français ne sont pas officiel-
lement tenus au courant. Toutefois la DST n’est pas complètement
ignorante de ce que font les Américains. Deux exceptions sont faites
au profit du MI6 et du Mossad. Ce dernier a encore de bons réseaux
en Europe de l’Est et aide à faire entrer des matériels en Pologne.
La première recrue de l’opération de la CIA est un émigré polo-
nais, Broda, nom de code qrguide. Né en Pologne, il a rejoint les pre-
miers mouvements d’opposition à la fin des années 1960. Il imprime
et distribue des éditions clandestines de livres et de revues avec des
machines installées chez lui. Il recrute plusieurs artisans imprimeurs.
Dans les années 1970, le SB le surveille et perquisitionne à plusieurs
reprises son domicile.
La loi martiale est instaurée pendant qu’il se trouve à l’étran-
ger : il décide de ne pas revenir en Pologne et de s’établir à Paris.
L’homme est sincèrement désireux de soutenir Solidarité. Il accepte
l’argent d’un « mécène », sans connaître son appartenance à la CIA,
ce qui lui permet d’acheter du matériel d’impression, des fax, etc.
Les fonds sont distribués officiellement à titre privé, pour des raisons
idéologiques.
À la mi-83, une vingtaine d’agents sont recrutés via qrguide.
L’année suivante, ils seront une trentaine. Les expéditions de maté-
riel et d’argent suivent les routes du marché noir, mais la CIA ne
connaît pas le détail des filières. qrguide a un arrangement avec un
homme d’affaires turc qui détient une manufacture textile près de
Varsovie. Le Turc achète des peaux de brebis en Italie pour fabriquer
des manteaux. Quand ses camions arrivent en Allemagne de l’Ouest,
ses ouvriers ajoutent aux chargements le matériel pour Solidarité.
Dans les ports de la côte nord de la Pologne, des marins font donc
passer du matériel de propagande. De par sa position géographique,
et parce qu’elle bénéficie d’un traité commercial avec la Pologne, la
Suède est beaucoup utilisée, puisque entre 25 % et 50 % des cargai-
sons expédiées en Pologne transitent par ses ports. En 1983, Casey
décide de prévenir le Premier ministre suédois Olof Palme. Le pays
se veut neutre mais Palme accepte que sa police « regarde ailleurs »

467
Wojtyła

pendant que l’on charge les cargaisons destinées à Solidarité sur les
bateaux.
L’Agence utilise les services d’un contrebandier suédois d’origine
polonaise basé à Malmö. Marian Kaleta avait déjà créé une société
des amis de Kultura pour diffuser la revue au sein de la commu-
nauté polonaise et distribuer une partie du tirage en Pologne. Il
met son réseau de contrebandiers au service de la Cause. De son
côté, qrguide recrute de nombreux voyageurs (touristes, monta-
gnards, universitaires…) pour convoyer de petites sommes d’argent
en Pologne. Une grande créativité est déployée pour le transport de
divers matériels. L’encre d’impression est ainsi dissimulée dans des
bouteilles de sirop. Le bureau de Mayence de Solidarité utilise des
péniches transportant du charbon et des métaux.
Début 1983, la police polonaise et des unités du renseignement
effectuent des descentes dans tout le pays. Des ateliers d’impression
sont saccagés, des opérateurs arrêtés, des stocks de tracts saisis. La
télévision diffuse des images de ces saisies et dénonce l’implication
des pays de l’Ouest dans la livraison de ces matériels.
Le SB déploie beaucoup d’efforts et parvient à infiltrer un de
ses agents au sein d’un réseau maritime qui relie la Suède à la
Pologne, et qui est démantelé. Le SB et le KGB sont désormais
persuadés de l’implication de la CIA, mais ils ne peuvent pas le
prouver. Le KGB décide d’envoyer en renfort un grand contingent
d’officiers parlant polonais à l’ambassade soviétique de Varsovie et
au sein des consulats de Gdańsk, Cracovie, Poznań et Szczecin.
D’autres agents jouent aux touristes et tentent d’entrer en contact
avec Solidarité.
Pendant l’année qui suit l’établissement de la loi martiale, le SB
identifie plus de 700 groupes clandestins d’opposition, procède à
plus de 10 000 arrestations, place des milliers de familles sur écoutes,
recrute partout des informateurs. La contrebande de matériels four-
nis par la CIA devient de plus en plus difficile : la police saisit un
camion réfrigérant doté d’un compartiment secret et la prise est
exhibée à la télévision.

468
Croisade polonaise

Le martyre du père Popiełuszko

Un matin d’octobre 1984, le père Jerzy Popiełuszko est attendu


pour dire la messe à l’église de Zoliborz près de Varsovie. Il n’arri-
vera jamais. Âgé de 37 ans, charismatique et populaire, il est le vicaire
résident de l’église Saint-Stanislas Kostka, un fief de Solidarité. Il sem-
blerait aussi qu’il ait des contacts directs et étroits avec le pape. Dans
les dossiers du SB il est considéré comme violemment anticommu-
niste et dangereux. Ses sermons, sans doute les plus virulents pronon-
cés dans une église de l’Est, sont retransmis par Radio Free Europe.
Bientôt la nouvelle tombe : le chauffeur du père Popiełuszko, qui
a lui aussi disparu, a fait irruption pieds nus et couvert de sang dans
une église de Toruń, expliquant que lui et son patron ont été kidnap-
pés, battus, et ligotés. Tandis que le père était enfermé dans le coffre
d’une voiture, lui-même était assis à l’intérieur avec quatre policiers.
Pendant que la voiture roulait, il a réussi à ouvrir la porte et à sauter
en marche.
Les policiers en question sont rapidement identifiés. Le plus jeune
d’entre eux craque assez vite et indique aux enquêteurs un réservoir
sur la Vistule, dans lequel est retrouvé le corps du prêtre assassiné,
attaché à une pierre. Le régime est pris à son propre piège. Les quatre
policiers sont jugés et condamnés à des peines de prison, mais il est
évident pour tout le monde qu’ils ont agi sur ordre. On s’abstient
soigneusement de rechercher les véritables responsables.
Dans tout le pays, des veillées funèbres mobilisent des foules indi-
gnées. Popiełuszko devient une figure martyre vénérée. Une messe
en plein air à sa mémoire rassemble 250 000 personnes à Varsovie le
3 novembre 1984 : on y voit de nombreuses bannières de Solidarité.
L’événement fait la une dans le monde entier. La CIA estime que ce
dérapage est le résultat de tensions entre l’équipe du KGB et le SB : à
force de tancer le service polonais pour sa mollesse, certains respon-
sables du SB piqués au vif ont décidé de prendre une initiative mal-
heureuse, qui ne fait que creuser le fossé entre les Polonais et leurs
dirigeants. De toute urgence l’Agence fait imprimer 40 000 cartes

469
Wojtyła

postales à l’effigie du prêtre avec des extraits de ses sermons. Radio


Free Europe est chargée de rediffuser ses plus importants sermons.
Popiełuszko deviendra le héros d’un film hollywoodien réalisé par
Agnieszka Holland, avec le Français Christophe Lambert dans le
rôle-titre.
Solidarité a perdu des positions sur le plan logistique, mais mar-
qué des points dans l’opinion. Il faut désormais l’aider à reconsti-
tuer ses forces clandestines. Fin 1984, l’opération de la CIA tourne
à plein. À l’international, tout est fait pour populariser le combat
du syndicat polonais : on produit des pin’s, tee-shirts, porte-clés
marqués du logo Solidarité. À Paris, l’antenne de la CIA fait poser
40 000 autocollants dans le métro incitant les Français à écrire des
lettres de protestation à l’ambassadeur polonais. Des manifestations
de soutien à Solidarité sont organisées avec le concours du syndicat
Force ouvrière. En mai 1983, un train au départ de Paris et à des-
tination de Varsovie est recouvert d’autocollants provocateurs1. En
Belgique, la CIA s’arrange pour que des banderoles à la gloire de
Solidarité soient déployées dans les tribunes pendant un match de
football opposant la Belgique à la Pologne.
Solidarité est partout dans les médias occidentaux.
En Pologne même, l’opposition continue à développer de nou-
velles filières pour acheminer des moyens de lutte. À Londres, le
Polonia Book Fund produit des revues et livres en polonais. Le mar-
ché des magnétoscopes et vidéocassettes se développe à toute vitesse,
à l’Ouest comme à l’Est. L’équipe de la CIA produit des vidéos de
propagande : en 1985 un documentaire sur l’histoire de Solidarité est
diffusé à 2 500 exemplaires en Pologne.
Un des agents du programme a l’idée de racheter une petite usine
d’emballage alimentaire : des brochures sous film étanche sont ainsi
glissées dans des boîtes de conserve, paquets de biscottes, etc. desti-
nés à l’aide alimentaire. Un système de codes est mis au point pour

1. Cf. Philippe Artières et Pawel Rodak, « Écriture et soulèvement, résistances graphiques


pendant l’état de guerre en Pologne », Genèses, 2008.

470
Croisade polonaise

permettre aux destinataires de s’y retrouver avant que les produits


soient distribués.

Le système craque…
En 1983 a lieu le deuxième voyage du pape en Pologne. L’ambiance
du pays est morose. L’économie est durement atteinte par les sanc-
tions de l’Ouest. L’Église polonaise suit une ligne prudente sous la
férule de Glemp. La visite doit être exclusivement religieuse. Le pape
sait qu’elle va donner le ton pour les Polonais : relâcher la lutte ou
l’intensifier ?
Jaruzelski essaie d’acheter la paix civile en accordant à tour de bras
des permis de construire de nouvelles églises. Il attend du pape qu’il
neutralise la faction la plus extrémiste de Solidarité. Le pape plaide
pour mettre fin à la loi martiale et rétablir les droits définis dans l’ac-
cord de Gdańsk. De fait, la loi martiale sera levée un mois plus tard.
Le 27 février 1985, le Vatican reçoit le ministre des Affaires étran-
gères soviétique Andreï Gromyko. C’est un vétéran : il a fait partie
de tous les gouvernements depuis Staline. Il propose une ouverture
inattendue : l’URSS aimerait discuter de l’établissement de relations
diplomatiques avec le Saint-Siège. Jean-Paul II ne le sait pas encore,
mais Tchernenko est en train de mourir et Gorbatchev va bientôt
lui succéder.
Peu après sa nomination comme secrétaire général, Gorbatchev
se rend à Varsovie et s’entretient pendant cinq heures avec Jaruzelski.
Les deux hommes parlent du système soviétique et de sa nécessaire
évolution, puis discutent la question de l’Église et de Wojtyła, dont
Jaruzelski parle de façon positive, affirmera-t-il plus tard. Le lea-
der polonais se rend compte qu’il y a du changement au sein du
bloc soviétique. Jaruzelski informe Glemp de ses échanges avec
Gorbatchev et se dit qu’il pourrait servir d’intermédiaire entre le
pape et Gorbatchev. Le pape voit en Gorbatchev « un homme de
bien », qui échouera probablement à réformer le communisme, tout
en priant pour sa réussite. Il confiera au père Mieczyslaw Maliński,

471
Wojtyła

son ancien condisciple de séminaire : « La perestroïka est une ava-


lanche que nous avons déclenchée et qui va continuer à dévaler. C’est
la continuation de Solidarité. Sans Solidarité, il n’y aurait pas eu de
perestroïka1. » En Tchécoslovaquie, l’Église catholique commence à
manifester un rôle politique et montrer sa puissance au pèlerinage de
Vehlerad qui rassemble 150 000 à 200 000 pèlerins.
En Pologne, le 11 septembre 1986, le pouvoir annonce une
amnistie générale et la libération des prisonniers politiques. La liberté
de réunion est rétablie. Le 13 janvier 1987, pour la première fois
depuis leur rencontre de 1983, le pape et Jaruzelski se retrouvent à
Rome pour un entretien de 90 minutes que les deux hommes consi-
déreront plus tard comme historique. Jaruzelski se fait l’interprète de
la « nouvelle pensée » de Gorbatchev. Le régime polonais continue à
se libéraliser petit à petit. La censure est assouplie, la liberté de cir-
culation rétablie.
Solidarité ressurgit dans la société civile : il est devenu un
véritable mouvement politique, déchiré par les conflits person-
nels et idéologiques. Wałęsa doit user de beaucoup de salive pour
unifier les différentes tendances dans un « Conseil provisoire de
Solidarité ». Avril 1987 est marqué par une visite historique de
Gorbatchev au pape : il plaide pour une autonomie des nations
qui peuvent décider librement de leur destin et de leur organisa-
tion. Toutefois certains leaders sont en désaccord avec cette nou-
velle politique : en particulier l’Est-Allemand Erich Honecker ou
le Roumain Ceaușescu.
En 1987, le pape effectue sa troisième visite en Pologne. À cette
occasion, une amnistie générale est décrétée. Le 12 juin 1987, le
pape dit une messe en plein air à Gdańsk devant 75 0000 per-
sonnes. Il se montre bien moins prudent politiquement qu’en
1983 et improvise un discours de soutien à Solidarité : « Chaque
jour je prie pour mon pays et pour les travailleurs, et je prie pour
ce symbole polonais particulier : Solidarité. Je prie pour ceux qui
1. Cité par Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II et l’histoire cachée de
notre époque, op. cit.

472
Croisade polonaise

sont liés à cet héritage, en particulier pour ceux qui ont dû faire
des sacrifices pour lui. » Ce passage électrise la foule. Cette visite
catalyse la renaissance de Solidarité et ouvre la voie à une ver-
sion polonaise de la perestroïka. Les Polonais prennent conscience
que la fin du pouvoir communiste est proche. Le régime semble
dépassé.
Des négociations de désarmement sont engagées entre
Gorbatchev et Reagan. Mais cela n’empêche pas la CIA de pour-
suivre ses actions de déstabilisation. À partir de juin 1987, une
nouvelle technologie conçue par les laboratoires de l’Agence per-
met de détourner des programmes télévisés et d’incruster des mes-
sages à l’écran à la gloire de Solidarité ou appelant à écouter telle
radio à telle heure, dans un rayon de 1,5 km autour de l’émetteur
clandestin. Au bout de quelques minutes, un camion de la police
surmonté d’une parabole arrive pour détecter l’origine du pira-
tage. La multiplication de ces actions partout en Pologne est une
humiliation pour le régime.
En 1986-1987, la CIA « met le paquet » sur l’infiltration de cas-
settes vidéo, de disquettes informatiques et de micro-émetteurs. Le
pouvoir polonais estime que près de 10 millions de cassettes sont
en circulation. Le pays compte désormais plus de 15 000 antennes
permettant de recevoir des programmes diffusés par satellite1. Le
KGB fulmine contre la Pologne, désignée comme le maillon faible
des pays de l’Est. Le chef du KGB Victor Chebrikov incite le SB à
recruter plus d’informateurs et renforce la présence de ses équipes
sur place. On essaie de brouiller les émissions de Radio Free Europe.
Les contrôles inopinés se multiplient dans les ports et aux postes-
frontières, ce qui permet d’accroître les saisies de matériels clandes-
tins. Il devient évident que la police polonaise dispose de plus en
plus souvent d’informations précises sur les arrivées de cargaisons
clandestines.

1. Cf. Seth G. Jones, A Covert Action. Reagan, the CIA and the Cold War Struggle in Poland,
op. cit.

473
Wojtyła

Fin de partie

En février 1988, le gouvernement polonais annonce de nouvelles


augmentations de prix pour les biens de première nécessité. À partir
d’avril, des grèves très suivies paralysent le pays. Beaucoup de jeunes
ouvriers, qui n’ont pas connu les premiers combats de Solidarité et
n’en sont pas membres, prennent des positions maximalistes. L’URSS
est alors en situation évidente de faiblesse : Gorbatchev commence à
retirer ses troupes d’Afghanistan. Au mois de juillet, le leader russe
se rend en Pologne et fait passer à Jaruzelski ce message : l’URSS a
désespérément besoin de la technologie et des crédits de l’Ouest pour
améliorer son économie moribonde. Tout affrontement est exclu. Le
gouvernement est contraint d’ouvrir le dialogue avec Solidarité. Ces
discussions déboucheront sur ce qui paraissait impensable quelques
mois plus tôt : une nouvelle Constitution pour la Pologne.
Le 5 avril 1989 est signé un accord qui légalise les syndicats, y
compris Solidarité, crée le poste de président, qui se substitue à celui
de Premier secrétaire du Parti communiste, et un Sénat : le pouvoir
est désormais bicaméral. Pour les élections législatives à venir, 65 %
des sièges de l’assemblée seront réservés aux communistes, les 35 %
étant ouverts à la compétition, de même que tous les sièges du nou-
veau Sénat.
La dernière mission de la CIA consiste à aider Solidarité pour
préparer les élections : le Syndicat reçoit des photocopieuses, des fax,
du matériel de campagne et bien sûr de l’argent liquide. L’Agence
commence aussi une campagne de débauchage à destination des offi-
ciers des services secrets dans les pays de l’Est. Le vent tourne et il est
temps pour les plus opportunistes de monnayer leurs connaissances.
L’URSS fait face à une infiltration de grande ampleur dans ce qui
était jusqu’alors son pré carré.
La popularité de Wałęsa est mise à profit pour soutenir les candi-
dats de Solidarité, qui posent à ses côtés sur les affiches de campagne.
Le 4 juin, la Pologne cesse d’être un pays communiste. Ce même jour,
les manifestants de la place Tian’anmen à Pékin se font massacrer.

474
Croisade polonaise

La victoire de Solidarité dépasse toutes les prévisions. Solidarité rem-


porte 261 sièges sur les 262 auxquels il était autorisé à concourir.
La plupart des prêtres ont conseillé à leurs ouailles de voter pour
Solidarité. C’est un désastre pour le pouvoir qui n’imaginait pas un
tel résultat. Jaruzelski, qui a quitté le poste de Premier ministre et se
présente à la présidence, est élu de justesse grâce à l’abstention d’une
partie des grands électeurs de Solidarité. Il nomme comme Premier
ministre Tadeusz Mazowiecki, un intellectuel catholique proche de
Wałęsa. Solidarité est au pouvoir. Le mouvement se paye même le
luxe de débaucher certains communistes pour compléter son équipe.
Après la chute du communisme, le Congrès américain coupe
dans les budgets d’action clandestine. Le poste parisien de la CIA
doit interrompre ses activités en direction de la Pologne. Le directeur
Casey n’a pas eu le temps de profiter de la victoire : il est mort en mai
1987. Selon les bilans officiels, la CIA aurait dépensé « seulement »
20 millions de dollars pour aider Solidarité. À cela s’ajoute l’aide non
clandestine du National Endowment for Democracy, 9 millions de
dollars, et de la centrale syndicale AFL-CIO, 4 millions de dollars.
On ne dispose d’aucune estimation de l’aide apportée directement
par le Vatican, mais elle se chiffre en centaines de millions de dollars.
Il est un autre moyen d’avancer dans les estimations : les archives
du SB permettent d’estimer les saisies réalisées en journaux, cassettes,
matériels clandestins, etc1. En sept ans, ce sont pas moins de 4 mil-
lions de brochures, 2,4 millions de livres et revues, 48 presses offset,
20 000 rames de papier et un millier de machines à reprographier
qui ont été saisis.
L’aide de la CIA a été globalement efficace même s’il est impos-
sible d’évaluer le détail de chaque activité. Elle est restée secrète grâce
au recrutement de « proxies », des tiers motivés qui sont intervenus

1. Cf. Wolk, « To Limit, to Eradicate or to Control ? The SB and the ‘Second Circulation’,
1981-89/90 », in Gwido Zlatkes, Pawel Sowiński et Ann M. Frenkel, Duplicator
Underground. The Independent Publishing Industry in Communist Poland, 1976-89, Slavica
Publishers, 2016.

475
Wojtyła

en leur propre nom et ignoraient parfois qui étaient leurs véritables


bienfaiteurs.

Cette succession d’événements déclenche une onde de choc dans


le camp communiste. En septembre, la Hongrie ouvre sa frontière
avec l’Autriche : des dizaines d’Allemands de l’Est affluent pour pas-
ser en RFA. En octobre, des centaines de milliers de citoyens de
RDA défilent dans les rues pour réclamer le départ de Honecker, qui
est forcé de démissionner. Son successeur Egon Krenz ouvre la fron-
tière avec l’Ouest le 9 novembre et c’est la ruée. Le lendemain, les
Allemands commencent à fracasser le mur de Berlin. La Roumanie
connaît en revanche une révolution sanglante.
Le 1er décembre 1989 a lieu la première visite de Gorbatchev au
Vatican. La curie est en effervescence : tous ses membres regardent
depuis leur fenêtre ou à la télévision l’arrivée du Premier secrétaire.
Une guerre froide de près de soixante-dix ans semble prendre fin ce
jour-là. Un nouvel ordre mondial se dessine. En Union soviétique,
Gorbatchev reste aux commandes et négocie avec les Américains un
accord de réduction des armements, dont il espère qu’il lui permet-
tra de relancer son économie. Au lendemain de sa visite au pape, il
s’envole pour Malte où il doit rencontrer le président Bush. Le pape
et Gorbatchev s’entendent bien, notamment sur la nécessité de pré-
server la cohésion de l’Union soviétique.
Le Vatican considère que l’effondrement de l’ordre mondial
conçu à Yalta libère de nombreuses forces (nationalismes, conflits
raciaux) qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale. Le pape
souhaite donc que Bush soutienne Gorbatchev dans son action pour
maintenir l’Union soviétique comme une fédération de peuples.
Gorbatchev promet au pape, dont il a besoin, une loi à venir sur la
liberté de conscience. Partout à l’Est les communistes sont balayés
aux élections.
En août 1991 intervient une tentative de coup d’État : Gorbatchev
est placé en résidence surveillée. Boris Eltsine, président de la répu-
blique fédérale de Russie, transforme le Parlement en QG de la

476
Croisade polonaise

résistance. Un émetteur radio appartenant à un religieux, le père


van Straaten, est introduit clandestinement dans les cuisines du
Parlement dans un camion de légumes. Eltsine peut ainsi garder le
contact avec le monde extérieur et recevoir le soutien de l’Occident.
Les comploteurs sont renversés, Gorbatchev libéré. Mais son heure
est passée : il va quitter le pouvoir en décembre et laisser le pays à
Boris Eltsine.

Dans plusieurs interviews, Gorbatchev mais aussi Jaruzelski et


Wałęsa ont déclaré que cet incroyable effet domino ne serait pas arrivé
sans Jean-Paul II. Le pape a été l’ingénieur en chef d’une révolution
non violente à l’Est grâce à une conjonction de talents correspondant
très exactement au moment historique. Par ses positions publiques
et ses visites en Pologne, il a su galvaniser le peuple polonais. Il a mis
en place une structure de renseignement unique dans l’histoire de
l’Église, à la fois en provenance de l’Est mais aussi des services secrets
occidentaux. Il a été capable de maintenir un dialogue constant avec
ses adversaires, en premier lieu avec Jaruzelski, et avec ses alliés en
restant parfaitement informé de la situation polonaise. Il a en per-
manence poussé ses pions au maximum sans jamais franchir la ligne
jaune du conflit frontal. Enfin, il a su mobiliser des ressources excep-
tionnelles pour soutenir matériellement Solidarité. Plus que tout
autre pontife contemporain, Wojtyła a démontré une intelligence du
renseignement et de l’action secrète supérieure à la plupart des chefs
d’État. Le paradoxe est que toute sa vie il avait été préparé et formé à
cette action secrète par ceux-là mêmes qu’il allait combattre !
On peut s’étonner avec le recul que la mobilisation exception-
nelle des services de l’Est contre le Vatican, et sa réelle pénétration
de l’Église, n’ait pas réellement contrarié son action. La structure
très particulière de la curie l’explique en partie : un faible nombre
de réels responsables (une partie des congrégations ne sont pas très
intéressantes à espionner), une culture du secret et du cloisonne-
ment, enfin la difficulté à identifier les réelles responsabilités des uns
et des autres. Il importait finalement assez peu que l’appartement

477
Wojtyła

du cardinal Casaroli soit truffé de micros car sous Jean-Paul II le


secrétaire d’État n’était pas prépondérant sur les dossiers de l’Est. Si
nous connaissons aujourd’hui, au moins en partie, les membres de
la petite « mafia polonaise » du pape qui se réunissait à l’écart, il était
difficile de les identifier à l’époque, car ils étaient dispersés sur des
postes officiels en apparence secondaires. Et chacun d’eux ignorait
sans doute une grande partie de ce que faisaient ses camarades.
Le SB a tout de même réussi à placer une source dans ce groupe.
Quelques mois après l’élection de Jean-Paul II, la Conférence épis-
copale polonaise recherchait un prêtre expérimenté en journalisme
et connaissant le Vatican pour rédiger des communiqués de presse.
Le cardinal Wyszyński porta son choix sur le père Konrad Stanislaw
Hejmo, un dominicain de 43 ans qui avait côtoyé le cardinal Wojtyła
à l’université, et qui avait travaillé au Vatican à l’accueil des pèlerins
polonais. Il était proche de Dziwisz.
En 2005, il fera partie des rares prêtres ayant librement accès à la
chambre du pape, alors mourant. C’est lui qui organisera le pèleri-
nage du million de Polonais souhaitant venir assister aux funérailles
de Jean-Paul II. Mais trois jours après la cérémonie, le père Hejmo
retournera précipitamment à Varsovie. Un scandale est alors sur le
point d’éclater.
L’Institut de la mémoire nationale, qui dépouille depuis des
années les dossiers du SB, a attendu la mort du pape pour lâcher sa
bombe et dévoiler le dossier de 700 pages du père Hejmo.
Celui-ci était en fait un agent du SB, nom de code « Dominik ».
Les preuves sont accablantes : le dossier comporte même des enre-
gistrements audio de ses réunions avec son officier traitant. Dès ses
débuts comme rédacteur en chef du mensuel catholique W Drodze,
Hejmo rapportait fidèlement au SB les divergences de vues et petits
conflits au sein du clergé polonais ; il dénonçait les prêtres ouver-
tement hostiles au régime. En retour, il obtenait des autorisations
pour augmenter ses tirages (le papier pour la presse écrite était alors
contingenté). Lorsque Hejmo fut transféré à Rome, le SB transmit
cet agent au service de renseignement extérieur. Très vite, Hejmo

478
Croisade polonaise

devint un atout précieux. Il donnait des informations sur les activités


de l’administration papale, mais aussi sur la transmission d’informa-
tions confidentielles par le pape. Hejmo permit d’identifier plusieurs
évêques chargés de transmettre en Pologne des messages secrets
de Jean-Paul II. Un des historiens de la commission IPN, Pawel
Machcewicz, raconte : « Sa position était idéale pour observer l’en-
tourage du pape. Il transmettait au service des informations sur les
pèlerinages du pape, est-ce que oui ou non il rencontrait Wałęsa lors
de tel séjour en Pologne, le détail de son emploi du temps. Hejmo
informait sur les préparatifs du Vatican pour une visite du général
Jaruzelski. C’étaient des éléments utiles non seulement pour le ser-
vice, mais aussi pour l’État et la direction du parti qui pouvait ainsi
affiner sa stratégie et mieux préparer ses discussions avec le Vatican. »
Confronté à la tornade médiatique, Hejmo plaidera la naïveté,
rappelant que beaucoup de prêtres polonais à cette époque étaient
contactés et suivis par les services, sans pour autant leur lâcher d’in-
formations sensibles. Sa hiérarchie l’éloignera de Rome et l’enverra
dans un monastère, mais il ne sera pas défroqué.
L’indulgence est une vertu chrétienne, mais elle témoigne surtout
de dégâts limités. Sans doute, seuls le pape lui-même et son secrétaire
Dziwisz avaient une vue d’ensemble. Le cours de l’histoire eût peut-
être été différent si les services de l’Est étaient parvenus à identifier et
exploiter les éventuelles vulnérabilités du fidèle Stanislaw…
22
Les nouveaux défis

Que fait un pape après qu’il a accompli sa « mission historique » ?


Si Wojtyła a sans doute savouré sa victoire historique avec sa garde
rapprochée, les événements se chargent de lui imposer de nouvelles
préoccupations. Sa Pologne natale ne lui fait pas fête très longtemps.
En juin 1991 le pape effectue son quatrième voyage en Pologne,
accueilli par le président Wałęsa. L’Église est en train de perdre en
influence : beaucoup de Polonais pensent qu’elle a trop de pouvoir.
Les jeunes restent indifférents aux admonestations du pape sur les
questions sexuelles. Les tentatives de supprimer le droit à l’IVG sont
mal accueillies. En 1995, un président ex-communiste succède à
Wałęsa : la Pologne est devenue une démocratie européenne, avec ce
que cela implique d’alternance politique…
Par ailleurs, les soucis de santé du pape se multiplient. En juil-
let 1992, on lui retire une tumeur précancéreuse du côlon. En
novembre 1993, il se déboîte une épaule. En avril 1994, il dérape
dans sa baignoire et doit se faire poser une prothèse de hanche. Cela
freine à peine son activisme, mais ralentit tout de même le rythme
de ses activités.
Le Moyen-Orient et les rapports avec l’islam en ce début des
années 1990 prennent une grande place dans les préoccupations des
stratèges du Vatican. L’archevêque bordelais Jean-Louis Tauran, le
« ministre des Affaires étrangères » qui a été en poste au Liban dans
les années 1980, est l’expert de la curie sur ces questions. La crise
irakienne est le premier gros dossier de l’après-guerre froide : à cette
occasion, la curie va découvrir que l’alliance avec la Maison-Blanche
n’est plus d’actualité…

481
Wojtyła

Le pape n’a plus la main

Si certains prélats, après la chute du communisme, pensaient


que Jean-Paul II allait exercer une autorité morale incontestée, et
en tirer une capacité d’influence accrue, ils sont sans doute pris de
court par l’attitude américaine pendant la guerre du Golfe. À la
Maison-Blanche, Ronald Reagan a été remplacé par son ancien vice-
président George Bush. Et, pour respectueux qu’il soit, ce dernier ne
semble pas prêt à dévier de la trajectoire belliciste adoptée après l’in-
vasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein en août 1990. En
novembre 1990, le secrétaire d’État Casaroli rencontre George Bush
à Washington. Jean-Louis Tauran prend pour sa part le chemin de
Bagdad. Les deux envoyés du pape tentent en vain de convaincre
leurs interlocuteurs que la guerre serait une impasse.
Au total, le pape fait pas moins de 55 déclarations publiques et
communiqués contre la guerre. Alors qu’à la mi-janvier 1991 le
monde suit en direct sur CNN le début de l’opération « Tempête
du désert », il envoie encore des lettres à George Bush et Saddam
Hussein pour leur demander « un geste généreux de dernière
minute » pour sauver la paix. L’appel ne sera pas entendu. Pire, une
grande partie des clergés américain et européen se déclare en faveur
de la guerre1. Mais la position pacifiste maintes fois répétée par le
pontife a au moins l’intérêt de susciter une certaine gratitude de la
part d’acteurs du monde arabo-musulman. Ainsi l’Organisation de
la conférence islamique salue les efforts du pape pour consolider le
dialogue islamo-chrétien2.
Le Saint-Siège s’active pour obtenir la libération des otages
occidentaux aux mains de Saddam Hussein. Le patriarche chal-
déen Raphaël Ier Bidawid, qui a la confiance du pape et l’amitié
du ministre irakien des Affaires étrangères Tarek Aziz, joue un rôle
dans la coulisse. Surtout, nous retrouvons une vieille connaissance :
1. Cf. Jean Toulat, Le pape contre la guerre du Golfe, OEIL, 1991.
2. Cf. Gérald Arboit, Le Saint-Siège et le nouvel ordre au Moyen-Orient. De la guerre du Golfe
à la reconnaissance diplomatique d’Israël, L’Harmattan, 1996.

482
Les nouveaux défis

l’archevêque Hilarion Capucci, qui a connu entre 1974 et 1977


les geôles israéliennes pour avoir transporté des explosifs pour le
compte de l’OLP1, ressort de l’ombre ! Jean-Paul II a décidé de
l’utiliser pour des missions secrètes, par exemple en Iran pour des
négociations discrètes avec le régime des Mollahs. Auréolé de son
statut très particulier de membre de l’OLP, Capucci est reçu lon-
guement par Saddam Hussein, qu’il convainc de négocier avec les
Américains. Le 30 décembre, l’équipe de Casaroli semble optimiste :
les diplomates vont pouvoir travailler. Avec l’accord de Jean-Paul II,
la Communauté européenne se propose comme médiateur. Mais les
États-Unis ne veulent entendre parler de rien d’autre que d’un retrait
total des Irakiens, sans concession. La discussion tourne court. Au
mois de décembre, le cardinal Casaroli présente sa démission. Il est
remplacé par Mgr Sodano.
Dans une situation à front renversé, le pape se retrouve soutenu
par la Russie et une partie du monde arabe. Et il a en face de lui la
plupart des pays catholiques, y compris l’Italie. Israël ne manquera
pas de manifester sa rancune en mettant son veto à la participation
du Vatican à la future conférence de Madrid pour préparer un dia-
logue israélo-palestinien… La guerre du Golfe fait donc ressurgir la
question d’une reconnaissance d’Israël par le Vatican. Le dossier a
beaucoup traîné car le Vatican craignait de mettre en danger les chré-
tiens d’Orient. Mais la nouvelle image de Jean-Paul II dans le monde
arabe permet désormais d’avancer. En juin 1992, une majorité tra-
vailliste arrive au pouvoir à Tel-Aviv. Les discussions s’intensifient
d’autant que le Premier ministre Yitzhak Rabin affiche la volonté de
trouver un accord historique avec l’OLP. C’est chose faite avec les
accords d’Oslo, conclus en 1993 sous l’égide du nouveau président
américain Clinton. Le 15 juin 1994, le Vatican et Israël établissent
formellement des relations diplomatiques.

1. Voir le chapitre 10.

483
Wojtyła

Dix ans plus tard, l’histoire semble bégayer quand Jean-Paul II se


retrouve en face du fils de George Bush, George W., qui a succédé à
son père et à Bill Clinton à la Maison-Blanche, et qui veut à son tour
faire la guerre à l’Irak pour sa complicité supposée avec al-Qaida.
Quand le cardinal Pio Laghi, émissaire personnel de Jean-Paul II,
se retrouve en face du président américain et que celui-ci affirme
que Saddam Hussein héberge des camps d’entraînement d’al-Qaida
en Irak, il lui répond : « Vous êtes sûr ? Où sont les preuves1 ? » Le
Vatican a quelques raisons de douter d’un axe Ben Laden-Hussein
et de la présence d’armes de destruction massive – arguments pro-
mus par les néoconservateurs de l’administration Bush. Les préten-
dues preuves réunies par la CIA ne résistent pas à l’examen. C’est
notamment la conclusion de la DGSE française qui a fait passer le
message à Rome. Cette fois-ci, la France ne suivra pas son allié amé-
ricain. Plusieurs prêtres français servent de points de contact pour la
diplomatie et les services secrets français avec le Vatican. Parmi eux,
Jean-Marie Benjamin est sans doute un des profils les plus originaux.
Après une première carrière comme compositeur de musique, il a
organisé des événements pour l’Unicef dans les années 1980 puis a
entamé des études de théologie pour être ordonné prêtre en 1991.
De 1991 à 1994, il devient l’assistant de l’ex-secrétaire d’État le car-
dinal Casaroli qui reste un envoyé spécial du Vatican. À partir de
1998, n’ayant plus de lien officiel avec le Vatican, il se rend plusieurs
fois par an en Irak et milite pour la levée des embargos qui péna-
lisent les Irakiens. Fin 2002, alors que la France doit décider si elle
met son veto à une action militaire contre l’Irak dans le cadre des
Nations unies, Benjamin est contacté par la DGSE pour transmettre
discrètement un message du président Chirac à Tarek Aziz. Il se rend
à Bagdad le 24 janvier 2003 et en profite pour pousser l’idée d’une
rencontre entre Aziz et le pape. Il racontera ainsi son audience avec
le ministre irakien :

1. Cf. Paul Moses : « Vatican Diplomacy and the Irak War », Commonweal Magazine,
13 janvier 2020, https://www.commonwealmagazine.org/vatican-diplomacy-iraq-war

484
Les nouveaux défis

J’ai la conviction que cette fois-ci les Américains, non seulement


se préparent à bombarder de nouveau votre pays, mais très cer-
tainement aussi à l’envahir et à l’occuper. J’ai réfléchi à ce qu’il
serait opportun de faire pour essayer d’arrêter ce terrible projet.
Le 13 janvier dernier, j’ai adressé une lettre par télécopie à la
secrétairerie d’État à l’attention du cardinal Jean-Louis Tauran,
le chargé des Affaires étrangères du Vatican, en le sollicitant par
ces mots : « si le vice-premier ministre irakien, M. Tarek Aziz,
était invité en visite privée à Rome, de bien vouloir solliciter
l’éventuelle disponibilité du Saint-Père à le recevoir en audience
privée. »
Je vois Tarek Aziz soulever ses deux gros sourcils au-dessus de
ses lunettes.
« Deux jours plus tard, je recevais un fax du cardinal depuis la
secrétairerie d’État, me confirmant que le Saint-Père était prêt
à vous recevoir en audience privée et que je pouvais procéder à
l’organisation. »
Prenant la copie du fax du Vatican dans ma sacoche, je la pré-
sente au ministre.
Intrigué, Tarek Aziz prend le document en me regardant. Il lit.
« C’est une excellente nouvelle. Mes compliments1. »

Quelques jours plus tard, un officier de la DGSE demandera au


prêtre de ménager une entrevue avec Tarek Aziz lors de sa visite pro-
chaine à Rome. La France a une proposition à lui faire : elle est prête
à lui offrir l’asile politique. Lors d’une visite au tombeau de Saint-
François à Assise le 14 février 2003, Aziz se prête à un entretien
clandestin, mais refuse la proposition. Ayant refusé de participer à
la coalition internationale qui va renverser le dictateur irakien, la
France sera exclue des contrats de reconstruction.
Contrariée par la position du pape, l’administration Bush mobilise
des idéologues catholiques néoconservateurs tels que l’éditorialiste

1. Jean-Marie Benjamin, Irak. L’effet boomerang, Balland, 2015.

485
Wojtyła

Michael Novak, qu’elle envoie à Rome plaider la cause d’une « guerre


juste ». Cela ne modifie pas les vues du pape qui rejoint la propo-
sition européenne de faire confiance aux inspections des Nations
unies. Une fois de plus, cette position n’a aucun effet sur la politique
américaine. On connaît la suite.

Les fantômes des Balkans


Le crédit accumulé par Jean-Paul II dans le monde musulman
va être en partie perdu dans le chaudron des Balkans. Sur ce dossier
comme sur d’autres, l’Opus Dei semble à la manœuvre. Une partie
de la curie constate, impuissante, que l’Opus Dei ne cesse d’accroître
son influence sur le pontificat : en 1984, Joaquín Navarro-Valls, un
médecin disciple de Balaguer, a été nommé porte-parole, un poste
très exposé. En décembre 1994, l’Opus Dei franchit une nouvelle
marche quand l’évêque espagnol Juliàn Herranz Casado est nommé
archevêque et président du Conseil pontifical pour l’interprétation
des textes législatifs. C’est le premier archevêque de l’Opus Dei et le
premier à occuper une position de premier plan à la curie. Il devien-
dra cardinal en 2003.
À la chute du communisme, l’explosion de la Yougoslavie
relance les affrontements entre nationalismes. Au printemps 1990,
la Slovénie et la Croatie, en majorité catholiques, organisent des
élections qui aboutiront à une proclamation d’indépendance un an
plus tard. L’armée fédérale yougoslave envahit aussitôt la Croatie.
Le Vatican est le premier État à reconnaître l’indépendance de la
Croatie, suivi par l’Allemagne qui va exercer une forte pression sur la
Communauté européenne pour qu’elle accompagne le mouvement.
Le chancelier Kohl doit tenir compte du demi-million de Croates
qui résident en Allemagne. Compte tenu de l’histoire germano-
croate pendant la guerre, l’Allemagne trouve préférable que le pape
monte au créneau sur ce sujet. Un témoin qui a organisé des ren-
contres secrètes entre le ministre des Affaires étrangères allemand
Hans-Dietrich Genscher et le leader croate Stjepan Mesić, le Dr

486
Les nouveaux défis

Bozo Dimnik, déclarera au journaliste David Yallop : « Genscher


voulait se cacher derrière la soutane du pape1. » C’est pourquoi il
a renvoyé Mesić vers le secrétaire d’État Sodano et le Premier
ministre Andreotti. Mesić devenu président de la Croatie a confié à
Yallop la teneur de ses entretiens avec Sodano le 6 décembre 1991 :
« Sodano m’a dit que le pape était pleinement informé des revendi-
cations croates et qu’il les soutenait. Il m’a aussi dit que le Saint-Père
acceptait de défendre l’indépendance croate2. » Fin 1991, les lea-
ders européens sont réunis pour achever la négociation du traité de
Maastricht. Les Allemands insistent pour introduire une résolution
de soutien à l’indépendance croate et slovène, alors que la position
officielle de l’Europe est de pousser à l’unité yougoslave, selon une
formule fédérale à définir. Genscher menace de torpiller le traité si
la résolution n’est pas votée. En coulisses, depuis plusieurs mois, la
secrétairerie d’État a travaillé les chancelleries réticentes, obtenant
le soutien de l’Italie et de l’Autriche. Malgré les oppositions fran-
çaise et britannique, les Allemands ont finalement gain de cause : la
communauté met simplement comme conditions que les Croates et
Slovènes s’engagent à respecter les droits des minorités, à négocier
de bonne foi les disputes frontalières et à garantir des institutions
démocratiques. L’Allemagne et le Vatican peuvent se targuer d’avoir
retourné la situation.
Placée entre la Serbie et la Croatie, la Bosnie musulmane laisse
libre cours à ses propres aspirations nationalistes. Pour des raisons
historiques, le Vatican dispose d’un très bon réseau de renseigne-
ments dans les Balkans. L’Opus Dei est particulièrement actif sur
le dossier yougoslave : il avertit que le massacre des musulmans bos-
niaques par les Serbes risque de transformer les Balkans en nouvel
Afghanistan, un point de ralliement pour les djihadistes du monde
entier.
Ses sources suivent notamment de près la stratégie du
Bosniaque Alija Izetbegović, qui n’est pas un inconnu. Membre
1. David Yallop, The Power and the Glory, Carroll and Graff, 2007.
2. Idem.

487
Wojtyła

de l’organisation des « Jeunes Musulmans » qui collaborait avec


le régime oustachi pendant la Seconde Guerre mondiale, il a fait
trois ans de prison après la guerre pour opposition au régime de
Tito. En 1989, il fonde le parti des musulmans de Bosnie, qui
s’allie avec les nationalistes croates et serbes de Bosnie. Il est élu en
1990 président de la république de Bosnie-Herzégovine. Il refuse
a priori de prendre parti dans le conflit entre la Croatie et l’armée
« yougoslave1 ». Mais il va constituer une armée soutenue par les
pays du Golfe et la Turquie. Les agents de l’Opus signalent sa
visite en Iran en 1991, suivie par l’envoi de 10 millions de dollars
d’« aide humanitaire » par les mollahs à la Bosnie via la Hongrie.
200 gardes révolutionnaires sont dépêchés comme instructeurs
militaires. Les stratèges de la villa Tevere (le QG de l’Opus Dei
à Rome) pensent que l’offensive serbe doit être repoussée si on
veut éviter que la Bosnie devienne un abcès de fixation islamiste.
Il faut aider la Bosnie à se défendre, sans pour autant qu’elle soit
en mesure de s’en prendre à la Croatie, sinon le pays risque de
devenir un satellite de l’Iran.
Les Serbes dénoncent l’influence de l’Opus Dei en Croatie : le
Vatican et son envoyé le nouveau nonce à Zagreb2, l’archevêque
Giulio Einaudi, favoriseraient l’acquisition d’armes par la Croatie.
Une des belles-filles du président croate Franjo Tudjman serait
membre de l’Opus Dei et le vicaire régional de l’Opus à Zagreb,
le père Stanislav Crnica, aurait porte ouverte dans le bureau de
Tudjman.
Les services de renseignement serbes obtiennent d’une source
au ministère des Finances croate un projet de prêt sans intérêt de
2 milliards de dollars qui serait organisé par le Vatican via l’ordre
de Malte. Les discussions pour ce prêt auraient débuté avant l’indé-
pendance avec Mgr Roberto Coppola, ambassadeur plénipotentiaire
de l’ordre. La presse serbe accuse alors le Vatican de favoriser en
1. Les Serbes promeuvent sous ce nom une nouvelle fédération regroupant la Serbie et le
Monténégro.
2. Il est arrivé en février 1992.

488
Les nouveaux défis

sous-main la partition de l’ex-Yougoslavie1. Mais il apparaît assez


vite que les Croates se sont fait duper : il n’y a pas de Mgr Coppola à
l’ordre de Malte ! L’homme qui se présente sous ce nom est un escroc
napolitain bien connu pour usurper le titre de monsignore depuis
vingt ans. En l’espèce, il comptait toucher du jeune État croate une
commission sur le faux prêt.
Le journal serbe Politika maintient cependant que des financiers
proches du Vatican travaillent à briser l’embargo aérien et naval. Une
autre enquête affirme que la Croatie a pu recevoir des armes en 1991,
malgré l’embargo des Nations unies, grâce aux réseaux catholiques,
dès avant l’indépendance. Force est de constater que des armes, elle
en a bien reçu, sans quoi il lui aurait été impossible de « tenir » face
aux Serbes. Les Croates ont ainsi pu acquérir en 1993 28 chasseurs
MiG 21, arrivés de République tchèque via la Hongrie. C’est du côté
de Washington qu’il faut chercher la source : le patron de l’Opus
Dei Alvaro del Portillo a passé plusieurs semaines à Pittsburgh à
l’été 1993, rendant visite à l’Union fraternelle croate d’Amérique,
une association d’assurance-vie2. Cette Union fraternelle suscite
la création, début 1994, de la Fédération nationale des Croates-
Américains, un lobby qui aura pignon sur rue à Washington : ses
dirigeants sont reçus à la Maison-Blanche. À l’été 1993, la Croatie
crée sa propre industrie en réhabilitant des matériels abandonnés par
l’armée yougoslave. Elle acquiert des chars T-55 sur le marché ukrai-
nien, des lance-missiles, des hélicoptères de combat…
Jean-Paul II se rend en Croatie en septembre 1994 à l’occasion du
900e anniversaire de la création du siège de Zagreb. C’est la première
visite d’un pape dans les Balkans depuis huit siècles. Jean-Paul II
assume publiquement son soutien à la Croatie face à la Serbie. Peu
après cette visite, le Département d’État américain donne son feu
vert pour que la société militaire privée MPRI signe un contrat de
consultant avec le ministère croate de la Défense sous le titre ronflant
1. Radivoje Petrovic, « The Holy See is providing loans to help Croatia and the break-up
of Yugoslavia », Politika, 2 février 1991.
2. Cf. Robert Hutchinson, Their Kingdom Come, op. cit.

489
Wojtyła

de « programme d’aide à la transition démocratique ». Selon un rap-


port des services secrets français, les Croates reçoivent aussi des États-
Unis une aide en logiciels et systèmes de guidage de tir qui peut leur
procurer une supériorité tactique.
Les Serbes se mettent l’opinion internationale à dos en prenant
le contrôle de l’enclave de Srebrenica en juillet 1995. Ils s’attaquent
ensuite à l’enclave musulmane de la Krajina dans laquelle une mino-
rité serbe se rebelle à son tour. C’est l’occasion pour l’armée croate
de lancer l’opération « Tempête », qui est considérée comme légitime
par le cardinal Kuharić de Zagreb : en quelques jours les Serbes sont
chassés de la zone. Pendant ce temps, une attaque au mortier contre
Sarajevo, attribuée aux Serbes, tue des dizaines de civils et déclenche
un déluge de bombardements par les forces de l’ONU. Devant cette
conjonction de forces, les Serbes battent en retraite et doivent concé-
der la défaite.
Les accords de Dayton négociés sous égide internationale pré-
voient que les 4 000 combattants islamistes étrangers quittent la
Bosnie. Certains vont bien partir pour la Tchétchénie, où débute
une guerre contre la Russie. Mais d’autres choisissent de rester et ne
sont pas du genre à se laisser intimider…

Menaces islamistes
La diversité des situations géopolitiques et des approches au sein
de la curie empêche le Vatican de développer une stratégie unifiée
sur les rapports avec les pays de religion islamique. Le Vatican s’est
par exemple doté d’un petit commando de prêtres itinérants qui se
rendent en Arabie saoudite, sous couverture d’hommes d’affaires,
banquiers, ingénieurs… pour célébrer des messes en secret et admi-
nistrer les sacrements aux catholiques, toujours dans des lieux privés.
L’Opus Dei a aussi des visiteurs dans la région. L’œuvre est considé-
rée par les services saoudiens comme la police secrète du pape. Son
projet de réévangélisation est vu comme l’équivalent du travail de
réislamisation des Frères musulmans…

490
Les nouveaux défis

Pour l’Opus, l’Afrique est le premier terrain des batailles spiri-


tuelles à venir. L’islam y gagne du terrain rapidement. En février
1993, une visite à haut risque est organisée pour Jean-Paul II à
Khartoum, à l’initiative du nonce au Soudan, l’archevêque Erwin
Josef Ender. Cette démarche étonne les chancelleries : le Soudan est
un pays qui exporte l’islam radical.
Le numéro 2 du régime et leader religieux Hassan al-Tourabi
est décrit par les services de renseignement comme un financier de
l’extrémisme islamiste qui entretient des liens avec Ben Laden. Selon
le Département d’État américain, le pays hébergerait une douzaine
de camps d’entraînement terroristes avec l’aide de l’Iran et de l’arme-
ment iranien. La visite de Jean-Paul II représente une opportunité
de communication exceptionnelle pour al-Tourabi, qui sera même
invité au Vatican. Jean-Paul II a un agenda différent : il demande
qu’on arrête de tuer des chrétiens. Le régime, lui, veut montrer sa
tolérance. Mais deux jours après la visite du pape, un attentat se
produit au World Trade Center de New York. La moitié du com-
mando terroriste est soudanaise. Peut-on réellement parler de paix
avec al-Tourabi ?
La palme du voyage le plus dangereux revient cependant au
déplacement de Jean-Paul II aux Philippines en 1995, à l’occasion
des Journées mondiales de la jeunesse. L’épisode, connu des seuls
initiés, aurait pu fournir la matière d’un film hollywoodien. Fin
1994, la CIA alerte ses interlocuteurs à la curie de renseignements
collectés sur un possible attentat d’al-Qaida contre le pape lors de sa
prochaine visite aux Philippines. Comme d’habitude, Jean-Paul II se
montre imperméable aux suggestions de modifier son programme. Il
ne reste qu’à notifier les autorités philippines et à prier…
Le 6 janvier 1995, quelques jours avant l’arrivée du pape, une
inspectrice de police nommée Aida Fariscal se trouve être l’officier
de garde dans un commissariat de Manille lorsqu’on lui signale de
la fumée s’échappant d’un appartement du quartier de Malate. Les
pompiers et les policiers qui se présentent sur place la préviennent
qu’il s’agit d’une fausse alerte : aucune trace de fumée sur place.

491
Wojtyła

Mais Aida n’est pas satisfaite : elle fait demander qui réside dans cet
appartement. Lorsqu’on l’informe qu’il s’agit de deux Arabes, elle
repense au rapport de renseignement qui a circulé fin 1994 sur la
possible venue d’un groupe terroriste du Moyen-Orient. Et ordonne
une perquisition. Dans l’appartement, on découvre : des photos de
Jean-Paul II punaisées sur un tableau, une bible, une soutane de
prêtre, un ordinateur portable et tout le nécessaire pour fabriquer
une bombe. L’un des occupants de l’appartement n’était autre que
Ramzi Youssef, le cerveau des attentats du World Trade Center en
1993. Mais la police philippine ne parvient pas à le retrouver. En
revanche, son complice, Adbul Hakim Mourad, est arrêté quelques
heures plus tard lorsqu’il retourne à l’appartement. Il avait com-
mis l’imprudence de quitter les lieux en laissant en l’état le mélange
liquide préparé pour la bombe, qui s’est mis à émettre de la fumée.
Les Philippins alertent le FBI qui dépêche une équipe. Du côté
du Vatican, tout doit continuer comme prévu. Rien ne filtre dans la
presse avant l’arrivée du pape. Le groupe philippin de sécurité pré-
sidentielle, chargé de la protection rapprochée du pape pendant sa
visite, est sur les dents, car rien ne garantit qu’il n’y avait pas d’autres
attaques prévues pour l’occasion. Tout se passe pour cette fois sans
encombre. Mais c’est une première, le terrorisme islamiste a repré-
senté une menace concrète sur la vie du pape. D’autres complots
suivront…
En 1997, un réseau d’espions iraniens place une bombe sous le
pont que doit traverser le pape lors d’une visite en Bosnie : 20 mines
antitanks sont découvertes par la police avant le passage du convoi.
La même année, des membres du Hezbollah prévoient de dissimuler
une bombe dans une colonnade de la place Saint-Pierre, près d’un
point de passage régulier de la papamobile. Là encore, le complot est
découvert par la police italienne. Jean-Paul II est resté indifférent à
ces péripéties. Mais personne, à la curie, n’a pensé à envoyer un petit
cadeau de remerciement à Aida Fariscal1…
1. Carmela Fonbuena, « Plot to kill a pope: “Miracle” saved John Paul II in Manila », 13 jan-
vier 2015, Rappler.com

492
Les nouveaux défis

Tibhirine

C’est sans conteste en Algérie que l’Église catholique a payé dans


les années 1990 le plus lourd tribut aux affrontements avec le ter-
rorisme islamiste. L’Église algérienne est dirigée jusqu’à la fin des
années 1980 par l’archevêque d’Alger Mgr Duval, qui a reconnu très
tôt les aspirations indépendantistes et dénoncé l’usage de la torture
par l’armée française. Ce qui lui a permis, après l’indépendance, de
conserver de bonnes relations avec le pouvoir (il a même obtenu la
nationalité algérienne). Le pays a logiquement connu un exode mas-
sif de chrétiens à partir de 1962. Au début des années 1990, il n’en
reste que quelques milliers et 150 prêtres. Ceux qui sont restés nour-
rissent un lien fort avec le pays et sa population. Une des personnali-
tés les plus marquantes est le père Christian de Chergé, moine trap-
piste. Grand connaisseur de la spiritualité musulmane, il est arrivé
en Algérie en 1971, a appris l’arabe et s’est initié à l’islam. Il dirige le
monastère de Notre-Dame de l’Atlas, implanté en pleine montagne
à 80 kilomètres d’Alger, à Tibhirine. Pendant la guerre d’Algérie, on
y soignait sans faire de distinction des blessés des deux bords. Le frère
Luc, un médecin, continue à prodiguer ses soins aux populations
locales, ce qui vaut aux prêtres une excellente réputation.
En 1989 le pays adopte une nouvelle Constitution qui reconnaît
le multipartisme. Ce qui permet la création du FIS (Front islamique
du salut), reconnu officiellement comme un parti.
En 1990, il remporte les élections municipales. En 1991, il appelle
à la grève. L’état de siège est déclaré. En décembre de cette année,
au premier tour des élections législatives, le FIS dépasse les 47 %.
Devant la menace d’un Parlement acquis aux islamistes, les généraux
qui sont la clé de voûte du régime annulent le second tour prévu
en janvier et installent à la tête de l’État Mohamed Boudiaf, une
figure historique de la lutte indépendantiste. Mgr Henri Teissier,
qui a pris en 1988 la succession de Mgr Duval comme archevêque
d’Alger, approuve cette décision. L’évêque d’Oran, Mgr Claverie, se
montre plus critique. Boudiaf est assassiné le 29 juin 1992 par un

493
Wojtyła

sous-officier. On accusera ce dernier de sympathies islamistes, mais


de forts soupçons subsistent contre les généraux, qui n’auraient pas
apprécié la volonté présidentielle d’éradiquer la corruption au sein
de l’armée.
En septembre apparaît le GIA (Groupe islamique armé), qui va
mener des actions violentes pendant six ans : c’est le début de la « sale
guerre ». Les militaires algériens voudraient voir pourchassés les diri-
geants du FIS qui trouvent refuge en France, mais il est difficile de les
arrêter s’ils ne commettent pas d’infraction. Le gouvernement fran-
çais est divisé entre le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, favo-
rable au DRS (le service de renseignement algérien), et le ministre
des Affaires étrangères Alain Juppé, qui craint de compromettre la
France dans un soutien trop ostensible au régime. Cette dichotomie
se transpose au niveau des services secrets français. Les dirigeants de
la DST française et ceux de la Sécurité militaire algérienne (devenue
en 1990 DRS) s’entendent parfaitement et ont des liens personnels
forts. La DGSE est bien plus méfiante envers le DRS, qu’elle juge
pour le moins ambigu. Plusieurs incidents la confortent dans cette
analyse.
Le 24 octobre 1993, trois agents consulaires français sont enle-
vés à Alger. 48 heures plus tard, un communiqué du GIA publié à
Londres revendique l’action et exige la libération de l’émir du GIA,
Abdelhak Layada. Pourtant, plusieurs dirigeants du FIS condamnent
l’opération. Deux des otages parviennent à s’enfuir sans grand effort,
leurs gardes ayant quitté les lieux. La troisième otage est libérée
peu après, munie d’un communiqué qu’elle doit transmettre à la
presse… Mais son contenu est déjà connu des médias ! Les services
français restent perplexes sur les commanditaires réels de l’opération.
Et l’administration française s’empresse de muter les fonctionnaires
aux îles Fidji, où ils ne risquent pas de parler à la presse1… On sait
aujourd’hui par plusieurs témoignages français et algériens que l’opé-
ration était une manipulation montée par le DRS algérien, en accord

1. Cf. Jean-Baptiste Rivoire, Le crime de Tibhirine, La Découverte, 2011.

494
Les nouveaux défis

avec les réseaux Pasqua. Lesquels ont pu dans ce contexte déclencher


une grande rafle au sein des réseaux du FIS dans l’Hexagone.

Au début des années 1990, le monastère de Tibhirine est très sur-


veillé par l’antenne locale du DRS basée à Blida. Ses agents écoutent
les conversations téléphoniques des moines et gèrent des agents infil-
trés dans les maquis islamistes. Le 15 décembre 1993, 12 techni-
ciens croates qui construisaient un tunnel en contrebas du monas-
tère sont égorgés. Le préfet demande très fermement à Christian
de Chergé que les prêtres déménagent dans un lieu où l’on pourra
assurer leur sécurité. Il refuse. Les autorités sont très irritées que les
moines acceptent de soigner des islamistes blessés qui se présentent
nuitamment. De fait, le chef du maquis islamiste local, Sayah Attia,
considère que les moines sont sous sa protection. Il sera tué lors d’un
accrochage avec l’armée algérienne en mars 1994.
Le mois précédent, le ministère des Affaires étrangères algérien
s’est plaint auprès de la nonciature que le père de Chergé ait refusé
toute protection militaire et reçoive clandestinement des visites de
maquisards. On se refuse à faire directement pression sur lui. En
revanche, la secrétairerie d’État est bien informée du problème et il
semble qu’elle ait fait pression sur plusieurs communautés de sœurs
pour qu’elles quittent l’Algérie1.
Au printemps 1994, la guerre de l’armée contre les islamistes
devient totale, faisant une centaine de morts par semaine. Les jour-
nalistes étrangers sont incités à quitter le pays. La répression se
déchaîne contre des groupes de la population civile soupçonnés de
sympathies islamistes. De 1994 à 1998, la « sale guerre » fera entre
150 000 et 200 000 morts. Des deux côtés, les massacres aveugles
se multiplient dans une escalade sans fin. Le DRS s’efforce de recru-
ter des agents dans les maquis, ou d’y infiltrer des officiers. Selon
le témoignage de l’ex-officier algérien Abdelkader Tigha, le patron
opérationnel du DRS de Blida, le capitaine Abdelhafid Allouache, a
1. René Guitton, En quête de vérité. Le martyre des moines de Tibhirine, Calmann-Lévy,
2011.

495
Wojtyła

recruté Djamel Zitouni, le futur chef du GIA responsable du kidnap-


ping des moines1. Un autre ex-officier du DRS affirme que Zitouni a
bien été recruté. Son groupe aurait été armé directement par le DRS.
La série noire n’épargne pas les catholiques. En mai 1994 à Alger,
une sœur et un frère maristes qui animaient une bibliothèque pour
jeunes dans la casbah sont tués d’une belle dans la tête.
En août 1994, des hommes déguisés en militaires pénètrent dans
une résidence de fonctionnaires français et mitraillent, faisant cinq
morts. Pour la première fois l’attentat est attribué à Djamel Zitouni.
À l’été 1994, le président Liamine Zeroual veut renouer le dia-
logue avec les islamistes dans le cadre d’un « Conseil national de tran-
sition ». Il fait un geste d’apaisement en libérant cinq dirigeants du
FIS emprisonnés. De nouvelles élections semblent possibles pourvu
que le FIS appelle sans équivoque à l’arrêt des actions violentes.
Selon plusieurs enquêteurs, dont Jean-Baptiste Rivoire, le DRS
active alors Zitouni pour discréditer les islamistes. De fait, le GIA
rejette toute perspective de dialogue. Un ex-colonel du DRS,
Mohamed Samraoui, affirmera plus tard que les communiqués
guerriers du GIA émanaient en fait de son service et visaient à faire
échouer les négociations2. En septembre 1994, l’émir du GIA réunit
ses principaux lieutenants près d’Alger. Informé, le DRS les prend en
embuscade. Presque tous meurent, sauf Zitouni qui s’en sort mira-
culeusement. Et il va logiquement prendre la direction du mouve-
ment. Que Zitouni ait été un véritable agent du DRS, ou un véri-
table islamiste poussé à la tête du mouvement en raison de sa nature
ultraviolente et d’un sens stratégique limité, le résultat est le même :
ses exactions permettent d’écarter tout scénario de réconciliation. Le
président Zeroual est contraint d’abandonner le dialogue.
En 1994, la communauté de Sant’Egidio s’implique de plus en
plus sur l’Algérie et est en contact suivi avec les moines de Tibhirine.

1. Cf. son témoignage à Jean-Baptiste Rivoire, voir aussi Abdelkader Tigha et Philippe
Lobjois, Contre-espionnage algérien : notre guerre contre les islamistes, Nouveau Monde édi-
tions, 2008.
2. Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, Denoël, 2003.

496
Les nouveaux défis

À la fin des années 1960, Andrea Riccardi a créé cette association


pour aider les pauvres de Rome par du soutien scolaire, de la dis-
tribution de nourriture, etc. Avec le temps, son mouvement a pris
de l’ampleur (12 000 membres en Italie, 50 000 au total) et s’est
investi dans des actions de diplomatie secrète en faveur de la paix :
en Albanie en 1981, au Liban en 1982, au Mozambique en 1992…
Jean-Paul II suit avec faveur ce mouvement plutôt identifié à gauche,
qui permet de contrebalancer l’image de l’Opus Dei. Sant’Egidio
veut réunir les leaders politiques algériens pour leur faire lancer un
appel à la communauté internationale. Un colloque est organisé à
Rome en novembre 1994. Les généraux sont furieux.
Fin octobre, deux sœurs infirmières espagnoles sont abattues dans
le quartier de Bab el-Oued, à Alger. Le ministère des Affaires étran-
gères algérien tance l’ambassadeur italien et le nonce pour l’ingérence
de Sant’Egidio dans les affaires intérieures de l’Algérie. Mgr Teissier
désavoue l’initiative de Sant’Egidio, qui maintient son projet. Sous
la pression d’Alger, le Vatican déclare qu’il n’est pas à l’initiative du
colloque. Les généraux algériens sont consternés de voir l’ensemble
des partis politiques représentés à Rome, donnant ainsi aux médias
internationaux l’image d’un dialogue national.
De son côté, Zitouni avance ses pions. Certains de ses projets
semblent un défi à la rationalité. Bien des chefs de réseaux islamistes
se dissocient des attentats revendiqués par Zitouni. Ce dernier éli-
mine systématiquement les cadres éduqués du mouvement pour les
remplacer par des jusqu’au-boutistes dénués de sens politique. Tout
se passe comme s’il voulait discréditer le mouvement. C’est l’époque
où le GIA commence à frapper en France. L’action la plus connue
est le détournement d’un Airbus Alger-Paris en décembre 1994.
« On ne s’explique toujours pas comment ils ont pu pénétrer par la
porte de service dans l’aéroport d’Alger munis de badges officiels,
prendre le temps de boire un café dans l’aérogare et accéder à la pas-
serelle de l’avion sans rencontrer le moindre policier… », grince un
ancien de la DGSE. Après une forte pression des Français, l’avion
est finalement autorisé à s’envoler pour Marseille. Là, les terroristes

497
Wojtyła

sont éliminés lors d’une intervention du GIGN. Selon l’ex-colonel


Samraoui, déjà cité, cet épisode avait pour but d’obtenir un plus
grand soutien de la France contre les islamistes1.
En décembre 1994, quatre missionnaires du monastère de
Tizi Ouzou, qui se consacraient à l’aide aux populations pauvres,
sont abattus par des hommes en uniforme. Il n’y aura pas d’enquête
de la justice française. En janvier 1995 débutent les pourparlers de
Rome. La veille, un commando s’en prend aux pères de Ghardaïa,
qui réussissent à s’échapper.
À la mi-janvier 1995, les participants aux rencontres de Rome
s’accordent sur une plateforme commune pour mettre fin à la guerre
civile. Le régime la rejette. Le patron de Sant’Egidio visite les capi-
tales européennes pour vendre son plan de paix. Le président français
Mitterrand semble le soutenir, suivi par l’administration Clinton.
À l’été 1995 débute une série d’attentats à Paris : assassinat dans
une mosquée d’un leader islamiste modéré, puis d’un représentant
du FIS. Le 25 juillet, une bombe explose dans la station RER de
Saint-Michel. Zitouni revendique l’attentat et ordonne au président
Chirac de se convertir à l’islam. Deux nouveaux attentats ont lieu
dans la capitale et Lyon au mois de septembre. La police réussit à
démanteler le réseau du GIA et le terroriste Khaled Kelkal est abattu.
À Alger, les chrétiens continuent à tomber : deux sœurs françaises
sont abattues en septembre. En novembre, une autre sœur est tuée
et sa collègue blessée. Face au refus des moines de quitter Tibhirine,
le ministère des Affaires étrangères algérien demande au Vatican de
fermer provisoirement le monastère, sans suite. Le DRS est furieux
que le frère Luc continue à soigner les islamistes blessés qui s’y pré-
sentent. L’Élysée et le Quai d’Orsay sont eux-mêmes saisis de la
situation et tentent une démarche auprès du Vatican.
Zitouni souhaite faire enlever les moines. L’émir de Médéa refuse,
en raison de la protection accordée par son prédécesseur et parce que
ses hommes ont besoin de se faire soigner. Les deux groupes islamistes

1. Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit.

498
Les nouveaux défis

entrent en conflit. Le 26 mars 1996, deux moines de Tibhirine se


rendent à Alger tandis que le monastère accueille une dizaine d’invi-
tés, dans le cadre d’une rencontre chrétiens/musulmans.
Trois anciens du DRS ont témoigné auprès de Jean-Baptiste
Rivoire sur les circonstances de l’enlèvement, mené par un commando
mixte GIA/DRS d’une vingtaine d’hommes. Le groupe se présente de
nuit et prétend avoir un blessé à faire soigner pour se faire ouvrir. Sous
la menace, le gardien va réveiller le prieur qui dort au rez-de-chaussée.
Les ravisseurs ont pour consigne d’emmener sept moines (il y a en
réalité plus de monde ce soir-là). Deux moines « oubliés » confieront
que les islamistes ne sont pas arrivés par le chemin habituel, que le
téléphone a été coupé au préalable et que le commando circulait dans
des véhicules sans se soucier du couvre-feu. Lorsque l’alerte est don-
née au poste militaire le plus proche, le militaire de garde refuse de
déranger l’officier. À la gendarmerie de Médéa, personne ne semble
surpris par la nouvelle de l’enlèvement. Le commandant répond qu’il
est occupé et n’a plus de véhicule à envoyer à Tibhirine1. On appren-
dra plus tard que certains islamistes du groupe local, opposés à l’enlè-
vement, ont été tués par le DRS pendant la même nuit. Devant une
telle accumulation de bizarreries et les témoignages recueillis à son
arrivée à Alger, le père Veilleux (procureur général des cisterciens)
soupçonne une responsabilité directe du DRS.
Une partie de la presse algérienne reprendra les éléments de lan-
gage des militaires, soulignant la compromission des moines avec
les islamistes. Tandis que la DGSE conteste la version du DRS, les
responsables de la DST maintiennent le dialogue avec leurs homo-
logues algériens. Le général Philippe Rondot, conseiller spécial du
service, est envoyé à Alger. Il rencontre le général Smaïn Lamari qui
ne veut pas d’autre interlocuteur que la DST avec qui il a de bonnes
et anciennes relations.
De son côté, la DGSE active ses sources qui tendent plutôt à incri-
miner le DRS. Mais le gouvernement français reste étonnamment

1. Cf. Jean-Baptiste Rivoire, Le crime de Tibhirine, op. cit.

499
Wojtyła

passif. Le journaliste britannique John Sweeney citera dans The


Observer une source qui ne mâche pas ses mots pour expliquer son
attitude : « Le pouvoir algérien tient le gouvernement français par
les couilles. Ils ont fait des dons secrets aux partis et hommes poli-
tiques français, de sorte qu’ils peuvent les faire chanter. À un certain
moment, cinq ministres au gouvernement avaient des maîtresses
contrôlées par les Algériens. Et si les Français ne coopèrent pas, ils
peuvent mettre des bombes à Paris1. »
Le général Lamari se rend à Paris du 13 au 20 avril. Il recon-
naît pour la première fois devant les responsables de la DST que
les moines sont entre les mains de Zitouni, après avoir incriminé
d’autres responsables. Il annonce de probables revendications envers
la France, qui effectivement arrivent peu après.
Le 22 avril, le représentant du FIS à Paris appelle à la libération
des moines. Les membres du gouvernement et en particulier Alain
Juppé ont désormais de sérieux doutes sur la sincérité du DRS. La
main passe à la DGSE qui dépêche le 25 avril un officier à Alger,
avec pour mission d’entrer en contact avec le GIA sans en informer
le DRS. C’est une perspective inacceptable pour les services algériens.
Selon les témoignages de deux anciens officiers recueillis par Jean-
Baptiste Rivoire, le DRS ne pouvait ni détenir les moines, au risque
d’être découvert, ni les laisser à Zitouni, au risque de le voir négocier
en direct avec la DGSE. L’un d’eux, Karim Moulaï, confirme bru-
talement l’impasse dans laquelle s’est retrouvé le DRS : « La DGSE,
c’était un cauchemar pour le DRS. L’idée au départ, c’était de les
attraper et de passer un “deal” [avec la France]. Mais ensuite, il y
a eu trop de problèmes : les moines “oubliés” au monastère, Abou
Moussab qui voulait s’emparer des otages, le haut gradé de la DGSE
venu à Alger… Si les moines restaient vivants et si la DGSE avait pu
enquêter à Alger, tout le monde aurait compris que l’opération avait
été organisée par le DRS. Cela aurait été un cauchemar pour mes
chefs ! Donc il fallait se débarrasser des moines2. »
1. John Sweeney, « Algeria’s blowtorch election », The Observer, 25 mai 1997.
2. Jean-Baptiste Rivoire, Le crime de Tibhirine, op. cit.

500
Les nouveaux défis

La décision d’en finir aurait été prise le 25 avril, alors que l’émis-
saire de la DGSE débutait ses contacts à Alger. Le 30 avril, un homme
qui se dit émissaire du GIA se présente à l’ambassade de France à
Alger. Il est reçu par le chef de poste de la DGSE, Pierre Le Doaré.
Il lui remet une lettre et une « preuve de vie » des moines sous forme
de cassette audio enregistrée le 20 avril, et réclame un « reçu officiel ».
L’agent accepte d’accuser réception des éléments sur papier à en-
tête de l’ambassade et raccompagne son interlocuteur dans Alger, en
voiture de l’ambassade. On n’aura plus de nouvelles de l’émissaire.
Selon l’ex-officier du DRS Karim Moulaï, cette démarche a été mon-
tée par le DRS pour établir qu’en dépit de son discours officiel de ne
pas négocier avec les terroristes, la France a bien cherché à négocier
avec le GIA dans le dos des autorités algériennes.
Ne comprenant pas le silence du GIA, les services français
envoient des émissaires en Tunisie, au Maroc et au Vatican. À la
secrétairerie d’État, on se montre comme toujours très prudent.
Le substitut Mgr Giovanni Battista Re indique à Armand Veilleux
que les Français ne verraient pas d’inconvénient à ce que le Vatican
négocie la libération des moines, mais cela ne va pas plus loin. La
DGSE contacte aussi Sant’Egidio qui essaie de prendre langue avec
les ravisseurs, sans jamais recevoir de réponse. Une cellule de crise est
installée à Oran, avec un négociateur envoyé par le Vatican.
De son côté, Smaïn Lamari manifeste sa fureur devant Yves
Bonnet, l’ancien patron de la DST devenu député et président du
groupe d’amitié parlementaire franco-algérienne, de passage à Alger.
Lamari connaît les moindres détails de la réception par l’ambassade
française d’un émissaire du GIA et estime que la France a court-
circuité son service. Le 23 mai, un communiqué annonce que les
moines ont été exécutés. De son côté, la DGSE a appris que quelques
jours auparavant les militaires ont découvert lors d’une opération
dans les monts de Médéa les têtes des sept moines. Seulement les
têtes…

501
Wojtyła

Le 30 mai, le père Veilleux et l’abbé général des cisterciens,


Dom Bernardo Olivera, arrivent à Alger. Une réunion se tient avec
Mgr Teissier et le curé de Médéa. Veilleux et Olivera exigent de pou-
voir identifier eux-mêmes les moines. Ce n’est qu’une fois en route
pour l’hôpital que l’ambassadeur de France les informe que ce ne
sont pas des corps mais des têtes qu’ils vont devoir identifier. Sur
place, il faut beaucoup insister pour qu’on les laisse voir les têtes.
Elles semblent étrangement momifiées. Les autorités algériennes
mentent visiblement sur la date des morts. Après l’enterrement des
moines, le père Veilleux reprend l’avion pour Rome. Mais peu avant
le décollage, on déplace la passagère assise à son côté pour installer
un homme qui l’interroge pour savoir ce qu’il pense de cette affaire.
Le père Veilleux aperçoit une arme sous son veston et note qu’à
l’arrivée, son compagnon de voyage remonte dans l’avion pour le
vol retour. Il en tire logiquement la conviction que le DRS a voulu
sonder ses sentiments sur l’affaire.
Au mois de juillet de la même année, on apprend le décès de
Djamel Zitouni, dans un affrontement avec un groupe rival. L’Église
n’a pas fini de souffrir en Algérie. Le 1er août 1996, l’évêque d’Oran
Mgr Pierre Claverie, un ami de Christian de Chergé, est volatilisé
par une forte explosion. Peu avant il avait reçu la visite inquiétante
d’un fonctionnaire venu lui mettre sous le nez des rapports de surveil-
lance et transcriptions d’écoutes téléphoniques dont il était la cible. Et
son chauffeur lui indiquait que le DRS exigeait d’être informé de ses
déplacements. À Paris, on reste sceptique sur la mise en cause des isla-
mistes dans cet attentat. Mgr Claverie avait eu le tort d’énoncer, lors
d’une interview au 20 heures de France 2 (le 10 mai 1996), puis dans
des entretiens au Parisien et à La Croix, ses doutes sur la responsabi-
lité du GIA dans l’enlèvement des moines de Tibhirine. Connaissant
bien le fonctionnement du pouvoir algérien, Claverie ne pouvait pas
ne pas avoir de doutes sur le rôle du DRS… Aucune enquête n’a été
ouverte par la justice française sur l’assassinat de l’évêque d’Oran…
En janvier 2003 le père Armand Veilleux publie une tribune dans
Le Monde affirmant que les services algériens sont vraisemblablement

502
Les nouveaux défis

impliqués dans la mort des moines1. Cette même année, lui-même et


la famille du frère Christophe Lebreton déposent une plainte contre
X pour enlèvement, séquestration et assassinat.
En 2009 fuite dans Le Figaro le PV d’audition par le juge Trévidic
du général Buchwalter, ancien attaché militaire français à Alger.
Ce dernier affirme avoir reçu la confidence d’un officier algérien :
les moines auraient été mitraillés par erreur par l’armée lors d’une
mission en hélicoptère entre Blida et Médéa. Cette version a été
contestée aussi bien par des partisans du régime algérien2 que par
des enquêteurs français. Les hélicos, très bruyants, doivent approcher
en vol stationnaire à faible distance de leurs cibles (200 à 400 m)
pour pouvoir tirer, ce qui les rend vulnérables aux tirs ennemis. En
cas d’intervention contre un maquis islamiste, il est peu vraisem-
blable que les militaires auraient exposé ainsi leurs matériels. Aucune
tête n’a été touchée par une balle, ce qui est peu vraisemblable si les
moines ont été mitraillés en altitude : des tirs de haut en bas ont de
fortes chances de toucher les têtes en premier.
En novembre 2013, les autorités algériennes ont autorisé le
juge Trévidic à autopsier les têtes des religieux, avant de se raviser
quelques mois plus tard. En octobre 2014, les juges Trévidic et
Nathalie Poux sont enfin autorisés à effectuer des prélèvements, mais
ceux-ci devront être analysés sur place. L’année suivante, les légistes
concluent à une décapitation post mortem. Le plus probable est que
les moines ont été égorgés.
La mort dramatique des moines de Tibhirine continue d’empoi-
sonner les relations entre la France et l’Algérie. À Rome, le Vatican
a été informé par la DGSE de ses analyses, via les dirigeants de

1. « Hypothèses sur la mort des moines de Tibhirine », Le Monde, 24 janvier 2003.


2. Cf. notamment Yves Bonnet, La deuxième guerre d’Algérie, VA éditions, 2017. Yves
Bonnet se fonde avant tout sur la qualité de ses relations avec les dirigeants du DRS pour
proclamer qu’il les croit innocents. Ce qui, dans le monde du renseignement où les amitiés
véritables entre services sont fort rares, peut prêter à sourire. Bonnet écarte, sans même
les discuter, les témoignages des ex-officiers algériens au motif que ce sont des « traîtres »,
donc leur parole ne vaudrait rien. Mais il utilise sans problème les témoignages d’anciens
maquisards « repentis ».

503
Wojtyła

Sant’Egidio, et a choisi la discrétion pour ne pas nuire à la pré-


sence de l’Église en Algérie. Au grand dam du père Veilleux et de
quelques autres. Jean-Paul II a plus canonisé que tous les papes
réunis avant lui, mais à ce jour aucune démarche n’a été entreprise
en faveur des moines de Tibhirine…
23
Marcinkus s’en va… la corruption reste

Le 11 février 1987 eut lieu une cérémonie célébrant l’anniver-


saire de l’IOR. Paul Marcinkus remit au pape une médaille en or
et un chèque de 150 millions de dollars, l’essentiel des profits de
la banque pour l’année passée. Apparemment, l’IOR n’avait pas
tardé à retrouver sa meilleure forme. De façon inattendue, l’IOR
avait reçu en dépôt d’énormes sommes du dictateur philippin cor-
rompu Ferdinand Marcos. Ces sommes provenaient à l’évidence de
détournements du Trésor philippin, mais on n’en fit pas tout un
plat. Marcos mourut deux ans plus tard en exil à Hawaï. L’IOR n’a
jamais communiqué sur ce que devint l’argent philippin placé dans
ses coffres. Bien informé par Andreotti, Marcinkus resta tout au long
de l’année 1987 confiné au Vatican : ce n’est qu’en 1988 que la Cour
suprême de Rome donna raison aux avocats du Vatican, confirmant
que la justice italienne n’a pas autorité sur ses citoyens.
Si certains se demandaient encore quelles raisons avait Jean-
Paul II de maintenir Marcinkus à la tête de l’IOR, la date de son
départ fournit une réponse claire : 1990. C’est en réalité fin 1989
que sa mise à la retraite est décidée. Autant dire qu’après la chute
du communisme, les inconvénients de garder l’Américain à son
poste l’emportent largement sur les avantages. Il n’y a plus de guerre
secrète à financer. Avec Marcinkus, Mennini et de Strobel démis-
sionnent eux aussi. Est-ce à dire que c’en est fini des intrigues et de
l’argent occulte ? N’allons pas si vite…

505
Wojtyła

IOR : la machine infernale

Pour remplacer Marcinkus, le secrétaire d’État Casaroli porte


son dévolu sur un banquier milanais. Angelo Caloia semble remplir
tous les critères : P-DG de Mediocredito Lombardo, il est professeur
d’économie dans une université catholique. Caloia n’a pas la même
aura que Marcinkus : il lui faut attendre deux ans avant d’être reçu
par le pape. Certains vieux employés de l’IOR ne reconnaissent pas
son autorité. Mgr Dardozzi, un homme de confiance de Casaroli,
qui a fait partie de la commission mixte italo-vaticanaise dans l’af-
faire Ambrosiano, est chargé de surveiller le fonctionnement de la
banque. Il s’irrite de constater que certaines pratiques perdurent, en
particulier les comptes de pseudo-institutions caritatives et d’étranges
virements à des hommes politiques.
Il s’inquiète en particulier d’un compte ouvert en juin 1987
au nom de la « Fondation cardinal Francis Spellman » (une fonda-
tion qui n’existe nulle part). Les deux signataires du compte sont
Mgr Donato De Bonis et… Giulio Andreotti. De 1987 à 1993,
les fonds qui circulent via ce compte se montent à… 26,4 millions
d’euros selon les sources du journaliste Gianluigi Nuzzi1. Dans les
mémos internes de la banque, De Bonis et Andreotti sont désignés
uniquement sous pseudonyme : les employés ont bien conscience
de la nature explosive de ces opérations. Certes, une petite partie
de ces fonds ont bien eu pour destination des ordres religieux, des
monastères ou des couvents. Mais une grande partie des sommes
ont atterri sur les comptes d’amis politiques d’Andreotti. Sans par-
ler des retraits de valises de cash par De Bonis, en route pour des
destinations inconnues. Le patronage du défunt cardinal Spellman
pour ce compte destiné à gérer des fonds occultes est particulière-
ment révélateur.
C’est la première fois que fuitent dans les médias des dérives
récentes de l’IOR. À l’origine des fuites, Mgr Renato Dardozzi

1. Gianluigi Nuzzi, Vaticano, S.p.A., Chiarelettere, 2008.

506
Marcinkus s’en va… la corruption reste

n’est pas un lanceur d’alerte ordinaire. Ingénieur en électronique,


il a mené une première carrière de cadre dans les télécoms avant
d’être ordonné prêtre à 52 ans. Employé à l’IOR, il a été témoin
des efforts d’Angelo Caloia pour mettre un terme aux méthodes
de l’ère Marcinkus. Efforts souvent contrés par le secrétaire géné-
ral, Mgr Donato De Bonis. Dardozzi se dit déçu par le manque de
combativité de Caloia. Pourtant, il se montre aussi peu loquace que
son patron devant les juges milanais. Pourquoi alors transmettre
des archives de l’IOR à Gianluigi Nuzzi ? Il semble qu’il ait voulu
se venger du refus de l’IOR de lui payer une commission qui lui
aurait été promise sur la vente d’une propriété immobilière près de
Florence : il comptait léguer l’argent à sa fille adoptive dont l’état de
santé requérait des soins hospitaliers coûteux. Quelles qu’aient été
ses motivations, Dardozzi a permis de comprendre que l’IOR restait
une « machine infernale » en état de marche au cœur du Vatican. Et
qu’elle était connectée à tous les grands dossiers politico-financiers
de l’après-guerre froide.
En 1992 a débuté une enquête de grande ampleur sur la corrup-
tion politique en Italie : l’opération Mani pulite, un des plus grands
scandales de l’histoire européenne après-guerre : 5 000 personnali-
tés sont impliquées, plusieurs centaines inculpées, dont la moitié du
Parlement italien. Lorsque commence cette affaire tentaculaire, les
dirigeants de l’IOR se concertent sur la question délicate du compte
de la Fondation Spellman. Ils édictent une nouvelle règle : aucun
membre de la banque, fût-il retraité, ne peut gérer un compte qu’il
ne possède pas personnellement. De Bonis ignore superbement. Il
semble ne rien craindre de Caloia, qui sur le papier est son chef. De
Bonis est tenu en haute estime par de nombreuses personnalités de
la noblesse, des arts et de la politique italiennes, à commencer par
Andreotti.
Mais le compte Spellman n’est pas le seul qui pose problème. Au
fil des investigations, la liste d’associations religieuses inconnues s’al-
longe. Leurs comptes ont en commun un volume de mouvements
financiers très au-dessus de la normale. Un rapport secret du 7 juillet

507
Wojtyła

1992 fait le point sur les ingrédients du scandale potentiel qui pour-
rait ramener l’IOR à l’époque Marcinkus. À l’évidence, De Bonis
est au cœur des activités controversées de la banque. Le rapport est
adressé au secrétaire particulier du pape, Mgr Dziwisz. Il n’y aura pas
de réponse. On ne sait même pas si le pape en a pris connaissance.
En 1981, au début du règne de Marcinkus, on recensait près de
10 000 comptes détenus par de riches Italiens, contre 2 500 liés à des
personnes ou organismes religieux. Sur les quatre années suivant le
départ de Marcinkus, Caloia identifie près de 400 millions de dollars
de mouvements suspects, en direction de banques suisses et luxem-
bourgeoises. Le problème est que certains mouvements sont effectués
à la demande de personnalités qui ont l’oreille du pape. En 1992, les
procureurs italiens inculpent ainsi une vieille connaissance, l’évêque
slovaque Pavel Hnilica, ainsi que le flamboyant Flavio Carboni. La
police a découvert des chèques en blanc signés par Hnilica sur un
compte de l’IOR. Carboni aurait reçu l’équivalent de 2,8 millions de
dollars en échange de l’attaché-case de Calvi1. Que faire d’un client
aussi « sensible » que Hnilica ? On essaie de se renseigner discrète-
ment via la secrétairerie d’État, qui a déjà des doutes sur le person-
nage. Dans les années 1980, Hnilica a fréquenté assidûment la ville
de Medjugorje en Bosnie-Herzégovine, un sanctuaire important sur
la route des pèlerins depuis l’apparition supposée de la Vierge Marie
en 1981. Les prêtres franciscains installés là reçoivent un volume
important de donations que Hnilica aurait canalisées au profit de
la lutte anticommuniste. Sauf qu’en réalité l’argent est parti vers les
États-Unis et on ne sait guère ce qu’il est devenu…
Le problème est qu’il est dangereux de s’attaquer au patron de
Pro Fratribus, qui depuis les années 1960 fait tant pour les Églises
de l’Est et qui charme le pape par le récit de ses exploits. Début
1984, Hnilica entend ainsi l’appel de Jean-Paul II aux évêques du
monde entier de prier avec lui le 25 mars pour la Russie, au nom de
la Vierge Marie. Se trouvant alors en Inde, il sollicite un visa auprès

1. Cf. chapitre 20.

508
Marcinkus s’en va… la corruption reste

de l’ambassade soviétique, l’obtient, et au jour dit se présente à la


cathédrale de l’Archange-Saint-Michel de Moscou (qui a été trans-
formée en musée). Là, il récite les prières de consécration, puis se
rend dans une église et fait de même avant de dire la messe. De
retour à Rome, il raconte ses exploits à Jean-Paul II et lui décrit des
fidèles le suppliant de leur envoyer des bibles. Le pape en est ému
aux larmes…
En 1992, Hnilica se rend aux États-Unis et obtient la permission
de la Conférence des évêques pour lever des fonds en faveur des mis-
sions d’évangélisation catholique en Russie. Il devient le « manager »
d’une médium mystique, Theresa Lopez, qui affirme communiquer
régulièrement avec la Vierge Marie. Il l’emmène à Medjugorje, où
elle fait sensation. Mais en 1993, l’archevêque de Denver mène une
enquête qui conclut que ses visions n’ont aucune origine surnatu-
relle. Hnilica continue néanmoins à utiliser Theresa, qu’il emmène
dans des retraites spirituelles pour riches catholiques. La même
année, il passe en justice devant les tribunaux de Milan aux côtés de
Flavio Carboni. En première instance, il est condamné à trois ans de
prison. La sentence est annulée en appel pour vice de forme…
Au printemps 1993, Caloia marque enfin un point : De Bonis
est muté hors de l’IOR. Il est promu évêque, chapelain de l’ordre de
Malte, ce qui lui confère l’immunité diplomatique. La raison de ce
départ : un nouveau scandale s’apprête à frapper. En octobre de la
même année éclate l’affaire Enimont : pour faciliter une joint-ven-
ture entre la compagnie pétrolière ENI et le conglomérat chimique
Montedison, près de 100 millions de dollars de pots-de-vin ont été
distribués à plusieurs dizaines de politiques.
La famille Ferruzzi, propriétaire du géant de la chimie Montedison,
est une des plus grosses fortunes d’Italie, juste après les Agnelli. Son
OPA sur Montedison en 1987 a nécessité de fortes sommes en pots-
de-vin divers. En 1988, la famille forme le projet d’une fusion avec
le géant du pétrole italien ENI. La nouvelle entité doit s’appeler
Enimont. À nouveau, d’énormes pots-de-vin sont distribués : envi-
ron 300 millions de dollars. Cela crée des pertes importantes, qu’il

509
Wojtyła

faut dissimuler dans les comptes. Mais en 1990, les Ferruzzi et les
dirigeants d’ENI ne s’entendent plus et conviennent un rachat par
ENI des parts de Montedison dans le groupe. Cette nouvelle opéra-
tion requiert de nouveaux pots-de-vin, pour plus de 100 millions de
dollars. On arrose tous les partis politiques, deux anciens Premiers
ministres, des hauts fonctionnaires, etc.
Dans ce dossier apparaissent Mgr Donato De Bonis et Luigi
Bisignani, un journaliste ancien membre de la loge P2, ami de
Marcinkus et d’Andreotti. Ils sont chargés d’apporter à la famille
Ferruzzi les services de l’IOR : il s’agit de convertir de l’argent occulte en
bons du Trésor italien en ouvrant un compte pour la famille Ferruzzi,
sous un prétexte caritatif. Entre 1991 et 1992, le compte est alimenté
à hauteur de 100 millions de dollars. L’argent est ensuite envoyé en
Suisse et au Luxembourg pour être converti en bons du Trésor. Au
passage, l’IOR prend une commission de 7 millions de dollars.
Toute l’affaire est dévoilée dans le cadre de l’opération « Mains
propres » conduite par un groupe de magistrats sous la direction
d’Antonio Di Pietro. Au total, 127 personnes sont mises en cause,
à commencer par De Bonis que la presse italienne a surnommé
« Mgr Montedison ». Cette fois le président de l’IOR Caloia accepte
de coopérer avec la justice italienne. La position officielle est que la
bonne foi du Vatican a été abusée. Ceci étant, il est inquiétant que
personne ne se soit posé de questions sur un compte récemment
ouvert qui recevait jusqu’à 100 millions de dollars de dépôts !
L’affaire pétrifie la classe politique. En prison, le patron d’ENI
préfère se suicider. Caloia apprend que dans cette affaire, 4 millions
de dollars ont été versés sur le compte de la Fondation Spellman.
Plus préoccupant encore, près de 75 % des pots-de-vin sont pas-
sés par un compte détenu par un cadre de Montedison au sein de
l’IOR… ce dernier est un proche de De Bonis. Une fois de plus la
justice italienne demande des comptes au Vatican.
Le secrétaire d’État Sodano estime que fournir quelque rensei-
gnement que ce soit à la justice italienne reviendrait à ouvrir la boîte
de Pandore et à déclencher des réactions en chaîne qui pourraient

510
Marcinkus s’en va… la corruption reste

aboutir à la destruction de la banque. Le nom d’Andreotti est


tenu secret par le Vatican : il ne sera jamais inquiété dans l’affaire
Enimont. Lors d’un procès, le dirigeant d’une grande entreprise
témoignera que De Bonis l’a aidé à ouvrir un compte à l’IOR sous le
nom d’une fondation religieuse bidon. Par ce compte il a pu envoyer
des dizaines de millions en Suisse et au Luxembourg, et les échanger
sur place contre des bons au porteur1.
Pour les connaisseurs, De Bonis n’a fait que perpétuer le sys-
tème rodé par Marcinkus. Dans ces années 1990, plusieurs mafieux
repentis offrent de nouveaux éclairages. En 1994, Francesco Marino
Mannoia affirme ainsi aux enquêteurs que Licio Gelli a utilisé l’IOR
pour déposer des fonds illégaux appartenant au boss sicilien Salvatore
Riina. La même année, le mafieux Vincenzo Calcara affirme avoir
eu connaissance d’une opération de blanchiment d’argent sale par
Marcinkus via un compte IOR. Calcara affirme avoir amené de
Sicile à Rome des valises de billets, en compagnie de deux hommes
politiques. À l’arrivée à l’aéroport de Fiumicino à Rome les atten-
daient Marcinkus et un cardinal. Le groupe se serait alors rendu au
nord de la capitale, dans le cabinet d’un avocat. Là, Calcara aurait
remis le cash à Marcinkus. Un mois plus tard l’argent était dispo-
nible sous forme légale, déduction faite des frais de service de l’IOR.
Malgré ces éléments, rien de concret ne sera fait. La justice italienne
semble avoir pris son parti de l’inviolabilité de la banque vaticane.
En 1995, l’IOR est encore été utilisée pour blanchir 100 millions
de dollars. Tout commence l’année précédente avec la disparition
d’un homme d’affaires, Antonio Di Luca, à San Diego. Dans sa
chambre, on retrouve des documents sur des transactions immobi-
lières s’élevant à 342 millions de dollars et des dépôts à l’IOR. Di
Luca était en affaires avec quatre mafiosi et un homme politique
canadien d’origine sicilienne, Alfonso Gagliano. Un ancien de la
CIA vivant en Italie, Roger D’Onofrio, est arrêté. Il accuse alors le
cardinal de Barcelone, Ricardo Maria Carles Gordó, d’être impliqué

1. Philip Willan, The Vatican at War, op. cit.

511
Wojtyła

et d’avoir utilisé un compte de l’IOR pour faire transiter 100 mil-


lions de dollars ! Carles est un proche de l’Opus Dei et du pape Jean-
Paul II. Il refuse de répondre. En 1996, la justice italienne procède
à de nombreuses arrestations dans cette affaire. Jean-Paul II appelle
à Rome le cardinal et décide de le nommer à la préfecture pour les
Affaires économiques. Selon les termes du traité du Latran, Carles
est désormais intouchable.
Autre affaire embarrassante : la police italienne enquête sur l’ar-
chevêque de Naples, le cardinal Michele Giordano, soupçonné d’ex-
torsion. Au cours d’une perquisition chez son frère, un membre de
la Camorra, on découvre des documents montrant que le cardinal
a fait circuler via l’IOR de l’argent sale de l’organisation mafieuse.
Traduit devant les tribunaux, le cardinal sera finalement acquitté en
2000. Puis à nouveau mis en cause en 2002 pour avoir cédé des terres
appartenant à son diocèse. L’inculpation sera à son tour abandonnée.
À la même époque, l’affaire Frankel est encore plus étonnante.
Martin Frankel est un ancien courtier en Bourse et gestionnaire d’ac-
tifs qui a été interdit de pratique suite à des malversations. Il se lance
dans une nouvelle activité : racheter des petites sociétés d’assurances,
faiblement valorisées, puis les vider de leurs fonds constitués par les
primes d’assurances. De 1993 à 1999, il dépouille ainsi neuf sociétés
et amasse une fortune de 200 millions de dollars.
Il décide alors de se rapprocher de la banque du Vatican. Il
explique vouloir constituer un fonds de 50 millions de dollars qui
servira à acheter d’autres compagnies d’assurances, dont les béné-
fices iront à ses œuvres de charité. Mgr Emilio Colagiovanni, juge
à la Rota (tribunal du Vatican) et directeur d’une revue de droit
canon, présente l’affaire à la secrétairerie d’État et à la préfecture
pour les affaires économiques, qui valident le schéma. L’ancien
nonce à Washington, le cardinal Pio Laghi qui dirige désormais la
Congrégation pour l’éducation catholique, appuie le dossier et reçoit
en remerciement une « donation » de 100 000 dollars. L’affaire est
remarquablement facile à monter. Frankel a désormais toute lati-
tude pour opérer. Dans deux dossiers distincts, les responsables ou

512
Marcinkus s’en va… la corruption reste

actionnaires des sociétés qu’il souhaite acquérir s’enquièrent directe-


ment auprès de la secrétairerie d’État que c’est bien le Vatican lui-
même qui est derrière la démarche. La secrétairerie d’État répond
de façon rassurante, alors qu’il devient évident que Frankel utilise le
nom du Vatican pour mener ses affaires privées. Malheureusement
pour lui, il est rattrapé par le scandale de ses détournements passés.
Le 30 juin 1999, le porte-parole du Vatican Joaquín Navarro-Valls
dément toute association avec Frankel, sans expliquer pourquoi on
l’a laissé répandre des mensonges depuis un an… Frankel est arrêté
en Allemagne et extradé vers les États-Unis, où il est condamné à
seize ans de prison. Les contrôleurs des assurances du Mississippi, du
Tennessee, du Missouri, de l’Oklahoma et de l’Arkansas poursuivent
en justice le Vatican, réclamant 200 millions de dollars.
En 2000, un rapport de l’université de Melbourne sur le blan-
chiment d’argent classe le Vatican dans la catégorie des « paradis
du blanchiment », avec les îles Caïmans, le Luxembourg, la Suisse
et le Liechtenstein. Un rapport des Nations unies fera de même
l’année suivante. Certains experts estiment que l’IOR voit passer
chaque année l’équivalent de 55 milliards de dollars d’argent sale
italien. Au Mexique, où l’Église reçoit de larges donations, la Drug
Enforcement Administration américaine est persuadée qu’une partie
des dons provient de narcotrafiquants et que les évêques ferment les
yeux sur son origine. L’IOR est sous la pression des médias pour
accepter des réformes.

Liaisons dangereuses
Il serait toutefois trop facile d’analyser cette porosité de l’IOR
vis-vis de l’argent mafieux comme le résultat d’une « simple » dérive
affairiste incarnée par Marcinkus, De Bonis et quelques autres. Le
problème est plus ancien : il se trouve que l’Église ET la Mafia sont
des réalités historiques incontournables en Italie. Et que depuis la fin
de la guerre, l’Église a eu d’autres priorités que de combattre le crime
organisé. Une anecdote permet de mieux comprendre le problème.

513
Wojtyła

En mai 1993, à Agrigente, en Sicile, Jean-Paul II fait quelque chose


d’inédit : pour la première fois, il s’en prend violemment à la Mafia1.
Le pape a choisi de se rendre dans les lieux les plus infestés par la
Mafia – un triangle dessiné par les villes d’Agrigente, Caltanissetta et
Trapani. À Agrigente, les jeunes ont préparé dans le stade un spec-
tacle en forme de tragédie grecque, au cours duquel ils interprètent
les méfaits de la Mafia. Après la représentation, le pape dénonce « la
culture de mort de la Mafia », qu’il relie directement au diable. La
diatribe fait sensation. Peut-être le pape veut-il faire comprendre qu’il
a bien reçu les messages de la place Saint-Pierre avec Ali Agça et de
l’affaire Orlandi ? Rien ne permet d’en être certain. Mais la réponse
ne se fait pas attendre : en septembre, le père Puglisi, un prêtre anti-
mafia de Palerme, est froidement abattu. L’enquête conclura à une
mesure de rétorsion pour avoir brisé le « pacte de non-agression » que
la Mafia estimait avoir avec l’Église.
En Sicile, la Mafia, les chrétiens-démocrates et l’Église sont inter-
connectés. On dit que face à une population déshéritée, la Mafia
inspire la peur de la mort, l’Église inspire la peur de Dieu et les
chrétiens-démocrates la peur du communisme. Plusieurs membres
du clergé ont franchi la ligne qui sépare la coexistence pacifique de
la coopération active. En 1962, quatre prêtres franciscains sont jugés
et condamnés à treize ans de prison pour extorsion et assassinat. En
1975, le père Agostino Coppola est arrêté et accusé d’être un respon-
sable de haut rang de Cosa Nostra ! Il appartiendrait à un clan néo-
fasciste dirigé par le sanguinaire parrain Luciano Leggio. Le prêtre
est accusé d’avoir organisé trois kidnappings et au moins un assassi-
nat. À son procès, on découvre qu’il a également blanchi des fonds
mafieux via diverses banques (dont l’IOR) et acheté des votes pour
certains politiciens siciliens. En 1978 encore, le moine franciscain
Fernando Taddei, prieur de l’église Sant’Angelo de Rome, est arrêté
pour blanchiment d’argent mafieux provenant de rançons.

1. Jean-Paul II avait déjà condamné la Mafia auparavant, notamment en 1982, mais en


des termes plus mesurés.

514
Marcinkus s’en va… la corruption reste

Depuis 1947, les chrétiens-démocrates siciliens ont des liens avec


la Mafia : la Démocratie chrétienne se sert de la Mafia pour recueillir
des voix et la Mafia se sert d’elle pour les intérêts personnels de ses
adhérents. En Sicile en particulier, soit on fait affaire avec la Mafia,
soit on ne fait pas affaire du tout. Le député Pino Arlacchi, vice-
président de la commission parlementaire antimafia, auteur d’un
ouvrage Il processo1 (« le procès »), affirme ainsi : « C’est une longue
tradition depuis l’unité italienne. Les hommes politiques deman-
daient un appui électoral et, en échange, ils garantissaient l’impunité
des délits, faisaient transférer les enquêteurs trop zélés, restituaient
les permis de port d’armes supprimés. J’ai fait le compte : de 1958 à
1992, entre le tiers et la moitié des politiciens siciliens ont été aidés
par Cosa Nostra aux élections2. »
Avec la complicité des responsables chrétiens-démocrates, trois
familles mafieuses ont reçu le droit de collecter des taxes en Sicile.
L’ex-sénateur Graziano Verzotto, secrétaire général de la DC sici-
lienne, préside la société minière EMS, que la Mafia a infiltrée avec
son concours. En échange d’une commission occulte, Verzotto et
son trésorier mafieux Di Cristina ont confié la trésorerie de la société
à la Banca Unione détenue par Sindona. Cette commission est rever-
sée à la Mafia. Puis les fonds sont transférés à l’IOR puis dans une
banque suisse.
Salvo Lima, élu maire de Palerme en 1958, a la réputation d’être
une « créature de Cosa Nostra ». Sous son règne débute le pillage de
la ville via les marchés publics et emplois de complaisance. Il sera
par la suite député européen, vice-ministre, se faisant remplacer à la
mairie par Vito Ciancimino, son ex-adjoint aux travaux publics. Ce
dernier sera en 1984 le premier personnage public de la région à être
condamné en justice pour corruption au profit de la Mafia en 1984.
Lima et Ciancimino sont des proches de Giulio Andreotti. Un autre
affidé d’Andreotti, Antonio Gava, était l’homme fort de Naples.
1. Rizzoli, 1995.
2. Marie-Claude Decamps, « L’arrière-plan politique du procès Andreotti », Le Monde,
30 décembre 1995.

515
Wojtyła

Il contrôlait l’économie dans la région. Dans les années 1980, il


fut plusieurs fois ministre d’Andreotti. À la fin de la décennie, il
fut nommé à la tête des services combattant le crime organisé. En
1995, Gava fut arrêté et jugé pour corruption et appartenance à la
Camorra…
Depuis le début de cette enquête, on ne compte plus les occasions
de croiser Giulio Andreotti, « Il Divo » pour ses amis1. Il est temps de
dire ce qu’a été son rôle, au confluent des « trois pouvoirs » centraux
de l’Italie d’après-guerre : le Vatican, la Démocratie chrétienne et la
Mafia.

Andreotti, le maître des marionnettes


Pendant cinquante ans, Giulio Andreotti a été « l’homme du
Vatican » au sein de la Démocratie chrétienne. Sa dévotion ostensible,
son dédain pour le luxe, son extrême habileté en ont fait un favori
du Saint-Siège. Il était l’ami intime de Spellman, de Marcinkus et
de dizaines d’autres, multipliant à leur endroit les petites attentions.
Son courant au sein de la Démocratie chrétienne était soutenu par
Communion et Libération.
Andreotti est né en janvier 1919 à Segni, dans le Latium. Il perd
son père à 3 ans et reçoit de sa mère une éducation très catholique.
À 18 ans, il adhère au FUCI, la Fédération des universitaires catho-
liques, qu’il va bientôt présider. Et il se lie avec Mgr Montini qui
en est l’aumônier. En 1943, il collabore avec un bibliothécaire du
Vatican, un certain Alcide De Gasperi, qui l’appellera auprès de lui
quand il formera son premier gouvernement en 1945.
Selon le chercheur américain Jeffrey Bale, en 1944-1945, le jeune
Andreotti devient le secrétaire particulier de… Félix Morlion : le
patron du réseau d’espionnage Pro Deo qui travaille au service de

1. Allusion au « divin Jules » César. Autres surnoms qui lui ont été attribués : « Moloch »,
« Sphinx », « Pape noir », ou encore Zu’Giulio (l’oncle Giulio, dans l’argot de la Mafia). On
ne saurait trop recommander le film Il Divo de Paolo Sorrentino (2008) avec Toni Servillo
dans le rôle d’Andreotti.

516
Marcinkus s’en va… la corruption reste

l’OSS1 ! Une telle activité, encore méconnue, est évidemment de


nature à colorer notre lecture de sa carrière.
Giulio Andreotti a été qualifié par ses amis politiques comme par
ses opposants du titre d’homme politique italien le plus machiavé-
lique de l’après-guerre. Peter Robb le décrit ainsi : « Ce petit homme
chenu, vaguement bossu, était un personnage intelligent. Avec ses
grosses lunettes aux verres épais, sa chevelure noire fournie et ses
oreilles triangulaires qui pointaient comme celles d’une chauve-sou-
ris de part et d’autre de son crâne, il incarnait le vrai rat de sacris-
tie qui avait émergé dans l’ombre du fondateur du parti après avoir
passé la guerre au Vatican et milité dans des organisations d’étu-
diants catholiques2. »
À partir de 1946, Andreotti devient sous-secrétaire au Conseil
des ministres pour le président du Conseil Alcide De Gasperi.
Il va enchaîner les postes de ministre. Le poste de ministre de la
Défense qu’il occupe fréquemment entre 1959 et 1966 le met en
contact avec le Who’s who de l’Alliance atlantique : il noue ainsi
des liens avec Vernon Walters, attaché militaire à Rome de 1960
à 1962 qui sera nommé directeur adjoint de la CIA entre 1972 et
1976, puis émissaire spécial du président Reagan auprès du pape.
Andreotti devient aussi un proche de Henry Kissinger, conseiller
national à la sécurité du président Nixon, et du général Alexander
Haig, ancien officier supérieur de l’OTAN qui deviendra secré-
taire d’État sous Reagan. Comment ne pas faire confiance à un
ancien de l’OSS ?
Andreotti est de tous les cénacles internationaux. En 1948, il est
intronisé dans l’ordre de Malte. En 1952, il fait partie d’un petit
groupe de responsables politiques invités à la réunion fondatrice du
groupe Bilderberg (du nom de l’hôtel qui accueillera la première
réunion formelle dans la ville d’Osterbeek), aux côtés des Français
Antoine Pinay et Guy Mollet, du prince Bernhard des Pays-Bas, etc.
1. Jeffrey M. Bale, The Darkest Sides of Politics. Postwar Fascism, Covert Operations and
Terrorism, Routledge, 2018.
2. Peter Robb, Minuit en Sicile, Nevicata, 2013.

517
Wojtyła

Ce groupe, qui est un lieu de concertation entre puissants parmi


beaucoup d’autres, nourrira les fantasmes les plus divers aussi bien à
l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. En 1968, Andreotti intègre
le cercle Pinay et l’Académie européenne de sciences politiques. On
s’attendrait fort logiquement à trouver son nom parmi les membres
de la loge P2, mais il n’en est rien. Or nous savons qu’Andreotti a
soutenu Gelli en plusieurs occasions cruciales, à commencer par le
fameux contrat de l’OTAN obtenu par une société qu’il dirigeait au
début des années 1960… de même qu’il a longtemps été un fervent
partisan du financier maçon Sindona.
Malgré ses succès, au sein de la DC Andreotti manque pourtant
de poids politique. C’est pourquoi il cherche à se développer une
clientèle électorale. C’est de Sicile que lui vient la solution : son
affidé Salvo Lima est élu au Parlement en 1968 avec une avance
écrasante… Trois ans plus tard, Andreotti devient Premier ministre,
et le sera encore six fois entre 1972 et 1992. Andreotti est considéré
comme l’homme le plus puissant de Palerme, et l’on se demande
bien ce qu’il a pu offrir en échange à l’incontournable Cosa Nostra.
Un historien de la Démocratie chrétienne, Bazet Bozzo, établit un
parallèle entre l’ascension du chef mafieux Toto Riina au sein de
Cosa Nostra et celle d’Andreotti au sein de la DC. Jusqu’au début
des années 1990, ce dernier sortira indemne de toutes les affaires et
polémiques qui secoueront la vie politique italienne.
Il n’est toutefois pas passé loin de la sortie de route lors de la faillite
du groupe Sindona. Nous savons désormais que Michele Sindona a
perdu des centaines de millions, sinon des milliards de dollars, appar-
tenant en partie à la Mafia. Encore à l’été 1976, Andreotti reçoit des
amis de Sindona liés à la Mafia et à la loge P2, qui sollicitent son aide
pour bloquer les demandes italiennes d’extradition faites à la jus-
tice américaine. Le FBI, qui surveille constamment Sindona, reclus
à l’hôtel Pierre à New York, affirme dans des rapports confidentiels
qu’à l’occasion de ses déplacements aux États-Unis Andreotti a ren-
contré en toute discrétion le financier exilé, une fois en 1976 et une
fois en 1977. Même en pleine crise de la prise d’otage d’Aldo Moro

518
Marcinkus s’en va… la corruption reste

par les Brigades rouges, Andreotti trouve le temps de recevoir les


avocats de Sindona dans son bureau.
Un an après l’assassinat de Moro est découvert le corps sans vie
du journaliste Mino Pecorelli, ancien collaborateur des services
secrets italiens, ex-membre repenti de la loge P2. On s’en souvient,
le 1er octobre 1978, des carabiniers de la brigade terroriste sous
les ordres du général Dalla Chiesa perquisitionnaient un apparte-
ment milanais, où neuf membres des Brigades rouges avaient tapé
à la machine des notes manuscrites d’Aldo Moro. À la fin du mois,
Pecorelli publiait dans son magazine confidentiel l’Osservatorio
Politico (OP) quelques extraits des documents originaux de Moro
qui laissaient planer la menace de révélations embarrassantes pour
Andreotti. Il semble que le général Dalla Chiesa, bien conscient des
capacités d’étouffement de Giulio Andreotti, ait confié une copie
du dossier à Pecorelli. Selon le témoignage de Pino Arlacchi, ancien
sous-directeur de la commission parlementaire antimafia : « Pecorelli
finit par prendre au sérieux son rôle de journaliste qui avait été
initialement une couverture. Avant cela, son magazine n’avait été
qu’une arme utilisée par une faction des services secrets. Mais après
mai 1978, ceux qui le finançaient avaient fini par perdre peu à peu
le contrôle de leur porte-voix. Les exposés d’OP sur les mauvaises
actions du régime et ses attaques contre les personnages puissants
se poursuivirent1… » Ce n’est qu’en 1990, à l’occasion de travaux
dans l’appartement milanais, qu’apparaissent les dossiers originaux
complets de Moro : il y révèle pêle-mêle le financement de la DC par
la CIA, l’existence d’un réseau paramilitaire clandestin de l’OTAN,
et la participation de l’État dans la stratégie de la tension terroriste
des années 1970. Moro dénonçait également la concentration des
pouvoirs entre les mains d’Andreotti qui avait selon lui la haute main
sur les services secrets italiens.
Andreotti, alors ministre des Affaires étrangères, passe à un che-
veu de l’exclusion par le Parlement. Seule la curieuse abstention du

1. Cité par Peter Robb, Minuit en Sicile, op. cit.

519
Wojtyła

groupe communiste lui permet de sauver sa tête. En 1986, Sindona


est transféré à la prison de haute sécurité de Voghera. Deux jours
après son arrivée, il avale un expresso empoisonné à la strychnine.
L’enquête conclut à un suicide. Une caricature publiée par le journal
La Repubblica montre Sindona derrière les barreaux, une silhouette
ressemblant étrangement à Andreotti lui tend une tasse de café en
demandant : « Un sucre ou deux ? »
Ce n’est qu’au début des années 1990 que les choses tournent
vraiment mal. Ce fameux début des années 1990, libéré de la menace
communiste, lors duquel chacun réévalue ses alliances. Selon les
témoignages de plusieurs repentis de Cosa Nostra, le parrain Toto
Riina pense alors qu’Andreotti cherche à défaire ses liens avec la
Mafia, tout en conservant sa base électorale conquise grâce à elle.
Or on ne quitte pas ainsi Cosa Nostra. Comme par hasard, tous les
« hommes d’honneur » emprisonnés aux États-Unis ou en Italie se
mettent lors de leurs dépositions à évoquer spontanément le nom
d’Andreotti.
Mars 1992, la campagne présidentielle bat son plein. Andreotti
alors Premier ministre brigue le poste qui sera bientôt laissé vacant
par le président Cossiga. Mais son vieil ami Lima est abattu d’une
balle dans la tête. Lors des funérailles, le président Cossiga dénonce
un crime mafieux. Andreotti a l’air effondré et terrorisé. Un ministre
présent commente : « Il avait le teint encore plus cireux qu’à l’ordi-
naire. Il était terrifié, soit parce qu’il ne comprenait pas ou alors parce
qu’il comprenait très bien1. » Éclaboussé par le scandale, Andreotti
ne sera pas élu au Quirinal. En guise de consolation, il devient séna-
teur à vie. Les élections de 1992 aboutissent au pire score de son
histoire pour la Démocratie chrétienne.
Les meilleurs observateurs de Cosa Nostra, les juges Paolo
Borsellino, coordinateur de la lutte antimafia en Sicile, et son col-
lègue Giovanni Falcone en tirent les conclusions : alors que le premier
maxi-procès antimafia touche à sa fin, la Mafia vient de mettre un

1. Ibid.

520
Marcinkus s’en va… la corruption reste

terme à sa collaboration avec la Démocratie chrétienne. C’est désor-


mais elle qui donne les ordres. Et si les politiciens ne lui obéissent
pas, notamment pour stopper la Justice… elle les sanctionne.
Borsellino et Falcone trouvent tous les deux la mort en 1992, sur
ordre de Toto Riina. Et c’est ce dernier qui cause indirectement la
disgrâce d’« Il Divo ». Balduccio Di Maggio, le chauffeur de Riina, fait
une révélation fracassante : le « parrain des parrains » de la Mafia et le
parrain de la vie politique italienne se seraient rencontrés en 1987 !
Avec d’autres, ce témoignage déclenche un très médiatique procès de
l’homme qui incarne depuis presque un demi-siècle la permanence
du pouvoir démocrate-chrétien. Les témoignages rassemblés par les
enquêteurs sont accablants. Et le jugement cinglant : « Il a été établi
que pour la période débutant au moins en 1978 et se terminant en
1992, les relations entre le sénateur Andreotti et Cosa Nostra ne furent
ni accidentelles ni occasionnelles, ce qui permet de confirmer maté-
riellement la charge d’appartenance à une organisation mafieuse. »
En 1995, Andreotti est jugé pour le meurtre de Pecorelli : les pro-
cureurs estiment qu’Andreotti a manifesté aux chefs de Cosa Nostra
son désir d’être débarrassé du gêneur.
Le mafieux repenti Tommaso Buscetta témoignera également
que Cosa Nostra avait envisagé dès 1979 le meurtre du général Dalla
Chiesa, visiblement pour le compte d’un tiers car à cette époque il ne
menaçait pas encore trop directement ses intérêts. Selon Buscetta :
« Le général Dalla Chiesa devait être éliminé car il était en possession
de secrets – je ne sais pas s’il s’agissait d’informations, de documents,
de pièces à conviction – en rapport avec l’affaire Moro et susceptibles
de causer de graves ennuis à Andreotti. C’étaient les mêmes secrets
que ceux détenus par Mino Pecorelli, ce journaliste […] L’affectation
du général à Palerme fut seulement une manœuvre pour pouvoir
l’éliminer d’une manière plus aisée, et surtout plus logique, plus jus-
tifiable. Son élimination avait déjà été décidée au préalable, et pour
des raisons autres que la lutte antimafia1. »

1. Op. cit.

521
Wojtyła

En 2003, la Cour suprême italienne a rejeté la condamnation


de Giulio Andreotti pour conspiration avec la Mafia pour assassiner
le journaliste Mino Pecorelli et annulé sa peine de vingt-quatre ans
de prison. En 2004, elle a en revanche confirmé le jugement de la
cour d’appel le condamnant pour « association criminelle avec Cosa
Nostra ». Curieusement elle ne l’a jugé coupable que de faits anté-
rieurs au printemps 1980… Pourquoi cette coupure arbitraire ? La
réponse est simple : le délai de prescription étant de vingt-deux ans,
ses crimes antérieurs à 1980 n’étaient plus punissables.
Comme le souligne l’étude du politologue et spécialiste de l’Italie
Jean-Louis Briquet : « La sentence, quoique sans conséquence pénale,
est accablante. Elle accrédite des accusations qu’Andreotti a toujours
niées, établit avec certitude que la Mafia a été utilisée comme auxi-
liaire par de hauts responsables publics, qui ont profité des votes
que contrôlaient les “familles”, ont associé celles-ci à leurs opérations
affairistes, les ont utilisées dans des “interventions extralégales” dans
l’organisation des campagnes électorales ou le règlement officieux
de litiges1. » En somme, la justice italienne a renoncé à se prononcer
sur les responsabilités politiques d’Andreotti (au vu de sa carrière
illustre) en laissant aux historiens le soin de le faire… Une partie
de la presse a aussitôt proclamé « l’acquittement » d’Andreotti. Le
Vatican l’a félicité à son tour pour son « acquittement ». Andreotti a
retrouvé son siège au Sénat italien, dont il faillit même devenir pré-
sident. Il est décédé en mai 2013, à 94 ans, emmenant avec lui bien
d’autres secrets.
Pour Pino Arlacchi, Andreotti savait très bien ce qu’il faisait.
« Son courant était très faible au sein de la Démocratie chrétienne.
En pactisant avec la Mafia, il le faisait passer d’à peine 2 % à 10 %,
ce qui lui a permis de se faire entendre et de jouer les arbitres au sein

1. Jean-Louis Briquet, Mafia, justice et politique en Italie. L’affaire Andreotti dans la crise de
la République (1992-2004), Karthala, 2007. Voir aussi : « Justice et politique dans la crise
de la “première République” italienne. L’affaire Andreotti (1992-2004) », Les Cahiers de la
justice, 2012. Consultable sur HAL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00875781/
document

522
Marcinkus s’en va… la corruption reste

de son parti, mais aussi, inévitablement, du pouvoir. On ne com-


prend ce choix dangereux que si l’on examine les vraies motivations
d’Andreotti : l’argent ne l’intéresse pas, l’État pas vraiment davan-
tage, seulement le pouvoir personnel, une soif immatérielle de pou-
voir, une soif sans limites. […] Souvenez-vous du cardinal Ruffini1
qui disait : “Parler de Mafia, c’est calomnier la Sicile2.” »

1. Archevêque de Palerme, proche de Franco et Salazar, mort en 1967.


2. « L’arrière-plan politique du procès Andreotti », Le Monde, 30 décembre 1995.
24
Meurtres au Vatican

« Je jure de servir fidèlement, loyalement et honorablement le


souverain pontife Jean-Paul II et ses successeurs légitimes, de
sacrifier ma vie pour les protéger si nécessaire…
Puissent Dieu et nos saints patrons m’y aider ! »
Serment d’allégeance des gardes suisses

Le 4 mai 1998, le journal officiel du Vatican annonce la nomi-


nation d’Alois Estermann, 43 ans, à la tête des gardes suisses. Il vit
avec sa femme Gladys Meza Romero, une ex-mannequin vénézué-
lienne devenue policière, puis archiviste, à l’ambassade du Venezuela
à Rome. Tous les deux sont très pieux et assistent régulièrement à la
messe. On les voit aussi régulièrement dans les réceptions diploma-
tiques romaines.
Ce soir-là, une religieuse hébergée dans l’immeuble où réside le
couple Estermann entend du bruit, se présente devant leur appar-
tement et découvre dans l’entrée le corps ensanglanté de l’épouse.
Elle donne l’alerte à un garde suisse. Celui-ci découvre le corps du
mari criblé de plusieurs balles, ainsi qu’un autre garde suisse, le vice-
caporal Cédric Tornay, 23 ans, la tête ensanglantée. Un tel carnage
à l’intérieur du Vatican est inédit.
Il y a bien eu, quelques mois plus tôt, le meurtre d’un gentil-
homme du pape, chargé du protocole lors des visites officielles.
Mais celui-ci est mort chez lui, à l’extérieur du Vatican, semble-
t-il battu à mort par un prostitué. Mgr Alois Jehle, le chapelain

525
Wojtyła

des gardes suisses, court informer le secrétaire particulier du pape,


Mgr Stanislaw Dziwisz.

Des taupes chez les gardes suisses


La presse italienne et les médias se déchaînent : dès le lendemain,
on spécule sur un drame de la jalousie et on suggère une liaison entre
Cédric Tornay et Gladys Meza Romero. Les journaux dressent un
portrait plutôt flatteur du chef des gardes suisses : issu d’une famille
de paysans, il est l’aîné d’une fratrie de cinq enfants. Il a grandi dans
le village alémanique de Beromünster près de Lucerne. Attiré par
l’armée et très pieux, il a choisi de quitter la ferme familiale pour
rejoindre les gardes suisses après son service militaire. Il a accompagné
le pape lors d’une trentaine de voyages officiels à l’étranger. Signe de
confiance, on lui a même confié une enquête pour la Congrégation
pour la cause des saints sur un laïc suisse. Peu après son installation à
Rome, il a fait la connaissance de sa future épouse. Ils étaient mariés
depuis quinze ans, sans enfant.
Le premier communiqué de presse du Vatican, publié seulement
trois heures après la découverte des corps, affirme que « l’information
réunie pour l’heure suggère un “acte de folie” du caporal Tornay1 ».
Joaquín Navarro-Valls, le puissant patron du service de presse, est
un laïc mais on lui prête au Vatican autant de pouvoir qu’un cardi-
nal. Selon lui, Tornay a d’abord abattu Estermann de deux balles,
puis a tiré sur Gladys Meza Romero avant de se suicider d’une balle
dans la bouche. Lors de sa conférence de presse le lendemain matin,
Navarro-Valls annonce que, peu avant sa mort, Tornay avait confié
à un camarade une lettre pour ses parents. Il en détient une copie
mais refuse de la communiquer : il affirme que cette lettre confirme
son diagnostic d’un « acte de folie » et que l’enquête devrait l’attester.

1. John Follain, City of Secrets. The Startling Truth Behind the Vatican Murders, Harper
Collins, 2004.

526
Meurtres au Vatican

Le pape présente ses condoléances à la famille d’Estermann. Le


secrétaire d’État Sodano, à sa demande, célèbre une messe funéraire
pour les époux1. 24 gardes en uniforme forment une haie d’honneur.
Deux jours après, l’image héroïque d’Estermann commence à se
fissurer. Un journal berlinois, le Berliner Kurier, affirme qu’Ester-
mann a été un agent de la Stasi, nom de code « Werder » ! Même si le
Vatican refuse d’envisager pareille hypothèse, l’affaire fait scandale.
La presse publie enfin la fameuse lettre de Tornay à ses parents,
qui comporte de nombreuses fautes, reproduites ici telles quelles :

Maman,
J’espere que tu me pardonnera car ce que j’ai fait ce sont eux qui
m’ont pousser. Cette année je devais reçevoir le bénémerenti et
le lieutenant colonel me l’a refuser. Après 3 ans 6 mois et 6 jours
passer ici à suporter toute les injustice la seule chose que je vou-
lais il me l’ont refuser. Je dois rendre se service à tous les gardes
restant ainsi qu’à l’église catholique. J’ai jurer de donner ma vie
pour le pape et c’est ce que je fais. Je m’excuse de vous laisser
tout seul mais mon devoir m’appelle. Dis à sarah, Melinda et
Papa que je vous aime tous.
Gros Bisous à la plus Grande Maman du Monde.
Ton fils qui t’aime2.

1. Selon Frédéric Martel, pendant la veillée funèbre, les cercueils du couple et celui de Cédric
Tornay ont été exposés ensemble. C’est le cardinal Sodano qui aurait « décidé de faire placer
les trois cercueils côte à côte lors de la veillée funèbre. À égalité. Dans un même recueillement
et hommage. Étrange décision au demeurant, décision incompréhensible même. Imagine-
t-on une veillée funèbre où après un attentat, on placerait côte à côte la victime et son meur-
trier, le terroriste et ses victimes ? Car si le commandant de la garde suisse a été assassiné par la
jeune recrue accusé du meurtre, de folie et de consommation de drogue, pourquoi leur rendre
hommage en même temps ? Cette décision symbolique est plus qu’un aveu. Indique-t-elle
une étincelle d’humanité de Sodano au dernier moment, sinon la peur d’aller au purgatoire
pour un mensonge ou un crime ? Un hommage commun aux trois victimes n’était-il pas
une option seulement et seulement si le cardinal Sodano et Mgr Re connaissaient la vérité
sur l’innocence de Cédric Tornay ? » https://www.franceinter.fr/culture/l-etrange-mort-de-
deux-gardes-suisses-a-l-interieur-du-vatican-un-texte-inedit-de-frederic-martel
2. Cf. l’émission de la RTS, « Zone d’ombre », 2 novembre 2011.

527
Wojtyła

À l’évidence, Tornay exprime une rancune plus globale, pas seu-


lement contre Estermann.
Selon le précédent commandant de la garde suisse, le colonel
Roland Buchs, qui s’est exprimé lors d’une cérémonie funéraire en
Suisse, Tornay était un idéaliste et un très bon professionnel. « Il était
très sensible à la façon dont les autres le traitaient et leurs réactions
l’affectaient profondément. La tension était quasiment insoutenable
pour lui1. » Tout reste implicite mais on peut comprendre que, selon
son ancien patron, Tornay a été maltraité (par qui ?) et ne l’a pas
supporté.
Le Vatican refuse toutes les offres d’assistance technique de la
police italienne, qui a pourtant des moyens d’investigation sans
commune mesure. Comme on l’a vu dans d’autres affaires, en par-
ticulier l’attentat contre le pape, il n’en a pas toujours été ainsi. Les
autopsies sont conduites dans le plus grand secret par deux experts
légistes, tenus par un accord de confidentialité très strict. L’enquête
elle-même est dirigée par un juge qui travaille à temps partiel pour
le Vatican à côté d’une activité principale de chef du personnel au
Parlement italien ! Ce n’est donc pas lui faire injure que constater son
manque d’expérience en matière d’enquêtes criminelles.
Le 8 février 1999, le résultat de l’enquête est conforme aux pré-
dictions de Joaquín Navarro-Valls. Le rapport final est mince et les
noms des témoins ont été caviardés, ce qui rend impossible tout
travail de contre-enquête de la part des journalistes. On y apprend
cependant qu’un ami était au téléphone avec Gladys Meza Romero,
puis avec Estermann le jour du crime à 20 h 46. Peu après, la conver-
sation fut interrompue par des bruits étouffés, probablement des
coups de feu. Selon le rapport, c’est la femme qui a ouvert la porte à
Cédric Tornay pendant que son mari était au téléphone. Tornay se
serait précipité sur Estermann avec son arme de service, un pistolet
SIG 9 mm, et aurait tiré deux coups sur lui, dans la joue gauche et
à l’épaule. Se retournant, il se serait trouvé face à Meza Romero,
1. John Follain, City of Secrets. The Startling Truth Behind the Vatican Murders, op. cit. Sauf
mention contraire, les citations suivantes sont issues de son enquête.

528
Meurtres au Vatican

aurait tiré mais l’aurait manquée (la balle allant se nicher par la porte
ouverte de l’appartement dans la porte de l’ascenseur sur le palier).
Une quatrième balle aurait touché Meza Romero. Tornay se serait
alors agenouillé et aurait retourné le canon de l’arme dans sa bouche
avant de presser la détente.
Le rapport propose comme cause de ce carnage un « kyste de la
taille d’un œuf de pigeon découvert dans son cerveau lors de l’au-
topsie [de Tornay] ». Il mentionne aussi des traces d’un dérivé du
cannabis dans ses urines. Ce qui permet d’avancer l’hypothèse d’une
consommation régulière qui aurait conduit à des accès de paranoïa.
Cette affirmation est doublement imprudente : en cas de consomma-
tion régulière, on aurait trouvé des traces dans le sang de Tornay, ce
qui n’est pas le cas. Et tous les toxicologues savent que le cannabis ne
rend pas agressif. Enfin, le rapport indique que Tornay souffrait lors
de sa mort de bronchite, ce qui l’aurait rendu « vulnérable » et sujet à
des crises de rage… Pour le Vatican, c’est une affaire classée.
Le journaliste John Follain, correspondant du Sunday Times à
Rome lors de l’affaire, est celui qui a enquêté le plus longuement
et rigoureusement sur cette affaire. La mère de Cédric Tornay,
Muguette Baudat, est persuadée que le Vatican dissimule des élé-
ments. Elle met en doute l’authenticité de la lettre. Selon Me Luc
Brossollet, l’avocat de la famille Tornay, il s’agit d’un faux. La lettre
n’est pas signée. L’écriture était facile à imiter, mais les majuscules
semblent distribuées au hasard (« pape »). Certaines fautes sont inha-
bituelles (Reçevoir). La lettre est adressée à « Muguette Chamorel »
(nom de son second mari, qui figure dans les dossiers du Vatican) et
non Baudat comme il le faisait d’habitude. Le décompte du temps
passé au Vatican est faux (un mois de trop), ce qui peut venir du
dossier. En français on n’ajoute pas d’accent à Benemerenti1 mais un
Italien peut penser qu’il en faut, pour correspondre à la prononcia-
tion « é »…

1. Benemerenti : médaille décernée pour trois ans de service dans la garde suisse.

529
Wojtyła

Le chapelain Alois Jehle a essayé de dissuader Muguette Baudat


de venir à Rome, sous tous les prétextes possibles, excitant ses soup-
çons. Mais elle décide de venir quand même et se rend devant la
dépouille placée dans un cercueil, dans la chapelle des gardes. « Et
alors, raconte-t-elle, il y a eu cette scène étrange. Un jeune homme
mince, assis sur un banc, s’est mis à pleurer et à crier. Personne
n’allait vers lui alors je me suis sentie obligée d’aller le réconforter.
Il m’a dit que son nom était Yvon Bertorello, qu’il était un prêtre,
et que tout était de sa faute. Qu’il aurait dû être là pour empêcher
Tornay de faire ce qu’il a fait. Il a même dit que mon fils avait été
assassiné. […] Les gens du Vatican m’ont dit que c’était le père
spirituel de Tornay et qu’aucun homme d’Église n’était aussi triste
que Bertorello. »
Qui donc est ce personnage dont le nom n’évoque rien aux
journalistes accrédités auprès du Vatican ? « Tout ce que je sais [de
Bertorello], dit-elle, est qu’il avait la double nationalité, française
et italienne, et qu’il avait étudié à Écône, un séminaire fondamen-
taliste dans le Valais. Ensuite il est arrivé au Vatican et ils l’ont
envoyé accomplir toutes sortes de missions sensibles en Bosnie,
Turquie, partout. Je pense que c’est une sorte d’espion du Vatican.
J’ai fait tout mon possible pour le retrouver mais les magistrats qui
ont mené l’enquête m’ont dit qu’ils n’avaient aucune idée de qui
il était […] C’est seulement quelques jours après [sa mort] que je
me suis souvenue que Tornay m’avait dit qu’il enquêtait sur l’Opus
Dei, dont Estermann était proche. » Et d’ajouter : « Il disait qu’il
enquêtait avec deux autres gardes. Je n’avais pas idée de ce que
c’était à l’époque. Il me disait que c’était secret et dangereux. […]
Plus tard j’ai appris par des amis de Tornay qu’Estermann était
proche de l’Opus Dei et qu’ils avaient essayé de recruter des gardes
suisses1. »

1. In John Follain, City of Secrets. The Startling Truth Behind the Vatican Murders, op. cit.

530
Meurtres au Vatican

Un espion parle (un peu)

Avant d’examiner les diverses pistes ouvertes par ces témoignages,


il importe de comprendre qui est Bertorello. Un journaliste de
Paris Match, Victor Guitard, l’a retrouvé. Il a tiré de ses quelques
entretiens avec lui un bref ouvrage, dans lequel il y a beaucoup de
flou, de trous et parfois de contradictions (tout comme dans ses
échanges avec John Follain), mais où l’on trouve tout de même
quelques bribes d’informations intéressantes.
Le Français est décrit comme un petit homme à l’air nerveux, avec
des boutons d’acné sur la tempe et une coupe au bol, une pomme
d’Adam proéminente, des joues pâles, des lèvres épaisses. Il porte
des petites lunettes en or sur un nez aquilin et fait plus âgé que ses
37 ans. Il a fait des études d’ingénierie puis bifurqué vers le droit,
puis la théologie. Il se décrit comme un « consultant international »
pour la vente d’or et de bijoux à des chefs d’État et des clients VIP.
Il est également impliqué dans des ONG et actif en Arménie. Il dit
avoir été diacre, ordre inférieur aux prêtres, et avoir demandé à en
être libéré.
Bertorello raconte avoir travaillé à partir de 1993 pour un person-
nage de la secrétairerie d’État : « Don Jorge », un jésuite, originaire de
Cracovie, rescapé d’un camp nazi. Il a effectué des études à Rome
à la Minerva, et retrouvé Wojtyła avec qui il avait fait du théâtre
avant-guerre. « Au Vatican, il s’est constitué un véritable État dans
l’État, au-dessus de la secrétairerie. Il est considéré comme l’un des
hommes les plus puissants du Saint-Siège. Pour mener à bien son
audacieuse politique de déstabilisation des régimes communistes, la
création d’un nouvel instrument de renseignements était indispen-
sable au souverain pontife1. »
Ce service spécial est donc dirigé par un des membres de sa garde
polonaise rapprochée.

1. Victor Guitard, L’agent secret du Vatican. Histoire d’un complot : les révélations de
Giovanni Saluzzo, Albin Michel, 2004.

531
Wojtyła

Le réseau dit « ouvert » est composé de cellules réparties à travers


le monde. Le réseau dit « fermé » n’existe plus officiellement. La
diplomatie lui sert souvent de couverture. En réalité, il s’agit d’un
réseau d’agents de renseignement. Certains d’entre eux peuvent
avoir recours à l’habit ecclésiastique, mais ne sont pas dans
les ordres sacrés pour autant. Le recrutement est très variable.
Quelquefois la secrétairerie d’État repère un jeune prêtre, frais
émoulu de l’université, plutôt moderne, aux manières affables
et doté d’un physique avenant, n’ayant pas étudié à la Minerva,
l’école diplomatique du Vatican. Dans certains cas des jeunes
gens sont cooptés dès l’université, en cours d’histoire ou de
droit. En France, on sélectionne même parmi les jeunes scouts
d’Europe, organisation paramilitaire dont l’élite française est liée
à l’école militaire de Saint-Cyr1.

Bertorello, que Guitard présente sous le pseudonyme de


Giovanni Saluzzo, a suivi quatre années de formation, notamment à
la Minerva, l’école diplomatique. « Les codes and ciphers lui sont dis-
pensés par une éminence à l’accent polonais. Il suit aussi des cours de
photographies cachées, délivrées par une éminence à l’accent italien.
Enfin, il s’entraîne secrètement avec des unités de parachutistes de
l’armée italienne2. » Voilà un cursus qui ressemble à ce que pouvait
être celui du Russicum après-guerre…
Au moment de ses échanges avec Guitard, Bertorello semble
avoir quelques problèmes avec le Vatican. Un ecclésiastique proche
de la Vigilanza le soupçonne de travailler pour l’Est en raison de ses
nombreux déplacements en Ukraine et en Arménie. Ce qui montre
au passage que les services contrôlés directement par Jean-Paul II
au sein du Vatican ne rendent de comptes à personne, au risque de
créer des imbroglios : « On m’a soupçonné d’appartenir au SISMI, le
service secret militaire italien. C’est la cause de mes problèmes. On
m’a fait un procès. On a parlé de transferts de fonds de plusieurs
1. Ibid.
2. Ibid.

532
Meurtres au Vatican

millions de dollars, de trafic de drogue. Ils ne pouvaient pas com-


prendre pourquoi je voyageais autant sur ma paie du Vatican de
13 000 francs par mois. Et puis j’ai été acquitté. Maintenant j’ai dit
au Vatican que je veux une lettre pour laver mon nom, mais aussi
un travail, même un emploi de complaisance au ministère français
des Affaires étrangères. J’ai attendu trois ans mais il faut savoir être
patient. À la fin, j’aurai ma lettre, j’en suis certain1. » Bertorello affir-
mera plus tard à John Follain avoir obtenu sa lettre, signée par Jean-
Louis Tauran, ministre des Affaires étrangères.
Au vu de ce qui précède, il est probable que Bertorello n’est pas
un espion de très haut rang. C’est plutôt un messager utilisé dans des
affaires secrètes, et dont le destin semble avoir déraillé. On lui a fait
porter un chapeau sans doute trop grand pour lui, et il lui a fallu faire
mine de parler à des journalistes (sans révéler grand-chose du reste)
pour qu’on se décide à le disculper formellement. Peut-être aussi a-t-
il été victime collatérale de règlements de comptes internes. En tout
cas, Bertorello n’a pas obtenu de poste dans la diplomatie française,
mais il est devenu… auteur de livres et scénariste de BD. À thème
religieux, évidemment. Et il refuse d’évoquer son passé.
Son témoignage nous permet cependant d’avancer dans la com-
préhension des meurtres du Vatican. Tornay, confesse Bertorello,
était bisexuel, comme lui. Extrêmement séduisant, Cédric avait des
liaisons avec des femmes, mais aussi avec des hommes. Et il avait eu
une relation avec Estermann : « C’est vrai qu’il a été avec Estermann,
ça a duré deux ans. Ils ont rompu en janvier de leur dernière année.
Mais je ne crois pas que dire qu’ils étaient un couple pendant cette
période soit le mot juste. Il vaut mieux dire qu’ils étaient ensemble
occasionnellement à cette époque2. »
Comme bien d’autres au Vatican, Bertorello n’a pas été insen-
sible au charme de Cédric Tornay. Au point de l’emmener avec lui
pour un voyage professionnel en Corée du Sud, ce qui est contraire
aux règles. C’est peu dire qu’ils ont été mal reçus à la nonciature
1. Ibid.
2. Ibid.

533
Wojtyła

apostolique, où leur tandem a choqué. C’est sans doute ce qui a


poussé la Vigilanza à s’acharner sur Bertorello. Si les amours homo-
sexuelles sont un tabou puissant au Vatican, la garde suisse n’échappe
pas à la règle.

Les secrets de famille de la garde suisse


Dès qu’a été connue la nouvelle de ce massacre, la secrétairerie
d’État est entrée en mode contrôle des dégâts. Une réunion d’urgence
est organisée au palais apostolique avec Mgr Sodano, Mgr Giovanni
Battista, le secrétaire d’État adjoint, Navarro-Valls, le porte-parole
du pape, et le juge Marrone qui va être saisi de l’enquête. Il ne leur
faut que 30 minutes pour décider quoi dire, et qui doit le dire. En
premier lieu, personne ne veut dévoiler les failles de la sécurité du
pape : si Tornay a pu se promener seul avec une arme et assassiner
si facilement le couple Estermann, n’aurait-il pu faire de même avec
le saint-père ? Le drame met en évidence une surveillance sans doute
insuffisante à l’intérieur du Vatican. Ensuite, il faut s’assurer que la
famille ne contestera pas la version officielle. Mgr Re et le chape-
lain des gardes suisses, Mgr Jehle, doivent la dissuader de venir à
Rome, et si elle vient quand même, s’assurer qu’elle ne fera pas de
vagues. Sur instruction de Sodano, Mgr Jehle a sorti du lit les gardes
à 7 heures du matin, les a alignés dans la cour et leur a ordonné de
rester calmes. « Il leur a signifié qu’au nom de l’unité ils ne devaient
accuser ou blâmer personne au sein de la garde pour ce qui s’était
passé. Personne à part Tornay évidemment », précise Bertorello1.
Une source romaine met l’accent sur le rôle de Navarro-Valls : « Les
Estermann étaient tous les deux proches de l’Opus Dei. Navarro-
Valls en est membre et il a été remarquablement rapide pour arriver
sur la scène du crime quand il a été alerté. Et l’ombre du saint-père,
Dziwisz, a la réputation d’être un soutien de l’Opus Dei2. » Alberto
Vollmer Herrera, ambassadeur du Venezuela et ancien employeur de
1. Ibid.
2. Entretien avec l’auteur.

534
Meurtres au Vatican

Gladys Meza Romero, a confirmé à John Follain que les Estermann


étaient des « amis de l’Opus Dei », sans plus de détails. Estermann
représentait pour l’œuvre une recrue de choix : il était en situation
de connaître l’état de santé du pape, la liste de ses rencontres, mais
aussi les petits et grands secrets de beaucoup de cardinaux. Bertorello
a été chargé d’enquêter sur Estermann et il a recruté Tornay pour
découvrir quels autres gardes étaient proches de l’Opus. Tornay
a coopéré volontiers : il faisait partie de la minorité francophone
des gardes suisses, méprisée par les germanophones, et se sentait
haï par Estermann depuis leur rupture. Un ex-garde suisse, Steve
Kellenberger, témoigne : « Nous savions tous que Estermann était
de l’Opus Dei. Il y avait un monsignore espagnol de l’Opus Dei qui
venait souvent à la caserne et demandait après Estermann. Un jour
ils ont organisé une sortie à la villa Tevere, le QG de l’Opus Dei à
Rome. Mais ils n’ont pas dit ce que c’était, juste qu’il y aurait un
barbecue. Je suis resté à l’écart parce que pour moi, l’Opus Dei est
une sorte de maladie de l’Église mais plein de gardes y sont allés1. »
En résumé, dans cette affaire on a fait passer la communication de
crise avant la recherche de la vérité. Le pape n’a été que vaguement
informé. Un monsignore confirme ainsi à John Follain : « Sa Sainteté
a entériné ce que Sodano a concocté. »
Reste à savoir pourquoi Tornay – si c’est bien lui… – aurait pu
commettre un tel acte. Il faut d’abord faire un sort à la thèse de
l’espion de la Stasi, qui aurait massacré les Estermann parce qu’il
aurait été démasqué. John Follain a mené une contre-enquête en
Allemagne de l’Est et interrogé d’anciens dirigeants du service. Dans
les archives on trouve bien trace d’un agent « Werder », sans pouvoir
conclure sur son identité. Estermann n’avait que 20 ans et se trouvait
encore dans une école en Suisse lorsque les premiers rapports sont
arrivés en provenance du Vatican. Il est plus plausible que « Werder »
ait été Eugen Brammertz, traducteur pour l’édition allemande de
L’Osservatore Romano.
1. John Follain, City of Secrets. The Startling Truth Behind the Vatican Murders, op. cit.
pour cette citation et les suivantes.

535
Wojtyła

Il existe une piste plus sérieuse, dont le Vatican n’a jamais fait
mention. Pour un simple prétexte (avoir fait le mur une nuit pré-
cédente), Tornay s’est vu exclure par Estermann des bénéficiaires
de la médaille pour trois ans de service (Benemerenti), qu’il devait
recevoir quelques jours plus tard, et expulsé de la garde. Une telle
sanction aurait ruiné ses chances sur le plan professionnel. Dans
le même temps, on apprenait qu’Estermann était nommé chef des
gardes suisses. Nicolas Beytrison, un ex-garde, commente : « Faire
découvrir à Tornay à la dernière minute qu’il n’aura pas sa médaille
est typique du genre de choses que font les Suisses allemands. »
Peu avant le drame, Tornay avait rédigé un brouillon de lettre
de démission. Il y faisait état des persécutions des gardes suisses alé-
maniques. Le jour des crimes, il a confié la lettre pour sa mère au
garde Claude Gugelmann, qui a quitté Rome juste après et confie :
« Peu après la mort de Tornay, j’ai parlé de la lettre avec Jehle. Je lui
ai dit que j’avais donné ma parole. Mais Jehle est allé tout droit voir
le juge Marrone, l’enquêteur, et lui a tout raconté. J’étais furieux.
Jehle n’aurait rien dû dire à personne. OK, c’est vrai qu’on n’était
pas dans un confessionnal, mais pour moi notre conversation avait
la même valeur. Jehle a abusé de ma confiance. Jehle et Marrone
m’ont convoqué au bureau du commandant et menacé de dévaster
ma chambre si je ne leur confiais pas tout de suite la lettre. »
Un autre ancien garde, David Tissières, né dans la même ville
que Tornay et qui avait prêté serment le même jour que lui, va
dans le même sens : « La médaille signifiait beaucoup pour lui parce
qu’il voulait rentrer en Suisse la tête haute. C’était de l’orgueil mais
c’était compréhensible car il avait eu une enfance difficile et il vou-
lait que ses années à Rome soient un succès, une réussite. Il voulait
prendre un nouveau départ, se prouver quelque chose à lui-même.
Mais Estermann était toujours en train de le harceler. » Il précise :
« Estermann n’est pas la seule personne contre qui je suis en colère.
Il y a aussi Mgr Jehle. J’ai entendu qu’il a refusé de recevoir Tornay
après la messe du soir, deux heures avant le drame. Cela ne me sur-
prend pas : Jehle était censé être notre confident, la personne qu’on

536
Meurtres au Vatican

allait voir quand on avait des problèmes personnels, mais il nous


surveillait tout le temps. Il ne transmettait jamais nos réclamations
à personne. Tornay a aussi tenté de rencontrer le cardinal Schwery,
qui était toujours amical avec nous, mais je ne sais pas ce qui s’est
passé. Mon sentiment est que Tornay n’avait personne à qui parler. »
Outre la réputation de l’Opus Dei, il y a deux secrets que la secré-
tairerie d’État voulait protéger à tout prix. Le premier, c’est l’exis-
tence d’homosexuels parmi les gardes suisses.
Un ex-officier gay a témoigné que Mgr Dziwisz lui aurait à quatre
reprises répété qu’il devait se marier. « Dziwisz m’a dit que c’était le
seul moyen d’avoir un futur décent dans la garde. C’était sa façon de
me dire que même si j’étais gay, je devais montrer que je ne l’étais
pas. J’étais offensé. Il n’y a rien dans le règlement contre la promo-
tion des officiers non mariés. Imaginez, le célibat est un prérequis
pour entrer dans les ordres sacrés, mais dans la garde suisse ils veulent
que vous vous mariiez parce qu’ils ont tellement peur des gays […]
Quand Estermann, qui était toujours célibataire a été promu major
en 1983, le commandant m’a dit que la secrétairerie d’État avait
validé sa promotion seulement à la condition qu’il se marie rapide-
ment. Et en décembre de cette année, il a épousé Meza Romero. »
L’autre secret est peut-être plus terrible encore : à l’époque de
cette affaire, les gardes suisses ont une efficacité des plus limitées. Jo
Georges, un autre ancien qui a également travaillé dans les services
secrets suisses, livre le fond de sa pensée : « On est censés protéger le
pape mais en vérité on est là juste pour la galerie. C’est avant tout du
folklore, on pourrait aussi bien travailler pour l’office du tourisme. »
Selon lui, Tornay était profondément désabusé : « Tornay a reçu un
entraînement au tir une seule fois, dans un sous-sol. On n’apprend
pas aux gardes comment se mettre dans la tête d’un attaquant, ce
qui permettrait d’imaginer les façons de le neutraliser. Les gardes ne
sont pas convenablement briefés avant d’être déployés. Et toutes ces
obligations sont complètement inutiles. Les gardes sont plantés là
sans bouger un muscle jusqu’à cinq heures d’affilée par jour. Nous
savons qu’après deux heures de garde, vous êtes trop épuisé pour

537
Wojtyła

servir à quoi que ce soit. Vous ne pouvez plus vous concentrer et tout
ce que vous faites, c’est mettre en danger celui que vous êtes censé
protéger. »
Aujourd’hui encore, on ne peut être totalement certain que
Tornay a bien craqué nerveusement et tué les époux Estermann,
avant de se suicider. Il est seulement établi que toutes les conditions
étaient réunies pour cela. Et que le traitement de l’affaire par la secré-
tairerie d’État empêche sans doute à jamais de découvrir la vérité.
Mais, à tout prendre, le cardinal Sodano préférait de loin la critique
au déshonneur. Hélas pour lui, il a récolté les deux.
25
Les errances du crépuscule

Nous le savons désormais : les fins de règne sont difficiles. Celle


de Jean-Paul II dure près d’une décennie et donne parfois l’impres-
sion d’un navire à la dérive. Au début des années 2000, un mon-
signore confie ainsi à John Follain : « Le Saint-Père est si malade
qu’il est devenu prisonnier de la curie. Il faut réaliser, il a subi cinq
opérations depuis l’attentat de 1981. Maintenant il prend ce traite-
ment contre la maladie de Parkinson, appelé Levodopa. Les effets
secondaires le font se sentir bien à un moment et dévasté un instant
plus tard. Oh, et il y a aussi la confusion, la paranoïa et des halluci-
nations. Mais il ne l’admettra jamais. Le Saint-Père doit apparaître
aux commandes, sans quoi ses émissaires tomberont avec lui. Il y a
un dicton au Vatican : les papes ne tombent jamais malades. Ils se
contentent de mourir un jour. Alors Dziwisz, son secrétaire, fait tout
ce qu’il peut pour que Jean-Paul ait l’air de contrôler la situation,
mais la nuit il est réveillé par son patron qui lutte pour se lever et
prier quand il souffre1. »
Il est frappant de constater combien la machine de guerre secrète
mise sur pied dans la première décennie du pontificat de Jean-
Paul II s’est démantelée par la suite. La plupart des prêtres mobilisés
s’en sont retournés à leurs fonctions officielles, comme si la chute
du communisme constituait la « fin de l’histoire » (pour reprendre
l’expression du politiste Francis Fukuyama, désormais obsolète). Le
savoir-faire acquis en Europe de l’Est n’a pas été capitalisé ni réin-
vesti sur d’autres dossiers. On a vu au cours des chapitres précédents

1. John Follain, City of Secrets. The Startling Truth Behind the Vatican Murders, op. cit.

539
Wojtyła

combien la curie avait parfois manqué de renseignements fiables, ou


avait tout simplement fait un mauvais usage de ceux qu’elle recevait.
Ces défaillances du renseignement du Vatican n’ont été nulle part
plus criantes que dans deux dossiers, parmi les plus dévastateurs qui
aient marqué les années 1990.

Un Mexicain à Jersey
Il n’est pas question de rouvrir ici tout le dossier de la pédophilie
dans l’Église nord-américaine. Rappelons que dès 1984, un prêtre
de Louisiane, Gilbert Gauthe, avait été arrêté pour atteintes sexuelles
sur enfants. À partir de cette affaire, un journaliste local, Jason Berry,
avait mis en évidence un problème structurel qui s’étendait bien au-
delà de la Louisiane. Il publia dès 1992 une enquête importante, dix
ans avant que le sujet ne fasse les gros titres de la presse nationale1.
En février 2004, un rapport du John Jay College of Criminal Justice
à New York, réalisé avec l’accord de la Conférence des évêques des
États-Unis, conclura que 95 % des diocèses américains ont connu au
moins un cas d’enfant abusé par un prêtre depuis 1950. Le rapport
précise qu’une grande partie des prêtres abuseurs ont eux-mêmes été
abusés étant enfants et qu’une partie d’entre eux souffre d’alcoolisme
ou de problèmes psychologiques non traités. Alors qu’ils auraient eu
besoin d’un suivi médical, on ne leur a offert qu’un « suivi spirituel ».
Le point le plus cruel du rapport est que l’Église américaine a alors
dépensé plus d’argent en frais d’avocats pour sa défense que pour
traiter les problèmes des prêtres défaillants depuis cinquante ans.
En mars 1993, une délégation d’évêques américains est reçue par
Jean-Paul II au Vatican. Ils sont venus demander une plus grande
autonomie pour limoger des prêtres pédophiles. « Mes chers évêques,
répond le pape, j’ai vécu toutes ces années sous le communisme. Je
ne vais pas laisser ça entrer dans l’Église. » Par cette réponse, Jean-
Paul II assimile la procédure accélérée que réclament les évêques au
1. Jason Berry et Gerald Renner, Vows of Silence. The Abuse of Power in the Papacy of John
Paul II, Free Press, 2010.

540
Les errances du crépuscule

mépris des droits des prêtres par les régimes totalitaires. Le vaticaniste
Jacek Moskwa, dans un entretien avec Frédéric Martel1, explique
ainsi le blocage psychologique du pape sur ce sujet : « N’oubliez pas
le contexte : avant 1989, les rumeurs d’homosexualité et de pédo-
philie étaient couramment utilisées par les services secrets polonais
pour discréditer les opposants au régime. Habitués aux chantages et
aux manipulations politiques, Jean-Paul II et son assistant Dziwisz
n’ont jamais voulu croire à aucune de ces rumeurs. Leur mentalité
était celle de la forteresse assiégée : des ennemis de l’Église tentaient
de compromettre les prêtres. Il fallait donc se montrer solidaires,
coûte que coûte. » Qui plus est, le pape considère ces actes comme
des péchés, plutôt que comme des crimes. Cette approche des actes
pédophiles comme des fautes morales a été celle de bien des évêques
et peut expliquer en partie le retard pris pour traiter le problème2.
N’ayant eu aucun contact avec les victimes, Jean-Paul II n’a pas
suffisamment pris en compte leur point de vue. Ses défenseurs3
ont expliqué que tout cela était la faute des évêques américains qui
avaient fait trop peu, trop tard, et qui ne l’avaient pas correctement
informé. Cette position ne tient pas. Si mauvaise information il y
a eu, c’est aux collaborateurs directs du pape qu’il faut reprocher
d’avoir filtré les rapports.
Le cas le plus exemplaire, le plus édifiant, est celui des accusations
portées contre le père fondateur de la Légion du Christ, Marcial
Maciel Degollado. L’importance prise par Maciel dans l’Église catho-
lique a été mise en lumière par le premier voyage de Jean-Paul II au
Mexique. En 1979, le président mexicain Portillo a beau être athée
et même anticlérical, il ne tarit pas d’éloges pour Maciel. Il faut dire
que ses deux sœurs sont collaboratrices du Regnum Christi, l’organi-
sation laïque de la Légion du Christ. L’une d’elles est même la secré-
taire personnelle de Maciel. À l’image des légionnaires de l’époque,

1. Frédéric Martel, Sodoma, op. cit.


2. Jason Berry et Gerald Renner, Vows of Silence. The Abuse of Power in the Papacy of John
Paul II, op. cit.
3. Notamment son biographe George Weigel.

541
Wojtyła

elles vouent un véritable culte au fondateur du mouvement. Maciel


est donc devenu un habitué des réceptions présidentielles. Ce lien lui
permet de préparer la visite du pape dans les meilleures conditions.
Le consortium médiatique Televisa, propriété d’un ami de Maciel,
va assurer à la visite une couverture médiatique en forme d’apothéose
dans toute l’Amérique du Sud. Avec cette visite triomphale, Maciel
a gagné la reconnaissance éternelle de Jean-Paul II. Le pape revien-
dra quatre fois au Mexique, et Maciel sera son homme de confiance
pour tout ce qui concerne la région. Quelques mois après ce premier
voyage, Jean-Paul II célébrera une messe dans les jardins du Vatican
à l’intention des Légionnaires, un privilège rare et un signal à l’inten-
tion de la curie.
Il faut dire que les Légionnaires du Christ sont alors parfaite-
ment organisés et enracinés dans toute l’Amérique du Sud. Maciel
fréquente les élites conservatrices du continent, qui voient dans son
mouvement un pilier de l’ordre social et une précieuse force anti-
communiste. La congrégation se développe à rythme soutenu, ouvre
des écoles, des séminaires et universités, alors même que d’autres
ordres perdent des effectifs. Cela ne passe pas inaperçu.
Cette réussite est l’œuvre d’une vie, qui recèle pourtant bien des
zones d’ombre. Marcial Maciel Degollado est né en mars 1920, dans
une famille de fervents catholiques mexicains engagés dans la lutte
de l’Église contre un État devenu violemment anticlérical avec la
révolution des années 1910. Les persécutions religieuses aboutissent
au soulèvement armé d’une partie de la population à partir de 1926.
C’est le mouvement des Cristeros. Maciel grandit donc dans un
Mexique en guerre civile, au sein d’une famille très engagée, et veut
très tôt devenir prêtre. Par deux fois, il est renvoyé de son séminaire.
Il invoquera par la suite des explications aussi fantaisistes qu’avanta-
geuses. La vérité, établie par une enquête de Jason Berry et Gerald
Renner, est que dès les années 1940 Maciel se rend coupable d’abus
sexuels sur des enfants1. La protection d’un parent prélat lui per-

1. Jason Berry et Gerald Renner, Vows of Silence, op. cit.

542
Les errances du crépuscule

met cependant de retrouver un séminaire. Il est même autorisé à


créer une congrégation alors qu’il n’est pas ordonné prêtre, ce qui
est contraire au droit canonique. C’est à Tlalpan dans le district de
Mexico, qu’il fonde les Légionnaires. Très vite, il montre un talent
exceptionnel pour lever des fonds et séduire la grande bourgeoisie. Il
est prestigieux à l’époque pour les grandes familles d’envoyer un fils
au séminaire. Beaucoup de jeunes recrues seront abusées par Maciel,
leur père spirituel, et mettront des décennies à porter leurs plaintes
devant le pape.
Maciel n’est pas seulement accro aux jeunes garçons. En 1956,
un visiteur apostolique du Vatican, le père Ballestrero, mène une
longue enquête sur la congrégation. Il est frappé par l’omerta qui
règne autour de Maciel : les membres de la congrégation ont inter-
diction de parler à qui que ce soit, fussent-ils envoyés du Vatican.
Lorsque Maciel est hospitalisé dans une clinique romaine, personne
ne donne d’explication sur son état. Il faut la visite-surprise d’un
cardinal, Valerio Valeri, pour comprendre que Maciel est traité
pour… abus de drogues ! Il se procurait des médicaments à base de
morphine en envoyant ses séminaristes en acheter à l’étranger sans
ordonnance. Le cardinal Valeri décide de suspendre Maciel qui est
envoyé en cure de désintoxication. Mais très vite l’enquête du père
Ballestrero et la décision du cardinal Valeri sont contestées par les
rapports de plusieurs médecins mandatés par les Légionnaires du
Christ. De nouveaux visiteurs apostoliques sont mandatés par le
Vatican et rendent des conclusions fort indulgentes. Peu après la
mort de Pie XII, Maciel est rétabli dans ses fonctions dans l’inter-
règne entre deux pontificats1.
Maciel redouble d’efforts pour développer sa congrégation.
En plus des vœux communs à tous les ordres, les Légionnaires en
observent deux qui leur sont propres : ne jamais parler en mal du
fondateur Maciel et des dirigeants de l’ordre, et dénoncer tous
ceux qui émettent des critiques, à l’intérieur comme à l’extérieur.

1. Franca Giansoldati, L’affaire Maciel, Albin Michel, 2015.

543
Wojtyła

Ce qui revient à faire de l’espionnage une activité fondamentale


des Légionnaires. En 1965, Maciel obtient de Paul VI un décret
de reconnaissance qui lui permet de ne plus dépendre de la hié-
rarchie mexicaine et d’être rattaché au Vatican. Il développe à par-
tir de là le mouvement laïc Regnum Christi. Désormais, Maciel vit
dans le luxe, multiplie les déplacements et mène plusieurs vies bien
cloisonnées. Dans les années 1970, il se marie à deux reprises sous
des noms d’emprunt, au Mexique et en Espagne. Pour justifier ses
absences familiales, il se prétend… agent secret. Aux responsables
des Légionnaires, il explique qu’il mène des missions top-secret dans
les pays de l’Est pour le pape, mais qu’il ne faut en parler à personne.
Cela ne fait que renforcer son aura.
L’empire Maciel comprend 15 universités, plusieurs centaines de
collèges et centres de formation. À leur entrée dans la congrégation,
les membres doivent remettre l’essentiel de leurs avoirs à l’institution
et s’engagent à léguer leur patrimoine. Nombre de grandes fortunes
se font mécènes des Légionnaires, à l’image du magnat des télécoms
mexicains Carlos Slim. Une holding, Integer, chapeaute les activités
du groupe. Ses actifs sont gérés par une banque luxembourgeoise,
pour un montant estimé entre 20 et 35 milliards d’euros. Jean-
Paul II voit les Légionnaires comme un ordre quasi militaire, capable
de faire pièce à l’ascension des Églises évangéliques sur le continent
latino-américain. Les instruments d’une restauration catholique.
L’Opus Dei et la Légion du Christ représentent un catholicisme
traditionaliste, anticommuniste. Tous deux ont une forte capacité
à lever des fonds importants et savent courtiser les puissants et les
riches.
Dans les années 2010, la DGSE française a pu reconstituer un
réseau de 200 structures appartenant aux Légionnaires, réparties
entre divers paradis fiscaux. À l’origine de cette opération, Maxime
Renahy est un jeune Français qui travaille comme administrateur
de fonds à Jersey, un centre d’ingénierie financière réputé auprès
des organisations soucieuses d’échapper au fisc. Renahy propose ses
services d’informateur bénévole aux services secrets français. Parmi

544
Les errances du crépuscule

ses révélations, on apprend que les Légionnaires du Christ gèrent


leurs actifs via Jersey. À la fin des années 1940, ils ont organisé une
branche laïque, Regnum Christi, qui a pour but d’établir « le règne
du Christ dans la société » et construit des écoles et universités dans
une vingtaine de pays. Ces établissements scolaires et universitaires
ont un budget opérationnel de 650 millions de dollars annuels. En
France, les Légionnaires ont créé un cercle d’influence catholique,
Génération Entreprise, présidé par l’entrepreneur Charles Beigbeder.
L’agent de la DGSE découvre un entrelacs de près de 200 socié-
tés « qui toujours, sur le principe des poupées russes, s’emboîtent
les unes dans les autres, à Jersey, au Liechtenstein, en suisse, au
Luxembourg, à Panama et aux Bahamas1 ». Fin 2017, les fuites des
« Paradise Papers » ont confirmé la présence des Légionnaires du
Christ et de Marcial Degollado dans les paradis fiscaux.
En 1992 se réunit à Saint-Domingue la IVe Conférence générale
de l’Épiscopat latino-américain. Elle est un sujet de préoccupation
du pape, qui attend de voir dans ses conclusions une confirmation
du reflux de la théologie de la libération. Maciel prend les choses en
main : chaque prélat sera assisté d’un jeune secrétaire, nommé par
la Légion. Ces secrétaires ont pour tâche d’espionner les délégués et
d’envoyer chaque soir un rapport sur leurs activités, leurs fréquen-
tations et les opinions exprimées en privé. Maciel dispose ainsi d’un
outil d’espionnage en temps réel.
Le tonnerre éclate en 1997, quand huit ex-séminaristes de la
Légion, anciennes victimes d’abus sexuels de la part de Maciel,
écrivent à Jean-Paul II. Leur lettre est transmise au Vatican par
le nonce au Mexique mais n’arrive pas entre les mains du pape.
Elle finit par être publiée par un quotidien américain, le Hartford
Courant2. Une nuée d’avocats de la Légion se met alors en action
pour dissuader quiconque de colporter ces accusations ou d’enquêter
sur elles. Un cabinet de conseil en communication est recruté pour

1. Maxime Renahy, Là où est l’argent, les Arènes, 2019.


2. Le 23 février 1997.

545
Wojtyła

discréditer les accusateurs. La hiérarchie catholique mexicaine fait


bloc autour de Maciel.
Pourtant, le contexte évolue. Suite à l’avalanche de scandales
pédophiles au sein de l’Église américaine, Jean-Paul II signe en mai
2001 un motu proprio qui établit la compétence exclusive sur ces
affaires de la Congrégation pour la doctrine de la foi, dirigée par
Joseph Ratzinger. Ce décret intervient deux mois après une enquête
du National Catholic Reporter dévoilant les abus de prêtres sur des
nonnes africaines qu’ils avaient non seulement pris comme cibles de
leurs désirs sexuels, mais aussi incitées à avorter. La curie avait ignoré
cinq rapports envoyés au préalable par les supérieurs des religieuses.
Plusieurs témoignages indiquent que Ratzinger, sollicité sur l’af-
faire Maciel, la juge grave mais « très délicate », le père Maciel étant
« un ami du Saint-Père ». « Maciel avait tout bétonné, rapporte la
journaliste Franca Giansoldati, il entretenait d’excellentes relations
avec le secrétaire du pape, Stanislaw Dziwisz, avec le cardinal polo-
nais Andrzej Deskur, avec le cardinal Eduardo Martínez Somalo,
avec Mgr Rylko, avec le cardinal mexicain Barragán, avec le puis-
sant substitut de la secrétairerie d’État l’Argentin Leonardo Sandri,
aujourd’hui cardinal. Et surtout, dans le cercle de ses défenseurs,
le secrétaire d’État de l’époque, Angelo Sodano, occupait une place
toute particulière. Il avait connu Maciel au temps où lui-même était
nonce apostolique à Santiago du Chili, sous la terrible dictature de
Pinochet. Sodano comptait parmi ceux qui avaient aidé la congré-
gation à bâtir la grande université pontificale Regina Apostolorum,
fleuron des Légionnaires du Christ à Rome. C’est peut-être pour-
quoi, en 2008, à la mort du père Maciel, la prestigieuse revue des
jésuites américains, America, tint Angelo Sodano pour l’un des res-
ponsables de la chape de silence qui avait recouvert cette affaire1. »
En 2000, Jean-Paul II a programmé un jubilé qu’il veut le
plus grandiose possible. Les Légionnaires du Christ apportent leur
concours à l’organisation : tous les nouveaux évêques d’Amérique

1. Franca Giansoldati, L’affaire Maciel, op. cit.

546
Les errances du crépuscule

latine sont flanqués pendant leur séjour à Rome d’un jeune prêtre
chargé de les espionner. En 2004, alors que les affaires de pédophi-
lie dans l’Église remplissent les journaux et que la presse du monde
entier a évoqué les accusations portées contre Maciel, ce dernier
reçoit la permission de fêter en grande pompe le 60e anniversaire de
son ordination… en présence du pape ! Ce dernier est alors très mar-
qué par la maladie de Parkinson. Jean-Paul II vit ses derniers mois.
Il est opéré deux fois en février 2005. Il subit une trachéotomie pour
lui permettre de respirer. À ce moment, Ratzinger décide de faire
avancer le dossier : la Congrégation pour la doctrine de la foi désigne
son « promoteur de justice », le cardinal Charles Scicluna, pour ins-
truire l’affaire Maciel. Cette fois, les victimes sont auditionnées, ainsi
que de nombreux témoins. Scicluna n’est pas un enquêteur lambda :
il est le numéro 3 de la congrégation, le procureur à plein temps. Il
opère dans le plus grand secret. Son enquête, débutée dans les der-
nières semaines du règne de Jean-Paul II, s’achève sous un nouveau
pape. Benoît XVI lui octroie des moyens supplémentaires en autori-
sant l’accès aux archives vaticanes, une mesure tout à fait exception-
nelle. Et qui aboutira à un dossier accablant.
Pourtant, à la stupéfaction générale, c’est une décision bien clé-
mente qui est rendue en 2006 : il est décidé de tenir compte de l’âge
avancé et de la santé fragile de Maciel pour renoncer à un procès
canonique en bonne et due forme. Il est simplement invité à mener
une vie réservée de prière et de pénitence, en renonçant à tout minis-
tère public. Cela n’empêche en rien Maciel de poursuivre ses voyages
et sa vie entre plusieurs foyers. Il décède en 2008. À cette occasion,
sa femme espagnole et sa fille se présentent aux obsèques et reven-
diquent leur part d’héritage. Un accord financier est trouvé avec la
Légion et elles repartent en Espagne. Il n’en va pas de même avec la
famille mexicaine de Maciel. L’un de ses fils déclare lors d’une confé-
rence de presse que lui et son petit frère ont subi des abus sexuels
de la part de leur père. Et plusieurs dizaines de prêtres de la congré-
gation sont accusés à leur tour d’abus. Les procès contre la Légion
s’accumulent, ternissant un peu plus son image et semant la division

547
Wojtyła

en son sein. Certains mécènes, effrayés, cessent leurs contributions.


En 2010, Benoît XVI instaurera pour les affaires d’abus sexuels une
procédure express permettant pour les cas les plus graves de réduire
sans attendre le procès un prêtre à l’état laïc.
En 2010, les dirigeants de la Légion se résolvent à désavouer
leur fondateur : pour la première fois, ils émettent un communiqué
reconnaissant que des actes pédophiles ont bien eu lieu et présentent
leurs excuses aux victimes. Le moment n’est pas dû au hasard : le
pape reçoit alors un rapport de conclusions suite à une « visitation
apostolique » (pour ne pas dire une inspection). Un démantèlement
de l’ordre est sérieusement envisagé, mais le pape décide finalement
de mettre les Légionnaires sous tutelle. La question est d’autant plus
épineuse qu’une dissolution de l’ordre reviendrait à accuser frontale-
ment Jean-Paul II1. Sans compter que plusieurs membres de la curie
semblent avoir bénéficié des largesses financières de Maciel…
Selon le journaliste américain Jason Berry2, de jeunes légionnaires
rendaient régulièrement visite à certains chefs de départements de
la curie pour leur remettre en mains propres de grosses enveloppes.
Lors de conférences épiscopales sud-américaines, les participants
recevaient également des « donations ». Aussi bien Ratzinger que
Jorge Mario Bergoglio, le futur pape François, ont confié à leur
entourage avoir refusé les enveloppes de Maciel. En 2020, la chaîne
polonaise TVN24 a présenté un documentaire à charge contre le
cardinal Dziwisz, alors âgé de 81 ans : « Don Stanislaw : la face cachée
du cardinal Dziwisz » affirme, documents à l’appui, que Dziwisz a
été impliqué dans l’étouffement de scandales sexuels et pourrait
même avoir reçu des pots-de-vin3. « Jamais, je répète : jamais je n’ai
accepté d’argent pour dissimuler des faits qui nécessitaient l’atten-
tion du Saint-Père. Jamais je n’ai soutenu de personnes méprisables

1. John Thavis, Les dessous du Vatican, JC Gawsewitch, 2013.


2. Jason Berry, Render Unto Rome. The Secret Life of Money in the Catholic Church, Crown,
2011.
3. « Polish cardinal denies accusations of covering up sex crimes and bribery », 12 novembre
2020, PolandIn.com

548
Les errances du crépuscule

en échange de donations », a déclaré Dziwisz à l’agence de presse


italienne Ansa. TVN24 questionnait les rapports de Dziwisz avec
Maciel et aussi le cardinal américain McCarrick (voir le chapitre 26).
Il affirmait que Dziwisz avait constamment ignoré les rapports d’abus
pédophiles au sein de l’Église polonaise.
Les accusations les plus graves dans le documentaire sont por-
tées par Jason Berry. Elles n’ont rien de nouveau, puisqu’elles étaient
développées dès 2011 dans son livre publié aux États-Unis : Render
Unto Rome1. Jusqu’en 2020, Dziwisz n’avait pas jugé bon de réagir
à ces accusations, encore moins de poursuivre Berry en diffamation.
Voici les éléments-clés, présentés par Berry lui-même dans un article
de 20132 :

Les légionnaires avaient l’habitude d’acheminer de l’argent à


Dziwisz pour qu’il organise des invités aux messes papales. La
Légion a organisé une réception somptueuse à Rome lorsque
Dziwisz est devenu cardinal en mars 2006. Deux mois plus tard,
le pape Benoît a ordonné à Maciel de mener « une vie de prière
et de pénitence ». En 2010, alors que j’étais en mission pour
le National Catholic Reporter, deux prêtres qui avaient quitté
la Légion m’ont offert un témoignage approfondi sur les rela-
tions de l’ordre avec Dziwisz. L’un des prêtres a raconté qu’il
s’était arrangé pour qu’un bienfaiteur de la Légion mexicaine
donne 50 000 dollars à Dziwisz afin que sa famille puisse assis-
ter à la messe dans la chapelle du Palais apostolique (en pré-
sence du pape). « Nous avons organisé des choses comme ça », a
dit le prêtre, en faisant référence à Dziwisz. Le prêtre a déclaré
qu’avec le recul, il regrettait le paiement de 50 000 dollars. Un
deuxième prêtre avait des doutes similaires. « C’est arrivé tout
le temps avec Dziwisz », a-t-il confié. Il a ajouté que des fonc-
tionnaires de la Légion visitaient fréquemment Dziwisz. « Ils

1. Jason Berry, Render Unto Rome. The Secret Life of Money in the Catholic Church, op. cit.
2. « Confidant cardinal tells new tales about Pope John Paul›s role in scandal », GlobalPost,
8 novembre 2013.

549
Wojtyła

étaient les bienvenus. Ils étaient connus au sein de la famille. »


Ce prêtre a lancé l’habitude de faire des dons. « L’expression est
opera carita – a-t-il précisé : “Nous faisons une offrande pour vos
œuvres de charité” ». « C’est comme ça qu’on fait. En fait, vous
ne savez pas où va l’argent. » Il s’est alors arrêté et a dit : « C’est
une façon élégante de donner un pot-de-vin. »
Au National Catholic Reporter, nous avons pris des mesures
prudentes avant la publication de cette histoire ; Dziwisz était
alors archevêque de Cracovie. Mes rédacteurs en chef se sont
arrangés pour qu’un journaliste polonais à New York traduise
mes questions, afin qu’il puisse répondre aux déclarations des
prêtres et les faxer à l’attaché de presse du cardinal. La réponse
est revenue : le cardinal « n’a pas le temps pour une interview ».
Mais il a eu le temps de lire les questions, et il a compris exac-
tement ce qu’elles signifiaient. Maciel a acheminé de l’argent à
d’autres membres de la curie, dont le cardinal Angelo Sodano et
le cardinal Eduardo Martínez Somalo, comme je l’ai rapporté
dans ma série d’articles pour le NCR et développé dans Render
Unto Rome.

Le bureau du Vatican le plus susceptible de faire dérailler la car-


rière de Maciel avant 2001 – l’année où Ratzinger a persuadé Jean-
Paul II de lui confier la direction des enquêtes sur les abus – était la
Congrégation pour les religieux, qui supervisait des ordres religieux
tels que les Dominicains, les Franciscains et les Légionnaires. Selon
Berry, Maciel a payé la rénovation de la résidence de Rome du car-
dinal argentin qui était alors préfet de la congrégation, feu Eduardo
Pironio.

« Pironio s’est fait tordre le bras pour signer la constitution de la


Légion », a expliqué l’un des prêtres. La constitution comprenait
les vœux privés, par lesquels tous les légionnaires juraient de ne
jamais critiquer Maciel et de signaler toute critique de ce genre
par d’autres aux supérieurs de la Légion. Il ne fallait pas être

550
Les errances du crépuscule

un spécialiste de la constitution pour voir comment Maciel


récompensait l’espionnage comme un acte de foi, et il a imposé
à ses hommes une obéissance stricte pour détourner l’attention
de ses secrets sexuels. Les cardinaux du conseil consultatif de
la Congrégation pour les religieux ont refusé d’accorder leur
approbation. « C’est pourquoi Maciel est allé voir le pape par
l’intermédiaire de Mgr Dziwisz », a déclaré le prêtre. « Deux
semaines plus tard, Pironio l’a signé1. »

Nous le savons désormais, Mgr Dziwisz a été habitué, au moins


jusqu’en 1989, à manipuler de grandes quantités d’argent cash qu’il
distribuait sous enveloppes aux émissaires secrets du pape en par-
tance pour la Pologne. Il a également été familier des donations
faites directement au pape par des grandes familles catholiques,
soit dans un but caritatif, soit pour lutter contre le communisme.
Il serait donc bien étonnant que les dons caritatifs se soient inter-
rompus après 1989. Et on ne voit pas bien pourquoi il serait gênant
de reconnaître avoir reçu des dons en liquide s’il est possible d’en
expliquer les usages caritatifs. Dans son communiqué en réaction au
documentaire diffusé en novembre 2020, le cardinal Dziwisz a sou-
haité qu’une commission d’enquête soit nommée pour faire toute la
lumière sur son travail auprès de Jean-Paul II et sur son dévouement
extrême.
Le 11 mars 2021, on apprenait que le parquet polonais était saisi
d’une plainte contre le cardinal Dziwisz et trois autres évêques pour
la dissimulation d’affaires pédocriminelles. La plainte émane de
la Commission examinant les cas de pédocriminalité en Pologne.
Si, à l’issue d’un procès, les évêques étaient reconnus coupables, ils
encourraient une peine de trois ans de prison. On ne voit pas com-
ment, désormais, le Vatican pourrait faire l’économie d’une com-
mission d’enquête.

1. Jason Berry, « Confidant cardinal tells new tales about Pope John Paul’s role in scandal »,
GlobalPost, 8 novembre 2013.

551
Wojtyła

On ne peut que souhaiter qu’une telle commission, si elle est


nommée, puisse travailler librement, sans restriction d’accès aux
archives et promptement.

Rwanda, l’honneur saccagé de l’Église


L’implication de l’Église dans le génocide rwandais, encore
méconnue d’une majorité de catholiques, a fait bien moins de gros
titres dans la presse internationale que les affaires de pédophilie. Elle
a pourtant eu en Afrique des effets dévastateurs, ce qui a conduit le
pape François à faire un acte de contrition tout à fait exceptionnel
en 2017.
Dans le Rwanda précolonial, la distinction entre Hutu et Tutsi
n’avait guère de signification. Les premiers missionnaires belges sont
arrivés en 1900, lorsque a été déposé le roi Musinga1. Depuis la
conférence de Berlin, le pays était un protectorat allemand. Dès leur
arrivée, les leaders religieux ont analysé les relations de pouvoir au
sein du Rwanda en termes ethniques et ont voulu convertir les Tutsi.
Une partie d’entre eux s’est convaincue (sans aucune base scienti-
fique) que les Hutu étaient de type « négroïde », inférieur au groupe
tutsi, d’origine caucasienne. Pendant les six décennies du règne colo-
nial au Rwanda, les Pères Blancs se sont efforcés de bâtir une alliance
entre l’Église et les classes dirigeantes. À la fin de cette période, la
distinction entre ethnies avait pris corps dans la société rwandaise.
Les missionnaires catholiques ont ensuite évolué d’une croyance
dans la supériorité naturelle des Tutsi vers un soutien de plus en
plus explicite envers les Hutu, les aidant à accéder au pouvoir. Les
Pères Blancs ont adopté une ligne ethniste, initiée par les célèbres
Notes sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda, de
Grégoire Kayibanda (1957). L’Internationale démocrate-chrétienne
(IDC) basée à Bruxelles a accueilli en son sein le parti unique rwan-
1. Ce paragraphe est inspiré par les travaux de Timothy Longman, notamment : Christianity
and Genocide in Rwanda, Cambridge University Press, 2010. Voir aussi : « Church Politics
and the Genocide in Rwanda », in Journal of Religion in Africa, XXXI, 2, 2001.

552
Les errances du crépuscule

dais MRND et diffusé l’idéologie ethniste, développant l’opposition


entre les « aristocrates » tutsi et le « peuple » hutu1.
L’engagement des Églises dans le jeu politique entre ethnies a
défini les relations entre l’Église et l’État dans le Rwanda postcolo-
nial. L’Église catholique a participé à la création d’un nationalisme
hutu. Ce qui en retour a suscité une vague de conversions parmi les
Hutu. Quand les Hutu ont pris le pouvoir après l’indépendance de
1962, les autorités catholiques avaient leurs entrées dans les hautes
sphères.
Plusieurs dirigeants de la Première République comme le pré-
sident Kayibanda étaient des protégés de l’Église catholique. En
1973 a lieu un coup d’État militaire. Le nouveau président Juvénal
Habyarimana se déclare fervent catholique et développe des liens
étroits entre son régime et les Églises. Ces dernières le soutiennent.
Dans les années 1980, l’influence de la théologie de la libération se
fait sentir, avec des aspirations plus démocratiques au sein du clergé
et un début de contestation de la hiérarchie. Entre 1990 et 1992,
le gouvernement est contraint par des pressions militaires et diplo-
matiques d’appliquer des réformes. Le régime cherche à développer
l’économie et à attirer les investisseurs. Mais en 1992, Habyarimana
est sur la défensive. À l’extérieur, le Front patriotique rwandais (FPR)
de Paul Kagame se fait chaque jour plus menaçant. L’opposition
intérieure se coagule. Les chefs de l’Église craignent de perdre leur
influence et soutiennent la politique du bouc émissaire adoptée par
les dirigeants pour se maintenir : accuser les Tutsi de tous les maux
du pays. Cette fuite en avant va conduire au génocide.
La mise en place d’un gouvernement de coalition en mars 1992
suscite un optimisme de courte durée. Dès 1993, l’opinion publique
est désabusée par l’absence de résultats. L’invasion du FPR dans le
nord du pays en février 1993 et le déchaînement de violence poli-
tique dans le pays effrayent la population, qui devient vulnérable à
toutes les manipulations.
1. Cf. Léon Saur, Influences parallèles. L’Internationale démocrate-chrétienne au Rwanda,
Luc Pire, 1998.

553
Wojtyła

Dans la province du Kirinda, des gangs de jeunes chômeurs com-


mettent des massacres, dans lesquels sont impliqués des collabora-
teurs de l’Église. La mort du président Juvénal Habyarimana dans un
crash aérien le 6 avril 1994 sert de prétexte à des responsables mili-
taires et gouvernementaux pour lancer une offensive contre l’oppo-
sition au régime. Des leaders de l’opposition, des activistes des droits
de l’Homme, des journalistes sont éliminés. Dans les semaines qui
suivent, la violence se déchaîne partout dans le pays, en priorité sur
la minorité tutsi. Plus d’un dixième de la population est massacrée
en seulement trois mois. Le clergé n’est pas épargné : l’archevêque de
Kigali, deux évêques, une centaine de prêtres et une soixantaine de
nonnes sont massacrés en même temps que 200 000 Rwandais. Le
pays plonge dans le chaos et devient le théâtre d’un génocide unique
dans l’histoire africaine. La ligne de partage est avant tout raciale et
non religieuse. L’historienne Doris Bergen estime que « le christia-
nisme a joué un rôle critique, peut-être pas pour motiver les déci-
sionnaires, mais pour rendre leurs ordres compréhensibles et accep-
tables ». Bref, l’Église a été une instance de légitimation. Un prêtre
tutsi a confié à Timothy Longman : « Les gens venaient tous les jours
à la messe pour prier, et puis ils s’en allaient tuer. » Plus de Rwandais
ont été massacrés dans des églises qu’aucun autre peuple dans l’his-
toire. Autorité morale respectée et gros employeur de l’économie
rwandaise, l’Église n’aurait sans doute pas été capable de stopper la
mécanique infernale, mais elle aurait pu opposer sa condamnation
morale aux massacres. Elle ne l’a pas fait.
Dans un message diffusé en 1996, Jean-Paul II a affirmé que
« l’Église ne peut être tenue responsable de la culpabilité de ses
membres qui ont agi contre la loi de l’Évangile ». Bien sûr, certains
membres du clergé ont fait preuve d’un grand courage et risqué leur
vie pour sauver des Tutsi. Mais l’Église rwandaise en tant qu’insti-
tution a clairement failli. Selon une enquête du magazine catholique
Golias1, le père blanc italien Bérôme Carlisquia, qui avait participé

1. Cf. Christian Terras, Golias magazine, n° 48-49, été 1996.

554
Les errances du crépuscule

aux premiers massacres de 1959, a recommencé à participer aux tue-


ries en 1994.
Mgr Phocas Nikwigize, évêque de Ruhengi de 1968 à 1996, décla-
rera un an après le génocide dans le journal flamand De Volkskrant1 :
« Un Hutu est simple et droit mais un Tutsi est rusé et hypocrite. Il
se montre bien, poli et charmant, mais quand le moment est venu,
il fonce sur toi. Un Tutsi est foncièrement mauvais, pas par l’éduca-
tion mais de par sa nature. »
Le Bulletin d’information africaine des Pères Blancs2 explique ainsi
la « mauvaise presse » du génocide : « Les Tutsi ont réussi à inféoder,
noyauter toutes les organisations internationales. Même la presse et
Radio Vatican […] où ils ont su placer des abbés rwandais tutsi […]
qui faussent toutes les informations avec une habileté extraordinaire,
orfèvres de la supercherie, fourbes et maîtres en intrigues. De jolies
filles tutsi rwandaises ont infiltré les organisations humanitaires et
conquis le terrain par leurs charmes inégalables. »
Avant même la fin du génocide, nombre de prêtres hutu écrivent
à Rome qu’il y a en fait deux génocides : selon eux, les Tutsi mas-
sacrent encore plus de Hutu que l’inverse. Pourtant la justice belge
a tranché plusieurs cas difficilement contestables. Deux sœurs béné-
dictines de Sovu, la supérieure Gertrude et la sœur Maria Kizito ont
ainsi été condamnées par la justice belge pour avoir livré aux assassins
7 000 réfugiés qui avaient trouvé asile dans leur monastère. Le chef
des opérations de nettoyage ethnique à Sovu a témoigné que sœur
Kisito avait elle-même arrosé d’essence et mis le feu à un bâtiment
où s’étaient réfugiées des familles tutsi. Le porte-parole du Vatican
Joaquín Navarro-Valls a cru devoir déplorer que les sœurs soient
jugées « si loin du Rwanda »… D’autres religieuses ont simplement
abandonné leurs sœurs tutsi aux violeurs et aux meurtriers. Athanase
Seromba, curé de la paroisse de Nyangwe, a fait ensevelir 2 000 res-
capés tutsi réfugiés dans son église en la faisant démolir par des bull-
dozers. Il aurait lui-même achevé des blessés dans les décombres.
1. 26 juin 1995.
2. N° 257, 1er mai 1994.

555
Wojtyła

Entre 1997 et 2002, il a repris des activités pastorales près de


Florence en Italie, avant d’être inculpé par le Tribunal pénal inter-
national. Probablement sous la pression du Vatican, l’Italie a refusé
son arrestation demandée par le TIPR en 2001. Seromba a accepté
de se rendre l’année suivante. Il a été condamné à quinze ans de pri-
son en 2006, sentence alourdie en appel à la prison à vie. D’autres
pères complices du génocide ont trouvé refuge en Italie, en France et
en Belgique où ils ont continué d’exercer ou entamé une retraite pai-
sible. L’association African Rights a présenté à Jean-Paul II plusieurs
rapports commis sur les prêtres criminels du Rwanda, sans qu’il y
soit jamais répondu.
L’ancien diplomate rwandais Jean Damascène Bizimana porte
des accusations graves contre d’autres hommes d’Église1 : « À Butare
l’abbé Étienne Kabera a activement participé aux massacres des élèves
et professeurs tutsi du groupe scolaire. […] À Kibeho comme à la
paroisse de Karama, l’abbé Thaddée Rusingizandekwe était l’un des
principaux meneurs de massacres. L’abbé Joseph Sagahutu, vicaire
à Muganza, a livré son curé, Jean-Marie Vianney Rwanyabuto. À
Kaduha, l’abbé Nyandwi Athanase Robert a violé les filles et tué les
Tutsi réfugiés à la paroisse. » Golias accuse aussi l’abbé Emmanuel
Rukundo et son bras droit l’abbé Daniel Nahimana de complicité
dans l’assassinat de l’abbé tutsi Martin Kabalira. On pourrait pour-
suivre la liste de ces atrocités ad nauseam2.
Dans les années suivant le génocide, les Pères Blancs ont essayé
par tous les moyens d’innocenter les prêtres et religieuses mêlés au
génocide. Le père belge André Comblin s’est rendu à deux reprises
au monastère de Sovu pour tenter d’amener les sœurs rwandaises
à renier leur témoignage contre la supérieure Gertrude et la sœur
Maria Kizito. Cet épisode n’est pas isolé. En 2001, Carla Del Ponte,
la procureure du Tribunal pénal international, enquête sur quatre
Rwandais accusés de complicité de génocide, dont deux prêtres.
1. L’Église et le génocide au Rwanda. Les Pères Blancs et le négationnisme, L’Harmattan, 2001.
2. L’ensemble des accusations de Golias sont rassemblées dans le livre : Christian Terras
(dir.), Rwanda, l’honneur perdu de l’Église, Golias, 1999.

556
Les errances du crépuscule

L’un d’entre eux vit en Italie sous un faux nom. Dans ses Mémoires1,
la procureure suisse évoque un incident qui l’a rendue « pour le dire
poliment, furieuse » : quand elle demande au Vatican de l’aider à
convaincre le prêtre génocidaire rwandais de se livrer aux autorités,
les responsables l’envoient se cacher ailleurs…
La même scène se rejoue quelques années plus tard. Lors de sa
rencontre avec l’archevêque Giovanni Lajolo, le secrétaire des rela-
tions avec les États, la procureure lui expose qu’un criminel de guerre
croate, un général, se cache selon ses informations dans un monastère
franciscain, et qu’elle a besoin de son aide pour surmonter la préven-
tion de la Conférence des évêques de Croatie, qui semble prendre
le parti du général. Lajolo lui répond qu’il n’a pas autorité sur les
évêques. L’affaire tourne au cauchemar médiatique : « Le Vatican
accusé d’abriter des criminels de guerre », titre le Daily Telegraph
du 20 septembre 2005. Le porte-parole du Vatican réplique que
Mme Del Ponte n’a pas fourni d’éléments assez précis, et que du
reste elle s’est adressée au mauvais service ! La controverse ne s’achève
qu’en décembre de la même année, quand le général est interpellé en
Espagne. Il semble que l’information sur sa présence dans un monas-
tère croate était fausse, ce qui rend encore plus incompréhensible
l’attitude de la curie.
Jusqu’à ce que la guerre éclate, le Rwanda était considéré comme
un des pays les plus christianisés d’Afrique, avec seulement 10 %
de musulmans. Les Hutu formaient 80 % de la population, mais
la moitié du clergé catholique était tutsi. Le génocide a provoqué
une crise de confiance envers l’Église rwandaise. On estime qu’elle
a perdu environ un tiers de ses fidèles, au profit notamment des
protestants.
De nombreux responsables religieux ont tenté depuis lors de
promouvoir une « théologie de la réconciliation ». De son côté le
président Kagame a décrété une « politique nationale de réconcilia-
tion ». Il a fallu attendre 2016 pour que la Conférence des évêques

1. Carla Del Ponte, La traque, les criminels de guerre et moi, Héloïse d’Ormesson, 2009.

557
Wojtyła

demande pardon pour le rôle de certains de ses membres. Cette


lettre n’a pas satisfait le président rwandais qui estimait que c’était
au Vatican de demander pardon. En mars 2017, le pape François
accueille le président rwandais Paul Kagame au Vatican. Il implore
« le pardon de Dieu » pour « les péchés et les manquements de l’Église
et ses membres » durant le génocide de 1994 au Rwanda. On peut
y voir une subtilité toute jésuite, qui évite de mettre en cause trop
directement le rôle du Vatican et de la curie, tout en redonnant à
l’Église catholique sa place centrale dans la société rwandaise. En
novembre 2020, le pape François a envoyé un nouveau signal en
nommant cardinal Mgr Antoine Kambanda, l’archevêque de Kigali
très impliqué dans la « théologie de la réconciliation ».

Il ne sera peut-être jamais possible d’attribuer précisément les res-


ponsabilités dans le fiasco rwandais du Vatican. L’état du pape en
1994 n’était pas tel qu’on puisse l’exonérer de toute responsabilité ;
sa connaissance de l’Afrique n’était pas telle non plus qu’on puisse
en faire l’unique responsable. Mais une chose est sûre : ce fiasco est
aussi, et peut-être avant tout, une faillite du renseignement. La secré-
tairerie d’État s’est visiblement laissé intoxiquer par le lobbying des
Pères Blancs et les rapports biaisés de la hiérarchie rwandaise, sans
disposer de sources indépendantes (à moins qu’on les ait ignorées).
À cela s’est ajouté le vieux réflexe de « contrôle des dégâts » et de fuite
devant les responsabilités. Certes, le génocide aurait eu lieu même
en cas de condamnation du Vatican ; certes encore, on est loin de
pouvoir tirer un bilan scientifiquement solide et définitif des res-
ponsabilités de toutes les puissances impliquées. Si le pape François
a su trouver le chemin de l’apaisement, cela ne doit pas pour autant
dispenser les papes actuel et futurs d’une réflexion sur les moyens et
méthodes d’un renseignement fiable sur les points chauds du globe.
V
RATZINGER ET BERGOGLIO
26
L’héritage impossible

« On ne comprend pas la curie. Personne ne comprend la curie. »


Cardinal Jozef Tomko
(cité par Frédéric Martel dans Sodoma)

Qui, pour succéder à Wojtyła ? La question est dans toutes les


têtes au Vatican, depuis des mois, sinon des années. Un câble envoyé
par l’ambassade américaine au Vatican au Département d’État amé-
ricain (et qui sera ensuite dévoilé par Wikileaks) en date du 18 avril
2005 affirme1 :

À la veille de l’élection papale, aucun candidat ne s’est révélé


être un leader incontestable. Malgré une semaine de spéculation
médiatique suggérant que le cardinal allemand et proche de
Jean-Paul II Joseph Ratzinger se rapprochait d’une majorité
de votes, il semble qu’il manque de soutiens pour atteindre
l’objectif des deux tiers, étant donné la forte opposition des
factions qui considèrent Ratzinger comme trop rigide et jaloux
des prérogatives de Rome.
Certaines de ces forces semblent s’unir autour de l’archevêque
de Milan, le cardinal Carlo Maria Martini, bien qu’on ne s’at-
tende pas à ce qu’il puisse être un candidat viable. Sur la base des
premières indications, les candidats qui reflètent le point de vue

1. Archives Wikileaks : https://wikileaks.org/plusd/cables/05VATICAN466_a.html

561
Ratzinger et Bergoglio

de Ratzinger ou de Martini, mais qui offrent de meilleurs espoirs


d’obtenir le soutien d’autres groupes sont les cardinaux italiens
Ruini ou Scola et le cardinal argentin Bergoglio, qui convien-
draient au camp de Ratzinger, tandis que l’archevêque de Milan,
le cardinal Tettamanzi, ou le cardinal brésilien Hummes pour-
raient recevoir le soutien des groupes anti-Ratzinger.

Il est difficile de se tromper plus franchement. Un message daté


du lendemain affirmera que les diplomates en poste à Rome sont
« sans voix » devant l’élection de Ratzinger.
Un autre câble1 fait le portrait de Ratzinger, présenté comme
un doctrinal conservateur en matière religieuse, dépourvu de sens
politique et trop vieux pour en acquérir un… Par conséquent, l’au-
teur estime que Benoît aura du mal à maîtriser la curie… ce qui
avec le recul n’est pas si mal vu ! Un message ultérieur précise que
Benoît XVI évite les décisions difficiles mais refuse de déléguer.

Pour qui roule Benoît ?


D’autres services secrets européens font une analyse plus surpre-
nante : « Josef Ratzinger est l’homme du BND2 ! » Selon eux, le ser-
vice secret allemand a quelques raisons d’être ravi de cette élection.
Les observateurs font remarquer que le nouveau pape fut évêque
de Munich où était situé le quartier général du BND. Et son arri-
vée au Vatican, en 1981, a coïncidé avec le rôle croissant joué par
le service fédéral de renseignement dans la politique étrangère du
Vatican. « En 1981, la tentative d’assassinat de Jean-Paul II a pro-
pulsé le BND comme l’un des principaux services constamment
sollicités, suite aux informations qu’il a fournies à propos des Loups
gris turcs et la nébuleuse bulgare à l’origine de l’attentat. Camillo
Cibin, chef de la sécurité papale, n’a pas été le seul chargé de liaison
1. Wikileaks, 09VATICAN28_a, www.wikileaks.org/plusd/cables/09VATICAN28_a.
html
2. Cf. Intelligence online, n° 499, 29 avril 2005.

562
L’héritage impossible

avec le service ouest-allemand. Le père Bruno Fink, alors secrétaire


et homme à tout faire de Mgr Ratzinger, assurait l’interface avec
ses compatriotes allemands », fait remarquer la lettre confidentielle
Intelligence online. « En 1982, lorsque Ronald Reagan et Jean-
Paul II ont monté des opérations de soutien au syndicat Solidarnosc
en Pologne, le BND a joué un rôle d’appui grâce à ses réseaux de
renseignement sous couverture humanitaire. Peu après, Günter
Haendly, le secrétaire personnel du chef du BND Klaus Kinkel,
a été envoyé à Rome, après une période à Paris où il effectuait la
liaison directement avec l’amiral Pierre Lacoste à la DGSE. Alors
que Günter Haendly était résident – jusqu’en 1986 –, le BND a
établi une antenne à l’intérieur même de la Cité du Vatican pour
faciliter la gestion quotidienne de la coopération en Europe orien-
tale. Spécialiste du renseignement politique, Günter Haendly sera
à nouveau résident à Rome en 1994, époque à laquelle, grâce à
l’équipe Ratzinger, le BND a poursuivi des opérations communes
de renseignement dans les Balkans. Cette nouvelle Ostpolitik avait
été amorcée dès 1991 par le résident précédent, Arnd Garpengeter,
en direction de la Croatie puis de la Bosnie et du Kosovo. » On a
effectivement pu constater sur ce dernier dossier la convergence de
vues entre le Vatican et les services allemands.
Pour autant, il ne faudrait pas voir cette alliance pour ce qu’elle
n’est pas : c’est un fonctionnement assez classique au Vatican que
de déléguer le lien avec tel ou tel service secret occidental à un pré-
lat issu du pays en question. Cela permet d’instaurer une subtile
complicité, une atmosphère d’amitié et de confidences réciproques.
Mais cela ne signifie pas, ou très rarement, que le prélat en question
devient un agent du service en question, ni qu’il oriente à lui seul la
politique vaticane. Tout au plus observe-t-on un certain favoritisme
dans la remontée des informations fournies par ce service. Enfin, il
ne faut pas oublier le poids important de l’Allemagne réunifiée dans
la géopolitique et l’économie vaticane. De façon directe et indirecte,
les fidèles allemands sont d’importants contributeurs du budget du
Vatican et de divers organismes catholiques internationaux.

563
Ratzinger et Bergoglio

Des cadavres dans les placards

Héritier putatif de Jean-Paul II et familier des arcanes du Vatican,


Benoît semble pouvoir être rapidement opérationnel et éviter les
chausse-trappes. Il s’entoure de collaborateurs bien connus. Son
secrétaire particulier, Mgr Georg Gänswein, garde jalousement l’ac-
cès aux appartements du pape. Il est une sorte de fils pour Ratzinger.
Jeune et séduisant, il s’attire bien des jalousies en faisant la couver-
ture du Vanity Fair italien, comme une star de cinéma.
Le secrétaire d’État Angelo Sodano est âgé de 75 ans lorsque
Ratzinger devient pape. De 2000 à 2005, il était devenu une sorte de
vice-pape, dirigeant tout-puissant de l’appareil politique. Benoît le
maintient en fonctions pendant un an avant de le remplacer, à la sur-
prise générale, par Tarcisio Bertone, le cardinal de Gênes. Dépourvu
d’expérience diplomatique, ne parlant aucune langue étrangère et
ignorant tout du fonctionnement de la curie, Bertone a pour princi-
pale qualité la confiance que lui porte le pape : il a été pendant sept
ans l’adjoint de Ratzinger à la Congrégation pour la doctrine de la
foi. Avant de quitter son poste, Sodano a le temps de nommer son
secrétaire, Mgr Piero Pioppo, comme superviseur ecclésiastique de
l’IOR. Le mandat de Caloia à la tête de la banque sera renouvelé
pour cinq ans.
Bertone a beaucoup de mal à prendre les manettes. Pendant
un temps, Sodano refuse de lâcher son bureau. Le personnel de la
secrétairerie fait bloc derrière lui. C’est à ce moment que Bertone
commence à faire appel à la gendarmerie pontificale. Il lui fait véri-
fier que ses bureaux ne sont pas écoutés. Le résultat est accablant :
des micros sont placés un peu partout dans la tour Saint-Jean !
Les téléphones sont sur écoutes. Il faut tout passer au peigne fin.
Bertone doit également renvoyer les chauffeurs mis à sa disposi-
tion : ils rapportent tous ses faits et gestes au cardinal Sodano. On
se croirait revenu dans les années 1980, quand les services secrets du
monde entier cherchaient à écouter Jean-Paul II… sauf que cette
fois les espions sont à l’intérieur de l’Église. Bertone va développer

564
L’héritage impossible

de cette expérience une véritable paranoïa, qui le fera comparer


par ses ennemis à « une succursale du KGB », « un véritable sys-
tème totalitaire oppresseur qui contrôlait les âmes et les chambres à
coucher », raconte Frédéric Martel. On le surnomme le Hoover du
Vatican, référence au patron du FBI qui a passé sa vie à accumuler
des dossiers compromettants sur la vie privée des puissants améri-
cains. Secrétaire d’État, il va appliquer les méthodes développées à
la Congrégation pour la doctrine de la foi. « Selon plusieurs sources,
à l’arrivée de Bertone aurait été mis en place un système de contrôle
interne fait de signalements, de fiches, de “monitoring”, toute une
chaîne de commandement qui remonte jusqu’à lui pour protéger les
secrets du Vatican1. »
Pour cela, Bertone s’appuie sur le nouveau patron de la gen-
darmerie : Domenico Giani est un ancien officier de la garde des
finances italiennes et des services secrets italiens. Il met en œuvre une
profonde réforme de la gendarmerie et la dote de nombreux équi-
pements et technologies modernes. Il développe aussi un Gruppo
Intervento Rapido (GIR), ou « groupe d’intervention rapide », sur le
modèle de groupes d’intervention européens. Selon plusieurs obser-
vateurs, il en fait une véritable « police parallèle » avec le soutien du
secrétaire. Nicolas Diat rapporte que « les cardinaux qui ont eu le
sentiment d’être surveillés et mis sur écoutes par les redoutables ins-
pecteurs de Domenico Giani sont nombreux. À partir du 7 octobre
2008, alors que l’État de la Cité du Vatican adhère à Interpol, les
conditions de sécurité à l’intérieur du micro-territoire prennent des
allures de forteresse assiégée. Des centaines de caméras de surveil-
lance sont installées dans tous les recoins du Vatican. Les plus infor-
més des hauts prélats considèrent qu’il n’est plus possible de faire un
pas sans que les salles de contrôle de la gendarmerie soient au courant
des faits et gestes de chacun. Il n’est pas rare qu’un cardinal ou un
évêque résidant au Vatican préfère recevoir un ami dans un restau-
rant du centre de Rome, par crainte de la surveillance des hommes

1. Frédéric Martel, Sodoma, op. cit.

565
Ratzinger et Bergoglio

de Domenico Giani. Chaque semaine, ce dernier remet un rapport


au cardinal Bertone1 ».
Selon l’ex-prêtre Francesco Lepore, interviewé par Frédéric
Martel : « Les moyens de communication, les téléphones et les ordi-
nateurs sont étroitement filtrés et contrôlés par le Vatican. Ainsi,
ils connaissent tout ce qui se passe au Saint-Siège et, le cas échéant,
ils ont des preuves contre ceux qui peuvent causer des problèmes.
Les ordinateurs sont soumis à un véritable “contrôle parental” qui
bloque l’accès aux sites jugés indésirables et déclenche un message
d’alerte. Les historiques de navigation sont conservés et peuvent
ressortir si besoin est. Du coup beaucoup de prélats prennent un
téléphone privé et utilisent des systèmes de communication cryptés
comme Signal ou Telegram. »
Les services de Giani sont également amenés à effectuer des inves-
tigations à l’extérieur du Vatican, ce qui n’a rien d’une nouveauté.
Ce qui est nouveau, c’est que Giani semble pour la première fois
concentrer entre ses mains la plupart des fonctions liées au ren-
seignement, alors qu’une certaine dispersion était de mise sous les
papes précédents. Il devient ainsi le principal interlocuteur des ser-
vices secrets européens, alors que ce travail de liaison était tradition-
nellement réparti entre plusieurs cardinaux de la curie. Beaucoup
pensent aussi que Giani s’intéresse de près à la vie privée des pré-
lats, cherchant à déterminer lesquels mènent une vie homosexuelle à
l’extérieur du Vatican.
Pour autant, ce réinvestissement du Vatican en matière de rensei-
gnement n’évite pas au pape des situations embarrassantes. Lorsque
décède le primat polonais, le cardinal Glemp, en 2006, Benoît XVI
choisit pour le remplacer l’archevêque Wielgus. Mais quelques jours
plus tard, la Gazeta Polska affirme que ce dernier est un ancien infor-
mateur du SB polonais. Wielgus se défend en niant avoir donné
la moindre information d’importance et en précisant avoir tout
raconté à Benoît XVI. Le Vatican publie un communiqué pour lui

1. Nicolas Diat, L’homme qui ne voulait pas être pape, Albin Michel, 2014.

566
L’héritage impossible

réaffirmer sa confiance. Tous les dossiers du SB touchant aux prêtres


sont censés avoir été détruits ; mais c’est compter sans les copies
microfilms que s’est procurées l’Institut de la mémoire nationale.
On se retrouve dans une situation comparable à celle des archives
de la Stasi. Le dossier complet de Wielgus (nom de code « Gris »)
s’avère très embarrassant. In extremis, Benoît XVI n’a d’autre choix
que d’annuler la nomination et Wielgus présente sa démission. Il
s’ensuit une cascade de révélations.
Le père Janus Bielański, doyen de la cathédrale du Wawel à
Cracovie, démissionne après que son passé d’informateur a été
exposé. C’était un proche de Stanislaw Dziwisz. Un autre prêtre de
l’archidiocèse de Cracovie, dirigé par Dziwisz, va devoir démission-
ner : Mieczyslaw Łukaszczyk. Il reconnaît avoir été contacté par le
SB, mais nie avoir coopéré. Encore un proche de Dziwisz, le père
Miroslaw Drozdek, gardien du sanctuaire de Notre-Dame de Fatima
à Zakopane, s’avère être un ex-collaborateur des services secrets. Un
dernier cas concerne un prêtre proche de Jean-Paul II depuis…
1940 ! Le père Mieczyslaw Maliński a été recruté par la SB en 1980,
nom de code « Delta ». Avec Wojtyła, il a fait partie d’un séminaire
clandestin pendant la guerre. Maliński est devenu journaliste catho-
lique, auteur de la première biographie polonaise de Jean-Paul II. En
février 2007 est paru un livre du père Tadeusz Isakowicz-Zaleski :
Les prêtres face aux services de sécurité, qui dévoile 39 prêtres dont
4 évêques qui ont été des espions du SB.

Le temps des guerres intestines


En juillet 2009, la publication d’une encyclique papale sur les
excès du capitalisme entre en collision avec la parution du livre de
Gianluigi Nuzzi, Vaticano S.p.A., qui dévoile les affaires embarras-
santes de l’IOR. Ce livre aurait été impossible sans la principale source
du journaliste, Mgr Renato Dardozzi, décédé en 20031. De sauveur

1. Cf. le chapitre 23.

567
Ratzinger et Bergoglio

de l’IOR, Caloia devient en quelques jours un personnage douteux.


Le 23 septembre, la secrétairerie d’État annonce sa démission. Le
nouveau directeur de la banque sera un économiste italien membre
de l’Opus Dei, patron des opérations italiennes pour la banque espa-
gnole Santander : Ettore Gotti Tedeschi. Il mènera de front les deux
activités. Gotti Tedeschi prend son poste dans un contexte troublé :
en décembre 2000, le Vatican a finalement signé une convention
avec l’Union européenne donnant le droit d’émettre ses propres
pièces en euros. Mais Bruxelles tient à ce que le Vatican se mette aux
normes financières européennes en matière de lutte contre le blan-
chiment, le terrorisme, la fraude et la contrefaçon. Plusieurs vété-
rans de l’IOR pensent pouvoir s’en dispenser mais Gotti Tedeschi
met tout son poids dans la balance : il n’est pas possible de sortir de
l’euro. Une nouvelle convention, plus contraignante, est donc signée
trois mois après son entrée en fonctions.
Encore faut-il que celle-ci soit respectée : à l’été 2010, Bruxelles
envoie un rappel à l’ordre à la Banque centrale d’Italie pour qu’elle
renforce ses contrôles sur l’IOR. Celle-ci envoie à toutes les banques
italiennes une circulaire précisant les règles à faire respecter dans leurs
échanges avec la banque du Vatican. La note rappelle que le Vatican
ne figure pas sur la liste blanche établie par l’OCDE des États coo-
pératifs en matière financière. Au mois de septembre, les procureurs
italiens font geler des avoirs de 30 millions de dollars sur un compte
de l’IOR au sein de la banque Credito Artigiano de Rome, bloquant
ainsi un transfert vers la JP Morgan de Francfort. Suivant la procé-
dure, la banque italienne a demandé à l’IOR qui était titulaire du
compte et quel était le motif du transfert, sans obtenir de réponse.
Le Tracfin italien a alors saisi la justice. Quelques mois plus tard, les
procureurs demandent des comptes sur des retraits en cash depuis
des comptes de l’IOR dans des banques italiennes pour un montant
de 1,3 million de dollars.
Dans une enquête sans rapport en Sicile, six personnes sont arrê-
tées pour blanchiment, dont un prêtre italien qui a aidé son père
à blanchir 350 000 dollars via l’IOR (il s’agissait de recycler une

568
L’héritage impossible

subvention européenne pour le développement d’une ferme pisci-


cole… laquelle n’a jamais existé1). À Bruxelles, on s’énerve de plus
en plus de voir l’IOR servir de paravent financier pour le crime orga-
nisé. Tout comme Caloia avant lui, Gotti Tedeschi semble avoir
toutes les peines du monde à maîtriser l’institution qu’il est censé
diriger. Il décide de se mettre en rapport avec le GAFI, Groupe
d’action financière intergouvernemental créé par les pays du G7. Il
s’engage à adhérer à ses standards et à se soumettre aux contrôles des
experts du groupe européen d’évaluation de la lutte contre le blan-
chiment et le terrorisme, Moneyval. C’est un engagement très auda-
cieux, qui revient à abandonner une partie de la souveraineté éta-
tique conquise en 1929. Certains prélats essaient de s’y opposer mais
le pape arbitre en ce sens et publie le 30 décembre le premier décret
antiblanchiment de l’histoire du Vatican. Il crée la première autorité
de contrôle financier : l’Autorità di Informazione Finanziaria (AIF),
dotée d’un président ecclésiastique et d’un directeur laïc, avec tout
pouvoir pour enquêter aussi bien au sein de l’IOR que de l’Admi-
nistration du patrimoine du siège apostololique (APSA) ou du gou-
vernorat. Entièrement indépendante, l’AIF n’a de comptes à rendre
qu’au pape. L’accord passé entre l’IOR et Moneyval va permettre de
débloquer les 30 millions de dollars qui avaient été consignés chez
Credito Artigiano.
En mai 2011, Bertone demande à Gotti Tedeschi de faire une
offre de 260 millions de dollars pour prendre une participation
majoritaire dans l’hôpital San Raffaele de Milan, fondé par un prêtre
ami de Silvio Berlusconi. En faisant auditer les livres de comptes,
on constate qu’il y a plusieurs millions de dettes échues. Au mois
d’octobre, l’administrateur de l’hôpital se suicide dans son bureau
avec une arme. Les soupçons de fraude décident Gotti Tedeschi à
désobéir à Bertone.
De nombreuses éminences réclament à Benoît l’éviction de
Bertone. Le supérieur général des jésuites, dans une lettre au pape,

1. Cf. « Sicily Probe Adds to Vatican Bank Pressure », Financial Times, 3 novembre 2010.

569
Ratzinger et Bergoglio

dénonce un climat de peur au Vatican. L’archevêque Carlo Maria


Viganò, le gouverneur adjoint de la Cité du Vatican, est nommé
nonce à Washington par Bertone. Bien qu’il s’agisse d’un poste
prestigieux, Viganò s’estime sanctionné pour avoir remis en cause
les situations acquises d’entreprises fournissant le Vatican par népo-
tisme ou corruption. Reçu en audience privée par le pape, Viganò lui
remet un mémo détaillant « l’état de corruption » qu’il a découvert à
son entrée en fonctions et ce qu’il a fait pour y remédier. Il dénonce
des travaux systématiquement confiés aux mêmes entreprises, qui
facturent le double du prix normal. Il met en garde Benoît contre
des investissements de l’État du Vatican réalisés sous le contrôle
d’un groupe de banquiers italiens « qui placent leurs intérêts avant
les nôtres ».
Un soir de la fin 2011, un groupe de prélats se réunit en secret
dans l’appartement romain d’un des conseillers du pape1. Ils esti-
ment que le pape est de bonne volonté réformatrice mais qu’il est
ligoté par son secrétaire d’État, qui décide quasi seul des nomina-
tions et décide des audiences papales. Ils déplorent également la
toute-puissance de ce qu’ils nomment un « lobby gay » de prélats
qui promeuvent des jeunes prêtres ambitieux leur accordant leurs
faveurs. Le groupe décide de faire tomber Bertone en s’appuyant sur
le majordome du pape, Paolo Gabriele. Vivant au Vatican, servant
le pape dès son réveil sept jours sur sept, le suivant dans ses dépla-
cements à l’étranger, Gabriele est un personnage discret mais omni-
présent. Chaque jeudi, dans un appartement vide de Rome, Nuzzi et
Gabriele se rencontrent et échangent des documents. Le journaliste
les scanne et les stocke sur une clé USB qu’il porte en permanence
autour du cou afin d’éviter la catastrophe en cas de perquisition chez
lui ou à son bureau.
Nuzzi distille ses trouvailles à partir de la fin janvier 2012 dans
le quotidien Il Fatto quotidiano et dans un programme télé, Gli
Intoccabili, avant de sortir en mai son livre Sa Sainteté. Les médias

1. Confidences d’un participant recueillies par Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit.

570
L’héritage impossible

parlent bientôt d’un « Vatileaks ». La priorité du Vatican est de trou-


ver l’origine des fuites. Benoît nomme un comité de trois cardinaux
pour enquêter, sous la direction du cardinal Herranz, l’ancien secré-
taire personnel du fondateur de l’Opus Dei. La gendarmerie du
Vatican reçoit l’ordre de mettre sur écoutes les téléphones de nom-
breux personnages de la curie, à leur insu1.
Entre-temps, l’IOR a échoué aux premiers contrôles de Moneyval.
Le Département d’État américain annonce le 8 mars 2012 qu’il ins-
crit le Vatican dans une liste d’États « problématiques » sur le plan de
la lutte contre le blanchiment. Quelques jours plus tard, la banque
JP Morgan Chase annonce qu’elle ferme le compte de l’IOR dans
son établissement de Milan car depuis deux ans l’IOR y a fait circuler
près de 2,2 milliards de dollars mais n’a répondu à aucune des ques-
tions réglementaires. Nouveau coup dur au mois de mai, la justice
italienne reproche publiquement à l’IOR de traîner les pieds pour
lui rendre compte des mouvements suspects à hauteur de 1,5 million
de dollars d’un compte détenu par un prêtre sicilien du diocèse de
Trapani. L’enquête s’intéresse aux liens de ce prêtre avec un entre-
preneur local en travaux immobiliers. Les policiers se demandent
si le prêtre en question et son évêque ne serviraient pas de blan-
chisseurs pour une organisation mafieuse… Dans un premier temps
l’IOR répond que les demandes n’ont pas été faites en bonne et due
forme. Mais lorsque le prêtre passe aux aveux, le Vatican décide de
le suspendre, ainsi que son évêque, pour avoir vendu des biens du
diocèse2.
De son côté, Gotti Tedeschi a décidé de constituer, à l’insu de
tous, son propre dossier à l’intention du pape, sur la façon dont
l’IOR est détourné de sa mission par des mafieux, parfois des parents
de prêtres en activité. Gotti Tedeschi ne se confie à personne car il
craint pour sa vie. Ses investigations lui ont par exemple permis de

1. « The Vatican Gendarmerie for a year has intercepted all the curia », Panorama, 28 février
2013. Le porte-parole Lombardi affirmera qu’il « s’agissait d’un petit nombre, peut-être
seulement trois ».
2. Cf. National Catholic Reporter, 15 juin 2012.

571
Ratzinger et Bergoglio

découvrir parmi les clients de la banque le nom de Matteo Messina


Denaro (surnommé « Diabolik »), un trafiquant d’armes et de drogue
en fuite, accusé d’une douzaine de meurtres1. À plusieurs reprises, il
sollicite de l’assistant du pape Georg Gänswein une entrevue avec
Benoît, sans résultat.
À son insu, Domenico Giani a informé Gänswein que Gotti
Tedeschi fait l’objet d’une enquête demandée par Bertone pour…
instabilité mentale ! Un psychothérapeute romain a été chargé de
l’observer lors d’une fête de Noël 2011 et a ensuite écrit son rapport
au président de l’IOR Paolo Cipriani, estimant que Gotti Tedeschi
est atteint « d’égocentricité, narcissisme et manifeste une décon-
nexion partielle avec la réalité qui pourrait être le signe d’un dysfonc-
tionnement psychopathologique ». Le moins que l’on puisse dire est
qu’il ne s’agit pas d’un examen clinique en bonne et due forme, mais
ce courrier suffit apparemment à discréditer Gotti Tedeschi au sein
de la curie. Le conseil de surveillance de la banque vote à l’unanimité
une motion de défiance à son égard, invoquant un comportement
erratique et la « dissémination de documents confidentiels ». Ce qui
donne la clé de l’énigme : il est probable que la gendarmerie vaticane
pense avoir identifié en Gotti Tedeschi une des sources de fuites (à
tort). Son sort est donc scellé : il devra quitter la direction de l’IOR.
Le lendemain de son départ, l’équipe de Giani arrête Paolo
Gabriele dans son appartement du Vatican. Les gendarmes
découvrent des cartons de documents confidentiels. En lisant le
livre de Nuzzi, Georg Gänswein a compris que très peu de per-
sonnes pouvaient avoir accès à une telle multitude de documents
passés entre les mains du pape : à part lui-même et Bertone, Gabriele
était de ceux-là. Le majordome est placé en cellule dans la prison du
Vatican, qui ne sert presque jamais. Il avouera être l’auteur des fuites.
Il sera reconnu coupable et condamné à trente mois de prison par
un tribunal du Vatican, peine réduite à dix-huit mois tenant compte
de circonstances atténuantes : la motivation idéaliste et l’absence

1. Cf. Gerald Posner, God’s Bankers, op. cit., entretien avec un membre anonyme de l’IOR.

572
L’héritage impossible

de profit personnel. Paolo Gabriele est décédé en novembre 2020,


d’une longue maladie.
Le 5 juin, Gotti Tedeschi voit son appartement perquisitionné
par la police dans le cadre d’une enquête sur une affaire de corrup-
tion d’agent étranger par la société d’armement Finmeccanica, dont
le président est un de ses proches. Les policiers saisissent toutes les
archives qu’il a conservées. Paradoxalement, elles permettront d’éta-
blir qu’il a bien cherché à lutter contre les activités suspectes au sein
de l’IOR. Sur un de ses mémos, Gotti Tedeschi a ajouté cette anno-
tation manuelle : « J’ai vu au Vatican des choses qui m’effraient1. »
Le 18 juin, Moneyval publie un rapport officiel d’inspection de la
banque du Vatican2. Les inspecteurs ont dénombré 33 000 comptes
et 8,3 milliards de dollars d’actifs. Ils estiment que l’autorité de sur-
veillance, l’AIF, ne remplit pas correctement son rôle. Trop de tran-
sactions sont effectuées sans connaissance de l’origine des fonds, en
particulier pour les comptes détenus par des personnes en poste dans
des pays du Sud. Le rapport recommande que les cadres de la banque
soient recrutés selon des critères plus stricts. Il est convenu que l’IOR
doit faire des efforts et qu’une nouvelle inspection interviendra un
an plus tard…
Peu après, le Vatican annonce le recrutement de René Brülhart
à la tête de l’AIF : cet expert suisse en lutte contre le blanchiment
vient de passer huit ans à la tête du service de renseignement
financier luxembourgeois. Il s’y est notamment illustré pour avoir
retrouvé une grande partie des avoirs occultes de Saddam Hussein
au Luxembourg, ce qui a permis de les restituer au gouvernement
irakien.
Il reste à savoir qui a orchestré tous ces coups de théâtre. Certains
attribuent la chute de Gotti Tedeschi à la manœuvre d’une organi-
sation concurrente de l’Opus Dei, les Chevaliers de Colomb, bras
armé des catholiques conservateurs américains. L’organisation tire
1. Gérald Posner, God’s Banker, op. cit.
2. Mutual Evaluation Report: Anti-Money Laundering and Combating the Financing of
Terrorism – The Holy See (including Vatican City State).

573
Ratzinger et Bergoglio

sa puissance d’un portefeuille d’assurances évalué à 85 milliards de


dollars. Dans les années 2000, les Chevaliers de Colomb ont contri-
bué à hauteur de 1,5 milliard de dollars au budget du Saint-Siège.
Carl Anderson, le « Suprême Cavalier » et patron de l’organisation,
fait partie du conseil d’administration de l’IOR, et n’a pas été le
moins actif pour obtenir la tête de Gotti Tedeschi, espérant même
lui succéder.
Mais cela n’explique pas qui a manipulé Paolo Gabriele. Car tous
les observateurs s’accordent à dire qu’il était sous influence. Nicolas
Diat, auteur français d’un livre élogieux sur Benoît XVI, ne cache
pas avoir bénéficié de confidences de l’entourage direct du pape émé-
rite. Et il nous livre leurs soupçons sur l’affaire Vatileaks :

Comment un cardinal du nord de l’Italie, élevé à la pourpre en


novembre 2010, et nommé préfet d’une importante congréga-
tion, a-t-il pu imaginer un seul instant que ses rencontres secrètes
avec Paolo Gabriele pouvaient aider le pape ? Ancien proche du
cardinal Siri, ce haut prélat s’était déjà distingué par des conseils
peu avisés au cardinal Bertone dont il se disait proche tout en
critiquant en coulisse, avec violence, sa gestion de la curie. Il
a présenté à Tarcisio Bertone le jeune Marco Simeon, homme
d’influence douteux qui deviendra un des conseillers occultes
du secrétaire d’État. Avec un sens des affaires sans vergogne,
Marco Simeon s’impose, de 2006 aux premiers développements
de Vatileaks, comme un intermédiaire obligé entre le cardinal
Bertone et des structures catholiques qui souhaitent bénéficier
du soutien financier du Saint-Siège. En quoi le cardinal Bertone
a-t-il besoin de Marco Simeon, dans la mesure où la relation
entre la secrétairerie et des institutions proches de l’Église pou-
vait facilement être gérée en interne ? D’autant que le jeune
conseiller a mis en place un système de commissions des plus
douteux…

574
L’héritage impossible

Simeon, qui réclame une commission de 9 % pour favoriser l’at-


tribution d’aides à divers projets, sera écarté début 2013. Reste à
savoir qui est ce mystérieux cardinal qui a recueilli les documents
dérobés par Gabriele et introduit Simeon auprès de Bertone… Diat
ajoute ceci à son sujet : « Le but de ce cardinal génois était simple :
renverser le cardinal Bertone, afficher une fidélité sans borne au pape,
devenir le prochain secrétaire d’État puis, tel le cardinal Pacelli, accé-
der au suprême pontificat… »
Quand on met bout à bout les informations distillées par Diat,
le portrait semble plutôt bien correspondre à Mgr Mauro Piacenza :
né à Gênes en septembre 1944, ordonné prêtre par le cardinal Siri
en 1969, Piacenza a été nommé cardinal en novembre 2010, puis
préfet de la Congrégation pour le clergé. Ce serait donc lui le grand
manipulateur de Paolo Gabriele, et la véritable source de Gianluigi
Nuzzi, selon l’entourage de Benoît XVI. Mais était-il seul ? A-t-il pu
par exemple être aidé par le clan du cardinal Sodano ? En 2013, le
pape François a décidé de nommer Piacenza au poste de grand péni-
tencier, ce qui n’est pas une promotion.

Le meurtre d’un ambassadeur


« Cette mort est devenue une véritable affaire d’État… mais
elle est passée presque inaperçue », témoigne une source romaine.
Notre interlocuteur fait allusion à la mort violente de Mgr Michael
Courtney, 58 ans, nonce apostolique au Burundi, le 29 décembre
2003. Elle a trouvé un épilogue judiciaire en 2005, mais il n’est pas
certain que toute la vérité ait été faite. Le nonce, un citoyen irlandais,
a été blessé par balle à la tête, à l’épaule et à la jambe à proximité
de Minago, une ville située au sud de la capitale, Bujumbura. « Ce
n’était pas un accident, il a été tué », a déclaré le président burundais
Domitien Ndayizeye, ajoutant qu’une enquête avait commencé1.
L’archevêque se trouvait dans une voiture arborant un drapeau du
1. Jason Horowitz, « Vatican Official Is Killed by Gunmen in Burundi », New York Times,
30 décembre 2003.

575
Ratzinger et Bergoglio

Vatican lorsque des coups de feu ont été tirés depuis une colline
voisine. Les trois autres passagers n’ont subi que de légères blessures.
Les pneus ont été visés méthodiquement, ce qui a retardé l’arrivée
du véhicule à l’hôpital et empêché de sauver l’archevêque. Ce der-
nier est mort sur une table d’opération. La région, dans la province
de Bururi, était sillonnée par les partisans des Forces nationales de
libération, un groupe rebelle. Mais ils n’ont pas revendiqué l’action.
Le Burundi a lui aussi subi les ravages de la guerre ethnique entre
Hutu et Tutsi, qui a fait près de 300 000 morts. Le premier pré-
sident élu du pays, le Hutu Melchior Ndadaye, a été assassiné en
1993. En dépit d’efforts en faveur de la paix, dans lesquels Nelson
Mandela s’est impliqué personnellement, la violence restait omni-
présente en 2003. En novembre, trois factions rebelles hutu accep-
taient de déposer les armes et de se fondre dans l’armée nationale.
Mais une quatrième faction, celle des Forces nationales de libération,
poursuivait le combat. À première vue, Mgr Courtney aurait donc
été une victime collatérale de la guerre civile.
Cependant le dossier est loin d’être aussi simple. La fusillade, qui
a épargné le conducteur et deux passagers sur trois, ne ressemble pas
à une attaque de guérilla, mais à un tir de sniper professionnel. Et les
agents de renseignement occidentaux présents dans le pays estiment
que le nonce a été victime d’un contrat. C’est l’hebdomadaire catho-
lique sud-africain The Southern Cross qui brise le tabou dans son
édition du 9 décembre 2003 : la mort de Mgr Courtney aurait été
« planifiée d’en haut ». Contredisant la version officielle, le journal
met en cause… l’ancien président burundais Pierre Buyoya1 !
L’accusation, gravissime, d’un ancien chef d’État ne fait guère
les gros titres de la presse internationale. The Southern Cross s’ap-
puie sur un dossier rédigé par un journaliste burundais, qui affirme
que son enquête a provoqué la mort de plusieurs membres de sa
propre famille. Selon lui, l’archevêque Courtney était en possession
d’informations sur un autre assassinat, commis en novembre 2001,

1. « L’assassinat du nonce en 2003 “planifié d’en haut” », La Croix, 19 décembre 2006.

576
L’héritage impossible

celui du Dr Kassi Manlan, représentant de l’Organisation mondiale


de la santé (OMS) au Burundi1. Cet Ivoirien de 55 ans travaillait à
Bujumbura depuis trois mois lorsque, le 21 novembre 2001, son
corps fut retrouvé, le crâne défoncé, sur les berges du lac Tanganyika,
près d’un yacht-club fréquenté par les expatriés belges. L’enquête de
police incrimina sa secrétaire et quatre vigiles d’une société de sécu-
rité privée. La secrétaire aurait prémédité le crime avec un collègue
du Dr Manlan, pour l’empêcher de révéler un détournement de
fonds de l’OMS dédiés à la lutte contre une épidémie de paludisme.
En 2005, la justice du Burundi a prononcé quatre condamna-
tions à mort et neuf peines de prison. Le frère de la prévenue, l’avo-
cat François Nyamoya, a accusé les services de renseignement burun-
dais d’avoir planifié l’assassinat du Dr Manlan. Et l’avocat belge qui
défendait cette dernière, Me Maingain, a demandé que l’on élucide
si M. Buyoya et sa femme sont les commanditaires de cet assassinat.
De fait, sa cliente a fini par être innocentée. Le FBI américain a
envoyé deux enquêteurs, dans le cadre des accords bilatéraux entre
les États-Unis et le Burundi. Quatre policiers de haut rang ont été
inculpés, ainsi que le responsable de l’agence de gardiennage, et des
repris de justice. Émile Manisha, commandant de la police de sécu-
rité publique (PSP) de l’époque, est présenté comme le « cerveau » du
crime, raconte Jeune Afrique 2 :

Lors du procès, le mobile du crime n’a pas été précisément


détaillé, dans la mesure où il n’a pu être établi avec certitude.
Toutefois, en août 2002, la rédaction d’abarundi.org, un site
Internet très apprécié des Burundais, avait publié la lettre d’un
informateur ivoirien, qui raconte que « certains milieux poli-
tiques burundais » avaient connaissance du rapport que préparait
Kassi Manlan et savaient qu’il contenait des détails sur les com-
manditaires du détournement de fonds. Un certain monsieur X

1. https://www.cath.ch/newsf/burundi-l-assassinat-du-nonce-apostolique-michael-cour-
tney-planifie-d-en-haut/
2. Valérie Thorin, « Autopsie d’un meurtre », Jeune Afrique, 16 mai 2005.

577
Ratzinger et Bergoglio

aurait donné ordre au gouverneur de la Banque centrale du


Burundi de faire transiter les sommes en provenance de l’OMS
par un compte intermédiaire situé en France, celui de la société
d’études et de conseil Kost International, d’où elles seraient
reparties non en direction du Burundi, mais vers un compte
privé. L’OMS a rapidement remarqué que l’argent n’était pas
parvenu à la Banque centrale et demandé des comptes à son
représentant à Bujumbura. Vraisemblablement, le Dr Manlan
avait remonté la filière jusqu’au donneur d’ordre et son travail
avait été surpris grâce aux écoutes téléphoniques, fréquentes
dans ce pays.

Selon The Southern Cross, Manlan s’apprêtait à mettre en cause


le président d’alors, Pierre Buyoya. Sans que l’on sache par quelle
voie, Mgr Courtney aurait récupéré tout ou partie de son dossier
et prévoyait de se rendre à Bruxelles pour le transmettre aux auto-
rités européennes. Selon nos informations, l’OMS a fait réaliser un
rapport interne sur l’assassinat du Dr Manlan, lequel mettait bien
en cause l’entourage du président Buyoya. C’est peut-être pour-
quoi il n’a jamais été publié ni transmis à la justice du Burundi.
En revanche, il a été transmis au secrétaire général de l’ONU, Kofi
Annan. Et, selon notre source romaine, la secrétairerie d’État en a
eu connaissance… mais n’a fait aucun commentaire. Encore une
fois, la diplomatie l’a emporté sur la recherche de la vérité. L’ancien
président Buyoya est décédé du Covid en France, en décembre
2020.

Un constat d’échec
Le 11 février 2013, une nouvelle incroyable fait les gros titres de
la presse mondiale : Benoît XVI démissionne ! La machine média-
tique s’emballe. On dit qu’il a été accablé par un rapport des cardi-
naux chargés d’enquêter sur les Vatileaks mais qui ont surtout exposé
en détail le fameux « lobby gay » de hauts prélats qui, selon eux,

578
L’héritage impossible

mèneraient des orgies et exerceraient une influence démesurée sur


la curie, tandis que certains seraient victimes de chantage de la part
de tiers. Peu avant de quitter son poste, Benoît (ou plutôt Bertone)
nomme un nouveau président de l’IOR : Ernst von Freyberg, un
aristocrate catholique allemand, trésorier de l’ordre de Malte.
27
La machine infernale

Longtemps les services de sécurité du Vatican ont dû s’assurer que


nul n’introduisait d’émetteur radio ni de micro au sein du conclave.
Mais, avec l’élection de 2013, on est entré dans une nouvelle dimen-
sion. Comme bien d’autres États européens, le Vatican est devenu
victime des « grandes oreilles » de la NSA américaine. C’est l’hebdo-
madaire Panorama qui l’affirme1 : les cardinaux et le pape lui-même
ont été ciblés par des écoutes téléphoniques. Selon le site spécialisé
Cryptome, 46 millions de conversations téléphoniques auraient été
interceptées en Italie au cours d’un seul mois, à cheval sur 2012-
2013. Le Vatican fait bien entendu partie du lot. Il est probable que
la NSA a capté les conversations téléphoniques des prélats dans les
jours précédant le conclave, ce qui aurait permis de se faire une idée
sur les tendances préalables au premier vote. « Le soupçon existe que
même les conversations du futur souverain pontife puissent avoir été
contrôlées. Bergoglio était déjà depuis 2005 l’objet de l’attention des
services secrets américains, selon les rapports de Wikileaks », précise
Panorama. Les États-Unis ont formellement rejeté les accusations
sur l’interception de communications en Europe, affirmant que ces
données, si elles existent, leur auraient été fournies par des agences de
renseignement européennes. Façon de « mouiller » les services secrets
italiens ?
À l’ère des réseaux sociaux, c’est peut-être beaucoup de moyens
dépensés pour savoir ce qui a pu se passer pendant le conclave, alors
que de plus en plus de témoins parlent, de plus en plus rapidement,

1. Le 31 octobre 2013.

581
Ratzinger et Bergoglio

sous couvert du « off ». On s’en souvient, le nom de Bergoglio était


déjà sorti lors du précédent conclave. Désormais plus âgé, le pré-
lat argentin était loin de partir favori. D’autant qu’on avait décidé
d’exhumer de vieux dossiers sur lui…

Un papabile plein de surprises


Comme d’habitude, divers groupes se sont concertés en amont
du conclave. Les Américains veulent plus de transparence et d’ordre
dans la gestion du Vatican, notamment qu’on mette enfin sous
contrôle l’IOR. Ils espèrent aussi plus de collégialité dans les déci-
sions. Un groupe de prélats allemands et autrichiens cherche une
figure « centriste », mais capable de réformer la curie. De façon sidé-
rante (parce qu’ils ne s’entendent pas), les cardinaux Re, Bertone et
Sodano et une bonne partie de la curie ont décidé de s’allier pour
barrer la route au cardinal Scola, archevêque de Milan, et de soutenir
le cardinal brésilien Scherer. Ces encombrants parrainages « coulent »
sa candidature, tant ils incarnent le système de la « vieille » curie
dont les non-Italiens ne veulent plus. Aucun des favoris ne paraît en
mesure de l’emporter, ce qui redonne sa chance à Bergoglio. Il offri-
rait une figure souriante et dynamique, malgré son âge (76 ans). Son
discours, prononcé pendant les congrégations générales, en faveur
d’une Église « qui sort d’elle-même pour aller vers les périphéries »
a fait forte impression. Un groupe de prélats européens décide d’en
faire son candidat et s’allie avec les Américains et les Allemands. Dès
le troisième tour, il passe en tête. La curie et le parti italien volent au
secours de la victoire.
Après la désignation du nouveau pape, les accusations com-
mencent à sortir. Bergoglio aurait coopéré avec la junte militaire
argentine entre 1976 et 1982. On l’accuse surtout d’avoir trahi deux
collègues jésuites qui furent torturés. La source des accusations : le
journaliste argentin Horacio Verbitsky1.
1. Horacio Verbitsky, El silencio. De Paulo VI a Bergoglio. Las relaciones secretas de la Iglesia
con la ESMA, Sudamericana, 1997.

582
La machine infernale

Né à Buenos Aires en 1936, aîné d’un couple d’émigrés italiens


péronistes ayant eu cinq enfants, Bergoglio entame des études de
chimie mais décide à 21 ans d’entrer chez les jésuites. Il effectue
deux ans de noviciat, trois ans de philosophie et d’humanités,
quatre ans de théologie. Pendant ses études, il enseigne la littéra-
ture et la psychologie. De 1964 à 1966, il fréquente le Colegio del
Salvador, centre jésuite et péroniste : on y promeut la théologie de
la culture, qui postule que le catholicisme est antérieur à l’État et
à la Nation, et qu’il la fonde. L’Argentine se définit donc avant
tout par le catholicisme. Il prononce ses vœux définitifs en 1973. Il
est nommé provincial (directeur) des jésuites d’Argentine la même
année, ce qui à 36 ans le place à la tête des jésuites du pays (ainsi que
de l’Uruguay voisin). Dans ces années 1970, la théologie de la libé-
ration se répand à travers l’Amérique du Sud et fascine beaucoup de
jeunes jésuites.
Après la disparition de Perón en 1974, l’Argentine souffre du
terrorisme d’extrême droite et d’extrême gauche et va subir un coup
d’État militaire en 1976. Les chars font leur apparition dans les rues
de Buenos Aires. Trente mille Argentins disparaissent en sept ans.
La moitié sont fusillés, certains sont jetés à la mer depuis des avions
militaires. Et 1,5 million de personnes doivent s’exiler. La junte
administre au pays une sévère cure d’ultralibéralisme qui met le sys-
tème bancaire à genoux en 1980 et provoque une fuite en avant
nationaliste. En avril 1982, l’Argentine envahit les îles Malouines
dont elle conteste la souveraineté au Royaume-Uni. Après la défaite
militaire face aux Britanniques, la junte militaire s’effondrera en
1983.
Bergoglio est le patron des jésuites argentins pendant cette
période particulièrement noire, jusqu’en 1979. Ses prêtres sont très
divisés entre progressistes et conservateurs. Lui-même n’est pas un
fan de la théologie de la libération et reconnaîtra plus tard s’être
montré trop autoritaire, par manque d’expérience. Il essaie ainsi de
discipliner quatre jésuites, enseignants à l’université, qui mettent à
profit leur temps libre pour enseigner dans les bidonvilles. Or deux

583
Ratzinger et Bergoglio

d’entre eux, les pères Orlando Yorio et Francisco Jalics, qui avaient
fondé une communauté dans un bidonville, sont kidnappés en mai
1976 par des escadrons de la mort. Ils seront torturés et emprison-
nés pendant cinq mois. Bergoglio fait le siège des responsables de
la dictature pour obtenir leur libération. Il les aide ensuite à quitter
le pays. S’il est évident que Jalics garde une profonde blessure de
ces événements, il a tenu à préciser après l’élection au pontifoncat
que Bergoglio ne l’avait pas dénoncé. Mais le témoignage d’Orlando
Yorio recueilli par Verbitsky est sévère envers Bergoglio qui, devant
le refus des jésuites d’abandonner leurs activités dans le bidonville,
les a suspendus avant leur kidnapping. En 2010, la sœur d’Orlando
Yorio a porté l’affaire en justice.
Les enquêtes menées après le rétablissement de la démocratie
sur les exactions des militaires n’ont pas jugé Bergoglio coupable
de quoi que ce soit. Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix,
affirme : « Il y a eu des évêques complices sous la dictature, mais
pas Bergoglio. » Alicia Oliveira, première femme argentine à avoir
occupé la fonction de juge au pénal, a témoigné que, quand elle
était dans la clandestinité, Bergoglio l’a transportée dissimulée dans
le coffre de sa voiture. On sait aujourd’hui qu’il a usé de son sta-
tut pour sauver des personnes recherchées par la junte militaire.
L’ouvrage La liste de Bergoglio1 offre les témoignages de dix per-
sonnes sauvées par le jésuite, qui en aurait exfiltré une centaine en
tout via le collège San José de San Miguel, université dont il fut
le recteur à partir de 1980. Il avait mis sur pied une organisation
compartimentée dont chaque membre rendait de petits services
logistiques (hébergement, transport). Même s’il a pu commettre des
erreurs, cette enquête montre qu’il s’est investi et a pris des risques
réels pour sauver des vies
Dans un livre paru en Argentine début 2021, le pape François
s’est confié sur cette période où il aidait « des gens dans la clan-
destinité pour les faire sortir du pays afin de leur sauver la vie ».
1. Nello Scavo, La liste de Bergoglio : sauvés par le pape François durant la dictature, Bayard,
2014.

584
La machine infernale

« Pendant six mois, je suis allé consulter (une psychiatre) une


fois par semaine », révèle le pape. « Elle m’a aidé à me situer par
rapport à la façon de gérer mes peurs à cette époque. Imaginez ce
que c’était que de transporter une personne cachée dans une voi-
ture – à peine dissimulée sous une couverture – et de passer trois
postes de contrôle militaires dans la zone de Campo de Mayo »,
la plus grande caserne du pays. « La tension que cela provoquait
en moi était énorme », confie le souverain pontife1. Inédite pour
un pape en activité, cette confidence montre par ailleurs que les
activités clandestines ne lui sont pas étrangères.
Professeur des universités depuis 1979, Bergoglio est envoyé en
1986 en Allemagne pour travailler à sa thèse. En 1990, le directeur des
jésuites l’envoie en poste à Cordoba, à 700 kilomètres au nord-ouest de
Buenos Aires, ce qui ressemble à un exil pour le punir d’avoir entravé le
mouvement « progressiste ». En juin 1992, il est nommé évêque auxi-
liaire de Buenos Aires, un repêchage. Il deviendra évêque en 1998 et
sera nommé cardinal en 2001. Il est connu pour ses manières simples et
sa vie modeste, ses visites régulières dans les quartiers pauvres. Comme
archevêque, il demande à ses prêtres d’aller vivre dans les bidonvilles.
Au début des années 2000, à la suite d’une nouvelle cure d’austérité,
le pays connaît un sévère krach bancaire en 2001-2002 et fait défaut
sur sa dette internationale. Les conséquences de ces politiques libérales
pour les plus faibles rendent Bergoglio de plus en plus hostile au libé-
ralisme et il est désormais catalogué « à gauche ».
En 2005, il est élu président de la Conférence des évêques d’Ar-
gentine et il devient l’interlocuteur du président Kirchner et de sa
femme Cristina qui succédera à son mari à la tête du pays en 2007.
Il n’est pas facile de situer Bergoglio : il est considéré comme
un traditionaliste sur le dogme et les questions de société, mais son
attention pour le sort des plus pauvres et sa vie très simple le rendent
populaire dans toute la société argentine.

1. « Le pape François envisage de finir sa vie à Rome », Le Monde, 28 février 2021.

585
Ratzinger et Bergoglio

Un nouveau style

Devenu pape, Bergoglio semble reprendre les manières de


Jean XXIII : il refuse toute pompe et décide d’habiter au milieu
d’autres prêtres à la résidence Sainte-Marthe (où il occupe un deux-
pièces de 70 m2 : une chambre et un petit salon) plutôt que dans les
appartements papaux. On peut l’interpréter comme le refus de s’iso-
ler dans l’exercice du pouvoir et de ne pas se laisser emprisonner par
la curie. Il veut débarrasser celle-ci de ses réflexes corporatistes, de ses
luttes internes, de son goût du luxe et de la soif de pouvoir. Plus facile
à dire qu’à faire… Le pape manifeste un grand talent de communi-
cant, par contraste avec son prédécesseur. Il ne remet pas les dogmes
en cause, mais il parle franchement et sans donner de leçons : on voit
en lui ce qu’on a envie de voir… Charismatique, d’abord facile et à
l’aise devant les foules, il inspire confiance et devient immédiatement
très populaire.
« Je n’ai pas besoin de gardes du corps, je ne suis pas sans défense »,
dit-il au début de son pontificat. François se veut accessible à tous, il
aime le contact direct avec les fidèles.
« Mais il n’est pas facile à protéger », témoigne une source sécu-
ritaire romaine, « parce qu’il est très accessible, au sein du Vatican
comme à l’extérieur ». En 2014, l’entourage du pape a sollicité le
ministère de l’Intérieur espagnol pour réaliser un audit de la sécurité
au Vatican. Celui-ci a mis en évidence plusieurs vulnérabilités. En
premier lieu, la résidence Sainte-Marthe où réside le pape : celle-ci
accueille de nombreux visiteurs de passage. Elle ne disposait d’aucune
vidéosurveillance au moment de l’audit. La sécurité se limitait à deux
gardes postés à la réception. Cerise sur le gâteau : un unique réseau
Wi-Fi partagé par tous les résidents ! Selon notre source romaine, de
nouvelles dispositions ont été prises à la suite de cet audit, qu’il n’est
évidemment pas possible de détailler ici.
Autre préoccupation soulevée par le rapport : le personnel de
sécurité était exclusivement masculin : dans le contexte du Vatican,
ce n’est pas pour nous étonner, mais dans ce cadre, comment

586
La machine infernale

fouiller des personnes de sexe féminin ? L’organisation des audiences


publiques et des visites de dignitaires étrangers a aussi été identifiée
comme défaillante. Le rapport recommandait enfin que le Vatican
adhère au système d’information Schengen et accroisse sa coopéra-
tion avec les autres agences européennes de sécurité1.
Les mesures de sécurité ont de nouveau été renforcées après les
attentats de Daech commis en janvier et novembre 2015 en France.
Place Saint-Pierre, on a vu apparaître des policiers italiens, mitrail-
leuses en bandoulière. Pour les services italiens, comme pour ceux
du Vatican, le plus grand risque est celui des loups solitaires. Juan
Carlos Molina, un prêtre argentin courageusement engagé contre les
narcotrafiquants, aurait confié à François lors d’une visite à Sainte-
Marthe en 2014 : « Tu vis dans un endroit dangereux. Attention, ils
peuvent te tuer. » François aurait répondu : « C’est la meilleure chose
qui puisse m’arriver, et à toi aussi2. »
Dans les jours qui suivent l’élection, François décide de remplacer
Bertone par Pietro Parolin, 58 ans, qui a été sous-secrétaire d’État de
2002 à 2009. Il a notamment négocié l’établissement de relations
diplomatiques avec le Vietnam. Le Vatican peut désormais nommer
des évêques dans ce pays, à condition de présenter trois candidats
aux autorités, comme cela se pratiquait pendant la guerre froide dans
les pays de l’Est. Parolin est considéré comme un « centriste ».
Le pape décide aussi de créer un groupe de travail diversifié, com-
prenant huit cardinaux issus des cinq continents, qui l’aidera à réfor-
mer la curie, sa grande priorité. Une curie que François n’hésite pas
à désigner en privé comme « la lèpre de la papauté ». Ce « conseil
des cardinaux » est une innovation sans précédent, une évolution
concrète vers la collégialité. François consacre ses premiers mois
de pape à rencontrer et consulter tous les organismes de la curie et
les responsables des associations catholiques. En ce qui concerne la
Congrégation pour la doctrine de la foi, François veut en finir avec les
1. Cf . Gianluigi Nuzzi, Jugement dernier, le combat du pape François pour sauver le Vatican
de la faillite, Flammarion, 2020.
2. La Nacion, 11 décembre 2014.

587
Ratzinger et Bergoglio

dénonciations pour manquement à l’orthodoxie et laisser aux confé-


rences épiscopales locales le soin de traiter sur place les éventuelles
erreurs doctrinales, quitte à prendre l’avis de Rome si nécessaire.
Ses multiples initiatives rencontrent de vives résistances : on cri-
tique les excès de démocratie qui menaceraient l’autorité du pape, la
promotion des femmes…
À l’arrivée de François, les questions financières n’étaient pas for-
cément en tête de ses priorités. Elles ne vont pas tarder à le devenir.
Un comptable de l’APSA, Mgr Nunzio Scarano, est arrêté en com-
pagnie d’un ancien agent des services secrets intérieurs italiens1, et
accusé de gérer une entreprise d’évasion fiscale au profit de riches
Italiens, en particulier des magnats de la construction navale, amis de
Silvio Berlusconi, dont il transportait les valises de billets en Suisse
à bord d’un jet privé2. Scarano était surnommé « monsignore 500 »,
à cause de sa manie de proposer à ses amis entrepreneurs d’échan-
ger des liasses de billets de 500 euros contre des chèques de 5 000
ou 10 000 euros. Des écoutes téléphoniques pratiquées sur la ligne
de Scarano montrent que le directeur général de l’IOR Cipriani et
son adjoint Tulli sont impliqués, ainsi que d’autres responsables du
Vatican. Un ami de Mgr Scarano, Massimiliano Marciano, avoue
aux enquêteurs que le prélat a utilisé la valise diplomatique du
Vatican pour transporter du cash de Suisse en Italie pour le compte
de… la famille Agnelli ! Marciano affirme avoir vu des sacs remplis
de lingots d’or que l’on chargeait dans un camion frigorifique de
transport de nourriture, garé devant l’immeuble de l’IOR…
On découvre que Scarano avait chez lui des tableaux valant au
moins 6 millions de dollars, bien au-delà de ses moyens théoriques.
Il avait imprudemment attiré l’attention sur son cas en déposant
plainte pour un vol dans son luxueux appartement. La police s’était
demandé comment il aurait bien pu s’offrir de telles œuvres avec son
modeste salaire du Vatican. Scarano évoluait dans divers cercles de
1. Désormais appelés AISI.
2. Nick Schifrin, « Vatican Accountant Accused of Smuggling 26 M$ in Private Jet with
Ex-Italian Spy », ABC News, 28 juin 2013.

588
La machine infernale

« chevalerie », comme les « gentilshommes de Sa Sainteté ». Depuis sa


prison, Mgr Scarano écrit au pape François qu’il a tenté de dénoncer
des malversations financières auprès des cardinaux Bertone, Dziwisz
et Sodano. Selon lui ses supérieurs ont pu continuer en toute tran-
quillité car ils avaient de quoi faire chanter ces personnalités !
Le pape manifeste sa colère et demande le départ des responsables.
Devant des journalistes, François aura ce mot devenu célèbre : « Nous
avons ce monseigneur en prison […] ; il n’est pas allé en prison parce
qu’il ressemblait à la Bienheureuse Imelda1 ! » Paolo Cipriani et son
adjoint Massimo Tulli sont limogés. Le nettoyage se poursuit avec
la mise en cause d’un consultant juridique de l’IOR. Une société de
consultants est appelée à la rescousse et passe pendant deux ans en
revue les transactions de la banque.
Ayant connu nombre de scandales et faillites bancaires dans
son pays, François aborde les problèmes de l’IOR avec méfiance. Il
envisage même de fermer cette banque et ordonne finalement une
réforme « du sol au plafond ». Le pape met en place une commission
chargée de l’informer sur l’IOR et de conseiller les réformes appro-
priées. Il y nomme son secrétaire particulier et homme de confiance,
le Maltais Alfred Xuereb. François nomme par ailleurs Mgr Battista
Ricca (directeur de la résidence Sainte-Marthe) comme prélat
superviseur de l’IOR. Mais, quelques jours plus tard, le vaticaniste
de L’Espresso Sandro Magister dévoile l’ancienne vie homosexuelle
mouvementée de Ricca, dont le pape n’avait pas eu connaissance.
Mgr Ricca est accusé d’avoir été écarté en 2001 de la nonciature en
Uruguay pour « conduite scandaleuse » : il y aurait vécu ouvertement
avec un officier de l’armée suisse. Une nouvelle fois au sein de la
curie, quelqu’un utilise la presse pour déstabiliser le pape dans sa
volonté de réforme.
En 2014, à la surprise du monde bancaire italien, une instruction
est ouverte contre Angelo Caloia, qui a dirigé l’IOR jusque 2009, et
deux avocats. Selon la justice vaticane, 29 propriétés de la banque

1. Conférence de presse du 28 juillet 2013.

589
Ratzinger et Bergoglio

auraient été vendues sous l’autorité de Caloia entre 2001 et 2008.


Ces biens auraient été cédés 34 millions d’euros en dessous de leur
valeur de marché et une partie de la différence aurait été rétrocédée
dans les poches des accusés, puis placée sur des comptes suisses. Au
total, les personnes mises en cause auraient touché quelque 19 mil-
lions d’euros de pots-de-vin. La justice vaticane a confisqué de larges
sommes sur les comptes des accusés et fixé provisoirement une com-
pensation de 23 millions d’euros.
Le 21 janvier 2021, Angelo Caloia, est condamné à huit ans de
prison. C’est la toute première fois qu’une peine d’incarcération est
prononcée dans l’État du Vatican pour un délit financier. Le procu-
reur général Gian Piero Milano estime que ce procès « restera dans
l’histoire » du tribunal. Caloia a immédiatement fait appel de ce
jugement.
François s’attendait évidemment à devoir traiter le cas de l’IOR
pendant son mandat. Mais il ne se doutait probablement pas que le
Vatican recelait encore d’autres institutions financières opaques. En
particulier, il découvre la section administrative de la secrétairerie
d’État : une véritable « boîte noire » qui gère les fonds secrets du pape.
Celle-ci a été créée sous Paul VI pour recueillir les contributions
des évêques au gouvernement central de l’Église. Elle a été mainte-
nue à la disposition de la secrétairerie pour des paiements discrets et
urgents, permettant de contourner l’omniprésent Mgr Marcinkus.
Elle aurait contribué au remboursement des actionnaires de la Banco
Ambrosiano après l’accord passé avec l’État italien, avec le concours
d’hommes d’affaires italiens. Les auditeurs désignés par le pape ont
les plus grandes peines à obtenir des informations sur ses comptes.
Et puis il y a l’APSA, l’administration du patrimoine du siège
apostolique. Elle comprend une section ordinaire, qui gère l’im-
mense patrimoine immobilier et une section extraordinaire, qui gère
des capitaux. Or, et c’est l’autre surprise des auditeurs, cette dernière
réserve bien des surprises. Une enquête commandée par Benoît XVI
en 2012 a levé un coin du voile : elle faisait partie des documents
que le pape émérite a remis à François. Ce document dénonçait en

590
La machine infernale

termes feutrés mais précis une sorte de « trou noir » financier, dirigé
depuis 2003 par… Paolo Mennini, le fils de celui qui fut le bras
droit de Mgr Marcinkus à l’IOR ! Sous son règne, l’APSA a déve-
loppé une activité de « banque parallèle », ouvrant des comptes à des
particuliers et effectuant ici et là des prises de participations. Quand
on connaît l’histoire financière des années 1970-1990, on imagine
ce qu’a pu être l’accablement du pape prenant connaissance de ces
nouveaux dossiers. Les comptes au nom de personnes physiques ne
sont pas censés exister à l’APSA, sauf circonstances exceptionnelles.
Après examen de la situation, François a confié à une société d’audit,
Promontory, l’analyse de tous les comptes clients de l’APSA1. Une
cinquantaine de clients discutables, représentant 90 comptes actifs,
ont été identifiés. Lorsque le secrétariat pour l’économie a demandé
des précisions à l’APSA sur ces comptes, il s’est vu répondre que les
documents justificatifs avaient été égarés ou détruits ! Paolo Mennini
a été rapidement démis de ses fonctions (en 2013), mais il a continué
pendant un temps à hanter les couloirs de l’APSA…
Au fil des décennies et des scandales, on retrouve les mêmes ingré-
dients : un affairisme omniprésent, des échanges de services avec
l’élite politique et économique italienne, qui ne peuvent plus être
justifiés par la guerre froide. Et la présence de membres des services
secrets italiens. Un exemple ? En 2013 est arrêté Francesco La Motta,
ancien chef adjoint du renseignement intérieur et haut responsable
du ministère de l’Intérieur italien, qui a été fait « gentilhomme de
Sa Sainteté » en 2007. La Motta est accusé d’avoir détourné 10 mil-
lions d’euros d’un fonds pour la rénovation des églises. Accablé par
toutes ces affaires, le pape François déclare que les ordres de cheva-
lerie catholique sont « archaïques, inutiles et préjudiciables » et qu’il
ne nommera plus aucun titulaire. Dernier exemple embarrassant : le
haut fonctionnaire Angelo Balducci, un autre gentilhomme de Sa
Sainteté arrêté en février 2010, passe en jugement pour corruption
en 2013. Chargé d’attribuer des contrats de construction publique, il

1. Cf. Jugement dernier, op. cit.

591
Ratzinger et Bergoglio

s’est gavé de pots-de-vin. Disposant d’un compte à l’IOR, il s’offrait


les services de prostitués homosexuels dont certains étaient des sémi-
naristes, et il en faisait bénéficier ses amis du clergé et de la politique.
En prison il aurait reçu selon un témoin pas moins de 70 visites de
députés : « Une vraie procession. S’il parle, il fera tomber la deuxième
République et la moitié du Vatican1. »

Vatileaks 2
Début 2014, François renouvelle le conseil de surveillance de
l’IOR. Seul le Français Jean-Louis Tauran retrouve son poste. Fin
janvier, François décide de remplacer le président ecclésiastique de
l’AIF. En février, il crée un nouveau secrétariat pour les affaires éco-
nomiques, avec à sa tête le cardinal australien George Pell.
En mai, on apprend par l’hebdomadaire Bild que l’ex-secrétaire
d’État Bertone est mis en cause pour avoir poussé le directeur de
l’IOR Gotti Tedeschi à accorder un prêt de 20 millions de dollars à
un ami, producteur de télévision et membre de l’Opus Dei. Le prêt
n’a jamais été remboursé. Bild se demande si l’ami en question n’a
pas reversé une partie de l’argent à quelqu’un…
En juillet, François remplace le directeur de l’IOR von Freyberg
par Jean-Baptiste de Franssu, patron d’une société d’investisse-
ment. La nouvelle équipe de direction va même inclure une femme,
Mary Ann Glendon, une ancienne ambassadrice des États-Unis au
Vatican. En un an, 3 500 comptes sont fermés au sein de l’IOR, mais
il reste beaucoup de comptes détenus par de richissimes particuliers
italiens… Fin 2014, Pell découvre même que la banque détient un
milliard de dollars en cash dont on ignore la provenance et qui ne
figure pas dans les comptes ! Peut-être que les précédents chapitres
de cette histoire permettraient d’apporter des pistes de réponse…
La banque s’attelle à mettre en place un système d’alertes informa-
tiques. Pour chaque catégorie de clients, on estime ainsi le volume

1. Massimo Teodori, Vaticano rapace, Marsilio editori, 2013.

592
La machine infernale

« normal » de transactions. Les décisions d’investissement de l’IOR


sont désormais assumées par une équipe dédiée. L’IOR ne doit plus
spéculer sur les actions mais assurer des services financiers de base et
offrir des conseils financiers pour les employés du Vatican, les prêtres
et les ordres religieux.
François veut aussi en finir avec la spéculation immobilière sur les
propriétés vacantes des ordres religieux, qui sont souvent cédées pour
être transformées en hôtels ou résidences de luxe. Trop d’affaires
douteuses ont été conclues au cours des précédentes décennies. Le
supérieur des Camilliens, Renato Salvatore, a ainsi été arrêté, peu
après Scarano, pour malversations sur des marchés publics portant
sur la gestion des 200 hôpitaux de l’ordre dans le monde.
Le pape crée la COSEA, Commission pour la réforme écono-
mique de l’administration du Vatican. Elle compte huit membres,
dont une femme : Francesca Chaouqui, une ancienne d’Ernst and
Young, proche de l’Opus Dei. Il semble que sa candidature ait été
poussée par le secrétaire de la commission, lui-même membre de
l’Opus Dei, Mgr Vallejo Balda. Au bout d’un an de travaux, la com-
mission n’a pas convaincu et cesse d’exister. Mgr Balda et sa proté-
gée, jugés trop opportunistes par l’entourage du pape, ne sont pas
recasés. On leur reproche notamment d’avoir organisé pour la cano-
nisation de Jean Paul II et Jean XXIII une grande fête mondaine sur
le toit des palais apostoliques.
Mais les travaux de la commission font l’objet d’importantes fuites
qui permettent aux journalistes Gianluigi Nuzzi et Emiliano Fittipaldi
de publier de nouveaux livres sur la corruption au sein du Vatican1.
On y apprend qu’il existe toujours une centaine de comptes courants
problématiques à l’IOR et de nombreuses dépenses scandaleuses,
comme le versement par une fondation caritative de 200 000 euros
pour la rénovation du luxueux appartement (300 m2) du cardinal
Bertone, l’ex-secrétaire d’État (il sera contraint de rembourser). Ces
livres ne relèvent plus du lancement d’alerte puisqu’ils ne font que
1. Emilio Fittipaldi, Avarizia, Feltrinelli, 2015. Gianluigi Nuzzi, Chemin de croix,
Flammarion, 2015.

593
Ratzinger et Bergoglio

suivre un assainissement déjà engagé par le pape. Mais ils donnent


l’impression que son pontificat est tout aussi marqué par les scandales
que les précédents, alors qu’un effort sans précédent est en cours.
D’où viennent les fuites ? On l’apprend assez vite : en novembre
2015, Francesca Chaouqui et Vallejo Balda sont arrêtés par la gen-
darmerie pour « soustraction et divulgation d’informations et de
documents confidentiels ». Chaouqui collabore, met tout sur le dos
de Mgr Balda et est relâchée aussitôt. Fait exceptionnel, Balda est
incarcéré. Il comparaît avec son secrétaire particulier et Francesca
Chaouqui pour association de malfaiteurs. Balda et Chaouqui se
chargeront mutuellement pendant leur procès. Seul condamné à
de la prison ferme (dix-huit mois), Balda a été libéré en décembre
2016 sur décision du pape et remis à la disposition de son diocèse
d’origine.
En 2014, François nomme l’Australien George Pell comme préfet
pour le secrétariat de l’économie. Ses manières autoritaires ne l’aident
pas à se faire des amis au sein du secrétairerie d’État. Il commande
à PriceWaterhouseCoopers un audit de grande ampleur, lequel est
interrompu peu après par la secrétairerie d’État. Pell verra sa mission
interrompue par des accusations d’abus sexuel passés qui l’obligent à
retourner en Australie en 2017 pour y être jugé1. Ce scandale est un
revers pour François qui comptait sur Pell pour l’aider à assainir les
finances de l’Église.
En visite en Calabre en juin 2014, François prononce l’excom-
munication de la ‘Ndrangheta, une « adoration du Mal », faisant
écho aux injonctions de Jean-Paul II, vingt-et-un ans auparavant.
François béatifie le père Puglisi de Palerme, que la Mafia avait assas-
siné en 1993. Dans la pratique, le refus des sacrements aux mafieux
peut pourtant être compliqué à exercer pour certains prêtres qui ne
se sentent pas une âme de martyrs. Certains font mine de ne pas

1. En 2019, le cardinal Pell a été condamné en première instance, pour agressions sexuelles
sur mineurs de moins de 16 ans, à six ans de prison. Son appel a été rejeté. Mais il a effectué
une demande de révision devant la Haute Cour, qui a conclu à son acquittement et sa
libération immédiate en mars 2020, après un an de prison.

594
La machine infernale

voir… Le procureur adjoint de Calabre met en garde le Vatican :


en tentant de faire un grand ménage au Vatican, le pape dérange
beaucoup d’intérêts affairistes et mafieux. « Ceux qui jusqu’à présent
se sont nourris du pouvoir et de la richesse qui dérivent directement
de l’Église sont nerveux, inquiets. Le pape Bergoglio est en train de
démanteler des centres de pouvoir économique au Vatican. Si les
boss pouvaient lui faire un petit croc-en-jambe, ils n’hésiteraient
pas1. »

1. Cité par Marco Politi, François parmi les loups, Philippe Rey, 2015.
28
Barack et François

« Todos Somos Americanos »


Barack Obama

17 décembre 2014 : Cuba et les États-Unis créent la surprise en


annonçant le rétablissement de leurs relations diplomatiques, inter-
rompues après le désastre de l’invasion manquée orchestrée par la
CIA dans la baie des Cochons en 1961. C’est un tournant majeur
dans la politique américaine. Pour la population cubaine, la levée de
l’embargo américain représente un espoir formidable. Barack Obama
et Raúl Castro remercient tous deux le pape François, qui a été à la
manœuvre pour faciliter les négociations secrètes entre les deux pays,
sans en dire beaucoup plus. Que s’est-il passé en coulisses ?

Une stratégie autonome


L’affaire montre le sens du temps long et du « timing » qui est la
marque de la diplomatie vaticane. Elle illustre également ce qu’un
pape sud-américain peut apporter à cette diplomatie. Elle prouve
enfin que le Vatican n’a pas perdu la main en matière de négocia-
tions secrètes. Cinquante ans plus tôt, le handicap à remonter était
pourtant considérable…
Après la révolution cubaine de 1959, de nombreux prêtres ont été
emprisonnés dans des camps de travail ou expulsés. La fermeture des
séminaires, la nationalisation des écoles catholiques et l’imposition

597
Ratzinger et Bergoglio

de l’athéisme ont semblé annoncer la disparition même de l’Église


sur l’île. Malgré les nombreux revers, le Vatican n’a cependant jamais
suspendu ses relations diplomatiques avec Cuba. Cette politique de
compromis faisait écho à l’Ostpolitik menée par Mgr Casaroli sous
Paul VI vis-à-vis de la Yougoslavie de Tito ou de la Hongrie. En
1974, Mgr Casaroli se rendit à Cuba pour une visite « strictement
ecclésiale », mais put s’entretenir avec Fidel Castro. Le Vatican resta
constant dans sa condamnation de l’embargo américain qui péna-
lisait avant tout la population. Dans les années 1980, Jean-Paul II
voulut aller à Cuba : il y avait pour lui urgence à raviver le catholi-
cisme chez les Cubains, alors que les Églises pentecôtistes faisaient
des progrès visibles sur l’île. Les États-Unis étaient d’autant plus
opposés à ce projet que Washington pensait avoir en Jean-Paul II
un allié inconditionnel dans la lutte anticommuniste. Le projet fut
repoussé plusieurs fois.
En 1985 le dominicain brésilien Frei Betto publia un ouvrage
d’entretiens avec Fidel Castro intitulé Fidel et la religion1. Le régime
cubain voulait montrer son assouplissement envers l’Église. Les
évêques commençaient pour leur part à mettre en œuvre les recom-
mandations de la conférence de Puebla de 1979 en faveur d’une
option préférentielle pour les pauvres2. Fidel Castro proclama en
1992 la fin du caractère athée du régime et se rendit à Rome en 1996.
La voie était libre pour un voyage de Jean-Paul II en 1998, au grand
dam des Américains qui restaient décidés à isoler Cuba. Le but de
Jean-Paul II était d’accroître la liberté religieuse, ce qui l’amena à se
montrer conciliant. La politique du profil bas, évitant toute critique
publique du régime, fut plutôt bénéfique. Un séminaire put ainsi
ouvrir en 2010, en présence de Raúl Castro. L’Église redevenait un
acteur-clé de la société cubaine. Après avoir redouté un rapproche-
ment entre le Vatican et Cuba, l’administration de George W. Bush

1. Traduit en français aux Éditions du Cerf, 1986.


2. Cf. Marie Gayte, « La médiation du pape François entre La Havane et Washington :
rupture ou continuité dans la diplomatie pontificale ? », IdeAs, Idées d’Amérique, n° 10,
automne 2017.

598
Barack et François

commença à voir le pape comme catalyseur d’un possible change-


ment politique sur l’île, dans le droit fil du rôle joué par Jean-Paul
II en Pologne dans les années 1980. Le Saint-Siège avait un agenda
différent. Le Vatican craignait même que dans une île comme Cuba,
où l’Église n’a jamais été très enracinée, une transition rapide vers la
démocratie ne lui soit fatale.

Conversations secrètes
L’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche en janvier 2009
marque un tournant. Obama affirme vouloir prendre un nouveau
départ dans ses relations avec Cuba. Raúl Castro se déclare prêt au
dialogue. Le dégel ne dure pourtant pas. Benoît XVI se rend sur l’île
en mars 2012 et ne manque pas de critiquer l’embargo américain lors
de son discours d’adieu. Après sa réélection en 2012, Barack Obama
veut améliorer les relations avec Cuba car il craint de n’avoir pas
d’autre succès à afficher en politique étrangère. Un nouveau pape,
François, arrive en mars 2013, et il est latino-américain… Après la
mort de Hugo Chavez, il devient clair que le Venezuela ne va pas
continuer indéfiniment à livrer du pétrole quasi gratuit à Cuba et
que seul un rapprochement avec les États-Unis permettrait d’éviter
une grande crise économique.
Les hommes-clés de la secrétairerie sont bien placés pour trai-
ter ce dossier. Le numéro deux, Giovanni Becciu, a été nonce à La
Havane de 2009 à 2011. Le sous-secrétaire pour les relations avec
les États, Mgr Antoine Camilleri, a quant à lui été nonce à Cuba
en 2005-2006. Enfin, François entretient depuis 1981 des relations
étroites avec l’archevêque de La Havane, Jaime Ortega. Par ailleurs
une femme de l’ombre a joué un rôle encore méconnu dans ce dos-
sier : l’abbesse Tekla Famiglietti, mère supérieure de la congrégation
féminine de Sainte-Brigitte à Rome. Elle est devenue proche de l’en-
tourage immédiat de Jean-Paul II grâce au cardinal Crescenzio Sepe.
On lui attribue d’étonnantes fréquentations, par exemple avec le
« seigneur des casinos » du Mexique, José Maria Guardia. Malgré ses

599
Ratzinger et Bergoglio

connexions notoires avec la pègre de Juárez, il a été fait commandeur


de l’ordre de Sainte-Brigitte en 2000. Tekla est devenue une agente
non officielle du Vatican et a pu rencontrer à plusieurs reprises Fidel
Castro, raconte la journaliste Constance Colonna-Cesari1. Elle a
ainsi obtenu l’autorisation d’implanter un séminaire au cœur de La
Havane. Elle aurait contribué au dialogue vaticano-cubain.
Barack Obama et François se rencontrent le 27 mars. Le pré-
sident révèle au pape que les États-Unis ont « quelque chose en cours
avec Cuba » : une première négociation secrète s’est mise en place en
juin 2013. Obama indique à François qu’il serait utile qu’il joue un
rôle dans ce dialogue2. Le pape choisit le cardinal Ortega pour faire
la navette entre les deux parties, lequel, en 2010, avait joué un rôle
dans la libération de prisonniers politiques. Lors d’une entrevue, en
mai 2013, François charge Ortega de remettre des lettres en mains
propres à Barack Obama et Raúl Castro. À ce dernier il conseille de
libérer l’Américain Alan Gross, un agent de l’USAID (Agence des
États-Unis pour le développement international), accusé d’espion-
nage, pour que les États-Unis fassent un geste similaire à leur tour.
L’administration Obama souhaite que l’opération reste secrète et
ne voit pas d’un bon œil la venue du cardinal Ortega à la Maison-
Blanche. Mais Ortega insiste et finit par rencontrer le président
Barack Obama le 17 août 2013. Son nom n’apparaîtra pas sur le
registre de visiteurs. Il est chargé par Obama de transmettre à Castro
un message d’espoir : que les relations entre leurs pays s’améliorent
avant la fin de son mandat. C’est au Vatican que vont se réunir les
négociateurs cubains et américains pour finaliser puis signer un
accord le 28 octobre 2013. Outre la libération des prisonniers, les
deux pays ont décidé du rétablissement de relations diplomatiques.
Les représentants du pape assument un rôle de garants de l’accord.

1. Constance Colonna-Cesari, Dans les secrets de la diplomatie vaticane, Seuil, 2016.


2. Peter Kornbluh et William LeoGrande, Back Channel to Cuba. The Hidden History
of Negotiations between Washington and Havana, Chapel Hill, The University of North
Carolina Press, 2015.

600
Barack et François

Ce dernier sera rendu public le 17 décembre, date de l’anniversaire


de François, discret hommage à son rôle de facilitateur.
Cette négociation secrète permet de replacer le Saint-Siège
au premier plan de la scène diplomatique. Côté cubain, l’identité
« latino » du pape François et son positionnement ont permis de
légitimer le rapprochement avec l’ennemi américain d’hier. Côté
américain, l’opération a été rendue possible par la bonne entente
entre François et le président Obama sur plusieurs sujets comme
la lutte contre le réchauffement climatique. (Cela n’a pas empêché
François de condamner à l’été 2013 de possibles frappes américaines
sur la Syrie en cas d’utilisation d’armes chimiques contre son peuple
et d’exprimer ses réserves sur un possible changement de régime à
Damas, le pape craignant que le départ d’Assad envenime encore la
situation.) Il était logique que le pape François se rende à Cuba, ce
qui se concrétise en septembre 2015. Il s’y efforce de défendre à la
fois la liberté de culte et les libertés politiques. Symboliquement, il
s’envole ensuite pour Washington, où il est reçu en grande pompe à
la Maison-Blanche et prononce un discours devant le Congrès, suivi
d’un autre aux Nations unies à New York. Ce succès est avant tout
une histoire diplomatique, qui comporte portant des à-côtés restés
dans la coulisse.

La face cachée d’une réconciliation


Œuvre de longue haleine, le succès diplomatique doit beaucoup
à l’archevêque Jaime Ortega, un proche du cardinal Sodano, qui a
tenu une ligne d’accommodement avec le pouvoir castriste. Comme
on peut s’y attendre dans une dictature, a fortiori communiste, il a
constamment été sous surveillance de la police cubaine, qui connaît
parfaitement sa vie privée. Selon un spécialiste du renseignement
cubain interrogé par Frédéric Martel, « le cardinal Ortega et son
entourage ont été placés sous la surveillance directe d’Alejandro
Castro Espín, le fils de l’ancien président Raúl Castro. Le chef offi-
cieux de tous les services secrets cubains aurait même constitué au

601
Ratzinger et Bergoglio

fil des ans, à partir d’une surveillance technologique très sophisti-


quée, un dossier complet sur les dirigeants de l’Église catholique à
Cuba, et sur Jaime Ortega en particulier. En d’autres termes, Ortega
est “atendido”, “protégé”, à un très haut niveau. Personnage secret,
Alejandro Castro Espín occupe le poste de coordinateur du Conseil
de défense et de la sécurité nationale, qui regroupe l’ensemble des
services de renseignement et de contre-espionnage cubains : il serait
lui-même l’officier de liaison du cardinal Ortega. Il s’occuperait de
tous les échanges avec le Vatican et alors qu’on ne connaît presque
aucune photo de lui (on sait qu’il a perdu un œil dans des combats
en Angola), il est apparu ces dernières années sur un seul et unique
cliché, en compagnie de son père Raúl, aux côtés du pape François1 ».
Le lieutenant-colonel Juan Reinaldo Sánchez, ex-garde du corps
de Fidel Castro, évoque les surveillances et chantages sexuels du
régime sur diverses personnalités dans ses Mémoires La vie cachée
de Fidel Castro2. Un ancien colonel cubain expatrié aux États-Unis
a même affirmé à la télévision, sans susciter de démenti, que le car-
dinal Ortega aurait eu une liaison avec un agent des services secrets
cubains, dont certaines rencontres furent dûment filmées pour
garantir le soutien du cardinal au régime. Selon Martel, un nombre
important de prêtres en poste à Cuba étaient gay et donc « tenus »
par les services secrets. La prostitution masculine est massive à Cuba,
légale à partir de 16 ans.
Il est évidemment préoccupant pour le Vatican que ses évêques
et archevêques soient encore mis sous contrôle dans certains pays,
grâce à l’espionnage de leur vie privée. Ceci étant, en l’espèce, il ne
semble pas qu’une hypothétique compromission du cardinal Ortega
ait nui au Saint-Siège. Peut-être que les dirigeants cubains avaient
besoin de se sentir maîtres de la situation pour oser suivre la média-
tion vaticane…

1. Frédéric Martel, Sodoma, op. cit.


2. Michel Lafon, 2014.
29
Chine : l’autre Église du silence

L’évangélisation de la Chine est une affaire très ancienne. Le pre-


mier archevêque catholique de Pékin, Jean de Montecorvino, a été
nommé en… 1307 ! Les missionnaires ont fondé dans l’empire des
œuvres hospitalières, sociales et éducatives, et ont subi des persé-
cutions à peu près permanentes. Au xixe siècle, l’Église catholique
connaît un véritable essor, atteignant 750 000 fidèles au moment du
soulèvement des Boxers (1895). Ces derniers accusent les religions
étrangères de causer des famines et des inondations. L’incendie de
la cathédrale de Pékin en 1900 fait partie des événements qui sus-
citent l’envoi d’un corps expéditionnaire européen. On estime que
30 000 catholiques ont été tués pendant cette période1.

Les catholiques, ces espions de l’étranger


En 1912, la République est proclamée et Sun Yat-sen fonde le
parti nationaliste Kuomintang. Les catholiques, alors au nombre de
1,4 million, se rallient au nouveau régime. La nouvelle Constitution
proclame la liberté religieuse. Mais l’instabilité politique domine.
Pendant la guerre, les nationalistes font alliance avec les commu-
nistes de Mao Zedong contre l’envahisseur. En 1945, la Chine est
dans le camp des vainqueurs. Mais elle replonge dans la guerre civile.
En 1946, Pie XII crée le premier cardinal chinois de l’histoire. Il y
a alors plus de 3 millions de catholiques dans le pays. Le 1er octobre
1949, Mao Zedong proclame la République populaire de Chine. Le

1. Yves Chiron, La longue marche des catholiques de Chine, Artège, 2019.

603
Ratzinger et Bergoglio

régime communiste, en phase avec son allié soviétique, va se montrer


hostile envers l’Église.
Tous les Européens et Américains présents dans le pays sont consi-
dérés comme des espions potentiels. Le service de sécurité intérieure
chinois Gonganbu reproduit les schémas de pensée de son homologue
soviétique et attaque violemment les moines étrangers, accusés d’être
des « agents de subversion ». Il est vrai que certains missionnaires ren-
seignent les services secrets de leur pays d’origine, mais ils se limitent
au recueil d’informations. Par exemple, le père Jean-Elie Maillot est
une source précieuse pour le SDECE français : il aide des agents fran-
çais à pénétrer au Yunan et à en repartir. Le père Léon Trivière, qui a
été expulsé vers Hongkong, continue pendant trente ans à rassembler
et publier des informations très précises sur ce qui se passe en Chine
dans le Bulletin de la Société des missions étrangères. Une autre lettre
d’informations, China news Analysis, est mise sur pied par un groupe
de jésuites hongrois regroupés coordonnés par Lazlo Ladany. Dans
les montagnes des nouveaux territoires, ce groupe bâtit un réseau de
stations d’écoutes pour les services de l’Ouest1.
Les évêques et missionnaires étrangers sont expulsés. Les églises,
écoles et hôpitaux religieux ne sont pas fermés mais confisqués et
débarrassés de leurs signes religieux. Sur les 3 000 prêtres présents en
Chine en 1949, 200 sont exécutés par le Gonganbu, 500 expulsés,
500 emprisonnés. En 1951 est créé un Bureau national des affaires
religieuses, chargé de surveiller et réglementer la vie religieuse dans
le pays. Le gouvernement veut voir appliquer par l’Église de Chine
la « triple autonomie » (gouvernement, financement, évangélisation),
une expression lancée en 1927 par diverses confessions protestantes
qui se sont unies pour former l’Église du Christ en Chine. Il y a désor-
mais deux Églises catholiques en Chine. Shanghai sera le principal
foyer de résistance à la mise en place d’une « église indépendante ».

1. Cf. Roger Faligot et Rémi Kauffer, The Chinese Secret Service. Kang Sheng and the Shadow
Government in Red China, William Morrow, 1987. Édition française : Robert Laffont, 1987.
On trouve de nombreuses informations sur les prêtres français en Chine dans Roger Faligot,
Les tribulations des Bretons en Chine, Les Portes du Large, 2019.

604
Chine : l’autre Église du silence

En 1956 le Bureau national des affaires religieuses convoque


une conférence pour la création d’une association des catholiques
patriotes, qui verra le jour l’année suivante : l’APCC (Association
patriotique catholique chinoise). Dès 1958, l’APCC nomme des
évêques pour remplacer ceux qui ont été exilés ou emprisonnés. La
Congrégation pour la doctrine de la foi avertit que l’évêque consé-
crateur et les consacrés encourent l’excommunication. Peu avant
sa mort, Pie XII publie l’encyclique Ad Apostolorum principis qui
condamne l’APCC et exprime sa grande préoccupation pour les
catholiques de Chine.
Pour les familiers de l’appareil sécuritaire chinois, l’APCC dépend
étroitement du Département de travail de front uni, qui est un
important service de renseignement politique dépendant du Comité
central du Parti1. Ce département n’hésite pas à infiltrer l’Église : il
envoie des agents qui se joignent aux fidèles et ont pour mission de
recruter des prêtres ou des religieux. Ces derniers sont alors autorisés
à se rendre à l’étranger pour recueillir du renseignement au profit
des services chinois, tout en racontant à Rome comment ils sont
persécutés par le pouvoir chinois. Selon Roger Faligot, Li Chuwen,
le patron du renseignement du Xinhua, pourrait avoir débuté sa car-
rière comme agent infiltré au sein de l’Église. Le missionnaire belge
Dries Van Coillie, arrêté en juillet 1951 et enfermé durant 34 mois,
a subi un véritable lavage de cerveau qu’il raconte dans un livre de
Mémoires2. Il sera exilé de Chine à l’occasion de la conférence de
Genève en juin 1954. Il cite dans son livre un « ordre secret » du 12
février 1957 qui selon lui met au point la politique religieuse du gou-
vernement chinois : « En suivant les directives des chefs du Parti, nos
camarades doivent trouver les moyens de pénétrer au cœur même de
chaque Église, se mettre au service de la nouvelle organisation de la
police secrète, déployer une grande activité au sein même de toutes
les activités ecclésiastiques, déclencher une attaque de grande enver-
gure, s’engager à fond, même en appeler à l’aide de Dieu, et, pour
1. Cf. Roger Faligot, Les services secrets chinois. De Mao à nos jours, rééd. Chronos, 2021.
2. Dries Van Coillie, J’ai subi le lavage de cerveau, Desclée de Brouwer, 1964.

605
Ratzinger et Bergoglio

réussir à former un front unique, se servir du grand charme et de la


force séductrice du sexe féminin. »
En août 1966, Mao engage la Chine dans la « Grande Révolution
culturelle prolétarienne », qui frappe notamment les intellectuels
et les artistes. La persécution des catholiques atteint des niveaux
sans précédent. Le Bureau des Affaires religieuses et l’APCC, jugés
trop complaisants, sont supprimés. « À bas la croyance en Jésus »,
scandent les Gardes rouges. Beaucoup de prêtres se retrouvent en
prison, qu’ils soient « patriotiques » ou non. D’autres doivent entrer
en clandestinité pour continuer à exercer. Nombre d’églises sont
détruites ou transformées en ateliers. Les statues, objets de culte et
livres sont brûlés. Sous la torture, les chrétiens doivent abjurer leur
foi. Les dernières religieuses présentes en Chine sont expulsées. Dans
les années suivantes, le régime pense avoir éradiqué le catholicisme
en Chine.
En avril 1969, Paul VI nomme cardinal Mgr Yü Pin, archevêque
de Nankin exilé à Taïwan. En 1971, lors d’un déplacement en Asie,
le pape fait escale à Hongkong et y célèbre une messe dans un hip-
podrome. La mort de Mao en 1976 marque la fin de la Révolution
culturelle. Deng Xiaoping engage la Chine dans une nouvelle voie.
La Chine s’ouvre aux échanges internationaux. Ce n’est que très pro-
gressivement que les églises vont pouvoir rouvrir leurs portes, sous
la surveillance du Bureau des affaires religieuses, qui renaît de ses
cendres.

Les Églises parallèles


La première ouverture officielle d’église a lieu à Pékin en 1979.
Quand il accède au trône de saint Pierre, Jean-Paul II connaît assez
mal la situation chinoise. L’archevêque de Marseille, le cardinal
Etchegaray, va effectuer plusieurs visites en Chine pour le Vatican.
Ici ou là, il sera contacté par des prêtres de la clandestinité. Il pourra
aussi constater que les évêques qui ont accepté d’entrer dans l’APCC,
par faiblesse ou carriérisme, ne sont pas forcément hostiles à Rome.

606
Chine : l’autre Église du silence

Il est donc schématique de les opposer à ceux qui œuvrent dans la


clandestinité.
Afin de permettre à « l’église du silence » de perdurer, les évêques
clandestins commencent à consacrer des prêtres, d’abord de leur
propre initiative puis avec l’accord du pape. En 1984, le pape
demande à tous les évêques occidentaux qui ont été expulsés de
Chine entre 1949 et 1951 de renoncer à leur siège pour permettre de
nommer des évêques chinois à leur place. Cette même année 1984,
un premier évêque « officiel » sacré sans mandat pontifical demande
à retrouver la communion avec le Saint-Siège. Il y aura donc pour
son diocèse deux évêques légitimes, le clandestin et l’officiel récon-
cilié avec Rome ! Peu à peu l’épiscopat officiel chinois développe des
relations avec les autres épiscopats et reçoit des visiteurs de l’étranger.
L’année 1989 est marquée par le massacre de la place Tiananmen
à Pékin. Cet événement éclipse dans la presse la répression policière
des catholiques de Houtong dans le Hebei, qui fait 32 morts. En
novembre se réunit la première conférence épiscopale clandestine de
la Chine continentale. Le Saint-Siège décide de créer une mission
d’étude à Hongkong, qui aura la charge d’entretenir des contacts
discrets avec le clergé clandestin. Le premier responsable entre 1989
et 1992 est le Français Mgr Jean-Paul Gobel. Les dirigeants chinois
regardent avec méfiance cette ouverture. Ils sont persuadés que Jean-
Paul II a une grande responsabilité dans la chute du communisme
en Europe de l’Est et n’ont pas l’intention de le laisser affaiblir la
dernière grande puissance communiste. Lorsqu’en mai 1991 le pape
annonce avoir fait cardinal in pectore l’archevêque Gong Pin-mei en
1979, qui vit alors aux États-Unis après avoir passé trente ans en pri-
son, le ministère chinois des Affaires étrangères accuse Jean-Paul II
d’ingérence dans les affaires intérieures chinoises. Après Tiananmen,
le pouvoir chinois s’émeut de voir affluer des jeunes dans les églises,
signe que la religion catholique pourrait devenir un vecteur d’oppo-
sition politique.
Début 1996, le Vatican engage un dialogue avec les autori-
tés chinoises : le dossier est suivi par l’ex-vice-ministre des Affaires

607
Ratzinger et Bergoglio

étrangères Mgr Claudio Celli, qui a suivi les pourparlers avec Israël
pour aboutir à l’accord de 1993. Pour ne pas attirer l’attention, Celli
est nommé en 1995 secrétaire de l’APSA. Une fois de plus, on vérifie
que les titres officiels du Vatican ne livrent pas toujours la réalité des
activités de leurs titulaires… On attribue à Celli des missions clan-
destines en Chine, assorties de distribution de matériel, nourriture
et fonds secrets.
À Pékin, Celli rencontre en janvier 1996 des responsables
du gouvernement chinois : c’est le début d’une longue série de
rencontres. Selon les accords signés entre la Grande-Bretagne et
la Chine, la colonie britannique de Hongkong doit être rendue à
la Chine en 1997, avec un statut particulier. Pékin s’est engagé à
maintenir pendant cinquante ans le système législatif suivant le mot
d’ordre : « un pays, deux systèmes ». À l’approche de l’an 2000, de
plus en plus d’évêques « officiels » demandent à Rome de régulariser
leur situation, ce qui est le plus souvent accepté. En 2004, on constate
que près des deux tiers sont régularisés.
En mars 2000, le Vatican annonce la canonisation de 120 mar-
tyrs de Chine morts entre 1648 et 1930. Les autorités chinoises,
qui considèrent le soulèvement des Boxers comme un mouvement
anti-impérialiste préfigurant la révolution communiste, y voient une
offense. La presse chinoise se déchaîne. En visite en Chine pour un
symposium international, le cardinal Etchegaray subit de la part des
officiels chinois de violentes diatribes.

À la recherche d’un accord


En 2005, à la mort de Jean-Paul II, le gouvernement chinois
envoie ses condoléances, ce qui est une première, de même que de
chaleureuses salutations au nouveau pape Benoît XVI. Pékin rap-
pelle ses conditions pour normaliser les relations avec le Vatican :
rompre avec Taïwan, reconnaître en Pékin le seul gouvernement légi-
time et s’engager à ne commettre aucune ingérence dans les affaires
chinoises. Le mouvement de légitimation par Rome d’évêques

608
Chine : l’autre Église du silence

officiels se poursuit : selon Mgr Zen, nommé évêque de Hongkong


en 2002, il semble que les fidèles se détournent des évêques qui ne
sont pas reconnus par Rome. Benoît XVI nomme Mgr Zen cardinal
en 2006.
Le pape cherche à réactiver les discussions avec Pékin, interrom-
pues en 2000. Mgr Celli emmène une délégation en Chine en juin
2006. Cette rencontre ne fait pas l’unanimité au sein des services
chinois, rapporte Intelligence online1 :

Selon nos informations, l’APCC estime qu’une attitude d’ou-


verture risque de faire imploser l’Église officielle, et déjà, l’on
mentionne l’arrestation par la sécurité publique (Gonganbu)
d’une série de prêtres, pourtant nommés par l’association patrio-
tique dans la province du Hebei […] Le patron de l’APCC Liu
Bainian et les services de contre-espionnage chinois s’accordent
pour estimer que les réseaux du Vatican, les missions étrangères
et leurs divers organismes religieux risquent de constituer une
menace aussi grande que la secte bouddhiste Falun Gong. Ils
dénoncent en outre la nomination d’une quarantaine d’évêques
de l’église clandestine et surtout celle du représentant du Vatican
à Hongkong, en février dernier, Mgr Joseph Zen Ze-kiun. Mais
à l’inverse, le service de renseignement extérieur, le Guoanbu,
semble vouloir profiter de cette « ouverture » pour envoyer des
prêtres chinois assermentés qui sont en fait des agents opération-
nels, ce dont se sont rendu compte ces derniers mois plusieurs
services de contre-espionnage européens qui échangent sur ce
sujet.

En 2007, Benoît XVI crée une commission pontificale consacrée


à la Chine, comme Pie XII l’avait fait pour la Russie. Elle se réunit
deux fois par an pendant son pontificat. La même année, le pape
envoie une lettre ouverte aux catholiques chinois dans laquelle il

1. « Les SR chinois redoutent l’ouverture vers le Vatican », Intelligence online, 3 juillet 2006.

609
Ratzinger et Bergoglio

reconnaît leurs souffrances passées mais leur demande de pardonner


et d’œuvrer à la réconciliation.
En 2013, Xi Jinping et le pape François arrivent en même temps
au pouvoir, à trois jours près. François marque un grand intérêt pour
le dossier et s’inscrit dans les pas de ses prédécesseurs. En nommant
secrétaire d’État Pietro Parolin, il marque sa volonté de renouer avec
la « grande diplomatie » dans la lignée de l’Ostpolitik incarnée par
le cardinal Casaroli. Le choix est fait de renouer un contact direct
avec Pékin, avec un nouveau déplacement de Mgr Celli. En 2015,
les autorités chinoises font un pas en autorisant pour la première fois
depuis trois ans l’ordination d’un évêque, en présence d’évêques des
deux Églises, reconnu par le pouvoir et par Rome.
En 2017, la rumeur annonce qu’un accord est en vue, mais ce n’est
pas si simple. Certes, la condition d’une rupture des relations diplo-
matiques avec Taïwan est acceptée, avec l’accord du clergé taïwanais.
En revanche la « réconciliation » des deux clergés impliquerait que,
dans deux diocèses, des évêques clandestins démissionnent au profit
d’évêques officiels non réconciliés avec Rome, ce qui les choque. Le
cardinal Zen de Hongkong prend leur parti. Néanmoins, en sep-
tembre 2018 est annoncée la signature d’un accord provisoire qui
porte uniquement sur la nomination des évêques. Pékin pourra pro-
poser des candidats parmi lesquels Rome aura le dernier mot. Le
pape lève l’excommunication sur les évêques officiels non ralliés. Le
cardinal Zen se montre très critique sur cet accord, estimant que
le pape François « connaît très mal la Chine » et est « naïf1 » : « C’est
un accord qui va détruire l’Église catholique fidèle, qui va détruire
l’église clandestine. Jusqu’à aujourd’hui, c’est une église persécutée
mais encore puissante. » Sous la férule de Xi Jiping, le Parti com-
muniste a resserré son contrôle de la société chinoise dans tous ses
aspects, y compris la vie religieuse. Entre 2014 et 2016, les autori-
tés de la province du Zhejiang ont fait retirer et détruire plus d’un
millier de croix qui ornaient des bâtiments religieux. En 2016, Xi

1. Yves Chiron, La longue marche des catholiques de Chine, op. cit.

610
Chine : l’autre Église du silence

a convoqué une conférence sur les affaires religieuses, la première


depuis longtemps : c’est le signe d’une préoccupation particulière. Le
leader chinois a enjoint les membres du parti de se garder résolument
« contre les infiltrations étrangères via des moyens religieux ». Ce qui
n’a pas empêché de conclure l’accord de 2018.
Celui-ci devait être rediscuté à partir de septembre 2020. Mais
pendant l’été 2020, la secrétairerie d’État apprend qu’elle est victime
de cyber-espionnage. Un groupe de hackers chinois s’est infiltré dans
les réseaux informatiques du Vatican, selon l’enquête d’un groupe
spécialisé indépendant, Recorded Future. Les hackers se sont déjà
attaqués aux bouddhistes tibétains, aux Ouïgours et aux membres
de Falun Gong. Mais c’est la première fois qu’on les surprend dans
les réseaux du Vatican. Ils sont aussi repérés à la mission vaticane de
Hongkong.
Le cheval de Troie utilisé est crédible : un fichier de documents
authentiques de la secrétairerie d’État, adressé à Mgr Herrera, patron
de la mission de Hongkong. Selon le rapport de Recorded Future,
l’attaque est menée par un groupe de hackers d’État nommé Red
Delta (d’autres analystes évoquent un groupe connu sous le nom de
« Mustang Panda »). Ils sont visiblement partis à la pêche aux infor-
mations sur l’état d’esprit des négociateurs romains. Mais il semble
aussi qu’ils aient cherché à identifier les contacts et activités de la
mission de Hongkong avec l’opposition démocratique, qui orga-
nisait de grandes manifestations1. Le mouvement a été déclenché
en mai 2019 par un projet de loi sécuritaire donnant aux services
chinois un pouvoir de répression accru. Il semble que les services
chinois aient soupçonné l’Église d’aider en sous-main à l’organisa-
tion de manifestations.
On pense un moment que cette attaque sans précédent va faire
capoter les discussions, mais les négociations se poursuivent. La
stratégie vaticane n’a guère varié depuis une vingtaine d’années.
On estime qu’il y a actuellement 10 à 12 millions de catholiques
1. David Sanger, Edward Wong et Jason Horowitz, « The Vatican is Said to Be Hacked
from China Before Talks with Beijing », New York Times, 28 juillet 2020.

611
Ratzinger et Bergoglio

en Chine, soit seulement 10 % du total des chrétiens. À Rome, on


s’inquiète de la progression spectaculaire du protestantisme ces der-
nières décennies. De son côté la Chine, qui est sur la défensive depuis
qu’elle a violé son engagement de respecter le statut de Hongkong,
recherche le prestige que lui donnerait un accord durable avec le
Vatican.
Les deux parties voient dans cet accord imparfait un point de
départ pour un processus en profondeur. Toutes deux s’inscrivent
dans une perspective de temps long…
30
L’histoire sans fin

Le 26 août 2018, l’ex-nonce aux États-Unis Carlo Maria Viganò


publie sur le web un « témoignage » de 11 pages concernant Theodore
McCarrick, cardinal archevêque de Washington entre 2000 et 2006,
accusé d’abus sexuels.
Viganò accuse de nombreux prélats et jusqu’au pape François
d’avoir couvert les crimes de McCarrick. Il n’hésite pas à réclamer
la démission de François. On se souvient que le secrétaire d’État de
Benoît XVI, Bertone, avait éloigné Viganò aux États-Unis en 2011
et que l’année suivante les lettres de ce dernier au pape avaient fuité à
l’occasion du premier Vatileaks. En 2015, Viganò, ayant atteint l’âge
de 75 ans, est devenu émérite.
Il affirme qu’en 2000, puis en 2006, les diplomates du Vatican
aux États-Unis ont alerté le secrétaire d’État Sodano au sujet de
McCarrick. Benoît XVI finit en 2009 ou 2010 par imposer au car-
dinal McCarrick, devenu émérite, de se retirer et de ne plus parti-
ciper à la vie publique ni de célébrer de messe. Le moins que l’on
puisse dire est que cette sanction n’a été que mollement appliquée,
puisque McCarrick a continué à voyager, y compris à Rome. Viganò
accuse le pape François d’avoir reçu McCarrick et même de l’avoir
pris comme conseiller. Ce qui est faux. Le pape François a effective-
ment échangé quelques mots avec McCarrick au moment de sa prise
de fonctions, comme avec bien d’autres cardinaux, et sans connaître
à ce moment sa situation précise. Mais il a pris en février 2019 la
décision sans précédent de le défroquer.

613
Ratzinger et Bergoglio

Qui veut la peau du pape ?

Dès la mise en ligne de cette charge contre François, une vingtaine


d’évêques américains témoignent leur solidarité à Viganò, dont le car-
dinal conservateur Raymond Burke et l’archevêque de Philadelphie
Charles Joseph Chaput. On ne voit pas de précédent, dans l’histoire
contemporaine de l’Église, d’un tel soutien public d’un groupe de
prélats à la demande de démission d’un pape. Derrière cette offen-
sive se profile un groupe médiatique américain, EWTN, fondé en
1980 par la religieuse américaine Mary Angelica de l’Annonciation
(décédée en 2016), qui touche 250 millions de catholiques dans le
monde et publie notamment le journal en ligne National Catholic
Register. Un des administrateurs d’EWTN, l’avocat millionnaire
Timothy Busch, soutient l’offensive de Viganò1. Avec le milliardaire
républicain Charles Koch, Busch est un des promoteurs de la « théo-
logie du capitalisme », sorte de pendant ultralibéral à la théologie de
la libération. Pour Busch, une nouvelle génération d’ONG catho-
liques créées par de puissants hommes d’affaires, à l’image de Legatus
ou du Napa Institute, est en train de réévangéliser le pays… tout en
établissant la conformité du capitalisme avec la doctrine de l’Église.
Legatus a été créé par l’homme d’affaires Tom Monaghan, fon-
dateur de la chaîne Domino’s Pizza qui finance des actions contre
l’avortement et pour le redressement moral de la nation. Le mou-
vement n’admet comme membres que des hommes d’affaires affi-
chant un chiffre d’affaires supérieur à 7 millions de dollars. En 1998,
Monaghan a cédé la majorité de son entreprise à un fonds d’inves-
tissement pour doter ses nouveaux bébés, l’Ave Maria Foundation
(qui veut développer rien moins qu’une ville entièrement dédiée à la
Vierge Marie et dotée de sa propre université) et un fonds d’inves-
tissement, l’Ave Maria Mutual Fund. Après la charge de Viganò,
Legatus a déclaré suspendre sa contribution au Saint-Siège.

1. Andrea Tornielli et Gianni Valente, Le jour du jugement, Michel Lafon, 2019.

614
L’histoire sans fin

Depuis les années 2000, une véritable guerre culturelle déchire


l’Église américaine. S’ils se sont fort bien accommodés du pape
Benoît XVI, ces théoconservateurs ont très vite manifesté leur hos-
tilité envers François. Et ce dernier a « aggravé » son cas en refusant
de nommer certains prélats américains ultraconservateurs qui consi-
déraient que leur poste les rendait automatiquement cardinalices
(destinés à devenir cardinaux). Comme le souligne le directeur de
la communication du Vatican Andrea Tornielli, dans cette affaire
Viganò, « on utilise contre l’évêque de Rome les stratégies employées
avec succès par les appareils médiatiques et les services secrets amé-
ricains pour préparer le terrain des procédures d’impeachment des
leaders politiques, ou des changements de régime sur l’échiquier
mondial : campagnes médiatiques internationales, dossiers à charge,
diffamation et destruction de la réputation1 ».
À l’automne 2018, une autre offensive est lancée par un club
de millionnaires catholiques, baptisé « groupe pour une meilleure
gouvernance de l’Église ». Leur projet, intitulé « Red Hat Report »
(rapport barrette rouge) consiste à faire enquêter une centaine de
journalistes, universitaires, détectives privés et anciens du FBI sur les
cardinaux susceptibles de concourir lors du prochain conclave. En
clair, ces enquêteurs ont pour mission d’accumuler tout matériau
compromettant sur les futurs papabili. Il est même prévu que les
rumeurs éventuelles d’homosexualité soient prises en compte, avec
prudence bien évidemment… « Si nous avions eu plus tôt le Red
Hat Report, est-il indiqué dans la présentation du projet, peut-être
n’aurions-nous pas aujourd’hui le pape François. » Voilà qui a le
mérite de la clarté. Lors de la présentation du projet, il a été précisé
que le cardinal Parolin, le secrétaire d’État, était un « homme cor-
rompu »… ce sur la seule base des accusations portées par Viganò.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Église est donc créé, et
assumé publiquement par un groupe d’ultrariches catholiques, un
service secret privé, dédié à influer sur les orientations futures du

1. Ibid.

615
Ratzinger et Bergoglio

Vatican. Avec, pour démarrer, un budget annuel supérieur à 1 mil-


lion de dollars. Que se passera-t-il si le futur pape n’est pas celui
souhaité par ce groupe ? Il n’est pas exclu que les commanditaires
du Red Hat Report calculent qu’ils auront au moins dans ce cas de
quoi le faire chanter…

London Calling
En juin 2015, François crée un nouveau service d’audit financier
de 12 personnes et nomme pour le diriger Libero Milone, 67 ans,
qui a travaillé pour la société d’audit Deloitte pendant plus de trente
ans. Ce service doit superviser l’audit des procédures de contrôle
interne de tous les dicastères, y compris le gouvernorat de la Cité
du Vatican. Il doit produire un rapport d’audit annuel et effectuer
des inspections de certains services à la demande du Conseil pour
les affaires économiques. Milone complète ainsi un dispositif chargé
de moderniser et contrôler le système économique et financier du
Vatican, aux côtés du cardinal australien Pell, secrétaire à l’économie,
et du cardinal allemand Reinhard Marx, coordinateur du Conseil
pour l’économie. Mais ce travail rencontre des résistances : certaines
requêtes de l’équipe pour obtenir copie de tel ou tel contrat restent
sans réponse. On s’efforce de limiter l’accès de Milone au pape. Au
bout de quelques mois, l’ordinateur portable de Milone est même
piraté. Il porte plainte auprès de la gendarmerie.
Milone a des soupçons sur les motivations des hackers : depuis
quelques semaines, il demandait des explications sur des centaines
de millions de dollars détenus par des structures du Vatican en
Suisse, qui n’apparaissaient pas sur les livres de comptes. En 2014,
le Vatican a viré la somme de 200 millions de dollars depuis ses
comptes en Suisse vers un fonds d’investissement luxembourgeois,
Athena Capital, qui a utilisé cet argent pour acheter une part mino-
ritaire d’un immeuble de Chelsea, à Londres, dans lequel se situe le
siège social de Harrods. L’immeuble était détenu par le gérant du
fonds, Raffaele Mincione, et la participation acquise par le Vatican

616
L’histoire sans fin

lui a été vendue à un prix bien plus élevé que la valeur d’acquisition
deux ans auparavant.
En 2017, coup de théâtre : Milone est renvoyé ! On l’accuse
d’espionnage et de détournements. « On », c’est le cardinal Becciu,
numéro 2 de la secrétairerie, qui a approuvé l’opération londo-
nienne. Becciu justifie ainsi cette éviction : « Il allait contre toutes
les règles, il espionnait la vie privée de ses supérieurs, y compris moi.
S’il n’avait pas démissionné, nous l’aurions poursuivi en justice1. »
Et d’ajouter pour défendre son projet : « C’est une pratique courante
pour le Saint-Siège d’investir dans l’immobilier ; on l’a toujours fait :
à Rome, à Paris, en Suisse et aussi à Londres. » Certes, mais en prin-
cipe, tous les biens immobiliers du Saint-Siège sont sous la respon-
sabilité de l’APSA. Plus prudent, le secrétaire d’État Parolin évoque
un « deal opaque », sur lequel une enquête est en cours. Milone, lui,
raconte une autre histoire : « Le chef de la gendarmerie m’a forcé à
signer une lettre de démission qu’ils avaient préparée des semaines
à l’avance. » À la demande de Becciu. Que croire ? Le problème est
que les graves accusations portées contre Milone seront totalement
abandonnées par la suite.
En 2016, Becciu avait déjà entravé l’audit commandé par le
Secrétariat pour l’économie sur tous les comptes des départements
du Vatican à la société PriceWaterhouseCooper. Il l’avait annulé et
convaincu a posteriori le pape de valider cette décision. Selon des
sources au Secrétariat pour l’économie, en 2015 l’archevêque Becciu
aurait tenté de déguiser les prêts dans les comptes du Vatican en les
annulant par leur contrepartie, à savoir la propriété londonienne.
Cette technique comptable « créative » a été rendue illégale par les
nouvelles règles instaurées en 2014. C’est cette manœuvre qui a
donné l’alerte.
En 2018, Becciu est nommé patron de la Congrégation pour la
cause des saints.

1. Nicolas Sénèze, « L’ancien contrôleur financier du Vatican dénonce un complot contre


lui », La Croix, 25 septembre 2017.

617
Ratzinger et Bergoglio

Depuis la fin 2019, les révélations s’enchaînent. Le 1er octobre


2019, la police du Vatican perquisitionne les bureaux de la secrétai-
rerie d’État. Elle saisit des dossiers et ordinateurs liés à cet investisse-
ment londonien. Le lendemain fuite dans la presse un mémo confi-
dentiel annonçant la suspension « par précaution » de cinq employés
du Vatican, dont deux responsables : Mgr Mauro Carlino, qui dirige
la documentation de la secrétairerie, et Tommaso Di Ruzza, direc-
teur de l’Autorité d’information financière.
Le 5 juin 2020, un homme d’affaires italien, Gianluigi Torzi, qui
a racheté au Vatican sa participation dans l’immeuble de Chelsea,
est arrêté par la justice vaticane. Il est accusé d’extorsion, de détour-
nement de fonds, de fraude aggravée et de blanchiment d’argent.
Il encourt douze ans de prison. Une écoute judiciaire, dévoilée par
France Inter, à la suite du Corriere della Sera, permet de mieux com-
prendre son rôle :

Nous sommes le 19 décembre 2018 dans une chambre du


luxueux hôtel Bulgari à Milan. Trois hommes discutent et se
disputent à propos d’un investissement du Vatican qui fera scan-
dale un an plus tard : les immeubles de luxe en plein Londres. Ils
sont enregistrés à leur insu. Le premier, Fabrizio Tirabassi, est
un cadre laïc de la secrétairerie d’État du Vatican – le gouver-
nement central de l’Église – ; le deuxième, Gianluigi Torzi, est
courtier – un intermédiaire financier – et le troisième est le ges-
tionnaire historique des finances du Saint-Siège, Enrico Crasso.
Le Corriere Della Sera a révélé ces enregistrements.
On entend notamment Fabrizio Tirabassi s’adressant à Gianluigi
Torzi : « Il est possible que d’ici au début de l’année prochaine
tout soit centralisé. Cela signifie que nous perdons le contrôle
en tant que secrétairerie d’État, explique l’employé du Vatican.
Ce n’est pas bon pour toi, Gianluigi ! » « Comment pourrait-on
reconnaître le travail que tu as fait ? » lui demande-t-il.
Gianluigi Torzi semble surpris et répond : « Et je m’en vais ?
Complètement ? » Puis, très vite, il vient à réclamer de l’argent :

618
L’histoire sans fin

« Bon, d’accord, fais-moi sortir… Mais Fabrizio, je veux être


payé. Je ne pars pas comme ça. Je pensais gérer pendant trois au
quatre ans1. »

Ces hommes sont à l’origine de l’investissement dans l’ancien


siège de Harrods à Chelsea.
En septembre 2020, le Vatican annonce le renvoi pur et simple
du cardinal Becciu, qui perd tous les privilèges attachés à son rang,
comme le droit de voter aux prochains conclaves. C’est la première
fois que l’on « dégrade » un cardinal depuis l’affaire McCarrick en
2018.
Becciu proteste de son innocence et qualifie la situation de « sur-
réaliste » : « ma conscience me dit que je ne suis pas corrompu », pro-
clame-t-il lors d’une conférence de presse2.
Le 14 octobre 2020, Cecilia Marogna, une proche de Becciu qu’il
aurait parfois présentée comme « sa nièce », est arrêtée à Milan. Elle
est accusée d’avoir reçu sur un compte en Slovénie 500 000 euros
provenant de fonds destinés à financer la « diplomatie parallèle » du
Vatican dans les zones de conflit africaines. Cette séduisante Sarde
de 39 ans a expliqué avoir notamment été payée comme médiatrice
pour faire libérer des prêtres et sœurs enlevés en Afrique ou en Asie.
Mais elle manquait cruellement d’expérience en la matière avant de
travailler pour le Vatican. Le mandat d’arrêt émis par la justice du
Vatican mentionne un détournement de fonds et une malversation
aggravée en complicité avec d’autres personnes. Soupçonnée d’avoir
dépensé plusieurs centaines de milliers d’euros en sacs, meubles et
vêtements de luxe, Marogna n’est finalement pas extradée vers le
Vatican et comparaîtra libre à son futur procès3. Becciu estimerait
aujourd’hui avoir été grugé par la jeune femme.
1. France Inter, « Le zoom de la rédaction », 31 décembre 2020. https://www.franceinter.
fr/emissions/le-zoom-de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-31-decembre-2020
2. « Cardinal dismissed Over Corruption Says He’s Innocent », New York Times, 25 sep-
tembre 2020.
3. Loup Besmond de Senneville, « Le tribunal du Vatican sur le point d’ouvrir un procès
pour “détournement de fonds” », La Croix, 19 janvier 2021.

619
Ratzinger et Bergoglio

Certains amis du cardinal analysent sa chute comme une ven-


geance du cardinal Pell contre qui « on » aurait monté par le passé
de fausses accusations en Australie. Témoin, cette confidence dis-
tillée par Afrika Stratégies : « La magistrature vaticane a découvert
d’étranges virements de 700 000 euros vers l’Australie. Pour les
enquêteurs, l’argent provient de la secrétairerie d’État et aurait servi
à convaincre un jeune Australien de faire un faux témoignage accu-
sant George Pell. Angelo Becciu est déjà un homme à terre. George
Pell ne lui accordera pas l’honneur des armes et n’hésitera pas, s’il
le peut, à l’achever1. » Ces virements n’ont pas été confirmés par la
justice vaticane et sont donc à prendre au conditionnel.
Le 18 novembre 2020, Becciu a poursuivi l’hebdomadaire
L’Espresso devant un tribunal civil et demande que 10 millions d’eu-
ros soient versés à des œuvres de charité, en affirmant que cela avait
porté atteinte à sa réputation et à ses chances de devenir pape en pré-
tendant qu’il aurait détourné des fonds du Vatican pour enrichir sa
famille. Cela concerne le dernier volet des accusations portées contre
lui, à savoir l’envoi d’une subvention de 600 000 euros à une coopé-
rative sarde qui accueille des migrants, dirigée par son frère.
Conséquence immédiate de ces affaires : Mgr Nunzio Galantino,
président de l’APSA depuis 2018, devient le nouvel homme fort des
finances vaticanes puisqu’il aura désormais autorité sur les finances
de la secrétairerie d’État. Il ne sera en principe plus possible à une
éminence de la curie de déclencher seule des paiements. Il n’y aura
plus de comptabilité cachée à la secrétairerie d’État, assure-t-il,
puisque tout sera centralisé à l’APSA.

La chute de Giani
Autre conséquence inattendue de cette affaire en cascade : le 14
octobre 2019, le patron de la gendarmerie Domenico Giani a dû
1. Dominique Dunglas, « Cecilia Marogna, la femme qui a déchu le cardinal », http://
www.afrikastrategies.fr/amp/2020/10/12/vatican-cecilia-marogna-la-femme-
qui-a-dechu-le-cardinal/

620
L’histoire sans fin

démissionner. La raison officielle en est la fuite du mémo sur la sus-


pension provisoire de cinq employés du Vatican, qui aurait attenté
à leur réputation. Giani n’est pas directement accusé : « pas de res-
ponsabilité personnelle », dit le Vatican. Et il reçoit une visite per-
sonnelle du pape, signe que sa loyauté n’est pas contestée. Pourtant,
beaucoup trouvent le motif officiel un peu trop léger.
Une partie de la curie manifestait des doutes sur sa loyauté. Un
cardinal interviewé par Diat porte de sérieuses accusations :

Je pense, et je ne suis pas le seul, que Domenico Giani est un


des exemples les plus graves d’infiltration du Saint-Siège. Au
Vatican, nous avons connu pendant la période soviétique en
particulier des faits d’espionnage avéré au service de Moscou.
Mais il ne s’agissait en aucun cas de personnes ayant des respon-
sabilités importantes. En raison des moyens humains et logis-
tiques qui sont ceux de la gendarmerie, et de la confiance aveugle
que le secrétaire d’État lui a faite, Domenico Giani possède une
somme très étendue d’informations confidentielles. Pour servir
une autre cause que celle de la papauté et afin de poursuivre une
carrière à l’extérieur du Saint-Siège, Domenico Giani a trahi. Il
souhaitait notamment partir comme secrétaire général adjoint
des Nations unies, en charge de la sécurité. Pour réaliser cette
ambition presque insensée, il a déployé un zèle particulièrement
impressionnant auprès de responsables extérieurs au Vatican.
Mais sa candidature n’a pas été retenue…

Autre attaque, le 5 mars 2013, lors des congrégations générales, le


cardinal Ivan Dias accusait publiquement Domenico Giani d’appar-
tenir à la franc-maçonnerie. À l’évidence, le poste occupé par Giani
et son zèle à traquer les délinquants, fût-ce en bousculant quelques
éminences au passage, ne lui a pas fait que des amis…
Giani a joué un rôle important dans le renvoi de Libero Milone,
en 2017. Selon ce dernier, ses téléphones étaient sur écoutes et ses
ordinateurs piratés. Ce sont sans doute les services de la gendarmerie

621
Ratzinger et Bergoglio

qui ont mis sur écoutes les bureaux de la secrétairerie à l’économie.


En plus du bureau du contrôleur général, deux appareils auraient été
trouvés dans les bureaux du cardinal Pell. On conçoit que ce dernier
en ait été choqué.
Giani a donc été l’instrument zélé du cardinal Becciu… avant
de le cibler à son tour sur demande de la justice vaticane. Beaucoup
de prélats se sont persuadés qu’il enquêtait tous azimuts sur « les
questions de sexe, de drogue, et surtout d’argent » lors des scan-
dales Vatileaks de 2012 et 2015. Pour certains, Giani était devenu
« l’homme le plus puissant du Vatican » au point d’inquiéter le
secrétaire d’État Parolin. Ce dernier n’aurait pas été informé en
amont de la perquisition d’octobre 2019 dans ses bureaux et en aurait
conçu un vif embarras. Ce raid sans précédent aurait marqué la fin
d’un tabou : l’inviolabilité et la toute-puissance de la secrétairerie.
Dès lors, le moindre faux pas pouvait le faire chuter.
Giani est désormais remplacé à la tête de la gendarmerie par
Gianluca Gauzzi Broccoletti, 45 ans, auparavant vice-commandant
de la gendarmerie. C’est lui qui a mis en place les dispositifs de cyber-
sécurité et de surveillance électronique du Vatican.

Le récit de cette période, la plus récente, ne peut être que partiel


et provisoire. Il y manque forcément des sources, archives et témoi-
gnages, qui n’apparaîtront que plus tard. Par définition, certaines
actions de renseignement conduites sans anicroche sont destinées à
rester secrètes pour longtemps encore. Ces limites appellent à la pru-
dence. Toutefois, il reste possible de tirer quelques enseignements
de cette « histoire immédiate » étonnamment riche. Au-delà des dif-
férences doctrinales et de caractère, qui sont réelles, au-delà de la
volonté des plus conservateurs d’opposer les deux papes, il y a plus
d’éléments de continuité qu’on ne pourrait le penser : dans l’action
diplomatique, comme en témoigne l’accord avec la Chine ; dans la
volonté parfois maladroite de purger les scandales ; et même dans la
confrontation brutale avec des manœuvres de déstabilisation média-
tiques, qui marquent une nouvelle ère.

622
L’histoire sans fin

S’il a été promu comme un successeur légitime de Jean-Paul II,


le pape Benoît a (qu’il le veuille ou non) fait un acte de moder-
nité en renonçant au trône. Il a marqué les esprits au point que son
successeur peut évoquer la possibilité de devenir à son tour « émé-
rite » sans que cela suscite de réaction particulière1. La différence
est que Benoît semble avoir, par cet acte, fait aveu d’impuissance
devant le nid d’intrigues, de chantages, de corruption et de coups
bas que semble être devenue la curie. Tandis que François, qui était
a priori moins familier de la curie, l’a affrontée plus directement.
L’un comme l’autre ont eu beaucoup de mal à distinguer qui, autour
d’eux, était réellement fiable et honnête. L’un comme l’autre ont
voulu faire confiance à des prélats qu’ils connaissaient de longue
date, et ne pas condamner trop vite des responsables controversés.
L’un comme l’autre ont sous-estimé le poids de l’affairisme et les
fragilités liées au passé de certains.
Comme son prédécesseur, François a visiblement tâtonné, s’est
trompé à plusieurs reprises, mais a fait preuve d’une plus grande
ténacité. Il y a sans doute un risque, à énumérer les « affaires » qui
secouent le Vatican, de laisser penser que les scandales sont bien plus
nombreux sous ces récents pontificats que lors des précédents. En
réalité, cette période a surtout été celle de la fin de l’omerta.

1. « Le pape François envisage de finir sa vie à Rome », Le Monde, 28 février 2021.


Conclusion

Dans le monde du renseignement, le Vatican est unique en son


genre, en raison de son statut hybride : un micro-État et, en même
temps, une autorité spirituelle mondiale. Pour autant, il n’est jamais
absent du « Grand Jeu » des puissances géopolitiques et doit souvent
se défendre contre l’espionnage de toutes origines.
Son opacité et son goût du secret en font souvent surestimer la
puissance par les services de renseignement étrangers. Il est vrai que sa
structure quasi intemporelle dissimule une organisation mouvante,
peu lisible de l’extérieur (même pour la plupart des catholiques, peu
familiers du fonctionnement de la curie). Cela constitue la meilleure
des protections contre les regards indiscrets. Mais cette opacité peut
aussi se retourner contre l’institution quand elle abrite des regards
l’affairisme, des atteintes aux personnes ou des coups tordus, tou-
jours au nom de l’intérêt supérieur de l’Église.
De facto, le Vatican est une monarchie absolue : il n’existe pas de
réel contre-pouvoir au pape. En revanche, l’institution est capable de
grande inertie, d’esprit de clan, de corporatisme. Elle doit gérer à dis-
tance des situations locales si différentes que bien des règles trouvent
leurs exceptions.

Une autre histoire de l’Église


Sur cette toile de fond, les personnalités des papes au xxe siècle
ont joué un rôle non négligeable pour définir les moyens et la straté-
gie de l’action secrète. Pie XII offre un profil de pur diplomate, très
cérébral, germanophile et anticommuniste. Il va appuyer et amplifier
une politique d’actions secrètes dans les pays de l’Est, initiée quand

625
Les Espions du Vatican

il était secrétaire d’État, afin de maintenir en vie les Églises de l’Est


et d’y recueillir du renseignement. Les jésuites en sont le fer de lance
dans les années 1930 et 1940. Mais le nazisme s’impose vite comme
la menace prioritaire. S’il reste d’une extrême prudence à son égard,
Pie XII mène pourtant des discussions secrètes avec des haut gradés
anti-hitlériens, et laisse se développer au sein de l’Église des initia-
tives de sauvetage de réfugiés et de Juifs. L’obsession de rester une
force centrale, capable de négocier un hypothétique accord de paix,
le conduit à assumer un intenable équilibre officiel entre Alliés et
pays de l’Axe, avec les effets que l’on sait sur son image. En paral-
lèle se construit, avec l’aide de Spellman, une alliance structurelle
avec la jeune puissance américaine, aussi bien sur le plan financier
que sur celui du renseignement. Après la défaite du nazisme, encore
plus après la défaite in extremis des communistes aux élections de
1948, le Vatican devient un membre à part entière de la grande coa-
lition anticommuniste. Ses activités se rapprochent alors de celles
des services secrets de l’Ouest : constitution de fonds secrets, entraî-
nement et parachutage de prêtres-espions à l’Est, soutien logistique
aux réseaux Stay Behind et à l’émigration d’anciens nazis, échanges
d’informations et de coups de pouce avec les services européens et la
CIA… Elles débouchent pourtant sur un constat global d’échec. Les
Églises de l’Est sont sous contrôle étroit et le Vatican est clairement
pénétré, assez peu au sommet mais beaucoup à la base, en particulier
dans les groupes d’opérations spéciales comme le Russicum.
Le pape Jean XXIII présente un autre profil de diplomate, un
peu plus pastoral, moins cérébral et dogmatique. Il part lui aussi
du constat d’échec de la stratégie d’opposition frontale au commu-
nisme et tente de mettre en place une politique plus conciliante.
Soit par tempérament, soit par manque de temps, il ne cherche pas
à réformer la curie ni les dispositifs d’opérations secrètes. À côté de
sa grande entreprise de réforme interne incarnée par Vatican II, il
préfère constituer des réseaux extérieurs, à l’insu de sa propre curie. Il
marque des points sur le plan diplomatique, apaise les tensions entre
Moscou et Washington, obtient quelques gestes sur le traitement

626
Conclusion

des clergés. Cet héritage diplomatique se traduira dans l’Ostpolitik


incarnée par le cardinal Casaroli jusqu’au début des années 1980. Le
bilan en est tout de même limité. On peut l’analyser comme un réé-
quilibrage plus que comme un renversement, car pendant ce temps-
là les opérations secrètes continuent, de part et d’autre. Les services
de l’Est en particulier ne désarment pas.
Paul VI est, lui, un pur produit de la curie qui a, malgré lui,
acquis une expérience pastorale comme archevêque de Milan. C’est
aussi un fin connaisseur des affaires secrètes, puisque Montini a été
en charge de maints dossiers sensibles comme substitut de Pie XII : il
connaît tous les secrets de famille et n’a nul besoin qu’on lui explique
les enjeux, les menaces ou les moyens à sa disposition. Dans la conti-
nuité de Vatican II et de l’Ostpolitik, il approuvera une action clan-
destine recentrée sur le soutien matériel et moral aux Églises de l’Est,
avec la constitution de véritables réseaux de contrebande. Après une
période d’éclipse sous Jean XXIII, la CIA retrouve alors ses marques
et ses relations de travail avec une partie de la curie. Pendant son
pontificat, Paul VI commet plusieurs erreurs de recrutement très
lourdes de conséquences, notamment avec Sindona et Marcinkus.
Il est également otage d’un contexte italien troublé, entre terrorisme
d’extrême gauche et d’extrême droite, affairisme mafieux et mani-
pulations de la politique italienne par divers opérateurs américains.
Jean-Paul II est le pape le plus entraîné à l’action secrète et le plus
déterminé que l’Église pouvait se trouver à la fin des années 1970.
C’est aussi celui qui connaît le mieux les faiblesses du commu-
nisme, et sait comment jouer avec le système sans aller jusqu’à la
guerre ouverte. Il met en place un dispositif de choc, essentiellement
constitué de prélats de l’Est, et complété par des organisations alliées
comme la tentaculaire Opus Dei. Il reçoit un soutien énamouré de
l’administration Reagan : alliance de circonstance, mais d’un niveau
assez inédit et quasiment à sens unique, comme si les services amé-
ricains se rangeaient pour une fois derrière la bannière du pape, sans
revendiquer le leadership… En retour, ils attendent de lui une répres-
sion sans nuance des adeptes de la théologie de la libération dans

627
Les Espions du Vatican

leur arrière-cour sud-américaine. La création du syndicat Solidarité


et l’attentat de la place Saint-Pierre jouent le rôle de catalyseur d’une
action secrète de plus en plus assumée. Dans ces années 1980, il ne
sert finalement pas à grand-chose que les services de l’Est intensifient
leur action de pénétration et de déstabilisation de l’Église, avec de
réels succès : le pape est presque le seul à avoir une vue d’ensemble
de son dispositif. Il est le seul pontife à s’impliquer à ce point dans la
guerre secrète au xxe siècle. Et à gagner. L’histoire le crédite, à raison,
d’un rôle crucial dans la chute du communisme, alors même que ce
volet d’action clandestine reste méconnu.
Cette immense bascule géopolitique a cependant un coût exorbi-
tant. Jean-Paul II s’est accommodé de la curie telle qu’il l’a trouvée,
y apportant des retouches progressives, et a implanté au Vatican ses
propres guerriers de l’ombre. Son autorité et son charisme étaient
tels que ce petit monde a cohabité sans heurts apparents, malgré des
modes de vie bien différents entre Italiens et Polonais. Fragilisé par
les scandales, Marcinkus a sauvé sa tête en s’offrant comme financier
dévoué et inventif de cette guerre secrète. À la curie de gérer le reste :
les contingences matérielles, judiciaires ou financières n’intéressaient
pas Jean-Paul II. On ne sait pas quand il a pris conscience de la place
de la Mafia dans les affaires financières du Vatican et dans celles de
certains prélats (sans parler de l’attentat contre lui). Mais ce n’est
qu’après 1989 qu’il a paru vouloir l’affronter ouvertement.
De son côté, en gérant pacifiquement l’agonie du système sovié-
tique, Mikhaïl Gorbatchev a fait quelque chose de terrible : il a
privé le Vatican de son principal ennemi ! Si Jean-Paul II est resté
en place jusqu’au milieu des années 2000, sa santé déclinante, son
dédain pour l’intendance et sa confiance aveugle dans son entou-
rage immédiat ont laissé prospérer un climat de plus en plus lourd :
guerres intestines, affairisme, scandales étouffés, assassinats de prêtres
dans des pays en crise... Les réelles compétences développées dans
la guerre secrète contre le communisme ne semblent pas avoir été
réinvesties ailleurs, comme si elles étaient devenues inutiles dans le
monde d’après.

628
Conclusion

L’héritier apparent Benoît XVI a cru pouvoir préserver l’héritage


de Jean-Paul II tout en corrigeant les abus les plus criants. Malgré
sa réputation de doctrinaire inflexible, il est apparu bousculé par
sa propre curie, qui ne semblait plus éprouver la même révérence
qu’envers Jean-Paul II, et visiblement désarmé devant la violence
des luttes internes et des scandales. Son renoncement au pouvoir
suprême, sans précédent, était peut-être le seul geste qui lui permet-
tait de marquer sa singularité par rapport à des prélats, amis ou enne-
mis, obsédés par le pouvoir.
C’est donc au pape François qu’est revenue la charge de réformer
en profondeur la curie, sans la connaître d’aussi près. Il est toujours
dangereux de déranger un nid de vipères à coups de bâton... Sur le
plan du renseignement, François a dû gérer la contradiction inhé-
rente créée par un outil toujours plus performant sur le plan tech-
nique : son expérience de la vie sous une dictature et sa philosophie lui
interdisent de l’utiliser pour quoi que ce soit qui pourrait ressembler
à une police politique (cf. la Sapinière de sinistre mémoire). D’un
autre côté, c’est pour l’Église une question vitale que de remettre de
l’ordre dans sa hiérarchie, si elle ne veut pas décevoir encore plus de
fidèles. Il n’est donc pas facile de définir au jour le jour la frontière
entre le respect des prélats et les investigations légitimes. On peut
d’ores et déjà créditer François d’une reprise en main sans doute
tâtonnante, sans doute inachevée, mais déterminée. Bergoglio ne res-
tera sans doute pas comme le pape révolutionnaire qu’ont rêvé cer-
tains et redouté d’autres, plutôt comme un réformiste prudent, à la
fois modeste et charismatique, à l’aise avec les moyens de communi-
cation modernes, capable de trouver les gestes et les mots nécessaires.

Un acteur à part du « Grand Jeu »


On espère avoir suffisamment montré combien le Vatican est
une puissance originale dans le monde du renseignement. Il dis-
pose d’atouts particuliers qui ont sans doute joué un grand rôle dans
les victoires accomplies au xxe siècle. Il est frappant de constater le

629
Les Espions du Vatican

respect qu’inspirent le pape et son administration, chez les alliés du


Vatican comme chez ses ennemis jurés. Ce respect a permis de dis-
suader Hitler (in extremis) d’envahir le Vatican, de convaincre les
présidents américains qu’il ne fallait pas embêter le pape pour d’obs-
cures histoires financières ou de filières d’évasion d’anciens nazis,
d’amener Kennedy et Khrouchtchev à régler pacifiquement leur
différend cubain… Il a conduit l’administration Reagan à mettre
à la disposition du pape la production de la NSA et de la CIA sur
le bloc de l’Est… Quant au camp d’en face, notre conviction basée
sur l’ensemble des sources disponibles à ce jour est que les leaders
soviétiques n’ont pas sérieusement planifié d’attentat contre Jean-
Paul II. Après la chute du communisme, si l’influence du Vatican a
paru décliner, en particulier dans les dernières années du pontificat
de Jean-Paul II puis sous le règne de Benoît XVI, et s’il est vrai que
le catholicisme a perdu des « parts de marché », notamment au profit
des Églises évangéliques, l’Église a tout de même marqué des points.
L’inespéré rapprochement entre Cuba et les États-Unis a pu adve-
nir en raison de la confiance mutuelle des protagonistes envers le
pape François et envers l’institution. D’autres actions de diplomatie
secrète et de soutien aux Églises persécutées dans divers pays sont en
cours, qu’il est trop tôt pour raconter.
Ce respect s’applique aussi par extension aux hommes et femmes
d’Église. Il est frappant de constater la relative facilité avec laquelle
les émissaires de Jean-Paul II ont pu circuler de Rome à la Pologne,
les poches et les valises remplies d’argent et de marchandises bien
peu cultuelles.
L’absence d’un service de renseignement extérieur clairement
identifié, et le manque de lisibilité des structures vaticanes, on l’a
dit, ont parfois représenté un atout. En y mettant les moyens, on
peut « pénétrer » le Vatican, mais encore faut-il savoir où regarder et
qui écouter. Le nombre restreint de « hauts fonctionnaires », le cloi-
sonnement (renforcé par les jalousies et les suspicions), la culture du
secret : tout cela a permis à la machine vaticane de fonctionner sous
Jean-Paul II, même avec quelques taupes et micros.

630
Conclusion

Pour autant, il ne faut pas se dissimuler que les faiblesses et les


vulnérabilités sont nombreuses : elles ont été la source de nombreux
échecs et de quelques tragédies. Si on additionne tous les prêtres et
prélats décédés de mort violente depuis le début de cette histoire,
on arrive à un nombre important, surtout au regard de la taille du
Vatican. Certes, il y a eu bien des morts violentes de manière générale
pendant la guerre froide, mais pas tant qu’on le croit souvent. Les
services de l’Est ont beaucoup plus assassiné leurs propres dissidents
que des agents de l’Ouest. Et la CIA, malgré sa sombre réputation,
s’est limitée à un petit nombre de leaders marxistes1.
La faiblesse la plus frappante est le relatif amateurisme des
« espions du Vatican », dont l’activité a bien souvent été improvi-
sée, en particulier dans les premières décennies. Les premiers prêtres
envoyés dans les pays de l’Est n’étaient pas sérieusement formés pour
cela. Il semble que les choses aient évolué après la Seconde Guerre
mondiale, grâce à des formations dispensées avec le concours de
la CIA, des services italiens, français et sans doute d’autres encore.
Aujourd’hui, le Vatican n’hésite pas à recruter des compétences exté-
rieures pointues : il n’a pas le choix quand il doit par exemple affron-
ter des cyberattaques. Il n’en reste pas moins que bien des prêtres ont
accompli en marge de leurs activités officielles des missions secrètes
pour lesquelles ils ont dû se débrouiller par eux-mêmes.
Les principales vulnérabilités du Vatican dans la guerre du ren-
seignement ont été celles des prêtres eux-mêmes. Les familiers du
renseignement connaissent bien l’acronyme MICE (Money, Ideology,
Compromise, Ego) qui résume les leviers par lesquels on peut recruter
dans le camp d’en face. Money (l’argent) n’a guère été utilisé par les
services de l’Est car l’écrasante majorité des prêtres n’auraient pas
trahi leur foi et leur hiérarchie pour quelques avantages matériels. En
revanche, la gestion des « fonds secrets » du Vatican a été une source
de « dérapages » répétés. Au départ la banque du Vatican (IOR) est
créée pour mettre à l’abri une partie du patrimoine de l’Église devant
1. Cf. Yvonnick Denoël, Le livre noir de la CIA et Histoire secrète du xxe siècle. Mémoires
d’espions, 1945 à 1989, op. cit.

631
Les Espions du Vatican

le risque d’une occupation par les forces de l’Axe. Elle se développe


rapidement en lien avec la finance américaine. Mais elle devient aussi
après-guerre un prestataire d’évasion fiscale, source de rentrées faciles.
Une étape est franchie par le duo infernal Sindona-Marcinkus, qui
amène l’IOR dans les eaux troubles du blanchiment d’argent et de la
spéculation internationale. Le rapport coût/bénéfice de ces dérives les
fera tolérer jusqu’en 1989. Depuis lors, il semble extraordinairement
difficile de refermer cette boîte de Pandore financière. Tout comme
il semble difficile à certains membres de la secrétairerie d’État de
renoncer aux séductions scintillantes des fonds secrets.
On peut passer rapidement sur Ideology (les convictions politiques
et religieuses) car la foi sincère était le plus souvent incompatible
avec une idéologie totalitaire. Certes, il s’est bien trouvé quelques
exceptions, comme l’évêque philonazi Alois Hudal. Mais elles sont
restées isolées. Avec le recul, la théologie de la libération n’a pas non
plus été une lame de fond, comme l’ont craint à l’époque la CIA et
les membres les plus conservateurs de la curie. On peut l’analyser en
partie comme une réaction aux répressions aveugles des dictatures
sud-américaines, habilement exploitée par les services de l’Est. Si des
régimes communistes s’étaient installés dans la durée à l’exemple de
Cuba, il y a fort à parier que les prêtres sympathisants auraient tôt ou
tard subi des persécutions.
Avec Compromise (les compromissions), on touche au cœur du
problème : la vie privée des prêtres. On peut mentionner rapidement
les cas de connivences familiales avec des parents aux activités illé-
gales, notamment dans des régions comme la Sicile. Mais l’ampleur
du phénomène reste limitée. Il en va tout autrement du non-respect
des obligations de célibat. Ce n’est pas notre propos que de quan-
tifier les cas d’aventures ou de liaisons durables, hétérosexuelles ou
homosexuelles, ni de nous prononcer sur d’éventuelles évolutions de
cette règle du célibat. En revanche, il est incontestable que ce phé-
nomène a toujours été significatif, qu’il l’est encore aujourd’hui, et
qu’il a constitué la plus forte vulnérabilité exploitée par les services
étrangers pour manipuler l’Église. Tous l’ont utilisé : services secrets

632
Conclusion

italiens et nazis, KGB et autres services de l’Est, polices politiques


sud-américaines, services de l’Ouest. À cette réalité s’ajoutent les cas
très particuliers de pédophilie, dont on sait aujourd’hui combien ils
ont été répandus. Il n’y a pas de raison que des groupes d’intérêts
privés qui se donnent les moyens d’enquêter, de façon traditionnelle
et via des hackeurs, sur des prélats ne tentent pas à l’avenir d’en faire
chanter certains.
Enfin, Ego (la Vanité) a sans doute été négligée par le passé. Mais
les affaires les plus récentes nous montrent combien ce ressort peut
être puissant. On peut benoîtement se demander qui manipule
aujourd’hui l’ex-nonce aux États-Unis, l’archevêque Viganò, et quels
ressorts sont utilisés pour obtenir d’un prélat si expérimenté qu’il ose
réclamer la tête du pape François…
Seule une compréhension de la culture propre au Vatican permet
d’expliquer certaines attitudes face aux grands dossiers des dernières
décennies. On est frappé par l’apparente passivité, voire la tétanie, du
Vatican face aux assassinats de prêtres dans des contextes politiques
sensibles. Les exemples abondent : Salvador, Algérie, Burundi…
Seule l’action des proches des victimes, des responsables de leurs
ordres et des ONG permet de faire en partie la lumière sur ces actes.
L’institution semble indifférente. Tout se passe comme si l’Église
trouvait dans l’ordre des choses d’avoir régulièrement de nouveaux
martyrs. Comme si demander des comptes à un gouvernement ris-
quait de menacer la position de l’Église dans le pays concerné. Cette
« realpolitik » correspond à une tradition ancienne, mais devient de
plus en plus difficile à accepter.
Le rapport au temps reste essentiel pour comprendre la façon
d’agir du Vatican : les services secrets modernes raisonnent en mois
et en années ; le Vatican en décennies, voire en siècles. Il lui paraît
normal qu’une mission ou une négociation débutée sous un pape ne
s’achève que deux ou trois papes plus tard. La prudence est un impé-
ratif catégorique, la précipitation presque un péché. C’est pourquoi,
même s’il y a des inflexions stratégiques et doctrinales d’un pape à
l’autre, le sentiment de continuité prédomine.

633
Les Espions du Vatican

Les défis du futur

Faute de sources complètes, il serait présomptueux d’assener des


jugements définitifs sur ce que sont et font les « espions du Vatican »
d’aujourd’hui. En revanche, il est possible d’offrir quelques perspec-
tives sur les grandes questions à venir du renseignement, celles aux-
quelles les futurs papes devront répondre.
Il semble qu’il y aurait plus d’avantages que d’inconvénients pour
le Vatican à se doter d’un service de renseignement extérieur en
bonne et due forme, plutôt que de continuer à « bricoler » au cas par
cas. Accablés de scandales divers ces dernières décennies, les fidèles
peuvent comprendre que le Vatican, comme n’importe quel État, a
besoin d’une part de se protéger, d’autre part de recouper et appro-
fondir les informations qu’il reçoit de ses nonciatures et des ordres
missionnaires. Et parfois même, il lui faut mener des enquêtes dis-
crètes, sans passer sous les fourches Caudines d’autorités locales.
L’enjeu est bien sûr d’encadrer l’activité du renseignement pour évi-
ter les dérives. Cela n’empêchera pas les papes de continuer à avoir
recours à des proches pour certaines affaires sensibles. Ce qui signifie
également qu’une plus grande professionnalisation est nécessaire : il y
a des limites aux tâches que l’on peut confier à des prêtres. Ensuite,
s’il est nécessaire de s’assurer de l’honnêteté de certains prélats, il serait
extrêmement dangereux de laisser l’initiative du renseignement à des
acteurs privés aux motivations obscures. Enfin, il est urgent que le
Vatican mette en place un dispositif de surveillance financière stable
et efficace, car la succession des affaires de corruption sabote le travail
des papes et diminue les marges d’action de l’Église tout en ternissant
son image. Une autre question primordiale que devront traiter les
prochains papes est celle du « deuxième cercle », celui des ordres et
organisations catholiques divers qui ne sont pas sous l’autorité directe
du Vatican, mais dont les dérives peuvent aussi l’éclabousser. Le para-
doxe, finalement, est que le Vatican pratique le renseignement, mais
manque d’une culture du renseignement. Il faut savoir regarder son
histoire en face plutôt que l’éluder ou l’atténuer.

634
Conclusion

La cyberguerre et l’espionnage numérique constituent un phéno-


mène déjà massif, en progression constante, comme l’a bien identi-
fié l’ancien directeur des services de sécurité du Vatican Domenico
Giani. Ce qui veut dire que le Vatican ne pourra éviter des inves-
tissements importants, pour lui-même mais aussi pour les noncia-
tures, et même pour l’ensemble du clergé. Sans quoi il s’expose à la
multiplication d’affaires (petites et grandes) qui entretiendront dans
l’opinion publique une défiance croissante. D’autre part, on assiste
aujourd’hui à une véritable guerre informationnelle s’appuyant sur
les réseaux sociaux, dans laquelle des groupes complotistes comme
QAnon n’hésitent pas à diffuser n’importe quelle « fake news » sur le
pape, sans encourir le moindre risque de rétorsion. Sur ces sujets, qui
agitent les états-majors et les services occidentaux, le Vatican aura
besoin de se trouver des alliés et de constituer une doctrine.
Beaucoup a été dit ici sur le rôle de la Mafia dans diverses affaires
où l’Église était impliquée au xxe siècle, parfois avec la Démocratie
chrétienne et diverses organisations anticommunistes. Notons au
passage que la Mafia, qui était très affaiblie à la fin du règne de
Mussolini, a dû sa « remise en selle » à l’administration Roosevelt,
peu regardante sur ses alliés de circonstance quand il s’agissait de
libérer l’Europe du nazisme. Mais l’alliance de circonstance est deve-
nue structurelle quand il s’est agi de monter une grande coalition
anticommuniste. Par diverses voies, le Vatican s’est contaminé dans
cette alliance contre nature, et l’a payé cher à plusieurs reprises. Pour
autant, nos recherches nous ont convaincus qu’il reste beaucoup à
apprendre sur ces interactions, et donc sur le poids passé et actuel
des différentes branches de la Mafia. Le travail des juges antimafia
constitue une source précieuse, mais on sait à quel point il a été
entravé par une partie de la classe politique italienne. Ce qui s­ ignifie,
prosaïquement, que nous sous-estimons encore aujourd’hui son
emprise, sans parler des mafias d’autres pays (Russie, Turquie, etc.)
avec lesquelles elle coopère. Puisque le Vatican est enchâssé dans
l’Italie, ses enjeux sécuritaires ne seront jamais séparés des enjeux
italiens, et plus largement européens. Les prochains papes seront de

635
Les Espions du Vatican

moins en moins italiens, et le plus souvent extra-européens : l’in-


ternationalisation du Collège des cardinaux est en marche depuis
Paul VI. D’un strict point de vue démographique, les enjeux pas-
toraux des prochains chefs de l’Église se situeront en majorité sur
d’autres continents. Pourtant, ils ne pourront pas oublier qu’ils sont
aussi à la tête d’un micro-État européen. Or l’Europe est condamnée
à penser sa sécurité dans l’interdépendance entre services et intérêts
nationaux forcément divergents1. Par conséquent, le Vatican aura
intérêt à développer la coopération entre services, ce qui ne signifie
ni la sujétion ni l’alignement. On peut parfaitement s’entendre sur
certains sujets et s’opposer sur d’autres : c’est le lot commun des ser-
vices de renseignement aujourd’hui.

Objets de tous les fantasmes, les « espions du Vatican » peuplent


la fiction au point de constituer une sorte de genre à part entière…
Ceux-ci n’ont pas grand-chose à voir avec les réalités que nous avons
croisées. Les personnages de notre histoire, terriblement humains,
sont à la fois héritiers d’une très vieille tradition, mais souvent inex-
périmentés ; parfois aussi héroïques que vulnérables, animés par le
sens du sacrifice mais également par le besoin de reconnaissance…
Ils sont à l’image du Vatican : un nid de paradoxes.

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643
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Remerciements

Cette histoire est par définition mondiale. Je n’aurais pu couvrir


une matière aussi ample et diverse sans le concours d’autres chercheurs
qui m’ont permis d’accéder à des archives, témoignages et publications
dans des langues que je ne maîtrise pas. Merci à Richard Whiteley
pour les traductions du russe et du bulgare, à Roger Faligot pour son
inépuisable documentation sur la Chine, à Pierre Abramovici pour
avoir ouvert ses dossiers sur l’Opus Dei et ses entretiens avec divers
prélats, à Maxim Simonienko pour les traductions du polonais.
Plusieurs anciens du renseignement de diverses nationalités ayant
eu à travailler avec le Vatican m’ont fourni de précieux éclairages,
en préférant rester anonymes : qu’ils soient assurés de ma gratitude.
Table des matières

Introduction
Les espions qui n’existaient pas.............................................................................. 5

I – PACELLI

1 – Un pape de crise................................................................................................... 23
2 – Face aux nazis : doubles jeux et faux-semblants.............................. 51
3 – Sous l’occupation allemande........................................................................ 87
4 – Rome, ville ouverte ........................................................................................ 113
5 – Tous les coups sont permis......................................................................... 157

II – RONCALLI

6 – La détente.............................................................................................................. 201

III – MONTINI

7 – Les tourments de Paul VI............................................................................ 233


8 – Les taupes du Vatican.................................................................................... 245
9 – Octopus Dei........................................................................................................ 261
10 – Les explosifs du monsignore..................................................................... 281
11 – Les loups dans la bergerie......................................................................... 287
12 – Le maître des marionnettes..................................................................... 305
13 – L’IOR change de cheval............................................................................. 315
14 – Le dernier chagrin de Paul VI............................................................... 323

647
IV – WOJTYŁA

15 – Le pape qui ne devait pas mourir....................................................... 337


16 – Wojtyła, le pape des opérations spéciales....................................... 345
17 – La théologie du fusil.................................................................................... 369
18 – Un voyage en Pologne................................................................................ 385
19 – Trois coups de feu place Saint-Pierre................................................ 397
20 – Mort d’un banquier..................................................................................... 423
21 – Croisade polonaise........................................................................................ 447
22 – Les nouveaux défis........................................................................................ 481
23 – Marcinkus s’en va… la corruption reste........................................ 505
24 – Meurtres au Vatican..................................................................................... 525
25 – Les errances du crépuscule...................................................................... 539

V – RATZINGER ET BERGOGLIO

26 – L’héritage impossible................................................................................... 561


27 – La machine infernale................................................................................... 581
28 – Barack et François......................................................................................... 597
29 – Chine : l’autre Église du silence............................................................ 603
30 – L’histoire sans fin............................................................................................ 613

Conclusion..................................................................................................................... 625
Bibliographie................................................................................................................ 637
Remerciements............................................................................................................ 645

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