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Introduction 11
Le hachoir de l’historien 11
Questions de méthode 14
Quelle « littérature » ? 17
Quatre périodes 18
Conclusion 301
Changements et continuités : qu’est devenue la littérature ? 301
Tradition et modernité : une dialectique trompeuse 303
Bibliographie 305
Le hachoir de l’historien
Le XXIe siècle, encore tout jeune, a atteint l’âge de la majorité. On
commence à parler d’une « littérature du XXIe siècle », ce qui n’était pas
encore couramment admis vers 2010. Mais cette période d’une vingtaine
d’années, celle des années 2000-2020, ne présente pas par elle-même
d’unité significative pour l’histoire de la littérature. Si l’on a pu observer
des évolutions et des ruptures durant ces dernières décennies, il ne semble
pas qu’elles coïncident avec le tournant du siècle. Soit elles sont très
récentes, nous le verrons, et peut-être le nouveau siècle littéraire est-il à
peine en train de naître dans les années 2010 : il est encore difficile d’en
définir les lignes de force. Soit elles remontent pour l’essentiel aux années
1980, et l’on considère alors que la littérature dite « contemporaine »
s’étend sur une durée qui englobe la fin d’un siècle et le début de l’autre.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas dans la littérature française de tournant
significatif, autour de l’An 2000, correspondant au changement de siècle
calendaire. Aussi est-il logique que l’historien de la littérature considère le
XXIe siècle dans le prolongement du précédent. C’est le choix que nous
faisons ici. Et, ce faisant, nous estimerons la production la plus proche de
nous comme aussi digne d’intérêt que la littérature des années 1900-1930,
du temps d’Apollinaire, de Proust et de Gide.
Certes, l’évaluation critique est un défi quand elle porte sur des auteurs
vivants et sur des mutations contemporaines, donc sur un « matériau » par
nature inachevé. La construction de l’histoire requiert un regard distant.
Nous sommes encore tout près du XXe siècle finissant, et de plain-pied dans
ce nouveau siècle commençant — période trop familière, trop présente à
nos esprits pour qu’il soit possible de la considérer comme un objet de
savoir. L’histoire d’un passé si proche ne peut être seulement documentaire
et savante. Elle tient inévitablement, aussi, à une mémoire « organique »,
qui nous la fait comprendre du dedans. Mais une approche équilibrée de ces
cent vingt années, aussi attentive à chacun des moments qui les scandent,
acceptant le risque de s’étendre jusqu’à nos jours, est le seul moyen d’avoir
une chance de saisir la complexité des constantes et des transformations qui
font l’histoire de ce siècle long, de 1900 aux années 2010-2020. Tel est le
pari de ce livre.
Pourquoi dès lors parler encore de « siècles » ? Si la frontière s’efface
entre le XXe et le XXIe, à quoi bon conserver le seuil inaugural de 1900 ?
Pourquoi donc ce découpage ? Même si l’on s’en tient au seul
« XXe siècle », peut-être l’unité même du siècle n’est-elle en effet pas
pertinente. Charles Péguy, qui réfléchissait dans Clio sur ces rapports entre
histoire et mémoire, s’amusait de l’adéquation parfaite de Victor Hugo à
« son » siècle : non seulement il avait eu le coup de génie de naître en 1802
pour bien emplir son siècle et s’y identifier, mais ce siècle était vraiment un
beau siècle, « le mieux articulé historiquement qu’il y ait jamais eu »,
« bien chronologique » et « bien chronographique », bien calé, bien cadré
entre Napoléon d’un côté et, de l’autre, le temps de l’Exposition
universelle, des Universités populaires et des premiers aéroplanes…
L’unité du siècle, assurément, a quelque chose d’artificiel. Elle présente
des avantages pratiques et pédagogiques, mais n’est pas dépourvue de
présupposés idéologiques — depuis le temps où l’on rapprochait le « Grand
Siècle » du « siècle de Périclès », par opposition aux « siècles obscurs ». Il
est vrai que le mot « siècle » signifiait alors une époque, un âge illustre, non
une période de cent ans. Mais notre « siècle » au sens moderne en a hérité
ses connotations axiologiques. Le XXe siècle serait-il « le siècle de Sartre »
(titre d’un livre de Bernard-Henri Lévy) comme le XVIIe fut « le siècle de
Louis XIV » (titre d’un livre de Voltaire) ? Sartre, né en 1905 et mort en
1980, a fait presque aussi bien que Victor Hugo, en effet : ce siècle avait
cinq ans… Méfions-nous toutefois de cette sacralisation du siècle et des
fausses perspectives qui l’accompagnent. Le choix du siècle comme unité
historique profite à certains auteurs (à Hugo plus qu’à Chateaubriand, à
Sartre plus qu’à Péguy), à certaines esthétiques (au classicisme plus qu’au
baroque), à certaines idéologies (la césure de la Révolution, entre l’Ancien
et le Nouveau) : il n’est pas si neutre qu’on le croit. Si on l’adopte, c’est à
condition de le problématiser, d’en justifier les seuils et d’en préciser les
articulations, d’y chercher des principes de cohérence, une continuité
interne. Le XXe siècle littéraire, prolongé ou non jusqu’au XXIe, n’est pas une
réalité qui s’impose de soi : il est à comprendre et à construire.
Dans un film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976),
un professeur d’histoire arrive devant sa classe, pour son premier cours,
équipé d’une planche à découper, d’un hachoir de boucher et d’une longue
pièce de boudin. Il invite un élève à trancher le boudin, dont il brandit
ensuite des bouts en proclamant : « Voici des morceaux d’histoire… »,
avant de développer une belle « leçon inaugurale », éloquente et
savoureuse, sur la métaphore du boudin appliquée aux « plis du temps ».
L’historien, en effet, coupe le temps en morceaux. Cela donne « des heures,
des décades, des siècles », dit le personnage du film… Et l’historien
observe aussi, outre l’épaisseur des tranches, les courbes du temps, sa
texture, sa « peau » externe qui lui donne forme. Cette métaphore
charcutière vaut aussi pour l’histoire littéraire. Toute périodisation, toute
coupe pratiquée dans le cours diachronique du temps historique implique
des choix méthodologiques et intellectuels — un maniement réfléchi du
hachoir. « Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? », demandait
l’historien Jacques Le Goff dans un petit livre publié l’année de sa mort, en
2014. À quoi il répondait : « Le découpage du temps en périodes est
nécessaire à l’histoire » — tout en invitant à distinguer le « siècle », « outil
chronologique indispensable », de la « période ».
S’agissant de l’histoire littéraire des XXe et XXIe siècles, les choix en
matière de périodisation sont d’autant plus risqués et délicats que nous
manquons de distance pour établir des classements, des sélections, des
distinctions — autant d’opérations nécessaires au travail de construction
historique. En outre, les « bouts » retenus ne valent que par leur « goût » —
dirait notre historien boucher : le travail scientifique est dans le domaine
littéraire inséparable d’une évaluation esthétique et d’un processus de
légitimation qui, pour un passé aussi récent, sont objet de débat. Il n’y a pas
de consensus scientifique, aujourd’hui, sur les limites du XXe siècle, sa date
de commencement et son articulation avec le XXIe. Ni sur la segmentation
des XXe et XXIe siècles en grandes « périodes ». Nous n’avons pas de grands
mouvements unifiants, comme le classicisme pour le XVIIe siècle ou le
romantisme pour le XIXe, qui offriraient des principes de regroupement
structurants. Il y a donc des choix à faire pour construire cette histoire, et il
faut les distinguer d’autres choix possibles.
Questions de méthode
On aurait d’abord pu penser à une histoire parallèle des genres littéraires.
Il est vrai que chaque genre, dans une certaine mesure, a sa propre logique
et suit son propre rythme. Nous le verrons : l’apparition de l’avant-garde au
théâtre, peu avant 1950, précède de plusieurs années la naissance du
Nouveau Roman, tandis que la poésie ne connaît pas de rupture équivalente
à la même époque. Chaque genre littéraire pourrait donc mériter une
approche spécifique. Mais nous cherchons à proposer ici une synthèse pour
l’ensemble des XXe et XXIe siècles, et un tel cloisonnement s’y opposerait.
Une histoire générique ainsi conçue, en effet, conduirait à faire éclater la
production d’un même auteur qui s’est illustré dans différents
genres (comme Aragon), à négliger l’importance historique des courants ou
mouvements qui transcendent les distinctions génériques (comme le
surréalisme), à manquer un des phénomènes majeurs qui caractérisent
l’époque, c’est-à-dire précisément la mise en question des frontières
génériques, enfin à sous-estimer l’importance d’une réflexion générale sur
la notion de littérature, qui est l’un des fils conducteurs des XXe et
e
XXI siècles. C’est pourquoi une approche diachronique d’ensemble est
préférable. Les différences entre les genres ne peuvent cependant pas être
ignorées : elles seront réintroduites à un second niveau pour chacune des
grandes périodes retenues.
Deuxième hypothèse : lire dans les XXe et XXIe siècles les aventures de la
modernité. La production la plus significative de l’époque serait la
littérature la plus neuve, en rupture avec la tradition. L’histoire du
XX
e siècle, notamment, serait celle de ses avant-gardes. Une telle
perspective, toutefois, revient à sous-estimer les tensions et contradictions
qui traversent l’époque. Il faut reconnaître qu’à chaque période le « pôle
d’innovation » coexiste avec un « pôle de temporisation » et un « pôle de
reproduction »1. Or l’innovation ne garantit nullement une supériorité
esthétique : elle n’est pas une valeur en soi. Antoine Compagnon a montré
que la productivité littéraire la plus féconde pouvait se trouver du côté des
« Antimodernes » (Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland
Barthes, 2005). Julien Gracq remarquait déjà que « deux littératures de
qualité », une « littérature de rupture » et une « littérature de tradition ou de
continuité », n’avaient cessé de cohabiter depuis le milieu du XIXe siècle
sans que la première provoque la mort de la seconde2. Autrement dit, le
temps des lettres articule plusieurs rythmes, plusieurs modes de relation au
temps présent. Et ce sont précisément ces différences et discordances qui
font l’histoire. Celle-ci n’est pas la suite linéaire de séquences orientées sur
l’axe unique d’une modernité en devenir. Elle est « tuilée » ou « stratifiée »,
conflictuelle et contradictoire. Il faut donc prendre en compte l’envers de la
modernité, sa face antithétique, celle des œuvres anachroniques (comme
disait Claude Roy) ou des auteurs mécontemporains (comme disait Péguy),
qui font aussi partie, et pleinement, des apports des XXe et XXIe siècles
littéraires. Le vers libre n’a pas tué l’alexandrin, le Nouveau Roman n’a pas
fait disparaître l’intrigue et le personnage : « À tout moment coexistent […]
des hommes et des œuvres qui appartiennent à des âges différents […]. La
littérature n’est jamais homogène ni univoque, mais elle parle toujours avec
plusieurs voix3. » Sans méconnaître le rôle moteur des avant-gardes, il
faudra rendre compte de cette « hétérochronie de l’histoire littéraire »
(Antoine Compagnon), donc se défier de tout manichéisme réducteur. Si
chaque période peut être caractérisée par une dominante, elle connaît aussi
d’autres tendances, d’autres courants qui peuvent agir en sens contraire.
Méfions-nous de ces deux erreurs d’optique symétriques, qui consistent soit
à accorder plus de valeur au début du XXe siècle (et les dernières décennies
seraient celles d’une irréversible décadence), soit à privilégier le tournant
du XXIe siècle (et la littérature contemporaine serait la plus lucide, la plus
inventive, par opposition aux illusions d’une « tradition » périmée).
Troisième choix possible : mettre l’accent sur les auteurs et les œuvres.
C’est à la fois conforme à la tradition de l’histoire littéraire depuis Gustave
Lanson, et aisément applicable à une époque toute récente pour laquelle le
tri est une opération difficile. La tentation est grande de procéder à des
inventaires, à des listes de noms et de titres, à une succession de
monographies — faute de pouvoir appliquer des critères généraux et
proposer de synthèses critiques. À ce risque de dispersion et à la stérilité de
la liste doit s’opposer une approche historique qui prenne en compte le fait
littéraire, à la fois comme réalité formelle et comme phénomène
sociologique, dans ses évolutions et ses transformations. La poétique des
années 1970, critique envers l’histoire littéraire lansonienne, appelait de ses
vœux une « poétique historique », ou une « histoire des formes » (Gérard
Genette). Ce programme reste actuel. Il est certes indispensable de parler
des œuvres singulières, mais nous le ferons dans la mesure du possible en
fonction de cette histoire des formes littéraires, en nous interrogeant sur la
part que prennent à cette histoire les auteurs et les œuvres. Et, d’autre part,
la sociocritique et la sociologie de la littérature invitent à situer les
productions singulières dans un ensemble plus vaste, le réseau des forces
qui structurent à chaque époque le champ littéraire. Une histoire de la
littérature des XXe et XXIe siècles doit prendre en compte cette dimension
sociale et institutionnelle. C’est pourquoi nous proposons des coupes
transversales, synchroniques, à chaque seuil déterminant de l’époque, pour
dégager les conditions de la vie littéraire — conditions historiques,
sociopolitiques, économiques, culturelles…
Mais quels sont précisément ces seuils déterminants ? Il faut en venir aux
coups de hachoir : où vont-ils tomber ? Quelles sont les césures
significatives qui autorisent à découper cette époque de quelque cent vingt
ans ans en plusieurs périodes cohérentes ? L’historien de la littérature se
contente souvent de prendre modèle sur l’histoire générale. Ce seraient
alors les deux guerres mondiales, ou les différents moments de l’histoire
politique depuis 1945 (1958, 1968, 1981…), qui scanderaient les grandes
étapes de l’histoire des lettres. Suffit-il de modeler ainsi l’histoire de la
littérature sur une histoire extra-littéraire ? Certes, les grandes évolutions de
la littérature ont été affectées, tout au long des XXe et XXIe siècles, par les
événements majeurs de l’histoire nationale et internationale. Mais les
tournants les plus significatifs de l’histoire littéraire, qui sont plus des
phases de transition ou de mutation accélérée que des moments de rupture
ponctuelle, ne coïncident pas avec les dates-événements. D’ailleurs, les
historiens eux-mêmes ne méconnaissent pas les transformations lentes qui
façonnent l’époque en profondeur, par-delà les ruptures des deux conflits
mondiaux. Dans une perspective braudélienne, certains historiens mettent
l’accent sur « deux grands tournants (années trente et années soixante) »,
qui conduiraient à découper le XXe siècle en trois périodes (1880-1930,
1930-fin des années soixante, trente dernières années du siècle)4.
Dans le même sens, concernant la littérature, il est permis de penser que
l’après-1918 ne fait qu’accélérer avec le surréalisme les mutations avant-
gardistes déjà engagées dans les années 1900-1914, et que la théorisation de
l’engagement par Sartre après 1945 consacre une conscience littéraire de
l’histoire qui remonte aux années trente (tournant politique du surréalisme,
romans de Malraux, théâtre de Giraudoux, etc.). Les événements de Mai
1968, par ailleurs, ne changent pas en profondeur le devenir d’une
littérature qui, loin de se politiser alors dans l’urgence, limite la révolution
aux théories de l’écriture et prépare le mouvement de retour à certaines
traditions qui va s’amorcer dans les années 1970. Il faut donc relativiser
l’effet des dates politiques sur l’histoire des lettres. Les tournants les plus
marquants sont ailleurs.
Quelle « littérature » ?
Quels sont donc les choix qui ont guidé cet ouvrage ? Nous postulons
d’abord que les XXe et XXIe siècles littéraires présentent une unité qui n’est
pas artificielle. Le XXe siècle naît après la mort de Mallarmé (1898), qui a
poussé à son degré ultime l’autonomie de la littérature : tout le XXe siècle
aura à assumer l’héritage de cette modernité réflexive, de Valéry à
Blanchot, du Nouveau Roman à la Nouvelle Critique. Mais il s’ouvre aussi
sur l’affaire Dreyfus, qui voit naître la figure de l’écrivain engagé avec le
« J’accuse » de Zola (1898). Et il sera marqué, sur un tout autre plan, par
deux guerres mondiales, qui remettent en question la légitimité de la
littérature : à quoi bon écrire quand nos civilisations se reconnaissent
mortelles (après Verdun), voire coupables (après Auschwitz) ? À l’idéal
d’une autonomie du champ littéraire répondent l’appel du monde et
l’urgence de l’action (Sartre). Ainsi, le siècle est tout entier traversé par le
questionnement de la littérature sur elle-même, sur sa nature, sur sa
fonction. Et il est possible d’y voir une spécificité de notre littérature
nationale, marquée par une « crise du sens » toute particulière (George
Steiner). Si le XIXe siècle était bien le siècle de Hugo, confiant dans les
pouvoirs de la littérature, le XXe siècle est peut-être bien en ce sens le siècle
de Sartre — puisqu’il ne cesse de se poser avec lui la question : « Qu’est-ce
que la littérature ? »
Le choix de cet axe, centré sur une problématique qui concerne d’abord
la tradition de la littérature nationale et qui prend pour point d’origine le
tout début du XXe siècle, dans une perspective diachronique, implique de
laisser de côté les littératures dites « francophones », qui ne pourront faire
ici l’objet que d’allusions ponctuelles. Et pourtant, l’une des grandes
mutations des XXe et XXIe siècles réside assurément dans cette expansion
considérable des littératures d’expression française bien au-delà des
frontières du territoire national. Mais pour les prendre en compte, il faudrait
observer la diversité des aires culturelles, compléter l’histoire par la
géographie, entrer dans un régime de périodicité qui a son autonomie…
Une telle entreprise n’était pas réalisable dans les limites de cet ouvrage. La
« littérature française » est donc ici à entendre au sens académique et
institutionnel, qui la distingue de la « littérature francophone ». On peut le
regretter, mais c’est encore un état de fait à la fin des années 2010. Nous
conformer à cette ligne de partage, ce n’est pas opérer un choix éditorial
singulier, mais prendre acte des découpages disciplinaires existants. Et,
dans ce domaine, ce n’est pas la personne de l’historien qui tient le hachoir.
Nous ne pourrons pas non plus consacrer aux littératures dites
« populaires » — roman policier, science-fiction, chanson… — toute
l’attention qu’elles auraient dû requérir du fait de leur importance croissante
dans la culture de masse aux XXe et XXIe siècles. Par définition, elles sont
moins préoccupées par le questionnement de la littérature sur elle-même.
Elles n’épousent donc pas le rythme d’une histoire dont chaque période
correspond à une manière de poser cette question : « Qu’est-ce que la
littérature ? »
Quatre périodes
Suivant cet axe, on repère quatre grandes périodes, de vingt-cinq à trente-
cinq ans chacune, quatre « morceaux d’histoire » traversés de courants
différents mais où dominent des tendances majeures. Première dominante,
de 1900 à 1930 environ : la littérature comme recherche. Après
l’effondrement des évidences et la crise du naturalisme, l’exploration et
l’expérimentation caractérisent la somme proustienne autant que la création
de La Nouvelle Revue française, le triomphe du vers libre chez Apollinaire
autant que le laboratoire des expériences surréalistes, l’exploration
métaphysique de Bernanos autant que l’élaboration formelle des Faux-
Monnayeurs. Ces tentatives de refondation de la littérature s’orientent vers
les profondeurs du moi plus que vers les réalités du monde. On aurait pu les
faire commencer vers 1913, l’année, si féconde pour la modernité,
d’Alcools et de Du côté de chez Swann, si le mouvement de renouvellement
ne remontait en réalité aux alentours de 1900 : Ubu Roi d’Alfred Jarry
(1896), l’affaire Dreyfus (1898), la réforme des humanités modernes dans
l’enseignement (1902), tout cela justifie que l’on fasse bien commencer le
e e
XX siècle littéraire avec le XX siècle du calendrier.
Deuxième temps, celui des engagements, des années 1930 au milieu des
années 1950. Les suites de la crise économique mondiale de 1929, grand
événement de l’histoire externe, correspondent à une mutation accélérée
dans l’histoire interne de la littérature. C’est le tournant des surréalistes, qui
se convertissent au marxisme. C’est l’ouverture des lettres aux
problématiques de la « condition humaine », après des années d’une
littérature centrée sur le moi. Saint-Exupéry et Malraux sont existentialistes
avant la lettre, tandis que le théâtre de Giraudoux témoigne des inquiétudes
d’une probable guerre à venir. L’idée d’une littérature responsable, qui se
justifierait par sa fonction morale et politique, anticipe sur les publications
effectives des poètes de la Résistance. Céline s’engage dans ses visions du
monde social, pour le meilleur (Voyage au bout de la nuit) et pour le pire
(les pamphlets antisémites). L’œuvre même de Sartre fait clairement le lien
entre une philosophie de l’existence, avant la guerre (La Nausée, 1938), et
une littérature de l’engagement, après la guerre (Qu’est-ce que la
littérature ?, 1947). Cette conception politique de la littérature est encore
dominante, en France, au début des années cinquante, par exemple dans les
premiers écrits de Roland Barthes qui contribuent à faire découvrir Brecht
en France. Et c’est par rapport à cette vision dominante que se situent Gracq
ou Ionesco, pour en critiquer les excès.
Vient ensuite le temps de l’écriture, jusqu’aux alentours de 1980. Une
redéfinition du langage littéraire se dessine en effet dans les années
cinquante, par réaction au risque de dilution du littéraire dans la politique
ou la philosophie. S’ouvre alors une troisième période, de grande
production critique et de refondation des genres : Le Degré zéro de
l’écriture, de Roland Barthes, est contemporain de la naissance du Nouveau
Roman (Robbe-Grillet, Les Gommes), en 1953. Situons donc le début de
cette phase de transition autour de 1955, au cœur de cette « décennie
ambiguë » des années cinquante, « partagée entre le renouveau des formes
et le desserrement de l’engagement » (Marc Dambre). Le culte de l’écriture
est la dominante des années 1960 et 1970, marquées par les romans de
Claude Simon, par le structuralisme dans le champ des sciences humaines,
par les littératures expérimentales de l’OuLiPo ou de Tel Quel. Une
définition radicale de la poéticité, issue de Roman Jakobson, renoue alors
avec l’idéal mallarméen et flaubertien d’une littérature autonome et
autoréférentielle. Cette exigence finit toutefois par se relâcher, chez ceux-là
mêmes qui l’avaient exaltée.
Le tournant du début des années 1980 ouvre une quatrième période, le
temps des doutes, au moment où Roland Barthes, Nathalie Sarraute,
Marguerite Duras et Claude Simon ne dissimulent plus la part
autobiographique de leurs œuvres. Période de retour (au récit, au référent,
au moi), de repli (sur l’intériorité, sur la mémoire familiale, sur les menus
faits du quotidien), de reflux (des idéologies, et notamment de l’idée de
progrès). Période qu’on appelle parfois « postmoderne », faute de mieux.
Cette période, nous y sommes encore. Autant la critique s’entend à peu près
sur « le tournant majeur des années 80 » (Dominique Viart), autant elle est
incapable de déceler les signes d’une inflexion plus récente. Le XXe siècle se
serait-il achevé, pour la littérature, à la fin des années 1970, quand se
termine le vaste courant moderniste et formaliste qui s’était engagé avant
1914 ? Dominique Viart émet ainsi l’hypothèse d’un « court XXe siècle
littéraire », de 1913 aux années 19805 — auquel cas la « littérature du XXIe
siècle » aurait commencé avant l’heure. À maints égards, pourtant, les
années 1980-2015 font retour sur — et font mémoire de — l’ensemble du
e
XX siècle, nous le verrons. Nous prolongerons donc cette quatrième période
du XXe siècle jusqu’aux années 2010. Si le siècle des Lumières commence
avec les Lettres persanes de Montesquieu (1721), et le XIXe siècle avec les
Méditations poétiques de Lamartine (1820), peut-être le XXIe siècle attend-il
encore son œuvre inaugurale… Le rythme de l’histoire littéraire, là encore,
ne coïncide pas nécessairement avec les césures de la simple chronologie —
cette « histoire des sots », disait Balzac. Peut-être aussi la rupture ne
viendra-t-elle pas d’une œuvre fondatrice, mais de transformations
beaucoup plus radicales. La fin hypothétique d’une littérature étroitement
nationale et la fin d’une littérature fondée sur le livre imprimé — qui ne
signifient ni l’une ni l’autre la fin de la littérature — constituent deux défis
qui se précisent autour de 2010, signes possibles d’un XXIe siècle littéraire
en train de naître.
Notes
1. Bruno Blanckeman, « Une axiologie historique pour le vingtième siècle : repérage des pôles », Le Temps des Lettres. Quelles
périodisations pour l’histoire de la littérature française du XXe siècle ?, Michèle Touret et Francine Dugast-Portes dir., Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 79.
2. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal » (1960), Préférences, Paris, José Corti, 1961, rééd. Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1989, p. 860-861.
3. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, J.-Y. Tadié dir., Paris, Gallimard, « Folio
Essais », t. II, 2007, p. 549.
4. Jacqueline Sainclivier, « Regards d’une historienne », Le Temps des Lettres […], op. cit., p. 24.
5. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI, Études de littérature française des XXe
et XXIe siècles, n° 2, « Quand finit le XXe siècle ? », Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 103.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1900
L’écrivain de la « Belle
Époque »
Un lectorat élargi
Dans ce contexte, les conditions de la vie littéraire sont elles aussi
contrastées. Un premier élément est déterminant, qui semble a priori
favorable à l’essor des lettres : les lois de 1881-82 qui ont instauré l’école
gratuite, laïque et obligatoire commencent à produire leurs effets. Tous les
enfants doivent désormais apprendre à lire et à écrire. La jeunesse des
années 1900 est la première génération à en tirer les bénéfices.
Conséquence de ces réformes : la proportion des illettrés dans la population,
en nette réduction, sera ramenée à 4 % en 1911. La scolarisation massive
permet au plus grand nombre l’accès à la lecture. Les principaux titres de la
grande presse (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal)
doublent leurs ventes entre 1900 et 1913, au point d’atteindre à eux quatre
un tirage quotidien de 4,5 millions. Le marché du livre change lui aussi
d’échelle : l’augmentation globale de la demande entraîne une forte hausse
de la production éditoriale. L’édition entre dans l’ère industrielle. On réédite
les livres à succès dans des éditions à bas prix, comme la collection des
« Auteurs célèbres » chez Flammarion.
Mais l’accroissement du nombre de lecteurs profite d’abord aux
productions destinées à une large diffusion : le grand public lit la presse
régionale, les romans-feuilletons, les livres vendus dans les kiosques de
gare... La demande nouvelle se tourne vers les littératures qui savent
répondre aux attentes d’un large lectorat par les stéréotypes qu’elles
reproduisent, les divertissements qu’elles procurent ou la morale
conservatrice qu’elles entretiennent : romans sentimentaux (Paul Géraldy,
Toi et moi, 1913) ; romans d’aventures (comme la série des Pardaillan, de
Michel Zévaco, à partir de 1913) ; romans policiers, dont c’est alors la
véritable naissance en France (Maurice Leblanc, Arsène Lupin, gentleman
cambrioleur, 1907 ; Gaston Leroux, Le Mystère de la Chambre jaune,
1907) ; romans édifiants de Paul Bourget, Henry Bordeaux ou René
Bazin…
Notes
1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992, p. 165 et
suiv.
2. Ibid., p. 181.
Partie 1
La littérature en question :
le temps des recherches
(1900-1930)
Chapitre 1
Nouveaux débats, nouveaux
clivages
1. Le tournant de 1900
Assiste-t-on vraiment, autour de 1900, à la naissance d’un siècle nouveau
pour la littérature française ? Autrement dit, à la fin d’une ère et au
commencement d’une autre ? À une césure significative de l’histoire
littéraire ? L’importance de ce seuil a pu être contestée. Certains n’y voient
qu’un repère arbitraire. La critique a parfois insisté au contraire, en effet,
sur l’unité de la période qui s’étend des années 1880 à la veille de la
Première Guerre mondiale — de l’avant-siècle à l’avant-guerre. Il y aurait
eu des ruptures plus sensibles en 1884, l’année du roman de HuysmansÀ
rebours, qui est un moment clé de la crise des valeurs caractéristique de
l’esprit « fin de siècle », ou en 1913, l’année d’Alcools d’Apollinaire,
recueil poétique considéré comme l’emblème de la modernité.
Le changement de siècle correspond pourtant bien à la fin d’une époque.
Un certain nombre de mutations profondes s’accélèrent autour de 1900,
scandées par plusieurs événements et publications symptomatiques.
Mallarmé meurt en 1898, Zola en 1902 — deux moments rapprochés qui
signalent une double évolution. En quelques années, au tournant du siècle,
sont ainsi consacrées en effet à la fois la fin du symbolisme et celle du
naturalisme, ces deux grands mouvements dont le destin était étroitement
lié à leurs chefs de file. La mort des pères et l’effacement des modèles
libèrent le champ des recherches, mais lèguent aussi des héritages.
Naissance de l’intellectuel
Si une certaine esthétique naturaliste disparaît donc à la mort de Zola en
tant que modèle structurant, la figure de l’écrivain engagé, en revanche, va
non seulement survivre au romancier mais devenir à son tour un pôle de
référence tout au long du XXe siècle. La publication de « J’accuse !… »,
lettre ouverte par laquelle Zola prend résolument parti dans l’affaire
Dreyfus en faveur de la révision, en se posant en porte-parole du monde de
l’art et de la pensée contre les antidreyfusards, est en effet, en 1898, l’acte
de naissance des « intellectuels » au sens moderne4. L’usage du mot
« intellectuel » date de ce numéro du journal L’Aurore où paraît le
manifeste de Zola.
[…] l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de
la vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et
qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on
ose donc me traduire en cour d’assise et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Émile ZOLA, « J’accuse !... », L’Aurore, 13 janvier 1898.
Catholiques et anticléricaux
D’autres clivages, en ce début de siècle, tiennent moins à l’histoire
politique qu’à la place de la religion et à l’évolution des idées. La loi de
séparation, en effet, paraît avoir dressé l’anticléricalisme de la république
radicale contre un monde catholique uniformément réactionnaire ; mais la
réalité est plus complexe. Certes, un fossé profond continue de séparer, de
1900 à l’entre-deux-guerres, écrivains catholiques convaincus et écrivains
non-croyants anticléricaux. Les premiers restent une puissante force
d’attraction, autour de Claudel et de Maritain. Dans le sillage de Claudel, le
poète Francis Jammes revient à la foi en 1905 et publie des Géorgiques
chrétiennes (1912). Le mouvement des conversions au catholicisme qui a
touché de nombreux écrivains depuis la fin du XIXe siècle se poursuit
jusqu’aux années vingt : Max Jacob, Jean Cocteau, les critiques Jacques
Copeau et Charles Du Bos affirment ou réaffirment durant cette période
leur foi catholique. À cette renaissance religieuse s’oppose une vigoureuse
tradition anticatholique, qui refait surface notamment chez les surréalistes.
La critique de la religion par la pensée marxiste et par la psychanalyse
freudienne donne de nouvelles armes intellectuelles au discours anticlérical.
Les polémiques sont donc vives. Un pamphlet surréaliste en forme de lettre
ouverte, en 1925, renvoie Claudel à ses « bondieuseries infâmes ». Antonin
Artaud, dans le numéro de La Révolution surréaliste qui proclame « la fin
de l’ère chrétienne », déclare la guerre au Pape et à sa « mascarade
romaine » (1925). À l’inverse, c’est au nom de la morale, de la religion et
de la civilisation occidentale que le catholique Henri Massis, maurrassien,
s’en prend violemment au relativisme moral de Gide dans ses articles de la
Revue universelle (1921-1923). Le monde des lettres n’est donc pas un
territoire tranquille : il vit et vibre de ces combats.
Cependant, il ne faudrait pas en rester à une ligne de partage claire et
immuable. Le monde catholique est lui-même divisé. Dans les dernières
années du XIXe siècle, le pape Léon XIII avait encouragé l’action pour la
justice sociale et le « ralliement » des fidèles au régime républicain. Même
si son successeur, Pie X, condamne en 1907 le « modernisme » théologique,
c’est-à-dire une interprétation critique des Écritures qu’il considère comme
une menace contre le dogme, la « crise moderniste » fait apparaître l’esprit
de libre recherche intellectuelle et spirituelle qui progresse au sein même de
l’Église. Le Sillon de Marc Sangnier, mouvement représentatif du
catholicisme social en France de 1900 à 1910, fréquenté par le jeune
François Mauriac, est aux antipodes de l’Action française : il subit les
attaques de l’extrême droite et des catholiques intégristes. Le monde
catholique est donc loin d’être monolithique. Il se divise encore au moment
de la condamnation de l’Action française par le Vatican, en 1926. L’Église
reproche au mouvement royaliste, qui enracine ses bases doctrinales dans
les idées rationalistes et agnostiques de Maurras, de subordonner la foi à
l’idéologie. Rares sont les écrivains catholiques qui suivent alors l’Action
française : Bernanos y reste fidèle dans l’immédiat, mais rompra avec
Maurras quelques années plus tard. Maritain obéit sans attendre à la
décision de l’Église, au nom de la « primauté du spirituel ». Il n’y a donc
pas un milieu homogène des écrivains catholiques. Mais le débat religieux
rejaillit incontestablement sur la vie littéraire et sur la production des
œuvres.
La critique du positivisme
C’est aussi le cas, plus généralement, pour le débat philosophique et le
mouvement des idées. Au début du XXe siècle, la pensée scientiste et
positiviste qui avait régné sur la vie intellectuelle à la fin du siècle
précédent est en net recul. On ne croit plus aussi aisément au progrès, au
pouvoir de la raison, à l’explication déterministe de tout phénomène
humain. Le rationalisme hérité de Taine et de Renan, encore bien présent
chez Maurras, France ou Barrès, ne séduit plus les nouvelles générations.
Cette évolution est due pour une part à la pénétration en France d’idées et
de problématiques venues de l’étranger. La philosophie pessimiste de
Schopenhauer, qui prend acte de la condition douloureuse de l’homme dans
un univers incompréhensible, avait déjà irrigué l’esprit « fin de siècle » ;
elle reste forte au XXe siècle, et se retrouvera par exemple dans les
philosophies de l’absurde. Plus sensible après 1900, la diffusion de la
pensée de Nietzsche, mort cette année-là. Pour Nietzsche, le constat de la
« mort de Dieu » conduit non au désespoir mais à l’exaltation de l’individu
et au primat de la « volonté de puissance ». La critique nietzschéenne des
valeurs sape les illusions d’une raison à prétention universelle. Elle
inspirera la pensée politique anti-démocratique (Georges Sorel, Réflexions
sur la violence, 1908), mais aussi, plus largement, la quête de liberté de
nombreux écrivains (comme Gide ou Cendrars). Il faut enfin prendre en
compte la découverte en France de Freud et de la psychanalyse, qui
contribue elle aussi à rompre avec une vision positiviste de la conscience
morale. Dans des ouvrages comme L’Interprétation des rêves, publié en
1900 et traduit en français en 1926, Freud fonde une nouvelle théorie du
psychisme humain qui postule le rôle moteur de l’inconscient. Sur la
mémoire, sur la sexualité, sur le rêve et sur la folie, la psychanalyse
freudienne conduit à porter un tout autre regard que celui des sciences
humaines contemporaines. On comprend qu’une telle pensée rencontre de
fortes réticences.
Le développement d’une pensée anti-intellectualiste ne résulte pas
seulement, toutefois, d’influences étrangères. Il doit beaucoup, en France
même, à la philosophie d’Henri Bergson. De l’Essai sur les données
immédiates de la conscience (1886) à L’Évolution créatrice (1907),
Bergson s’attache à redéfinir l’unité du Moi, au plus près de l’expérience
concrète du sujet, à partir de son élan vital, de son mouvement intérieur, de
sa perception immédiate de la durée. La vie, pensée comme force créatrice,
retrouve alors une liberté que lui refusaient les philosophes déterministes.
Le temps humain n’est pas celui des horloges, ni celui du « progrès »
linéaire tel que le représentent les historiens positivistes : il est une durée
intime, vivante, organique. Cette pensée a profondément marqué la
réflexion de Péguy sur l’histoire, autant que la conception proustienne du
temps et de la mémoire.
Sur votre escabeau tout le monde y monte. Chaque homme toute sa vie fait
perpétuellement une ascension aux branches de cet espalier. […] Et toute l’humanité
ensemble monte aussi ainsi dans une ascension perpétuelle d’ensemble. C’est le
progrès, comme ils disent. Mais moi je sais qu’il y a un tout autre temps, que
l’événement, que la réalité, que l’organique suit un tout autre temps, suit une durée, un
rythme de durée, constitue une durée, réelle, est constitué par une durée, réelle, qu’il
faut bien nommer la durée bergsonienne, puisque c’est lui qui a découvert ce nouveau
monde.
Charles PÉGUY, Clio, 1912.
Le néoclassicisme
Le courant néoclassique réagit aux excès du symbolisme et du
décadentisme, dès la fin du XIXe siècle, en revenant aux modèles gréco-
latins et aux principes du classicisme français. Le culte de l’ordre, de la
mesure et de la clarté dans les arts, et notamment dans la création poétique,
entend s’opposer aux dérives de l’hermétisme, aux mirages d’un « idéal »
indéterminé, aux névroses « fin de siècle » et au relâchement du vers libre.
Jean Moréas, auteur pourtant d’un « Manifeste du symbolisme » (1886),
s’était rapidement détaché de l’école mallarméenne pour fonder avec le
jeune Maurras l’« École romane » (1892). C’est le point de départ d’un
mouvement de renaissance classique qui comble les attentes des critiques
traditionalistes. On cherche alors à sortir du symbolisme, associé aux
brumes nordiques et germaniques, par une vision du Beau qui renoue avec
la lumière méditerranéenne de la culture antique. Par leur pureté poétique,
les Stances de Moréas (1899) illustrent ce goût néoclassique. Autre écrivain
venu du symbolisme, Henri de Régnier connaît un parcours analogue,
marqué par le retour à la prosodie traditionnelle et le refus du vers libre,
qu’il prolongera après la guerre (Vestigia flammæ, 1921). Gendre de José
Maria de Heredia, il rejoint la poésie académique des derniers parnassiens,
illustrée au début du siècle par la génération vieillissante d’écrivains
considérés comme des gloires officielles, tels les académiciens François
Coppée et Sully Prudhomme (premier prix Nobel de littérature en 1901).
Ce courant néoclassique s’exprime notamment de 1902 à 1905 dans La
Renaissance latine, revue dirigée par Constantin de Brancovan, le frère
d’Anna de Noailles. La signature de cette dernière, figure influente de la vie
littéraire, côtoie dans ces pages celles d’Henri de Régnier, de Barrès, de
Suarès, de Proust. La poésie d’Anna de Noailles, qui déploie les thèmes
lyriques traditionnels avec talent et sensibilité (Les Forces éternelles, 1921),
incarnera cette filiation néoclassique jusque dans les années vingt. Mais la
poétesse ne cherche pas à théoriser. La théorisation de cette esthétique se
rencontre en revanche dans le champ des idées et de la pensée critique, où
le mouvement de renaissance classique est porté par le maurrassisme, qui
fait converger classicisme esthétique et nationalisme politique. Les idées
antiromantiques de Maurras, véhiculées par le critique Pierre Lasserre (Le
Romantisme français, 1907), se donnent libre cours dans la revue Les
Guêpes (1909-1912), dirigée par le poète Jean-Marc Bernard, dans La
Revue critique des idées et des livres (1908-1924), plus tard dans la Revue
universelle (créée en 1920 par Jacques Bainville et Henri Massis). Le
maurrassisme donne au renouveau classique de l’époque sa cohérence
idéologique, mais aussi ses limites en termes de création littéraire : les vrais
nouveaux « classiques » de l’entre-deux-guerres, Valéry, Gide, Claudel,
auront suivi de tout autres parcours.
Notes
1. Georges Poulet, Études sur le temps humain, vol. 3, « Le point de départ », Paris, Plon, 1964, rééd. coll. Pocket, « Agora »,
2006, p. 7.
2. Henri Godard, Le Roman modes d’emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006, p. 33 et suiv.
3. Crise de vers, titre donné par Mallarmé à un ensemble de textes qu’il a écrits entre 1886 et 1895, puis rassemblés et publiés
dans Divagations en 1897.
4. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, 1990.
5. Voir Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1997. L’auteur distingue dans cette histoire trois
moments, qui correspondent à trois grandes figures : les années Barrès, les années Gide, les années Sartre.
6. Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 461. Sur cette césure de 1902
selon Thibaudet, voir aussi Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des Idées », 2005, p. 288.
7. Voir Florian-Parmentier, La Littérature et l’Époque. Histoire de la littérature française de 1885 à nos jours, Paris, Eugène
Figuière, 1914. Cité par P. Bourdieu, op. cit., p. 179-180.
Chapitre 2
Les genres littéraires
en question
1. Le roman retrouvé ?
Au tout début du siècle, le genre romanesque connaît à la fois un grand
essor commercial et un faible renouvellement esthétique. De 1895 à 1914,
écrit Michel Raimond, il y a dans le domaine du roman « un affaissement
de la littérature d’invention », et une innovation fort limitée des formes et
des techniques1. Le paysage éditorial est dominé par les « maîtres
officiels », qui répondent aux attentes de la grande majorité des lecteurs :
Maurice Barrès, Paul Bourget, Anatole France, Pierre Loti. Quand ces
auteurs n’utilisent pas le roman comme support de leurs idées — tels
Bourget sur le mode didactique dans L’Émigré (1907), France avec ironie
dans L’Île des pingouins (1908), ou Barrès dans le registre lyrique de La
Colline inspirée (1913) —, ils y transposent leurs aventures ou souvenirs
personnels sans se donner la peine d’inventer des intrigues. Loti ne fait
guère appel à l’imagination pour continuer d’écrire ses romans exotiques à
succès : il puise leur matière dans son expérience des voyages et les
construit selon un schéma convenu. L’orientalisme des Désenchantées
(1906), roman sur la condition des femmes dans les harems turcs, prolonge
un modèle romanesque déjà bien éprouvé dans Aziyadé (1879). Loti
cherche à distraire et à émouvoir : s’il recourt au romanesque en offrant du
dépaysement géographique, il n’a pas une ambition de romancier, et ne
dépayse guère par son usage du genre.
Le roman-fleuve
La première tendance est illustrée d’abord par le Jean-Christophe de
Romain Rolland, premier « roman-fleuve » du genre. En développant sur
dix volumes, publiés de 1904 à 1912, la vie d’un musicien génial, l’auteur
livre une ample réflexion personnelle sur la crise de la civilisation
européenne entre 1870 et 1914. À travers la figure héroïque de l’artiste
s’exprime l’idéal humaniste d’un redressement moral et esthétique. Le
roman raconte une vie, mais sans se plier à la construction logique d’une
intrigue : il fait éclater les cadres du roman biographique réaliste. Une telle
somme est-elle encore un « roman » ? Romain Rolland se moque du nom
du genre. Il a perçu son œuvre comme un « fleuve », et a parlé à son propos
d’un « poème musical ». Mais la musique est celle des sentiments et des
émotions plus que de l’écriture et de la composition. Et Jean-Christophe
tend finalement vers l’essai plus que vers le poème : l’auteur ne résiste pas
tout à fait à cette tentation du roman à thèse qui est un trait de son époque.
Cependant, il invente un nouveau cadre formel qui, par sa démesure même,
est peut-être à la vraie mesure du siècle qui s’annonce.
D’autres romans-fleuves suivront cet exemple. Dès 1920, Roger Martin
du Gard engage un projet tout aussi vaste et ambitieux : Le Cahier gris,
publié en 1922, inaugure Les Thibault, somme romanesque qui ne sera
achevée qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est donner au
roman une prétention totalisante qui renoue en apparence avec les grands
« cycles » du XIXe siècle, mais en cherchant à s’affranchir des règles de
composition dramatique et des objectifs didactiques du roman balzacien ou
zolien.
2. Poétiques du récit
De nombreux romans contemporains répondent en effet à l’appel du rêve,
de l’aventure ou de la fantaisie. Mais il ne s’agit plus de bâtir des
cathédrales telles que la Recherche. Ce genre de roman, loin de prétendre
contenir un monde, tend à se resserrer sur l’économie d’un simple récit,
parfois même à se réduire aux dimensions d’une nouvelle.
Le récit poétique
Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier est représentatif de ce type de
roman, dans lequel on a pu voir le développement d’un genre particulier
obéissant à ses règles propres, le « récit poétique2 ». La part de l’enfance et
du merveilleux, le rôle des paysages comme sources d’enchantement, la
composition circulaire du récit, tout s’oppose ici au déterminisme du roman
naturaliste (façon Zola) ou à la démarche explicative du roman d’analyse
(façon Bourget). Le Grand Meaulnes semble répondre au vœu de Rivière, le
grand ami et le beau-frère d’Alain-Fournier, qui disait à la même époque,
dans ses articles de la NRF, espérer l’émergence d’un « roman d’aventure »
restituant le « mouvement du temps et de la vie », et suscitant ainsi le
sentiment d’attente et de curiosité, le charme de la surprise devant le hasard
et l’imprévu.
Dans de tels romans l’aventure est donc d’abord intérieure, et n’exige pas
de grands voyages. L’évocation de sentiments naissants, et notamment du
sentiment amoureux chez des adolescents, suffit à éveiller le sentiment
d’évasion. On le voit dans Fermina Marquez de Valery Larbaud (1911), ou
dans Le Blé en herbe de Colette (1923), qui sont comme Le Grand
Meaulnes des romans de l’adolescence et de l’initiation. Sur un mode plus
ironique, Alexandre Vialatte s’intéresse aussi dans Battling le ténébreux
(1928) aux rêves romanesques de jeunes collégiens. Le récit poétique, qui
mêle librement le réel et l’imaginaire, la profondeur et la légèreté, se tourne
volontiers vers les âges de la vie naturellement sensibles à la fiction.
Machine à remonter le temps et à rechercher l’enfance perdue, mais sans
l’ambition totalisante de Proust, il opte pour le fragment, l’image fugitive,
le moment révélateur. Il sait ainsi restituer ou réinventer les sensations de
l’enfance, admirablement saisies par Larbaud dans les nouvelles
d’Enfantines (1918), et présentées par Jean Cocteau, dans Les Enfants
terribles (1925), comme un refuge ludique et onirique contre le monde
adulte. C’est à travers les prolongements de l’adolescence, avec une forme
de légèreté ou de distance inattendue pour un thème aussi sensible, que
Cocteau et Raymond Radiguet donnent à voir la Grande Guerre : Cocteau
imagine ainsi un héros qui la traverse en projetant sur la réalité les fictions
qu’il invente (Thomas l’imposteur, 1923), tandis que Radiguet, au risque de
choquer, donne la parole à un tout jeune narrateur qui raconte sa liaison
avec la femme d’un soldat retenu au front (Le Diable au corps, 1923). La
brièveté du récit met alors en valeur la qualité du style : le roman se
concentre sur la poésie du cœur, sans s’attarder sur la prose du contexte
socio-historique.
Voyages et aventures
Les voyages ne sont donc pas nécessaires au récit poétique. Ils inspirent
d’ailleurs toujours des romans de grande production, comme ceux de Pierre
Benoit, maître du roman d’évasion au lendemain de la guerre (L’Atlantide,
1919), ou des romans d’aventures comme ceux de Pierre Mac Orlan,
conscient des procédés d’un genre qu’il a su renouveler (Le Chant de
l’équipage, 1918). Ils sous-tendent aussi des récits plus « modernes » par
leur vision et par leur écriture, telles les nouvelles de Paul Morand (Ouvert
la nuit, 1924), dont les débuts sont salués par Proust et par Breton. Reste
que les voyages peuvent irriguer le récit poétique, pour peu qu’ils ne se
limitent pas à la géographie. Dans Équipée de Victor Segalen (1929), le
voyage imaginaire précède et accompagne le voyage réel, de la Chine au
Tibet. Chez Valery Larbaud, le personnage fictif du milliardaire,
Barnabooth, voyageur et poète, parcourt surtout le monde pour se
comprendre lui-même (A. O. Barnabooth. Ses Œuvres complètes…, 1913).
Autre romancier poète et voyageur, Jules Supervielle traite l’exotisme avec
fantaisie dans L’Homme de la pampa (1925), avant de s’orienter vers des
récits en forme de contes (Le Voleur d’enfants, 1926). Et si les aventures
des personnages de Giraudoux, dans Suzanne et le Pacifique (1921) et
Siegfried et le Limousin (1922), franchissent les frontières ou les océans,
elles sont surtout les ressorts de fables pleines d’esprit, qui jouent avec les
conventions romanesques pour donner à penser et à rêver. Autant de récits
poétiques voués à dépayser — et d’abord par leur écriture et leur
composition.
Voyages et aventures prennent plus de gravité quand ils rejoignent les
enjeux de l’histoire, comme dans les romans de Blaise CendrarsL’Or (1925)
et Moravagine (1926) ; mais ce sont des histoires de folie et de démesure,
racontées sur un rythme fiévreux par un poète qui subvertit les codes
narratifs, et non des biographies réalistes. L’expansion du récit poétique et
le renouvellement des formes romanesques dans les années vingt
coïncident, de fait, avec une relative indifférence des romanciers vis-à-vis
de l’histoire politique. Les choses changeront nettement, de ce point de vue,
autour de 1930.
Entre d’une part l’idéal du « roman pur », dépouillé de tout ce qui n’est
pas le roman, et d’autre part le désir d’introduire dans le roman la « touffe »
de la vie dans toute son épaisseur, Gide est à la recherche d’un mode de
composition romanesque qui réconcilie l’art et la vie. Dans Les Faux-
Monnayeurs, la description est absente, l’identité des personnages se
dérobe, l’action se fragmente et se démultiplie... Le titre ne renvoie pas
seulement au contenu de l’intrigue : la fausse monnaie, c’est aussi celle de
l’illusion réaliste que Gide récuse, celle de la fiction selon laquelle les faits
sont censés se dérouler d’eux-mêmes, sans l’intervention d’une conscience
organisatrice. À « l’allure discursive » que Martin du Gard donne à ses
récits, mettant les événements racontés en pleine lumière, Gide préfère une
intrigue à fils multiples et entremêlés, qui respecte les ombres. À la
représentation du réel, il préfère l’imagination du possible — reprenant à
son compte la formule du critique Thibaudet : « Le génie du roman fait
vivre le possible ; il ne fait pas vivre le réel. » Contre l’habitude réaliste de
la narration omnisciente, il choisit la focalisation restreinte. La fiction
romanesque est le laboratoire où s’expérimentent, à travers la liberté des
personnages, les possibilités de la liberté humaine — d’où l’autonomie qui
doit être laissée aux êtres inventés : « Le mauvais romancier construit ses
personnages : il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et
les regarde agir ; il les entend parler avant de les connaître […]. » Sans
doute la situation n’est-elle pas confortable pour le lecteur d’un tel roman,
mais l’effet est voulu : « Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux
d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle3. »
Il en résulte un roman sans doute plus intellectuel que sensible, comparé
aux œuvres contemporaines. Mais la contribution de Gide à la refondation
du genre est éclatante, au moment même où la critique surréaliste du roman
est la plus vive. Les Faux-Monnayeurs pose notamment, comme la
Recherche et maints récits poétiques, la question de la représentation
romanesque de l’intériorité. Cette question est au cœur des réflexions
théoriques et techniques du temps, en particulier autour de la définition du
« monologue intérieur ». Comment traduire par les mots, sans le trahir, le
flux psychique des pensées et des sensations les plus secrètes ? Comment
disposer selon l’ordre d’un discours le désordre du courant de conscience ?
Malgré la tentative d’Édouard Dujardin dans Les lauriers sont coupés
(1888), ces préoccupations intéressent des romanciers étrangers avant
d’alimenter le débat en France. C’est Ulysse, de l’Irlandais James Joyce,
publié à Paris en 1922 et traduit en 1929, qui est considéré à cet égard
comme le roman fondateur. Joyce cherche à faire partager à son lecteur les
pensées de certains personnages dans toute leur spontanéité, quitte à
déconstruire la syntaxe pour mieux mimer le désordre des associations
d’idées. Larbaud, qui a fait connaître Joyce en France, s’essaie lui-même au
monologue intérieur dans Amants, heureux amants (1923), mais en
conservant une écriture classique : si l’intrigue se dissout dans le flux des
rêveries, la confusion des sentiments demeure maîtrisée. Le monologue
intérieur, employé aussi par Pierre-Jean Jouve dans Paulina 1880 (1925),
est un moyen d’explorer la conscience, mais sans se perdre dans ses
profondeurs. Le roman français apprivoise ainsi le procédé pour des
emplois qui restent partiels : ainsi mis en œuvre, le monologue intérieur est
surtout un mode d’exposition qui souligne la relativité des points de vue.
Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où,
non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu. Si nous n’étions pas
persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous estimerions être inférieurs à
notre tâche la plus absolue. Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le
faire crier.
Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne
comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus
intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.
Paul CLAUDEL, Le Soulier de satin, I, 1, 1929.
On n’est pas très loin des procédés utilisés par Gide pour bousculer la
conscience du lecteur de roman. On n’est pas loin non plus de certaines
théories du théâtre qui, au XXe siècle, s’interrogent sur l’émotion produite
chez le spectateur, pour contester la tradition aristotélicienne. En outre, la
forme du verset, comme dans Partage de midi, crée la distance d’une
langue poétique singulière. Mais sur cette question de la prosodie, le point
de vue du poète peut éclairer celui du dramaturge.
Il n’y a pas d’abord l’intention d’un sens, puis le choix d’une forme — au
contraire. Et cette importance du rythme explique que l’interprétation du
poème ne puisse jamais se réduire à l’explication d’un sens qui
correspondrait à l’intention de l’auteur. Il ne faut pas chercher ce que
l’auteur « veut dire » : le poème ne veut rien dire d’autre que ce qu’il dit.
En d’autres termes : « […] il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas
d’autorité de l’auteur » (« Au sujet du Cimetière marin », 1933). Une telle
conception de la poésie rompt non seulement avec la tradition romantique
de la poésie-expression, mais avec la critique philologique de l’université,
qui explique l’œuvre par l’intention de l’auteur. La poétique de Valéry, par
sa modernité, annonce la Nouvelle Critique des années soixante et le
discours structuraliste sur la « mort de l’auteur ». Comme Claudel mais
pour des raisons différentes, Valéry est donc à la fois un classique et un
moderne : ses recherches fondent une nouvelle approche de la poésie, alors
même qu’il porte à la perfection le mètre traditionnel. À une époque où le
genre romanesque, conquérant, tend à prendre la place de genre éminent
naguère occupée par la poésie, Valéry cherche à distinguer la spécificité du
genre poétique pour mieux garantir son absolue supériorité.
Notes
1. Michel Raimond, Le Roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1981, p. 133-134. Sur cette période, voir
aussi M. Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966.
2. Voir Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1978.
3. André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, p. 29, 76, 85 et 87.
5. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Première lettre (1919), Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 11.
Chapitre 3
Les avant-gardes
et le surréalisme
1. « Esprit nouveau » et modernité
Le mouvement le plus novateur et le plus marquant de la première moitié
du XXe siècle, le surréalisme, trouve ses racines dans les avant-gardes
antérieures à 1914, dont Apollinaire fut le principal acteur. Mort
prématurément en 1918, quelques années avant la naissance du surréalisme,
l’auteur d’Alcools fait ainsi le lien entre les recherches modernistes d’avant-
guerre et la révolution artistique d’après-guerre. Son apport, qui est
considérable, dépasse le champ du seul genre poétique.
Modernité d’Alcools
Alcools, qui rassemble des poèmes écrits de 1898 à 1912, reçoit un
accueil mitigé et ne touche qu’un public restreint à sa parution en 1913. Ce
premier grand recueil poétique d’Apollinaire est pourtant reconnu
aujourd’hui comme une œuvre majeure. Les poèmes les plus anciens du
recueil, d’inspiration symboliste, respectent des formes traditionnelles, alors
que le vers libre est éclatant dans « Zone », long poème de l’errance et de la
ville. Ce texte est le dernier dans l’ordre de la rédaction, mais le premier
dans l’ordre du recueil, qui ne suit pas l’ordre chronologique. L’ensemble
du recueil apparaît ainsi comme un manifeste moderniste, faisant passer au
second plan les nombreux autres poèmes dont la sensibilité lyrique
s’exprime sous une forme moins révolutionnaire. Mais l’unité de ton
transcende les différences formelles, car les innovations, loin de saper le
lyrisme personnel, le rendent plus intense.
2. La révolte Dada
Le mouvement Dada est fondé à Zurich, en février 1916, par un groupe
d’artistes de diverses nationalités : Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp,
Richard Huelsenbeck… Le mot « Dada », choisi au hasard dans le
dictionnaire, a un aspect puéril et dérisoire qui convient à l’intention
affichée : rejeter les conventions de l’art et de la littérature au profit de
l’acte de révolte, du geste destructeur, du renversement des valeurs.
3. La révolution surréaliste
Le noyau fondateur du mouvement surréaliste vient donc de la revue
Littérature, créée en 1919 sous le patronage de Valéry, puis devenue
activement dadaïste jusqu’à la rupture avec Tzara. En 1924, Littérature
meurt quand naît La Révolution surréaliste, l’organe du nouveau
mouvement. Aragon, Breton et Soupault ont été rejoints entre-temps par
Paul Eluard, Benjamin Péret, Joseph Delteil, Robert Desnos… Le
mouvement surréaliste est d’abord un groupe, dont le travail ne peut être
fécond que s’il est collectif. À ses débuts et jusqu’au tournant de 1930, il
connaît successivement, selon Maurice Nadeau, une « période héroïque »
(1923-1925) et une « période raisonnante » (1925-1930)1. À la dynamique
structurante de l’étape fondatrice succède une étape de maturation politique
accompagnée de vifs débats internes. Car le surréalisme n’est pas seulement
le « nouveau mode d’expression pure » que Breton se réjouit d’avoir
découvert en écrivant Les Champs magnétiques avec Soupault en 1919.
Une « déclaration » collective de 1925 définit le surréalisme non comme
« un moyen d’expression nouveau ou plus facile », mais comme « un
moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble ». D’où
l’ambition d’agir dans le champ social, puisqu’il n’est pas de « libération de
l’esprit » sans « libération de l’homme » (Breton). Mais la recherche d’une
synthèse entre révolution poétique et révolution politique ne cessera de
rencontrer des obstacles et de susciter des divisions dans le groupe.
À l’écoute de l’inconscient
Initialement, le surréalisme se définit moins comme une école littéraire
que comme une forme originale d’activité psychique. Breton a lu Freud : il
revendique l’influence de ses « méthodes d’examen » dans le premier
Manifeste du surréalisme, publié en 1924. Il pense avec le fondateur de la
psychanalyse que toute une part du sujet humain est d’ordinaire ignorée
parce qu’elle est refoulée et censurée — par la morale traditionnelle, par la
conscience rationnelle, par diverses instances de contrôle social, etc. Il
importe donc de laisser parler cette part inconsciente de soi, dans un but à la
fois d’émancipation, de réconciliation avec soi-même, et de connaissance
de la vie psychique. La « surréalité » qui est le but de la quête n’est pas un
au-delà magique, mais une dimension bien réelle de la pensée, jusqu’alors
méconnue. Une conception positiviste du réel ne pouvait que la manquer. Il
faut inventer d’autres méthodes pour la faire émerger à la surface de la
conscience et du langage. Ainsi s’explique la pratique surréaliste de
l’écriture automatique, qui se plie en toute spontanéité à la dictée de
l’inconscient. Ou encore celle des récits de rêves, de la libre association
d’idées, des « cadavres exquis » ou des collages qui mettent en tension, hors
de toute intention consciente, des champs de référence distincts. Il faut
laisser place au hasard et à l’imprévu, qui ont un pouvoir révélateur.
De même, l’image poétique a d’autant plus de force, selon Breton,
qu’elle rapproche deux réalités distantes avec le plus haut « degré
d’arbitraire » possible. Exemple, tiré d’un de ses textes : « Sur le pont la
rosée à tête de chatte se berçait. » En cela, Breton va plus loin que Reverdy,
pour qui la qualité poétique de l’image dépend de la « justesse » des
rapports établis entre ses termes. L’exploration surréaliste du langage
n’ignore donc pas la question de l’écriture poétique. Mais elle ne poursuit
pas d’abord un but littéraire. Plutôt qu’une poétique, c’est une méthode de
connaissance, un mode d’exploration des profondeurs psychiques. On
pourrait définir le surréalisme ainsi, à la manière d’un dictionnaire — et le
détournement ludique des genres institués fait encore partie des jeux
surréalistes…
Divisions et ruptures
Il est difficile de maintenir l’unité du mouvement avec de telles
exigences, d’autant que le contexte politique introduit des facteurs de
division. Le déclenchement d’une guerre coloniale au Maroc, en 1925,
pousse les surréalistes à se tourner vers l’action politique et à se rapprocher
du « Groupe Clarté » et des communistes pour combattre la politique
gouvernementale. Mais il n’est pas question pour Breton de suivre ceux qui,
comme Naville en 1926, choisissent de s’engager résolument dans la voie
marxiste : le groupe surréaliste doit préserver son autonomie et sa
spécificité dans les recherches sur la « vie intérieure », qui ne sauraient être
soumises au contrôle d’un parti ou d’une instance politique. Naville est
donc exclu. À l’inverse, se placent hors du mouvement les « littérateurs »
qui n’écrivent que pour leur propre compte, les individualistes qui
n’adhèrent pas à la profession de foi révolutionnaire du groupe. Dans « Au
grand jour » (1926), Breton annonce ainsi l’exclusion de Soupault et
d’Artaud. Le premier s’est détaché du groupe en menant sa carrière
d’homme de lettres. Le second est coupable de ne « voir dans la Révolution
qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le
propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches ». Artaud répond
dans « À la grande nuit ou le bluff surréaliste » (1927) : il prend acte de la
rupture en reconnaissant qu’il refuse l’action politique, mais s’affirme
fidèle au surréalisme originel, conçu comme une activité de l’esprit. Breton
maintient donc avec fermeté une ligne médiane, entre la priorité du
politique et le refus du politique.
En 1929, c’est l’équipe du Grand Jeu qui se voit jugée et condamnée. Le
Grand Jeu, c’était le titre d’un recueil poétique de Péret. Mais c’est aussi le
titre d’une revue de la mouvance surréaliste créée en 1928 par René
Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vailland. Pour Breton, ce groupe
est coupable de flottements idéologiques et d’orientations déviantes : il ne
suit pas la ligne révolutionnaire du mouvement, et fait passer la quête
métaphysique et l’exploration de l’inconscient, au moyen de drogues
diverses consommées sans aucune modération, avant tout projet de
libération collective… Le débat témoigne du raidissement idéologique de
Breton. C’est lui qui en est venu maintenant à représenter l’ordre et la
norme, alors que Le Grand Jeu incarne le désordre et le refus : « Prenez
garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire
littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être
inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes » (Le Grand Jeu, n°
3). Le Grand Jeu appelait dans son premier numéro à « la destruction de la
“littérature” et de “l’art” », en accord avec le discours surréaliste de la
période « intuitive ». Mais voilà le Breton de la période « raisonnante »
accusé à son tour de ne se soucier en somme que de sa
réputation littéraire…
Il y a donc des départs, mais il y aura aussi de nouvelle recrues. Quand il
écrit le Second Manifeste en 1929, Breton a bien conscience que le
surréalisme se situe à un tournant et traverse une crise. Le mouvement est
passé du temps des recherches et des expériences au temps de la réflexion
critique. Mais s’il a changé, c’est aussi que le monde est en train de
changer. Et le mérite de Breton est de prêter une attention aiguë à ces
transformations. Le surréalisme est une école de sensibilité. Il n’est pas
surprenant qu’il réagisse à vif devant les tragédies de l’histoire. Ses propres
soubresauts servent de sismographe, en un sens, à des mutations d’ordre
plus général, que les autres secteurs ou courants du champ littéraire auront
perçues moins nettement ou plus lentement. Cette conscience critique, qui
n’est pas seulement faite de refus et de révoltes mais qui est la capacité de
lire et de traverser les crises, explique que l’histoire du surréalisme, en
1930, soit loin d’être terminée.
Notes
1. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964. Breton lui-même a parlé du début d’une « phase raisonnante »
succédant en 1925 à une première phase, « intuitive », du mouvement (Qu’est-ce que le surréalisme ?, 1934).
2. Voir à ce sujet la notice de Marguerite Bonnet dans l’édition de la Pléiade (André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t.
I, 1988, p. 1139-1140).
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1930
Le temps de la NRF
La littérature en situation :
le temps des engagements
(1930-1955)
Chapitre 1
La littérature à l’épreuve
de l’histoire
1. Les écrivains face à la crise
(1930-1939)
Comme pour clore la parenthèse de la Grande Guerre, la littérature des
années vingt s’était volontiers tournée vers l’insouciance et la fantaisie, la
légèreté et le principe de plaisir, le repli sur le moi et l’attention aux mots.
Mettre l’accent sur la mémoire personnelle (Proust) ou l’imagination sans
limites (les surréalistes), sur le roman spéculaire (Gide) ou la poésie
autotélique (Valéry), sur le théâtre comme provocation (Vitrac) ou comme
célébration (Claudel), c’était toujours se détourner de l’histoire immédiate
et des réalités collectives. Les questions esthétiques l’emportaient sur les
préoccupations éthiques. En littérature comme dans la vie sociale, les
« Années folles » avaient ainsi tenté de renouer avec le climat de la « Belle
Époque ».
Vers 1930, l’histoire est de retour : le principe de réalité se rappelle aux
consciences. 1930 : « C’est vers cette époque, dira Jean-Paul Sartre dans
Qu’est-ce que la littérature ? (1947), que la plupart des Français ont
découvert avec stupeur leur historicité. » L’heure est à l’impératif moral
plus qu’aux recherches formelles. L’atmosphère s’assombrit, et le sens des
enjeux collectifs prend le pas sur la satisfaction des intérêts individuels. Du
« règne du Je », on passe à l’« avènement du Nous »1. Les écrivains vont
être désormais très sensibles, pendant un quart de siècle, aux circonstances
dramatiques de l’histoire, dont dépend leur vision de la littérature. C’est
pourquoi il faut d’abord suivre ici ces évolutions, et leurs effets sur la vie
des lettres.
La dramatisation de l’histoire
Une première étape mène des conséquences de la crise économique de
1929 au déclenchement du second conflit mondial. De 1930 à 1939, la crise
est à la fois socio-économique, politique et internationale. Le krach
financier de 1929 a affecté toutes les économies occidentales. Les effets sur
le monde du travail et sur les mentalités collectives se font sentir très vite en
Europe. Les démocraties parlementaires, victimes de leur instabilité
politique, sont inefficaces. En France, la IIIe République est secouée par des
scandales. Les ligues nationalistes ébranlent le régime lors des émeutes du 6
février 1934. Le gouvernement du Front populaire, formé en 1936, n’exerce
qu’un pouvoir éphémère, dans une situation difficile. Il ne peut soutenir les
républicains espagnols, victimes du coup d’État du général Franco soutenu
par Hitler et Mussolini. La guerre d’Espagne va durer trois ans : les
volontaires des Brigades internationales venus au secours du camp
républicain ne pourront pas empêcher sa défaite.
L’Italie était déjà tombée sous la coupe du fascisme mussolinien en
1925 ; Hitler a pris le pouvoir en Allemagne en 1933. Les dictatures
entretiennent un climat de vive tension internationale, reconstruisent leurs
armées, cherchent à s’étendre hors d’Europe (conquête de l’Éthiopie par
l’Italie en 1935-36) et en Europe (annexion de l’Autriche par l’Allemagne
en 1938). En septembre 1938, par les accords de Munich, la Grande-
Bretagne et la France laissent à Hitler la voie libre pour démanteler la
Tchécoslovaquie : c’est pour beaucoup un soulagement à court terme, car la
guerre était sur le point d’éclater ; mais plus rien de s’oppose désormais aux
prétentions expansionnistes du régime nazi, qui, après s’être entendu avec
l’URSS de Staline par le pacte germano-soviétique de 1939, peut s’attaquer
à la Pologne, ce qui déclenche la guerre européenne en septembre 1939.
En 1938 encore, Bernanos est scandalisé par les accords de Munich, cette
abdication de la civilisation face à la barbarie nazie. Il s’oppose alors aux
pacifistes des deux bords, à Maurras autant qu’à Romain Rolland. Comme
Malraux, venu de l’autre camp, Bernanos s’orientera logiquement pendant
la guerre vers le soutien à la Résistance et au général de Gaulle.
2. La littérature en temps de
guerre (1939-1945)
L’effondrement spectaculaire de l’armée française et l’exode des
populations civiles devant l’offensive allemande, en mai-juin 1940, après
plusieurs mois inactifs de « drôle de guerre », laissent le pays abattu et
humilié. C’est le début de l’occupation allemande. D’abord partielle, elle
s’étend à la zone sud en 1942. Le maréchal Pétain dirige à Vichy l’« État
français », qui entreprend une politique ultraconservatrice de « Révolution
nationale » en se pliant aux ordres de la puissance occupante. Les
conséquences de cette situation sur la vie littéraire sont multiples. Des
écrivains meurent au combat (Nizan, en 1940), en mission (Saint-Exupéry,
en 1944), ou victimes des déportations (Max Jacob, Robert Desnos, la
romancière Irène Némirovsky, le critique Benjamin Crémieux). Beaucoup
ont choisi l’exil, qui ne signifie d’ailleurs ni le silence ni l’indifférence :
Bernanos, Supervielle et Roger Caillois sont en Amérique du Sud,
Benjamin Péret au Mexique, Breton, Saint-John Perse et Jules Romains aux
États-Unis. Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon, qui ont rejoint de
Gaulle à Londres, y composent les paroles du Chant des partisans, hymne
de la Résistance intérieure dont Kessel écrit par ailleurs une chronique
romancée, L’Armée des ombres (1943).
Censure et résistance sous l’Occupation
En France même, les conditions de publication littéraire et de création
théâtrale sont soumises à la censure allemande. Les grands éditeurs doivent
« purifier » leur catalogue des noms d’auteurs juifs ou suspects
d’antinazisme. Le Théâtre Sarah-Bernardt est rebaptisé Théâtre de la Cité :
il ne pouvait conserver le nom d’une actrice juive. Refusant la mise au pas
des théâtres, Copeau démissionne en 1941 de la Comédie-Française, dont il
était l’administrateur provisoire. LaNouvelle Revue française, sous la
responsabilité de Drieu la Rochelle, s’engage sur la voie de la collaboration,
avant de disparaître en 1943, désertée par ses meilleurs auteurs. Mais tout
un réseau souterrain de diffusion se constitue dans la clandestinité, relayant
les voix de la Résistance, qui n’ont pas seulement les accents de la
propagande mais aussi la force de la création littéraire. Vercors, auteur du
Silence de la mer (1942), crée ainsi les Éditions de Minuit. Jacques Decour
et Jean Paulhan lancent en 1942 l’hebdomadaire Les Lettres françaises,
organe de la résistance des écrivains. Le poète et futur éditeur Pierre
Seghers, qui a fondé en 1939 la revue de poésie Poètes casqués (P.C. 39),
poursuit son entreprise avec la série des Poésie (Poésie 40, puis 41, etc.),
qui accueille les poètes de la Résistance. Le jeune poète Max-Pol Fouchet
soutient la résistance intellectuelle avec la revue Fontaine, qu’il a créée à
Alger en 1939. Des titres de journaux naissent ou renaissent dans l’ombre,
comme L’Humanité (où écrit Gabriel Péri, fusillé en 1941 par les
Allemands), Libération (créé en 1941, journal du mouvement de résistance
Libération-Sud), ou Combat (créé en 1943, sous la codirection d’Albert
Camus et Pascal Pia).
Des écrivains s’engagent dans la Résistance ou la soutiennent par leurs
écrits au risque de leur vie, qu’ils viennent des milieux communistes
(Aragon, Elsa Triolet…), surréalistes (Desnos, René Char…) ou catholiques
(Mauriac, Pierre Emmanuel…). Char dirige un maquis en Provence.
Malraux prend en 1944 le commandement des FFI du Périgord, puis
participe aux combats des Alliés pour la libération de l’Alsace. Eluard, de
retour au Parti communiste en 1942, fait paraître avec Seghers aux Éditions
de Minuit L’Honneur des poètes, anthologie de poèmes de la Résistance
(1943), qui rassemble des textes d’Aragon, Desnos, Vercors, Pierre
Emmanuel, Francis Ponge, Jean Tardieu, Eugène Guillevic… Mauriac
publie sous un pseudonyme Le Cahier noir (1943), dénonciation véhémente
de la collaboration. Aragon chante la fraternité dans le combat de « celui
qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas ». Par-delà leurs
différentes familles d’esprit, tous ont conscience que la littérature française
en tant que telle, formée par des siècles de culture humaniste, de liberté
intellectuelle et de tradition critique, est menacée de mort par l’idéologie
nazie et ses complices vichystes, les tenants de l’ordre moral et du slogan
« Travail, famille, patrie ». Pour retrouver l’espérance et vaincre la barbarie,
la poésie a le devoir et le pouvoir d’opposer à la terreur la « contre-terreur »
(Char).
Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce,
peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela
cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela
d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la
qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à
l’espèce humaine.
Robert ANTELME, L’Espèce humaine (1947).
2. Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » (1949), Prismes, 1955, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 1986, rééd.
Payot & Rivages, 2010, p. 30.
Le hasard et l’humour
La théorie du hasard objectif, précisée par Breton dans L’Amour fou
(1937), part du constat qu’il y a dans l’existence des coïncidences suscitant
une émotion singulière, des rencontres ressenties comme magiques, des
trouvailles d’objets imprévisibles qui répondent aux attentes secrètes du
sujet. Telle est déjà la source de la poésie dans Nadja et Le Paysan de Paris,
où la déambulation favorise le surgissement de la merveille au cœur de la
ville. Le monde nous offre des signes, qui ont la puissance d’une
« révélation ». Breton, fidèle à la démarche heuristique qui était déjà à
l’œuvre à l’époque des Champs magnétiques et du premier Manifeste,
cherche une explication à ces hasards qui ont le pouvoir de charger certains
moments de la vie d’une intensité particulière. Il la trouve dans la relation
dialectique d’une détermination objective (des conditions qui viennent du
monde réel) et d’un désir subjectif (une attente, une demande qui vient du
moi). Ainsi, un masque de métal trouvé par hasard au marché aux puces,
élément extérieur objectif, éveille des échos chez le sculpteur Giacometti et
joue un rôle « catalyseur » dans son esprit, au point de relancer un travail
artistique en panne — élément subjectif. De sorte que la trouvaille remplit
« le même office que le rêve », en libérant les pouvoirs psychiques de
l’individu. Une rencontre amoureuse, de même, met en relation des données
du monde extérieur et la subjectivité du désir. C’est en conciliant une
pensée marxiste de la « nécessité » objective et la théorie psychanalytique
de l’inconscient que Breton, reformulant à sa manière Engels et Freud, en
vient à définir le hasard comme « la forme de manifestation de la nécessité
extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain ». Un
événement apparemment fortuit est ressaisi après coup dans une logique où
se rejoignent l’objectif et le subjectif. Dans ce dépassement du clivage
habituel entre sujet et objet, il y a place pour le bonheur de l’individu et la
liberté de l’artiste. Cette théorie du hasard et du désir s’oppose radicalement
à une conception étroitement déterministe des rapports entre l’individu et le
monde extérieur.
L’apport du surréalisme est tout aussi capital dans la réflexion sur
l’humour. Breton publie en 1940 son Anthologie de l’humour noir. Le
« sphinx noir de l’humour objectif » doit selon lui s’unir au « sphinx blanc
du hasard objectif » pour faire naître toute « création humaine ultérieure ».
Car l’humour n’est pas une simple affaire de tonalité : c’est une attitude
existentielle, une « révolte supérieure de l’esprit ». Breton emprunte à la
fois à Hegel et à Freud pour redéfinir l’humour comme une force de
subversion qui s’attaque au langage reçu et à l’ordre social, comme une
capacité de distanciation libératrice. Les textes choisis dans l’Anthologie
dessinent une histoire de la littérature considérée ainsi du point de vue de
l’humour. Parmi bien d’autres auteurs représentés, Swift, Sade, Fourier et
Lautréamont témoignent de la transmission de cet esprit depuis le
XVIIIe siècle ; Jarry est le jalon qui relie Rimbaud et Apollinaire ; Jacques
Vaché et Jacques Rigaut mènent aux contemporains vivants : Duchamp,
Prévert, Dalí… Le surréalisme établit ainsi, comme il le fait souvent, le
réseau de filiations dans lequel il se situe. Et Breton ne néglige pas non plus
la présence de l’humour dans la peinture et au cinéma. Parce qu’il libère le
sujet des formes héritées et des contraintes morales, l’humour est puissance
de création artistique. L’humour noir, en particulier, est un défi lancé à
toutes les agressions qui menacent l’homme — la souffrance, le mal, la
mort. C’est pourquoi cette réflexion garde toute sa force au lendemain de la
guerre, même si les contemporains n’en ont pas mesuré toute la portée.
Le déclin du mouvement
Le surréalisme s’efface lentement du paysage littéraire dans les années
cinquante. C’est que son héritage s’est largement disséminé, voire banalisé.
L’écriture automatique et le récit de rêve ont perdu depuis longtemps le
charme de la nouveauté, les cadavres exquis sont devenus un jeu de
société… Nombreux sont les écrivains qui ont été pour une part formés à
l’école du groupe surréaliste, ou bien marqués de près ou de loin par son
influence, et qui maintenant suivent leur propre route. L’esprit surréaliste se
prolonge ainsi hors du surréalisme, dans l’impertinence de Prévert, la
fantaisie de Boris Vian ou les situations « absurdes » de Ionesco ; et il
renaîtra plus tard d’une autre façon, quand la jeunesse de Mai 68 entendra
mettre « l’imagination au pouvoir »…
Au lendemain de la guerre, les critiques qui sont adressées aux
surréalistes ne viennent pas seulement des rangs communistes. Sartre, dans
« Situation de l’écrivain en 1947 », s’en prend vivement à cette génération
de « jeunes bourgeois turbulents », dont « l’activité se réduit à des
impulsions dans l’immédiat » et qui sont incapables d’agir dans la durée.
Par le culte de l’inconscient, le surréaliste échappe « à la conscience de soi
et, par conséquent, de sa situation dans le monde ». Il s’agite plus qu’il
n’agit : « Pour finir il fait beaucoup de peinture et noircit beaucoup de
papier, mais il ne détruit jamais rien pour de vrai ». À travers ce portrait
sans nuances, Sartre dessine en creux la figure de l’écrivain responsable, en
« situation », qu’il entend lui-même à la même époque incarner et
promouvoir.
2. L’existentialisme
et la « littérature engagée »
L’idée d’un « engagement » de la littérature, au lendemain de la guerre,
connaît un succès aussi rapide et aussi éclatant que la gloire toute récente de
Sartre, l’écrivain et intellectuel qui en a fait son mot d’ordre. Sartre domine
la scène littéraire dans les mois qui suivent la Libération, avec sa pensée
philosophique, l’existentialisme, et avec sa revue, Les Temps modernes,
créée en octobre 1945 pour être la tribune de la « littérature engagée » et le
fer de lance du renouveau intellectuel d’après-guerre. En réalité, cette idée
d’engagement n’est pas si nouvelle, même si l’expérience de cette dernière
guerre et de la Résistance la charge de significations plus urgentes et plus
graves. Sans remonter jusqu’à Hugo ou même Voltaire, qui écrivaient dans
des situations historiques très différentes, on peut l’associer à la figure de
l’intellectuel moderne, telle qu’elle s’est constituée au tournant des XIXe et
e
XX siècles avec Zola au moment de l’affaire Dreyfus. Elle redevient
d’actualité quand Gide publie en 1924 Corydon, plaidoyer pour
l’homosexualité, puis en 1927 le Voyage au Congo, dénonciation du
système colonial. Et ce tournant se confirme au début des années trente, on
l’a vu, avec la multiplication des congrès, manifestes et déclarations
collectives auxquels prennent part les écrivains (Aragon, Malraux, Gide),
puis, pendant la guerre, avec un engagement contre l’occupant qui se traduit
par la plume (les poètes de la Résistance) ou par les armes (Char, Malraux),
parfois jusqu’à la mort (Desnos).
Je rappelle […] que dans la « littérature engagée », l’engagement ne doit, en aucun cas,
faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui
infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui
donner la littérature qui lui convient.
Jean-Paul SARTRE, Les Temps modernes, n° 1, « Présentation » (1945).
La pensée de l’absurde
La première phase est illustrée par La Nausée de Sartre (1938) et
L’Étranger de Camus (1942), deux romans de la solitude et de l’absurde.
Nul appel à l’engagement dans ces parcours de héros négatifs, qui ne
trouvent aucun sens dans la vie sociale. On est loin du lyrisme de l’action
révolutionnaire célébré par Malraux dans La Condition humaine (1933) et
dans L’Espoir (1937), les vrais romans engagés de l’avant-guerre. On est
loin aussi de l’humanisme héroïque des romans de Saint-Exupéry (Vol de
nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939), où l’homme n’est rien d’autre que
« ce qu’il fait » — pour reprendre une formule, employée par Malraux (Les
Noyers de l’Altenburg, 1943), qui est déjà une définition existentialiste de
notre condition, comme Sartre le reconnaîtra. Ce n’est pas un hasard si
Merleau-Ponty clôt La Phénoménologie de la perception sur une citation de
Saint-Exupéry : « Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est
toi… L’homme n’est qu’un nœud de relations… » (Pilote de guerre, 1942).
Sartre aurait pu écrire ces phrases — plus tard. Quand il écrit La Nausée,
son premier roman, il choisit d’insister sur le mal-être que provoque la prise
de conscience de l’absurdité du monde : la nausée que ressent Roquentin, le
narrateur qui tient son journal, c’est précisément la crise existentielle
produite par ce sentiment de contingence. Seule l’œuvre d’art, figurée à la
fin du roman par un air de jazz, permettrait de dépasser ces limites et de
justifier l’existence.
Le personnage de Meursault, dans L’Étranger de Camus, ressent moins
de malaise que d’indifférence : condamné à mort pour avoir commis un
meurtre sans raison apparente, il représente l’homme absurde, enfermé dans
sa conscience opaque plus sûrement que dans sa prison. D’abord passif, il
finit toutefois par se revendiquer lui-même comme « étranger », contre la
société qui l’exclut. Comme La Nausée, L’Étranger déroute ses lecteurs en
suspendant tout jugement moral. Les deux romans rompent avec les
conventions littéraires, le premier par l’ironie et la parodie, le second par
son écriture neutre, l’un et l’autre par leur refus de l’action romanesque. La
solitude d’un anti-héros, le sentiment de l’absurde et l’impression
d’engluement dans une existence sans recours se rencontraient déjà dans les
romans de Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932) ou d’Emmanuel Bove
(Le Pressentiment, 1935). Mais Sartre et Camus vont encore plus loin dans
le renversement des valeurs. Avec Le Mur, recueil de nouvelles (1939), et
jusqu’aux pièces Huis clos et Le Malentendu de Sartre (1944), avec Le
Mythe de Sisyphe et la pièce Caligula de Camus (qui sera jouée en 1945), le
lecteur ou spectateur est en présence d’une littérature de la négation et du
désespoir qui a sa cohérence : il n’y a ni morale édifiante ni promesse
politique pour redonner sens et valeur à l’existence. Du moins peut-on
« imaginer Sisyphe heureux », comme l’écrit Camus en conclusion de son
essai. Mais c’est accepter l’absurde plus que le surmonter.
Humanisme ou marxisme ?
C’est ainsi que la réflexion philosophique sur l’existence conduit à une
définition politique de l’engagement littéraire, dans le contexte de la guerre
et de la Libération, sous l’influence de la pensée marxiste dont le
rayonnement est alors considérable. Les rapports entre l’existentialisme et
le marxisme sont toutefois difficiles : l’unité du courant existentialiste ne
résiste pas à ce compagnonnage théorique et pratique. Et c’est la troisième
étape, à partir de 1950. Le totalitarisme stalinien est de plus en plus critiqué
à gauche. Raymond Aron et Jean Paulhan avaient quitté Les Temps
modernes dès 1946. Le soutien explicite de Sartre au Parti communiste, à
partir de 1952, entraîne de nouveaux départs (Merleau-Ponty, Étiemble). La
revue se replie sur une ligne plus étroitement militante. Tandis que Sartre se
rapproche toujours davantage de la pensée marxiste, Camus montre au
contraire tout ce qui l’en sépare dans L’Homme révolté (1951), où la
critique radicale des terrorismes d’État vise notamment le système stalinien.
Le livre de Camus, qui provoque la polémique dans l’intelligentsia de
gauche, est vivement critiqué par Sartre.
La rupture n’est pas seulement circonstancielle : elle consacre des
divergences profondes entre les deux hommes. Alors que Camus est
d’abord un humaniste, habité par l’esprit de résistance, favorable à la
révolte individuelle contre toute forme d’asservissement, Sartre soumet sa
vision de l’homme à une logique supérieure de l’histoire dont le moteur est
la lutte de classes. Dans Questions de méthode, publié d’abord sous le titre
Existentialisme et marxisme (1958), Sartre reconnaîtra que l’existentialisme
est voué à se fondre dans l’anthropologie marxiste, l’indépassable
« philosophie de notre temps », donc à disparaître. Camus poursuit de son
côté une œuvre personnelle amère et pessimiste (La Chute, 1956), tandis
que Simone de Beauvoir, mettant en scène la désillusion des milieux
intellectuels de l’après-guerre dans Les Mandarins (1954), prend acte de la
fin d’une époque, celle où le dogme de l’engagement était porté par une
dynamique collective.
Hors de l’existentialisme :
au-delà de l’« engagement »
Ce déclin de l’existentialisme rend sensible à d’autres voix, celles qui
n’ont jamais accepté cette définition de l’engagement littéraire et qui
défendent à la même époque une autre idée de la littérature. C’est d’abord,
bien sûr, le cas de Breton, des surréalistes et de leurs héritiers. On comprend
que Breton, pris pour cible par les écrivains existentialistes et communistes
au lendemain de la guerre, choisisse d’opposer énergiquement « un NON
irréductible à toutes les formules disciplinaires » : « L’ignoble mot
d’“engagement”, qui a pris cours depuis la guerre » — écrit-il dans
« Seconde arche », article de 1947 repris dans La Clé des champs (1953)
—, « sue une servilité dont la poésie et l’art ont horreur ».
Gracq développe une critique plus argumentée dans son pamphlet La
Littérature à l’estomac, paru avec l’appui de Camus dans la revue
Empédocle en 1950, où il déplore la subordination de la littérature à la
philosophie : voilà « la littérature victime d’une formidable manœuvre
d’intimidation de la part du non-littéraire ». C’est aux Temps modernes qu’il
adresse ses reproches quand il évoque le « roulement de bottes lourdes » de
la métaphysique débarquant dans le territoire des lettres, l’invasion de
discours barbares, « jaspériens, husserliens, kierkeggardiens » — du nom
des philosophes tutélaires de l’existentialisme — qui dénaturent le style.
Dans une note ajoutée dans un deuxième temps, Gracq joue à sa manière
sur la notion d’engagement, pour ne pas l’exclure mais la redéfinir dans une
perspective littéraire : sa cible n’était pas, précise-t-il, « la littérature qui
s’engage », mais « une littérature de magisters » ; car la littérature, la vraie,
n’est autre qu’un « engagement irrévocable de la pensée dans la forme ».
C’est réinterpréter le mot dans un sens ouvertement anti-sartrien — et
anticiper, au seuil des années cinquante, sur l’avènement des temps
formalistes… Étiemble, ancien des Temps modernes à qui Gracq fait
allusion au passage dans La Littérature à l’estomac, joue encore sur le mot
en n’en changeant que préfixe dans le titre éloquent de son pamphlet
Littérature dégagée (1955).
Une autre voie consiste à prolonger l’exploration littéraire de l’absurde et
de la contingence, thèmes bien présents aux origines du courant
existentialiste, mais sans en déduire une morale didactique de l’engagement
— au contraire. Quand Vian met en scène avec humour dans L’Écume des
jours (1947) Jean-Sol Partre, « capable d’écrire n’importe quoi sur
n’importe quel sujet et avec quelle précision », la satire du culte
existentialiste est plus plaisante que blessante, mais le romancier montre
surtout que l’on peut faire de tout autres choix d’écriture, en plein règne de
l’existentialisme. Ionesco, dont la première « anti-pièce », La Cantatrice
chauve, est jouée en 1950, va plus loin dans la critique quand il rejette toute
soumission du théâtre à la politique et à l’idéologie au nom de l’autonomie
de l’art, espace de libre imagination. S’il expose sur la scène une situation
existentielle et une crise du langage qui mettent à nu la vérité de la
condition humaine, il refuse l’engagement qui « ampute l’homme » : « Les
Sartre sont les véritables aliénateurs de l’esprit » (« Notes sur le théâtre »,
Arts, 1960). Si l’existentialisme est cette réduction de l’existence au
politique, la représentation de l’existence mérite bien mieux que
l’existentialisme.
Enfin, une nouvelle génération de jeunes romanciers voit le jour autour
de 1950 en prenant clairement position contre l’idéalisation de la Résistance
et les impératifs de la morale sartrienne. On les appellera les Hussards, à la
suite d’un article qui leur est consacré par Bernard Frank dans Les Temps
modernes (1952). Ils remettent en cause le règne des intellectuels de gauche
sur la vie littéraire, qui ne laissait plus d’espace à des écrivains de droite
depuis 1945, et revendiquent leur parenté avec certains auteurs qui s’étaient
compromis à des degrés divers sous l’Occupation, comme Chardonne,
Morand et Céline. Ce sont principalement Jacques Laurent (Les Corps
tranquilles, 1948), Antoine Blondin (L’Europe buissonnière, 1949), Roger
Nimier (Le Hussard bleu, 1950) et Michel Déon (Je ne veux jamais
l’oublier, 1950). Cultivant la désinvolture et le non-conformisme, ils
renouent avec le romanesque stendhalien et l’énergie barrésienne. Aux
contraintes idéologiques de l’engagement sartrien, ils opposent la liberté du
plaisir et le goût du style. Ils contribuent ainsi à clore le temps des
engagements — au sens que ce mot avait pris, depuis le combat antifasciste
d’avant-guerre jusqu’aux projets révolutionnaires d’après-guerre. Aragon et
Sartre n’ont certes pas dit leur dernier mot, mais ils ne vont plus exercer
désormais le même magistère sur le monde des lettres.
Le tournant qui s’opère alors se confirme, plus encore qu’avec les
Hussards, quand Alain Robbe-Grillet fait de « l’engagement » une des
notions qu’il considère comme « périmées », dans un article de 1957.
Fondateur du Nouveau Roman, il entend tourner la page de cette ambition
sartrienne, qu’il rapproche des tentatives d’importation du « réalisme
socialiste » d’inspiration soviétique. En prétendant associer littérature et
engagement, Sartre a échoué : la littérature ne pouvait qu’y perdre. Robbe-
Grillet redéfinit alors l’engagement en des termes qui sont étonnamment
proches de ceux de Gracq : « Redonnons donc à la notion d’engagement le
seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique,
l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes
actuels de son propre langage [et] la volonté de les résoudre de l’intérieur. »
Chapitre 3
Situation des genres
1. Responsabilité du poète
L’idée d’un engagement dans la forme peut être prise au sérieux pour
caractériser les grandes tendances de la poésie au milieu du siècle, entre
1930 et 1955. Le poète est responsable de ses choix d’écriture ; il
s’implique dans une poétique personnelle, construit son propre code. Cela
n’allait pas de soi quand s’imposaient les règles d’une métrique partagée :
fidèle au vers régulier dans Charmes, Valéry ne cherchait pas, de ce point
de vue, à inventer un langage nouveau. Cela n’allait pas de soi non plus
quand l’abandon aux forces de l’inconscient diluait la responsabilité du
sujet écrivant. Le surréalisme, en refluant, laisse revenir la conscience
subjective. Mais il a légué une leçon de liberté absolue.
[…]
Dans le noir nous verrons clair, mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite.
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes !
Comme je vais t’écarteler !
Henri MICHAUX, « Contre ! », La nuit remue (1935).
Entre ces grands poètes de l’époque, il n’y a donc pas l’unité d’une
« famille d’esprit » ou d’une esthétique commune. Ce qu’ils ont du moins
en commun, c’est de mettre à l’épreuve les limites du genre. Si Aragon
défend encore « la rime en 1940 », à l’époque du Crève-Cœur, il évolue
ensuite vers des recueils beaucoup plus hétérogènes, comme Le Roman
inachevé (1956), mélange de proses, de vers libres et de vers traditionnels
dont le titre même signale l’intention de brouillage générique. Ponge écrit
des Proêmes (1948) qui tiennent de la note brute, du commentaire critique,
du journal intime — parfois du poème. Les récits de voyages imaginaires de
Michaux appliquent les formes de l’observation ethnologique à des êtres ou
peuplades inventés : nulle ressemblance, alors, avec des textes poétiques
existants ou ayant existé. Fureur et mystère de Char (1948) contient de
courts récits ou portraits qui côtoient des fragments, des phrases isolées. La
poésie de Char dialogue en outre avec les arts graphiques, comme celle de
Michaux : c’est l’art qui alors est en jeu ; peu importe l’identité de la poésie
comme telle. Aucun critère rhétorique ne permet donc de distinguer le texte
poétique, qui ne doit sa spécificité qu’à la puissance de son invention
formelle et au degré d’engagement personnel de l’auteur.
Que la poésie soit devenue « activité de l’esprit » et non plus « moyen
d’expression », pour reprendre la distinction opérée par Tzara dans un
article de 19311, c’est un acquis du surréalisme, qui a pris acte des
mutations de la modernité. Le poème moderne, écrit le critique Jean
Starobinski à propos de l’œuvre de Pierre Jean Jouve, « ne peut plus être
une pièce d’éloquence versifiée ou un chuchotement confidentiel » : la
création poétique « ne se distingue pas désormais du mouvement par lequel
la personne du poète se déprend et se transmue ». En tant qu’ensemble
générique régi par des règles communes, la poésie n’existe plus : il n’y a
plus que des poètes. Mais cela ne signifie pas que la contestation et
l’innovation radicale soient devenues la règle, et suffisent à fonder le projet
poétique. Char lui-même, dans Feuillets d’Hypnos, définit le poète comme
« conservateur des infinis visages du vivant ». Ses aphorismes disent la
tension entre « l’acquiescement » et « le refus », le geste de « retenir » et
celui de « projeter », deux attitudes poétiques contradictoires en apparence
mais tout aussi nécessaires. La responsabilité du poète est double : sa tâche
est à la fois d’affirmer et de nier, de conserver le passé et d’annoncer
l’avenir. Le Sénégalais Léopold Sédar Senghor réalise cette synthèse, au
lendemain de la guerre, dans ses poèmes qui sont à la fois cris de
protestation et célébration lyrique (Chants d’ombre, 1945 ; Hosties noires,
1948).
Refus ou « acquiescement »
Tous les poètes, cependant, ne cherchent pas l’équilibre entre ces deux
postulations. Michaux, ou Prévert, qui publie en 1945 le recueil Paroles,
sont surtout des poètes du refus, l’un par la violence et l’autre par l’ironie.
Saint-John Perse, en revanche, est surtout poète de l’acquiescement, de la
célébration du monde. Son œuvre poétique, qui avait vu le jour au début du
siècle, atteint toute son ampleur au temps de la guerre et de l’après-guerre,
scandée par un rythme qui s’accorde aux forces élémentaires (Vents, 1946).
Faire écho aux « infinis visages du vivant », c’est alors renouer avec la
tradition lyrique la plus ancienne tout en créant une langue poétique inédite,
somptueuse par son usage des analogies, des effets sonores et des cadences
rythmiques. Pour Saint-John Perse, le poète a pris la place du métaphysicien
et le « divin » réside désormais dans la poésie même. Il reconnaîtra par là,
dans son Discours de Stockholm (1960), une « exigence spirituelle »
inhérente à la poésie.
D’autres poètes orientent précisément leur « acquiescement » en direction
du divin, mais avec la conviction d’une présence qui n’est pas de ce monde.
Le travail formel sert alors une quête personnelle éclairée par la foi
religieuse, dans la lignée de Péguy et de Claudel au début du siècle : le
poète est responsable de l’usage qu’il fait de la parole devant les hommes et
devant Dieu. Cette veine poétique est largement représentée au milieu du
siècle, comme en réponse aux tragédies de l’histoire. Elle est illustrée par
l’œuvre de Patrice de La Tour du Pin, où la quête mystique s’élève au
mythe et la poésie à une « théopoésie » (La Quête de la joie, 1933) ; par les
textes de Pierre Emmanuel, poète de la Résistance, attaché à la figure du
Christ comme à celle d’Orphée, qui déploie une « épopée spirituelle de
l’histoire humaine » dans Babel (1951) ; par la poésie de Marie Noël, qui
aborde les réalités les plus simples sous l’éclairage d’une foi fervente
(Chants et psaumes d’automne, 1945) ; par celle de Jean Grosjean, qui
puise son inspiration dans l’Ancien Testament pour écrire Hypostases
(1950)…
Pierre Jean Jouve, converti au catholicisme en 1925, renie alors son
œuvre antérieure ; mais s’il voit dans la poésie « un véhicule intérieur de
l’amour », il n’ignore pas les abîmes de l’inconscient, qui hantent sa quête
métaphysique (Sueur de sang, 1933). La spiritualité n’est pas un refuge hors
de l’humanité, une religiosité coupée du monde. La dimension spirituelle
coexiste avec l’humour et la fantaisie chez Norge (Les Râpes, 1949), les
changements de rythme et de ton chez Jean-Paul de Dadelsen (Jonas, 1962,
posth.), la perception du quotidien et les sentiments intimes chez René Guy
Cadou (Hélène ou le Règne végétal, 1944-51). Cadou a par ailleurs
participé à l’école de Rochefort (avec Jean Follain, Maurice Fombeure, Luc
Bérimont…), qui a tenté de faire vivre pendant la guerre une poésie de la
simplicité et de la fraternité. Tous ces poètes « s’engagent » dans des
« formes » diverses. Beaucoup s’inspirent des Écritures, comme le faisait
Claudel. Leur sentiment religieux, loin de les détourner du réel, aiguise leur
regard sur l’existence et sur l’histoire.
Le lyrisme de l’acquiescement poétique peut toutefois ouvrir sur
l’universel sans postuler de transcendance, à hauteur d’homme. Les
« visages du vivant », ce sont aussi ceux de l’amour humain et du monde
naturel. Le poète « conserve » cette responsabilité de chanter l’amour et de
pleurer la mort, ou de célébrer le sentiment cosmique, l’union avec les
éléments. Le lyrisme reste discret dans la poésie de Supervielle, qui
poursuit à l’écart des courants et des modes une œuvre sensible à la beauté
et à l’étrangeté du monde naturel, des lieux et des choses (Oublieuse
mémoire, 1949). Eluard, reconnu comme poète de la Résistance, a su au
contraire épouser le mouvement de l’histoire. Mais sa voix lyrique garde
des accents singuliers, une fraîcheur et une justesse dans l’expression des
sensations, que les impératifs de l’engagement n’auront pas altérés (Poésie
ininterrompue, 1946-52). Les poèmes écrits après la mort soudaine de sa
femme Nusch sont de l’émotion pure (Le temps déborde, 1947). L’œuvre
poétique d’Aragon, de même, ne saurait être réduite à sa visée militante.
Passée comme celle d’Eluard du temps des refus à celui de
l’acquiescement, irradiée par l’amour du poète pour Elsa, la compagne et la
muse, elle lie l’amour humain à une espérance poétique et politique qui le
dépasse (Les Yeux d’Elsa, 1942).
De nouveaux langages
La responsabilité du poète peut-elle encore s’engager dans l’invention de
nouvelles formes d’écriture ? Dans les années quarante, Eluard et Aragon
ont délaissé depuis longtemps la pratique des expérimentations dadaïstes.
L’appel aux ressources ludiques de la langue tend à s’estomper chez les
surréalistes, anciens ou actuels. André Breton reconnaît qu’il enfreint ses
principes en renonçant à l’écriture automatique quand il écrit l’Ode à
Charles Fourier (publiée en 1947), éloge poétique du penseur socialiste en
même temps que méditation sur le temps présent. Isidore Isou, l’inventeur
du « lettrisme », tente bien de réactiver l’esprit des avant-gardes dans son
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947). Mais
en faisant de la lettre le matériau poétique de base, hors de tout processus
linguistique de signification, il ampute la poésie d’une dimension
essentielle.
L’invention verbale et les fantaisies du langage s’observent surtout à
présent chez des auteurs qui sont parfois passés par le surréalisme mais
chez qui le travail sur les mots est concerté, non « automatique » : Jean
Tardieu, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Francis Ponge…
L’« engagement dans la forme » est leur loi. Ces poètes ont déjà écrit et
publié avant la guerre, mais se font surtout connaître après la Libération.
Tardieu s’est intéressé aux limites du langage poétique en étudiant ses
rapports avec la musique et avec la peinture. En 1951 il publie Monsieur
Monsieur, « poèmes humoristiques » en forme de dialogues parodiques,
puis Un mot pour un autre, qui déconstruit le discours conversationnel.
Prévert vient du surréalisme, et du cinéma. Ses poèmes sont écrits pour être
dits, chantés, ou vus comme « spectacle » (titre de son recueil de 1951). Les
textes de Paroles connaissent un grand succès populaire au lendemain de la
Libération. Souvent satiriques, ils prennent pour cibles la société
bourgeoise, l’armée et la religion, ainsi qu’une conception sacralisante de la
poésie. L’irrévérence passe par les effets de surprise et par les jeux de mots.
Queneau doit peut-être aussi son sens de l’humour à sa jeunesse
surréaliste. Mais il en use avec science et rigueur dans son autobiographie
poétique (Chêne et chien, « roman en vers », 1937), dans ses poèmes de
L’Instant fatal (« Si tu t’imagines », 1946), dans l’exposé poétique des
savoirs de la Petite Cosmogonie portative (1950) et dans les variations
formelles de ses célèbres Exercices de style (1947). Son « Art poétique » de
L’Instant fatal s’en prend au fondement de la langue écrite, l’orthographe
— « ça a toujours kekchose d’extrême / un poème » —, en accord avec une
démarche critique qu’il théorise à la même époque dans Bâtons, chiffres et
lettres (1950). Mais c’est Ponge qui va le plus loin pour se défaire
méthodiquement des illusions du lyrisme et des anciens cadres rhétoriques.
Les « paroles toutes faites » nous étouffent. Il importe donc de « résister
aux paroles », et d’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre
rhétorique » (Proêmes). Telle est la tâche du poète. Si Ponge joue avec les
mots dans Le Parti pris des choses (1942), c’est pour un jeu très sérieux où
la rigueur formelle et la précision descriptive permettent de donner la parole
aux « choses muettes ». « Plus de sonnets, d’odes, d’épigrammes », dira-t-
il ; plutôt des « définitions-descriptions » exigeant un travail minutieux, qui
s’ajustent aux objets du quotidien — le pain, l’huître, le cageot, la bougie…
— et renouvellent ainsi le regard porté sur le réel en même temps que la
fonction de la poésie.
Cette exigence formelle rappelle la poétique de Mallarmé et de Valéry,
quand Eluard et Aragon perpétuent au contraire l’ambition rimbaldienne (et
surréaliste) de « changer la vie », et, plus largement, une tradition
romantique du lyrisme amoureux et de l’engagement dans la cité. La mort
d’Eluard en 1952, suivie du désenchantement d’Aragon qui reconnaît les
« blessures de l’utopie » dans Le Roman inachevé (1956), marque la fin
d’une figure sociale du poète qui était encore romantique — reconnue par le
plus grand nombre, présente sur la place publique. En 1953 paraît Du
mouvement et de l’immobilité de Douve, premier grand recueil d’Yves
Bonnefoy, qui a rompu avec le surréalisme en 1947 pour revenir au « lieu »,
aux « choses simples », à la « réalité ». La poésie connaît alors un tournant
moins fracassant que le roman, mais non moins important en profondeur.
2. Le roman, l’existence et
l’histoire
Autour de 1930, le roman revient à la conscience de l’histoire, à la
morale de l’action, à la réflexion sociale et politique. Après une période où
le genre était dominé par l’analyse psychologique, la poétique de la rêverie
et les recherches formelles, c’est la condition même de l’homme dans le
monde et dans la société qui devient l’horizon des romanciers. Dans son
pamphlet Mort de la pensée bourgeoise (1929), Emmanuel Berl reproche au
roman psychologique du début du siècle de conforter l’ordre bourgeois, que
la littérature devrait au contraire mettre en question. Mais il repère un
tournant positif dans l’œuvre de Malraux, qui a publié Les Conquérants en
1927. C’est à ses yeux l’annonce d’un nouveau type de roman, qui refuse
l’ordre établi et pose les seules questions légitimes, celles de la place de
l’homme dans le monde et du sens de la vie. De fait, c’est dans cette voie
que s’engage le roman français à partir des années trente, sous la conduite
d’une génération de romanciers qui ont vécu la Première Guerre mondiale
et en mesurent les conséquences. On peut distinguer deux grandes
tendances : la première concerne le poids de l’histoire et les rapports de
l’individu avec la société, la seconde le sens de l’existence d’un point de
vue moral et métaphysique. Les deux problématiques, politique et
métaphysique, sont évidemment liées, comme on le voit chez Malraux : ce
sont les tragédies de l’histoire qui conduisent à s’interroger en termes
nouveaux sur l’« essence » de l’homme et sur les abîmes du cœur humain.
Et ces enjeux socio-historiques d’une part, moraux et existentiels d’autre
part, n’effacent pas pour autant les enjeux esthétiques : mettre la « condition
humaine » au centre du roman, c’est nécessairement réfléchir aux formes de
sa représentation. Pour Malraux comme pour Sartre ou Giono, les
techniques romanesques se renouvellent notamment sous l’influence du
roman américain et du cinéma.
Enjeux existentiels
Les enjeux socio-historiques mènent donc à des enjeux existentiels. C’est
ainsi que, chez Malraux comme chez Céline, le destin des personnages est à
la fois inscrit dans l’histoire immédiate et représentatif de la « condition
humaine » en général. Mais alors que Malraux, comme Saint-Exupéry,
comme Giono aussi dans une certaine mesure, croit aux possibilités de
l’action et aux valeurs héroïques qui justifient l’existence, Céline montre
une humanité perdue dans la « nuit » d’un non-sens universel. Malraux a
imaginé dans Les Conquérants (1928) et La Voie royale (1932), dont
l’action se déroule déjà en Extrême-Orient, des héros qui échouaient dans
leurs initiatives révolutionnaires mais qui donnaient l’exemple du
dépassement de soi. Il va plus loin dans La Condition humaine (1933) et
dans L’Espoir (1937), qui montrent la grandeur de l’homme jusque dans la
défaite. La tentative d’insurrection révolutionnaire à Shanghai en 1927 et
les débuts de la guerre d’Espagne en 1936-37 déterminent le contexte dans
lequel des individus s’engagent dans l’action collective et y risquent leur
vie. Malraux renoue par là avec le genre épique. Les deux romans sont
construits en séquences fragmentées, à peine liées entre elles. Le lecteur suit
ainsi le rythme des combats, ressent la tension des événements. Les
personnages représentent les différents choix possibles face à une situation
donnée. Les dialogues les font vivre, et les font débattre : les points de vue
des personnages divergent, et le roman relaie ces idées — mais sans se
réduire à un « roman à thèse », didactique et univoque. La communication
entre les êtres semble impossible, et cette solitude renvoie l’homme à sa
contingence. Là réside pour Malraux le tragique de la condition humaine.
Des issues sont toutefois suggérées, celle de la fraternité dans l’action
surtout, celle de l’accomplissement par l’œuvre d’art aussi — plus
discrètement. Après L’Espoir, Malraux écrira encore un roman, Les Noyers
de l’Altenburg (1943). Mais ses grandes œuvres d’après-guerre, ce sont les
écrits sur l’art et les textes autobiographiques.
Même s’il insiste dans L’Espoir sur les nécessités pragmatiques de
l’organisation politique plus que sur l’éthique de l’engagement personnel,
Malraux montre toujours la possibilité de l’héroïsme humain au cœur des
luttes de l’époque. Ces valeurs héroïques sont aussi présentes dans les
romans de Saint-Exupéry, où l’aventure de l’aéropostale conduit l’homme à
s’interroger sur sa place dans l’univers (Vol de nuit, 1931 ; Terre des
hommes, 1939). Et on les rencontre chez Giono, dans un contexte tout
différent. Les succès de Colline (1929) et de Regain (1930) ont fait
connaître Giono comme romancier d’une paysannerie mythique, bien loin
de l’actualité politique et des réalités du monde moderne. Comme chez
Charles-Ferdinand Ramuz (La Grand Peur dans la montagne, 1926), c’est
face aux menaces de la nature que l’homme prend conscience de sa
condition et qu’il est amené à se transcender. Les héros du Chant du monde
(1934), de Que ma joie demeure (1935) et de Batailles dans la montagne
(1937) sont des êtres d’exception, autant de figures du poète démiurge et
thaumaturge. Mais Giono, s’il refuse tout réalisme romanesque, n’ignore
pas l’histoire contemporaine. Traumatisé par la guerre de 1914-1918 qu’il a
vécue et dont il évoque les ravages dans Le Grand Troupeau (1931), il
participe à la lutte antifasciste aux côtés de Gide et de Malraux dans les
années trente, et défend un pacifisme viscéral. L’action de Bobi dans Que
ma joie demeure représente l’espoir de « changer la vie » au niveau d’une
communauté paysanne — utopie sociale que Giono tente de faire vivre
encore dans les rassemblements du Contadour à la veille de la guerre. Il
importe en effet à ses yeux de renouer le lien entre l’homme et la terre : la
condition humaine est d’abord une condition naturelle. Après la guerre, il
s’éloigne toutefois de ces certitudes : dans Un roi sans divertissement
(1947), roman au titre pascalien, le héros finit par se tuer, seule issue à
l’ennui qui ronge l’existence ; dans Le Hussard sur le toit (1951), le
personnage d’Angelo incarne une morale héroïque romanesque qui
appartient à des temps révolus. Le monde moderne implique « la fin des
héros ».
Céline appartient avec Malraux et Giono à la « grande génération » des
romanciers des années trente2. La publication de Voyage au bout de la nuit,
en 1932, marque en effet une date dans l’histoire du genre. Ce roman est à
la fois le récit d’une descente aux enfers de la société moderne, une
méditation désabusée sur la noirceur du cœur humain et le non-sens de
l’existence, et un monologue ininterrompu rythmé par un style qui confère à
l’écrit le relief, les couleurs et la familiarité de la langue orale. Car c’est le
personnage central, Bardamu, qui raconte son parcours, une odyssée
négative jusqu’au bout de la « nuit » de la condition humaine. Le récit est
ainsi tout entier transformé en discours, laissant entendre une voix vivante,
tour à tour étonnée ou accusatrice, drôle ou désespérée. Anti-héros, c’est en
subissant les événements que Bardamu découvre l’absurdité de la guerre,
les méfaits du système colonial, la déshumanisation de la société
industrielle, la misère humaine des banlieues.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi
deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec
casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants,
tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les
sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout
détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que
les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus
enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le
concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
Louis-Ferdinand CÉLINE, Voyage au bout de la nuit (1932).
LA VOIX. — […] Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se
déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel.
Jean COCTEAU, La Machine infernale, I (1934).
L’intérêt de telles pièces n’est pas dans les péripéties du drame ou dans
les surprises du dénouement, mais dans l’attitude des personnages devant
leur destin. Le mythe libère le dramaturge de l’obligation de vraisemblance
et conduit à styliser les personnages : il rend ainsi possible une
« distanciation » avant la lettre, selon le critique Pierre Albouy5, en donnant
toute la place à une pensée dynamique, qui se nourrit des confrontations
d’idées — sur la justice, la guerre, la liberté et la fatalité… C’est retrouver
sur la scène le tragique de la « condition humaine », qui est pendant cette
période au cœur des préoccupations.
Anouilh a écrit une Eurydice, qui modernise et humanise le mythe grec
(1941), comme l’avait fait Cocteau dans Orphée (1927). Antigone est sa
pièce la plus connue : jouée pendant l’Occupation, elle pouvait être
interprétée comme une idéalisation de la Résistance, représentée par la pure
Antigone, contre les compromis du pouvoir en place, incarnés par Créon.
Mais Anouilh n’a rien d’un auteur engagé, et son œuvre est infiniment plus
vaste et plus nuancée. Il l’a lui-même classée par registres : il y a les
« pièces roses », légères et divertissantes, et les « pièces noires », graves et
tragiques. Parmi les premières, Le Bal des voleurs (1938), l’un de ses
premiers succès ; parmi les pièces noires, outre Antigone et Eurydice, Le
Voyageur sans bagages (1937), une histoire d’amnésie. Suivront des pièces
« brillantes » (La Répétition ou l’Amour puni, 1950), « grinçantes » (La
Valse des toréadors, 1952), « costumées » (L’Alouette, 1953)… Grâce à sa
maîtrise de l’écriture dramatique, à son sens de la parodie et aux libertés
qu’il prend avec la psychologie réaliste, Anouilh peut réinventer le
vaudeville autant que mettre à nu les mensonges de la famille et de la
société. La vision du monde qui en ressort est nettement plus « noire » ou
« grinçante » que « rose », sensible au tragique de l’existence. Ce théâtre
paraîtra dépassé à partir de la révolution théâtrale des années cinquante,
mais son apport ne doit pas être sous-estimé.
L’écriture de soi
Ce sont d’abord les écrits intimes, ceux par lesquels l’écrivain dévoile ou
interroge la vérité de son moi. Gide, le « contemporain capital » de l’entre-
deux-guerres (selon le mot du critique André Rouveyre), montre l’exemple.
Après son autobiographie, Si le grain ne meurt (1924), il publie son Journal
en feuilleton dans la NRF à partir de 1930, avant de le publier en volumes
(1939 et 1950). Green aussi tient un Journal, à la fois méditation spirituelle
et témoignage sur l’époque, qu’il publie à partir de 1938 et qu’il poursuivra
jusqu’à sa mort en 1998. Cette pratique de l’observation de soi au jour le
jour est à la mode dans les années trente : l’usage qu’en fait le roman le
confirme, avec les journaux fictifs de Bernanos (Journal d’un curé de
campagne) et de Sartre (La Nausée), hommages que l’invention rend à la
vérité.
Le récit autobiographique se distingue du journal intime : rétrospectif, il
vise généralement une forme de synthèse dans la compréhension du moi.
Cela n’interdit pas la reconstruction poétique, comme on le voit dans Jean
le Bleu de Giono (1932), où l’objectif de l’auteur est de faire non le compte-
rendu de sa vie réelle mais la genèse de sa sensibilité. Michel Leiris écrit
son autobiographie dans L’Âge d’homme (1935). Mais ce n’est pas pour lui
une activité anodine, vainement « esthétique » : en se montrant tel qu’il est,
l’écrivain s’expose et prend des risques. Leiris revient sur L’Âge d’homme
dix ans après, dans Les Temps modernes, pour justifier l’entreprise.
L’écriture autobiographique n’est légitime que si elle peut être comparée à
un exercice de tauromachie : l’auteur doit s’y « engager » tout entier ; c’est
ainsi qu’il rejoint un engagement politique.
Il resterait […] cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui
qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par
conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la
transcrire sur le papier, soit toujours vérité. Il resterait qu’il lui faut, se situant sur le plan
intellectuel ou passionnel, apporter des pièces à conviction au procès de notre actuel
système de valeurs et peser, de tout le poids dont il est si souvent oppressé, dans le
sens de l’affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à
son affranchissement particulier.
Michel LEIRIS, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1946).
Le temps de l’essai
Le grand genre de la prose non fictionnelle, c’est l’essai, qui permet de
s’exprimer sur les sujets les plus divers, et qui requiert d’autant plus de la
part d’un écrivain l’« engagement dans la forme » et le travail du style que
rien ne le distingue en apparence de la prose non littéraire. On a pu dire que
le XXe siècle était « le temps de l’essai8 ». Le milieu du siècle est
particulièrement exemplaire, de Valéry à Sartre, ces deux grands essayistes.
Chacun d’eux rassemble en une série de volumes, Variété pour Valéry
(1924-44), Situations pour Sartre (1947-76), des articles qui font autorité.
Dominé par ces deux personnalités, le genre connaît alors toute la gamme
des tons et des registres, et aborde un large éventail de thèmes de réflexion.
Il y a d’abord l’essai critique, qui porte sur la littérature, ou sur la critique
elle-même — par cette démarche réflexive qui se répand en un siècle où la
notion même de littérature est en question. Les plus grands écrivains du
début du siècle, Proust et Gide, étaient aussi des critiques. À la NRF, Albert
Thibaudet a imposé progressivement un modèle d’essai critique fait d’un
habile dosage de typologie savante, de culture humaniste et d’humeur
personnelle, avec ses Réflexions sur la littérature, régulièrement publiées
dans la revue jusqu’à sa mort en 1936. Dans Physiologie de la critique
(1930), il précise son rôle de « liseur » et montre comment la critique
moderne, s’éloignant du déterminisme du XIXe siècle, est devenue plus
attentive à la singularité de l’œuvre. Dans ses articles de Variété, Valéry
donne une définition de la « poétique » centrée sur le langage qui est une
autre façon de dépasser l’histoire littéraire dans l’approche des textes :
Roman Jakobson et les structuralistes le reconnaîtront comme un
précurseur. Plus polémique, Jean Paulhan, qui dirige la NRF, y publie Les
Fleurs de Tarbes en 1936 ; sous-titré La Terreur dans les Lettres, l’essai
dénonce le « terrorisme » qu’exercent les écrivains et critiques modernes
contre la « rhétorique » et les lieux communs, par idéalisation systématique
de la rupture et de la nouveauté.
Vers la même époque, loin de tout « terrorisme » et de toute polémique,
une nouvelle sensibilité critique voit le jour dans les essais d’Albert Béguin
(L’Âme romantique et le rêve, 1937) et de Gaston Bachelard (La
Psychanalyse du feu, 1938 ; L’Eau et les rêves, 1942), qui situent dans la
rêverie et l’imagination la source de toute poésie. La future « critique
thématique » trouve là ses origines. À partir de 1938, Sartre publie des
articles pénétrants et remarqués sur Faulkner, Mauriac, Sarraute, Ponge, et
bien d’autres écrivains qu’il fait découvrir ou redécouvrir. Suivront ses
ouvrages importants sur Baudelaire (Baudelaire, 1947) et Genet (Saint
Genet, comédien et martyr, 1952), illustrations d’une méthode qui tente la
synthèse entre existentialisme et psychanalyse. Contemporain de Sartre,
Blanchot commence aussi par des recueils d’articles (Faux Pas, 1943). Il
donne dans La Part du feu (1949) sa vision de la littérature, conçue comme
expérience de la mort et de la négation. Les écrivains essayistes se tournent
par ailleurs vers les autres arts, et surtout la peinture, avec la même liberté :
Valéry dans Degas danse dessin (1936) , Claudel dans L’Œil écoute (1946),
Malraux dans Les Voix du silence (1951). Le tournant des années cinquante,
avec l’essor des sciences humaines, modifiera les orientations dominantes
de l’essai dans le domaine littéraire et esthétique : la méthode l’emportera
sur le goût personnel, la rigueur d’analyse sur la liberté de jugement.
Autre domaine de l’essai, celui des questions de société et de civilisation.
Là encore, Valéry fait référence, avec ses Regards sur le monde actuel
(1931). Mais le temps des engagements entraîne un ton plus violent, et
l’essai tourne souvent au pamphlet. À la suite d’Emmanuel Berl (Mort de la
pensée bourgeoise, 1929), Nizan dénonce la nature mystificatrice de la
littérature bourgeoise dans Les Chiens de garde (1932). C’est l’époque du
Second Manifeste du surréalisme de Breton (1930), pamphlet autant
qu’essai, des Grands Cimetières sous la lune de Bernanos (1938), grand
essai polémique — même si l’auteur récuse l’épithète —, des pamphlets de
Céline (Bagatelles pour un massacre, 1937). C’est aussi l’époque où Giono,
dans Le Poids du ciel, décrit comme une même mécanique monstrueuse le
fonctionnement des dictatures nazie, fasciste et stalinienne, et où André
Suarès, d’une lucidité aiguë sur la barbarie nazie, prophétise en termes
véhéments les catastrophes à venir (Vues sur l’Europe, 1936). Après la
guerre, les écrivains qui ne sont pas liés aux Temps modernes ne choisissent
plus guère la forme de l’essai pour prendre position dans le débat public.
Mauriac commence en 1952 à tenir son Bloc-notes à La Table ronde : c’est
dans ce feuilleton intellectuel d’un nouveau genre qu’il commente
désormais l’actualité. Les grands essais consacrés à des questions sociales
viennent de la sphère existentialiste, comme Le Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir (1949). Mais il arrive que la veine polémique retrouve de la
vigueur, par exemple dans le Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent (1952),
pamphlet anti-existentialiste qui compare Jean-Paul Sartre à Paul Bourget.
Un troisième type d’essai s’oriente vers la pensée morale, philosophique
ou métaphysique. Là se situe l’œuvre de Simone Weil, philosophe d’une
haute exigence éthique et spirituelle, engagée dans son temps — depuis le
choix du travail en usine jusqu’à son activité pour la France libre à Londres
—, mais qui s’élève au-dessus de l’actualité immédiate pour livrer sa
méditation sur la condition de l’homme dans La Pesanteur et la Grâce
(anthologie de textes écrits entre 1940 et 1942) et L’Enracinement (écrit en
1943). On pense aussi à Cioran, auteur d’essais superbement écrits dont le
pessimisme moral sonne le glas de toutes les illusions (Précis de
décomposition, 1949). Lui aussi est autant un écrivain qu’un philosophe.
Mais il est vrai que l’existentialisme a habitué les contemporains à
l’effacement de cette distinction. Le Mythe de Sisyphe (1942) et L’Homme
révolté (1951) de Camus sont à la fois des essais philosophiques et des
textes littéraires. Plus encore que Camus, Sartre cherche à être reconnu
comme le maître du genre. Être l’essayiste de référence, à la croisée de la
pensée et de la création, artiste du style et maître à penser, ce serait assumer
à lui seul l’héritage de Valéry et de Gide, prendre le relais de la NRF
d’avant-guerre — donc régner sans partage sur le champ littéraire et
intellectuel de son temps.
C’est ce qui explique la polémique qui l’oppose à Georges Bataille, cet
autre intellectuel critique qui pourrait le concurrencer. Dans un article des
Cahiers du Sud (1943), « Un nouveau mystique », Sartre est sévère pour
L’Expérience intérieure, le dernier essai de Bataille paru la même année.
Déjà réservé vis-à-vis des penchants mystiques et dionysiaques du Collège
de sociologie, créé par Bataille et Caillois avant la guerre, il voit dans ce
nouveau livre de Bataille un « essai-martyre », un « mélange des preuves et
du drame » où l’émotion et l’irrationnel court-circuitent l’argumentation :
l’essayiste s’y met en scène sans convaincre. Pour Sartre, le livre de
Bataille est révélateur d’une « crise de l’essai ». En définissant le contre-
modèle de l’essai, tel que l’illustre Bataille, Sartre peut se réapproprier le
genre et en redéfinir la cohérence intellectuelle, le sérieux philosophique et
l’exigence stylistique. De fait, Il va bientôt assurer ce magistère et couvrir
tout le champ de l’essai — critique littéraire, pensée philosophique,
engagement politique —, mais en suivant un modèle rationnel du genre qui
préfère les « preuves » aux « drames ». Un autre modèle succédera au
modèle sartrien de l’essai au cours des années cinquante, notamment avec
Roland Barthes, quand s’achèvera le temps des engagements.
Notes
1. Tristan Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 3-4, déc. 1931, rééd. dans
Grains et issues, Paris, GF-Flammarion, 1981.
2. Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Henri Godard qui traite de ces trois auteurs et de quelques autres, Une grande génération
(Paris, Gallimard, 2003).
3. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté » (1939), Situations I, Paris, Gallimard, 1947, rééd. coll. « Folio Essais »,
1993, p. 42 et 52. Sartre emprunte la distinction entre roman et récit au critique Ramon Fernandez. Alors que le récit « se fait au
passé », le roman « se déroule au présent, comme la vie » : « Dans le roman, les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque
À
est libre » (« À propos de John Dos Passos et de 1919, Situations I, ibid., p. 15-16). Sartre reconnaîtra plus tard que sa critique de
Mauriac était excessive, puisque de toute façon, en matière de roman, « toutes les méthodes sont des truquages » (L’Express, 3
mars 1960).
4. Jean Giraudoux, « L’auteur au théâtre », Littérature, Paris, Grasset, 1941, rééd. coll. « Folio Essais », 1994, p. 209.
5. Le mot est de Brecht : il ne se répandra qu’après la guerre en France. Mais Pierre Albouy voit déjà dans ces usages modernes du
mythe les ressorts d’une « distanciation » qui éveille l’esprit du spectateur en suspendant l’illusion mimétique (Mythes et
mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1969, p. 127-128).
6. Sartre reconnaît qu’il n’a rien compris au théâtre de Brecht quand il a vu L’Opéra de quat’ sous avant la guerre (« L’auteur,
l’œuvre et le public », L’Express, 17 septembre 1959, repris dans Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973, rééd. coll.
« Folio Essais », 1992, p. 108). Roland Barthes rappelle par ailleurs que « la petite histoire de Brecht en France » a commencé
discrètement en 1947, mais a véritablement franchi une étape décisive en 1954-1955, avec la venue à Paris du Berliner Ensemble
(« Brecht “traduit” », Théâtre populaire, mars 1957, rééd. dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Seuil, 1993, p. 730).
7. Geneviève Serreau, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966.
8. Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2006.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1955
« Temps modernes » et livre
de poche
Le paysage éditorial
La bipolarisation n’affecte cependant pas tous les secteurs du champ
littéraire. Alors que les jeunes Éditions de Minuit, nées pendant la guerre,
s’identifient aux avant-gardes en publiant Beckett et les Nouveaux
Romanciers, les grands éditeurs restent généralistes et proposent un
catalogue ouvert et éclectique. Gallimard domine la concurrence, en
publiant Sartre, Camus, Genet, mais aussi Céline, Giono, Gary,
Montherlant, Marcel Aymé… La prestigieuse « Bibliothèque de la
Pléiade », dirigée par Jacques Schiffrin, fait autorité. Ce qui n’empêche pas
Gallimard de remporter huit fois le prix Goncourt en dix ans de 1949 à
1958. Plon, Julliard, Fayard, Albin Michel, Stock, Flammarion et Grasset
viennent au second plan sur le marché d’une littérature de qualité destinée à
une grande diffusion. Plon réalise de belles ventes avec les romans d’Henri
Troyat (Les Semailles et les moissons, cinq volumes, 1953-1958). Julliard
découvre la jeune Françoise Mallet-Joris en 1951 (Le Rempart des
béguines) et la non moins jeune Françoise Sagan en 1954 (Bonjour
tristesse), satisfait de publier ces deux best-sellers à parfum de scandale.
Grasset, condamné pour collaboration après la guerre et dont l’audience a
beaucoup décliné, renoue toutefois avec le succès en publiant notamment
Hervé Bazin (Vipère au poing, 1948). La maison trouve ensuite un nouveau
souffle sous la direction de Bernard Privat, qui crée la collection « Ce que je
crois » en 1952 et lance de nouveaux auteurs comme Christiane Rochefort
(Le Repos du guerrier, 1958) ou Edmonde Charles-Roux (Oublier Palerme,
prix Goncourt 1966). Mais entre-temps, Grasset est devenu une filiale du
groupe Hachette, et Stock connaîtra le même sort : les lois de la
concurrence capitaliste imposent des concentrations, jusque dans
l’économie du livre.
Les apports les plus neufs dans l’édition littéraire au milieu du siècle,
Minuit mis à part, viennent de José Corti, installé rue de Médicis depuis
1937, éditeur de Gracq et de Bachelard, plus tard de représentants de la
Nouvelle Critique, qui cultive la qualité rare et secrète, à l’écart des grands
circuits commerciaux de diffusion, — et surtout des Éditions du Seuil,
créées en 1935. Celles-ci publient désormais la revue Esprit et lancent une
collection sous le même titre. Proches du personnalisme chrétien, elles
évoluent vers les avant-gardes sous l’impulsion de Jean Cayrol, leur
directeur littéraire, en publiant Barthes (Le Degré zéro de l’écriture, 1953)
et Sollers (Une curieuse solitude, 1958) à leurs débuts, puis la revue Tel
Quel. Tout en s’assurant de grands succès populaires, par exemple avec la
traduction des Don Camillo dans les années cinquante, elles jouent un rôle
majeur à la croisée du renouvellement de la pensée chrétienne et de la
promotion des sciences humaines en plein essor.
La littérature en soupçon :
le temps de l’écriture
(1955-1980)
Chapitre 1
Ruptures et innovations à l’ère
du soupçon
1. Le Nouveau Roman : l’écriture
contre la littérature
Dans Le Degré zéro de l’écriture, en 1953, Barthes prend nettement ses
distances avec la pensée de Sartre en soulignant l’importance du langage
pour l’écrivain. Pour Barthes, c’est par le choix de telle ou telle « écriture »,
parmi la diversité des écritures possibles, que l’écrivain s’affirme et
s’individualise. Ce choix est une manière de prendre position dans le champ
social. C’est donc au cœur des formes que se joue l’« engagement ».
L’écrivain « s’engage » dans et par son écriture, qui est une « morale de la
forme », un « acte de solidarité historique ». Tel est le point de départ d’une
dynamique d’ensemble qui va conduire à substituer la notion d’« écriture »
à celle d’« engagement » comme mot-clé de la modernité littéraire dans les
années cinquante.
« Du réalisme à la réalité »
Alors qu’il s’affirme comme la nouvelle avant-garde et proclame son
ambition de rompre avec la tradition, le Nouveau Roman a son panthéon de
grands auteurs. Le paradoxe n’est qu’apparent : le surréalisme, lui aussi,
réécrivait l’histoire de la littérature pour se reconnaître des « ancêtres ». Le
nouveau groupe littéraire a besoin, par souci d’autolégitimation, de
s’inscrire dans une série de noms qui dessine le mouvement de l’histoire
selon une vision téléologique et progressiste de la littérature : c’est le propre
des temps « modernes ». Nathalie Sarraute se situe ainsi dans la lignée du
roman critique, antiréaliste, qui va de Proust (la Recherche) et Gide
(Paludes) à Sartre (La Nausée) et Céline (Voyage au bout de la nuit). Elle
rend hommage à Kafka, à Joyce, à Virginia Woolf et aux romanciers
américains qui ont montré « quelles régions encore inexplorées pourraient
s’ouvrir à l’écrivain » — pour peu que ce dernier veuille bien se débarrasser
da la narration omnisciente et d’une psychologie essentialiste des
« caractères ». Pour Robbe-Grillet aussi, Ulysse de Joyce, Le Château de
Kafka et Le Bruit et la fureur de Faulkner ont ouvert la voie. Quant au
roman français, il s’est progressivement libéré de son « innocence » par
étapes successives, d’abord avec Flaubert, plus encore avec Proust, mieux
encore avec Beckett. Gide est loué pour avoir inventé le roman
« spéculaire », qui réfléchit sur ses conditions de possibilité — en
particulier par le procédé de la « mise en abyme », dont les Nouveaux
Romanciers feront grand usage. La Nausée et L’Étranger restent des
modèles de référence : leur refus de la psychologie réaliste, antérieur à la
conversion de leurs auteurs à l’engagement, est exemplaire. Sarraute a
publié ses premiers articles dans Les Temps modernes, et Robbe-Grillet
reconnaît ce qu’il doit à Sartre. Le Nouveau Roman n’est pas si nouveau.
Ces romanciers n’opposent pas un pur formalisme aux pensées de
l’existence. L’écriture est pour eux un mode de connaissance : le travail sur
le langage doit permettre d’élucider les zones obscures de l’être. Si le
Nouveau Roman rejette le réalisme, c’est comme Proust avant lui pour
mieux accéder à la réalité, non pour s’en détourner. En cherchant à
reproduire les mouvements souterrains de la conscience qui commandent
les comportements, autrement dit les « sous-conversations », Sarraute
propose en somme une mimésis de la conscience. Butor se veut lui aussi
plus fidèle qu’un romancier réaliste à la réalité d’une prise de conscience
quand il cherche à la restituer, dans La Modification, par un récit à la
deuxième personne. Simon mime les processus de la mémoire, dans La
Route des Flandres (1960), par les brouillages temporels et les incertitudes
identitaires : il n’occulte pas la réalité de la guerre, mais cherche au
contraire à se défaire des facilités et des conventions pour mieux en décrire
la nature et les effets.
[…] ce qui ne l’empêchait pas de se tenir toujours droit et raide sur sa selle aussi droit et
aussi raide que s’il avait été en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non pas
en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt désastre au milieu de cette espèce de
décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier
et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que
peut s’en faire l’esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que
depuis dix jours nous n’avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de
se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien […]
Claude SIMON, La Route des Flandres (1960).
Farces tragiques
À propos de cette révolution de l’art dramatique, on a parlé d’un « retour
du tragique » (titre d’un livre de Jean-Marie Domenach, paru en 1967).
Chez Ionesco et Beckett en particulier, les personnages se débattent avec
des forces écrasantes, mais que l’on ne peut même plus nommer, comme les
dieux des tragédies antiques, ni davantage comprendre, comme les
déterminations de la société et de l’histoire. Le tragique n’a plus de cause
transcendante, supra-humaine, ni d’explication immanente, psychologique
ou sociologique. Le roi à l’agonie chez Ionesco (Le Roi se meurt, 1963),
Winnie enterrée vive qui soliloque chez Beckett (Oh les beaux jours, 1963),
incarnent sur la scène tout être humain livré à sa faiblesse et à sa solitude.
La faute, ressort traditionnel de la tragédie, est donc à la fois partout et nulle
part : si les personnages sont coupables, c’est essentiellement d’exister, sans
issue ni recours. « — Si on se repentait ? — De quoi ? […] — D’être
né ? », s’interrogent Vladimir et Estragon dans En attendant Godot. Voilà
en quoi ces personnages nous ressemblent. La fatalité qui mine les êtres
dans ce théâtre est celle de la condition humaine à l’état pur, plus sûrement
encore que dans les romans de Malraux ou le théâtre de Sartre. Chez
Giraudoux, Sartre ou Brecht, le théâtre était encore chargé de psychologie,
d’idéologie et de morale. Le Nouveau Théâtre tire plus radicalement les
conséquences de la fin de l’humanisme en dépouillant le destin existentiel
de toute signification circonstancielle. Pour Sartre et Camus, le monde et la
vie sont absurdes mais la logique du langage demeure globalement
préservée. Le Nouveau Théâtre, partant du même constat, introduit
l’absurde dans les formes mêmes de la communication. C’est le langage
théâtral tout entier qui est affecté par l’exil du sens, la mort de Dieu et la
crise des valeurs. C’est pourquoi le Nouveau Théâtre est un théâtre de la
présence (des personnages qui sont là, sous nos yeux, sur scène), plus
encore que de la représentation (d’une histoire, d’une pensée, d’un sens
préexistant).
De telles « tragédies » renversent les codes habituels du genre et
subvertissent les frontières génériques. C’est dans le comique qu’elles
puisent l’énergie qui les renouvelle, parce que le comique met en question
toutes les fausses valeurs, dissipe toutes les illusions. Ionesco appelle La
Cantatrice chauve (1950) une « anti-pièce », La Leçon (1951) un « drame
comique », Les Chaises (1952) une « farce tragique »… Il faut un comique
« excessif », « violent », « insoutenable », dit-il, pour mieux remonter aux
« sources du tragique » et retrouver sa « dimension métaphysique »
(« Expérience du théâtre », 1958). Le spectateur rit devant la violence
outrancière et meurtrière du professeur de La Leçon, devant l’intrusion sur
la scène d’un cadavre qui grandit, image du temps et de la mort qui rongent
un couple de l’intérieur, dans Amédée ou Comment s’en débarrasser
(1954), ou devant les répliques puériles du roi qui aimerait « redoubler »
pour différer la mort (Le Roi se meurt, 1963) : le comique est dans le
monstrueux, dans une expression oblique du désespoir. Il rappelle, en le
transposant au théâtre, l’humour noir selon Breton. L’humour du
dramaturge tient à sa manière de perturber tous les codes de la
vraisemblance théâtrale pour mettre à nu pulsions et angoisses. Pour
Ionesco, le comique est plus « désespérant » que le tragique du fait de son
« intuition de l’absurde » : aussi le vrai tragique est-il logiquement mêlé au
comique. Il importe de faire un théâtre de violence, « violemment comique,
violemment dramatique ». Le rire a des résonances métaphysiques. Du
théâtre de Beckett, Anouilh a dit que c’étaient « les Pensées de Pascal
jouées par les Fratellini » — l’angoisse métaphysique exhibée par des
clowns. « Rien n’est plus drôle que le malheur », s’exclame Nell dans Fin
de partie.
Un spectacle total
Comme le Nouveau Roman, le Nouveau Théâtre a ses « ancêtres », qu’il
n’a pas besoin de revendiquer pour que l’on reconnaisse leur héritage, et
l’on n’est pas surpris d’y trouver en bonne place Jarry et Artaud. Comme
eux, il entend se libérer de toute psychologie, quitte à préférer un théâtre de
marionnettes. Comme eux, il écarte la morale sociale au profit d’un
« théâtre de la cruauté » où les pulsions de domination sadique se donnent
libre cours, particulièrement chez Genet, Vian et Arrabal. Comme eux, il ne
réduit pas le langage théâtral au langage verbal. La parole elle-même n’est
pas oubliée, mais elle doit être portée à son paroxysme (plutôt chez Ionesco,
Genet ou Vian) ou réduite à son essence (plutôt chez Beckett, Pinget ou
Sarraute). Si elle imite le langage quotidien, c’est pour en montrer la
vacuité et la dérision, comme dans les dialogues mécaniques de La
Cantatrice chauve, disloqués par les contradictions, ou dans les jeux de
langage de Tardieu et de Dubillard. Souvent, le dialogue laisse d’ailleurs
place au monologue, signe d’une communication impossible.
Mais surtout, le Nouveau Théâtre prône un spectacle total, autant visuel
qu’auditif, qui soit une « architecture mouvante d’images scéniques »
(Ionesco), et où gestes, objets, costumes, décors et éclairages permettent de
« matérialiser » les angoisses et les fantasmes. Dans Les Chaises, la scène
est envahie de chaises qui restent vides. Au début de Fin de partie, le
personnage de Clov arpente l’espace scénique pour délimiter le lieu clos où
demeure Hamm, aveugle et paralysé, dont les parents gisent dans deux
poubelles présentes sur la scène. Dans Oh les beaux jours, Winnie sort de
son sac les objets familiers auxquels se rattachent souvenirs et bribes de vie.
L’Invasion d’Adamov (1949) montre une chambre envahie de papiers parmi
lesquels le héros ne parvient pas plus à mettre de l’ordre que dans sa
conscience. L’arbre central dans Godot, les champignons qui envahissent la
scène dans Amédée, jouent eux aussi pleinement leur rôle — plastique ou
emblématique sinon dramatique. La parole ne signifie pas plus que les
choses. C’est le spectacle tout entier qui fait sens, non l’expression textuelle
d’une pensée. Rien de plus théâtral que ces « anti-pièces ».
Si le théâtre a désormais une portée métaphysique et non plus
psychologique, comme le dit Ionesco à la suite d’Artaud, l’interrogation
métaphysique s’incarne dans la matérialité physique du spectacle. Le corps
parle autant que les mots, par sa mobilité ou son immobilité, son énergie ou
sa passivité — qu’il confirme ou qu’il démente le langage verbal. D’où
l’importance capitale qui est désormais accordée aux didascalies,
nécessaires pour fournir toutes les indications relatives au langage visuel et
non verbal lors de la représentation, et révélatrices en particulier de tous les
écarts entre les paroles prononcées et la situation des personnages. À la fin
de Godot, Estragon dit à Vladimir : « Allons-y », mais la dernière didascalie
précise : « Ils ne bougent pas. » C’en estfini du lien entre parole et action,
par lequel Sartre était encore un héritier de Corneille.
Un théâtre politique ?
Cet intérêt prioritaire pour le spectacle qui est donné à voir autant qu’à
entendre n’exclut pas toutefois les enjeux politiques et idéologiques. D’une
part, les thèmes abordés peuvent croiser l’actualité politique. La pièce de
GenetLes Paravents, écrite en 1961 et jouée en 1966, dont l’action est
située en Algérie, a fait scandale et a été vivement attaquée, malgré son
esthétique antiréaliste, parce qu’elle mettait en scène l’oppression coloniale
et donnait une image satirique de l’armée, alors que la guerre d’Algérie
s’achevait à peine. Malraux, alors ministre de la culture, a pris la défense de
la pièce et de son metteur en scène, Roger Blin, pour permettre aux
représentations de continuer malgré les demandes de censure. Même si la
pièce est révolutionnaire pour d’autres raisons — des paravents représentent
le monde des vivants et celui des morts, et les morts observent et
commentent l’action des vivants —, elle a bien, aussi, une signification
politique. Mais la réaction du public bourgeois et de la presse de droite a
occulté son intérêt esthétique et métaphysique.
D’autre part, il n’est pas certain que Ionesco ait lui-même réussi à se
préserver de toute tentation idéologique, malgré ses dénonciations réitérées
du théâtre à thèse. Dans Rhinocéros (1960), il est clair que la contagion de
la « rhinocérite » à laquelle résiste le seul Bérenger, dernier représentant de
l’humain, désigne symboliquement le mal totalitaire. La déshumanisation
représentée sur scène figure celle qu’ont engendrée les barbaries du siècle,
nazie et stalinienne. Même si la présence de rhinocéros et le thème des
métamorphoses garantissent un spectacle où « l’architecture d’images
scéniques » préserve tous ses droits, on est loin de La Cantatrice chauve,
l’image se fige en allégorie et l’intention didactique est manifeste : l’esprit
d’« avant-garde » qu’avait incarné et défendu Ionesco à ses débuts tend à
s’émousser. Dans les années soixante, et notamment à la suite de Mai 1968,
c’est du côté de la mise en scène que l’esprit de rénovation théâtrale,
comme nous le verrons plus loin, va trouver un nouveau souffle.
Pouvoirs de la poésie
Saint-John Perse, Char et Michaux prêtent encore à la poésie des
pouvoirs éminents, qui sont de l’ordre du sacré, de l’action magique ou de
l’« alchimie du verbe ». Couronné par le prix Nobel en 1960, Saint-John
Perse rappelle à cette occasion le lien originel entre « l’exigence poétique »
et l’aspiration religieuse : jusqu’à notre temps, écrit-il, « c’est à
l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en
quête de clarté » (Discours de Stockholm, 1960). Vaste hymne à la Mer et à
l’Amour, Amers (1957) exalte l’élément liquide autant que le désir charnel,
alliant l’homme et le monde dans un même chant de louange. La richesse
lexicale et le rythme incantatoire rapprochent cette poésie d’une langue
rituelle, liturgique.
Très loin de Saint-John Perse en apparence, Char cultive l’écriture brève
et discontinue, le fragment, l’aphorisme. Mais s’il préfère la densité à
l’expansion, s’il est plus sensible à la fulgurance de l’instant qu’aux grands
flux universels, c’est aussi pour célébrer le monde en chargeant la poésie
des missions les plus hautes, au risque de l’hermétisme. Les textes
rassemblés dans La Parole en archipel (1962) illustrent cette poétique. Les
poèmes, « bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule
répugnante de la mort », permettent de toucher à « la plénitude ». La
« pulvérisation » du poème assure sa fécondité : c’est ainsi qu’il est
« lumière, apport de l’être à la vie ». Lucide sur les « soupçons » que la
modernité fait peser sur le langage poétique, Char demeure donc malgré
tout confiant dans ses pouvoirs. La poésie est un art supérieur, et son
langage est radicalement distinct du langage ordinaire. C’est avec d’autre
artistes, poètes comme lui, peintres ou sculpteurs, ses « alliés substantiels »,
que le poète poursuit sa « conversation souveraine ». Dans Recherche de la
base et du sommet (1955, édition augmentée en 1965), Char rend ainsi
hommage à Braque, pour qui Saint-John Perse a composé le recueil
Oiseaux (1963). Les deux poètes sont proches des artistes de leur temps.
Ami de Giacometti, de Nicolas de Staël, de Vieira da Silva, Char admire le
pouvoir qu’a le peintre d’atteindre la « nudité première » des choses. La
poésie a pour lui la même ambition.
Pour Michaux, le langage poétique a fonction d’exorcisme. Pour vaincre
les tortures du corps et les agressions du réel, Michaux s’éloigne de
l’expression violente qu’il pratiquait encore dans les années quarante (La
Vie dans les plis, 1949), et choisit de décrire méthodiquement les
symptômes du mal pour explorer les abîmes de l’esprit (Connaissance par
les gouffres, 1961), entreprise de connaissance qui le conduit du refus à la
sérénité, de la transgression à la « survenue de la contemplation » — quand
le poète retrouve finalement « la Permanence, son rayonnement, l’autre vie,
la contre-vie » (Face à ce qui se dérobe, 1975). Pour lui comme pour Char,
la création poétique est une forme de parcours initiatique où l’être s’engage
tout entier.
Expérience contemplative, aussi, celle de la poésie spirituelle, chez
d’autres auteurs de l’époque pour qui la foi dans les pouvoirs du langage
prolonge ou traduit une foi personnelle profonde. Le recentrage sur
l’écriture favorise une production poétique qui s’inscrit dans le sillage des
religions du Livre. Jouve poursuit ainsi, jusqu’à sa mort en 1976, une quête
mystique angoissée qui s’étend sur plusieurs décennies (Ténèbre, 1965).
Les textes de La Tour du Pin atteignent l’ampleur d’une « somme » à la fois
poétique et métaphysique (Psaumes de tous mes temps, 1974) ; Une somme
de poésie (1981-83) rassemble l’œuvre d’une vie. Pierre Emmanuel écrit
dans Babel (1951) une « épopée spirituelle de l’histoire humaine », et
déploie dans Sophia (1973) une méditation sur la figure féminine de la
Sagesse dont la structure épouse celle d’une église. L’œuvre poétique de
Jean Grosjean (Apocalypse, 1962) est parallèle à une œuvre de traducteur
— des Évangiles et de l’Apocalypse, mais aussi des Tragiques grecs. Jean-
Claude Renard, passé par l’occultisme, revenu au catholicisme en 1955
(Père, voici que l’homme), cherche à approcher le « Mystère » des
« noces » qui unissent l’homme à Dieu (Le Dieu de nuit, 1973). Jean
Mambrino capte une musique intérieure, restituant par fragments le
« message sacré » qui nous parle à travers les beautés de l’univers
(Clairière, 1974). Chez tous ces poètes, la poésie a la puissance d’un
témoignage. Elle est création et révélation, en écho aux mystères chrétiens
de la Création et de la Révélation.
L’œuvre d’Edmond Jabès, plus neuve, s’ouvre en 1957 sur la publication
de Je bâtis ma demeure. Ample et ambitieuse, elle va par la suite renouveler
l’écriture poétique en faisant éclater les limites du genre. Jabès vit sa
condition juive sur le mode de l’exil et de l’errance. C’est la mémoire du
Livre dans la culture juive qui inspire son entreprise d’un « livre » total, à la
fois récit, poèmes, essai, dialogues, autobiographie, méditation… Mais il
est une autre mémoire, plus récente, celle de la Shoah, qui confronte la
parole poétique à l’épreuve de l’indicible, de la déchirure, de la perte, de la
mort de Dieu. À la mise en question par Adorno de la possibilité d’écrire
après Auschwitz, Jabès répond en réaffirmant les pouvoirs de l’écriture,
mais d’une écriture qui prenne en charge le doute et l’interrogation, ce qui
se traduit par une forme fragmentaire et hétérogène — « pulvérisée »,
comme chez René Char. Le soupçon qui pèse sur la poésie est ainsi intégré
à l’œuvre : il se matérialise dans les blancs et les césures de l’écriture. Le
livre rêvé est en fait toujours différé, jamais véritablement atteint : il est
« l’au-delà de la parole » (Le Livre des questions, 1963-1973 ; Le Livre des
ressemblances, 1976-1980).
Mais comme je tiens à elle beaucoup plus qu’à mon poème, eh bien, je veux lui laisser
sa chance, et ne pas trop la transférer aux mots. Car elle est ennemie des formes et se
tient à la frontière du non-plastique. Elle veut nous tenter aux formes, puis enfin nous en
décourager. Ainsi soit-il ! Et je ne saurais donc en écrire, qu’au mieux, à sa gloire, à sa
honte, une ode diligemment inachevée…
Francis PONGE, « Ode inachevée à la boue », Pièces (1962).
Notes
1. Ces deux articles d’abord publiés par Barthes dans la revue Critique ont ensuite été repris dans Essais critiques (Paris, Seuil,
1964).
2. Paul Ricœur, Temps et récit, II : La Configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre
philosophique », 1984, p. 26-27.
3. Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1989, p.
173.
4. Selon la définition que Ponge donne de l’objeu dans ses Entretiens avec Philippe Sollers (Paris, Gallimard-Seuil, 1970, p. 142),
revenant sur ce mot qu’il a inventé dans « Le soleil placé en abîme » (Pièces, 1962).
Chapitre 2
L’empire des sciences
humaines et le « démon
de la théorie »
1. Le structuralisme et la Nouvelle
Critique
La crise du sujet lyrique chez les poètes, l’effacement du « je » dans le
Nouveau Roman et la dissolution du personnage au théâtre correspondent à
un mouvement d’ensemble, qualifié parfois d’« antihumaniste », qui
caractérise aussi la vie des idées et les chemins de la critique. Dans les
années 1950-1970, la notion de « structure » envahit les sciences humaines.
Parce qu’elle met en question la place du sujet dans la langue, elle nourrit
les réflexions qui portent sur l’idée de littérature et renouvelle la théorie et
la pratique de l’analyse littéraire. Venue de la linguistique, elle met l’accent
sur le langage au détriment de l’histoire, et répond ainsi aux attentes d’une
époque qui trouve dans la passion des savoirs et des formes une issue à
l’humanisme bourgeois dépassé et à une morale de l’engagement
compromise dans les combats douteux du communisme stalinien. Elle est
ainsi au cœur d’un courant de pensée, le structuralisme, qui s’annonce dès
le lendemain de la guerre dans les travaux de Claude Lévi-Strauss (Les
Structures élémentaires de la parenté, 1949 ; Anthropologie structurale, I,
1958) et la diffusion des écrits de Roman Jakobson (Essais de linguistique
générale, traduits en français en 1963), et qui s’impose en 1966 par une
série de publications touchant tous les secteurs des sciences humaines : la
linguistique (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale), la
psychanalyse, (Jacques Lacan, Écrits), la philosophie (Michel Foucault, Les
Mots et les choses), la théorie du récit (Algirdas Julien Greimas,
Sémantique structurale) et la critique littéraire (Roland Barthes,
« Introduction à l’analyse structurale des récits », revue Communications).
Les sciences humaines investissent alors massivement le genre de l’essai,
qui ne retrouvera sa liberté d’écriture et de pensée que lorsque les
principaux représentants du structuralisme, à commencer par Barthes,
renonceront à l’objectivité scientiste pour renouer avec la singularité
irréductible du « sujet désirant ».
Le « démon de la théorie »
Ce travail de théorisation extrêmement productif témoigne d’un élan
intellectuel et d’un sens critique dont Barthes est le représentant le plus
emblématique. Il a contribué à faire connaître Brecht en France, a mesuré
très vite l’intérêt du Nouveau Roman, a donné dans Mythologies (1957) des
textes pleins d’acuité savoureuse et de féroce lucidité sur les mythes de la
société moderne (l’automobile, le poujadisme, le sport…). Passé du
marxisme au structuralisme, c’est aussi sous l’éclairage de la psychanalyse
qu’il renouvelle l’approche de Racine dans l’essai qu’il lui consacre (Sur
Racine, 1963) et la méthode de l’analyse textuelle à propos d’une nouvelle
de Balzac (S/Z, 1970). Après avoir incarné jusqu’au dogmatisme la rigueur
structurale, il s’en éloigne dans les années 1970 pour une fréquentation
beaucoup plus libre de la littérature (Le Plaisir du texte, 1973) et une
écriture discontinue qui renonce à tout didactisme (Fragments d’un
discours amoureux, 1977). Sa mort en 1980 marque la fin d’une ère
« théorisante » à laquelle il avait fini par s’identifier.
En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la
nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le
propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas
l’auteur ; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préalable — que l’on ne saurait à
aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste —, atteindre
ce point où seul le langage agit, « performe », et non « moi » : tout la poétique de
Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, on le verra,
rendre sa place au lecteur).
Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », revue Manteia (1968).
La Nouvelle Critique
Si l’appellation de « Nouvelle Critique » s’impose alors, sans rapport
avec la revue culturelle du Parti communiste créée sous ce nom en 1948,
elle couvre un champ qui dépasse Barthes et le structuralisme. Défendu et
défini par Serge Doubrovsky dans Pourquoi la nouvelle critique ? (1966),
ce vaste courant regroupe l’ensemble des critiques qui mettent en œuvre,
dans leur approche de la littérature, des moyens d’investigation empruntés
aux sciences humaines et aux courants philosophiques contemporains. Dans
un article de 1963 (« Les deux critiques », repris dans Essais critiques,
1964), Barthes constate l’existence de « deux critiques parallèles » : d’une
part, une critique « positiviste », lansonienne, qui se croit objective et neutre
alors qu’elle repose sur des postulats inavoués et une conception mythique
de la littérature ; d’autre part, une critique qui se reconnaît comme
« idéologique » parce qu’elle recourt explicitement aux pensées du
moment : existentialisme, marxisme, psychanalyse, phénoménologie…
D’un côté l’histoire littéraire « à l’ancienne », de l’autre la Nouvelle
Critique — qui, en ce sens, commencerait avec Sartre, Bachelard et
Blanchot. La Nouvelle Critique n’inclut donc pas seulement les adeptes
d’une analyse structurale axée sur le fonctionnement interne du texte,
comme Barthes lui-même à l’époque. Elle comprend aussi les critiques
marxistes, comme Lucien Goldmann, fondateur de la « sociocritique »
(Pour une sociologie du roman, 1964), ou freudiens, comme Charles
Mauron, fondateur de la « psychocritique » (Des métaphores obsédantes au
mythe personnel, 1963). Et elle s’étend à la critique « thématique » de Jean-
Pierre Richard, qui cherche à cerner l’univers imaginaire des écrivains
(Littérature et sensation, 1954 ; Paysage de Chateaubriand, 1967) comme à
la « critique de la conscience », représentée par Jean Rousset (Forme et
signification, 1962), Jean Starobinski (La Relation critique, 1970) et
Georges Poulet (Les Métamorphoses du cercle, 1961). Ce dernier dirige en
1966 à Cerisy un colloque consacré aux « tendances actuelles de la
Critique », auquel participent Richard, Genette, Rousset, Starobinski,
Ricardou, Doubrovsky… Par-delà les différences de méthode, la Nouvelle
Critique est une aventure collective. Comme le prévoyait Barthes, elles se
laissera progressivement assimiler par l’institution universitaire, au fur et à
mesure que s’assagira son « démon » originel.
Le structuralisme et la Nouvelle Critique, en prenant pour cibles la
mythologie de la création littéraire, la figure sacrée de l’auteur et le
« mystère » des chefs-d’œuvre, ont déplacé l’accent de l’œuvre à son
commentaire, du littéraire au métalittéraire, de la pratique à la théorie. La
« mort de l’auteur », en somme, a fait prospérer le critique sur les
dépouilles du disparu. Le commentateur lui aussi fait œuvre d’écrivain, par
son travail d’interprétation et ses recherches structurales qui font advenir du
sens et produisent de nouveaux systèmes de signes. Barthes, Genette et
Todorov, par leurs typologies, ont dépassé les littératures réelles pour faire
apparaître des littératures possibles, en indiquant des choix textuels
jusqu’alors inexploités. L’approche intellectuelle du fait littéraire accroît
ainsi l’empire que lui avaient déjà conféré Sartre et l’existentialisme. Le
Nouveau Roman, commenté et théorisé par ses propres auteurs, et la
Nouvelle Critique, qui promeut et justifie le rôle majeur du critique-
écrivain, ont accéléré cette évolution que déplore Cioran, pour qui « ce
n’est plus l’œuvre qui compte mais le commentaire qui la précède ou qui lui
succède » (La Tentation d’exister, 1956).
Mais le « démon de la théorie », en réaffirmant l’autonomie de la
littérature par le dogme de la « clôture du texte », est la négation de
l’engagement sartrien. Le succès de la Nouvelle Critique et du Nouveau
Roman, phénomènes propres à l’intelligentsia française mais qui ont eu un
grand rayonnement à l’étranger, s’explique sans doute, précisément, par la
nécessité de réagir radicalement à une « instrumentalisation politique de la
littérature » qui avait été poussée en France bien plus loin qu’ailleurs au
lendemain de la guerre2. Par réaction à Sartre et à Aragon, en un sens, il
fallait logiquement la structure et l’écriture — Barthes et Robbe-Grillet…
La fortune du structuralisme et la « terreur » qu’il a exercée dans les lettres
tiennent à ce besoin propre à la France de revenir à la lettre et au texte après
une période qui les a ignorés. Rarement on aura débattu avec autant de
passion que dans les années 1950-1970 non seulement de Fourier et de Sade
mais de Racine et de Mallarmé, de Chateaubriand et de Proust, de Balzac et
de Baudelaire… — pour le plus grand profit de la lecture des textes et de la
diffusion des lettres. Ceux qui ont proclamé la « mort de l’auteur » ont aussi
célébré la littérature. Barthes meurt la même année que Sartre (1980), peu
avant Lacan (1981) et Foucault (1984). Avec le règne de la structure
s’achève le temps des certitudes modernistes et des savoirs conquérants : la
condition « post-moderne » sera « post-structuraliste » (Jean-François
Lyotard, La Condition post-moderne, 1979).
D’emblée, en mettant l’accent sur le texte, sur ses déterminations historiques et son
mode de production ; en dénonçant systématiquement la valorisation métaphysique des
concepts « d’œuvre » et « d’auteur » ; en mettant en cause l’expressivité subjective ou
soi-disant objective, nous avons touché les centres nerveux de l’inconscient social dans
lequel nous vivons et, en somme, la distribution de la propriété symbolique. Par rapport
à la « littérature », ce que nous proposons veut être aussi subversif que la critique faite
par Marx de l’économie classique.
Philippe SOLLERS, « Écriture et révolution », Théorie d’ensemble (1968).
Notes
1. Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, t. 2, Poétique, Paris, Seuil, 1968, rééd. coll. « Points », 1973, p. 19.
2. Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2011,
p. 84.
Chapitre 3
Fiction et non-fiction :
des frontières incertaines
1. Écritures romanesques :
la mémoire et l’histoire
De 1955 à 1980, la France vit des mutations accélérées : guerre d’Algérie
et décolonisation, évolution des mœurs et libération de la femme, effets du
concile Vatican II et laïcisation de la société, essor économique et
immigration massive, fin de la IVe République et avènement de la Ve,
événements de Mai 68 et choc pétrolier de 1973… La littérature est-elle
insensible aux mouvements de l’histoire ? Nous avons vu que le Nouveau
Roman se recentrait sur le travail de l’écriture, le Nouveau Théâtre sur les
dérèglements du langage, la poésie sur un mode de présence au « monde »
qui tend à s’absenter du monde socio-historique. Et pourtant, Claude Simon
ne cesse d’interroger l’histoire, la guerre d’Algérie investit le théâtre de
Genet, et Tel Quel suit de très près Mai 68 et ses lendemains… On a pu voir
dans La Jalousie une réflexion politique sur l’histoire de la colonisation
(Jacques Leenhardt, Lecture politique du roman, 1973), et plus
généralement dans le Nouveau Roman une inflation des choses et une
disparition du personnage qui témoignent d’un processus historique de
réification lié à la société de consommation (Lucien Goldmann, « Nouveau
roman et réalité », Pour une sociologie du roman, 1964). De fait, en
profondeur, la crise de l’humanisme et le soupçon porté sur la littérature,
même s’ils ont des racines anciennes, sont des effets d’une guerre qui a
dépassé toutes les limites dans l’inhumain. Le déni de l’histoire, si tant est
qu’il soit inhérent aux avant-gardes formalistes, a lui-même des causes
historiques.
Le réalisme et l’aventure
Mais qu’en est-il à la même époque chez les très nombreux romanciers
qui ne se reconnaissent pas dans le Nouveau Roman ? La fiction serait-elle
chez eux plus perméable aux réalités si prégnantes de la mémoire et de
l’histoire ? Cela ne va pas de soi, et les réponses des romanciers sont très
variables. Au moment où émerge le Nouveau Roman, en 1955, il y a
toujours des romans réalistes qui s’attachent à décrire le fonctionnement de
la société à travers des destinées exemplaires : c’est l’année de 325 000
francs, roman de Roger Vailland qui représente la destruction de l’homme
par la machine dans le système capitaliste. L’œuvre abondante de Bernard
Clavel témoigne par ailleurs de la permanence d’un roman populaire où le
réalisme social a une portée critique (Le Silence des armes, à propos de la
guerre d’Algérie, 1974), tandis que la composition narrative saisissante de
La Décharge, de Béatrix Beck (1979), renouvelle la veine du roman social
en donnant toute sa force à l’évocation du « quart monde ».
Le roman d’aventures, lui aussi, fait mieux qu’entretenir le capital de
sympathie qu’il a toujours eu auprès du grand public : depuis les années
vingt (Pierre Mac Orlan, Petit Manuel du parfait Aventurier, réédité en
1951 ; Malraux, La Voie royale), il intègre une réflexion critique sur la
notion même d’« aventure », et s’ouvre à des innovations narratives qui
témoignent de cette problématisation, prenant en compte les nouvelles
conditions historiques qui soumettent l’aventure individuelle aux
déterminations collectives. C’est en 1955 aussi qu’est réédité avec succès
Fortune carrée de Joseph Kessel, roman flamboyant dont l’intrigue est
disloquée de part et d’autre d’une mer Rouge qui rappelle autant Rimbaud
qu’Henry de Monfreid (Les Secrets de la mer Rouge, 1932). Or le roman
d’aventures a le pouvoir d’embrasser l’histoire : Pierre-Jean Rémy choisit
ainsi le foisonnement et la polyphonie pour raconter un siècle de la Chine
moderne (Le Sac du palais d’été, 1971).
Romans « anachroniques »
Les publications de 1968, l’année des « Événements » où l’histoire
s’accélère, sont significatives de l’autonomie relative du genre romanesque
et d’un rapport au réel qui n’a rien de mimétique. Les plus grands romans
de l’année, Belle du Seigneur d’Albert Cohen et L’Œuvre au noir de
Marguerite Yourcenar, n’ont pas de relation a priori avec le climat du
moment et les soubresauts du régime gaullien. Ils semblent à l’écart du
mouvement de l’histoire, résolument non contemporains. Cette même année
1968, le critique Claude Roy, ancien de l’Action française, et ancien du
Parti communiste, exalte dans Défense de la littérature le « contretemps
d’écrire » : « La littérature, l’art apparaissent toujours comme des activités
sinon anachroniques, du moins légèrement intempestives. » Mais la distance
prise à l’égard de l’histoire immédiate ne signifie pas l’absence de
conscience historique. Et, de ce point de vue, les romans les plus
« anachroniques » sont peut-être ceux qui en disent le plus long sur leur
temps, par la médiation du passé ou par la transposition fictionnelle du réel.
Belle du Seigneur, grand roman baroque d’un amour lumineux mais
condamné, où l’intériorité des personnages est mise au jour par de longs
monologues intérieurs non ponctués, est aussi une satire féroce des milieux
diplomatiques de l’entre-deux-guerres, et encore, plus discrètement mais de
façon non moins significative, une méditation sur le destin du peuple juif —
deux aspects qui sont en lien direct avec les tragédies du siècle. Dans
L’Œuvre au noir, dont la langue est au contraire d’une pureté toute
classique, Yourcenar réduit comme dans Mémoires d’Hadrien la part de la
fiction au profit d’une vaste documentation historique : c’est ici le détour
par le XVIe siècle et ses intolérances qui lui permet de s’interroger sur la
relation entre conscience individuelle et histoire collective. Le parcours de
Zénon l’alchimiste dans une Europe troublée est celle d’un humaniste sans
illusions, ce qui n’est pas sans résonances dans l’Europe d’après 1945.
Cohen mourra en 1981, Yourcenar en 1987. Tous deux sont en 1968 les
auteurs consacrés d’une œuvre déjà ancienne. Mais l’année des
« Événements » est aussi celle d’un premier roman remarqué, La Place de
l’Étoile de Patrick Modiano, auteur aussi éloigné que ses deux aînés de
l’esprit « soixante-huitard ». Modiano est fasciné par le temps de
l’Occupation. On a pu le rapprocher des Hussards à ses débuts parce qu’il
peignait les milieux troubles de la collaboration sans les juger, dans La
Place de l’Étoile, ou encore dans La Ronde de nuit (1969). Mais il a très
vite imposé son style personnel, une écriture rigoureuse qui produit
paradoxalement des effets d’indétermination, et ses thématiques obsédantes,
celles des failles de la mémoire et de la quête sans fin d’un passé perdu
(Villa Triste, 1975 ; Livret de famille, 1977 ; Rue des Boutiques Obscures,
1978). Son œuvre interroge donc les rapports entre mémoire personnelle et
histoire collective. Elle témoigne d’une maîtrise de l’ellipse narrative qui
est aussi caractéristique de l’évolution de grands romanciers d’après-guerre,
comme Aragon et Giono. Elle est appelée à se poursuivre, tant elle anticipe
sur un goût de l’archive et de l’enquête qui sera l’un des traits dominants du
récit dans les années 1980-2000.
Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui
avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue
de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si
l’on est attentif. Au fond, je n’avais jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des
ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui
flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.
Patrick MODIANO, Rue des Boutiques Obscures (1978).
Un changement de génération
Aragon meurt en 1982 : il appartenait à la grande génération finissante.
D’autres romanciers prennent la relève. Deux écrivains importants, en
particulier, préservent les pouvoirs du romanesque tout en intégrant à leurs
fictions une pensée de l’histoire qui tire les enseignements du siècle et met
en question la prééminence de l’homme occidental. Ce sont Michel
Tournier et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le premier cherche à réinvestir
dans la fiction moderne la puissance des mythes. Dans Vendredi ou les
Limbes du Pacifique (1967), Tournier réécrit Robinson Crusoéen inversant
les rôles du « sauvage » et du « civilisé » : c’est Vendredi qui initie
Robinson à la vie cosmique, si bien que l’homme civilisé choisira de rester
sur l’île. Dans Le Roi des Aulnes (1970), il introduit la figure de l’ogre dans
l’Allemagne hitlérienne, avec le personnage d’Abel Tiffauges, mais le
monstre se convertit finalement en sauveur et connaît l’euphorie de la
« phorie » (l’action de porter), portant sur les épaules pour l’arracher à la
mort l’enfant juif qui lui a révélé l’horreur d’Auschwitz. Dans Les Météores
(1975), c’est le mythe des jumeaux qui engendre le récit, où la poursuite
d’un frère par l’autre prend la valeur d’un parcours initiatique. La fiction
romanesque assume alors pleinement son caractère fictionnel. La
fascination pour les mythes et les symboles est d’ailleurs fréquente dans le
roman des années 1960-1970. On la voit à l’œuvre dans les rituels érotiques
d’André Pieyre de Mandiargues (La Motocyclette, 1963 ; La Marge, 1967),
dans l’étrangeté de la quête théologique chez Pierre Klossovski (Le
Baphomet, 1965), ou dans le merveilleux fantasmatique des premiers
romans de Patrick Grainville (Les Flamboyants, 1976).
Le Clézio croit aussi au roman, mais pour donner voix aux sans-voix du
monde réel et aux exclus de l’histoire. Le Procès-verbal (1963), son
premier roman, a un aspect expérimental qui le rapproche du Nouveau
Roman. On y voit le personnage d’Adam Pollo — dont le nom rassemble
ceux d’Adam et d’Apollon — chercher à refonder l’humanité au contact de
la vie matérielle, en rompant avec la société. Parallèlement à ses romans, Le
Clézio exalte ensuite le monde élémentaire dans ses essais (L’Extase
matérielle, 1967) et cherche à faire revivre des civilisations oubliées ou
opprimées en exhumant leurs textes (Les Prophéties de Chilam Balam,
1976). Après plusieurs romans qui montrent des personnages en fuite
devant les violences et les contradictions du monde (Le Livre des fuites,
1969), il se tourne avec Désert (1980) vers la vision plus apaisée d’une
harmonie possible : ce roman fait alterner l’histoire de Lalla, partie de son
Maroc natal pour immigrer en France avant de revenir à ses racines, et celle
du peuples de ses ancêtres, les « hommes bleus » du désert, victimes des
guerres coloniales au début du XXe siècle. Cette composition en contrepoint
donne au roman à la fois sa densité poétique et sa profondeur historique. Le
genre romanesque a nécessairement pour Le Clézio une dimension éthique
et politique. Il renouvelle ainsi le roman français en le décentrant, en le
mettant à l’écoute d’autres cultures.
Les romanciers des nouvelles générations sont aussi, dans une proportion
qui va croissant, des romancières : c’est un signe des temps. Françoise
Sagan a connu le succès à dix-huit ans avec Bonjour tristesse (1954), court
roman qui met en scène une jeune narratrice cynique et désabusée. Ce ton
nouveau, dans un roman signé d’une très jeune femme, coïncide avec
l’essor des revendications féministes qui avaient émergé avec Simone de
Beauvoir. Le refus d’une condition aliénante de la femme s’exprime dans
les romans anticonformistes de Christiane Rochefort (Le Repos du guerrier,
1958), nettement féministes de Benoîte et Flora Groult (Le Féminin pluriel,
1965), plus militants encore de Monique Wittig (Les Guérillères, 1969).
Hélène Cixous joue un rôle majeur dans ce domaine, à la jonction de la
production littéraire et de la théorisation critique. Depuis son premier roman
(Dedans, 1969), elle s’interroge sur l’identité féminine en explorant les
relations entre le corps et le langage. Dans des œuvres qui mêlent fiction et
réflexion, elle cherche à montrer comment la parole féminine peut se libérer
du « Logos » masculin (Neutre, 1972). Les fictions prolongent ainsi toute
une pensée féministe qui se manifeste largement hors du roman, surtout
après 1968 (Gisèle Halimi, La Cause des femmes, 1973 ; Luce Irigaray, Ce
Sexe qui n’en est pas un, 1977). Cette pensée reste étrangère à des
romancières comme Nathalie Sarraute ou Marguerite Yourcenar, mais est
bien présente chez Marguerite Duras (Nathalie Granger, 1972 ; Les
Parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier, 1974). La distinction entre
roman et témoignage, d’ailleurs, est souvent incertaine (Marie Cardinal, Les
Mots pour le dire, 1976). L’explosion de la littérature féministe ne concerne
pas seulement le roman. Elle révèle en ce sens un brouillage des frontières
entre la fiction et le vécu, entre roman et autobiographie, qui correspond à
une évolution plus générale.
2. Écriture autobiographique
et liberté imaginaire
Les rapprochements et les croisements entre genres autobiographiques et
genres de la fiction narrative sont fréquents en effet dans les années 1955-
1980. L’espace autobiographique ainsi élargi et recomposé peut apparaître
comme le refuge d’une ouverture sur le réel et sur le vécu qui semble à la
même époque chassée du champ romanesque par le Nouveau Roman et le
culte de l’écriture. On peut lire dans cette évolution les signes d’un double
soupçon — sur la pure fiction romanesque comme fuite devant les
exigences du réel d’une part, sur les illusions de la prétendue « vérité » ou
« sincérité » du récit de confession d’autre part. Aux effets des violences de
l’histoire sur le genre romanesque, atteint comme on l’a vu d’une certaine
mauvaise conscience au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il faut
ajouter ceux des sciences humaines alors triomphantes, et notamment de la
psychanalyse, sur la question du sujet. Nourrir la fiction de l’expérience
vécue, et prendre acte de la part d’imagination inhérente à tout écrit intime,
ce serait en somme conjurer les leurres d’une distinction naïve entre
invention et réalité. Un mouvement s’opère donc dans les deux sens — que
le roman laisse parler un « je » ou présente un personnage central qui
s’identifie clairement à l’auteur, ou que l’écriture de soi reconnaisse ce
qu’elle doit au travail littéraire de recomposition, mêlant aux souvenirs les
rêves et les fantasmes.
Anti-autobiographies
Dans Les Mots, Sartre se conforme à première vue au protocole habituel
d’un récit autobiographique logiquement ordonné visant à exposer la genèse
du moi. Il s’agit, comme pour Camus, d’expliquer l’origine de sa vocation
d’écrivain. Mais le titre du livre, et celui de chacune des deux parties,
« Lire » et « Écrire », indiquent que l’objet de l’écriture (graph-) est ici
moins la vie (bio-) que l’écriture même, le rapport de l’auteur au langage et
à la littérature depuis l’enfance. L’écriture exclut les désordres du vécu et ne
retient de l’histoire familiale que les étapes de ce parcours parmi les livres.
Elle se raconte elle-même, en somme, en un récit autographique plus
qu’autobiographique. Le but est de montrer comment l’auteur, enfermé dans
les livres, s’est laissé couper du monde : l’écriture est devenue sa névrose.
Or il faut se délivrer des signes et se guérir de leur emprise pour agir dans le
réel : c’était déjà la leçon de Qu’est-ce que la littérature ?, dont Sartre tire
ici toutes les conséquences. La construction très maîtrisée du récit, la
parodie du genre, l’ironie et la rigueur lapidaire du style inscrivent ce
dévoilement très sélectif dans une stratégie parfaitement conduite : la
lucidité s’affirme dans la révélation par le moi de ses propres impostures, la
justification de l’acte d’écrire dans la connaissance supérieure de toutes les
ruses du genre pratiqué, l’authenticité dans l’autocritique. C’est en
dénonçant l’imposture littéraire que Sartre réussit, avec ce roman de
l’écrivain, un des chefs-d’œuvre de la littérature du siècle.
La même année que Les Mots paraît La Bâtarde, où Violette Leduc
raconte sa vie sans rien cacher de ses bassesses, de ses faiblesses morales,
de ses penchants homosexuels. Une préface de Simone de Beauvoir loue la
« sincérité intrépide » de cette femme qui « descend au plus secret de soi »,
et semble faire de ce récit le modèle de l’autobiographie existentialiste qui
montre qu’« une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté ». Mais ce
besoin de transparence exacerbée, cette confession qui s’étend sans nulle
censure sur des centaines de pages, est à mille lieues de la comédie
démonstrative par laquelle Sartre met en scène ses postures et impostures
d’enfant. Simone de Beauvoir, pour sa part, déploie sur quatre volumes une
autobiographie de facture classique, mais où le récit de la vie individuelle a
une portée historique et philosophique qui le transcende (Mémoires d’une
jeune fille rangée, 1958 ; La Force de l’âge, 1960 ; La Force des choses,
1963 ; Tout compte fait, 1972).
Malraux affiche dans le titre même des Antimémoires, livre dont il fera
ensuite la première partie du Miroir des limbes, son intention critique. Il
n’entend respecter ni l’ordre chronologique ni l’engagement de vérité
considérés habituellement comme consubstantiels au genre des Mémoires.
L’association des souvenirs et des idées est très libre, soumise parfois à
l’unité d’un lieu, le plus souvent aux mouvements imprévisibles de la
conscience et aux hasards de la mémoire, laquelle « ne ressuscite pas une
vie dans son déroulement ». Malraux dégage l’autobiographie de ses
contraintes temporelles ; il préfère le désordre et le discontinu, comme
Leiris à la même époque dans les quatre volumes de La Règle du jeu (1948-
1976), ou Claude Mauriac plus tard dans les dix tomes du Temps immobile
(1974-1988). Et, d’autre part, il voit dans l’imaginaire non un défaut ou un
obstacle, mais un moyen légitime d’accéder à l’énigme de la vie et à la
vérité de la condition humaine, la seule vérité qui importe. Il réintroduit
ainsi dans les Antimémoires des scènes ou des propos qui viennent de ses
romans, sans que le lecteur puisse déterminer ce qui appartient à la fiction
et ce qui vient d’une expérience réelle. Dans les premières pages du livre,
Malraux situe son projet par rapport à deux modèles qu’il cherche à
dépasser : celui des Mémoires comme « témoignage sur des événements »,
représenté au XXe siècle par les Mémoires de guerre du général de Gaulle
(1954-1959) ou par Les Sept Piliers de la sagesse de T. E. Lawrence
(1926) ; et celui de la confession-introspection, « dont Gide est le dernier
représentant » mais qui a été remis en cause par la psychanalyse : la
découverte des abîmes de l’inconscient, en effet, réduit l’aveu
autobiographique à une entreprise bien puérile, et il faut reconnaître que le
roman dispose alors de ressources bien plus vastes, de Proust à Joyce, pour
sonder les profondeurs du moi. Les Antimémoires ne s’intéresseront donc
pas aux événements en eux-mêmes mais à ce qu’ils révèlent de l’homme et
de l’histoire, et le projet n’a pas à exclure la fiction, qui est un moyen de
connaissance de soi et du monde.
Éclairées par un invisible soleil, des nébuleuses apparaissent et semblent préparer une
constellation inconnue. Quelques-unes appartiennent à l’imaginaire, beaucoup au
souvenir d’un passé surgi par éclairs, ou que je dois patiemment retrouver : les
moments les plus profonds de ma vie ne m’habitent pas, ils m’obsèdent et me fuient tour
à tour. Peu importe. En face de l’inconnu, certains de nos rêves n’ont pas moins de
signification que nos souvenirs. Je reprends donc ici telles scènes autrefois
transformées en fiction. Souvent liées au souvenir par des liens enchevêtrés, il advient
qu’elles le soient, de façon plus troublante, à l’avenir.
André MALRAUX, Antimémoires (1967).
De l’autobiographie à l’autofiction
Dans la mouvance de la Nouvelle Critique, Philippe Lejeune s’attache à
donner une définition rigoureuse de l’autobiographie dans un ouvrage de la
collection « Poétique », dirigée par Genette et Todorov au Seuil, Le Pacte
autobiographique (1975) : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Mais peut-on
fixer un domaine générique qui est alors en pleine mutation, en pleine
recomposition ? Dans la classification que propose Lejeune, l’identité entre
le nom de l’auteur, celui du narrateur et celui du personnage principal joue
un rôle décisif, avec l’engagement de dire la vérité, pour distinguer le
« pacte autobiographique » du « pacte romanesque ». Or l’exemple de la
« trilogie allemande » de Céline montre qu’il existe des formules hybrides.
Celui des livres de Perec et de Barthes, parus l’année même du Pacte
autobiographique, confirme que l’usage du nom de l’auteur peut
accompagner la présence avouée de l’imaginaire et de la fiction.
Le critique Serge Doubrovsky, peu après, vient combler très clairement la
case laissée vide par Lejeune en inventant l’« autofiction », récit dont le
narrateur-personnage est identifié à l’auteur par le nom, et qui s’affiche
pourtant comme « roman », ce qui autorise toute fictionnalisation. Le mot
« autofiction » figure pour la première fois sur la quatrième de couverture
de Fils, récit autobiographique et romanesque publié par Doubrovsky en
1977. Il est promis à un bel avenir en raison de toutes les combinaisons
qu’il suggère entre fiction et autobiographie : beaucoup de ces formes
nouvelles n’ont pas attendu que le mot existe pour voir le jour ; mais elles
connaîtront après 1980 une extension et une diversification incontestables.
Texte et société
La première évolution concerne donc le texte dramatique. Si celui-ci
renoue avec l’histoire et avec la politique, c’est le plus souvent à travers la
représentation de personnages ordinaires. Les formes du dialogue dévoilent
des violences cachées : aliénation sociale, oppression politique,
antisémitisme, traumatismes de l’histoire… Le théâtre de Jean-Claude
Grumberg présente ainsi les effets de l’histoire politique sur la vie
quotidienne, avec un humour et une sensibilité qui atteignent un large
public (Dreyfus, 1974 ; En r’venant d’l’expo, 1975). Dans sa pièce L’Atelier
(1979), on découvre les suites difficiles de la guerre et de la déportation
après la Libération à travers la conversation d’un groupe de femmes qui
travaillent dans un atelier de confection. Il existe dans les années 1970 un
courant appelé « théâtre du quotidien », représenté notamment par Michel
Deutsch (Dimanche, 1974), qui a aussi porté au théâtre des scènes de
l’histoire de France (Germinal, 1975), et par Jean-Paul Wenzel, qui décrit
des êtres aliénés par la condition ouvrière dans Loin d’Hagondange (1975).
Michel Vinaver illustre aussi ce « théâtre du quotidien ». Il a commencé
par un théâtre politique engagé, influencé par Brecht : sa pièce Les Coréens,
mise en scène par Roger Planchon (1956), traite de la guerre de Corée,
Iphigénie Hôtel (1960) de la guerre d’Algérie. Après avoir occupé des
fonctions importantes dans le monde de l’entreprise, il revient au théâtre
pour réfléchir aux conséquences de la vie économique sur les individus :
effets de la concurrence (Par-dessus bord, 1972), conditions d’embauche
(Demande d’emploi, 1973), restructurations industrielles (Les Travaux et les
jours, 1979). Le théâtre montre ainsi l’envers des Trente Glorieuses. C’est
par ailleurs la représentation théâtrale de l’histoire politique, avec plus
d’ampleur épique ou lyrique, qui intéresse des écrivains francophones
comme Aimé Césaire (La Tragédie du roi Christophe, sur l’histoire d’Haïti,
1963) ou Kateb Yacine (L’Homme aux sandales de caoutchouc, sur la
guerre du Viêtnam, 1970). Il s’agit toujours d’éviter que la fiction se
referme sur elle-même : ce théâtre nous parle bien du monde réel.
Il en va de même pour Armand Gatti. Marqué par les thèses de Piscator et
de Brecht, les fondateurs du théâtre politique, il s’oppose au théâtre de
l’absurde en prônant un théâtre social engagé, mais sans dédaigner les
possibilités poétiques et fantastiques du langage dramatique (Le Poisson
noir, 1957 ; Le Crapaud-buffle, 1950). Son théâtre d’intervention est
ouvertement partisan quand il dénonce le franquisme (La Passion du
général Franco, pièce censurée en 1965) ou la guerre du Viêtnam (V
comme Viêtnam, 1967). Gatti s’oriente toutefois vers l’animation de
créations collectives. La logique de son engagement politique le pousse à
délaisser le texte d’auteur pour participer à des pièces qu’il monte avec des
groupes a priori éloignés du théâtre — les habitants d’un quartier parisien,
des paysans, des collégiens… En ce sens, il est aussi représentatif de l’autre
grande tendance de l’époque : la mise en question du texte au profit de la
représentation, de l’écrit au profit du spectacle. L’écriture du soupçon, au
théâtre, se retourne en soupçon porté sur l’écriture.
Non, ne brûlons pas les théâtres. Qu’on y dise les classiques : Ionesco, Beckett, Genet,
qui sont si beaux à entendre. Et qu’on nous laisse, nous, donner nos fêtes comme nous
l’entendons, où nous l’entendons, sans chercher à leur donner un nom. Il sera bien
temps de savoir, un jour, si c’est ou non du théâtre et ce qu’est au juste le théâtre.
Jérôme SAVARY, « Nos fêtes », dans Le Théâtre (dir. F. Arrabal, 1968).
Dans les années 1980, Savary est appelé à assumer des fonctions de
direction à la tête de divers théâtres : il quitte l’aventure collective du Grand
Magic Circus pour un travail de metteur en scène plus institutionnel. Ces
expériences n’ont pourtant pas été seulement des parenthèses éphémères.
Elles montrent notamment comment le théâtre peut investir de nouveaux
lieux, inventer dans l’espace de nouvelles articulations entre jeu scénique et
spectateurs. Et elles ne sont pas étrangères à l’histoire de la littérature,
même si elles prennent leurs distances avec l’auteur et avec l’écrit. D’autres
avant-gardes nous ont déjà appris que la contestation de l’idée de littérature
faisait partie de son histoire. D’autres acteurs de la vie intellectuelle ont
proclamé la « mort de l’auteur », mais c’était pour mieux rechercher
précisément les conditions de la « littérarité ». On voit s’accentuer ici la
tendance historique de décentrement du théâtre au XXe siècle, de l’auteur
vers la mise en scène. La Nouvelle Critique en prend son parti, notamment
avec les travaux d’Anne Ubersfeld, qui prolonge sa sémiotique du texte de
théâtre (Lire le théâtre, 1977) par une « sémiotique de la représentation »
(Lire le théâtre II. L’école du spectateur, 1981). En parallèle, le théâtre de
boulevard est lui aussi de moins en moins un théâtre d’auteur. Mais c’est
qu’il est concurrencé et aspiré par les « modèles » parallèles d’une
télévision qui vise les mêmes publics. Le théâtre « communautaire » des
années 1970, lui, ne s’éloigne de l’écriture que pour explorer d’autres
modalités de la création artistique — fût-ce en faisant écho au « merdre »
du père Ubu ou aux provocations dadaïstes par les trompettes dissonantes
du Grand Magic Circus.
Notes
1. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, éd. citée, p. 859 et 867.
2. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1997, p. 234.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1980
La faute à Pivot ?
La littérature au présent :
le temps des doutes
(depuis 1980)
Chapitre 1
L’évolution littéraire
en question
1. Retours et reflux
Le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique, triomphants dans les années
1960-1970, avaient proclamé la « mort de l’auteur », la fin de l’intrigue et
du personnage, l’autosuffisance de l’écriture. Ils dénonçaient l’illusion
référentielle qui prétend établir une relation directe entre le texte et le réel.
Ils refusaient l’illusion psychologique d’une expression personnelle du sujet
par le texte. Ils rejetaient la chronologie de l’histoire au nom de structures
atemporelles. Le Nouveau Théâtre et les metteurs en scène des années 1970
y ajoutaient le refus du dialogue écrit, la préférence pour le spectacle et sa
« polyphonie informationnelle » (Barthes), la défiance vis-à-vis d’un texte
coupé de la scène.
Autour de 1980, il semble qu’à ce temps des refus succède le temps des
reflux. Car on assiste alors au retour du sujet, au retour du « référent », au
retour du récit et de l’histoire — à tous les sens du mot « histoire » —, au
retour de l’écrit au théâtre. Est-ce à dire que le poids de la tradition l’aurait
emporté sur les avancées de la modernité, et que les vérités éternelles de la
littérature auraient finalement conjuré une éphémère tentation nihiliste ?
C’est évidemment plus complexe. D’une part, le courant formaliste est loin
d’avoir régné sans partage dans le champ des lettres durant un quart de
siècle, et ceux-là mêmes qui proclamaient la « mort du sujet » n’ont cessé
de faire entendre, comme Barthes et Blanchot, « des voix inimitables » qui
prouvaient le contraire — ainsi que le signale à juste titre Pierre Michon1.
D’autre part, ces « retours » ne sont pas des régressions, et l’histoire de la
littérature n’est pas cyclique. Les auteurs contemporains intègrent l’esprit
critique et le sens ludique des décennies qui précèdent. Loin de se
désintéresser de la forme, ils poursuivent les « aventures de l’écriture » par
d’autres voies et d’autres moyens. S’ils réinvestissent des genres familiers
et réactivent des modèles anciens, c’est avec une inquiétude et une
incertitude qui ébranlent toute confiance dans la valeur et les pouvoirs de
l’activité littéraire.
Le retour du sujet
Retour du sujet, d’abord. Le tournant est d’autant plus remarquable que
ce sont les auteurs du Nouveau Roman qui montrent l’exemple, en prenant
leur vie personnelle comme objet de plusieurs des grands textes qui
paraissent au début des années 1980. Nathalie Sarraute revient sur son passé
dans Enfance (1983), Marguerite Duras dans L’Amant (1984), Alain Robbe-
Grillet dans Le Miroir qui revient (1984). Pour Robbe-Grillet, ce sont là des
« entreprises voisines […] de subversion autobiographique ». Des
entreprises qui seraient encore modernistes, donc ? Elles n’en témoignent
pas moins d’une même propension à parler de soi : le pronom « je », même
s’il n’est pas la seule instance narrative de ces textes complexes, est bien
présent et renvoie à la subjectivité de l’auteur. On est loin de la « littérature
objective » que Barthes, lui-même tenté par l’autoportrait dans Roland
Barthes par Roland Barthes (1975), voyait à l’œuvre chez le premier
Robbe-Grillet. Barthes, mais aussi Doubrovsky et Perec, notamment, ont
montré dans les années 1970 que l’écriture de soi n’était pas incompatible
avec une réflexion critique sur les modalités et les finalités de l’entreprise.
Les Nouveaux Romanciers s’engagent pleinement dans cette voie. Claude
Simon lui-même y viendra plus tard, dans ses derniers textes, Le Jardin des
plantes (1997) et Le Tramway (2001), dévoilant la part autobiographique
qui était jusqu’alors dissimulée sous le travail de transposition et de
recomposition de l’écriture romanesque.
Même le théâtre est tenté par l’inspiration autobiographique, notamment
avec les créations de Philippe Caubère, des onze épisodes du Roman d’un
acteur (1986-92) à ses derniers spectacles Le Bac 68 et Adieu, Ferdinand !
(2015-17). Et du côté des poètes, on peut parler d’un retour du sujet lyrique
dans les années 1980. Après le temps des Choses (Francis Ponge), de l’Être
(Yves Bonnefoy) et du Texte (Denis Roche), le « je » du poète revient au
premier plan chez James Sacré (Quelque chose de mal raconté, 1981),
Lionel Ray (Le Corps obscur, 1981), Marie-Claire Bancquart (Votre visage
jusqu’à l’os, 1983) ou Jean-Michel Maulpoix (Ne cherchez plus mon cœur,
1986). Mais la poésie ne saurait revenir simplement à l’expression d’un moi
clos sur lui-même : l’expérience poétique est expérience de l’altérité. Le
sujet poétique est plus que jamais après 1980 celui « qui se découvre autre à
travers les mots et les choses », comme l’écrit le poète et critique Michel
Collot, qui insiste sur ce tournant des années 1980 : c’est alors en effet
qu’« une nouvelle génération de poètes » souhaite « rendre au monde et au
sujet la place qui leur revient dans le poème », après une période dominée
par « une poétique et une pratique d’inspiration formaliste ou textualiste2 ».
Si l’on peut alors parler d’un « nouveau lyrisme », il s’agit d’un lyrisme
« critique », perplexe, dépouillé de toute emphase et de tout pathos, qui
s’interroge sur lui-même et se sait fragile — comme chez Jean-Claude
Pirotte.
Le retour du « référent »
Le retour du « référent », du monde réel dont parle le texte, est manifeste
chez Claude Simon dès les années 1980. Oui, la littérature parle de la
réalité, et pas seulement d’elle-même. Dans Les Géorgiques (1981), la
réflexion sur l’histoire universelle se greffe sur une histoire familiale et sur
l’histoire politique de trois périodes de mutation, la Révolution et l’Empire,
la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale. L’auteur délaisse les jeux
textuels de ses romans précédents pour faire revenir au premier plan
l’histoire humaine, mais le va-et-vient entre les différents moments de
l’histoire, comme dans L’Acacia (1989), montre qu’il ne s’agit pas pour
autant de rétablir une continuité narrative facile et trompeuse.
L’ouverture sur le monde, cela signifie aussi un regard nouveau sur les
réalités sociales du monde industriel chez François Bon (Sortie d’usine,
1982) ou Leslie Kaplan (L’Excès d’usine, 1982), l’intérêt pour les faits
divers de la société moderne dans les nouvelles de Le Clézio (La Ronde et
autres faits divers, 1982), ou encore le souvenir des répressions policières
commises à Paris en 1961 chez Didier Daeninckx (Meurtres pour mémoire,
1984). Le romancier tchèque Milan Kundera publie en français L’Art du
roman (1986), qui réaffirme les pouvoirs d’une fiction romanesque définie
par la mission de « comprendre le monde ». Le référent qui fait ainsi retour
est social, historique, politique, existentiel : il requiert une écriture lucide,
une conscience aiguë du monde présent.
Dans le même temps, la critique délaisse le dogme de l’autoréférence
pour repenser le rapport de la poésie au monde sensible, dans la lignée des
travaux de Paul Ricœur (La Métaphore vivre, 1975). Michel Collot oppose
ainsi la pratique des poètes à une théorie réductrice « excluant du poème
toute référence à une quelconque sujet ou à un quelconque objet » (La
Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989). Il importe à ses yeux de
dépasser le formalisme pour renouer les liens entre les trois pôles
indissociables de l’activité poétique : le sujet, le monde et le langage.
Structuraliste militant dans les années 1960-1970, Tzvetan Todorov prend
ses distances avec la Nouvelle Critique dont il fut un promoteur zélé
(Critique de la critique, 1984) : il se détourne de la linguistique et du
formalisme pour redécouvrir la morale et l’histoire (Nous et les autres,
1989) — parcours significatif d’un nouvel humanisme.
Le retour du récit
On assiste aussi vers 1980 au retour du récit et de l’histoire, donc à la
levée de l’interdit pesant sur le fait même de raconter. L’aventure de Tel
Quel s’achève en 1982, et avec elle le temps de la révolte textualiste la plus
radicale contre l’ordre de la narration. Sollers lui-même, après Paradis
(1981), revient à des histoires plus lisibles dans Femmes (1983) et à un
certain romanesque, certes non dénué de fantaisie parodique, dans Portrait
du joueur (1984). Pascal Quignard et Danièle Sallenave, après les
recherches formelles de leurs débuts, se tournent vers des formes
romanesques plus classiques, le premier dans Le Salon de Wurtembeg
(1986), la seconde dans La Vie fantôme (1986). La pratique narrative que
l’on croyait condamnée s’impose massivement dans les fictions
romanesques de Michel Tournier (Gaspard, Melchior & Balthazar, 1980),
de Sylvie Germain (Le Livre des nuits, 1985) et de J.-M. G. Le Clézio (Le
Chercheur d’or, 1985), portées par la puissance du mythe ou la dynamique
de la quête, ainsi que dans les récits de vie en tous genres qui sont alors en
plein essor, autobiographies et autofictions, fictions familiales et enquêtes
généalogiques (Pierre Michon, Vies minuscules, 1984 ; Jean Rouaud, Les
Champs d’honneur, 1985). Les histoires racontées intègrent la réflexion
sociologique chez Annie Ernaux (La Place, 1984), la reconstitution
historique chez Françoise Chandernagor (L’Allée du Roi, 1981), l’analyse
politique chez Gérard Mordillat (Les Cinq Parties du monde, 1985). Mais
ces textes mêlent généralement à la pratique du récit la conscience critique
de ses procédures, la mise en question de la linéarité chronologique, la
reconnaissance du statut problématique de la « vérité » racontée.
Ce retour du récit coïncide avec la publication de la somme
philosophique de Ricœur, Temps et récit (1983-84), qui montre les limites
d’une analyse structurale et rappelle la fonction anthropologique majeure de
l’activité narrative et de la « mise en intrigue », que les avant-gardes
littéraires du XXe siècle conduisent à redéfinir. Au même moment, dans le
champ de la critique littéraire, les approches narratologiques, fortement
nuancées par Genette lui-même (Nouveau Discours du récit, 1983), tendent
à céder la place à des études qui rendent toute son importance à l’histoire.
Mais il ne s’agit pas d’un retour en arrière à l’histoire littéraire
lansonienne : les nouvelles méthodes historiques appliquées à la littérature
concernent la genèse des textes (Essais de critique génétique, ouvrage
collectif, 1979), l’histoire de la réception (à la suite de la traduction en 1978
de Pour une esthétique de la réception de Hans Robert Jauss), l’histoire des
formes et des genres (après la traduction en 1978 de l’ouvrage de Mikhaïl
BakhtineEsthétiqueet théorie du roman), l’histoire sociale de l’institution
littéraire (Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à
l’âge classique, 1985). Plutôt qu’à une renaissance de l’histoire littéraire, on
assiste à une conscience nouvelle de l’historicité du « littéraire ».
L’esprit « postmoderne »
Les mouvements de « retour », quelle que soit leur forme, remettent en
question le schéma d’une évolution ascendante. Dès lors, c’est la relation
dialectique entre modernité et tradition qui semble perdre sa pertinence.
« Le paysage littéraire est devenu incertain », comme l’explique Pierre
Jourde, résumant avec une ironie lucide le temps des dernières avant-
gardes…
Comment écrire du reste, quand je ne savais plus lire : au pire de misérables traductions
de science-fiction, au mieux les textes benoîtement tapageurs des Américains de 1960
et ceux, pesamment avant-gardistes, des Français de 1970, étaient mon seul aliment ;
mais si bas que ces lectures déchussent, elles m’étaient encore des modèles trop forts
que j’étais incapable d’imiter. Je m’invétérais dans l’échec, l’inertie fascinée ; dans
l’imposture aussi : mes lettres à Marianne, quotidiennes, mentaient effrontément ; je
faisais état de pages éclatantes miraculeusement venues, j’étais l’Opéra Fabuleux et
chaque nuit m’était pascalienne, le ciel mouvait ma plume, comblait ma page.
Pierre MICHON, Vies minuscules (1984).
Adieux à la littérature
Cette attitude des auteurs explique que notre époque soit fertile en
ouvrages qui dressent l’acte de décès du « grand écrivain ». Mais ils en
déduisent parfois un peu vite la mort de la littérature. C’est le cas pour
Henri Raczymow dans La Mort du Grand Écrivain. Essai sur la fin de la
Littérature (1994) : s’il n’y a pas de grand écrivain conforme au modèle
transmis par la tradition, dont le prestige est reconnu par l’ensemble du
corps social, c’est à ses yeux qu’il n’y a plus de littérature digne de ce nom.
La mort de Sartre, en 1980, marquerait ainsi la mort de la littérature.
Dominique Noguez met plus d’humour dans son analyse du
« grantécrivain » (Le Grantécrivain & autres textes, 2000) : s’il observe
avec lucidité l’effacement de cette « spécialité française », symptôme du
déclin de la culture française dans le monde à la fin du XXe siècle, il dessine
les contours d’un futur possible de la littérature et ne sombre pas dans le
refrain « déclinologique » si répandu dans les années 2000. Car c’est le
discours du déclin qui semble en effet dominer, comme l’indiquent de
nombreux titres convergents de ces dernières années : Le Dernier Écrivain
de Richard Millet (2005) ; L’Adieu à la littérature. Histoire d’une
dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle de William Marx (2005) ; Contre Saint
Proust ou la fin de la littérature de Dominique Maingueneau (2006) ; La
Littérature en péril de Tzvetan Todorov (2007)…
Cette thématique catastrophiste n’est pas nouvelle : elle est même aussi
vieille que la littérature elle-même, comme l’a montré Alexandre Gefen4.
Mais elle est particulièrement significative au tournant des XXe et
e
XXI siècles, comme symptôme d’un malaise et d’une inquiétude. Tant que
des courants modernistes vivifiaient le mouvement de son histoire, la
littérature n’avait pas de doutes, en profondeur, sur son avenir :
l’interrogation réflexive sur la langue, sur les formes et sur les genres,
depuis Gide et Apollinaire jusqu’à Blanchot et Robbe-Grillet, même dans
ses modalités les plus nihilistes en apparence, ouvrait toujours sur le livre
« à venir ». Or, avec la fin des avant-gardes, « c’est la vision claire d’un
futur en voie d’accomplissement qui s’est perdue » (Dominique Viart). Il y
a là plus qu’une rupture esthétique : un changement de « régime
d’historicité » (François Hartog5). Le « régime moderne » de l’histoire
reposait sur le principe d’une projection dans un avenir à construire, à partir
d’une rupture nécessaire avec le passé. Le régime « présentiste » qui
s’impose à la fin du XXe siècle est centré sur un présent incertain,
« insaisissable », chargé du poids d’un passé tragique dont il ne peut se
dégager et incapable de préfigurer l’avenir. La littérature au présent,
« présentiste » en ce sens, est littéralement une littérature sans avenir.
Au début du XXIe siècle, les discours sur la fin de la littérature dramatisent
ce tournant, au risque de proposer des images contradictoires de la
littérature contemporaine, dont il s’agit surtout de montrer la décadence
inéluctable. Pour Tzvetan Todorov, la « création contemporaine française »
est ainsi coupable d’un appauvrissement qui se traduit par trois tendances
dominantes : le « formalisme », le « nihilisme » et le « solipsisme » (La
Littérature en péril). Trois modalités d’un repli et d’un enfermement qui
priveraient l’écrivain de ses vraies missions : délivrer du sens, s’adresser à
autrui, parler du monde réel. Todorov incrimine l’école, qui aurait eu le tort
de prendre au sérieux la théorie littéraire des années 1960-1970 — qu’il
avait lui-même ardemment contribué à promouvoir — en l’appliquant à
l’enseignement des lettres. Mais on ne sait quelles œuvres et quels auteurs
contemporains sont ainsi visés : le formalisme et le nihilisme, repérables
sans doute dans les années 1950-1970, ne sont pas les traits les plus
caractéristiques des dernières décennies.
Pour certains observateurs, c’est au contraire la fin des exigences
formelles qui signe le déclin irréversible de la littérature. La « théorisation
exaspérée de l’écriture » aura été « le chant du cygne d’une culture littéraire
qui a ainsi brillé, une dernière fois peut-être, de tous ses feux […] tout en se
sachant mortelle », écrit Vincent Kaufmann en citant Foucault (La Faute à
Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, 2011). Pour d’autres, la
littérature française est moins victime d’un solipsisme réducteur que d’un
excès d’ouverture : elle est condamnée à se dissoudre dans une
« postlittérature » mondialisée, autrement dit américanisée (Richard Millet,
L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010).
Antoine Compagnon, pour qui « il n’est pas certain qu’un autre théâtre ait
succédé » à celui de Genet et de Beckett et qui fait coïncider Fin de partie
avec « la fin du théâtre », regrette que « la plupart des nouveaux écrivains
parlent peu de la littérature passée et présente » : « La vraie fin de la
littérature, ce serait si les écrivains ne lisaient plus6 ». Le grand écrivain —
Gide, Proust, Sartre ou Barthes… — était un grand lecteur : tel est le
modèle qui serait en voie d’extinction. Mais quels sont ces « nouveaux
écrivains » sans mémoire ? Certainement pas Quignard, Echenoz ou
Maulpoix. Ni des plus jeunes comme Éric Chevillard, Marie NDiaye,
Yannick Haenel ou Arno Bertina… L’enquête n’est qu’esquissée, comme
chez Todorov. Lydie Salvayre écrit Pas pleurer, prix Goncourt 2014, sur les
pas du Bernanos des Grands Cimetières sous la lune ; Emmanuel Carrère
relit de très près le Nouveau Testament pour écrire Le Royaume (2014) ;
Laurent Binet imagine La Septième Fonction du langage, prix Interallié
2015, à partir d’une connaissance aussi savante qu’ironique de Barthes, Eco
et Sollers… Nombre d’écrivains d’aujourd’hui, du moins parmi ceux qui
méritent l’attention, sont sans nul doute de grands lecteurs.
Ne pourrait-on pas reprocher au contraire à la littérature contemporaine, à
certains égards, d’être le territoire réservé des universitaires et des savants,
qui n’écrivent que parce qu’ils ont beaucoup lu ? Les exemples de
professeurs écrivains sont aujourd’hui innombrables. Cioran voyait la
principale menace non dans l’inculture de l’écrivain mais au contraire dans
l’apparition moderne de « l’artiste intelligent », celui qui en sait trop,
devenu à lui-même « son propre critique »…
La conclusion de Jean-Yves Tadié reste plus ouverte : « Il serait vain de
dire que la fin du siècle dernier n’a pas vu les égaux de Proust, de Valéry,
de Sartre, de Camus, de Bernanos ou de Malraux […]. Les sommets, c’est
de loin que les générations futures les apercevront. » (La Littérature
française : dynamique et histoire). Le grand écrivain n’aurait pas disparu :
il attendrait simplement d’être reconnu… Message plus optimiste, donc.
Mais on ne peut ignorer que les « sommets » Valéry, Sartre et Malraux
avaient été identifiés comme tels par leurs contemporains, sans attendre le
jugement de la postérité. Si l’on ne voit plus de sommets aujourd’hui, c’est
peut-être moins par défaut de perception que parce que le paysage a changé.
Il y a bien eu, de ce point de vue, une mutation majeure à la fin du siècle
dans la géographie des lettres.
Comment se prononcer sur ces débats, sinon en se tournant avec plus de
précision vers la production littéraire de l’époque pour identifier quelques-
uns des « nouveaux écrivains » les plus marquants des années 1980-2015 ?
On constate alors que la traditionnelle tripartition générique entre poésie,
théâtre et genres narratifs est toujours à l’œuvre, malgré toutes les annonces
modernistes de sa disparition.
Notes
1. Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel [2007], 2016, p. 15.
2. Michel Collot, « Un nouveau monde », texte publié en 2017 sur le site Poezibao, en réaction à la présentation jugée
tendancieuse du « nouveau lyrisme » dans l’anthologie parue chez Flammarion la même année, dont les préférences vont à une
poésie « textualiste » (Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde, Poésies en France. 1960-2010).
3. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », art. cité, p. 104.
4. Alexandre Gefen, « “La Muse est morte, ou la faveur pour elle”. Brève histoire des discours sur la mort de la littérature », dans
Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Fins de la littérature, t. I, Esthétiques et discours de la fin, Paris, Armand Colin, coll.
« Recherches », 2011, p. 37 et suiv.
5. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, rééd. coll. « Points », 2012.
6. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, op. cit., t. II, p. 721 et 801.
Chapitre 2
Résistance des genres
1. La poésie, de la critique du
lyrisme au « lyrisme critique »
À l’occasion d’un colloque consacré en 1998 à « l’éclatement des genres
au XXe siècle », Michel Murat montrait « comment les genres font de la
résistance », à propos du surréalisme en particulier. La formule peut
s’appliquer à la permanence des trois grands champs génériques à la fin du
siècle : ils font en effet de la résistance. C’est la tendance qui prédomine —
même si cette triade ne couvre pas plus que par le passé l’ensemble de la
production littéraire. Chaque domaine connaît certes en son sein des
recompositions et des innovations notables, mais rares sont les auteurs qui
brouillent franchement les cartes. C’est le cas de Valère Novarina, chez qui
l’invention langagière poétise le théâtre et théâtralise le poème dans des
textes qui demandent à être oralisés (Le Discours aux animaux, 1987) ;
d’Emmanuel Hocquard, dont les livres agencent des éléments empruntés à
tous les types d’énoncés — poétiques ou discursifs, romanesques ou
autobiographiques (Un test de solitude, 1998 ; Le Consul d’Islande, 2000) ;
de Jacques Roubaud qui, dans La Boucle (1993), compose une sorte
d’autobiographie poétique par un jeu complexe d’incises et de
ramifications. Il y a là des expériences inédites et séduisantes, mais qui
restent marginales et ne bouleversent pas la loi des genres.
La poésie ne s’adresse plus qu’à un public restreint. Depuis les
lendemains de la guerre, elle s’est éloignée du public populaire qu’elle avait
pu toucher sous l’Occupation et qu’elle pouvait encore atteindre,
notamment par la médiation des chansons, au temps de Prévert, de Boris
Vian, ou d’Aragon chanté par Jean Ferrat. Elle a fini par laisser à la chanson
la pratique d’une poésie populaire, se réservant la musique intérieure et le
travail de la forme écrite. Par ailleurs, la poésie contemporaine est peu
étudiée dans les écoles et universités, qui sont plus réactives aux dernières
publications romanesques et aux mises en scène les plus récentes qu’à
l’édition de nouveaux recueils de poèmes. Cependant, la poésie est un genre
bien identifié, qui a ses propres revues, ses collections éditoriales, ses prix
et récompenses, ses lectures publiques, ses ateliers d’écriture… — sans
oublier le retour annuel du « Marché de la Poésie » et du « Printemps des
Poètes »… Elle n’est pas absente des grandes revues : c’est un poète,
Jacques Réda, qui prend la direction de La Nouvelle Revue française, en
1987, à la suite de Georges Lambrichs. Dans les limites qui sont les siennes,
elle témoigne d’une grande vitalité. Comme les autres genres, elle doute
d’elle-même, certes, et remet en question les grands modèles de la
modernité (Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont). Mais ce sont aussi ces
interrogations qui la font vivre et se renouveler.
La lettre et la voix
Parmi les grandes tendances esthétiques de l’époque, on reconnaît surtout
deux courants — même s’il faut se méfier d’une vision purement dualiste
qui opposerait terme à terme une poésie des mots à une poésie du moi : les
meilleurs poètes dépassent cette alternative. Ces deux courants sont
d’ailleurs d’importance inégale : d’un côté, dans la lignée des avant-gardes,
une poésie « textualiste » ou « littéraliste » qui s’attache à la lettre du texte,
se défiant de l’émotion lyrique et des leurres de la « profondeur » ; de
l’autre, un « nouveau lyrisme » sensible aux rapports entre le sujet et le
monde, entre le moi et l’autre, entre la conscience et le corps, et pour lequel
l’élaboration du matériau verbal n’est pas une fin en soi. Le premier courant
est le plus radical mais aussi le plus marginal, parce qu’il s’expose au risque
de l’illisibilité et qu’il poursuit une voie formaliste qui peine à trouver son
public après la fin des avant-gardes. Nous avons vu à ce propos quelles
étaient ces voies radicales de la poésie à partir des années 1980, à travers les
revues animées par Prigent, Gleize, Cadiot ou Espitallier. Et les expériences
inventives et ambitieuses de Roubaud et de Hocquard viennent d’être
rappelées. « Il n’y a pas de poésie ailleurs que dans un objet de langue »,
écrit Roubaud : belle définition d’une poésie textuelle — où l’on reconnaît
l’héritage de Valéry et de Ponge.
Il est d’autres poètes de la littéralité qui travaillent la langue comme une
matière — comme du « zinc brûlant », écrit Dominique Fourcade (Xbo,
1988). Anne-Marie Albiach réduit le texte à l’essentiel (Travail vertical et
blanc, 1989) : elle décompose le vers et la syntaxe pour faire de la poésie
« un acte de destruction qui se régénère ». Claude Royet-Journoud prône
une poésie minimaliste, résolument antilyrique, qui refuse les images et
utilise les blancs et les silences pour atteindre « la densité des choses » (Les
Natures indivisibles, 1997). Moins radicale, la poésie d’Antoine Emaz,
dépouillée et impersonnelle comme celle de Reverdy, parole précaire pour
dire la précarité de l’existence, se creuse elle aussi jusqu’aux limites du
silence (De l’air, 2006).
On peut rapprocher de cet esprit de recherche avant-gardiste les expériences
de la « poésie sonore », bien qu’elles en viennent à se retourner contre la lettre
et contre le texte. Initialement lancée par Pierre Garnier (Manifeste pour une
poésie nouvelle, visuelle et phonique, 1962) et Henri Chopin (dans la revue-
disque OU, 1964-1974), la poésie sonore est pratiquée et développée sous
diverses formes par Bernard Heidsieck (Vaduz, 1998), Charles Pennequin
(Moins ça va, plus ça vient, 1999), Nathalie Quintane (Les Quasi-
Monténégrins, 2003), Patrick Dubost (Cela fait-il du bruit ? Poèmes pour la
voix, 2004). Dans ces productions, soit les mots disparaissent au profit d’effets
sonores qui abolissent toute signification, soit leur matière phonique est
associée à d’autres sonorités, voire mise en relation avec des œuvres picturales.
Ces « poèmes-partitions » sont destinés à être enregistrés sur des disques ou à
la radio, ou donnent lieu à des performances publiques. Il s’agit donc d’une
« poésie action » (Heidsieck), qui sort des limites du livre — quand elle ne sort
pas totalement du champ de la littérature. Elle rejoint par là des pratiques
récentes de poésie orale, comme le slam.
Et si demeure
Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,
Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.
Yves BONNEFOY, Les Planches courbes (2001).
Poésies du quotidien
D’autres poètes contemporains cherchent plus modestement à dire la
fragilité du moi et des choses. Le lyrisme de la précarité n’exclut pas
cependant, chez certains d’entre eux, le rayonnement de la foi. Jean-Pierre
Lemaire, salué par Jaccottet à ses débuts, prête attention aux réalités les
plus humbles, mais pour y percevoir une présence qui les dépasse (Figure
humaine, 2008). Philippe Delaveau lui aussi cherche dans les lieux
ordinaires de ce monde les traces d’une lumière transcendante (Instants
d’éternité faillible, 2004). Pascal Commère évoque avec plus d’humour les
sensations qu’éveillent des paysages familiers (Vessies, lanternes et autres
bêtes cornues, 2000). Ses phrases boiteuses rappellent la poésie de James
Sacré, qui aime aussi user de distorsions formelles pour faire revivre les
paysages de l’enfance (La Petite Herbe des mots, 1987). Lionel Ray
s’éloigne de l’éloquence lyrique pour saisir simplement l’éphémère
(Syllabes de sable, 1997). Guy Goffette cherche les mots les plus justes et
les plus simples pour traduire l’émotion du quotidien (Éloge pour une
cuisine de province, 1988), à laquelle est aussi sensible le lyrisme discret de
Ludovic Janvier (La Mer à boire, 1987).
Cette poétique du quotidien, qui peut être rapprochée de recherches
analogues dans le champ du théâtre et des genres narratifs, confirme
l’intérêt de l’époque pour un travail verbal humblement ajusté à
l’expérience, bien loin des élans romantiques ou des ruptures surréalistes
qu’appréciait encore l’immédiat après-guerre. Le poète récuse décidément
la posture du « grand écrivain ».
2. Le théâtre, en marge
de la littérature
À partir des années 1980, le théâtre revient progressivement au texte et à
l’auteur, après les années d’effervescence scénique, de création collective et
de remise en question de l’écrit qui ont suivi Mai 68, dans l’esprit d’Artaud
et dans le sillage du Nouveau Théâtre. Mais revient-il pour autant à la
littérature ? En réalité, l’art dramatique a poussé si loin l’affirmation de sa
spécificité qu’il est en effet parvenu à occuper désormais une place à part,
mais en se coupant de la littérature. Contre l’idée moderniste d’un
brouillage des frontières génériques, c’est peu dire que le théâtre « fait de la
résistance » : non seulement il reste un genre bien distinct, mais il s’affirme
comme un art autonome — à l’écart de l’ensemble appelé littérature. Or
cela ne va pas sans risques. Certes, « le théâtre a su rompre ses attaches
avec le territoire de la littérature », mais, ce faisant, il « s’est constitué en
île » (M. Vinaver).
Un art à part
Elle paraît très loin, l’époque où le prestige esthétique et social du théâtre
poussait les plus grands écrivains à prolonger sur la scène, comme Hugo ou
Musset au siècle précédent, une œuvre qui relevait d’abord de l’écriture
littéraire. Tel était le cas pour Claudel et Giraudoux, Sartre et Camus,
Beckett et Pinget, tout récemment encore Duras et Sarraute… Ionesco était
l’exception. Encore publiait-il ses textes dans la collection « Blanche » de
Gallimard, signe d’une indiscutable légitimité littéraire : il était bien
reconnu comme un écrivain, consacré comme tel par son élection à
l’Académie française. Le théâtre était un genre littéraire à part entière. Les
principaux auteurs dramatiques de la fin du XXe siècle — Michel Vinaver,
Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Michel Deutsch… —
apparaissent au contraire comme des spécialistes de l’écriture théâtrale, et
pour l’essentiel s’y cantonnent. Certains pratiquent même en alternance
écriture et mise en scène, comme Olivier Py, Gildas Bourdet et Jean-Paul
Wenzel. Plus rares sont ceux qui pratiquent l’écriture dramatique à côté
d’autres genres, comme Valère Novarina, Hélène Cixous ou Yasmina Reza :
ce n’est pas suffisant pour maintenir le théâtre dans le champ des genres
littéraires.
De ce repli insulaire, il y a d’autres symptômes. L’édition théâtrale est
elle-même marginalisée : les textes de théâtre n’ont plus leur place dans les
grandes collections généralistes, et sont publiés dans des collections
spécialisées — « Papiers » chez Actes Sud, L’Avant-scène… —, plus
confidentielles, mal diffusées dans les librairies générales. À l’université,
les départements d’arts du spectacle disputent l’enseignement du théâtre
aux départements de littérature. Les critiques dramatiques, dans la presse,
n’ont plus la notoriété et le pouvoir qui les caractérisaient encore dans les
années soixante. Et leur attention se porte d’abord sur la qualité d’un
spectacle, sur la prestation de telle ou telle vedette médiatique, ou sur
l’adaptation d’œuvres anciennes — rarement sur l’intérêt d’œuvres
nouvelles. En s’éloignant de la littérature, le théâtre tend donc à perdre
simultanément son influence dans l’espace public.
Les causes sont en partie extérieures au théâtre. Ne sous-estimons pas,
notamment, les conséquences de la télévision sur le rapport du spectateur à
l’image. Le public qui consomme sans modération les productions
télévisées peut-il encore être sensible aux exigences d’un théâtre qui aurait
l’ambition d’être, selon la fameuse formule d’Antoine Vitez, « élitaire pour
tous » ? L’idéal d’un théâtre populaire de haute qualité porté par Vilar au
lendemain de la guerre s’est heurté à cette réalité nouvelle d’une culture de
masse dominée par la télévision. Or, « un spectateur exclusivement formé
par elle devient par force étranger aux méthodes, aux tournures et aux
ambitions du théâtre », comme l’écrit Robert Abirached1. Cependant, la
dévalorisation du théâtre tient aussi à sa propre histoire. Les hommes de
théâtre ont une part de responsabilité : leur culte du jeu scénique et des
techniques de représentation a pu les détourner des réalités contemporaines
du monde social. Chez eux, la recherche d’une connivence élitiste avec un
public d’initiés l’a souvent emporté sur le projet d’un théâtre à la fois
« élitaire » et populaire.
3. Extension du domaine du
roman
Le « retour du récit » des années 1980-2015 se manifeste moins par un
retour du roman en tant que tel que par une diversification des formes
narratives et l’invention de combinaisons toujours nouvelles entre fiction et
réalité. Le roman, certes, se porte bien, et n’a plus de complexes dans
l’élaboration de l’intrigue, la création de personnages et la liberté de
l’imagination. Mais il ne revient pas massivement pour autant à une
pratique « traditionnelle » de l’illusion mimétique. Le courant
antimimétique qui s’était développé de Paludes au Nouveau Roman, et qui
sous ses formes les plus radicales s’est achevé avec La Vie mode d’emploi
de Perec (1978), a laissé des traces. Certains romanciers qui y avaient
activement participé sont toujours féconds. Claude Simon poursuit une
écriture expérimentale dans Le Jardin des plantes (1997), roman construit
comme un savant désordre de fragments textuels de provenances diverses,
et dont la mise en page brise parfois l’ordre rectiligne de la présentation
typographique, contestant les artifices d’un texte composé comme un jardin
à la française. Philippe Sollers revient à une langue plus classique et use de
schémas bien romanesques, mais interpose librement sa pensée et sa culture
d’auteur entre la fiction et ses lecteurs (La Fête à Venise, 1991). Après l’ère
du « soupçon », personne n’est plus dupe des procédés mis en œuvre, même
s’il s’agit de revenir aux plaisirs du récit. Plutôt qu’il ne revient en arrière,
le roman élargit ainsi le champ de ses possibles, cumulant bien souvent
l’intérêt de la distance critique et les charmes de la fiction racontée.
Jeux de construction
Si le roman se réconcilie avec l’aventure et le romanesque, c’est avec des
choix structurels qui le préservent d’un réalisme naïf. La Quarantaine de Le
Clézio (1995) articule différents moments, différentes voix, dans une quête
de l’origine qui croise la route de Rimbaud et mène à l’Océan Indien —
somptueux voyage, intertextuel autant que géographique. Olivier Rolin,
dans Méroé (1998), remonte aux sources du Nil, mais pour raconter une
histoire incertaine dont les « sources » sont tout aussi problématiques :
l’aventure s’enlise dans les sables du Soudan, minée par les doutes. Jean
Rouaud, qui s’est fait connaître avec l’enquête généalogique des Champs
d’honneur (1990), semble devoir s’excuser de raconter une histoire
d’amour très romanesque, située à l’époque de la Commune, dans
L’Imitation du bonheur (2006) : le narrateur intervient systématiquement
pour interdire toute adhésion facile et susciter la réflexion par des va-et-
vient entre le passé de l’histoire et le présent de la narration. Hédi Kaddour
livre avec les sept cents pages de Waltenberg (2005) une belle et complexe
histoire d’amour et d’espionnage qui traverse tout le XXe siècle, mais les
brouillages de la chronologie et les variations de point de vue ajoutent à
l’héritage d’Alexandre Dumas et de Jules Verne la conscience critique d’un
lecteur de Claude Simon.
Il y a donc un romanesque critique, comme il y a à la même époque, chez
les poètes, un lyrisme critique. Même Jean d’Ormesson, considéré comme
un romancier « traditionnel » en raison de sa position institutionnelle et de
sa langue très classique, auteur d’une œuvre abondante qui lui a valu
d’entrer dans la prestigieuse édition de la Pléiade avant sa mort en 2017,
joue souvent avec les codes du genre sans chercher la vraisemblance. Dans
La Gloire de l’Empire (1971), il pastichait le récit historique pour imaginer
l’histoire d’un empire imaginaire. La Douane de mer (1993) est un dialogue
entre l’âme d’un mort et un esprit venu d’ailleurs, sur l’histoire de
l’humanité — situation romanesque qui n’a rien de « traditionnel »… Le
roman offre ainsi à l’histoire réelle le miroir ironique de ses histoires
fictives, et bien fictives.
Le jeu avec les structures romanesques n’est donc pas séparable de la
réflexion sur l’homme et sur le monde. Si bien que le ludique n’est pas
nécessairement comique : il permet aussi de prendre en charge avec gravité
les contradictions et les souffrances de l’existence humaine. C’est ainsi que
Martin Winckler, qui doit son pseudonyme à un personnage de Perec,
adopte dans La Maladie de Sachs (1998) une construction romanesque qui
rappelle La Vie mode d’emploi pour donner le témoignage d’un médecin sur
la multitude des maux psychiques et physiques de l’humanité
d’aujourd’hui : seule une telle structure était en mesure d’embrasser le
divers. C’est d’une structure musicale que s’inspire Nancy Huston dans
LesVariations Goldberg (1981), « romance » polyphonique qui croise de
multiples parcours existentiels à l’occasion d’un concert. La romancière fait
exprimer par un de ses personnages, dans Instrument des ténèbres (1996),
son regret de la « linéarité enrageante » du roman, insuffisante pour saisir la
complexité de la vie et qu’il importe donc de remettre en question par des
formes neuves. Les ellipses narratives et la polyphonie permettent à Marie
NDiaye de suivre la destinée chaotique d’une femme dans Rosie Carpe
(2001). Le recours au pronom de la deuxième personne, technique
inaugurée par Butor dans La Modification, est pour Anne Godard le moyen
d’entrer dans la conscience d’une femme bouleversée par la perte de son
fils, dans L’Inconsolable (2006). Ces jeux narratifs ne sont ni gratuits ni
futiles : ils sont requis par des enjeux existentiels. Ils disent la solitude des
individus et la perte de valeurs communes dans les temps « postmodernes ».
Ouvertures sur le monde
On voit cependant se dessiner ici deux tendances qui à certains égards
s’opposent : d’une part l’ambition de s’élever à des enjeux universels et de
penser l’histoire collective ; d’autre part le besoin d’explorer l’intime, de
fouiller le secret des êtres, de se concentrer sur le territoire du moi. Le
mouvement d’expansion tient pour une part à l’effacement des frontières
entre l’espace national de la littérature et l’espace francophone élargi. Ce
mouvement a été favorisé par la décolonisation. De plus en plus de
romanciers francophones qui ne sont pas originaires de l’hexagone sont
publiés par de grands éditeurs parisiens, couronnés par des prix littéraires
français. Depuis les années 1960-1970 surtout, ils font entrer dans l’horizon
du roman français le point de vue d’autres cultures, rappelant la fiction à sa
mission structurante et libératrice, contre la tentation nationale d’un
formalisme étroit ou d’un « déconstructionnisme » stérile. Ce sont par
exemple les Français des Antilles Édouard Glissant (Mahagony, 1987) et
Patrick Chamoiseau (Texaco, 1992), l’Africain Ahmadou Kourouma (En
attendant le vote des bêtes sauvages, 1994), l’Algérien Mohammed Dib
(Dieu en Barbarie, 1970 ; Si Diable veut, 1998), la Québécoise Anne
Hébert (Les Fous de Bassan, 1982), le Russe Andreï Makine (Le Testament
français, 1995), le Français d’origine chinoise François Cheng (L’éternité
n’est pas de trop, 2002)…
Cette ouverture ne signifie pas un universalisme indifférencié : elle
accueille au contraire toutes les différences. Mais elle donne au genre
romanesque un nouveau souffle vivifiant. Elle contribue ainsi à l’élan d’une
« nouvelle fiction » — nom sous lequel se reconnaissent plusieurs
romanciers des années 1990 qui réagissent par l’imaginaire et parfois le
fantastique au roman étroitement psychologique ou sèchement textualiste à
la française, tels Hubert Haddad, Frédérick Tristan, François Coupry et
Georges-Olivier Châteaureynaud (Jean-Luc Moreau, La Nouvelle Fiction,
1992). Elle incite aussi à penser la littérature à l’échelle du monde et non
plus dans les limites des frontières nationales : c’est ainsi que Michel Le
Bris, admirateur de Nicolas Bouvier, fondateur du festival « Écrivains
voyageurs » à Saint-Malo (1990), lance avec Jean Rouaud en 2007 un
manifeste, « Pour une “littérature-monde” en français », qui prône une
esthétique et une éthique du « Dehors » exposant le moi à « l’épreuve de
l’autre », opposées à toute littérature du repli (Le Monde, 15 mars 2007).
« Le monde revient » : fini le temps où il était mis entre parenthèses par les
« maîtres-penseurs » de l’autoréférence ! Parmi les quarante-quatre
signataires, Le Clézio, Glissant, la Canadienne Nancy Huston, le Marocain
Tahar Ben Jelloun, le Franco-libanais Amin Maalouf, le Libano-canadien
Wajdi Mouawad… Est-ce le signe d’un tournant ? Nous y reviendrons.
Ce qui est certain, c’est que le roman retrouve l’ambition de penser le
monde grâce aux moyens propres de la fiction. Les romans de Michel
Houellebecq décrivent ainsi le mal-être de l’homme contemporain, qui ne
cherche plus qu’à satisfaire ses pulsions sexuelles quand se sont effondrées
toutes les valeurs collectives et espérances politiques. Après Extension du
domaine de la lutte (1997), qui détourne ironiquement la formule
révolutionnaire pour faire le constat d’un libéralisme économique
généralisé renvoyant l’individu à ses seuls appétits matériels, il imagine
dans Les Particules élémentaires (1998) le point de vue rétrospectif d’un
narrateur qui évoque la fin du XXe siècle depuis une civilisation future. Le
pessimisme de l’analyse produit une écriture neutre et froide, de l’ordre du
constat sans appel. Dans Plateforme (2001), ce sont les relations Nord-Sud
et la commercialisation du sexe qui témoignent, sous le regard du
romancier, d’une civilisation en pleine décomposition. Dans La Carte et le
territoire, prix Goncourt 2010, l’auteur s’amuse à mettre en scène — et
même à mettre à mort — son propre personnage, dans une intrigue qui
porte sur les rapports entre l’art et l’argent dans le monde contemporain, et
plus généralement sur les rapports entre la représentation (la carte) et la
réalité (le territoire). Dans Soumission (2015), roman de politique-fiction
sur une France en voie d’islamisation, il s’interroge sur la passivité des
milieux intellectuels devant les mutations accélérées de la civilisation
occidentale. Le livre paraît au moment des attentats de janvier 2015 à Paris,
ce qui attire d’autant plus l’attention sur les questions troublantes qu’il pose
par le biais de la fable.
S’il n’y a nul enchantement possible chez Houellebecq, Yannick Haenel,
prix Médicis 2017 pour Tiens ferme ta couronne, imagine en revanche le
retour à une forme de féerie romanesque dans Cercle, son grand roman paru
en 2007 : le narrateur rompt avec la société moderne pour suivre l’appel de
la liberté, de la poésie et de la danse. Guidée par la relecture de l’Odyssée et
de Moby Dick, l’aventure peut être salvatrice, mais simultanément elle
assume l’histoire tragique de l’Europe et affronte la mémoire des monstres
du XXe siècle. Le voyage du narrateur le conduit en effet des bords de Seine
à Auschwitz, où se parachève son initiation, sur les pas de Primo Levi. La
trajectoire de l’individu, lestée d’une vaste mémoire intertextuelle, atteint
ainsi l’universel. À Varsovie, sur les lieux du ghetto, le narrateur a fait
l’expérience d’une autre temporalité.
C’est comme si la mémoire du ghetto était vivante, ici, avec ses murs en ruine. J’ai
pensé : « C’est le lieu. » Je divague peut-être, mais ici la mémoire me parle, la rue me
parle, les murs me parlent — et en parlant, ça reprend vie.
La disparition, ça se voyait. Elle s’animait. Je me disais : des kilos de temps vont se
soulever pour arriver jusqu’ici. Mais non : la simplicité avec laquelle le temps revient est
foudroyante. Ça vous remonte dans les yeux, la cendre s’anime. Quelque chose vibre
qui s’adresse à vous, depuis l’impossible.
Je dis l’« impossible », parce que ça a lieu dans un retrait qui ne témoigne que pour lui-
même. Depuis cet « impossible », on accède au cœur du temps — à ce point d’abîme
où le temps déborde sur lui-même. Alors, ce qu’il y a dans le temps se libère dans un
instant d’extase. À la faveur de cette béance, « passé » et « présent » coïncident. On
voit le néant. Il brasille.
Yannick HAENEL, Cercle (2007).
Ce sont ces horreurs du siècle qu’abordent de front, d’autre part, les neuf
cents pages des Bienveillantes, le premier roman de Jonathan Littell (2006),
où la Seconde Guerre mondiale est racontée du point de vue du bourreau,
dans un flux narratif d’une grande puissance qui rappelle les romans russes
et américains consacrés à la même période, comme Vie et destin de Vassili
Grossmann ou Le Choix de Sophie de William Styron. Le genre
romanesque retrouve chez Littell sa force visionnaire avec une plongée au
cœur du mal, à un moment précis de l’histoire, qui cerne la spécificité des
monstruosités nazies comme peu de romans français y sont parvenus.
À l’échelle de l’individu
Aux antipodes d’une telle expansion épique, beaucoup d’œuvres
narratives de l’époque se consacrent à une vie individuelle dans sa
singularité, sans chercher à l’élargir aux dimensions de l’histoire. Cette
tendance a pu être qualifiée péjorativement de « narcissique ». Elle s’inscrit
pourtant elle aussi dans une tradition ancienne du genre romanesque. Mais
elle déborde du champ du roman pour toucher diverses formes de prose —
récit poétique, autofiction, nouvelles… Ainsi, Camille Laurens ne se
départit pas de son moi personnel avec Dans ces bras-là, « roman » sur les
hommes de sa vie (2000). Trois jours chez ma mère de François Weyergans
(2005), sous le nom de « roman », est un autoportrait de l’écrivain en mal
d’inspiration. L’invention des doubles (François Weyergraf, François
Weyerstein…) permet de plaisantes mises en abyme qui replient le récit sur
lui-même. Dans un tout autre registre, Philippe Forest définit aussi comme
un « roman » le récit qu’il consacre à la mort de sa petite fille (L’Enfant
éternel, 1997), justifiant le recours à « l’égolittérature » par la portée
universelle de l’expérience ainsi racontée. On rejoint ici l’écriture de soi.
Mais le « minuscule » est devenu une valeur. Après les Vies minuscules
de Pierre Michon (1984), centrées sur le destin de personnages très humbles
qu’une prose somptueuse arrache au néant de l’oubli, le succès des proses
poétiques de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de
Philippe Delerm (1997), montre l’intérêt du public pour une esthétique
« minimaliste » qui vante la simplicité de la vie et le bonheur du quotidien.
Cette esthétique va jusqu’à l’éthique chez Christian Bobin, dont les récits
sont volontairement ténus, en accord avec une vision franciscaine de
l’existence qui situe la rencontre avec le divin dans les sensations
immédiates. Que le récit relève du témoignage autobiographique (La Plus
que vive, 1996) ou de la fiction narrative (Geai, 1998), il reste chez Bobin
en deçà du roman. Le choix du récit poétique est au demeurant propice à
l’évocation des souvenirs d’enfance, comme dans Le Temps des dieux de
Dominique Barbéris (2000), qui viendra ensuite au roman (Les
Kangourous, 2002 ; La Vie en marge, 2014), mais avec le même goût d’une
prose à la fois rigoureuse et musicale. Le Temps des dieux rappelle
l’évocation des sensations enfantines au début du siècle chez Larbaud ou
Colette, tout en évoquant une enfance des années soixante : ce « récit »
porte bien la marque de son temps, qui se tourne avec mélancolie vers les
« verts paradis » des Trente Glorieuses.
Le critique Jean-Pierre Richard, qui a consacré des études à Dominique
Barbéris, a écrit des Microlectures (1979), études de textes examinés à la
loupe, au plus près des mots et des phrases, comme par réaction aux excès
de la Théorie : la vérité du littéraire est au fond dans l’infiniment petit, le
grain de l’écriture, non dans la généralité du Système ou de la Structure. Le
romancier Régis Jauffret a trouvé un titre ressemblant avec ses
Microfictions (2007), qui rassemblent cinq cents histoires courtes sur des
personnages différents, dont il a imaginé la vie selon le même principe :
« faire rentrer toute la vie d’un homme ou d’une femme dans une goutte
d’eau ». L’ensemble forme pourtant bien un roman, le roman d’une foule, et
non un recueil d’histoires brèves rédigées séparément. Chaque
« microfiction » s’inscrit dans le projet global. L’auteur revendique le droit
d’inventer ainsi de nouvelles formes, louant la liberté du genre qui
l’autorise. Ici, la fiction n’est donc minimaliste qu’en apparence : l’auteur,
se projetant dans d’autres vies que la sienne, ouvre un espace imaginaire
sans limites. La microfiction est le contraire de l’autofiction. Les petites
histoires peuvent ainsi nourrir de grandes œuvres : le même projet se
poursuit dans Microfictions 2018.
Le roman demeure donc un genre majeur au tournant du XXIe siècle, mais
voit croître sur ses marges un vaste ensemble où convergent tradition
autobiographique, innovations de l’autofiction, formes diverses de l’écriture
de soi et du récit de vie. À travers ces modes d’écriture en plein essor, c’est
l’individu qui se cherche, et qui tente de saisir sa place dans le monde en
cette période de doutes. Mais l’enjeu dépasse dès lors le cadre des genres
reconnus. Il pose la question de la fonction de la littérature aujourd’hui, et
de l’articulation entre le XXe et le XXIe siècles littéraires.
Notes
1. Robert Abirached, Le Théâtre français du XXe siècle, Introduction générale, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011, p. 52.
Chapitre 3
Écrire au présent
1. Le moi et les autres : lignes de
vie
Les écritures autobiographiques et biographiques, sous toutes leurs
formes, confirment le « retour du sujet » dans la littérature des années 1980-
2015. La vie d’un individu présente un intérêt irréductible, qui revient au
premier plan quand se retirent les vagues anti-psychologiques et anti-
humanistes du marxisme et du structuralisme. De même que « le monde
revient », le sujet revient… Mais quel sujet ? La question de l’identité est au
cœur des productions autobiographiques et des récits de vie de notre temps.
C’est la manière de rendre compte d’une vie par écrit qui est plus que
jamais en jeu. Car personne n’est dupe du pouvoir qu’aurait le langage
d’accéder à une quelconque transparence. Et les enseignements de Freud et
de Marx, même s’ils n’offrent plus d’explication globale, ont été assimilés :
on sait que le moi livre autant sa vérité par le rappel des faits que par la
logique des fantasmes, que toute ligne de vie est dès l’origine « une ligne de
fiction » (Lacan), que l’inconscient d’un être se dévoile donc par la fiction
mieux que par un récit factuel, que le moi est pour une part le produit de ses
parents, de son milieu, de son époque. Le biographique reste par conséquent
marqué par le temps du soupçon — que l’écrivain cherche à se cerner lui-
même, qu’il tente plutôt de se comprendre à travers d’autres (ses proches,
sa famille…), ou qu’il raconte la vie d’autres personnes qui lui sont a priori
étrangères.
Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du
social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de
chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-
dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me
donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la
littérature.
Annie ERNAUX, Une femme (1987).
Pour l’historienne Mona Ozouf aussi, l’écriture de soi est une entreprise à
la fois généalogique et socio-historique. Dans Composition française
(2009), elle montre à travers son propre parcours comment différents
héritages (identité bretonne et appartenance nationale, foi catholique et
culture laïque) ont pu « composer », malgré leurs contradictions d’origine,
la nation française. La recherche des filiations présente donc un intérêt
anthropologique : l’écriture de soi se déplace du côté de la question de
l’identité.
Chez Patrick Modiano, auteur reconnu depuis 1968, et Emmanuel
Carrère, qui conquiert la notoriété dans les année 1980, il est remarquable
de voir alterner, pour se compléter peut-être, entreprise autobiographique et
récits consacrés à d’autres vies. L’autobiographique et le biographique sont
en effet les deux versants d’une même problématique concernant la très
hypothétique unité du sujet. Modiano ne cesse de faire revivre une mémoire
familiale perdue dans l’ombre de l’Occupation (Livret de famille, 1977)
pour tenter de définir à partir d’elle sa propre identité (Un pedigree, 2005).
Mais la recherche du « curriculum vitæ » anime aussi son intérêt pour la vie
des autres, aussi discrète et effacée soit-elle (Des inconnues, 1999 ;
Souvenirs dormants, 2017). Dora Bruder (1997), en particulier, est une
enquête sur les traces d’une adolescente juive disparue à Paris en 1941.
L’auteur cherche à comprendre le destin de cette personne qui par certains
côtés lui ressemble : comme Dora, il a fugué dans sa jeunesse ; l’autre est
pour une part un miroir du moi. Dans son enquête, l’auteur reconstitue le
climat du Paris occupé et rappelle le parcours de diverses victimes du
nazisme, mais préserve en dernier ressort le secret de Dora Bruder — et
c’est ce secret inviolable qui fait son humanité.
Carrère aussi fait alterner écriture de soi (Un roman russe, 2007) et visée
biographique, mais en déplaçant nettement l’accent sur la seconde. Dans
L’Adversaire (2000), il cherchait à percer le mystère d’un meurtrier, Jean-
Claude Romand, qui a bâti sa vie sur des mensonges : le récit part d’un vrai
fait divers et porte sur une vraie vie, mais que reste-t-il de la vérité quand le
personnage central est un imposteur ? Le titre de D’autres vies que la
mienne (2009) confirme ce décentrement. Mais ces vies dont parle l’auteur,
frappées par le raz-de-marée en Asie du sud-est ou par la maladie en
Europe, il les a côtoyées : l’écrivain a pour tâche de faire ainsi mémoire du
malheur et du deuil subis par des proches. Les « autres vies » ne sont pas
sans effets sur « la mienne », qui s’élève par sympathie à une mission
humaniste : « je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui
m’en distingue » — telle est la sobre conclusion. Avec Limonov (2011),
Carrère s’attache à une personnalité connue : Limonov est un homme
politique russe d’aujourd’hui, qui a mené une vie mouvementée
d’aventurier et d’écrivain. Ce choix est conforme à l’intérêt de l’auteur pour
un romanesque du réel. Dans Le Royaume (2014), l’autoportrait de l’auteur
se dessine au travers d’une vaste enquête historique, littéraire et théologique
sur les traces des apôtres Paul et Luc, les fondateurs du christianisme, au
Ier siècle de notre ère. C’est ainsi que se livrent diverses images du moi, au
miroir de diverses autres vies que la sienne.
Fictions biographiques
Plus généralement, la littérature d’aujourd’hui tend ainsi à prendre pour
objet non seulement des vies « minuscules » mais des vies célèbres. Elle est
riche en récits ou fictions biographiques, appelés parfois « biofictions », qui
romancent librement les vies racontées comme les autofictions se libèrent
des scrupules autobiographiques. Il s’agit le plus souvent de grands
hommes du passé — artistes, créateurs, inventeurs… L’écrivain
d’aujourd’hui voit dans ces « vies antérieures » (titre d’un livre fondateur
de Gérard Macé publié en 1991) des miroirs qui le renvoient à son propre
travail, des modèles symboliques, les repères de filiations esthétiques qui ne
comptent pas moins que les filiations biologiques. On voit ainsi à quel point
la littérature contemporaine intègre la tradition culturelle et réhabilite
l’auteur, le sujet créateur — contre le thème moderniste de la « mort de
l’auteur ». Mais ce qu’elle cherche dans ces figures célèbres, c’est moins la
statue consacrée que la personne qui doute, moins la biographie officielle
que son envers, l’être de chair, les phases indécises du commencement ou
du déclin. « Parlant de lui, c’est de moi que je parle », écrit Michon à
propos d’un des personnages qu’il évoque dans Vies minuscules. Il pourrait
le redire à propos de Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991), comme Macé à
propos de Champollion (Le Dernier des Égyptiens, 1988) ou de Christophe
Colomb (L’Autre Hémisphère du temps, 1995). Claude Louis-Combet, qui
consacre au poète autrichien Georg Trakl son livre Blesse, ronce noire
(1995) et qui voue un intérêt particulier aux martyrs et mystiques du
christianisme (L’Âge de rose, 1997), appelle « automythobiographie »
l’exploration de soi qui requiert, pour dévoiler le moi profond et les
pulsions secrètes du sujet qui écrit, la médiation d’une figure connue, érigée
en mythe.
Pour Echenoz, la biofiction est au moins autant un exercice de style
qu’un exercice d’admiration. Elle ne livre guère le moi intime de l’auteur.
Les trois récits qu’il a consacrés successivement au compositeur Ravel
(Ravel, 2006), au coureur de fond Zátopek (Courir, 2008) et au savant
Nikola Tesla (Des éclairs, 2010) tirent parti des variations rythmiques
qu’inspirent logiquement leurs sujets. Echenoz voit dans la vie de ces
hommes célèbres des alternances d’accélérations et de pauses, une part de
hasard et des formes de liberté qui laissent du « jeu » à l’écriture et se
prêtent à la mise en fiction.
Plus graves sont les questions que pose Yannick Haenel dans Jan Karski
(2009), où il choisit d’articuler le documentaire et la fiction pour mettre en
question la part de responsabilité des Alliés qui, au cours de la Seconde
Guerre mondiale, auraient appris l’ampleur du plan d’extermination des
juifs d’Europe par les nazis et auraient choisi pourtant de ne pas intervenir.
Jan Karski est l’émissaire de la Résistance polonaise qui a témoigné auprès
de Roosevelt de la situation du ghetto de Varsovie. À partir des données
avérées de l’histoire, Haenel donne la parole à Karski en imaginant son
analyse. C’est là que le débat commence ; et c’est l’un des pouvoirs de la
littérature que de faire en sorte que de tels débats aient lieu. Sur ce point
encore, la littérature contemporaine revient sur l’histoire du XXe siècle, et
sur ses aspects les plus noirs.
— […] Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les
autres : ils en feront des ouvrages savants… Tout y sera dit, consigné… Tout y sera
vrai… sauf qu’il manquera l’essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction
historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu’elle soit…
[…] L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas
transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire…
Il se tourne vers moi, sourit.
— Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr !
Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la vie (1994).
Univers « post-humains »
La littérature s’éloigne plus encore de l’histoire réelle — mais pour
nourrir une réelle pensée de l’histoire — quand elle produit des fictions qui
échappent à toute époque identifiable mais qui n’en sont pas moins hantées
par les violences du XXe siècle. Les écrivains contemporains imaginent des
mondes où l’horreur s’est banalisée, où la morale commune n’a plus cours,
où l’apocalypse se vit au présent. C’est la trilogie romanesque d’Agota
Kristof, fable kafkaïenne sur une Europe divisée où la terreur ordinaire
bannit tout sentiment (Le Grand Cahier, 1986 ; La Preuve, 1988 ; Le
Troisième Mensonge, 1991). C’est l’œuvre « post-exotique » d’Antoine
Volodine, qui invente des mondes clos où règnent la guerre, la torture et la
ruine (Nuit blanche en Balkhyrie, 1997). Dans Des anges mineurs (1999), la
fiction se décompose en brèves séquences, les « narrats », « instantanés
romanesques » pris en charge par des narrateurs qui ne trouvent une forme
de liberté que par ces témoignages.
On peut rapprocher de ces œuvres novatrices des textes qui s’inscrivent
dans la tradition du roman populaire mais témoignent d’angoisses
analogues et projettent aussi l’éclairage de la fiction sur les tragédies de
l’histoire récente, comme les romans hybrides de Maurice G. Dantec, au
croisement du polar, de la science-fiction et de la fable métaphysique (Villa
Vortex, 2003 ; Cosmos Incorporated, 2005). Tous ces auteurs ont en
commun de mettre en fiction le « monde post-humain » (Dantec) que le
e e
XX siècle et le début du XXI ont paru préfigurer.
Quelle « littérature-monde » ?
La mondialisation est perçue comme la faillite de la civilisation et la fin
de la littérature française par certains pamphlétaires antimodernes
d’aujourd’hui, comme Richard Millet. Ce dernier voit venir le temps d’une
« postlittérature », superficielle et médiatique, sans mémoire ni culture,
soumise à la langue économiquement dominante, l’anglo-américain
(L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010). Mais beaucoup
d’écrivains considèrent que l’on est plutôt en train de vivre un temps de
recomposition et de transformation qui est en mesure de produire du
nouveau : les rapports entre littérature et tradition nationale sont certes en
train de changer, mais cela ne signifie pas la fin prochaine de la littérature
de langue française. Alors que la littérature française, au XXe siècle, se
distinguait de la littérature francophone comme le centre de sa périphérie,
les signataires du manifeste pour une « littérature-monde » de langue
française, en 2007, estiment qu’il n’y a désormais plus de centre. La
littérature française connaît en ce sens une véritable « révolution
copernicienne » : son centre est partout et sa périphérie nulle part. C’est « la
fin de la francophonie », mais au profit d’une littérature élargie. La
« littérature-monde » est une chance, non une menace. Elle ouvre les
perspectives d’une littérature française non nationale au XXIe siècle.
Cet enthousiasme doit toutefois être tempéré. Il est contesté d’abord, bien
sûr, par les nostalgiques d’une identité nationale qui ferait coïncider le
champ de notre littérature avec les frontières territoriales de l’hexagone,
mais aussi par les écrivains francophones eux-mêmes qui ont besoin, dans
de nombreux pays, d’une reconnaissance institutionnelle de leur spécificité.
On peut en outre repérer dans cette proclamation apparemment tournée vers
l’avenir l’affirmation plus discrète d’un retour à la fiction qui, s’opposant à
l’« interdit » de la modernité, peut être perçu comme passéiste. Elle repose
par ailleurs sur une confiance dans le devenir universel de la langue
française qu’il est permis de mettre en question, à la lumière de l’évolution
linguistique récente de nombreux pays jusqu’ici francophones, de la
politique de repli des institutions nationales de diffusion de la culture
française à l’étranger, et de la part toujours plus grande de l’anglais dans les
savoirs et dans les échanges, jusque dans les universités françaises, du fait
de choix politiques qui favorisent les disciplines scientifiques et techniques
au détriment de la culture et des humanités. La langue française connaît un
déclin objectif. Cela ne peut que peser sur le destin de la future littérature
française, qu’elle soit nationale ou mondiale.
La mondialisation a du moins pour effet de susciter d’autres regards sur
la littérature, venus d’autres horizons. Ainsi, les études « postcoloniales »,
les cultural studies, les gender studies ou études de genre, venues des États-
Unis où elles ont germé dans les années 1960-1970 — non sans
contribution, d’ailleurs, de la « French Theory » selon Foucault, Deleuze et
Derrida —, appliquent aux textes des catégories sociopolitiques qui
renouvellent leur lecture en dévoilant certains de leurs aspects jusque-là
ignorés ou sous-estimés : la critique du système colonial, de l’oppression
sexiste, de la culture dominante, etc. Selon ces champs de connaissance, on
cherche dans les œuvres littéraires la présence d’une idéologie, le
symptôme d’une identité sexuelle revendiquée ou contestée, le signe d’une
complicité avec l’ordre dominant ou au contraire des vertus subversives et
libératrices…
Ces approches pluridisciplinaires, qui mobilisent des savoirs étendus,
comportent certains risques dans le champ des études littéraires : négliger le
travail de la langue par lequel se distingue un texte littéraire ; reproduire des
schémas manichéens préconstruits qui manquent la singularité des œuvres ;
ramener le texte à son auteur, et l’auteur à son origine (sexuelle, sociale,
nationale…), ce qui nie cette idée fondamentale d’une autonomie du texte
littéraire qu’affirmait Proust contre Sainte-Beuve ; ne s’intéresser qu’à la
littérature des dernières décennies, celle qui illustre le plus aisément la
contestation de l’ordre colonial et du pouvoir masculin, au détriment des
liens qu’entretient la littérature d’aujourd’hui avec son passé. Reste que de
telles « études » aiguisent notre conscience critique des textes, nourrissent
une réévaluation nécessaire de notre histoire et ont une portée internationale
qui ne peut qu’intéresser toute « littérature-monde ».
La fin possible d’une littérature ajustée aux limites de l’espace national,
ce pourrait être aussi la fin d’une culture commune et la diversification des
cultures communautaires à l’intérieur des frontières. On a pu être tenté, ces
dernières années, de repérer la spécificité d’une littérature « féminine »,
d’une littérature « homosexuelle », d’une littérature « beur », etc. L’écrivain
est alors le porte-parole d’une communauté qui demande à être reconnue et
qui proteste contre son exclusion. Hélène Cixous incarnait à cet égard des
revendications féministes (Les Rêveries de la femme sauvage, 2000) que
reprend à son compte la génération suivante dans un registre moins
politique et plus provocateur (Virginie Despentes, Christine Angot, Chloé
Delaume…). Les écrivains identifiés comme « gays » avaient surtout été
assimilés à la génération frappée par le sida dans les années 1980-1990
(Guy Hocquenghem, Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès, Cyril
Collard…). Ils peuvent aujourd’hui s’exprimer plus librement — comme
Christophe Honoré dans Le Livre pour enfants (2005) ou Olivier Py dans
Les Parisiens (2016). La littérature issue de l’immigration nord-africaine,
qui émerge dans les années 1980 (Azouz Begag, Le Gone du Chaâba,
1986), atteint enfin une reconnaissance nationale avec l’attribution du prix
Renaudot à Nina Bouraoui en 2005 (Mes mauvaises pensées). Mais faut-il
voir dans ces différentes productions autant de « courants » spécifiques ?
La question est en effet de savoir si la « composition française », pour
reprendre le titre de Mona Ozouf, peut continuer à opérer sa synthèse
comme elle l’a fait par le passé pour former une même « littérature
française », non repliée sur son territoire mais à vocation universelle, à
partir d’héritages divers ou contradictoires. Cependant, la littérature
française n’a jamais été uniforme : toute l’histoire du XXe siècle le confirme.
N’exagérons donc pas les risques d’un éclatement communautariste. Une
telle diversité est signe de vitalité.
Enfin, il est frappant de voir des écrivains reconnus dès les années 1980
renouveler leur inspiration depuis les années 2000 en embrassant la
complexité d’un monde où tout est connecté — Patrick Deville dans des
romans qui suivent découvertes et aventures d’une région à l’autre du globe
depuis la deuxième moitié du XIXe siècle (Peste & choléra, 2012), Jean
Echenoz en envoyant l’héroïne d’un de ses derniers romans dans les deux
Corée d’aujourd’hui (Envoyée spéciale, 2016), Jean-Philippe Toussaint par
l’évocation des milieux de la mode et de l’art contemporain dans les villes
tentaculaires de l’Asie contemporaine (la tétralogie de Marie, rassemblée
dans M.M.M.M., 2017)… La littérature actuelle de langue française prend
ainsi en charge, avec gravité ou avec humour, le sens de l’universel. Elle est
elle-même, à sa façon, mondialisée.
La rupture numérique
L’ouverture au monde, entre nouvelles perspectives et nouvelles
menaces, dessine donc une deuxième voie possible vers un nouveau siècle
littéraire. La troisième tient aux mutations technologiques des années 2000.
L’année de la publication du manifeste « pour une littérature-monde, 2007,
est aussi celle du lancement du premier « iPhone ». L’extension du
numérique, les nouvelles formes de communication, l’explosion d’Internet
produisent de nouveaux rapports à l’écriture et à la lecture. Les revues
numériques remplacent les revues « papier » ; le commerce du livre en
librairie laisse place à la vente par correspondance ou à la consultation des
livres sur les multiples sites accessibles en ligne. Dans ce domaine aussi, les
effets sont ambigus : le moindre ordinateur personnel, la moindre tablette
numérique donne accès à une bibliothèque infinie ; la production littéraire
est facilitée par les sites et les blogs qui permettent une publication
immédiate, sans le détour long et pesant de l’édition « papier » ; les
recherches en « humanités numériques » ouvrent d’immenses possibilités
aux sciences humaines en général et aux études littéraires en particulier.
Mais c’est dès lors tout le fonctionnement de l’institution littéraire, de ses
instances de légitimation et de ses médiations critiques qui se voit bousculé.
Malgré l’accessibilité des œuvres classiques sur un site comme celui de la
Bibliothèque nationale de France, gallica, ou la diffusion rapide des
informations critiques sur le site fabula, la complexité de la « Toile » nivelle
et brouille les informations. La conscience critique du lecteur devenu
internaute est plus que jamais requise.
Le livre imprimé n’est donc plus le seul vecteur de la littérature. De plus
en plus d’auteurs prennent la mesure de cette mutation, et modifient leurs
pratiques d’écriture en conséquence. Là se négocie aussi, peut-être, le
passage au XXIe siècle littéraire. François Bon, écrivain particulièrement
attentif aux transformations sociales et économiques du monde
contemporain et à leurs conséquences sur les personnes les plus
défavorisées (Un fait divers, 1994 ; Parking, 1996), animateur d’ateliers
d’écriture qui puisent dans la littérature le pouvoir de donner la parole à
ceux qui en sont privés (Prison, 1997 ; Tous les mots sont adultes, 2000), a
créé en 2008 le site de publication numérique publie.net, coopérative pour
l’édition et la diffusion de la littérature contemporaine. On trouve au
catalogue les noms d’Éric Chevillard, Régis Jauffret, Leslie Kaplan,
Antoine Emaz, Olivier Rolin… Après le livre de François Bon (2011)
dresse le bilan provisoire de cette mutation qui est à la fois technologique et
littéraire. Car il s’agit de tout autre chose que d’un simple changement de
support : l’écriture littéraire pour le numérique prend en compte les
nouvelle pratiques de lecture qu’engendre ce type d’outil, introduit des
« liens » vers d’autres données, insère des illustrations, conteste le modèle
romanesque traditionnel au profit de toutes les écritures du « je » que
renouvelle la relation interactive auteur-lecteur2. Le numérique favorise une
littérature d’expérimentation, fragmentaire, hybride, ainsi qu’une littérature
documentaire, dans un esprit à la fois encyclopédique et critique qui
rappelle les Lumières : la littérature-tablette rejoint ainsi par d’autres
moyens la littérature-monde.
Mais elle est aussi littérature de connivence et de confidence, d’humour
et de jeu littéraire. Chevillard a trouvé en 2007 dans la forme du blog, avec
les trois notes quotidiennes de L’Autofictif, l’espace de publication qui
convenait à son esprit incisif et à son sens de la formule — quelque part
entre La Rochefoucauld, Jules Renard et Pierre Dac… Venu des Éditions de
Minuit (Les Absences du capitaine Cook, 2001), il éprouve « dans le
deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet, point si virtuel qu’on
le dit », le plaisir d’écrire librement et une « sensation euphorique » qui lui
rappelle ses « premières tentatives poétiques ». La révolution numérique, un
nouveau départ pour la littérature ?
Notes
1. Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Bordas, 2005, rééd. 2008, p. 162.
2. Voir Anne Reverseau, « Publie.net : tentative d’épuisement d’un catalogue in progress », Acta Fabula, Essais critiques
(www.fabula.org), 2011.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 2015
Après le livre ?
Un espace multipolaire
Certaines institutions survivent, comme hors du temps : l’Académie
française maintient imperturbablement ses rituels ; les jurys littéraires
continuent de décerner des prix créés un siècle plus tôt selon le même
rythme immuable, non sans effets sur les ventes ; la rue Sébastien-Bottin,
rebaptisée Gaston-Gallimard en 2011, la Sorbonne et le Collège de France
n’ont rien perdu de leur prestige apparent. Mais l’espace littéraire tend par
ailleurs à se recomposer, à se décentrer, à devenir multipolaire — à l’image
de la multiplication des chaînes de télévision, des stations de radio et des
journaux gratuits qui ont bouleversé en trois décennies le rapport à
l’information.
Nombreux sont les écrivains français qui choisissent de s’installer à
l’étranger — à Berlin, en Irlande, au Canada… Jusqu’alors marginaux, les
pôles régionaux de la vie littéraire se multiplient. Fêtes, foires et salons du
livre ne sont plus un monopole parisien. Les éditions Actes Sud, installées à
Arles, concurrencent les grands éditeurs parisiens (elles obtiennent le prix
Goncourt en 2004, 2012 et 2017). Des festivals de littérature ou des
colloques médiatiques s’ajoutent, dans les régions, aux festivals de théâtre
déjà familiers (les Étonnants Voyageurs à Saint-Malo depuis 1990, le
Festival des correspondances à Manosque depuis 1998, les Assises
internationales du roman à la Villa Gillet à Lyon depuis 2007…). Mais
surtout, nous l’avons vu à travers l’exemple éloquent du site remue.net,
d’autres lieux de création et de reconnaissance voient le jour grâce à la
communication numérique.
Notes
1. Voir Alexandre Gefen, « Le devenir numérique de la littérature française », implications-philosophiques.org, 19 juin 2012.
Conclusion
3. Formes et genres
ABIRACHED (Robert), dir., Le Théâtre français du XXe siècle. Histoire, textes
choisis, mises en scène, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011.
— La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Grasset, 1978.
ANGENOT (Marc), La Parole pamphlétaire. Typologie des discours
modernes, Paris, Payot, 1982.
BANCQUART (Marie-Claire), La Poésie en France du surréalisme à nos
jours, Paris, Ellipses, coll. « Thèmes et études », 1996.
COLLOT (Michel), La Matière-émotion, Paris, Presses universitaires de
France, coll. « Écriture », 1997.
COLONNA (Vincent), Autofiction et autres mythomanies littéraires, Auch,
Tristram, 2004.
DI MANNO (Yves) et GARRON (Isabelle), Un nouveau monde. Poésies en
France, 1960-2010. Un passage anthologique, Paris, Flammarion,
coll. « Mille et une pages », 2017.
GLAUDES (Pierre) et LOUETTE (Jean-François), L’Essai, Paris, Armand Colin,
coll. « Lettres sup », 2011.
GODARD (Henri), Le Roman modes d’emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais », 2006.
GUÉRIN (Jeanyves), Le Théâtre en France de 1914 à 1950, Paris, Honoré
Champion, 2007.
JARRETY (Michel), dir., La Poésie française du Moyen Âge jusqu’à nos
jours, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier Cycle »,
1997.
JEANNELLE (Jean-Louis), Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et
renouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2008.
LAVOCAT (Françoise), Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil,
coll. « Poétique », 2016.
LECARME (Jacques) et LECARME-TABONE (Éliane), L’Autobiographie, Paris,
Armand Colin, coll. « U », 1997.
LEJEUNE (Philippe), Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil,
coll. « Poétique », 1975.
LEUWERS (Daniel), Introduction à la poésie moderne et contemporaine,
Paris, Armand Colin, coll. « Lettres sup », 2005.
MACÉ (Marielle), Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au
e
XX siècle, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2006.
PAVEL (Thomas), La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « NRF-
Essais », 2003.
RABATÉ (Dominique), Le Roman français depuis 1900, Paris, Presses
universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1998.
RAIMOND (Michel), La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux
années vingt, Paris, Corti, 1966.
— Le Roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin [1981], préface de
Jean-François LOUETTE, 2017.
RYNGAERT (Jean-Pierre), Lire le théâtre contemporain, Paris, Armand Colin,
coll. « Lettres sup », 2011.
SERREAU (Geneviève), Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard,
1966.
TADIÉ (Jean-Yves), La Critique littéraire au XXe siècle, Paris, Belfond, 1987,
rééd. Pocket, coll. « Agora », 1997.
— Le Récit poétique, Paris, Presses universitaires de France,
coll. « Écriture », 1978.
VIALA (Alain), dir., Le Théâtre en France des origines à nos jours, Paris,
Presses universitaires de France, coll. « Premier Cycle », 1997.
VIEGNES (Michel), L’Esthétique de la nouvelle française au XXe siècle, New
York, Peter Lang, 1988.
Index des noms
A
Abirached (Robert), 260, 260
Achard (Marcel), 61, 151
Adam (Paul), 50
Adamov (Arthur), 156, 166, 180, 180, 183, 184, 224
Adorno (Theodor W.), 110, 112, 110, 188
Alain-Fournier (Henri Alban Fournier, dit), 26, 38, 47, 52, 54, 55
Albert-Birot (Pierre), 65
Albiach (Anne-Marie), 254
Albouy (Pierre), 152, 152
Alembert (Jean Le Rond d’), 266
Alferi (Pierre), 244
Althusser (Louis), 242
Angot (Christine), 275, 290
Annaud (Jean-Jacques), 274
Anouilh (Jean), 107, 107, 121, 151, 151, 152, 152, 153, 153, 182
Antelme (Robert), 111, 111, 111, 166
Antoine (André), 62, 62, 63, 63, 64
Apollinaire (Guillaume), 12, 18, 23, 24, 24, 24, 31, 38, 46, 64, 67, 68, 75, 75, 75, 75, 75, 76, 76, 76,
76, 76, 77, 77, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 84, 91, 120, 240, 249
Aragon (Louis), 14, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 80, 81, 84, 85, 85, 91, 91, 92, 92, 101, 101, 105, 105,
106, 106, 107, 108, 109, 109, 116, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 120, 123, 130, 133, 134,
134, 137, 137, 138, 138, 140, 141, 141, 142, 157, 165, 198, 199, 210, 212, 212, 212, 245, 253
Aron (Raymond), 128
Arp (Hans), 79
Arrabal (Fernando), 181, 182, 225, 226, 264
Artaud (Antonin), 40, 64, 65, 65, 65, 65, 65, 65, 84, 84, 85, 86, 86, 91, 115, 150, 155, 155, 155, 155,
155, 155, 156, 175, 182, 183, 200, 222, 224, 224, 224, 240, 259
Audiberti (Jacques), 150, 156, 180
Augiéras (François), 221
Aymé (Marcel), 153, 153, 167
B
Bachelard (Gaston), 161, 167, 197
Badré (Frédéric), 243
Bainville (Jacques), 44, 103
Bakhtine (Mikhaïl), 239
Ball (Hugo), 79
Balzac (Honoré de), 20, 93, 125, 196, 199, 246, 261
Bancquart (Marie-Claire), 236, 258
Barbéris (Dominique), 271, 272
Barbery (Muriel), 299
Barbusse (Henri), 38, 38, 101, 282
Barjavel (René), 169
Baroni (Raphaël), 298
Barrault (Jean-Louis), 66, 66, 151
Barrès (Maurice), 25, 27, 33, 36, 37, 38, 39, 41, 44, 34, 49, 49, 81, 81, 84, 94, 245, 303
Barthes (Roland), 15, 19, 19, 20, 35, 163, 155, 166, 168, 170, 173, 173, 173, 173, 174, 174, 194, 194,
195, 196, 196, 197, 197, 197, 197, 198, 198, 198, 199, 200, 200, 200, 201, 204, 219, 219, 219,
221, 235, 235, 236, 236, 236, 236, 246, 250, 250, 261, 301, 304
Bataille (Georges), 116, 149, 162, 162, 163, 163, 163, 163, 166, 174, 175, 190, 200, 230
Bataille (Henry), 61
Baty (Gaston), 64
Baudelaire (Charles), 26, 68, 84, 91, 116, 121, 161, 161, 199
Bausch (Pina), 224
Bayard (Pierre), 298
Bazin (Hervé), 167
Bazin (René), 22
Beaumarchais (Pierre Augustin Caron de), 261
Beauvoir (Simone de), 109, 124, 127, 128, 141, 159, 162, 166, 214, 217, 217
Beck (Béatrix), 208
Beckett (Samuel), 112, 141, 148, 150, 156, 167, 175, 175, 175, 176, 180, 180, 181, 181, 182, 182,
184, 224, 226, 250, 259, 263, 302, 303
Begag (Azouz), 291
Béguin (Albert), 161
Beigbeder (Frédéric), 299
Ben Jelloun (Tahar), 269
Benda (Julien), 34, 38, 39, 42
Benjamin (Walter), 93
Benoit (Pierre), 55, 90, 168
Bens (Jacques), 202
Benveniste (Émile), 193
Béraud (Henri), 96
Bergounioux (Pierre), 277, 277, 278, 282
Bergson (Henri), 34, 41, 41, 42, 42
Bérimont (Luc), 136
Berl (Emmanuel), 139, 161
Bernanos (Georges), 18, 37, 38, 39, 40, 60, 91, 93, 103, 103, 104, 104, 104, 104, 146, 146, 147, 149,
153, 153, 158, 162, 250, 250
Bernard (Jean-Marc), 44
Bernstein (Henry), 61
Berr (Hélène), 113
Bertina (Arno), 250, 283
Bertrand (Aloysius), 84
Binet (Laurent), 250
Blanchot (Maurice), 17, 103, 112, 112, 112, 112, 141, 148, 161, 166, 174, 174, 190, 197, 235, 249,
302
Blanckeman (Bruno), 14
Blavier (André), 202
Blin (Roger), 185
Bloch (Marc), 212
Blondin (Antoine), 130, 166, 169
Bloy (Léon), 35, 36
Blum (Léon), 36
Bobin (Christian), 271, 271
Bon (François), 237, 292, 301, 303
Bond (Edward), 264
Bonnefoy (Yves), 138, 190, 190, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 236, 255, 255, 255, 256, 256,
302, 304
Bonnet (Marguerite), 83
Bordeaux (Henry), 22, 38, 39
Bory (Jean-Louis), 110
Bouraoui (Nina), 291
Bourdet (Édouard), 61
Bourdet (Gildas), 260
Bourdieu (Pierre), 26, 26, 43, 228
Bourgeat (François), 283
Bourget (Paul), 22, 25, 33, 36, 39, 49, 49, 54, 60, 162
Bourin (Jeanne), 229
Bouvier (Nicolas), 221, 269
Bove (Emmanuel), 126
Brancovan (Constantin de), 44
Braque (Georges), 24, 187
Brasillach (Robert), 103, 106, 106, 107, 108
Brassens (Georges), 170
Braudel (Fernand), 212
Brecht (Bertolt), 19, 150, 154, 155, 152, 155, 155, 155, 181, 196, 223, 223, 264
Bremond (Henri), 71
Breton (André), 50, 50, 56, 56, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 81,
82, 82, 82, 82, 83, 83, 83, 84, 84, 84, 84, 84, 86, 86, 86, 86, 86, 87, 87, 87, 87, 82, 83, 91, 92, 92,
92, 101, 102, 104, 115, 115, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 117, 117, 118, 118, 118,
118, 119, 119, 119, 120, 120, 120, 120, 120, 121, 121, 121, 123, 129, 129, 133, 137, 157, 161,
166, 182, 244
Brisville (Jean-Claude), 262, 262
Broda (Martine), 257
Brook (Peter), 261
Brunetière (Ferdinand), 23, 36
Buñuel (Luis), 85, 116
Butor (Michel), 166, 174, 175, 176, 178, 179, 179, 268
C
Cadiot (Olivier), 244, 244, 254
Cadou (René Guy), 136, 136
Caillavet (Gaston Arman de), 61
Caillavet (Léontine Arman de), 24
Caillois (Roger), 104, 121, 163
Calet (Henri), 142
Calvino (Italo), 202
Camus (Albert), 105, 107, 112, 121, 122, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 128,
128, 128, 128, 129, 145, 147, 148, 153, 155, 155, 155, 156, 160, 162, 162, 167, 169, 181, 215,
216, 216, 216, 216, 216, 216, 217, 245, 250, 259, 276
Camus (Renaud), 277, 277
Caradec (François), 202
Carco (Francis), 45, 142
Cardinal (Marie), 214
Carrère (Emmanuel), 250, 279, 279, 279, 288
Carrière (Jean-Claude), 261
Cars (Guy des), 229
Caubère (Philippe), 236
Cayrol (Jean), 111, 111, 112, 113, 168
Celan (Paul), 191
Céline (Louis-Ferdinand), 19, 38, 91, 91, 103, 107, 108, 108, 126, 130, 142, 143, 144, 145, 145, 147,
149, 157, 159, 162, 167, 176, 215, 215, 215, 215, 216, 221, 282
Cendrars (Blaise), 38, 41, 46, 56, 68, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 78, 78, 91, 92, 96, 159
Césaire (Aimé), 117, 223
Chaillou (Michel), 284
Chamoiseau (Patrick), 268
Chandernagor (Françoise), 239
Char (René), 105, 105, 106, 116, 117, 123, 133, 133, 134, 135, 135, 186, 187, 187, 187, 187, 187,
188, 188, 190, 191, 191
Chardonne (Jacques), 107, 130, 145, 166
Charef (Mehdi), 282
Charle (Christophe), 33
Charles (Michel), 230
Charles-Roux (Edmonde), 167
Chase (James Hadley), 168
Chateaubriand (François-René de), 13, 197, 199
Châteaubriant (Alphonse de), 106
Châteaureynaud (Georges-Olivier), 269
Chawaf (Chantal), 284
Cheng (François), 269
Chéreau (Patrice), 261, 262
Chevillard (Éric), 250, 292, 293
Chirico (Giorgio de), 85, 134
Chomsky (Noam), 201
Chopin (Henri), 255
Cioran (Emil Michel), 162, 198, 250
Cixous (Hélène), 214, 260, 262, 264, 290
Claudel (Paul), 23, 26, 32, 32, 35, 39, 39, 39, 40, 44, 47, 61, 62, 63, 64, 66, 66, 66, 66, 67, 68, 68, 68,
68, 69, 69, 69, 69, 69, 70, 70, 71, 71, 71, 72, 76, 85, 91, 99, 103, 107, 109, 136, 136, 150, 151,
153, 161, 259
Claudel (Philippe), 282, 298
Clavel (Bernard), 208
Cluny (Claude Michel), 258
Cocteau (Jean), 24, 39, 55, 55, 55, 64, 65, 65, 76, 77, 91, 92, 92, 107, 151, 152, 152, 152
Cohen (Albert), 91, 209
Cohen (Isabelle), 288
Colette (Sidonie Gabrielle Colette, dite), 55, 272
Collard (Cyril), 291
Collot (Michel), 186, 237, 238, 237, 258
Commère (Pascal), 258
Compagnon (Antoine), 15, 15, 15, 35, 196, 250, 250, 287
Comte (Auguste), 25
Conrad (Joseph), 93
Copeau (Jacques), 39, 46, 61, 64, 64, 64, 66, 105
Copi (Raoul Damonte, dit), 264, 264
Coppée (François), 44
Cormann (Enzo), 262
Corneille (Pierre), 183
Corti (José), 167
Coupry (François), 269
Courteline (Georges), 62
Crémieux (Benjamin), 96, 104
Curval (Philippe), 169
Cyrulnik (Boris), 287
D
Dabit (Eugène), 91, 142, 142
Dac (Pierre), 293
Dadelsen (Jean-Paul de), 136
Daeninckx (Didier), 238, 282, 282
Dalí (Salvador), 85, 116, 117, 120
Dambre (Marc), 19
Dantec (Maurice G.), 285, 285
Dard (Frédéric), 169
Daudet (Léon), 39, 96, 103, 106
Daumal (René), 86
Debord (Guy), 246
Debray (Régis), 228
Debussy (Claude), 24
Decour (Jacques), 105
Deguy (Michel), 229, 257, 257, 257, 257, 301
Delaume (Chloé), 290
Delaunay (Sonia), 78
Delaveau (Philippe), 258
Delay (Florence), 229
Delbo (Charlotte), 111
Delerm (Philippe), 271
Deleuze (Gilles), 242, 290
Delteil (Joseph), 56, 81, 115
Demanze (Laurent), 248
Denoël (Robert), 91, 91, 108
Denon (Dominique Vivant, baron), 266
Déon (Michel), 130, 166
Derrida (Jacques), 200, 201, 242, 290
Desjardins (Paul), 94
Desnos (Robert), 80, 81, 85, 85, 92, 104, 105, 105, 115, 116, 123
Despentes (Virginie), 290
Deutsch (Michel), 223, 260
Deville (Patrick), 265, 278, 291
Diaghilev (Serge de), 25, 65
Dib (Mohammed), 268
Dicker (Joël), 299
Diderot (Denis), 266, 266
Disney (Walt), 96
Domenach (Jean-Marie), 181
Dorgelès (Roland), 38
Dos Passos (John), 140, 146
Dostoïevski (Fiodor), 60
Doubrovsky (Serge), 197, 198, 221, 221, 236, 273, 275
Doucet (Jacques), 92
Doumet (Christian), 258
Drieu la Rochelle (Pierre), 103, 105, 106, 108
Drumont (Édouard), 36
Druon (Maurice), 104
Du Bos (Charles), 39
Du Bouchet (André), 191, 191, 191
Dubillard (Roland), 180, 183
Dubost (Patrick), 255
Duchamp (Marcel), 79, 117, 120, 121
Duhamel (Georges), 26, 45, 140, 140, 159
Duhamel (Marcel), 168
Dujardin (Édouard), 59
Dullin (Charles), 64, 65
Dumas (Alexandre), 267
Dupin (Jacques), 191, 191, 255
Duras (Marguerite), 20, 149, 166, 175, 177, 178, 178, 179, 180, 181, 184, 214, 229, 236, 239, 245,
248, 259, 261, 274, 274, 283
E
Echenoz (Jean), 242, 250, 265, 265, 280, 280, 282, 282, 291
Eco (Umberto), 250
Eluard (Paul), 80, 81, 85, 85, 85, 91, 92, 105, 116, 117, 117, 117, 133, 134, 137, 137, 137, 138, 138
Emaz (Antoine), 255, 292
Emmanuel (Pierre), 105, 105, 136, 188
Engels (Friedrich), 119
Ernaux (Annie), 239, 248, 278, 278, 278, 298
Ernst (Max), 79, 85, 116, 117, 134
Espitallier (Jean-Michel), 244, 254
Esteban (Claude), 258
Étiemble (René), 128, 129
F
Faulkner (William), 161, 174, 176
Faye (Jean-Pierre), 200, 201, 243, 243
Febvre (Lucien), 212
Fénelon (François de Salignac de La Mothe), 57
Fernandez (Ramon), 146
Ferney (Alice), 282
Ferrat (Jean), 253
Ferré (Léo), 229
Feydeau (Georges), 61
Finkielkraut (Alain), 287
Fitzgerald (Francis Scott), 93
Flament (Flavie), 287
Flaubert (Gustave), 26, 174, 176, 195, 301, 301
Fleming (Ian), 168
Flers (Robert de), 61
Florian-Parmentier, 43, 43
Follain (Jean), 136
Fombeure (Maurice), 136
Forest (Philippe), 271
Forêts (Louis-René des), 147, 166, 191, 276
Fort (Paul), 45, 45, 46, 76
Foucault (Michel), 193, 194, 199, 200, 242, 246, 249, 290
Fouchet (Max-Pol), 105
Fourcade (Dominique), 254
Fourest (Georges), 45
Fourier (Charles), 120, 137, 199
Fournel (Paul), 243
France (Anatole), 23, 33, 34, 36, 37, 39, 49, 84, 85, 115
Frank (Bernard), 130
Franquin (André), 170
Freud (Sigmund), 41, 41, 82, 119, 120, 262, 273
G
Gabily (Didier-Georges), 264
Gadenne (Paul), 147
Gailly (Christian), 265, 265
Gallimard (Gaston), 23, 23, 71, 91, 94
Gardner (Erle Stanley), 169
Garnier (Pierre), 255
Garron (Isabelle), 237
Gary (Romain), 93, 110, 110, 167, 210, 211, 219, 219, 219, 228, 228, 228
Gatti (Armand), 223, 223
Gaudé (Laurent), 264, 264, 282, 282
Gaulle (Charles de), 218, 298
Gauthier (Xavière), 214
Gavalda (Anna), 299
Gaxotte (Pierre), 103
Gefen (Alexandre), 248, 248, 288, 297
Gémier (Firmin), 63
Genet (Jean), 123, 149, 156, 161, 161, 167, 181, 182, 182, 185, 207, 226, 250, 282
Genette (Gérard), 16, 195, 198, 198, 201, 221, 239
Genevoix (Maurice), 91
Géraldy (Paul), 22
Géricault (Théodore), 212
Germain (Sylvie), 238
Ghéon (Henri), 46
Giacometti (Alberto), 119, 187, 256
Gide (André), 12, 23, 23, 26, 32, 32, 40, 41, 44, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 34, 50, 51, 52, 52, 54, 57,
57, 57, 58, 58, 58, 58, 58, 59, 59, 59, 59, 60, 60, 61, 62, 64, 67, 71, 59, 79, 85, 91, 92, 93, 94, 94,
94, 94, 99, 101, 101, 101, 102, 102, 103, 109, 123, 123, 144, 158, 159, 160, 162, 168, 176, 176,
218, 245, 249, 250, 299, 302, 303, 304
Gilbert-Lecomte (Roger), 86
Gillibert (Jean), 261
Giono (Jean), 38, 93, 102, 108, 139, 143, 143, 143, 144, 144, 144, 148, 149, 153, 153, 157, 158, 159,
162, 167, 169, 210, 210, 211, 211, 212, 282, 304
Giraudoux (Jean), 17, 19, 56, 64, 90, 107, 150, 150, 150, 150, 151, 151, 151, 154, 156, 150, 181,
240, 259
Giroud (Françoise), 169
Gleize (Jean-Marie), 244, 244, 254
Glissant (Édouard), 268, 269
Godard (Anne), 268
Godard (Henri), 32, 144, 205, 215, 216
Godard (Jean-Luc), 170
Goffette (Guy), 258
Goldmann (Lucien), 197, 207
Gorki (Maxime), 101
Goscinny (René), 170
Gourmont (Remy de), 46, 46
Gracq (Julien), 15, 19, 15, 90, 118, 129, 129, 129, 130, 148, 153, 153, 165, 165, 167, 168, 210, 210,
211, 211, 211, 240, 245, 304
Grainville (Patrick), 213
Grasset (Bernard), 23, 90, 93, 167
Green (Eugène), 287
Green (Julien), 91, 146, 146, 158
Greimas (Algirdas Julien), 194, 195
Grimbert (Philippe), 284
Grosjean (Jean), 136, 188
Grossman (Vassili), 270
Groult (Benoîte), 214
Groult (Flora), 214
Grumberg (Jean-Claude), 222
Guattari (Félix), 242, 243
Guéhenno (Jean), 101
Guénoun (Denis), 263
Guez (Olivier), 284
Guggenheim (Peggy), 117
Guibert (Hervé), 275, 291
Guillevic (Eugène), 106, 190, 190
Guilloux (Louis), 101, 141, 141, 142, 142, 142
Guitry (Sacha), 61, 151, 151
Guyotat (Pierre), 200, 244
H
Haddad (Hubert), 269
Haenel (Yannick), 243, 250, 270, 270, 280, 281, 284, 284, 301
Halévy (Daniel), 91
Halimi (Gisèle), 214
Hallier (Jean-Edern), 199
Hammett (Dashiell), 168
Hamon (Hervé), 231
Hartog (François), 249, 249
Hébert (Anne), 268
Hegel (Friedrich), 116, 120, 124
Heidegger (Martin), 125, 125, 191
Heidsieck (Bernard), 255, 255
Hemingway (Ernest), 93
Hémon (Louis), 90
Henriot (Émile), 174
Héraclite, 191
Heredia (José Maria de), 44
Hergé (Georges Remi, dit), 96
Hériat (Philippe), 91
Himes (Chester), 168
Hocquard (Emmanuel), 230, 244, 244, 244, 253, 254
Hocquenghem (Guy), 291
Homère, 191
Honoré (Christophe), 291
Houellebecq (Michel), 269, 270, 299
Huelsenbeck (Richard), 79
Hugo (Victor), 12, 12, 13, 17, 79, 102, 121, 123, 245, 259, 301
Huguenin (Jean-René), 199
Husserl (Edmund), 124
Huston (Nancy), 268, 269
Huysmans (Joris-Karl), 25, 31, 35
I
Ibsen (Henrik), 62
Ionesco (Eugène), 19, 122, 130, 150, 150, 156, 180, 181, 181, 182, 182, 182, 183, 183, 185, 185,
186, 226, 259, 264
Irigaray (Luce), 214
Isou (Isidore), 137
Istrati (Panaït), 102
J
Jabès (Edmond), 188, 188, 188
Jaccottet (Philippe), 190, 191, 191, 191, 255, 255, 255, 255, 256, 258, 302
Jacob (Max), 24, 39, 45, 75, 76, 78, 78, 91, 92, 104
Jakobson (Roman), 20, 161, 193, 194, 194
Jammes (Francis), 35, 39, 45
Janvier (Ludovic), 259
Japrisot (Sébastien), 282
Jarry (Alfred), 19, 24, 32, 46, 62, 63, 64, 64, 75, 84, 120, 182, 222
Jauffret (Régis), 272, 292
Jauss (Hans Robert), 239
Jouet (Jacques), 243
Jouhandeau (Marcel), 107, 145
Jourde (Pierre), 241, 241, 299
Jouve (Pierre Jean), 60, 60, 135, 136, 188
Jouvet (Louis), 64, 64, 65, 111, 150, 151
Joyce (James), 59, 60, 60, 93, 174, 176, 176, 177, 218
Juliet (Charles), 277, 277
K
Kaddour (Hédi), 267, 298
Kafka (Franz), 93, 175, 176, 176
Kahn (Gustave), 68
Kane (Sarah), 264
Kantor (Tadeusz), 224
Kaplan (Leslie), 237, 292
Kateb Yacine, 223
Kaufmann (Vincent), 198, 249
Kerangal (Maylis de), 288, 288
Kessel (Joseph), 104, 105, 159, 208
Kierkegaard (Søren), 124
Klein (Gérard), 169
Klossovski (Pierre), 213
Koltès (Bernard-Marie), 239, 240, 260, 261, 262, 264, 282, 291
Kourouma (Ahmadou), 268
Kristeva (Julia), 200, 200, 201
Kristof (Agota), 285
Kundera (Milan), 238, 266, 266, 266
L
La Rochefoucauld (François de), 293
La Tour du Pin (Patrice de), 136, 188
Labiche (Eugène), 61
Lacan (Jacques), 193, 194, 199, 200, 246, 273
Lacarrière (Jacques), 221
Lachaud (Denis), 284
Lagarce (Jean-Luc), 260, 262
Lamartine (Alphonse de), 20
Lambrichs (Georges), 229, 254
Lambron (Marc), 283
Lanson (Gustave), 15, 25, 197
Lanza del Vasto, 159
Lanzmann (Claude), 113, 283
Larbaud (Valery), 26, 47, 55, 55, 56, 60, 68, 93, 272
Lasserre (Pierre), 44
Laudenbach (Roland), 166
Laurens (Camille), 271
Laurent (Jacques), 130, 162, 166, 166, 210
Laurrent (Éric), 265
Lautréamont (Isidore Ducasse, dit comte de), 84, 92, 120, 203, 254
Lavedan (Henri), 61
Lavelli (Jorge), 264
Lavocat (Françoise), 298
Lawrence (Thomas Edward), 218
Le Bris (Michel), 269, 289
Le Clézio (Jean-Marie Gustave), 166, 213, 213, 213, 213, 229, 238, 238, 246, 247, 267, 269, 277,
301, 301
Le Goff (Jacques), 13
Le Lionnais (François), 202
Leblanc (Maurice), 22
Lecarme (Jacques), 216
Lecarme-Tabone (Éliane), 216
Leduc (Violette), 217
Leenhardt (Jacques), 207
Lefèvre (Frédéric), 95
Léger (Fernand), 24
Leiris (Michel), 116, 123, 158, 158, 158, 159, 159, 166, 175, 191, 218
Lejeune (Philippe), 221, 221, 221, 273
Lemaire (Jean-Pierre), 258
Lemaître (Jules), 37
Lemaitre (Pierre), 282
Lemonnier (Léon), 142
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 42
Leroux (Gaston), 22
Lescure (Jean), 202, 202
Levi (Primo), 111, 270
Lévi-Strauss (Claude), 159, 193, 194, 221, 242
Lévy (Bernard-Henri), 12, 230
Lindon (Jérôme), 166, 174, 175, 175
Littell (Jonathan), 270, 271, 284, 284
Loti (Pierre), 23, 49, 49, 49
Louis-Combet (Claude), 280
Luc (saint), 279
Lugné-Poe, 62, 63, 64, 66
Lyotard (Jean-François), 199, 241
M
Maalouf (Amin), 269, 278
Mac Orlan (Pierre), 55, 208
Macé (Gérard), 247, 280, 280
Macé (Marielle), 298
Maeterlinck (Maurice), 24, 62
Magritte (René), 85
Maingueneau (Dominique), 248
Makine (Andreï), 268
Malet (Léo), 169
Malherbe (François de), 288
Mallarmé (Stéphane), 17, 26, 31, 32, 32, 34, 36, 46, 32, 68, 69, 71, 138, 174, 189, 195, 196, 196,
199, 198, 249, 254, 301, 301
Mallet-Joris (Françoise), 167
Malraux (André), 17, 19, 91, 92, 101, 101, 102, 102, 104, 105, 109, 109, 123, 123, 125, 126, 139,
139, 139, 142, 143, 143, 143, 143, 143, 143, 144, 144, 157, 161, 169, 181, 185, 208, 212, 216,
218, 218, 218, 219, 224, 245, 250, 251, 299, 301
Mambrino (Jean), 188
Man Ray, 85
Mandouze (André), 166, 283
Marcel (Gabriel), 124, 127
Margueritte (Paul), 50
Margueritte (Victor), 50
Marinetti (Filippo Tommaso), 45, 45, 76, 244
Maritain (Jacques), 25, 35, 39, 40, 42, 91
Martin du Gard (Maurice), 95
Martin du Gard (Roger), 36, 37, 38, 52, 59, 64, 140
Marx (Karl), 42, 116, 117, 200, 242, 273
Marx (William), 248
Mascolo (Dionys), 166
Maspero (François), 166, 276, 276, 276, 283
Maspero (Henri), 276
Massis (Henri), 37, 39, 40, 44, 80, 91, 94, 106
Masson (André), 85
Masson (Jean-Yves), 258
Matisse (Henri), 24, 212, 212
Maulnier (Thierry), 166
Maulpoix (Jean-Michel), 237, 250, 257, 257, 257, 298
Mauriac (Claude), 175, 175, 218
Mauriac (François), 40, 60, 91, 92, 105, 106, 107, 108, 109, 146, 146, 146, 146, 146, 153, 160, 161,
162, 146, 146, 169, 175, 199, 212, 220, 221, 245
Maurois (André), 91, 212
Mauron (Charles), 197
Maurras (Charles), 34, 36, 39, 40, 40, 41, 43, 44, 103, 103, 104, 106, 108, 109
Mauvignier (Laurent), 283, 283
Mazeline (Guy), 94, 94
Melville (Herman), 93
Merle (Robert), 110
Merleau-Ponty (Maurice), 125, 125, 126, 128
Merlin-Kajman (Hélène), 298
Meyronnis (François), 243
Michaux (Henri), 91, 134, 134, 134, 135, 135, 159, 175, 186, 187, 187, 187, 191
Michon (Pierre), 235, 239, 246, 247, 247, 248, 235, 271, 278, 280
Millet (Catherine), 275
Millet (Richard), 248, 250, 278, 288
Mimouni (Rachid), 283
Minyana (Philippe), 262, 264
Mirbeau (Octave), 33, 62
Miró (Joan), 85
Mnouchkine (Ariane), 225, 225, 225, 262
Modiano (Patrick), 209, 209, 210, 228, 228, 229, 246, 279, 279, 283, 283, 284, 301
Monfreid (Henry de), 208
Monnier (Adrienne), 92, 93
Montaigne (Michel Eyquem de), 157, 302
Montesquieu (Charles de Secondat, baron de), 20
Montfort (Henri), 46, 46, 46
Montherlant (Henry de), 91, 108, 140, 145, 153, 154, 154, 167
Morand (Paul), 56, 91, 107, 130, 159, 166
Mordillat (Gérard), 239
Moréas (Jean), 43, 44
Moreau (Jean-Luc), 269
Morris (Maurice De Bevere, dit), 170
Mouawad (Wajdi), 264, 269
Mounier (Emmanuel), 95
Moustaki (Georges), 229
Mühlfeld (Jeanne Meyer, épouse), 92
Murat (Michel), 253
Musset (Alfred de), 259
N
Nadeau (Maurice), 81, 82, 166
Naville (Pierre), 84, 86, 86, 115
NDiaye (Marie), 250, 268
Némirovsky (Irène), 93, 104, 113
Nerval (Gérard de), 84, 121
Nietzsche (Friedrich), 41, 41
Nimier (Roger), 130, 149, 166
Nizan (Paul), 101, 104, 161
Noailles (Anna de), 24, 44, 44, 80
Noël (Bernard), 190, 244
Noël (Marie), 136
Noguez (Dominique), 248
Nora (Pierre), 230, 284
Norge (Géo), 136
Nothomb (Amélie), 299
Nougaro (Claude), 229
Nourissier (François), 230
Nouveau (Germain), 84
Novarina (Valère), 253, 260, 262, 263, 263, 263, 263, 263
O
Obaldia (René de), 180
Ollier (Claude), 175, 175, 242, 244
Ormesson (Jean d’), 267
Oster (Christian), 242, 265, 266
Ozouf (Mona), 278, 291
P
Pagnol (Marcel), 96
Pastoureau (Henri), 118
Paul (saint), 279
Paulhan (Jean), 47, 94, 105, 108, 123, 128, 161, 174, 196
Pavlowitch (Paul), 228
Péguy (Charles), 12, 13, 15, 24, 25, 26, 34, 34, 34, 35, 36, 37, 38, 42, 68, 68, 70, 136, 285
Pennequin (Charles), 255
Perec (Georges), 113, 202, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 205, 205, 205, 220, 221, 236, 243, 243, 244,
265, 267, 281, 283, 302
Péret (Benjamin), 81, 84, 85, 86, 104, 116, 117, 117
Pergaud (Louis), 38
Péri (Gabriel), 105
Perros (Georges), 190
Philippe (Charles-Louis), 50, 101, 142
Pia (Pascal), 105
Picabia (Francis), 79, 80, 80
Picard (Raymond), 197
Picasso (Pablo), 24, 65, 76, 76
Picon (Gaëtan), 191
Piel (Jean), 230
Pierre-Quint (Léon), 92
Pieyre de Mandiargues (André), 213
Pinget (Robert), 175, 175, 179, 179, 181, 182, 259
Pirotte (Jean-Claude), 237, 237
Piscator (Erwin), 223
Pitoëff (Georges), 64, 64, 65
Pivot (Bernard), 227, 228, 228, 228
Planchon (Roger), 223, 224, 224, 261
Platon, 191
Pleynet (Marcelin), 200, 200
Poe (Edgar), 116
Poirier (Jacques), 99
Ponge (Francis), 105, 112, 134, 134, 137, 138, 138, 161, 186, 186, 189, 189, 189, 189, 190, 190, 190,
189, 199, 236, 244, 254
Pouchkine (Alexandre), 93
Poulaille (Henry), 101, 102
Poulet (Georges), 32, 198
Prévert (Jacques), 116, 120, 122, 135, 137, 138, 151, 253
Prigent (Christian), 201, 201, 229, 244, 244, 244, 254
Privat (Bernard), 167
Propp (Vladimir), 195
Proust (Marcel), 12, 23, 23, 26, 39, 44, 47, 52, 52, 52, 52, 52, 53, 54, 55, 56, 58, 60, 83, 91, 93, 99,
125, 159, 160, 174, 176, 176, 176, 179, 195, 197, 199, 218, 246, 248, 250, 250, 290, 301, 301,
301, 303
Psichari (Ernest), 25, 38, 38
Py (Olivier), 260, 263, 264, 291
Q
Queneau (Raymond), 116, 137, 138, 149, 169, 202, 202, 202, 203, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 243
Quignard (Pascal), 191, 230, 238, 247, 247, 248, 250, 301
Quint (Michel), 284
Quintane (Nathalie), 255
R
Rachilde (Marguerite Eymeri, dite), 24
Racine (Jean), 196, 199
Raczymow (Henri), 248
Radiguet (Raymond), 55, 55
Raimond (Michel), 49, 49, 49
Ramuz (Charles-Ferdinand), 143
Ravel (Maurice), 280, 280
Ray (Lionel), 236, 258
Rebatet (Lucien), 106, 108, 108, 142, 142
Réda (Jacques), 190, 190, 254, 255
Régnier (Henri de), 44, 44, 90, 96
Régy (Claude), 261
Rémond (René), 230
Rémy (Pierre-Jean), 208
Renan (Ernest), 25, 41
Renard (Jean-Claude), 188
Renard (Jules), 293
Resnais (Alain), 112, 179
Reverdy (Pierre), 77, 77, 78, 78, 78, 78, 83, 92, 255
Reverseau (Anne), 293
Reza (Yasmina), 260, 262, 262
Ribemont-Dessaignes (Georges), 65, 80, 116
Ricardou (Jean), 174, 198, 200, 201, 241
Richard (Jean-Pierre), 197, 198, 272, 298
Ricœur (Paul), 177, 177, 238, 239
Rigaut (Jacques), 120
Rilke (Rainer Maria), 191
Rimbaud (Arthur), 68, 69, 71, 83, 84, 116, 117, 120, 208, 246, 254, 267, 280, 280
Rinaldi (Angelo), 230, 230
Rio (Michel), 231, 266, 266, 266
Ristat (Jean), 230
Rivière (Jacques), 25, 47, 52, 55, 58, 61
Robbe-Grillet (Alain), 19, 130, 130, 166, 166, 173, 173, 174, 174, 174, 175, 176, 176, 177, 178, 178,
178, 179, 179, 186, 198, 236, 236, 236, 241, 249, 274, 274, 275, 301, 301
Roche (Denis), 200, 200, 201, 201, 201, 236
Roche (Maurice), 201, 244
Rochefort (Christiane), 136, 167, 214
Rolin (Olivier), 267, 292
Rolland (Romain), 23, 26, 34, 38, 38, 51, 52, 63, 64, 101, 101, 104, 140
Romains (Jules), 45, 104, 140, 140, 140
Rosny aîné (Joseph Henri Boex, dit), 33
Rostand (Edmond), 33, 61
Roth (Joseph), 93
Rotman (Patrick), 231
Rouaud (Jean), 239, 267, 269, 278, 282, 282, 289, 299
Roubaud (Jacques), 201, 202, 202, 203, 243, 243, 244, 244, 253, 254, 254
Rougemont (Denis de), 121
Rousseau (Jean-Jacques), 274, 276, 288
Roussel (Raymond), 84
Rousset (David), 111
Rousset (Jean), 198, 198
Rouveyre (André), 158
Roy (Claude), 15, 103, 109, 209
Ruyters (André), 46
S
Sacré (James), 236, 258
Sade (Donatien Alphonse François, marquis de), 84, 120, 199
Sadoul (Georges), 116, 117
Sagan (Françoise), 167, 214
Sainclivier (Jacqueline), 17
Saint-Exupéry (Antoine de), 19, 93, 104, 107, 126, 126, 143, 143, 160, 168
Saint-John Perse (Alexis Leger, dit), 70, 70, 104, 135, 136, 186, 187, 187, 187, 187, 190, 304
Saint-Pol Roux (Paul Roux, dit), 45, 84
Sainte-Beuve (Charles Augustin), 197, 197, 290
Salacrou (Armand), 63, 63, 65, 151
Sallenave (Danièle), 238
Salmon (André), 24, 75, 76
Salvayre (Lydie), 250, 288
Sangnier (Marc), 40
Sarraute (Nathalie), 20, 91, 147, 149, 161, 166, 166, 174, 174, 175, 175, 176, 176, 176, 177, 178,
179, 181, 182, 214, 236, 239, 259, 263, 274, 301
Sartre (Jean-Paul), 12, 12, 13, 17, 17, 17, 19, 34, 99, 107, 107, 109, 110, 121, 122, 122, 122, 122,
123, 123, 123, 123, 124, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 127,
127, 127, 128, 128, 128, 128, 128, 130, 130, 130, 139, 141, 141, 141, 141, 145, 146, 146, 146,
148, 148, 150, 150, 150, 151, 153, 154, 154, 154, 154, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 160,
161, 161, 162, 162, 162, 163, 163, 146, 146, 146, 155, 166, 166, 166, 167, 173, 176, 176, 181,
181, 181, 183, 197, 197, 198, 198, 199, 216, 217, 217, 217, 217, 227, 227, 230, 231, 240, 245,
248, 250, 250, 251, 259, 276, 287, 301, 301, 301, 302, 302, 303
Satgé (Alain), 246
Satie (Erik), 65
Saussure (Ferdinand de), 194
Savary (Jérôme), 225, 225, 226, 226
Schiffrin (Jacques), 167
Schlumberger (Jean), 23, 46
Schmitt (Éric-Emmanuel), 262, 262
Schopenhauer (Arthur), 41
Schreiber (Boris), 276, 284
Schwartz-Bart (André), 113
Segalen (Victor), 56, 68
Seghers (Pierre), 105, 105, 229
Sempé (Jean-Jacques), 170
Semprun (Jorge), 275, 275, 276, 276, 276, 284, 284, 284
Senghor (Léopold Sédar), 135
Serreau (Geneviève), 157, 157
Serres (Michel), 296, 296
Servan-Schreiber (Jean-Jacques), 169
Shakespeare (William), 62, 191, 256
Simenon (Georges), 169
Simon (Claude), 19, 20, 159, 166, 175, 175, 176, 177, 178, 178, 178, 179, 180, 207, 236, 237, 265,
267, 277, 281, 283, 302
Simonin (Albert), 168
Sivan (Jacques), 244
Sollers (Philippe), 166, 168, 189, 199, 199, 199, 200, 200, 200, 200, 200, 201, 201, 201, 230, 230,
238, 242, 243, 243, 246, 250, 265, 281, 302
Sorel (Georges), 41
Souday (Paul), 96
Soupault (Philippe), 56, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 92, 92, 92, 115, 157, 159
Staël (Nicolas de), 187
Starobinski (Jean), 135, 198, 198, 298
Stéfan (Jude), 229, 258
Steiner (George), 17
Steinmetz (Jean-Luc), 201
Stendhal (Henri Beyle, dit), 275
Sternberg (Jacques), 169
Stravinsky (Igor), 25
Strindberg (August), 62
Styron (William), 271
Suarès (André), 34, 44, 92, 162
Sully Prudhomme, 44
Supervielle (Jules), 56, 68, 91, 104, 137
Swift (Jonathan), 120
T
Tadié (Jean-Yves), 15, 54, 250
Tagore (Rabindranath), 93
Taine (Hippolyte), 25, 41, 197
Tanguy (Yves), 85
Tanner (Alain), 13, 301
Tarde (Alfred de), 37
Tardieu (Jean), 105, 137, 137, 156, 180, 183
Tati (Jacques), 170
Thibaudet (Albert), 35, 35, 35, 59, 89, 96, 160
Thomas (Henri), 229
Todorov (Tzvetan), 195, 198, 195, 221, 238, 248, 249, 249, 250, 287
Toulet (Paul-Jean), 45
Tournier (Michel), 213, 213, 238
Toussaint (Jean-Philippe), 242, 265, 291
Trakl (Georg), 280
Trénet (Charles), 170
Triolet (Elsa), 91, 105, 107, 165
Tristan (Fédérick), 269
Trotski (Léon), 42, 102, 102
Troyat (Henri), 167
Tzara (Tristan), 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 84, 118, 135, 135
U
Ubersfeld (Anne), 226
Uderzo (Albert), 170
V
Vaché (Jacques), 84, 120
Vailland (Roger), 86, 109, 118, 208
Valéry (Paul), 17, 32, 32, 39, 44, 46, 47, 50, 50, 68, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 72, 72, 72, 72, 73, 76,
79, 81, 85, 91, 92, 92, 94, 99, 109, 133, 138, 160, 160, 161, 161, 161, 162, 195, 250, 251, 254,
275, 282, 301, 301, 301
Van Gogh (Vincent), 246
Vauthier (Jean), 180
Vercier (Bruno), 283
Vercors (Jean Bruller, dit), 105, 105, 109, 166
Verhaeren (Émile), 45, 68
Verlaine (Paul), 76
Vernant (Jean-Pierre), 166
Verne (Jules), 267
Viala (Alain), 239
Vialatte (Alexandre), 55, 93
Vian (Boris), 122, 123, 129, 149, 156, 169, 169, 180, 182, 182, 253
Viart (Dominique), 20, 20, 20, 245, 249, 245, 248, 277, 283, 283
Vidal-Naquet (Pierre), 166
Vieira da Silva (Maria Elena), 187
Viel (Tanguy), 265
Vilar (Jean), 151, 154, 224, 260
Vinaver (Michel), 223, 259, 260, 262, 263, 264, 264, 301
Vincent (Jean-Pierre), 261
Vitez (Antoine), 260, 261
Vitrac (Roger), 65, 65, 65, 84, 84, 91, 99, 115, 116
Volodine (Antoine), 285
Voltaire (François Marie Arouet, dit), 12, 123, 245, 301
Vuillard (Éric), 284
W
Weil (Simone), 162
Wenzel (Jean-Paul), 223, 260
Weyergans (François), 246, 271
Wiesel (Elie), 113, 283
Wilson (Robert), 224
Winckler (Martin), 267, 299
Winock (Michel), 34, 94
Wittig (Monique), 214
Woolf (Virginia), 176
Y
Yeats (William Butler), 191, 256
Yourcenar (Marguerite), 92, 149, 209, 209, 209, 214, 220, 221, 277
Z
Zévaco (Michel), 22
Zola (Émile), 17, 22, 26, 27, 31, 32, 32, 33, 33, 33, 33, 34, 34, 36, 36, 36, 37, 54, 62, 102, 123, 245,
301, 301, 301