Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Il n'avait aucune
raison de faire confiance à l'autre. Il entreprit de compter les billets debout
face à la barrière de fil de fer qui clôturait l'Office. De l'autre côté, des
buissons épars indiquaient que les lieux étaient encore la brousse. Dombo
compta avec un plaisir évident, sûr d'être seul.
Mais là, à quelques mètres, adossé à un arbuste et dissimulé par un
buisson, l'archer comptait en même temps que lui. Mais au lieu de billets de
banque, il dénombrait, lui, des bulletins de décès avec, tamponnée en gros
caractères sur chacun, la mention « mort de faim ».
Pressentant une présence, Dombo leva la tête et vit l'archer qui le pointait
de sa flèche. Il lâcha aussitôt la liasse sous le coup de la panique. Les billets
s'éparpillèrent au vent. Tournant les talons, il esquissa la fuite... »
Couverture : L'araignée, huile sur toile de Nazaire Kolo, dans Les peintres
de l'estuaire, N. Bissek, Karthala, 1999.
L'archer
bassari
Roman
Éditions KARTHALA
22-24, boulevard Arago
75013 Paris
Que le peuple accorde à quelqu'un une dignité,
qu'il lui confie l'honneur d'une présidence
quelconque, surtout s'il s'agit d'un poste important :
et le voilà qui s'imagine dépasser la nature humaine,
se croit porté aux nues et ne considère plus ses
semblables que comme l'escabeau de sa grandeur.
Parfois même on le voit s'élever contre ceux qui lui
ont accordé leur suffrage, et traiter avec insolence
les auteurs de son élévation. L'insensé, il ne sait pas
que sa gloire est plus fragile qu'un rêve et que l'éclat
qui l'entoure est plus vain que les fantômes de la
nuit.
Saint Basile de Césarée.
1
On devinait les quarante ans de Sita Dinta aux coins des yeux marqués
par les rides de l'âge. Des yeux qui scrutaient et soupesaient l'interlocuteur
et qui lui donnaient un regard aiguisé à force de ruse et de calcul. Mais le
reste du visage la rajeunissait. Il respirait la fraîcheur et la santé sous un
léger maquillage. Elle avait des gestes fréquents vers ses cheveux décrêpés
qu'elle semblait vouloir lisser. En fait, elle s'assurait que sa perruque tenait
bien en place. Elle arborait une broche en or sur son tailleur. Un parfum
insistant embaumait plusieurs mètres autour d'elle. Tout dans cette femme
tendait à impressionner par la beauté, l'élégance et la richesse. Dès son
entrée dans le bureau, elle décocha un sourire éblouissant de dents blanches
auquel Mbaye répondit par politesse. Il lui offrit galamment une chaise. Et
pourtant il se disait qu'il se ferait un plaisir de coffrer cette femme s'il
s'avérait qu'elle était derrière le meurtre de Ladji. Il cherchait à la pincer
depuis longtemps en raison de ses activités louches liées au proxénétisme et
à la drogue mais difficiles à prouver. Son intuition, ses ruses et ses relations
l'avaient toujours tirée d'embarras, parfois in extremis.
Avant que Mbaye n'ait ouvert la bouche, elle protestait avec le calme et
l'accent de la bonne foi.
– Je ne comprends pas, commissaire. On me fait venir à la police pour
une affaire qui ne me concerne ni de près, ni de loin. Je ne vois pas, alors
pas du tout, en quoi je pourrais être impliquée dans une affaire concernant
un certain Sérigne Ladji. Je ne connais même pas cet homme, ce Sérigne
Ladji.
Mbaye prit tout de suite goût au jeu de la dame.
– Ainsi, vous ne le connaissez pas, fit-il dans la langue du pays.
– Puisque je n'en ai jamais entendu parler, rétorqua Sita Dinta, toujours
en français.
– Dans ce cas, nous avons fait une sérieuse gaffe, enchaîna-t-il dans la
même langue qu'il avait employée et avec le ton de la désolation même.
Tourmenter une honnête citoyenne, sans tache, droite, et tout et tout, c'est
impardonnable. Nous allons arranger ça tout de suite. Koloba !
– Oui, chef ! (Le garde-à-vous claqua sec.)
– Je voudrais te confier l'interrogatoire de cet ange.
– Vous n'allez pas faire ça ? fit la dame subitement alarmée. Non, se
rassura-t-elle, vous voulez me faire marcher. J'ai bien vite compris, allez !
(Sous le coup de la peur, elle avait retrouvé l'usage de sa langue
maternelle.)
– Koloba.
– Oui, chef !
– Exécution !
– Bien, chef ! (Il se tourna tel un automate vers Sita Dinta, l'air vraiment
méchant.) Allez, viens, poulette. Ça va être ta fête ! Avec moi, les fleurs
sont vite fanées !
Il lui saisit le poignet avec une telle brusquerie qu'elle poussa un
gémissement terrifié. Elle se dégagea vivement.
– Quel sauvage, siffla-t-elle en se massant le poignet meurtri.
Koloba fit mine de saisir le bras de nouveau. Elle recula, paniquée,
entraînant la chaise dans son mouvement.
– Arrêtez-le, commissaire, supplia-t-elle, les deux bras levés devant elle
dans un geste dérisoire de défense.
– Koloba.
– Oui, chef !
– Rompez !
– Bien, chef ! (Le policier géant claqua des talons et sortit.)
– Madame Dinta, vous aviez l'intention de tuer Sérigne Ladji ?
– Moi, tuer Sérigne Ladji ? Je serais incapable de tuer une mouche ! Mais
d'abord qui est-il, ce Ladji ?
– Koloba !
– Non, ne l'appelez pas. Attendez !
– Bon, voilà, j'attends ! dit Mbaye en croisant les bras sur la poitrine et
après avoir discrètement fait signe à Koloba de ne pas entrer.
– Je ne voulais pas tuer Sérigne Ladji, déclara Sita Dinta.
– Et pourtant vous avez eu une formule originale pour le menacer. En
effet, vous avez dit que vous le feriez dispenser de cet exercice fatigant
qu'est la respiration. Fin de citation. Je pourrais donner des lieux, des dates
et d'autres précisions. Vous voyez que c'était une mauvaise tactique que de
jouer l'innocence.
– Je vois que vous êtes renseignés. Bravo !
– Maintenant Ladji est froid. Il ne respire plus. Je pense qu'il était trop
fatigué pour continuer à le faire. Et c'est vous sans doute qui l'avez aidé à se
reposer !
– Non, oh non ! (Elle marqua sa dénégation d'un recul instinctif du buste,
les yeux écarquillés de stupeur.) Je ne suis pour rien dans cette affaire. De
toutes façons, le différend qui nous opposait était en voie d'être réglé.
– Tiens, tiens, tiens ! (Le ton du commissaire était très intéressé.)
Expliquez-moi donc la nature de ce différend !
– Sérigne Ladji a mené une concurrence déloyale contre mon bar « Le
Sahel » situé dans le même quartier que l'Abreuvoir.
– En quoi cette concurrence était-elle déloyale ?
Un éclair de colère passa dans les yeux de la femme.
– Cet ignoble individu faisait dire partout que la bière que je vendais, et
dont j'avais l'exclusivité de la marque, rendait les hommes impuissants.
C'était une marque nouvelle et au début le succès avait été immense. Mais
en quelques jours j'ai perdu presque toute ma clientèle à cause de cette
calomnie. Il voulait ainsi m'obliger à fermer et s'approprier ma clientèle et
peut-être tout simplement mon bar. Mais son opération a échoué car j'ai fait
remplacer la bière par le vin rouge, moins rentable, il est vrai. Cela m'a
permis de retenir des clients et de faire fonctionner mon établissement. La
désaffection prolongée des consommateurs et surtout la dénonciation de
mon contrat d'exclusivité avec mon fournisseur ont entraîné des préjudices
financiers dont je ne me suis pas encore relevée.
– Et alors vous lui avez gardé une dent qui n'était pas de sagesse !
– Je voulais lui retourner la monnaie de sa pièce.
– Où avez-vous trouvé l'argent pour faire face à vos problèmes financiers
et (il détailla le tailleur et les bijoux du regard) garder votre standing
habituel ?
– Des banques m'ont avancé certaines sommes.
– Des banques ou... des banquiers ?
– C'est la même chose, non ?
– Pas du tout ! La nuance est de taille. Une banque exige obligatoirement
des garanties, que vous ne pouviez en principe fournir à l'époque, le bar
étant près de la faillite.
– Disons donc que ce sont les banquiers qui m'ont aidée.
– Comme ça, pour vos jolis yeux ?
– Pourquoi pas ? Mes yeux inspirent confiance ! Vous ne trouvez pas,
vous ?
– Restons dans le domaine du sérieux ! Ces banquiers vous ont demandé
ne serait-ce qu'une toute petite garantie ?
– Mais je leur ai donné ma parole !
– Eh ben ! fit-il ironique, la bouche qui a donné cette parole doit être
située bien bas. (Sita Dinta accusa le coup sans montrer d'émotion.) Et où se
passaient les transactions ? (A cette question, elle regarda ailleurs). Au lit
bien sûr, c'est élémentaire ! Mais ceci est secondaire ; revenons au meurtre.
Dites-moi où vous étiez le vendredi de minuit à quatre heures !
– Je n'ai pas quitté mon bar de toute la journée et la nuit du vendredi, fit-
elle calmement. C'était le jour du changement de nom du « Sahel » qui avait
été rénové et rebaptisé « L'Oasis ». Mes employés peuvent témoigner que
j'étais présente à l'ouverture à 20 heures, que j'ai reçu clients et invités et
que j'ai supervisé le service jusqu'à 6 heures du matin.
– Nous ne manquerons pas de vérifier.
Mbaye croisa ses mains sur la table, regarda la dame bien en face.
– Il y a trois semaines, vous vous êtes rendue en brousse. Qu'est-ce qui
vous a amenée à faire ce voyage au village ?
– Décidément vous êtes au courant de tout. J'étais partie voir une tante à
moi. Je vais toujours la voir quand les choses ne vont pas chez moi. C'est
elle qui me console et qui me guide par ses conseils. Elle possède des
connnaissances ésotériques et beaucoup de bon sens. Avec elle j'ai
confiance. C'est elle qui m'a redonné la force pour me battre contre Ladji et
résister pour la survie de mon bar.
– Vous avez ramené des poteries du village ?
– Oui, ma tante est potière.
– Très intéressant. Cela veut dire que son mari, votre oncle donc, est
forgeron. Car le métier de potière est traditionnellement réservé aux
épouses de forgerons.
– C'est exact. Mais quel rapport ?
– Quel rapport ? Voyons ça ! Que fabrique un forgeron ?
– Des outils !
– Et quoi d'autre ?
– Mais où voulez-vous en venir ?
– A ceci : un forgeron fabrique aussi des armes. Des arcs et des flèches,
entre autres. Pas vrai ? Or, votre oncle est forgeron. Il peut très bien
fabriquer des flèches et s'en servir. Et cela nous ramène au meurtre du
boulevard de la République.
– Mon oncle, se servir d'un arc ? Il a dans les soixante-cinq ans au
moins !
– Admettons ! Quelqu'un de plus jeune, un cousin ou tout autre homme
de main par exemple, peut avoir fait le travail. C'est simple, vous payez et il
se charge d'exécuter Sérigne Ladji. C'est bien ainsi que ça s'est passé ?
– Non, il n'y a rien eu de tel ! (Elle tira de son sac un mouchoir rose
parfumé dont elle s'essuya le front perlé de sueur.) Je vous assure que je ne
suis pour rien dans la mort de Ladji. Je vous le jure !
– C'est au tribunal que vous pourrez jurer. Ici c'est irrecevable.
– Je vous en supplie, commissaire, croyez-moi. Je n'ai rien à voir dans
cette affaire.
– Vous vouliez tuer Ladji !
– Mais je ne l'ai pas fait. C'est bien vrai qu'il y a eu une altercation entre
nous. On nous a séparés à temps, sinon, c'est vrai, je comptais sérieusement
le saigner. Je l'aurais tué dix fois ce jour-là. Finalement j'ai renoncé à ma
vengeance et j'ai décidé d'oublier parce que mon bar allait prendre un
nouveau départ, assez prometteur pour que j'oublie les déboires passés.
Croyez-moi, commissaire Mbaye, je me sens trop menacée par la police
pour m'impliquer dans une histoire de meurtre.
– Je n'en sais rien. Maintenant vous pouvez disposer. Nous reprendrons
l'interrogatoire demain. Présentez-vous donc dès qu'on vous convoquera.
N'essayez pas de fuir ou de vous cacher. Ce serait là une preuve pour nous
et je ne manquerais de profiter de cette aubaine pour vous rechercher et
vous coffrer en attendant la fin de l'enquête. Compris ?
– Compris, commissaire ! Merci, commissaire ! dit-elle précipitamment
en se levant.
Dans le couloir, elle rencontra Koloba, qui, le visage toujours méchant,
émit un rugissement féroce. Et cette femme, qui était venue pleine d'aplomb
et d'arrogance, réagit par un caquètement de poule effrayée et accéléra sa
marche vers la sortie.
Dans son bureau, Mbaye appuya sur l'interphone et donna à l'un de ses
hommes l'ordre de filer Sita Dinta.
5
***
***
Comme à son habitude, le Buffle fit une entrée très remarquée dans le
stade des Arènes. Des gradins, des dizaines de milliers de poitrines
exhalèrent une ovation monstre. Les tam-tams, qui semblaient s'être
endormis avant son arrivée, crépitèrent soudain et le Buffle esquissa alors
un pas de danse guerrière, imité en cela par son entraîneur et ses seconds.
Ce fut le délire. « Sigi ! Sigi-le Buffle ! » criait-on. On déclina son nom et
ses surnoms, tous au superlatif. C'était le plus farouche des lutteurs, le plus
rusé, le plus téméraire. Son indiscipline notoire, ses facéties ajoutaient
encore à son adulation par ses fans.
Il affrontait ce jour Sama-l'Eléphant. Imbattu jusqu'ici. Plus grand, plus
puissant, possédant plus de technique et surtout n'improvisant jamais,
contrairement à son adversaire, Sama-l'Eléphant devrait gagner. Mais il lui
faudrait compter avec la souplesse, l'agressivité, l'intuition et la chance
insolente du Buffle.
***
– Et de quatre !
Mbaye était amer en lisant le rapport du médecin légiste : Solo Dombo,
trente-quatre ans, directeur général de l'Office de stockage des céréales.
Mort de blessures causées par une flèche barbelée avec deux dents de
harpon asymétriques. Le projectile l'avait frappé dans le dos alors qu'il
tentait, semblait-il, de fuir. La flèche avait traversé le muscle rhomboïde
gauche, entre l'omoplate et la colonne vertébrale et avait tranché la veine
pulmonaire.
Mbaye tira un autre rapport du dossier, celui du commissaire du secteur
périphérique-Est. Il notait que le corps avait été découvert vers 9 heures et
demie du matin, affalé dans un éparpillement de billets de banque...
Un avis de décès fut radiodiffusé par la famille de Solo Dombo.
13
***
Bango Besso était obèse jusqu'à la caricature. Rien que des masses, des
graisses, des boules. La tête : une boule posée directement sur le tronc. Le
nombre de mentons était tel que c'en devenait des fanons. Sur la nuque, des
traversins de graisse avaient occupé les replis de la peau. Le tronc était une
masse ronde comportant une bedaine bien replète et parfaitement
circulaire... L'ensemble brillait, frémissait ou tremblottait au moindre
mouvement et à la moindre lumière. Bango Besso appliquait à son régime
alimentaire un principe simple : ce qui est censé être sucré doit l'être
suffisamment ; ce qui est gras doit être vraiment gras. Dans la pratique, cela
donnait du riz au gras bien gras jusqu'à nager dans l'huile ; des morceaux de
viande taillés dans les parties les plus graisseuses. Cela donnait aussi des
pâtisseries et des glaces sucrées à l'excès. Et chaque jour Besso s'empiffrait
de gras et de sucreries. Le diabète s'installa, le cœur se surchargea de
graisse ; le sang, trop riche en lipides, était voué aux caillots. Son médecin
l'avait sévèrement mis en garde et lui avait prescrit un régime sans sucre et
sans graisse dont il ne tint pas compte. Il y avait à peine deux mois que le
médecin lui avait signalé qu'il pouvait mourir d'une embolie et ceci sans
avertissement. Mais Bango Besso ne pouvait comprendre qu'on puisse
s'interdire de bien manger tant qu'on en avait les moyens. Pour lui qui avait
vécu longtemps la pauvreté et la malnutrition, le sucre et les corps gras
étaient l'apanage des nantis. « Les broussards, se disait-il en parlant des
ruraux, prennent leur bouillie de gruau sans sucre tant cette denrée tient du
luxe. Leur menu quotidien ne comporte pratiquement pas de graisse, ils s'en
plaignent et envient les riches qui mangent du riz au gras et des viandes
grasses. Lui, Bango Besso, était riche ; il en avait fini avec la pauvreté. Il
était du bon lot, celui des nantis et il fallait le montrer. Et d'abord par
l'apparence physique qui devait dénoter une alimentation surabondante. »
De fait, Besso pouvait se prévaloir de revenus confortables. Le tiers des
gargotes de la ville lui appartenait en totalité ou en association. Il possédait
en outre plusieurs dibiteries où l'on vendait de la viande grillée à longueur
de journée. L'état sanitaire de ces établissements était déplorable mais les
bénéfices qu'ils rapportaient rendraient jaloux plus d'un magnat de l'import-
export de Kionda.
L'inspecteur Sarré se présenta à Besso et lui fit comprendre qu'il était
certainement menacé de mort par l'archer. Quand il lui proposa la protection
de la police, le gargotier piqua une colère si violente qu'elle faillit
déboucher sur l'apoplexie prédite par le docteur. Ses bajoues crachotèrent
un flot de propos rageurs :
– Je ne veux pas de flics dans mes affaires ! Tous des racketteurs ! Je n'en
ai rien à foutre. Je suis mieux protégé que par tous les policiers du pays !
Il retroussa vivement la manche de son ample boubou aux dessins criards
et montra une rangée impressionnante de gris-gris au bras.
– Voyez-vous ça ! Ça, c'est ma protection, mon bouclier, permanent et
efficace ! (Et portant le doigt sur chaque amulette :) Celui-ci me protège des
sorts maléfiques, celui-ci des accidents, cet autre m'apporte la chance dans
les affaires, ça c'est contre la foudre et ça, ah-ah, c'est contre les armes
blanches. Je suis invulnérable, intouchable. Alors l'archer, je l'attends !
Sarré essuya de son visage le flot de postillons qu'il avait reçu pendant
que l'autre vociférait. Il se leva.
– Monsieur Besso, c'est notre devoir de vous protéger et nous vous
protégerons. Même contre votre gré.
Après un bref salut, il s'éclipsa.
A dire vrai, Bango Besso avait la trouille, une trouille paniquante.
L'archer lui en voulait, il en était sûr. Mais il ne voulait à aucun prix de la
police dans ses affaires dont le fumet était identique à celui de ses gargotes
à l'hygiène douteuse. Ses magouilles, ses fraudes, ses méthodes pour se
tailler un monopole, parfois au prix du sang, pouvaient lui valoir la prison.
Et la prison signifierait la ruine, le retour à la pauvreté, aux jours sans sucre,
sans viande, sans gras. Pas question. L'archer voulait s'en prendre à lui ? Eh
bien, c'était lui qui allait s'occuper de l'archer et pas plus tard que tout à
l'heure.
– Il ferma le local qui lui servait à la fois de bureau et d'entrepôt de
produits pour ses gargotes. Il prit sa voiture, une 9 CV jaune qui s'engagea
dans la circulation. Il était 16 heures. Il calcula mentalement qu'il lui
faudrait vingt minutes pour arriver chez Boli Mansa, sorcier tout-puissant.
Il compta dix minutes supplémentaires car il lui fallait semer la voiture de
police qu'il voyait distinctement dans le rétroviseur. Il suffisait de griller un
feu ou un sens interdit. Besso bifurqua donc brusquement dans une voie à
sens unique, remonta le flot de voitures qui suivaient le sens autorisé et dut
pour cela mordre sur le trottoir dégagé en raison du stationnement alterné.
Deux intersections plus loin, il prenait une grande artère à circulation fluide
qui le mena vers la sortie de la ville. Et une fois sur l'autoroute, il écrasa le
champignon. « Je les ai eus, je les ai eus », jubilait-il en tressautant de
toutes ses graisses dans un rire sonore.
Quelques arbustes. Vestiges d'une brousse qui n'allait pas tarder à être
lotie et envahie de constructions. Dans deux ou trois ans, Kionda se
trouverait agrandie d'un nouveau quartier périphérique surgi de ces lieux
désolés.
La cabane de Boli Mansa se tenait à l'écart de toute autre habitation. Le
féticheur y vivait seul et ses clients venaient le consulter pendant les six
mois de saison sèche. En période d'hivernage, il rentrait au village cultiver
la terre. Il s'était fait une solide réputation d'envoûteur et de désenvoûteur.
On venait le voir pour ensorceler un adversaire politique, un rival en amour
ou en affaires. Il procurait également des gris-gris contre les mauvais
sortilèges lancés par un ennemi.
Besso gara sa voiture au milieu d'un sentier caillouteux et fit les derniers
mètres à pied. « L'archer n'a plus longtemps à vivre » dit-il.
Niéga était une vieille femme qui voulait porter gaillardement sa
vieillesse. Malgré ses quatre-vingt-deux ans, ses membres décharnés, elle
tenait debout sans canne. Elle sortait chaque jour ramasser des plantes
médicinales. C'était sa promenade de santé. Au cours de ces sorties, elle
rendait visite parfois à Boli Mansa et ils parlaient pharmacopée et
toxicologie, et échangeaient recettes et formules. Niéga, qui était
guérisseuse, acquérait ainsi les dernières connaissances de son métier,
tandis qu'elle transmettait à un plus jeune son immense bagage de
médications thérapeutiques.
En quittant la cabane de son collègue, la vieille rencontra un gros
bonhomme qui visiblement se rendait chez le féticheur. Elle s'arrêta pour le
regarder venir et quand il arriva à sa hauteur, elle lui dit de sa voix
chevrotante :
– Hé, fiston, je vois dans tes yeux que ton foie te donne des soucis. Ton
essoufflement sur un si petit trajet indique aussi que ton cœur est fatigué.
Dis à Mansa de te prescrire de ma part les plantes suivantes...
– Passe ton chemin, vieille chose, j'ai à faire !
Elle nota qu'il puisait dans un cornet de papier quelque chose qui
semblait bon à manger et qu'il croquait bruyamment.
– Donne-moi un peu de tes bonbons. Ces douceurs feront du bien à mes
vieux os.
– Tiens, prends, fit-il méprisant en lui jetant quelques éclats de bonbons.
Je donne, moi. Je donne toujours au peuple. Remercie-moi pour ma
générosité.
L'archer était là, à deux mètres à peine de Besso. Tapi derrière un rocher,
il avait tout vu. Il avait vu Bango Besso, repu, bedonnant et reluisant, jeter
des restes de nourriture sur des affamés assis en groupe et qui n'avaient
aucune force, pas même celle de lever le bras pour saisir ce qu'on leur jetait
avec dédain. Et Besso qui les pressait de le remercier pour tout ce qu'il
faisait pour eux.
C'en était trop. De sa cachette, il bondit au milieu du sentier. Besso le vit.
Sa stupeur fut foudroyante. Le cœur obstrué de graisse du gargotier ne put
supporter le choc et flancha. Besso tourna de l'œil et s'affaissa d'une masse,
déjà mort... La flèche l'atteignit quand même. A son foie malade.
Le spectacle de l'archer jaillissant, et celui de Besso rendant subitement
l'âme, secouèrent la vieille Niéga qui se mit à crier en courant d'un pas mal
assuré vers la case de Boli Mansa...
***
Boli Mansa douta à haute voix de ses pouvoirs. Lui, Boli Mansa, le tout-
puissant féticheur, voilà qu'on l'arrêtait comme un vulgaire voleur à
l'étalage ! C'est lui, que des personnalités venaient voir, qu'on interrogeait
ainsi sans ménagement ! L'inspecteur Cossé, qui se trouvait encore au
commissariat du neuvième secteur, retrouva toute sa hargne pour faire
avouer le suspect. La fouille de la cabane de Mansa avait mis à jour une
grande quantité d'arcs et de flèches. Et aujourd'hui, pas un de ses clients
influents ne se présentait pour le tirer de ce qu'il considérait comme une
plaisanterie. S'il était suspect, c'est qu'il y avait une possibilité que ce fut lui
le coupable. Des clients se félicitèrent même de ne pas être allés le voir
cette semaine. Ils auraient pu compter au nombre des victimes.
– Petit père, tu vas gentiment tout nous dire, sinon je vais être méchant.
Cossé accentua sa menace d'un rictus.
– Je t'ai déjà dit que je me servais de ces flèches pour chasser le démon.
D'ailleurs les pointes sont en bois. Tu as dans ma case des statuettes
d'argile. Certaines représentent le démon. Je tire dessus avec ces flèches
pour éloigner les maléfices.
– On ne peut pas dire que cela t'ait réussi à toi-même puisque tu es dans
nos filets. Nous avons remarqué des flèches à pointe de fer et si tu passes
là-dessus, c'est que tu as quelque chose à cacher.
– Pas du tout. Il y a juste trois flèches à pointe de métal et je m'en sers
pour tirer le lièvre.
– Lièvre qui a nom Bango Besso ou Sérigne Ladji. Raconte-nous tout
depuis le début. Pour commencer, comment as-tu fait pour Sérigne Ladji ?
– Je n'ai rien fait du tout. Je ne connais pas cet homme.
Cossé envoya la première gifle, magistrale.
Le féticheur le regarda, totalement éberlué.
– Me frapper, moi, Boli Mansa ? Tu veux donc mourir ?
– Je suis sur la bonne voie, ricana Cossé. S'il me menace de mort pour
une gifle de rien du tout, c'est qu'il en a gros sur la conscience. Alors, tu
accouches ?
Le sorcier resta coi et fixa le policier.
– Tu vas parler, oui ?
Cossé leva de nouveau la main et l'abattit. Boli Mansa s'en empara au
vol, la tordit dans une prise sans parade. Le policier fut obligé de lui tourner
le dos et le féticheur lui flanqua alors une gifle qui claqua dans tout le
bâtiment. La taloche envoya Cossé cogner violemment contre le mur. Le
policier se releva, surpris et affolé et se mit à crier :
– Koloba ! Koloba ! Viens vite !
Il gémissait à présent en se tenant l'oreille endolorie. Koloba entendit
l'appel mais ne bougea pas.
– Laisse-le se débrouiller tout seul, dit-il à un brigadier qui voulait
intervenir...
La vieille Niéga fut alitée dès son retour à la maison. Une forte fièvre la
faisait délirer. La scène de l'archer bandant son arc l'avait fait revenir des
décennies en arrière au temps des affrontements inter-tribaux. Elle délira
toute la nuit et le jour suivant. Tout ce que l'on put en retenir c'est que
l'archer ressemblait à son défunt mari du temps où il était jeune guerrier.
Quand enfin elle se calma, elle ne se rappelait strictement de rien. Pas
même de son nom.
La « Voix » accorda à Mbaye un sursis de quarante-huit heures.
16
La natte qui servait de porte s'écarta. Le soleil pénétra dans la case par
flots dorés et impétueux telles les eaux d'une digue rompue. Simon se leva
sur son coude et consulta sa montre. Elle marquait sept heures, mais il
vérifia de l'oreille qu'elle marchait parfaitement. Une jeune fille occupait
toute l'embrasure de la petite porte. Elle ne portait d'autre habit que le pagne
court des jeunes filles non mariées. « Elle ne doit pas dépasser les quinze
ans, estima Simon ; déjà femme et du caractère certainement si j'en juge
d'après le menton volontaire et les yeux vifs. »
Elle entra et le jaugea du regard comme pour décider du ton à employer.
– Le soleil s'est levé avant toi, lança-t-elle en riant. C'est que tu devais
être bien fatigué hier soir ! (Son rire faisait tinter ses nombreux bracelets de
cuivre.)
– Eh oui, répondit Simon, poli. J'ai voyagé tout l'après-midi.
– Ce n'est pas une vraie cause de fatigue ça ! fit-elle toujours riant.
– Ah bon, dit Simon interloqué. Quoi alors ?
Le jeune homme se sentit un peu naïf. Il y avait quelque chose à
comprendre. Il se piqua de curiosité. Cette fille se comportait avec lui
comme si elle le connaissait depuis longtemps. Il décida d'entrer dans son
jeu.
– En fait, dit-il, hier soir je n'ai pas eu l'occasion de me dépenser. De me
fatiguer, souligna-t-il. Tu es coupable de m'avoir laissé tout seul passer la
nuit. (Elle rit encore.) Dis-moi, où as-tu appris le mandingue ? D'abord
viens t'asseoir ici près de moi.
Elle vint d'un pas décidé s'asseoir sur le grabat.
– Tu n'as pas peur de moi ?
– Non, pas du tout, dit-elle l'air effronté. Le cabri égorgé n'a plus aucune
crainte du couteau. (Nouveaux rires.)
Simon jura. En clair, le proverbe signifiait qu'ayant déjà perdu sa
virginité, elle n'avait plus rien à redouter d'un homme.
– J'étais venue te dire bonjour et voir à quoi ressemblait notre étranger.
Maintenant il faut que je parte.
– Attends un peu. C'est vrai ton histoire de cabri ?
– Facile à vérifier, fit-elle encore plus effrontée.
Provocation ? Ingénuité ? Simon bouscula ses scrupules et bascula la
fille...
Le petit groupe de filles pouffa de rire quand elles virent Simon sortir de
l'enclos attenant à la case et servant de toilettes. Il y avait trouvé un demi-
canari d'eau. Il s'y était vite lavé, furieux contre lui-même de ne s'être pas
maîtrisé. Il se demandait s'il n'avait pas commis une bêtise qui allait porter
préjudice à sa mission. Il fallait sans doute songer à réparer. Et voilà que les
filles riaient en le voyant. Ainsi on savait déjà et il se rassura à l'idée que
cela n'avait pas l'air d'être un drame. Il se sentit quelque peu délivré et
éclata de rire à son tour, ce qui déclencha d'autres rires, plus ouverts. Ici le
sexe n'était pas un tabou. C'était même un sujet gai. Et on en riait
franchement, sainement. Les filles se marraient de l'attitude gênée de Simon
alors qu'il aurait dû se décontracter, sans esprit de culpabilisation. En tout
cas, si ça faisait rire, c'est que ce n'était pas grave. Il se félicita finalement
d'avoir agi « comme il fallait ».
Le soleil dardait des flèches argentées à force de réverbération et il n'était
que neuf heures. Simon remarqua à ce propos qu'on ne lui avait pas proposé
de petit déjeuner. « Ils n'en prennent pas, tout simplement, pensa-t-il. Ces
braves gens ne mangeaient certainement qu'une seule fois par jour et quel
misérable repas cela devait être ! » Il en aurait le cœur net après qu'il serait
revenu de l'appel de Tendi. Il ménerait alors un reportage en règle sur les
conditions de vie au village. Oniateh de ce côté-ci de la frontière ou de
l'autre, cela revenait au même car l'organisme qui commanditait le dossier
exerçait dans les deux pays.
Trente minutes après, il n'y avait toujours rien. Simon s'inquiétait : allait-
on jamais l'appeler ? Il fit un rapide signe de croix et pria Dieu pour que le
vote du Comité secret lui soit favorable. Puis il sourit à l'étonnement
probable du Saint-Père recevant une requête lui demandant la faveur de
païens. A peine avait-il refait le signe de croix que la jeune fille du matin
réapparut.
– On viendra te chercher tout à l'heure, dit-elle.
Simon lança un bref merci au ciel.
La fille avait changé d'attitude. Elle n'avait plus son air effronté. Elle était
même devenue sérieuse et coulait des regards énamourés vers Simon. Elle
avait amené un balai et commença à faire le ménage de la case.
– Comment tu t'appelles ?
– Emangi, fit-elle sans lever ni la voix ni la tête.
– Emangi, reprit-il pour s'imprégner du prénom.
– Cela veut dire « harpe » en bassari, dit un homme adulte qui venait
d'arriver.
C'était l'envoyé du Comité secret. L'homme mena Simon hors du village.
Ils prirent un sentier en direction des falaises. Le chemin ne semblait pas
très fréquenté. Bientôt, il devina dans la falaise l'ouverture d'une grotte. Les
buissons qui en masquaient l'entrée étaient feuillus malgré l'aridité
ambiante. Une légère fumée traversa le feuillage à l'entrée. Les deux
hommes écartèrent les branchages et s'engouffrèrent dans l'antre.
Par où pénétrait le soleil ? Difficile à dire. Des rayons et des reflets de
rayons donnaient une visibilité sufficente dans la grotte tout en ménageant
des zones d'ombre savamment réparties. Là étaient sans doute les fétiches-
clés, qu'il fallait isoler de la vue des non-initiés entrés par inadvertance.
Assis en demi-cercle, sept hommes portant des masques se tenaient
immobiles telles de vraies statues. L'homme qui avait accompagné Simon
prit place au bout de l'arc de cercle après avoir mis un masque déniché dans
une zone de pénombre. Il y avait un neuvième personnage assis au centre
du cercle face aux autres. Simon se rappela soudain que dans la grande case
ils étaient neuf. Donc c'était eux le Comité secret. Il tenta de deviner
Atumbi. Facile : c'était le plus costaud. Le masque du centre du cercle
devait être le vieux Tendi, ou le Grand Officiant. Mais souvent cela se
confondait. Faisant appel à ses notions d'ethnologie, Simon désigna les
masques. Il y avait là le masque-Lion, le masque-Oiseau, le masque-
Caïman, le masque-Antilope, le masque-Buffle, et bien d'autres à
l'ésotérisme hermétique.
Le maître de cérémonie portait l'immense masque des ancêtres, aux yeux
vides et à l'expression sévère et terrifiante.
– Etranger, fils de notre frère, les divinités ont parlé après les hommes
(sous le masque, la voix du chef prenait une intonation cérémonielle,
impersonnelle). Nous les humains ici-bas, notre voix n'est rien, notre
volonté s'incline devant celle des ancêtres et des esprits. (Il marqua une
pause.) Notre assemblée du Comité secret a consenti à recevoir ta demande
de t'informer sur certains événements concernant notre clan. Mais ce sont
les Esprits qui disposent. Nous les avons alors consultés. Leur réponse a été
la suivante : « Si cela ne peut être utile, cela ne peut être nuisible. » Notre
perplexité nous a poussés à poser une autre question : « Quels sacrifices
exigez-vous ? » Ils ont répondu : « Du sang. » Du sang de quoi ? Nous
n'avons plus aucune bête au village. Nous avons alors proposé du jus rouge
de noix de kola à la place du sang. Cette offre a été acceptée. Et s'ils ont
accepté l'offrande, c'est que l'ambiguïté de leur première réponse était
feinte.
Tendi consulta silencieusement les autres en tournant successivement son
masque vers chacun d'entre eux. Tous approuvèrent de la tête. Atumbi y mit
une légère réticence. Repersonnalisant quelque peu sa voix, le vieux
s'adressa à Simon, assis à ses côtés.
– Fils, tu vas être informé des secrets réservés aux Grands Initiés. Tu n'es
pas Grand Initié mais ton grand-père Sambou l'est. Et bien que n'étant pas
Bassari, il ne manquait jamais à l'appel. Son âge avancé et sa cécité lui
interdisent de longs déplacements. Mais nous considérons que c'est lui qui
t'a envoyé. Pour recevoir sa part d'informations. Pour nous, c'est lui qui est
ici parmi nous. Aujourd'hui l'esprit de Sambou va entrer en toi. Ainsi ce
sera lui qui recevra les secrets même si c'est ton corps à toi qui le percevra.
En quittant ce sanctuaire, tu reprendras ton âme et ton esprit de non-initié.
Le non-initié n'est pas tenu à l'obligation de réserve puisqu'il est censé ne
rien savoir. Mais que ce que tu apprendras ne soit pas connu des non-initiés
du clan ! Et que cela serve à bon escient ! A bon escient, répéta-t-il avec un
accent nettement menaçant.
Le Grand-Officiant se tourna alors vers un groupe de statuettes maculées
de sang et de jus de kola et ses incantations s'élevèrent dans la grotte,
accompagnées de mouvements de bras. Simon pensa que ces mouvements
indiquaient un transfert et se dit que c'était là sans doute la cérémonie de
transposition de l'esprit du vieux Sambou dans son corps à lui. Puis, Tendi
souffla dans une corne de buffle qui produisit le fameux son du cor des
sociétés secrètes tel le komo. Le son de ce cor remplissait d'effroi femmes
et enfants. Autrefois ces sociétés faisaient des sacrifices humains et gare à la
traînarde des chemins de brousse et à l'enfant sorti trop loin du village qui
tombaient dans leurs filets. Le cor passa de bouche à bouche et arriva à
Simon. Il parvient à en tirer juste un souffle bruyant, le sien propre. Il
recommença et obtint un minable bruit de pet. C'était suffisant. On lui reprit
l'instrument des mains et quelqu'un joua un bref solo.
Tendi ôta son masque. Tous l'imitèrent.
– Nous te confions à notre frère Atumbi l'ancien-le Buffle impétueux, dit-
il.
Sous le masque-Buffle apparurent les cheveux grisonnants couvrant la
grosse tête d'Atumbi l'ancien. Les masques furent remisés dans les coins
sombres. Puis sept des participants disparurent, laissant sur place Tendi,
Atumbi et Simon. Un Simon métamorphosé symboliquement pour la
circonstance en Sambou.
– L'homme qui est en face de toi est le père de l'archer.
Atumbi l'ancien, le père de l'archer ! Mais, nullement intéressé, semblait-
il, par cette présentation, Atumbi l'ancien ignora Simon et traça du majeur et
de l'index des signes sur le sable. De la géomancie, se dit Simon, mais
pourquoi ?
– Atumbi le jeune devra avoir accompli sa mission avant la pleine lune,
dit l'ancien à voix basse, comme pour lui-même. Car alors la faveur des
divinités lui serait contraire. (Il avait élevé la voix.) Il devra rentrer aussitôt
après.
Comme il s'exprimait en mandingue, le journaliste estima qu'il s'adressait
à lui aussi et demanda à chaud :
– Vous ne craignez pas qu'il soit arrêté par la police ?
– Nous ne craignons rien de ce côté. (La voix était assurée, sans
forfanterie.) Il est aidé et protégé.
– Par qui ?
– Je ne dirai pas cela. Jamais !
– Je suis censé être Sambou, votre frère, Grand-Initié comme vous. J'ai le
droit de savoir.
Tendi intervint :
– Esprit de Sambou, tu ne peux tout savoir. Ce secret très important est
réservé. Nous sommes les deux seuls à le détenir. Atumbi l'ancien te dira ce
qui est possible d'être révélé sans effaroucher les dieux.
C'était sans réplique. Insister reviendrait à se remettre dans la peau du
profane, donc à mettre fin à l'entretien.
– Quelle est la mission de l'archer ?
– Châtier ! cria Atumbi.
– Qui ?
– Des traîtres ! (Il frémissait de colère.) Ils ont suscité la colère des
ancêtres et devront subir les châtiments réclamés par les Esprits supérieurs.
– Qu'ont-ils fait pour mériter la colère des ancêtres ?
– Ils sont coupables de félonie. (Atumbi l'ancien ne décolèrait plus à
toute cette évocation.) Ils ont trahi le clan, ils ont trahi les ancêtres et cela
ne se pardonne pas. Ils ont condamné à mort et exécuté des dizaines
d'habitants de ce village.
« Ça vient », pensa le journaliste tout excité.
– Comment est-ce possible ! s'exclama-t-il, sincèrement étonné, mais
aussi désireux d'en savoir plus.
– Il y a de cela neuf ans. (Atumbi l'ancien paraissait entamer un long récit
car il croisa les jambes et s'assit en tailleur.) Il y a de cela neuf ans
aujourd'hui. La sécheresse avait atteint un degré jamais vu auparavant dans
tout le pays bassari. (Le mot sécheresse fit un « tilt » dans l'esprit du
journaliste.) Des années consécutives sans récoltes et les greniers étaient
vides. L'aide ? On nous l'avait promise. On avait même annoncé à la radio
qu'elle nous était arrivée et distribuée. Mais nous à Oniateh, là-bas de l'autre
côté, nous n'avions pas vu un grain de céréales. N'est-ce pas Tendi ?
Tendi hocha la tête, l'air sombre. L'évocation de ces souvenirs ne lui
réussissait pas.
– Parle, Tendi, explique-lui. A l'époque, tu avais comme maintenant les
choses en main.
– Que pouvions-nous faire sans rien dans les greniers, sans rien dans le
ventre, dit le vieux. Attendre une aide qui ne venait pas, trompés par les
mensonges de l'Administration ?
– Et de la radio ! renchérit Atumbi.
– L'assemblée des initiés, continua Tendi sans tenir compte de
l'interruption, décida d'envoyer trois jeunes gens chercher des vivres à
Kénédou le chef-lieu. Nous savions que les aides à la sécheresse
s'écoulaient ostensiblement au marché. Nous devions faire cette chose
inouïe : acheter au prix fort ce qu'on disait nous offrir gratuitement.
– Vous êtes-vous adressés auparavant aux services locaux chargés de la
répartition dans la région ?
Simon posait cette question pour s'entendre réaffirmer ce qu'il savait déjà.
Mais une confirmation n'était pas de trop.
– Les services locaux ? Vois le moindre petit fonctionnaire de ces
services. Ce sont tous des petits potentats dans leurs bureaux. Ils
s'enrichissent avec nos vivres et imposent toutes sortes de conditions pour
obtenir quelques grains, nous font subir des brimades. Il est vrai qu'ils
agissent comme leurs supérieurs hiérarchiques. Nous nous sommes adressés
maintes fois à ces services de la répartition. Mais les réponses étaient
invariablement les mêmes : ou revenez une autre fois parce qu'il n'y a plus
rien à distribuer, ou retournez chez vous au village, on vous livrera votre
quota là-bas. Mensonges, arrogance, cynisme, voilà ce que nous avons
retenu des services de distribution de vivres... Je sais de quoi je parle. C'est
moi-même, qui en tant que chef du village, coordonnais les opérations de
survie.
– En quoi consistait la félonie de ceux qui ont trahi ? demanda Simon,
revenant ainsi au sujet principal, tout en se promettant d'approfondir la
question de la répartition plus tard.
– Je t'ai parlé tout à l'heure de trois jeunes gens du village. Nous les
avons envoyés à Kénédou après les échecs essuyés auprès des services de
répartition. Il nous fallait manger. Mais où trouver l'argent pour acheter à
manger ? Les sommes collectées dans le village, soit la totalité des
économies en argent, étaient dérisoires en regard des besoins. Alors...
Continue, toi, Atumbi, tu es aussi bien placé sinon mieux placé que moi
pour la suite.
– Alors, attaqua Atumbi toujours coléreux, il a fallu toucher à
l'intouchable, accomplir le sacrilège. Il fallait de l'argent ? L'Idole d'or fut
évoquée. Vendre l'Idole d'or ! Pourtant c'était la seule solution qui restait.
Cette idole recevait les grands sacrifices pour assurer la fécondité de nos
femmes, de nos bêtes, de nos champs. Et il fallait s'en séparer ! Les
divinités ont protesté. Pour les calmer, Tendi leur offrit la toute dernière
génisse. En même temps, il leur promit une statuette plus grande dans
quelques années. Nous pensions tirer de l'idole, dont l'or pesait le poids d'un
cabri sevré, un bon prix et ainsi faire l'acquisition de vivres d'urgence, mais
aussi de pompes à bras, de semences et d'animaux à élever. Le clan devait
devenir une communauté à laquelle appartiendrait tout cet équipement, tout
comme l'idole d'or appartenait à tous. Nos projets étaient de creuser des
puits, de cultiver céréales et légumes. Les légumes se vendraient à la ville et
petit à petit, avec cet argent, on achèterait de l'or pour faire une nouvelle
idole d'or. Et c'était moi qui devais la façonner. C'est moi le forgeron du
clan. Mon père l'a été avant moi et mon grand-père avant mon père. L'idole
fut vendue mais l'argent en fut détourné. Désabusé, je fis une statuette de
remplacement en cuivre. Mais les divinités la boudèrent et demandèrent le
lavage dans le sang du grand sacrilège qui les avait offensées.
Atumbi le forgeron s'arrêta quelques instants de parler. Il respira
profondément, ce qui fit croire à Simon qu'il allait en venir au cœur du
sujet : qu'avaient-ils fait ?
– Donc, reprit-il, nous avons envoyé trois jeunes gens à la ville avec la
statuette d'or et avec toutes les recommandations de vigilance. A la ville, on
est vite escroqué. Pour plus de précautions, nous leur avons conseillé de
s'adresser à Maka Lomo, un des nôtres, un Bassari comme nous. Il était
instruit et il travaillait comme commis dans l'administration à Kénédou.
Dans notre esprit, Maka devait aider nos émissaires à éviter les embûches
de la ville. Il devait les guider dans la vente de la précieuse idole et aussi
dans l'achat de vivres et d'équipement.
Là encore le forgeron marqua un arrêt, chercha du regard la complicité de
Tendi. Ensemble ils hochèrent la tête de dépit.
– Nous n'avons jamais revu nos trois envoyés. Maka Lomo aussi avait
disparu de Kénédou. Puis nous apprîmes de la femme de Maka qu'ils étaient
partis tous les quatre à Kionda. Une semaine plus tard, nous avons envoyé
deux membres du clan s'informer dans la capitale. Ils étaient un peu plus
âgés, ils avaient beaucoup voyagé et nous pensions que leur expérience de
la vie les aiderait. Eux aussi ne donnèrent plus signe de vie.
Atumbi l'ancien, de plus en plus enrageant, laissa la parole à Tendi qui
poursuivit :
– Les mois, les années passèrent. Le village vivait une tragédie
quotidienne. Nous avons consommé tout ce qui était consommable. Nous
avons abattu et mangé les dernières chèvres. Puis ce fut au tour des ânes et
des chiens. Même mon cheval, la fierté de tout le clan, fut immolé pour
fournir de la nourriture. Nous avons mangé ces choses immondes que sont,
pour nous adultes, les margouillats. Nous avons mangé des insectes, des
racines... Il est arrivé à deux de nos chasseurs de disputer aux hyènes le
corps d'un porc-épic qui venait de mourir de soif. Ensuite ce fut le cortège
des morts. Les plus âgés partirent les premiers, comme s'ils voulaient
diminuer le nombre des bouches. Puis ce furent les enfants en bas âge, les
bébés qui tétaient des mamelles vides et mouraient au moindre petit
malaise. Et pendant ce temps, six individus vivaient grassement avec le bien
de six cents personnes qui mouraient à petit feu.
– Car on a pu les retrouver, ces fils indignes, lança le forgeron. Ils étaient
bien dans la capitale et avaient changé de noms pour ne pas être reconnus
des nôtres et échapper au châtiment. Mais chaque année, les dieux
exigeaient l'immolation de ceux qui avaient voué à la mort des dizaines de
sages, de jeunes bourgeons, de femmes encore fécondes et d'hommes
encore pleins de sève, mettant en péril l'existence du clan. Leur cas était
aggravé par le fait que le détournement s'était effectué à travers l'Idole d'or,
geste d'irrespect pour elle, injure inexpiable. Ils avaient signé leur propre
mort. Le Comité secret s'était réuni et nous avons désigné le bras du
châtiment. Sa formation me fut confiée en tant que maître des forges et des
armes. Je suis fier qu'entre tous mon fils Atumbi ait été choisi. Il
s'acquittera de sa tâche sans faiblir.
« Sa formation me fut confiée » ! Le vieux Sambou disait vrai encore une
fois. Jusqu'à présent ses propos n'avaient pas été démentis. A croire qu'il
avait assisté à la réunion décisive du Comité secret. Simon voulut en savoir
plus sur cette formation.
– Je lui ai appris à se perfectionner dans le tir à l'arc, reprit Atumbi. Je l'ai
entraîné, surentraîné, comme on le ferait des archers d'élite d'autrefois.
Jeûne forcé, endurance à la soif, à la chaleur, au froid, à la fatigue.
Insensibilisation à la douleur. Maîtrise des nerfs. Mais là où j'ai accordé le
plus d'attention, c'était la préparation de l'esprit. Atumbi devait se
convaincre à chaque instant qu'il était investi d'une mission qui lui était
confiée par les dieux. Que sa volonté et sa main ne devaient faiblir à aucun
moment. Que ceux qu'il allait frapper étaient des ennemis du clan, pires que
de vrais ennemis car c'étaient des traîtres. Mais il devait savoir aussi qu'il
pouvait mourir, ceci à tout moment, victime des forces maléfiques qui
aidaient les traîtres. C'était lui qui allait venger et sauver le clan. Il devait
s'en imprégner. Complètement. Pour réussir. Et il réussira.
Simon en vint à la question qui l'obsédait depuis l'ancien site d'Oniateh :
– Pourquoi le village a-t-il quitté son emplacement précédent ?
Tendi prit la parole.
– Nous avons décidé de quitter Oniateh pour venir ici nous installer dans
Oniateh-nouveau quand le Comité secret a décidé de frapper. Il nous fallait
une protection sûre contre les représailles de l'Administration au cas où les
recherches auraient mené jusqu'à nous après la mission d'Atumbi le jeune.
– Etes-vous mieux ici que de l'autre côté ?
– Ici, nous ne mourons plus de faim. Ici on s'occupe de nous parce que
nous sommes des immigrés récents et qu'il s'agit de nous empêcher de
retourner d'où nous sommes venus. C'est dans ce but qu'on nous envoie
parfois des vivres. C'est nettement insuffisant et il y a de longues périodes
où il n'y a rien du tout. Mais au moins nous ne mourons pas de faim.
Combien de temps cette situation va continuer ? Je ne sais. Des villages
voisins du nôtre souffrent durement de la famine. Les autorités sont de la
même sorte des deux côtés de la frontière.
– Et la même sorte de radio aussi ! ajouta Atumbi.
Simon estima qu'il en savait assez sur l'archer et sa mission. Il lui restait à
présent à découvrir ce qui s'était passé à Kénédou et dans la capitale depuis
l'arrivée des premiers envoyés. Ses deux interlocuteurs ne purent lui venir
en aide dans ce domaine. Ils ne savaient pas comment l'argent des vivres
avait été détourné et déclarèrent que cela ne les intéressait pas. Ils voyaient
la situation qui en résultait et c'était suffisant pour eux. Le journaliste décida
de mener la suite de son enquête à Kénédou et à Kionda.
Une dernière chose l'intriguait. Papa André Koh, dont on avait lié le
meurtre aux précédents, avait été mordu par un serpent. Avait-il réellement
un lien avec les autres tués par flèches ?
– Il s'appelait en fait Andekudy Kororo, dit Tendi. Il est invulnérable au
métal. Il a subi dans sa jeunesse une formation destinée aux plus aguerris
des garçons pour les rendre invulnérables. Nous avons pour cela des
procédés secrets. Alors nous lui avons envoyé la mort sous une autre forme.
Les crochets de serpents ne sont pas de métal.
– Comment faites-vous pour savoir si l'archer a réussi ?
Le forgeron lui montra le petit espace de sable sur lequel il avait tracé des
signes géomantiques. « La géomancie comme service de renseignements ! »
Simon dissimula son incrédulité pour ne pas rire et n'insista pas... Mais
l'autre continua placidement à tracer de nouveaux signes ésotériques.
– Atumbi a déjà abattu cinq traîtres, dit-il. Ce soir ce sera la pleine lune.
Il devra frapper avant la tombée de la nuit. Là-bas à Kionda, il ne reste que
quelques ultimes instants à vivre à Olankhan, le dernier des six. Mais il ne
le sait pas...
Sanko Kamaga subissait les affres de l'agonie. Il sut que la flèche était
empoisonnée quand les médecins se déclarèrent impuissants à arrêter
l'hémorragie. Il savait que l'antidote se trouvait à Oniateh et seulement là.
Une autre peur le saisit, plus poignante que celle de la mort. C'était la
damnation, l'interdiction à son âme de pénétrer dans le village et le
châtiment suprême : rejoindre les mauvais esprits de la brousse contre
lesquels les vivants déversent quotidiennement imprécations sur
malédictions. Alors il pensa à sauver son âme, en se confessant. En
reconnaissant ses fautes, en dénonçant celles de ses complices et en léguant
tous ses biens au village, peut-être aurait-il une chance de se racheter.
Quand le commissaire Mbaye entra dans la chambre d'hospitalisation, un
infirmier changeait le pansement sanguignolent de la tête. Il le faisait toutes
les demi-heures et remplaçait les flacons de sang suspendus au-dessus du
malade et qui constituaient son seul lien avec la vie. Mais bientôt un
deuxième élément du poison entrerait en action pour l'achever. Kamaga eut
un mot de reconnaissance pour l'infirmier qui sortait. Il tourna vers Mbaye
son unique œil qui avait déjà de la peine à rester ouvert.
– Je vais vous dicter mon testament commissaire, et vous raconter tout.
Je ne passerai pas cette nuit, je le sais.
Kamaga signa le papier sur lequel Mbaye avait pris ses dernières
volontés puis, suant et gémissant, la voix de plus en plus faible, il entreprit
de faire ce que Mbaye considérait comme une déposition.
Tu m'as regardée,
Tu as regardé Kandima.
Tu m'as souri – Merci,
Et tu es parti.
ARCHER, BEL ARCHER
KANDIMA T'AIME
KANDIMA T'AIME
KANDIMA NE T'OUBLIERA JAMAIS
BEL ARCHER
Table des matières
Couverture
Présentation du livre
Présentation de la collection
Titre
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22