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© Armand Colin, 2018

Ce livre est la nouvelle édition augmentée de l'ouvrage


paru chez Armand Colin en 2013 sous le titre
Littérature française du XXe siècle
(ISBN 978-2-200-27601-0).

Illustration de couverture : Fotolia – bittedankeschön

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Table des matières

Introduction 11
Le hachoir de l’historien 11
Questions de méthode 14
Quelle « littérature » ? 17
Quatre périodes 18

Les conditions de la vie littéraire autour de 1900


L’écrivain de la « Belle Époque » 21
Un lectorat élargi 21
Éditeurs et revues à la croisée des chemins 22
L’espace culturel parisien 24
Les deux pôles du champ littéraire 25
PARTIE 1
LA LITTÉRATURE EN QUESTION :
LE TEMPS DES RECHERCHES (1900-1930)

1 Nouveaux débats, nouveaux clivages 31


1 Le tournant de 1900 31
Après Mallarmé, après Zola 32
Naissance de l’intellectuel 33
L’école « moderne » et la question laïque 35
2 Les clivages politiques et idéologiques 36
Les conflits politiques après l’affaire Dreyfus 36
Catholiques et anticléricaux 39
La critique du positivisme 41
3 La fin des « écoles » et les débats esthétiques 43
Le néoclassicisme 43
À la recherche de formes neuves 44
La NRF entre classicisme et modernité 46

2 Les genres littéraires en question 49


1 Le roman retrouvé ? 49
La crise du roman après le naturalisme 50
Le roman-fleuve 51
Marcel Proust et la Recherche 52
2 Poétiques du récit 54
Le récit poétique 54
Voyages et aventures 55
Les récits surréalistes 56
André Gide : romans sur le roman 57
Des « romans chrétiens » ? 60
3 Vers une « rénovation dramatique » ? 61
Naturalistes et symbolistes au théâtre 62
Vers un théâtre « populaire » 63
Jacques Copeau et le « Cartel » 64
Les avant-gardes : Antonin Artaud et le Théâtre Alfred-Jarry 64
Le théâtre selon Paul Claudel 66
4 Les rythmes nouveaux de la poésie 67
Du vers libre au verset : Paul Claudel, Charles Péguy 68
Poétique de Paul Valéry 71
3 Les avant-gardes et le surréalisme 75
1 « Esprit nouveau » et modernité 75
Apollinaire et « l’esprit nouveau » 75
Modernité d’Alcools 76
Nouvelles voix poétiques : Cendrars, Reverdy 78
2 La révolte Dada 79
L’esprit dadaïste : négation et subversion 79
Breton contre Tzara : de Dada au surréalisme 80
3 La révolution surréaliste 81
À l’écoute de l’inconscient 82
La fécondité artistique du mouvement 84
Divisions et ruptures 86

Les conditions de la vie littéraire autour de 1930


Le temps de la NRF 89
La modernisation des pratiques éditoriales 90
Les réseaux de l’innovation esthétique 91
La course aux prix littéraires 93
Le monde des revues et le règne de la NRF 94
La grande presse et les nouveaux médias 96
PARTIE 2
LA LITTÉRATURE EN SITUATION :
LE TEMPS DES ENGAGEMENTS (1930-1955)

1 La littérature à l’épreuve de l’histoire 99


1 Les écrivains face à la crise (1930-1939) 99
La dramatisation de l’histoire 100
L’exigence révolutionnaire et le combat antifasciste 100
L’Action française et la tentation du fascisme 103
2 La littérature en temps de guerre (1939-1945) 104
Censure et résistance sous l’Occupation 105
Les écrivains et la collaboration 106
Une vie littéraire ininterrompue 107
L’épuration et ses excès 108
3 Écrire après Auschwitz ? (1945-1955) 108
Une nouvelle génération 109
Une littérature « lazaréenne » 111

2 Du surréalisme à l’existentialisme 115


1 Le surréalisme « au service de la Révolution » 115
Poésie et politique : une synthèse impossible ? 115
Les surréalistes à l’épreuve de la guerre 117
Le hasard et l’humour 119
Le surréalisme et les mythes 120
Le déclin du mouvement 122
2 L’existentialisme et la « littérature engagée » 122
Entre philosophie et littérature 123
La pensée de l’absurde 125
Morale de l’action et théorie de l’engagement 127
Humanisme ou marxisme ? 128
Hors de l’existentialisme : au-delà de l’« engagement » 129
3 Situation des genres 133
1 Responsabilité du poète 133
L’art au-delà du genre 133
Refus ou « acquiescement » 135
De nouveaux langages 137
2 Le roman, l’existence et l’histoire 139
Regards sur l’histoire 139
Enjeux existentiels 142
L’exploration des âmes 145
La fiction romanesque en question 147
3 La pensée sur la scène 149
Le metteur en scène et les lieux du théâtre 150
Le théâtre et les mythes : Giraudoux, Cocteau, Anouilh 151
Un théâtre d’écrivains : textes et idées 153
L’émergence d’un « nouveau théâtre » 155
4 L’essor de la prose non fictionnelle 157
L’écriture de soi 158
Récits de voyage et articles de presse 159
Le temps de l’essai 160

Les conditions de la vie littéraire autour de 1955


« Temps modernes » et livre de poche 165
Les tensions idéologiques 165
Le paysage éditorial 167
Livre de poche et culture de masse 168
PARTIE 3
LA LITTÉRATURE EN SOUPÇON :
LE TEMPS DE L’ÉCRITURE (1955-1980)

1 Ruptures et innovations à l’ère du soupçon 173


1 Le Nouveau Roman : l’écriture contre la littérature 173
Le groupe des Éditions de Minuit 173
« Du réalisme à la réalité » 175
La « littérarité » contre la littérature 177
Des œuvres singulières 179
2 Le Nouveau Théâtre, antithéâtre ou théâtre total ? 180
Farces tragiques 181
Un spectacle total 182
La fin des « caractères » et de l’action dramatique 183
Un théâtre politique ? 185
3 L’écriture poétique : soupçons sur le lyrisme 186
Pouvoirs de la poésie 187
Poétiques de la matière et de l’éphémère 189

2 L’empire des sciences humaines et le « démon de la théorie » 193


1 Le structuralisme et la Nouvelle Critique 193
L’essor de l’analyse structurale 194
Le « démon de la théorie » 196
La Nouvelle Critique 197
2 Théorie et production du Texte : Tel Quel & Cie 199
Philippe Sollers et Tel Quel 199
Tel Quel, Change, TXT et l’esprit de Mai 68 201
3 L’OuLiPo, ou l’écriture mode d’emploi 202
Des contraintes fécondes 202
Raymond Queneau, Georges Perec 203
3 Fiction et non-fiction : des frontières incertaines 207
1 Écritures romanesques : la mémoire et l’histoire 207
Le réalisme et l’aventure 208
Romans « anachroniques » 209
Quand le roman « respire »… 210
Un changement de génération 212
2 Écriture autobiographique et liberté imaginaire 214
Le moi dans le roman 215
Anti-autobiographies 217
Le choix des images et de l’imaginaire 219
Décentrements, du moi vers les autres 220
De l’autobiographie à l’autofiction 221
3 Écriture dramatique et liberté scénique 222
Texte et société 222
Le spectacle comme événement 224

Les conditions de la vie littéraire autour de 1980


La faute à Pivot ? 227
Au rythme des médias 228
Quelle diffusion pour la littérature ? 229
Le Paris des « Intellocrates » 230
PARTIE 4
LA LITTÉRATURE AU PRÉSENT :
LE TEMPS DES DOUTES (DEPUIS 1980)

1 L’évolution littéraire en question 235


1 Retours et reflux 235
Le retour du sujet 236
Le retour du « référent » 237
Le retour du récit 238
Le retour du texte dramatique 239
2 La fin des avant-gardes 240
L’esprit « postmoderne » 241
Des « avant-gardes » redéfinies ? 243
3 Doutes sur la littérature 245
La fin du « grand écrivain » 245
Adieux à la littérature 248

2 Résistance des genres 253


1 La poésie, de la critique du lyrisme au « lyrisme critique » 253
La lettre et la voix 254
Poésies ininterrompues : Jaccottet, Bonnefoy 255
Pratiques & théories 257
Poésies du quotidien 258
2 Le théâtre, en marge de la littérature 259
Un art à part 259
Auteurs et metteurs en scène 261
Les nouvelles formes du langage théâtral 262
3 Extension du domaine du roman 265
L’appel du jeu : humour et réflexion 265
Jeux de construction 267
Ouvertures sur le monde 268
À l’échelle de l’individu 271
3 Écrire au présent 273
1 Le moi et les autres : lignes de vie 273
Nouvelles pratiques de l’écriture de soi 273
Récits de vie et de mort 275
Le « je » dans tous ses états 276
Le moi, les siens et les autres 277
Fictions biographiques 280
2 Une histoire indicible ? 281
Mémoire de la Grande Guerre 281
Traces de la guerre d’Algérie 282
Échos des temps barbares (1940-1945) 283
Univers « post-humains » 285

3 Vers une « littérature du XXIe siècle » ? 286


Une littérature « thérapeutique » ? 287
Quelle « littérature-monde » ? 288
La rupture numérique 291

Les conditions de la vie littéraire autour de 2015


Après le livre ? 295
Un espace multipolaire 295
Les effets du numérique 296
Déclin social et vitalité intellectuelle 297
Statut de l’écrivain et brouillage des valeurs 298

Conclusion 301
Changements et continuités : qu’est devenue la littérature ? 301
Tradition et modernité : une dialectique trompeuse 303

Bibliographie 305

Index des noms 311


Introduction

Entreprendre d’étudier la littérature française des XXe et XXIe siècles, une


vingtaine d’années seulement après le début du nouveau siècle, cela ne va
pas de soi. D’abord parce qu’il n’est pas certain que ces cent vingt ans de
production littéraire puissent être considérés comme un ensemble, justifiant
un ouvrage unique. Ensuite parce que le déséquilibre est évident entre un
siècle achevé que nous commençons maintenant à pouvoir observer à
distance et une période en cours qui rend bien difficile, au contraire, le recul
critique : comment tenir le même discours, avec la même recherche
d’objectivité, sur le début et sur la fin d’une période aussi hétérogène ?
Enfin parce que la catégorie même de « siècle » ne s’impose pas
naturellement comme la plus pertinente, pour qui cherche à penser et à
mettre en récit l’histoire de la littérature.

Le hachoir de l’historien
Le XXIe siècle, encore tout jeune, a atteint l’âge de la majorité. On
commence à parler d’une « littérature du XXIe siècle », ce qui n’était pas
encore couramment admis vers 2010. Mais cette période d’une vingtaine
d’années, celle des années 2000-2020, ne présente pas par elle-même
d’unité significative pour l’histoire de la littérature. Si l’on a pu observer
des évolutions et des ruptures durant ces dernières décennies, il ne semble
pas qu’elles coïncident avec le tournant du siècle. Soit elles sont très
récentes, nous le verrons, et peut-être le nouveau siècle littéraire est-il à
peine en train de naître dans les années 2010 : il est encore difficile d’en
définir les lignes de force. Soit elles remontent pour l’essentiel aux années
1980, et l’on considère alors que la littérature dite « contemporaine »
s’étend sur une durée qui englobe la fin d’un siècle et le début de l’autre.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas dans la littérature française de tournant
significatif, autour de l’An 2000, correspondant au changement de siècle
calendaire. Aussi est-il logique que l’historien de la littérature considère le
XXIe siècle dans le prolongement du précédent. C’est le choix que nous
faisons ici. Et, ce faisant, nous estimerons la production la plus proche de
nous comme aussi digne d’intérêt que la littérature des années 1900-1930,
du temps d’Apollinaire, de Proust et de Gide.
Certes, l’évaluation critique est un défi quand elle porte sur des auteurs
vivants et sur des mutations contemporaines, donc sur un « matériau » par
nature inachevé. La construction de l’histoire requiert un regard distant.
Nous sommes encore tout près du XXe siècle finissant, et de plain-pied dans
ce nouveau siècle commençant — période trop familière, trop présente à
nos esprits pour qu’il soit possible de la considérer comme un objet de
savoir. L’histoire d’un passé si proche ne peut être seulement documentaire
et savante. Elle tient inévitablement, aussi, à une mémoire « organique »,
qui nous la fait comprendre du dedans. Mais une approche équilibrée de ces
cent vingt années, aussi attentive à chacun des moments qui les scandent,
acceptant le risque de s’étendre jusqu’à nos jours, est le seul moyen d’avoir
une chance de saisir la complexité des constantes et des transformations qui
font l’histoire de ce siècle long, de 1900 aux années 2010-2020. Tel est le
pari de ce livre.
Pourquoi dès lors parler encore de « siècles » ? Si la frontière s’efface
entre le XXe et le XXIe, à quoi bon conserver le seuil inaugural de 1900 ?
Pourquoi donc ce découpage ? Même si l’on s’en tient au seul
« XXe siècle », peut-être l’unité même du siècle n’est-elle en effet pas
pertinente. Charles Péguy, qui réfléchissait dans Clio sur ces rapports entre
histoire et mémoire, s’amusait de l’adéquation parfaite de Victor Hugo à
« son » siècle : non seulement il avait eu le coup de génie de naître en 1802
pour bien emplir son siècle et s’y identifier, mais ce siècle était vraiment un
beau siècle, « le mieux articulé historiquement qu’il y ait jamais eu »,
« bien chronologique » et « bien chronographique », bien calé, bien cadré
entre Napoléon d’un côté et, de l’autre, le temps de l’Exposition
universelle, des Universités populaires et des premiers aéroplanes…
L’unité du siècle, assurément, a quelque chose d’artificiel. Elle présente
des avantages pratiques et pédagogiques, mais n’est pas dépourvue de
présupposés idéologiques — depuis le temps où l’on rapprochait le « Grand
Siècle » du « siècle de Périclès », par opposition aux « siècles obscurs ». Il
est vrai que le mot « siècle » signifiait alors une époque, un âge illustre, non
une période de cent ans. Mais notre « siècle » au sens moderne en a hérité
ses connotations axiologiques. Le XXe siècle serait-il « le siècle de Sartre »
(titre d’un livre de Bernard-Henri Lévy) comme le XVIIe fut « le siècle de
Louis XIV » (titre d’un livre de Voltaire) ? Sartre, né en 1905 et mort en
1980, a fait presque aussi bien que Victor Hugo, en effet : ce siècle avait
cinq ans… Méfions-nous toutefois de cette sacralisation du siècle et des
fausses perspectives qui l’accompagnent. Le choix du siècle comme unité
historique profite à certains auteurs (à Hugo plus qu’à Chateaubriand, à
Sartre plus qu’à Péguy), à certaines esthétiques (au classicisme plus qu’au
baroque), à certaines idéologies (la césure de la Révolution, entre l’Ancien
et le Nouveau) : il n’est pas si neutre qu’on le croit. Si on l’adopte, c’est à
condition de le problématiser, d’en justifier les seuils et d’en préciser les
articulations, d’y chercher des principes de cohérence, une continuité
interne. Le XXe siècle littéraire, prolongé ou non jusqu’au XXIe, n’est pas une
réalité qui s’impose de soi : il est à comprendre et à construire.
Dans un film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976),
un professeur d’histoire arrive devant sa classe, pour son premier cours,
équipé d’une planche à découper, d’un hachoir de boucher et d’une longue
pièce de boudin. Il invite un élève à trancher le boudin, dont il brandit
ensuite des bouts en proclamant : « Voici des morceaux d’histoire… »,
avant de développer une belle « leçon inaugurale », éloquente et
savoureuse, sur la métaphore du boudin appliquée aux « plis du temps ».
L’historien, en effet, coupe le temps en morceaux. Cela donne « des heures,
des décades, des siècles », dit le personnage du film… Et l’historien
observe aussi, outre l’épaisseur des tranches, les courbes du temps, sa
texture, sa « peau » externe qui lui donne forme. Cette métaphore
charcutière vaut aussi pour l’histoire littéraire. Toute périodisation, toute
coupe pratiquée dans le cours diachronique du temps historique implique
des choix méthodologiques et intellectuels — un maniement réfléchi du
hachoir. « Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? », demandait
l’historien Jacques Le Goff dans un petit livre publié l’année de sa mort, en
2014. À quoi il répondait : « Le découpage du temps en périodes est
nécessaire à l’histoire » — tout en invitant à distinguer le « siècle », « outil
chronologique indispensable », de la « période ».
S’agissant de l’histoire littéraire des XXe et XXIe siècles, les choix en
matière de périodisation sont d’autant plus risqués et délicats que nous
manquons de distance pour établir des classements, des sélections, des
distinctions — autant d’opérations nécessaires au travail de construction
historique. En outre, les « bouts » retenus ne valent que par leur « goût » —
dirait notre historien boucher : le travail scientifique est dans le domaine
littéraire inséparable d’une évaluation esthétique et d’un processus de
légitimation qui, pour un passé aussi récent, sont objet de débat. Il n’y a pas
de consensus scientifique, aujourd’hui, sur les limites du XXe siècle, sa date
de commencement et son articulation avec le XXIe. Ni sur la segmentation
des XXe et XXIe siècles en grandes « périodes ». Nous n’avons pas de grands
mouvements unifiants, comme le classicisme pour le XVIIe siècle ou le
romantisme pour le XIXe, qui offriraient des principes de regroupement
structurants. Il y a donc des choix à faire pour construire cette histoire, et il
faut les distinguer d’autres choix possibles.

Questions de méthode
On aurait d’abord pu penser à une histoire parallèle des genres littéraires.
Il est vrai que chaque genre, dans une certaine mesure, a sa propre logique
et suit son propre rythme. Nous le verrons : l’apparition de l’avant-garde au
théâtre, peu avant 1950, précède de plusieurs années la naissance du
Nouveau Roman, tandis que la poésie ne connaît pas de rupture équivalente
à la même époque. Chaque genre littéraire pourrait donc mériter une
approche spécifique. Mais nous cherchons à proposer ici une synthèse pour
l’ensemble des XXe et XXIe siècles, et un tel cloisonnement s’y opposerait.
Une histoire générique ainsi conçue, en effet, conduirait à faire éclater la
production d’un même auteur qui s’est illustré dans différents
genres (comme Aragon), à négliger l’importance historique des courants ou
mouvements qui transcendent les distinctions génériques (comme le
surréalisme), à manquer un des phénomènes majeurs qui caractérisent
l’époque, c’est-à-dire précisément la mise en question des frontières
génériques, enfin à sous-estimer l’importance d’une réflexion générale sur
la notion de littérature, qui est l’un des fils conducteurs des XXe et
e
XXI siècles. C’est pourquoi une approche diachronique d’ensemble est
préférable. Les différences entre les genres ne peuvent cependant pas être
ignorées : elles seront réintroduites à un second niveau pour chacune des
grandes périodes retenues.
Deuxième hypothèse : lire dans les XXe et XXIe siècles les aventures de la
modernité. La production la plus significative de l’époque serait la
littérature la plus neuve, en rupture avec la tradition. L’histoire du
XX
e siècle, notamment, serait celle de ses avant-gardes. Une telle
perspective, toutefois, revient à sous-estimer les tensions et contradictions
qui traversent l’époque. Il faut reconnaître qu’à chaque période le « pôle
d’innovation » coexiste avec un « pôle de temporisation » et un « pôle de
reproduction »1. Or l’innovation ne garantit nullement une supériorité
esthétique : elle n’est pas une valeur en soi. Antoine Compagnon a montré
que la productivité littéraire la plus féconde pouvait se trouver du côté des
« Antimodernes » (Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland
Barthes, 2005). Julien Gracq remarquait déjà que « deux littératures de
qualité », une « littérature de rupture » et une « littérature de tradition ou de
continuité », n’avaient cessé de cohabiter depuis le milieu du XIXe siècle
sans que la première provoque la mort de la seconde2. Autrement dit, le
temps des lettres articule plusieurs rythmes, plusieurs modes de relation au
temps présent. Et ce sont précisément ces différences et discordances qui
font l’histoire. Celle-ci n’est pas la suite linéaire de séquences orientées sur
l’axe unique d’une modernité en devenir. Elle est « tuilée » ou « stratifiée »,
conflictuelle et contradictoire. Il faut donc prendre en compte l’envers de la
modernité, sa face antithétique, celle des œuvres anachroniques (comme
disait Claude Roy) ou des auteurs mécontemporains (comme disait Péguy),
qui font aussi partie, et pleinement, des apports des XXe et XXIe siècles
littéraires. Le vers libre n’a pas tué l’alexandrin, le Nouveau Roman n’a pas
fait disparaître l’intrigue et le personnage : « À tout moment coexistent […]
des hommes et des œuvres qui appartiennent à des âges différents […]. La
littérature n’est jamais homogène ni univoque, mais elle parle toujours avec
plusieurs voix3. » Sans méconnaître le rôle moteur des avant-gardes, il
faudra rendre compte de cette « hétérochronie de l’histoire littéraire »
(Antoine Compagnon), donc se défier de tout manichéisme réducteur. Si
chaque période peut être caractérisée par une dominante, elle connaît aussi
d’autres tendances, d’autres courants qui peuvent agir en sens contraire.
Méfions-nous de ces deux erreurs d’optique symétriques, qui consistent soit
à accorder plus de valeur au début du XXe siècle (et les dernières décennies
seraient celles d’une irréversible décadence), soit à privilégier le tournant
du XXIe siècle (et la littérature contemporaine serait la plus lucide, la plus
inventive, par opposition aux illusions d’une « tradition » périmée).
Troisième choix possible : mettre l’accent sur les auteurs et les œuvres.
C’est à la fois conforme à la tradition de l’histoire littéraire depuis Gustave
Lanson, et aisément applicable à une époque toute récente pour laquelle le
tri est une opération difficile. La tentation est grande de procéder à des
inventaires, à des listes de noms et de titres, à une succession de
monographies — faute de pouvoir appliquer des critères généraux et
proposer de synthèses critiques. À ce risque de dispersion et à la stérilité de
la liste doit s’opposer une approche historique qui prenne en compte le fait
littéraire, à la fois comme réalité formelle et comme phénomène
sociologique, dans ses évolutions et ses transformations. La poétique des
années 1970, critique envers l’histoire littéraire lansonienne, appelait de ses
vœux une « poétique historique », ou une « histoire des formes » (Gérard
Genette). Ce programme reste actuel. Il est certes indispensable de parler
des œuvres singulières, mais nous le ferons dans la mesure du possible en
fonction de cette histoire des formes littéraires, en nous interrogeant sur la
part que prennent à cette histoire les auteurs et les œuvres. Et, d’autre part,
la sociocritique et la sociologie de la littérature invitent à situer les
productions singulières dans un ensemble plus vaste, le réseau des forces
qui structurent à chaque époque le champ littéraire. Une histoire de la
littérature des XXe et XXIe siècles doit prendre en compte cette dimension
sociale et institutionnelle. C’est pourquoi nous proposons des coupes
transversales, synchroniques, à chaque seuil déterminant de l’époque, pour
dégager les conditions de la vie littéraire — conditions historiques,
sociopolitiques, économiques, culturelles…
Mais quels sont précisément ces seuils déterminants ? Il faut en venir aux
coups de hachoir : où vont-ils tomber ? Quelles sont les césures
significatives qui autorisent à découper cette époque de quelque cent vingt
ans ans en plusieurs périodes cohérentes ? L’historien de la littérature se
contente souvent de prendre modèle sur l’histoire générale. Ce seraient
alors les deux guerres mondiales, ou les différents moments de l’histoire
politique depuis 1945 (1958, 1968, 1981…), qui scanderaient les grandes
étapes de l’histoire des lettres. Suffit-il de modeler ainsi l’histoire de la
littérature sur une histoire extra-littéraire ? Certes, les grandes évolutions de
la littérature ont été affectées, tout au long des XXe et XXIe siècles, par les
événements majeurs de l’histoire nationale et internationale. Mais les
tournants les plus significatifs de l’histoire littéraire, qui sont plus des
phases de transition ou de mutation accélérée que des moments de rupture
ponctuelle, ne coïncident pas avec les dates-événements. D’ailleurs, les
historiens eux-mêmes ne méconnaissent pas les transformations lentes qui
façonnent l’époque en profondeur, par-delà les ruptures des deux conflits
mondiaux. Dans une perspective braudélienne, certains historiens mettent
l’accent sur « deux grands tournants (années trente et années soixante) »,
qui conduiraient à découper le XXe siècle en trois périodes (1880-1930,
1930-fin des années soixante, trente dernières années du siècle)4.
Dans le même sens, concernant la littérature, il est permis de penser que
l’après-1918 ne fait qu’accélérer avec le surréalisme les mutations avant-
gardistes déjà engagées dans les années 1900-1914, et que la théorisation de
l’engagement par Sartre après 1945 consacre une conscience littéraire de
l’histoire qui remonte aux années trente (tournant politique du surréalisme,
romans de Malraux, théâtre de Giraudoux, etc.). Les événements de Mai
1968, par ailleurs, ne changent pas en profondeur le devenir d’une
littérature qui, loin de se politiser alors dans l’urgence, limite la révolution
aux théories de l’écriture et prépare le mouvement de retour à certaines
traditions qui va s’amorcer dans les années 1970. Il faut donc relativiser
l’effet des dates politiques sur l’histoire des lettres. Les tournants les plus
marquants sont ailleurs.

Quelle « littérature » ?
Quels sont donc les choix qui ont guidé cet ouvrage ? Nous postulons
d’abord que les XXe et XXIe siècles littéraires présentent une unité qui n’est
pas artificielle. Le XXe siècle naît après la mort de Mallarmé (1898), qui a
poussé à son degré ultime l’autonomie de la littérature : tout le XXe siècle
aura à assumer l’héritage de cette modernité réflexive, de Valéry à
Blanchot, du Nouveau Roman à la Nouvelle Critique. Mais il s’ouvre aussi
sur l’affaire Dreyfus, qui voit naître la figure de l’écrivain engagé avec le
« J’accuse » de Zola (1898). Et il sera marqué, sur un tout autre plan, par
deux guerres mondiales, qui remettent en question la légitimité de la
littérature : à quoi bon écrire quand nos civilisations se reconnaissent
mortelles (après Verdun), voire coupables (après Auschwitz) ? À l’idéal
d’une autonomie du champ littéraire répondent l’appel du monde et
l’urgence de l’action (Sartre). Ainsi, le siècle est tout entier traversé par le
questionnement de la littérature sur elle-même, sur sa nature, sur sa
fonction. Et il est possible d’y voir une spécificité de notre littérature
nationale, marquée par une « crise du sens » toute particulière (George
Steiner). Si le XIXe siècle était bien le siècle de Hugo, confiant dans les
pouvoirs de la littérature, le XXe siècle est peut-être bien en ce sens le siècle
de Sartre — puisqu’il ne cesse de se poser avec lui la question : « Qu’est-ce
que la littérature ? »
Le choix de cet axe, centré sur une problématique qui concerne d’abord
la tradition de la littérature nationale et qui prend pour point d’origine le
tout début du XXe siècle, dans une perspective diachronique, implique de
laisser de côté les littératures dites « francophones », qui ne pourront faire
ici l’objet que d’allusions ponctuelles. Et pourtant, l’une des grandes
mutations des XXe et XXIe siècles réside assurément dans cette expansion
considérable des littératures d’expression française bien au-delà des
frontières du territoire national. Mais pour les prendre en compte, il faudrait
observer la diversité des aires culturelles, compléter l’histoire par la
géographie, entrer dans un régime de périodicité qui a son autonomie…
Une telle entreprise n’était pas réalisable dans les limites de cet ouvrage. La
« littérature française » est donc ici à entendre au sens académique et
institutionnel, qui la distingue de la « littérature francophone ». On peut le
regretter, mais c’est encore un état de fait à la fin des années 2010. Nous
conformer à cette ligne de partage, ce n’est pas opérer un choix éditorial
singulier, mais prendre acte des découpages disciplinaires existants. Et,
dans ce domaine, ce n’est pas la personne de l’historien qui tient le hachoir.
Nous ne pourrons pas non plus consacrer aux littératures dites
« populaires » — roman policier, science-fiction, chanson… — toute
l’attention qu’elles auraient dû requérir du fait de leur importance croissante
dans la culture de masse aux XXe et XXIe siècles. Par définition, elles sont
moins préoccupées par le questionnement de la littérature sur elle-même.
Elles n’épousent donc pas le rythme d’une histoire dont chaque période
correspond à une manière de poser cette question : « Qu’est-ce que la
littérature ? »

Quatre périodes
Suivant cet axe, on repère quatre grandes périodes, de vingt-cinq à trente-
cinq ans chacune, quatre « morceaux d’histoire » traversés de courants
différents mais où dominent des tendances majeures. Première dominante,
de 1900 à 1930 environ : la littérature comme recherche. Après
l’effondrement des évidences et la crise du naturalisme, l’exploration et
l’expérimentation caractérisent la somme proustienne autant que la création
de La Nouvelle Revue française, le triomphe du vers libre chez Apollinaire
autant que le laboratoire des expériences surréalistes, l’exploration
métaphysique de Bernanos autant que l’élaboration formelle des Faux-
Monnayeurs. Ces tentatives de refondation de la littérature s’orientent vers
les profondeurs du moi plus que vers les réalités du monde. On aurait pu les
faire commencer vers 1913, l’année, si féconde pour la modernité,
d’Alcools et de Du côté de chez Swann, si le mouvement de renouvellement
ne remontait en réalité aux alentours de 1900 : Ubu Roi d’Alfred Jarry
(1896), l’affaire Dreyfus (1898), la réforme des humanités modernes dans
l’enseignement (1902), tout cela justifie que l’on fasse bien commencer le
e e
XX siècle littéraire avec le XX siècle du calendrier.
Deuxième temps, celui des engagements, des années 1930 au milieu des
années 1950. Les suites de la crise économique mondiale de 1929, grand
événement de l’histoire externe, correspondent à une mutation accélérée
dans l’histoire interne de la littérature. C’est le tournant des surréalistes, qui
se convertissent au marxisme. C’est l’ouverture des lettres aux
problématiques de la « condition humaine », après des années d’une
littérature centrée sur le moi. Saint-Exupéry et Malraux sont existentialistes
avant la lettre, tandis que le théâtre de Giraudoux témoigne des inquiétudes
d’une probable guerre à venir. L’idée d’une littérature responsable, qui se
justifierait par sa fonction morale et politique, anticipe sur les publications
effectives des poètes de la Résistance. Céline s’engage dans ses visions du
monde social, pour le meilleur (Voyage au bout de la nuit) et pour le pire
(les pamphlets antisémites). L’œuvre même de Sartre fait clairement le lien
entre une philosophie de l’existence, avant la guerre (La Nausée, 1938), et
une littérature de l’engagement, après la guerre (Qu’est-ce que la
littérature ?, 1947). Cette conception politique de la littérature est encore
dominante, en France, au début des années cinquante, par exemple dans les
premiers écrits de Roland Barthes qui contribuent à faire découvrir Brecht
en France. Et c’est par rapport à cette vision dominante que se situent Gracq
ou Ionesco, pour en critiquer les excès.
Vient ensuite le temps de l’écriture, jusqu’aux alentours de 1980. Une
redéfinition du langage littéraire se dessine en effet dans les années
cinquante, par réaction au risque de dilution du littéraire dans la politique
ou la philosophie. S’ouvre alors une troisième période, de grande
production critique et de refondation des genres : Le Degré zéro de
l’écriture, de Roland Barthes, est contemporain de la naissance du Nouveau
Roman (Robbe-Grillet, Les Gommes), en 1953. Situons donc le début de
cette phase de transition autour de 1955, au cœur de cette « décennie
ambiguë » des années cinquante, « partagée entre le renouveau des formes
et le desserrement de l’engagement » (Marc Dambre). Le culte de l’écriture
est la dominante des années 1960 et 1970, marquées par les romans de
Claude Simon, par le structuralisme dans le champ des sciences humaines,
par les littératures expérimentales de l’OuLiPo ou de Tel Quel. Une
définition radicale de la poéticité, issue de Roman Jakobson, renoue alors
avec l’idéal mallarméen et flaubertien d’une littérature autonome et
autoréférentielle. Cette exigence finit toutefois par se relâcher, chez ceux-là
mêmes qui l’avaient exaltée.
Le tournant du début des années 1980 ouvre une quatrième période, le
temps des doutes, au moment où Roland Barthes, Nathalie Sarraute,
Marguerite Duras et Claude Simon ne dissimulent plus la part
autobiographique de leurs œuvres. Période de retour (au récit, au référent,
au moi), de repli (sur l’intériorité, sur la mémoire familiale, sur les menus
faits du quotidien), de reflux (des idéologies, et notamment de l’idée de
progrès). Période qu’on appelle parfois « postmoderne », faute de mieux.
Cette période, nous y sommes encore. Autant la critique s’entend à peu près
sur « le tournant majeur des années 80 » (Dominique Viart), autant elle est
incapable de déceler les signes d’une inflexion plus récente. Le XXe siècle se
serait-il achevé, pour la littérature, à la fin des années 1970, quand se
termine le vaste courant moderniste et formaliste qui s’était engagé avant
1914 ? Dominique Viart émet ainsi l’hypothèse d’un « court XXe siècle
littéraire », de 1913 aux années 19805 — auquel cas la « littérature du XXIe
siècle » aurait commencé avant l’heure. À maints égards, pourtant, les
années 1980-2015 font retour sur — et font mémoire de — l’ensemble du
e
XX siècle, nous le verrons. Nous prolongerons donc cette quatrième période
du XXe siècle jusqu’aux années 2010. Si le siècle des Lumières commence
avec les Lettres persanes de Montesquieu (1721), et le XIXe siècle avec les
Méditations poétiques de Lamartine (1820), peut-être le XXIe siècle attend-il
encore son œuvre inaugurale… Le rythme de l’histoire littéraire, là encore,
ne coïncide pas nécessairement avec les césures de la simple chronologie —
cette « histoire des sots », disait Balzac. Peut-être aussi la rupture ne
viendra-t-elle pas d’une œuvre fondatrice, mais de transformations
beaucoup plus radicales. La fin hypothétique d’une littérature étroitement
nationale et la fin d’une littérature fondée sur le livre imprimé — qui ne
signifient ni l’une ni l’autre la fin de la littérature — constituent deux défis
qui se précisent autour de 2010, signes possibles d’un XXIe siècle littéraire
en train de naître.

Notes
1. Bruno Blanckeman, « Une axiologie historique pour le vingtième siècle : repérage des pôles », Le Temps des Lettres. Quelles
périodisations pour l’histoire de la littérature française du XXe siècle ?, Michèle Touret et Francine Dugast-Portes dir., Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 79.

2. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal » (1960), Préférences, Paris, José Corti, 1961, rééd. Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1989, p. 860-861.

3. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, J.-Y. Tadié dir., Paris, Gallimard, « Folio
Essais », t. II, 2007, p. 549.

4. Jacqueline Sainclivier, « Regards d’une historienne », Le Temps des Lettres […], op. cit., p. 24.

5. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI, Études de littérature française des XXe
et XXIe siècles, n° 2, « Quand finit le XXe siècle ? », Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 103.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1900
L’écrivain de la « Belle
Époque »

Aux environs de 1900, la France paraît stable et prospère. La diffusion de


l’instruction publique, depuis les réformes accomplies par Jules Ferry au
début des années 1880, a renforcé l’unité nationale. Fière de son empire
colonial, la IIIe République est fermement établie. Les premières
automobiles, l’invention du « cinématographe » puis la naissance des
« aéroplanes » attestent le dynamisme d’un pays en plein essor. Le
rayonnement de Paris, sa brillante vie mondaine attirent en grand nombre
les visiteurs étrangers. C’est la « Belle Époque ». L’appellation a toutefois
un aspect trompeur, car cette civilisation a son envers. Les transformations
de l’industrie et le développement des villes engendrent des inégalités, qui
aiguisent les antagonismes sociaux. Les plaies ouvertes par la défaite de
1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine n’ont pas été refermées, et les tensions
internationales restent vives. L’affaire Dreyfus (1894-1899) révèle enfin les
divisions profondes d’une société qui peine encore à concilier les principes
républicains et le sentiment national.

Un lectorat élargi
Dans ce contexte, les conditions de la vie littéraire sont elles aussi
contrastées. Un premier élément est déterminant, qui semble a priori
favorable à l’essor des lettres : les lois de 1881-82 qui ont instauré l’école
gratuite, laïque et obligatoire commencent à produire leurs effets. Tous les
enfants doivent désormais apprendre à lire et à écrire. La jeunesse des
années 1900 est la première génération à en tirer les bénéfices.
Conséquence de ces réformes : la proportion des illettrés dans la population,
en nette réduction, sera ramenée à 4 % en 1911. La scolarisation massive
permet au plus grand nombre l’accès à la lecture. Les principaux titres de la
grande presse (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal)
doublent leurs ventes entre 1900 et 1913, au point d’atteindre à eux quatre
un tirage quotidien de 4,5 millions. Le marché du livre change lui aussi
d’échelle : l’augmentation globale de la demande entraîne une forte hausse
de la production éditoriale. L’édition entre dans l’ère industrielle. On réédite
les livres à succès dans des éditions à bas prix, comme la collection des
« Auteurs célèbres » chez Flammarion.
Mais l’accroissement du nombre de lecteurs profite d’abord aux
productions destinées à une large diffusion : le grand public lit la presse
régionale, les romans-feuilletons, les livres vendus dans les kiosques de
gare... La demande nouvelle se tourne vers les littératures qui savent
répondre aux attentes d’un large lectorat par les stéréotypes qu’elles
reproduisent, les divertissements qu’elles procurent ou la morale
conservatrice qu’elles entretiennent : romans sentimentaux (Paul Géraldy,
Toi et moi, 1913) ; romans d’aventures (comme la série des Pardaillan, de
Michel Zévaco, à partir de 1913) ; romans policiers, dont c’est alors la
véritable naissance en France (Maurice Leblanc, Arsène Lupin, gentleman
cambrioleur, 1907 ; Gaston Leroux, Le Mystère de la Chambre jaune,
1907) ; romans édifiants de Paul Bourget, Henry Bordeaux ou René
Bazin…

Éditeurs et revues à la croisée des chemins


La demande n’est donc pas également répartie dans tous les secteurs. Le
milieu de l’édition subit aussi le contrecoup d’une surproduction, due à la
baisse de la demande pour certains grands éditeurs littéraires. Lemerre, qui
a édité des poètes parnassiens à la fin du XIXe siècle, passe désormais au
second plan. Charpentier, l’éditeur d’Émile Zola et des naturalistes,
disparaît dès avant 1900. Les Éditions de la Revue blanche créées en 1892,
brillantes et fécondes durant une décennie, ferment leur porte en 1902. Le
Mercure de France, autre maison d’édition issue d’une revue à la même
époque, aura un sort plus favorable, et s’imposera dans la durée comme un
éditeur littéraire de qualité.
Les grandes maisons du XIXe siècle qui résistent et se développent sont
celles qui diversifient leurs catalogues sans renoncer à diffuser les savoirs et
à publier les meilleurs auteurs. C’est Calmann-Lévy, qui publie en 1896 le
premier ouvrage de Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours ; Flammarion,
dont le catalogue s’étend de la vulgarisation scientifique aux auteurs
classiques et aux contemporains ; Hachette, réputé notamment pour ses
ouvrages scientifiques et didactiques ; Larousse, qui élargit son offre dans le
domaine des dictionnaires (le Petit Larousse naît en 1906) ; ou encore
Stock, éditeur d’écrivains symbolistes, puis engagé dans le combat
dreyfusard… À ces maisons bien établies va bientôt s’ajouter une nouvelle
génération d’éditeurs, plus attentifs aux conditions commerciales du métier.
Bernard Grasset crée ainsi en 1907 une maison qui connaît une réussite
rapide : il sait attirer à lui de jeunes auteurs dont il assure efficacement la
promotion. Quant aux Éditions Gallimard, fondées en 1911, elles sont
d’abord un modeste prolongement éditorial de LaNouvelle Revue
française ; mais l’implication dans le projet des écrivains de la NRF,
comme André Gide et Jean Schlumberger, associée au professionnalisme de
Gaston Gallimard, explique la réussite durable d’une entreprise qui
combine l’exigence esthétique et la qualité de la gestion. Soucieux de
rigueur et de qualité, Gallimard refuse notamment le dispositif du « compte
d’auteur », par lequel l’écrivain finance lui-même sa publication. Tous ces
éditeurs, anciens ou nouveaux, partagent du reste des préoccupations
communes : en ce temps où naissent les premiers prix littéraires — le
Goncourt en 1903, le Femina en 1904 —, ils prennent en compte ces
nouvelles instances de consécration, qui vont peser sur les ventes. Encore
un symptôme de la commercialisation de la vie littéraire.
À l’opposé de la grande presse qui s’adresse à un vaste public, les revues
touchent un public restreint. Elles n’en jouent pas moins un rôle essentiel
dans la vie littéraire, et plus largement dans la vie intellectuelle et politique.
Certaines de ces revues sont des institutions qui font depuis longtemps
référence, comme la très conservatrice Revue des Deux Mondes, dirigée par
Ferdinand Brunetière depuis 1893. La Revue de Paris, d’orientation
républicaine, est plus en retrait ; mais on y trouve des signatures d’auteurs
connus comme Pierre Loti, Anatole France ou Romain Rolland. La Revue
blanche, fondée en 1889, opposée au conservatisme politique comme à
l’académisme esthétique, exerce un grand rayonnement autour de 1900 par
son esprit d’ouverture et de contestation, et les écrivains les plus
prometteurs de l’époque sont publiés dans ses pages : Paul Claudel, Marcel
Proust, Guillaume Apollinaire, André Gide... Après s’être nettement
engagée dans le combat dreyfusard, elle doit disparaître en 1903 en raison
de lourds déficits et de divergences dans sa direction.
L’époque compte aussi nombre de petites revues, souvent lancées par les
écrivains eux-mêmes, où s’élaborent recherches et expériences. Apollinaire
fonde ainsi Le Festin d’Ésope (1903), Jean CocteauSchéhérazade (1909)…
Mais ces revues restent confidentielles et ne durent qu’un an ou deux.
Péguy lance et porte presque à lui tout seul, en butte à de permanentes
difficultés financières, l’entreprise plus ambitieuse des Cahiers de la
quinzaine (de 1900 à 1914). LeMercure de France, revue proche des
symbolistes fondée en 1890, et surtout La Nouvelle Revue française,
« revue mensuelle de littérature et de critique » dont le vrai départ a lieu en
1909, sont en revanche des projets collectifs, et vont durablement marquer
la littérature du siècle.

L’espace culturel parisien


Les lieux de la vie littéraire, vers 1900, sont comme les éditeurs et les
revues : entre deux siècles — soit des lieux traditionnels de la sociabilité
intellectuelle, soit des lieux inédits qui annoncent de nouvelles formes de
réseaux. Ce sont pour l’essentiel des lieux parisiens : les cultures régionales
traditionnelles déclinent, victimes de la centralisation républicaine, et la
capitale est plus que jamais le foyer des lettres et de la culture. Les salons
restent des lieux de rencontres et de débats — tels ceux de Mme de
Caillavet, d’Anna de Noailles ou de Rachilde, où se croisent hommes et
femmes de lettres et personnalités politiques. Dans ces salons, au
croisement de différents réseaux de pouvoir, des femmes brillantes exercent
leur influence. On se réunit aussi au siège des revues, ou à l’occasion de
soirées ou de banquets qu’elles organisent : Apollinaire rencontre ainsi
Alfred Jarry et André Salmon, en 1903, à des soirées de la revue La Plume.
Mais la vie artistique « moderne » se dessine sans doute mieux encore en
d’autres lieux, ceux qui favorisent la rencontre entre les arts dans le Paris
cosmopolite de la « Belle Époque ». Le Bateau-Lavoir, immeuble de
Montmartre occupé par des ateliers d’artistes, grand foyer de création de
1904 à 1914, est à cet égard un espace emblématique : les écrivains, comme
Apollinaire ou Max Jacob, y rencontrent les peintres d’avant-garde,
« fauves » et cubistes : Matisse, Braque, Léger, Picasso surtout. Et les salles
parisiennes de théâtre ou de concert contribuent aussi à faire de Paris, au
début du siècle, la capitale des révolutions artistiques. La première de
Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy tiré de la pièce de Maurice
Maeterlinck, provoque le tumulte à l’Opéra-Comique en 1902. La
représentation du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Élysées, en
1913, avec une chorégraphie des Ballets russes de Diaghilev sur la musique
de Stravinsky, fait scandale. Ces moments qui marquent l’histoire de la
musique ne sauraient laisser les écrivains indifférents. Le dialogue avec la
peinture et avec la musique irriguera les recherches littéraires du siècle
nouveau.
Pour la vie culturelle, Paris n’a donc rien d’un espace homogène : on y
trouve des pôles très divers, représentatifs des tensions et oppositions qui
traversent le champ littéraire. L’un de ces pôles est la Sorbonne, la vieille
université dont le rôle intellectuel et le prestige symbolique ont été refondés
par la politique républicaine de l’instruction publique. Gustave Lanson y
règne sur l’histoire de la littérature. L’université modernise les programmes
de l’enseignement des lettres en les libérant de la double tutelle des langues
anciennes et de la rhétorique : on parle alors d’une « Nouvelle Sorbonne ».
Mais parce qu’elle incarne le scientisme et le positivisme hérités d’Auguste
Comte, d’Hippolyte Taine et d’Ernest Renan, elle est l’objet de vives
critiques de la part de ceux qui, comme Péguy, dénoncent les méfaits de
l’érudition rationaliste au nom d’autres valeurs. À l’opposé de ce temple
laïc, précisément, existent par ailleurs dans Paris des lieux qui sont au
contraire témoins de la réaction antipositiviste, et où se tissent de nouveaux
liens entre littérature et spiritualité. C’est notamment le cas du couvent des
bénédictines de la rue Monsieur, dont la chapelle est fréquentée par J.-K.
Huysmans, Paul Bourget, Maurice Barrès… — et bien d’autres : Jacques
Maritain y entraîne Ernest Psichari, Jacques Rivière y renoue avec la foi…
Ce lieu symbolique de la renaissance catholique dans le milieu littéraire
attirera encore de grands écrivains de l’entre-deux-guerres.

Les deux pôles du champ littéraire


Malgré tout ce qui les sépare, l’avant-garde artistique et le courant du
renouveau catholique ont en commun de limiter leur audience à une étroite
élite intellectuelle, loin de la culture populaire qui se forme et s’uniformise
sur les bancs de l’école, à la lecture des grands journaux et au spectacle
divertissant du théâtre de « boulevard ». Le fossé se creuse ainsi entre la
littérature de « grande diffusion » et la littérature de « production
restreinte », comme l’a montré Pierre Bourdieu, qui souligne la « structure
dualiste » du champ littéraire à l’époque1. À l’intérieur de chaque genre
littéraire s’opposent un « secteur de recherche » et un « secteur
commercial ». Le champ de la production restreinte cultive son autonomie :
c’est en son sein que les écrivains déterminent les normes et les critères de
la création littéraire. Tel est l’aboutissement d’un processus qui s’est
accompli tout au long du XIXe siècle, des romantiques à Baudelaire, Flaubert
et Mallarmé. Dans la lignée du symbolisme, les écrivains de 1900 qui se
veulent créateurs considèrent que la sphère des valeurs esthétiques n’a pas
de comptes à rendre à la société bourgeoise. C’est dans le jugement de ses
pairs que l’écrivain puise sa légitimité. Et c’est au nom de cette légitimité
que l’écrivain est en droit d’intervenir dans le débat politique, tel Zola dans
l’affaire Dreyfus. La naissance de l’intellectuel, autour de 1900, est ainsi la
conséquence de l’affirmation par la littérature de son autonomie. Parce qu’il
est indépendant et désintéressé, l’écrivain est en mesure de prendre position
dans le champ social et politique selon les principes d’une éthique
indiscutable.
Cette prétention à l’autonomie du champ littéraire, toutefois, ne signifie
pas que le statut social de l’écrivain lui assure une véritable indépendance
matérielle. Les auteurs qui vivent de leurs rentes et peuvent vouer leur vie à
la littérature, comme Proust, Gide ou Valery Larbaud, se font de plus en
plus rares. Beaucoup d’écrivains exercent un métier à côté de leur activité
littéraire : médecin comme Georges Duhamel, diplomate comme Claudel,
enseignant comme Romain Rolland dans les années 1900… Nombreux sont
ceux qui cherchent à exercer des emplois de fonctionnaire ou de journaliste
compatibles avec la pratique de l’écriture. Les réformes scolaires ont en
outre favorisé l’émergence d’un nouveau type d’écrivain formé et émancipé
par l’école de la République, de Péguy à Alain-Fournier. Si la condition
sociale des écrivains est plus modeste, la plupart ont reçu une formation
universitaire qui leur donne une culture commune : leur patrimoine réside
surtout dans ces « biens symboliques » (les savoirs, la culture classique), de
moins en moins dans une fortune familiale.
Une « structure dualiste », donc, mais qu’il faut nuancer : le secteur de la
grande diffusion et celui de la diffusion restreinte ne sont pas totalement
étanches. Des passerelles les relient l’un à l’autre. Il existe toujours des
écrivains qui allient exigence littéraire et grand succès public — comme
Zola, France ou Barrès. Mais les auteurs en quête de réussite doivent plus
que jamais chercher à se différencier de leurs prédécesseurs pour être à leur
tour reconnus dans le milieu étroit de leurs pairs. La vie littéraire, surtout
depuis les débats sur la « fin du naturalisme » vers 1890, se plie toujours
davantage à une « logique de la mode » qui bénéficie à ce qui est
« nouveau » aux dépens des modèles existants, condamnés à être bien vite
« dépassés »2. Il en résulte, chez nombre d’écrivains, une stratégie de
différenciation individuelle qui se développe au détriment des
regroupements, des écoles et des mouvements. Le siècle nouveau ne
connaîtra pas de courant fédérateur aussi massif que le romantisme ou le
naturalisme au siècle précédent.

Notes
1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992, p. 165 et
suiv.

2. Ibid., p. 181.
Partie 1

La littérature en question :
le temps des recherches
(1900-1930)
Chapitre 1
Nouveaux débats, nouveaux
clivages
1. Le tournant de 1900
Assiste-t-on vraiment, autour de 1900, à la naissance d’un siècle nouveau
pour la littérature française ? Autrement dit, à la fin d’une ère et au
commencement d’une autre ? À une césure significative de l’histoire
littéraire ? L’importance de ce seuil a pu être contestée. Certains n’y voient
qu’un repère arbitraire. La critique a parfois insisté au contraire, en effet,
sur l’unité de la période qui s’étend des années 1880 à la veille de la
Première Guerre mondiale — de l’avant-siècle à l’avant-guerre. Il y aurait
eu des ruptures plus sensibles en 1884, l’année du roman de HuysmansÀ
rebours, qui est un moment clé de la crise des valeurs caractéristique de
l’esprit « fin de siècle », ou en 1913, l’année d’Alcools d’Apollinaire,
recueil poétique considéré comme l’emblème de la modernité.
Le changement de siècle correspond pourtant bien à la fin d’une époque.
Un certain nombre de mutations profondes s’accélèrent autour de 1900,
scandées par plusieurs événements et publications symptomatiques.
Mallarmé meurt en 1898, Zola en 1902 — deux moments rapprochés qui
signalent une double évolution. En quelques années, au tournant du siècle,
sont ainsi consacrées en effet à la fois la fin du symbolisme et celle du
naturalisme, ces deux grands mouvements dont le destin était étroitement
lié à leurs chefs de file. La mort des pères et l’effacement des modèles
libèrent le champ des recherches, mais lèguent aussi des héritages.

Après Mallarmé, après Zola


D’un côté, la poésie post-mallarméenne voit revenir un certain
classicisme, et les héritiers du symbolisme cherchent désormais leurs
propres voies. Peu avant ou peu après la disparition du « maître », hors de
toute « école » mais fidèles au culte mallarméen du Verbe, Gide, Valéry et
Claudel ouvrent ainsi de nouvelles perspectives à une littérature qui
s’interroge sur son sens et sur son avenir. Tous trois, selon le critique
Georges Poulet, donnent avec le siècle nouveau « le sentiment de quelque
chose qui commence, d’un départ à neuf1 ». Gide affirme dans Les
Nourritures terrestres (1897) le « besoin de se retremper dans le neuf ». Et
il inaugure dans Paludes (1895), récit ironique qui tourne en dérision la
création littéraire, une critique de l’illusion réaliste qui va hanter toute
l’histoire du roman au XXe siècle : c’est le « coup d’envoi » d’un roman
« antimimétique » à la française, qui récuse la fonction de représentation
traditionnellement attribuée au genre romanesque2. Valéry, dans La Soirée
avec Monsieur Teste (1896), s’interroge sur les conditions de possibilité de
la littérature elle-même, avant une période personnelle de silence public et
de repli sur ses Cahiers : cette confrontation de la littérature à ses limites
sera aussi une problématique récurrente du siècle à venir. Claudel, enfin,
propose une réflexion sur le théâtre dans sa pièce L’Échange (écrite en
1893, publiée en 1901 dans L’Arbre), et tire les conséquences de la « crise
de vers » observée par Mallarmé3 en réinventant la poésie dans les proses
de Connaissance de l’Est (1900-1907), dans les versets qui aboutiront aux
Cinq Grandes Odes (1910) et dans la prosodie incantatoire du
Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907). L’adieu au symbolisme
ouvre pour le roman, le théâtre et la poésie une période d’expériences et de
découvertes.
Quant à l’adieu au naturalisme qui se confirme avec la mort de Zola, il
coïncide, à l’aube du XXe siècle, non seulement avec une crise de l’illusion
réaliste dans le domaine de la fiction dramatique et romanesque, mais avec
la naissance d’un nouveau type d’écrivain, qui engage sa responsabilité
dans le débat public. Dans le domaine du théâtre, l’Ubu Roi de Jarry (1896)
marque une rupture aussi sensible que Paludes dans le champ du roman.
Cette pièce dont l’action « se passe en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part », se
moque de toute mimésis et laisse libre cours à la fantaisie et à la
provocation. À la même époque, le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand
(1897), dans un tout autre registre, exhibe les codes romantiques avec une
virtuosité parodique qui est tout aussi éloignée des conventions réalistes.
Les disciples de Zola eux-mêmes, tenants de l’esthétique naturaliste à leurs
débuts, délaissent la peinture des milieux sociaux — Octave Mirbeau pour
l’analyse de passions sadiques hors norme (Le Jardin des supplices, 1899),
Rosny aîné pour l’invention de romans préhistoriques (La Guerre du feu,
1911)… Le genre romanesque, qui n’est plus guidé par le modèle zolien, se
disperse en de multiples directions, ou se dissout dans l’idéologie. Trait de
l’époque et conséquence de l’affaire Dreyfus, le débat d’idées mêle à la
fiction des traits de l’essai ou du pamphlet. Deux grandes sommes
romanesques contemporaines, les trois tomes du Roman de l’énergie
nationale de l’antidreyfusard Maurice Barrès (1897-1902) et les quatre
tomes d’Histoire contemporaine du dreyfusard Anatole France (1897-
1901), illustrent cette crise du roman tenté par l’exposé d’idées, tandis que
Paul Bourget, toujours vers 1900, passe du roman psychologique au roman
à thèse (L’Étape, 1902).

Naissance de l’intellectuel
Si une certaine esthétique naturaliste disparaît donc à la mort de Zola en
tant que modèle structurant, la figure de l’écrivain engagé, en revanche, va
non seulement survivre au romancier mais devenir à son tour un pôle de
référence tout au long du XXe siècle. La publication de « J’accuse !… »,
lettre ouverte par laquelle Zola prend résolument parti dans l’affaire
Dreyfus en faveur de la révision, en se posant en porte-parole du monde de
l’art et de la pensée contre les antidreyfusards, est en effet, en 1898, l’acte
de naissance des « intellectuels » au sens moderne4. L’usage du mot
« intellectuel » date de ce numéro du journal L’Aurore où paraît le
manifeste de Zola.

[…] l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de
la vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et
qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on
ose donc me traduire en cour d’assise et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Émile ZOLA, « J’accuse !... », L’Aurore, 13 janvier 1898.

L’écrivain ne peut plus se dérober à sa responsabilité dans la cité, en ce


temps où il doit redéfinir sa fonction critique dans une société qui apprend
non sans difficultés à vivre sous un régime républicain encore tout jeune. Le
XXe siècle sera bel et bien « le siècle des intellectuels5 ». Après Mallarmé ne
cessera de se poser, au risque d’un formalisme gratuit et de l’oubli du
monde, le problème du sens et des limites de la littérature que le poète avait
formulé avec la plus haute exigence. Après Zola ne cessera de se poser la
question symétrique de l’engagement de l’écrivain, qui deviendra centrale
notamment dans les années 1930-1950, au risque d’une dilution du littéraire
dans le politique et de l’oubli de la forme. Héritage à double face pour le
siècle nouveau.
C’est aussi à la suite de l’affaire Dreyfus que naissent d’une part le
mouvement nationaliste de l’Action française (1899), vite rejoint par le
monarchiste Charles Maurras qui en sera le principal inspirateur et le
théoricien, et d’autre part, à l’autre extrémité de l’éventail idéologique, les
Cahiers de la quinzaine fondés en 1900 par Péguy, dreyfusard convaincu et
socialiste dissident. Deux événements importants qui témoignent des
rapports étroits liant désormais la production littéraire à la vie politique.
L’Action française, journal transformé en quotidien à partir de 1908, jouera
un rôle déterminant dans la vie littéraire du premier tiers du XXe siècle, bien
au-delà du milieu strictement maurrassien. Les Cahiers ne survivront pas à
la disparition de leur fondateur, mort au combat dès le début de la guerre en
1914, mais apporteront une contribution majeure au débat intellectuel et au
renouveau des lettres, durant cette période d’avant-guerre, grâce à l’esprit
critique de l’infatigable Péguy et à la diversité des œuvres qu’il publie, de
ses propres poèmes et essais à Jean-Christophe, le roman-fleuve de Romain
Rolland (1904-1912), en passant par des textes d’Anatole France, Julien
Benda ou André Suarès… Dans sa revue et dans ses écrits, Péguy diffuse la
pensée philosophique de Bergson, qui montre l’importance de l’intuition et
du sentiment intime de la durée dans la vie de la conscience, à l’opposé de
la pensée rationaliste qui prévalait à la fin du XIXe siècle : le tournant de
1900 est bien un tournant antipositiviste.

L’école « moderne » et la question laïque


Autre seuil qui coïncide chronologiquement avec le début du nouveau
siècle, l’année 1902 est celle d’une importante réforme des études
secondaires et du baccalauréat, adoptée par décret au terme de longs débats
et de vives polémiques : les « humanités modernes » sont désormais
reconnues comme aussi légitimes, dans la formation des élites, que la
culture gréco-latine et l’enseignement de la rhétorique. Le critique Albert
Thibaudet a souligné l’importance de cette révolution, qui le conduit à dater
de 1902 le vrai début du « moderne » XXe siècle. Lorsque les effets de cette
réforme se feront pleinement sentir, après la Grande Guerre, les écrivains
les plus éminents pourront ne pas avoir reçu de formation classique. Les
références à l’Antiquité gréco-latine tendront à s’effacer. Avec le
commencement du XXe siècle s’ouvre ainsi une « crise de l’humanisme » :
voilà bousculées « les valeurs et les habitudes du jugement appuyées sur les
disciplines classiques […], éclairées, comme d’une lampe à huile, par les
douces lumières de la culture et du goût6 ». Cette réforme des humanités
modernes n’est pas sans conséquences, en effet, sur le statut des écrivains,
la représentation de la « valeur » littéraire et les attentes du lectorat.
L’entrée dans le nouveau siècle est enfin marquée par le vote, en 1905, de
la loi de séparation des Églises et de l’État. La laïcité s’impose donc comme
la règle dans l’organisation de la vie sociale. Mais, ainsi légalisée, elle
provoque comme par réaction, conséquence inattendue, un réveil catholique
et un regain spiritualiste dans le milieu littéraire et intellectuel. Le
mouvement des conversions d’écrivains qui s’était engagé à la fin du
e
XIX siècle, avec Bloy, Claudel ou Huysmans, est relancé dans les années
1900 par l’évolution de Francis Jammes, de Jacques Maritain, de Péguy lui-
même. L’écrivain catholique devient militant. Et l’autonomie de la vocation
littéraire devient alors un argument pour contester du dehors la perversion
d’un monde social qui se détourne de Dieu au profit d’un matérialisme
déshumanisant.
Fin des « écoles », mort du naturalisme et réaction antipositiviste, crise
de l’illusion réaliste dans les genres fictionnels, effacement du symbolisme
mais avenir assuré de l’héritage mallarméen dans le questionnement de la
littérature, effets de « l’Affaire » et naissance de l’intellectuel, retour au
classicisme et à l’esprit religieux mais fin du monopole des « humanités
classiques » —, tout cela se noue autour de 1900, qui n’est donc pas une
date si arbitraire. Un nouveau siècle littéraire naît alors, qui aura à assumer
le double deuil de Mallarmé et de Zola et à relever le défi de leur héritage
contradictoire — entre l’écriture en soupçon et l’écriture pour l’action, entre
le travail de la langue et le sens de l’engagement. C’est la pratique littéraire
elle-même qui se voit ainsi mise en question.
2. Les clivages politiques
et idéologiques
Dans un contexte marqué par les suites de l’affaire Dreyfus, puis par la
Grande Guerre et ses conséquences, on comprend que la littérature
française des années 1900-1930 soit directement confrontée aux divisions
qui affectent l’ensemble du corps social. Ces clivages sont d’ordre
politique, religieux et philosophique.

Les conflits politiques après l’affaire Dreyfus


Au plan politique, ce sont d’abord l’affaire Dreyfus et la loi de séparation
qui creusent l’écart, parmi les écrivains, entre droite réactionnaire et gauche
républicaine. À gauche, vers 1900, on trouve les écrivains et intellectuels
proches des milieux politiques radicaux, socialistes ou républicains
modérés, qui se sont engagés avec Zola dans le combat dreyfusard, relayé
par la Ligue des droits de l’homme (créée en 1898) : Anatole France, Roger
Martin du Gard, Péguy, Léon Blum… À droite, les antidreyfusards
regroupent des monarchistes comme Maurras, des catholiques
traditionalistes comme Léon Bloy (qui signe contre Zola un ironique Je
m’accuse), des nationalistes antisémites comme Édouard Drumont (qui
déverse ses fureurs dans son journal La Libre Parole). Ce sont aussi des
conservateurs qui se réclament de l’ordre social et de la tradition comme
Bourget et Brunetière, ou encore Barrès, passé en quelques années de
l’égotisme stendhalien du Culte du moi (1888-1891) à la défense véhémente
de la nation et de « l’enracinement », très actif avec le critique Jules
Lemaître à la Ligue de la patrie française, fondée par réaction à la Ligue des
droits de l’homme.
Si Dreyfus est enfin réhabilité en 1906, le dreyfusisme ne sort pourtant
pas vainqueur du débat intellectuel. Ses partisans, portés par de grands
idéaux dans leur lutte pour la vérité et la justice, ne voient pas venir les
transformations morales et sociales espérées. Ils ne se reconnaissent pas
dans la politique médiocrement politicienne des années 1900, où les
changements tendent à se réduire à des mesures étroitement anticléricales,
sans véritable ambition socialiste. Anatole France, écrivain engagé dans le
camp des valeurs républicaines, grande figure intellectuelle de la
République radicale, humaniste sceptique dans la tradition des Lumières,
tire ses conséquences de l’Affaire avec ironie et désenchantement dans son
roman de politique-fiction L’Île des pingouins (1908). Lucide sur les excès
de la Révolution française, il dénonce les violences de la Terreur dans un
autre roman important, Les dieux ont soif (1912). Martin du Gard retrace de
son côté dans Jean Barois (1913), « roman-dialogue » remarqué, les luttes
anticléricales d’un partisan de Zola engagé dans l’Affaire, mais le regard
qu’il porte sur l’évolution politique des années 1900 est teinté d’amertume.
Péguy, choqué par la dégradation de la « mystique » en « politique » chez
nombre d’anciens dreyfusards, se tourne vers l’exaltation de la patrie et
revient au catholicisme.
À l’inverse, ce sont les tenants de la droite réactionnaire et de la pensée
antimoderne, les vaincus pourtant de la scène politique, qui semblent attirer
à eux la jeunesse intellectuelle durant la décennie qui précède la Grande
Guerre. Devenue un quotidien, L’Action française jouit d’une grande
audience ; et les étudiants monarchistes des « Camelots du Roi », tel le
jeune Georges Bernanos, règnent bruyamment sur le Quartier latin. Barrès,
attaché à la république mais partisan d’un régime autoritaire, chantre inspiré
de l’ordre et de la nation, fait figure de maître à penser pour une large
fraction de la jeune génération. Une enquête publiée en 1913 sous le titre
Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, signée d’Agathon (pseudonyme d’Henri
Massis et Alfred de Tarde), observe dans la jeunesse le réveil salutaire des
valeurs nationales traditionnelles : patriotisme, foi religieuse, culte de la
discipline, goût de l’action. À l’approche de la guerre, le sentiment
patriotique, qui pousse à la revanche contre l’ennemi allemand, est ainsi
prédominant. Les socialistes qui défendent la paix ne sont pas entendus.
Leur chef de file, Jean Jaurès, est assassiné par un nationaliste à la veille de
la déclaration de guerre — Martin du Gard le racontera dans L’Été 14.
Romain Rolland, l’un des rares à défendre encore un idéal humaniste de
fraternité européenne, lance dans Au-dessus de la mêlée (1915) un appel à
la réconciliation qui reste l’exception. La voix la plus forte est celle qui
invite à porter héroïquement les armes pour illustrer « l’énergie nationale »,
à la suite de Psichari (L’Appel des armes, 1913) ou de Barrès (L’Âme
française et la guerre, 1915-1920). Julien Benda dénoncera dans La
Trahison des clercs (1927) cette adhésion des intellectuels à des passions
nationalistes contraires à leur vocation : philosophes et écrivains ont perdu à
ses yeux le sens humaniste de l’universel.
Le déroulement et les suites de la guerre bouleversent les mentalités et
engendrent de nouveaux clivages. Beaucoup d’écrivains y laissent la vie :
Péguy, Alain-Fournier, Louis Pergaud, Psichari lui-même... D’autres en
reviennent blessés, comme Apollinaire et Blaise Cendrars. Tous les
survivants resteront profondément marqués : certains des plus grands
romanciers de l’entre-deux-guerres, Bernanos, Céline, Giono, ne pourront
pas oublier — et leurs œuvres en porteront la trace, sous diverses formes.
Les témoignages de ceux qui ont connu l’épreuve du feu sont contrastés. Si
Henri Barbusse dans Le Feu ou Roland Dorgelès dans Les Croix de bois
montrent surtout l’horreur des tranchées, Henry Bordeaux chante la gloire
des « soldats de Verdun » et du général Pétain. À terme, la mémoire de la
guerre va nourrir deux attitudes politiques opposées : d’un côté un
pacifisme critique, le rejet radical d’une guerre considérée comme une
conséquence du système capitaliste ; de l’autre un nationalisme renforcé par
le point de vue d’anciens combattants qui reprocheront à la démocratie
parlementaire, jusque dans les années trente, d’oublier leur sacrifice et
d’affaiblir la cause patriotique qu’ils estiment avoir défendue au risque de
leur vie.
La première de ces deux tendances, après la fin du conflit, est amplifiée
par le retentissement de la révolution russe (1917) et la naissance du Parti
communiste français au congrès de Tours (1920). Barbusse crée en 1919 le
« Groupe Clarté », qui se rallie au Parti communiste l’année suivante. La
revue Clarté qui en émane se veut un « laboratoire d’idées nouvelles », à
l’avant-garde de la lutte contre la culture bourgeoise mais aussi contre la
gauche réformiste. Elle se rapprochera du mouvement surréaliste avant de
disparaître (1927). La revue littéraire Europe, qui naît en 1923 dans l’esprit
pacifiste et internationaliste hérité de Romain Rolland, est en revanche
promise à un long avenir. Les avant-gardes littéraires accompagnent ce
mouvement de radicalisation politique. Les surréalistes, à leurs débuts,
accablent d’un même mépris les deux « cadavres » de Maurice Barrès et
d’Anatole France, morts respectivement en 1923 et 1924, deux
représentants pourtant bien différents de la littérature d’avant-guerre, mais
deux figures de l’ordre établi pareillement détestables à leurs yeux.
Du côté de la droite conservatrice ou réactionnaire, la Russie bolchevique
apparaît au contraire comme le nouvel épouvantail, assimilé à la menace
d’une révolution sociale. Les porte-parole de l’Action française (Maurras,
Léon Daudet), les écrivains catholiques de droite (Claudel, Bernanos), les
intellectuels conservateurs (comme Massis, qui publie en 1927 une Défense
de l’Occident) et les membres de l’Académie française attachés aux
traditions (Bourget, Bordeaux) partagent à cet égard les mêmes craintes et
les mêmes rejets. La bipolarisation politique a donc des répercussions dans
le champ littéraire. Même si elle ne touche pas de la même façon tous les
écrivains — certains des plus grands, comme Proust et Valéry, bâtissent leur
œuvre à l’écart —, elle explique nombre de tensions et de polémiques de
l’entre-deux-guerres, ainsi que de nouvelles préoccupations chez les auteurs
les plus engagés. Cette évolution entraîne aussi de vives réactions critiques,
de la part de ceux qui refusent une telle soumission du monde intellectuel
aux passions politiques : Julien Benda, dans La Trahison des clercs (1927),
reproche ainsi aux écrivains de son temps d’avoir trahi leur vocation — la
défense de valeurs universelles et désintéressées — « au profit d’intérêts
pratiques ». C’est annoncer des débats sur l’engagement des intellectuels
qui reprendront de plus belle au milieu du siècle.

Catholiques et anticléricaux
D’autres clivages, en ce début de siècle, tiennent moins à l’histoire
politique qu’à la place de la religion et à l’évolution des idées. La loi de
séparation, en effet, paraît avoir dressé l’anticléricalisme de la république
radicale contre un monde catholique uniformément réactionnaire ; mais la
réalité est plus complexe. Certes, un fossé profond continue de séparer, de
1900 à l’entre-deux-guerres, écrivains catholiques convaincus et écrivains
non-croyants anticléricaux. Les premiers restent une puissante force
d’attraction, autour de Claudel et de Maritain. Dans le sillage de Claudel, le
poète Francis Jammes revient à la foi en 1905 et publie des Géorgiques
chrétiennes (1912). Le mouvement des conversions au catholicisme qui a
touché de nombreux écrivains depuis la fin du XIXe siècle se poursuit
jusqu’aux années vingt : Max Jacob, Jean Cocteau, les critiques Jacques
Copeau et Charles Du Bos affirment ou réaffirment durant cette période
leur foi catholique. À cette renaissance religieuse s’oppose une vigoureuse
tradition anticatholique, qui refait surface notamment chez les surréalistes.
La critique de la religion par la pensée marxiste et par la psychanalyse
freudienne donne de nouvelles armes intellectuelles au discours anticlérical.
Les polémiques sont donc vives. Un pamphlet surréaliste en forme de lettre
ouverte, en 1925, renvoie Claudel à ses « bondieuseries infâmes ». Antonin
Artaud, dans le numéro de La Révolution surréaliste qui proclame « la fin
de l’ère chrétienne », déclare la guerre au Pape et à sa « mascarade
romaine » (1925). À l’inverse, c’est au nom de la morale, de la religion et
de la civilisation occidentale que le catholique Henri Massis, maurrassien,
s’en prend violemment au relativisme moral de Gide dans ses articles de la
Revue universelle (1921-1923). Le monde des lettres n’est donc pas un
territoire tranquille : il vit et vibre de ces combats.
Cependant, il ne faudrait pas en rester à une ligne de partage claire et
immuable. Le monde catholique est lui-même divisé. Dans les dernières
années du XIXe siècle, le pape Léon XIII avait encouragé l’action pour la
justice sociale et le « ralliement » des fidèles au régime républicain. Même
si son successeur, Pie X, condamne en 1907 le « modernisme » théologique,
c’est-à-dire une interprétation critique des Écritures qu’il considère comme
une menace contre le dogme, la « crise moderniste » fait apparaître l’esprit
de libre recherche intellectuelle et spirituelle qui progresse au sein même de
l’Église. Le Sillon de Marc Sangnier, mouvement représentatif du
catholicisme social en France de 1900 à 1910, fréquenté par le jeune
François Mauriac, est aux antipodes de l’Action française : il subit les
attaques de l’extrême droite et des catholiques intégristes. Le monde
catholique est donc loin d’être monolithique. Il se divise encore au moment
de la condamnation de l’Action française par le Vatican, en 1926. L’Église
reproche au mouvement royaliste, qui enracine ses bases doctrinales dans
les idées rationalistes et agnostiques de Maurras, de subordonner la foi à
l’idéologie. Rares sont les écrivains catholiques qui suivent alors l’Action
française : Bernanos y reste fidèle dans l’immédiat, mais rompra avec
Maurras quelques années plus tard. Maritain obéit sans attendre à la
décision de l’Église, au nom de la « primauté du spirituel ». Il n’y a donc
pas un milieu homogène des écrivains catholiques. Mais le débat religieux
rejaillit incontestablement sur la vie littéraire et sur la production des
œuvres.

La critique du positivisme
C’est aussi le cas, plus généralement, pour le débat philosophique et le
mouvement des idées. Au début du XXe siècle, la pensée scientiste et
positiviste qui avait régné sur la vie intellectuelle à la fin du siècle
précédent est en net recul. On ne croit plus aussi aisément au progrès, au
pouvoir de la raison, à l’explication déterministe de tout phénomène
humain. Le rationalisme hérité de Taine et de Renan, encore bien présent
chez Maurras, France ou Barrès, ne séduit plus les nouvelles générations.
Cette évolution est due pour une part à la pénétration en France d’idées et
de problématiques venues de l’étranger. La philosophie pessimiste de
Schopenhauer, qui prend acte de la condition douloureuse de l’homme dans
un univers incompréhensible, avait déjà irrigué l’esprit « fin de siècle » ;
elle reste forte au XXe siècle, et se retrouvera par exemple dans les
philosophies de l’absurde. Plus sensible après 1900, la diffusion de la
pensée de Nietzsche, mort cette année-là. Pour Nietzsche, le constat de la
« mort de Dieu » conduit non au désespoir mais à l’exaltation de l’individu
et au primat de la « volonté de puissance ». La critique nietzschéenne des
valeurs sape les illusions d’une raison à prétention universelle. Elle
inspirera la pensée politique anti-démocratique (Georges Sorel, Réflexions
sur la violence, 1908), mais aussi, plus largement, la quête de liberté de
nombreux écrivains (comme Gide ou Cendrars). Il faut enfin prendre en
compte la découverte en France de Freud et de la psychanalyse, qui
contribue elle aussi à rompre avec une vision positiviste de la conscience
morale. Dans des ouvrages comme L’Interprétation des rêves, publié en
1900 et traduit en français en 1926, Freud fonde une nouvelle théorie du
psychisme humain qui postule le rôle moteur de l’inconscient. Sur la
mémoire, sur la sexualité, sur le rêve et sur la folie, la psychanalyse
freudienne conduit à porter un tout autre regard que celui des sciences
humaines contemporaines. On comprend qu’une telle pensée rencontre de
fortes réticences.
Le développement d’une pensée anti-intellectualiste ne résulte pas
seulement, toutefois, d’influences étrangères. Il doit beaucoup, en France
même, à la philosophie d’Henri Bergson. De l’Essai sur les données
immédiates de la conscience (1886) à L’Évolution créatrice (1907),
Bergson s’attache à redéfinir l’unité du Moi, au plus près de l’expérience
concrète du sujet, à partir de son élan vital, de son mouvement intérieur, de
sa perception immédiate de la durée. La vie, pensée comme force créatrice,
retrouve alors une liberté que lui refusaient les philosophes déterministes.
Le temps humain n’est pas celui des horloges, ni celui du « progrès »
linéaire tel que le représentent les historiens positivistes : il est une durée
intime, vivante, organique. Cette pensée a profondément marqué la
réflexion de Péguy sur l’histoire, autant que la conception proustienne du
temps et de la mémoire.

Sur votre escabeau tout le monde y monte. Chaque homme toute sa vie fait
perpétuellement une ascension aux branches de cet espalier. […] Et toute l’humanité
ensemble monte aussi ainsi dans une ascension perpétuelle d’ensemble. C’est le
progrès, comme ils disent. Mais moi je sais qu’il y a un tout autre temps, que
l’événement, que la réalité, que l’organique suit un tout autre temps, suit une durée, un
rythme de durée, constitue une durée, réelle, est constitué par une durée, réelle, qu’il
faut bien nommer la durée bergsonienne, puisque c’est lui qui a découvert ce nouveau
monde.
Charles PÉGUY, Clio, 1912.

Professeur au Collège de France (1900-1914), prix Nobel de littérature


(1927), Bergson exercera une influence considérable jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale. Mais il se heurte à des oppositions passionnées, soit de la
part de l’Église et d’écrivains chrétiens, Maritain notamment, qui lui
attribuent une part de responsabilité dans l’hérésie « moderniste » du début
du siècle, soit au contraire de la part de nouveaux rationalistes qui lui
reprochent, comme Benda, sa « haine de l’Intelligence ».
Dans l’entre-deux-guerres, l’écho rencontré par la pensée de Karl Marx et
par ses prolongements chez Lénine ou Trotski donnera un nouvel élan,
contre la pensée de Bergson, à une vision déterministe de l’histoire héritée
de la Raison hégélienne. On reprochera alors à l’« idéalisme » bergsonien
d’ignorer les réalités socio-économiques : le nouveau déterminisme parle de
« lutte des classes » ; il est politique, révolutionnaire.
La littérature du temps est donc traversée par ces divergences de fond
entre positivisme et antipositivisme, ou entre matérialisme et spiritualisme,
qui recoupent en partie des divergences politiques. Ce sont ces conflits et
discordances qui « historicisent » véritablement le temps des lettres. Encore
faut-il les croiser avec les débats et les divergences proprement esthétiques.

3. La fin des « écoles » et les


débats esthétiques
Tandis que s’achève le règne des deux grands mouvements, le
naturalisme et le symbolisme, qui ont dominé la vie littéraire durant la
deuxième moitié du XIXe siècle, la multiplication des courants esthétiques au
début du XXe siècle traduit la diversité des recherches et le besoin de
nouveaux repères. Aucun mouvement fédérateur, aucune « école » nouvelle
ne prend la relève de façon décisive. De tous les noms en « -isme » qui
prolifèrent dans les années 1900, beaucoup ont sombré dans l’oubli : qui se
souvient de l’« impulsionnisme » de Florian-Parmentier, de l’« intensisme »
de Charles de Saint-Cyr, du « floralisme » de Lucien Rolmer ? Et il y en a
bien d’autres… La notion d’« école » perd toute signification quand chaque
écrivain brandit son propre drapeau et que chaque groupe, à peine constitué,
meurt bien vite d’une scission, dans une logique de rupture et de révolution
permanente qui engendre une forme d’« anarchie littéraire7 ». Certaines
grandes tendances se dégagent pourtant. D’un côté, celle qui consiste à
tourner la page du symbolisme en prônant un retour au classicisme ; de
l’autre, la recherche de formes neuves qui répondent aux attentes de la vie
« moderne » ; entre les deux, ou au-delà de cette opposition, la tentative de
synthèse entre classicisme et modernité qu’incarne tout particulièrement La
Nouvelle Revue française.

Le néoclassicisme
Le courant néoclassique réagit aux excès du symbolisme et du
décadentisme, dès la fin du XIXe siècle, en revenant aux modèles gréco-
latins et aux principes du classicisme français. Le culte de l’ordre, de la
mesure et de la clarté dans les arts, et notamment dans la création poétique,
entend s’opposer aux dérives de l’hermétisme, aux mirages d’un « idéal »
indéterminé, aux névroses « fin de siècle » et au relâchement du vers libre.
Jean Moréas, auteur pourtant d’un « Manifeste du symbolisme » (1886),
s’était rapidement détaché de l’école mallarméenne pour fonder avec le
jeune Maurras l’« École romane » (1892). C’est le point de départ d’un
mouvement de renaissance classique qui comble les attentes des critiques
traditionalistes. On cherche alors à sortir du symbolisme, associé aux
brumes nordiques et germaniques, par une vision du Beau qui renoue avec
la lumière méditerranéenne de la culture antique. Par leur pureté poétique,
les Stances de Moréas (1899) illustrent ce goût néoclassique. Autre écrivain
venu du symbolisme, Henri de Régnier connaît un parcours analogue,
marqué par le retour à la prosodie traditionnelle et le refus du vers libre,
qu’il prolongera après la guerre (Vestigia flammæ, 1921). Gendre de José
Maria de Heredia, il rejoint la poésie académique des derniers parnassiens,
illustrée au début du siècle par la génération vieillissante d’écrivains
considérés comme des gloires officielles, tels les académiciens François
Coppée et Sully Prudhomme (premier prix Nobel de littérature en 1901).
Ce courant néoclassique s’exprime notamment de 1902 à 1905 dans La
Renaissance latine, revue dirigée par Constantin de Brancovan, le frère
d’Anna de Noailles. La signature de cette dernière, figure influente de la vie
littéraire, côtoie dans ces pages celles d’Henri de Régnier, de Barrès, de
Suarès, de Proust. La poésie d’Anna de Noailles, qui déploie les thèmes
lyriques traditionnels avec talent et sensibilité (Les Forces éternelles, 1921),
incarnera cette filiation néoclassique jusque dans les années vingt. Mais la
poétesse ne cherche pas à théoriser. La théorisation de cette esthétique se
rencontre en revanche dans le champ des idées et de la pensée critique, où
le mouvement de renaissance classique est porté par le maurrassisme, qui
fait converger classicisme esthétique et nationalisme politique. Les idées
antiromantiques de Maurras, véhiculées par le critique Pierre Lasserre (Le
Romantisme français, 1907), se donnent libre cours dans la revue Les
Guêpes (1909-1912), dirigée par le poète Jean-Marc Bernard, dans La
Revue critique des idées et des livres (1908-1924), plus tard dans la Revue
universelle (créée en 1920 par Jacques Bainville et Henri Massis). Le
maurrassisme donne au renouveau classique de l’époque sa cohérence
idéologique, mais aussi ses limites en termes de création littéraire : les vrais
nouveaux « classiques » de l’entre-deux-guerres, Valéry, Gide, Claudel,
auront suivi de tout autres parcours.

À la recherche de formes neuves


Les tendances novatrices du début du siècle sont plus diverses, plus
éclatées, dans un climat d’ébullition féconde. Si leurs recherches mènent
dans des directions variées, la plupart se réclament de « la vie » et visent à
ancrer leur quête dans la réalité, valeurs trop oubliées, pense-t-on alors, par
l’idéalisme des symbolistes, perçu comme une célébration de l’art au
détriment de la nature et de la vie. Le naturisme, créé dans les années 1890,
illustré vers 1900 par Paul Fort ou Francis Jammes, entend précisément
renouer avec la simplicité du quotidien et le sens de l’immédiat. Le
mouvement unanimiste de Jules Romains et de Georges Duhamel estime
que la littérature doit rompre avec le lyrisme individuel de la tradition pour
prendre en charge désormais la dimension collective de la vie moderne.
Dans un esprit voisin, le projet humaniste du « groupe de l’Abbaye » tente
de mettre en relation idéal esthétique et vie communautaire (1906-1908). Le
courant fantaisiste, fédéré par Francis Carco autour de 1912, mêle le
burlesque à l’émotion, jouant avec les formes et les modèles littéraires ; s’y
rattachent Georges Fourest (La Négresse blonde, 1909), Paul-Jean Toulet
(Les Contrerimes, 1921, posth.), Max Jacob (Les Œuvres burlesques et
mystiques de Frère Matorel, 1912). Le futurisme de l’Italien Marinetti
exalte quant à lui les valeurs modernes de l’action, de l’énergie et de la
vitesse ; il se fait connaître en France par un manifeste paru dans Le Figaro
en 1909. À la veille de la guerre, les avant-gardes esthétiques sont sensibles
à ce discours, qui rejoindra plus tard l’idéologie fasciste par son culte de la
violence.

La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous


voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut
périlleux, la gifle et le coup de poing.
Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la
beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux,
tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l’air de courir
sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
Filippo Tommaso MARINETTI, « Manifeste du Futurisme »,
Le Figaro, 20 février 1909.

En profondeur, les mutations à venir sont aussi préparées par des


écrivains postsymbolistes ou néosymbolistes qui savent se renouveler :
Saint-Pol Roux, inventeur d’une prose rythmée où abondent les images,
mystique visionnaire retiré au bout de la Bretagne au plus près des
éléments, en qui les surréalistes reconnaîtront un précurseur ; Émile
Verhaeren, qui à l’inverse chante l’énergie du monde moderne, la beauté
des villes et des machines (Les Rythmes souverains, 1910) ; Paul Fort,
auteur de la longue série des Ballades françaises, proche du naturisme
avant de créer la revue Vers et prose — carrefour des diverses tendances de
la poésie nouvelle de 1905 à 1914, qui publie des textes de Gide, de Valéry,
de Cendrars, d’Apollinaire, de Jarry… — et d’être élu « prince des poètes »
en 1912 ; et surtout Remy de Gourmont, essayiste éclectique, critique et
linguiste érudit qui porte en regard aussi aigu sur la poésie médiévale que
sur les innovations stylistiques de son temps (Promenades littéraires, 1904-
1913), qui accueille la poésie nouvelle au Mercure de France, et qui
prolonge le symbolisme dans le sens d’une réflexion critique libre et
originale — sur le langage littéraire comme sur la morale et la société. Ce
néosymbolisme critique et novateur, avec le fantaisisme et le futurisme,
bouscule les conventions et forme le terreau sur lequel va germer « l’esprit
nouveau » de l’avant-garde à la veille de la guerre, prélude aux révolutions
de Dada et du surréalisme. Cependant, Paul Fort et Remy de Gourmont ne
cultivent pas la rupture pour elle-même. Par leur rôle de passeurs entre
tradition et modernité, ils agissent aussi en médiateurs et en hommes de
synthèse, à la manière de Gide à La Nouvelle Revue française.

La NRF entre classicisme et modernité


« Qui définira clairement et justement notre classicisme moderne ? », se
demandait en 1904 Henri Ghéon, écrivain proche de Gide. C’est ce à quoi
Gide cherche à répondre à la même époque. Venu du symbolisme, proche
du naturisme à l’époque des Nourritures terrestres (1897), qui chante
l’ouverture au monde sensible, Gide cherche dans les années 1900 la voie
d’une littérature exigeante qui rompe avec l’abstraction symboliste sans
adhérer pour autant ni à la réaction néoclassique ni à la révolution des
avant-gardes. C’est dans cet esprit qu’il crée une première Nouvelle Revue
française en 1908, avec Eugène Montfort, ancien naturiste, fondateur et
rédacteur de la revue Les Marges (1903-1908). Cette nouvelle revue, qui
défend l’autonomie de la littérature par rapport à la sphère politique, se
présente comme un lieu de réflexions et de recherches sur la fonction de la
littérature et le statut de l’écrivain. Mais des désaccords apparaissent très
vite entre Gide et Montfort : ce dernier a laissé paraître un article hostile à
Mallarmé qui met Gide en fureur, et les deux hommes ont trop de
divergences personnelles. Un nouveau numéro 1 paraît donc en février
1909, une fois Montfort écarté. La revue est maintenant dirigée
officiellement par Jacques Copeau, André Ruyters et Jean Schlumberger.
Des « Considérations » signées de ce dernier définissent l’orientation de
cette nouvelle NRF, qui a l’ambition d’être une « défense et illustration de
la langue française » pour le présent, et qui défend l’idée d’une création
littéraire fondée sur « l’effort » et non sur « le don », cherchant à concilier
l’intérêt de la contrainte et l’exigence de la nouveauté.
La Nouvelle Revue française accueille les plus grands auteurs, appelés à
devenir les nouveaux classiques — Alain-Fournier, Claudel, Valery
Larbaud, Proust, Valéry… — mais reste relativement confidentielle jusqu’à
la guerre. Dirigée par Jacques Rivière à partir de 1919, puis par Jean
Paulhan à la mort de ce dernier (1925), elle atteint un plus large public et se
diffuse à plusieurs milliers d’exemplaires. Sa position modérée, centrale,
entre tradition et modernité, à l’écoute des débats et polémiques qui sont
dans « l’air du temps » mais toujours soucieuse d’exigence et de qualité,
méfiante à l’égard des idéologies comme envers la recherche du succès
commercial, lui confère une place capitale dans les orientations de
l’esthétique littéraire en France avant et après 1914-1918. Elle n’est pas
étrangère, notamment, aux réflexions et aux recherches qui renouvellent
alors en profondeur les grands genres littéraires.

Notes
1. Georges Poulet, Études sur le temps humain, vol. 3, « Le point de départ », Paris, Plon, 1964, rééd. coll. Pocket, « Agora »,
2006, p. 7.

2. Henri Godard, Le Roman modes d’emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006, p. 33 et suiv.

3. Crise de vers, titre donné par Mallarmé à un ensemble de textes qu’il a écrits entre 1886 et 1895, puis rassemblés et publiés
dans Divagations en 1897.

4. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, 1990.

5. Voir Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1997. L’auteur distingue dans cette histoire trois
moments, qui correspondent à trois grandes figures : les années Barrès, les années Gide, les années Sartre.

6. Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 461. Sur cette césure de 1902
selon Thibaudet, voir aussi Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des Idées », 2005, p. 288.

7. Voir Florian-Parmentier, La Littérature et l’Époque. Histoire de la littérature française de 1885 à nos jours, Paris, Eugène
Figuière, 1914. Cité par P. Bourdieu, op. cit., p. 179-180.
Chapitre 2
Les genres littéraires
en question
1. Le roman retrouvé ?
Au tout début du siècle, le genre romanesque connaît à la fois un grand
essor commercial et un faible renouvellement esthétique. De 1895 à 1914,
écrit Michel Raimond, il y a dans le domaine du roman « un affaissement
de la littérature d’invention », et une innovation fort limitée des formes et
des techniques1. Le paysage éditorial est dominé par les « maîtres
officiels », qui répondent aux attentes de la grande majorité des lecteurs :
Maurice Barrès, Paul Bourget, Anatole France, Pierre Loti. Quand ces
auteurs n’utilisent pas le roman comme support de leurs idées — tels
Bourget sur le mode didactique dans L’Émigré (1907), France avec ironie
dans L’Île des pingouins (1908), ou Barrès dans le registre lyrique de La
Colline inspirée (1913) —, ils y transposent leurs aventures ou souvenirs
personnels sans se donner la peine d’inventer des intrigues. Loti ne fait
guère appel à l’imagination pour continuer d’écrire ses romans exotiques à
succès : il puise leur matière dans son expérience des voyages et les
construit selon un schéma convenu. L’orientalisme des Désenchantées
(1906), roman sur la condition des femmes dans les harems turcs, prolonge
un modèle romanesque déjà bien éprouvé dans Aziyadé (1879). Loti
cherche à distraire et à émouvoir : s’il recourt au romanesque en offrant du
dépaysement géographique, il n’a pas une ambition de romancier, et ne
dépayse guère par son usage du genre.

La crise du roman après le naturalisme


Le naturalisme, certes, n’existe plus en tant qu’école ; il connaît toutefois
des prolongements féconds chez des romanciers attentifs aux évolutions
sociales et aux questions morales de leur temps. C’est après avoir observé le
phénomène social de la prostitution que Charles-Louis Philippe écrit Bubu
de Montparnasse (1901), roman qui relie la veine naturaliste du siècle
précédent au futur courant « populiste ». Victor Margueritte, après avoir
déployé avec son frère Paul une grande fresque historico-romanesque sur la
guerre de 1870 (Une époque, 1898-1904), rencontrera un succès de
scandale en 1922 avec son roman La Garçonne, peinture sans complaisance
d’une société dépravée et plaidoyer dérangeant pour l’émancipation des
femmes. Paul Adam, dans Le Trust (1910), démonte de son côté les rouages
de l’industrie capitaliste en adoptant une composition romanesque qui
suggère la complexité des réalités socio-économiques : c’est reconnaître
que le renouvellement du genre romanesque, loin de n’être qu’adaptation à
de nouveaux thèmes, exige de remettre en question la conception
traditionnelle de l’intrigue.
Car le genre traverse alors une crise générale, qui concerne sa fonction
autant que ses formes. La concurrence de nouveaux arts et de nouvelles
techniques, avec le succès déjà ancien de la photographie et l’apparition
plus récente du cinéma, conduit à s’interroger sur l’intérêt d’une écriture
qui viserait simplement à représenter le monde. La fonction mimétique de
la fiction semble en effet prise en charge tout aussi bien, sinon mieux, par la
photo et le cinéma. À quoi bon le roman, dès lors, s’il se réduit à une visée
réaliste ou naturaliste ? Le personnage d’Édouard, le romancier fictif créé
par Gide dans Les Faux-Monnayeurs, estime que l’on peut laisser le soin de
rapporter des dialogues à l’enregistrement du phonographe, et celui de
reproduire des événements extérieurs à la pellicule du cinéma : le roman
devrait écarter ce qui ne lui appartient pas en propre. Et André Breton, qui
condamne la description romanesque traditionnelle dans le premier
Manifeste du surréalisme (1924), tire les conséquences pratiques de ses
théories en substituant dans Nadja (1928) des reproductions de cartes
postales à de possibles descriptions. La critique surréaliste du roman
réaliste, dans les années vingt, va toutefois plus loin ; elle reprend à son
compte le point de vue de Valéry, qui reprochait au genre son caractère
arbitraire en se moquant de phrases comme « La marquise sortit à cinq
heures ». Pour Valéry comme pour Breton, la mécanique causaliste des
intrigues tue l’imagination, et la soumission du texte aux données du réel
entrave la liberté poétique de l’écriture.
Ces critiques du genre romanesque se nourrissent en outre de l’avancée
des sciences humaines : comment le romancier pourrait-il encore se fixer
pour but la connaissance du monde social ou des phénomènes
psychologiques — alors que la sociologie et la psychologie, désormais, sont
là pour s’en charger ? Comment peut-il prétendre encore bâtir une intrigue
sur la chaîne causale d’actions psychologiquement explicables à une époque
où l’on voit dans la conscience, avec les premiers échos de la psychanalyse
freudienne en France, une nouvelle terra incognita ? Que la critique du
roman vienne des poètes ou des savants, elle met sérieusement en cause,
avant même l’offensive surréaliste des années vingt, les modèles
conventionnels de l’action racontée, de la psychologie des caractères et de
la description réaliste. Elle dénonce le roman à thèse autant que le roman
comme divertissement, les risques d’une soumission à l’idéologie autant
que ceux d’une dérive commerciale — double négation du roman comme
littérature, double évolution qui est bien le lot du genre dans les années
1900-1914. Dans ces conditions, le roman est appelé à se redéfinir pour
retrouver sa légitimité.
Face à ces défis, les romanciers les plus inventifs et les plus marquants du
premier tiers du siècle sont en quête de solutions qui consistent, non à s’en
tenir aux propriétés internes du genre romanesque — car le « roman pur »
auquel rêve Édouard chez Gide est un idéal vide —, mais à chercher hors
du roman les moyens de le refonder. Comme s’il fallait, pour renouveler en
profondeur le genre, commencer par le nier, le déconstruire ou le
contourner. Ce travail de déconstruction et de reconstruction a souvent deux
effets qui pourraient paraître contraires : d’une part l’expansion du texte au-
delà des limites de l’unité d’intrigue, l’élargissement polyphonique qui fait
exploser les frontières du roman comme livre ; d’autre part la concentration,
le recentrement sur le texte bref, la réduction du roman au récit, en deçà des
ambitions naturalistes de mimésis du monde social.

Le roman-fleuve
La première tendance est illustrée d’abord par le Jean-Christophe de
Romain Rolland, premier « roman-fleuve » du genre. En développant sur
dix volumes, publiés de 1904 à 1912, la vie d’un musicien génial, l’auteur
livre une ample réflexion personnelle sur la crise de la civilisation
européenne entre 1870 et 1914. À travers la figure héroïque de l’artiste
s’exprime l’idéal humaniste d’un redressement moral et esthétique. Le
roman raconte une vie, mais sans se plier à la construction logique d’une
intrigue : il fait éclater les cadres du roman biographique réaliste. Une telle
somme est-elle encore un « roman » ? Romain Rolland se moque du nom
du genre. Il a perçu son œuvre comme un « fleuve », et a parlé à son propos
d’un « poème musical ». Mais la musique est celle des sentiments et des
émotions plus que de l’écriture et de la composition. Et Jean-Christophe
tend finalement vers l’essai plus que vers le poème : l’auteur ne résiste pas
tout à fait à cette tentation du roman à thèse qui est un trait de son époque.
Cependant, il invente un nouveau cadre formel qui, par sa démesure même,
est peut-être à la vraie mesure du siècle qui s’annonce.
D’autres romans-fleuves suivront cet exemple. Dès 1920, Roger Martin
du Gard engage un projet tout aussi vaste et ambitieux : Le Cahier gris,
publié en 1922, inaugure Les Thibault, somme romanesque qui ne sera
achevée qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est donner au
roman une prétention totalisante qui renoue en apparence avec les grands
« cycles » du XIXe siècle, mais en cherchant à s’affranchir des règles de
composition dramatique et des objectifs didactiques du roman balzacien ou
zolien.

Marcel Proust et la Recherche


S’il est des signes d’une sortie de crise et d’un véritable tournant, pour le
roman du début du siècle, ils se remarquent surtout à la veille de la
Première Guerre mondiale. La même année 1913 paraissent en effet Du
côté de chez Swann de Proust, Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, et un
essai capital de Jacques Rivière sur « le Roman d’aventure » dans la NRF,
tandis que Gide publie l’année suivante Les Caves du Vatican. C’est avec
Proust d’une part, autour de Gide et de la NRF d’autre part que se cristallise
ainsi le mouvement de rupture avec la tradition « mimétique » qui, relancé
après la guerre dans la mouvance surréaliste, va déboucher sur une
refondation critique et une nouvelle légitimité du genre romanesque.
L’œuvre de Proust est, de très loin, la plus importante : Du côté de chez
Swann inaugure À la recherche du temps perdu, monument romanesque aux
proportions de cathédrale, révolution esthétique majeure dans l’histoire de
la littérature.
Proust avait commencé en 1895 la rédaction d’une première forme de
roman autobiographique, à la troisième personne du singulier, sous le titre
de Jean Santeuil, œuvre restée à l’état de fragments. Ce n’est qu’en 1908-
1909 qu’il engage véritablement, en passant du « il » au « je », la rédaction
du cycle romanesque qui doit aboutir à la Recherche. À l’ombre des jeunes
filles en fleurs, le deuxième volume de la Recherche après Du côté de chez
Swann, reçoit le prix Goncourt en 1919. Proust est alors un auteur consacré.
Mais, affaibli par la maladie, il doit se livrer à un travail acharné pour
achever son œuvre, dont les brouillons et les épreuves se chargent de
multiples ajouts sous la forme de feuillets manuscrits collés, les
« paperoles ». À sa mort en 1922, les derniers volumes du cycle ne sont pas
encore publiés. La Recherche n’est certes pas un roman conforme aux lois
du genre. En optant pour une narration à la première personne, l’auteur
assume un point de vue subjectif, donc relatif, qui rompt avec l’illusion
d’objectivité des romans réalistes. Ce « je » anonyme, loin d’être le sujet
d’actions successives, est le foyer de sensations, de pensées et de souvenirs
qui répondent à une tout autre logique que celle d’une intrigue dramatique.
L’ensemble de la Recherche s’apparente à un roman de formation par la
découverte progressive que fait le narrateur de sa vocation artistique, et le
tableau qu’elle offre de la société française à la fin du XIXe siècle rappelle
LaComédie humaine ; mais l’observation des mœurs et des êtres ne
s’intègre pas à une logique narrative : elle montre surtout les effets du
temps, repérables dans l’évolution des personnages et dans les changements
de la société autant que dans le devenir du moi. Car l’essentiel est bien
l’histoire d’une conscience, aux prises avec les aléas de la mémoire, les
« intermittences du cœur » et les surprises de la sensibilité. Le but n’est
donc pas de suivre un récit chronologique, mais d’essayer de mettre au jour
la vérité d’un être en mettant en rapport différentes facettes, différents
moments de son existence.
La longueur des phrases, le déploiement des métaphores, les multiples
références artistiques ont précisément pour fonction de lever les énigmes de
la mémoire affective pour mieux saisir en profondeur la vérité du sujet —
sous la surface de la conscience rationnelle et des apparences sociales. C’est
pourquoi une écriture poétique est plus sûre d’atteindre la réalité profonde
de l’existence qu’un récit réaliste, condamné à être superficiel, pauvrement
linéaire. Il est significatif que le temps dominant soit non le passé simple
mais l’imparfait dit « itératif », celui des actions ou des scènes qui dans le
passé se répétaient ou se ressemblaient. La composition de la Recherche est
moins narrative que musicale, par ses jeux de reprises et de modulations
thématiques. La critique du roman réaliste est explicite dans Le Temps
retrouvé : ceux qui croient représenter le réel en reproduisant ses données
brutes sont condamnés à le manquer ; c’est par les moyens de l’art et de la
littérature, pleinement reconnus comme tels, que l’on a vraiment des
chances d’atteindre et de communiquer la réalité profonde de la vie. Aussi
éloignée du document naturaliste que de l’abstraction symboliste, la
Recherche ouvre au roman une ère nouvelle.

La grandeur de l’art véritable […], c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire


connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de
plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la
connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous
risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement
vécue, c’est la littérature.
Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, 1927 (posth.).

Parallèlement à la révolution proustienne, une autre révolution


antiréaliste s’opère du côté de Gide et de la NRF, de l’essor du récit
poétique et de réflexions nouvelles sur les techniques narratives.

2. Poétiques du récit
De nombreux romans contemporains répondent en effet à l’appel du rêve,
de l’aventure ou de la fantaisie. Mais il ne s’agit plus de bâtir des
cathédrales telles que la Recherche. Ce genre de roman, loin de prétendre
contenir un monde, tend à se resserrer sur l’économie d’un simple récit,
parfois même à se réduire aux dimensions d’une nouvelle.

Le récit poétique
Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier est représentatif de ce type de
roman, dans lequel on a pu voir le développement d’un genre particulier
obéissant à ses règles propres, le « récit poétique2 ». La part de l’enfance et
du merveilleux, le rôle des paysages comme sources d’enchantement, la
composition circulaire du récit, tout s’oppose ici au déterminisme du roman
naturaliste (façon Zola) ou à la démarche explicative du roman d’analyse
(façon Bourget). Le Grand Meaulnes semble répondre au vœu de Rivière, le
grand ami et le beau-frère d’Alain-Fournier, qui disait à la même époque,
dans ses articles de la NRF, espérer l’émergence d’un « roman d’aventure »
restituant le « mouvement du temps et de la vie », et suscitant ainsi le
sentiment d’attente et de curiosité, le charme de la surprise devant le hasard
et l’imprévu.
Dans de tels romans l’aventure est donc d’abord intérieure, et n’exige pas
de grands voyages. L’évocation de sentiments naissants, et notamment du
sentiment amoureux chez des adolescents, suffit à éveiller le sentiment
d’évasion. On le voit dans Fermina Marquez de Valery Larbaud (1911), ou
dans Le Blé en herbe de Colette (1923), qui sont comme Le Grand
Meaulnes des romans de l’adolescence et de l’initiation. Sur un mode plus
ironique, Alexandre Vialatte s’intéresse aussi dans Battling le ténébreux
(1928) aux rêves romanesques de jeunes collégiens. Le récit poétique, qui
mêle librement le réel et l’imaginaire, la profondeur et la légèreté, se tourne
volontiers vers les âges de la vie naturellement sensibles à la fiction.
Machine à remonter le temps et à rechercher l’enfance perdue, mais sans
l’ambition totalisante de Proust, il opte pour le fragment, l’image fugitive,
le moment révélateur. Il sait ainsi restituer ou réinventer les sensations de
l’enfance, admirablement saisies par Larbaud dans les nouvelles
d’Enfantines (1918), et présentées par Jean Cocteau, dans Les Enfants
terribles (1925), comme un refuge ludique et onirique contre le monde
adulte. C’est à travers les prolongements de l’adolescence, avec une forme
de légèreté ou de distance inattendue pour un thème aussi sensible, que
Cocteau et Raymond Radiguet donnent à voir la Grande Guerre : Cocteau
imagine ainsi un héros qui la traverse en projetant sur la réalité les fictions
qu’il invente (Thomas l’imposteur, 1923), tandis que Radiguet, au risque de
choquer, donne la parole à un tout jeune narrateur qui raconte sa liaison
avec la femme d’un soldat retenu au front (Le Diable au corps, 1923). La
brièveté du récit met alors en valeur la qualité du style : le roman se
concentre sur la poésie du cœur, sans s’attarder sur la prose du contexte
socio-historique.

Voyages et aventures
Les voyages ne sont donc pas nécessaires au récit poétique. Ils inspirent
d’ailleurs toujours des romans de grande production, comme ceux de Pierre
Benoit, maître du roman d’évasion au lendemain de la guerre (L’Atlantide,
1919), ou des romans d’aventures comme ceux de Pierre Mac Orlan,
conscient des procédés d’un genre qu’il a su renouveler (Le Chant de
l’équipage, 1918). Ils sous-tendent aussi des récits plus « modernes » par
leur vision et par leur écriture, telles les nouvelles de Paul Morand (Ouvert
la nuit, 1924), dont les débuts sont salués par Proust et par Breton. Reste
que les voyages peuvent irriguer le récit poétique, pour peu qu’ils ne se
limitent pas à la géographie. Dans Équipée de Victor Segalen (1929), le
voyage imaginaire précède et accompagne le voyage réel, de la Chine au
Tibet. Chez Valery Larbaud, le personnage fictif du milliardaire,
Barnabooth, voyageur et poète, parcourt surtout le monde pour se
comprendre lui-même (A. O. Barnabooth. Ses Œuvres complètes…, 1913).
Autre romancier poète et voyageur, Jules Supervielle traite l’exotisme avec
fantaisie dans L’Homme de la pampa (1925), avant de s’orienter vers des
récits en forme de contes (Le Voleur d’enfants, 1926). Et si les aventures
des personnages de Giraudoux, dans Suzanne et le Pacifique (1921) et
Siegfried et le Limousin (1922), franchissent les frontières ou les océans,
elles sont surtout les ressorts de fables pleines d’esprit, qui jouent avec les
conventions romanesques pour donner à penser et à rêver. Autant de récits
poétiques voués à dépayser — et d’abord par leur écriture et leur
composition.
Voyages et aventures prennent plus de gravité quand ils rejoignent les
enjeux de l’histoire, comme dans les romans de Blaise CendrarsL’Or (1925)
et Moravagine (1926) ; mais ce sont des histoires de folie et de démesure,
racontées sur un rythme fiévreux par un poète qui subvertit les codes
narratifs, et non des biographies réalistes. L’expansion du récit poétique et
le renouvellement des formes romanesques dans les années vingt
coïncident, de fait, avec une relative indifférence des romanciers vis-à-vis
de l’histoire politique. Les choses changeront nettement, de ce point de vue,
autour de 1930.

Les récits surréalistes


Refus du récit réaliste et détournement poétique des codes romanesques,
c’est aussi ce qui caractérise dans ces mêmes années vingt les expériences
de renouvellement des formes narratives chez les surréalistes. L’intention
critique et la provocation antimimétique se donnent alors libre cours. Joseph
Delteil est ainsi loué par Breton après la parution de Sur le fleuve Amour
(1922) et de Choléra (1923), romans pleins de péripéties dont la continuité
narrative est constamment brisée par une pratique ludique de la syntaxe et
où la multiplication d’intrusions d’auteur fantaisistes interdit toute illusion
de réalité. Les romans de Philippe Soupault, comme Le Bon Apôtre (1923)
ou En joue ! (1925), témoignent d’un même esprit dadaïste et surréaliste
dans leur manière d’exhiber les conventions du genre, de les perturber en
jouant avec les titres et numéros de chapitres, d’introduire la personne de
l’auteur dans son récit. Serait-il donc possible d’écrire des romans
surréalistes, malgré la critique du genre par Breton ? Peut-être, mais à
condition d’inclure dans les récits la contestation des modèles, et de rompre
avec tout schéma narratif établi pour laisser parler l’inconscient et surgir les
merveilles.
Pour de telles recherches, dans le groupe surréaliste, c’est Aragon qui
présente le parcours le plus exemplaire, par ses réussites comme par ses
difficultés. Dans Anicet ou le Panorama, roman (1921), qui est à la fois un
récit d’apprentissage, un roman policier et un conte voltairien, il joue avec les
lieux communs et pastiche tous les genres narratifs. Les Aventures de
Télémaque, publié l’année suivante, est une parodie du livre homonyme de
Fénelon. Alors que Breton interdit aux surréalistes la pratique de la fiction
romanesque, Aragon la justifie par l’art du collage citationnel, par le
détournement ludique des conventions, par un mode d’écriture ouvert à
l’arbitraire des images — autant de moyens de laisser place à l’infini de désirs
et de possibles, cher aux surréalistes, que l’homme porte en lui. Et il n’en reste
pas là. Habité par une inlassable « volonté de fiction », il engage de 1923 à
1927 La Défense de l’infini, grand projet romanesque qui sera abandonné. Les
fragments qui en ont été publiés après sa mort montrent comment Aragon,
critiquant en termes vifs les grands romanciers qui l’ont précédé, a cherché les
voies d’une articulation féconde entre les pouvoirs de la fiction et l’ambition
surréaliste, malgré l’interdit de Breton. Mais les contradictions ont été les plus
fortes. Aragon reviendra au roman, dans les années trente, quand il reviendra
au « monde réel » en se détachant du surréalisme. Il peut achever en revanche
Le Paysan de Paris (1926), théorie et pratique d’une « mythologie moderne »,
libre suite de rêveries, de descriptions et de réflexions autour de déambulations
parisiennes. Comme Nadja de Breton, un tel récit poétique n’a plus rien d’un
roman : une belle prose surréaliste, sans la fiction proscrite.

André Gide : romans sur le roman


En publiant Les Caves du Vatican en 1914, Gide contribue à sa manière à la
critique du roman par le roman. Récit plus ironique que poétique : la satire de
l’Église catholique tourne à une parodie de roman noir, avec le « crime
gratuit » commis par le personnage de Lafcadio, qui éprouve sa liberté jusqu’à
pousser son voisin de compartiment par la portière d’un train en marche. La
dimension ludique du roman signifie une rupture, là encore, avec les codes de
l’intrigue réaliste. Gide ne parle d’ailleurs pas de « roman » : Les Caves,
comme Paludes, est pour lui une « sotie » — nom tiré d’un genre de farce
satirique du Moyen Âge. Ces expériences n’en montrent pas moins qu’il ne
cesse de réfléchir, avant et après la création de la NRF, aux contraintes et aux
possibilités de la fiction narrative. Comme Proust et Rivière, il souhaite voir le
roman sortir des impasses du naturalisme et du symbolisme. À côté des soties,
il écrit aussi plusieurs « récits » à la première personne, dans lesquels la fiction
est mise au service d’une réflexion morale : L’Immoraliste (1902), La Porte
étroite (1909), La Symphonie pastorale (1919). Il n’a donc publié aucun vrai
« roman » avant Les Faux-Monnayeurs (1925), qui fait date dans l’histoire du
genre.
Ce roman contient à la fois une fiction, aux personnages multiples et aux
nombreuses péripéties, et une réflexion sur le roman en train de se faire, à
travers le journal du romancier fictif, Édouard, qui travaille au projet d’un
roman intitulé Les Faux-Monnayeurs. Cette insertion, au cœur de l’œuvre,
de son propre reflet en modèle réduit, c’est le procédé de la « mise en
abyme », déjà présent dans Paludes, et qui est ici systématisé. Gide le
définissait en ces termes dans son Journal, en 1893 : « J’aime assez qu’en
une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le
sujet même de cette œuvre. » La notion de « mise en abyme », ainsi
importée du vocabulaire de l’héraldique au langage littéraire, est promise à
un bel avenir dans le discours critique du XXe siècle. À ces commentaires de
romancier internes à la fiction, Gide ajoute un deuxième degré de distance
réflexive, puisqu’il a rédigé aussi un Journal des Faux-Monnayeurs,
accompagnant d’un regard critique la genèse de son roman. La pensée de
Gide sur le genre romanesque se dévoile donc sous diverses formes, non
sans le risque de voir la réflexion prendre la place de la fiction. Mais
l’avantage d’avoir inventé un double fictif, pour le vrai romancier, c’est de
pouvoir lui déléguer la possibilité de l’échec : Gide en joue très
consciemment…
— […] si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères
Karamazov ! l’histoire d’une œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus
intéressant que l’œuvre elle-même… […]
— Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que
jamais vous ne l’écrirez.
— Eh bien ! je vais vous dire une chose, s’écria dans un élan impétueux Édouard : ça
m’est égal. Oui, si je ne parviens pas à l’écrire, ce livre, c’est que l’histoire du livre
m’aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu’elle aura pris sa place ; et ce sera tant
mieux.
André GIDE, Les Faux-Monnayeurs, 1925.

Entre d’une part l’idéal du « roman pur », dépouillé de tout ce qui n’est
pas le roman, et d’autre part le désir d’introduire dans le roman la « touffe »
de la vie dans toute son épaisseur, Gide est à la recherche d’un mode de
composition romanesque qui réconcilie l’art et la vie. Dans Les Faux-
Monnayeurs, la description est absente, l’identité des personnages se
dérobe, l’action se fragmente et se démultiplie... Le titre ne renvoie pas
seulement au contenu de l’intrigue : la fausse monnaie, c’est aussi celle de
l’illusion réaliste que Gide récuse, celle de la fiction selon laquelle les faits
sont censés se dérouler d’eux-mêmes, sans l’intervention d’une conscience
organisatrice. À « l’allure discursive » que Martin du Gard donne à ses
récits, mettant les événements racontés en pleine lumière, Gide préfère une
intrigue à fils multiples et entremêlés, qui respecte les ombres. À la
représentation du réel, il préfère l’imagination du possible — reprenant à
son compte la formule du critique Thibaudet : « Le génie du roman fait
vivre le possible ; il ne fait pas vivre le réel. » Contre l’habitude réaliste de
la narration omnisciente, il choisit la focalisation restreinte. La fiction
romanesque est le laboratoire où s’expérimentent, à travers la liberté des
personnages, les possibilités de la liberté humaine — d’où l’autonomie qui
doit être laissée aux êtres inventés : « Le mauvais romancier construit ses
personnages : il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et
les regarde agir ; il les entend parler avant de les connaître […]. » Sans
doute la situation n’est-elle pas confortable pour le lecteur d’un tel roman,
mais l’effet est voulu : « Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux
d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle3. »
Il en résulte un roman sans doute plus intellectuel que sensible, comparé
aux œuvres contemporaines. Mais la contribution de Gide à la refondation
du genre est éclatante, au moment même où la critique surréaliste du roman
est la plus vive. Les Faux-Monnayeurs pose notamment, comme la
Recherche et maints récits poétiques, la question de la représentation
romanesque de l’intériorité. Cette question est au cœur des réflexions
théoriques et techniques du temps, en particulier autour de la définition du
« monologue intérieur ». Comment traduire par les mots, sans le trahir, le
flux psychique des pensées et des sensations les plus secrètes ? Comment
disposer selon l’ordre d’un discours le désordre du courant de conscience ?
Malgré la tentative d’Édouard Dujardin dans Les lauriers sont coupés
(1888), ces préoccupations intéressent des romanciers étrangers avant
d’alimenter le débat en France. C’est Ulysse, de l’Irlandais James Joyce,
publié à Paris en 1922 et traduit en 1929, qui est considéré à cet égard
comme le roman fondateur. Joyce cherche à faire partager à son lecteur les
pensées de certains personnages dans toute leur spontanéité, quitte à
déconstruire la syntaxe pour mieux mimer le désordre des associations
d’idées. Larbaud, qui a fait connaître Joyce en France, s’essaie lui-même au
monologue intérieur dans Amants, heureux amants (1923), mais en
conservant une écriture classique : si l’intrigue se dissout dans le flux des
rêveries, la confusion des sentiments demeure maîtrisée. Le monologue
intérieur, employé aussi par Pierre-Jean Jouve dans Paulina 1880 (1925),
est un moyen d’explorer la conscience, mais sans se perdre dans ses
profondeurs. Le roman français apprivoise ainsi le procédé pour des
emplois qui restent partiels : ainsi mis en œuvre, le monologue intérieur est
surtout un mode d’exposition qui souligne la relativité des points de vue.

Des « romans chrétiens » ?


L’intérêt nouveau pour un accès à l’intériorité psychique qui se défasse
des artifices du roman réaliste et du roman d’analyse se manifeste enfin, à
la même époque, dans le renouveau du roman d’inspiration chrétienne,
roman voué à l’exploration de l’âme humaine comme instance spirituelle,
comme lieu d’angoisses et de combats dont l’enjeu est métaphysique bien
plus que pauvrement psychologique. Grand lecteur de Dostoïevski, Gide
déplore dans Les Faux-Monnayeurs, par la voix d’Édouard, l’absence de
vrais « romans chrétiens » : il y a sans doute des romans édifiants,
prétendument « catholiques », mais ils sont dépourvus du « tragique
moral » que l’on est en droit d’attendre de disciples du Christ. Or plusieurs
grands romanciers semblent peu après répondre à cette attente : Bernanos
dans Sous le soleil de Satan (1926), Jouve dans Le Monde désert (1927),
Mauriac dans Thérèse Desqueyroux (1927)… Voilà le tragique moral, aux
antipodes du didactisme à la manière de Bourget. Dans chacun de ces
romans, l’exploration de l’intériorité recourt à des techniques romanesques
novatrices : changements de point de vue, emplois du monologue intérieur,
ellipses et ruptures de rythme.
Au total, le roman français des années 1910-1930, à la suite de Proust et
de Gide surtout, a su se transformer profondément et ouvrir de nouvelles
perspectives — par ses recherches musicales et poétiques, par l’exploration
de nouvelles techniques narratives, par une contestation féconde des
dogmes de la fiction mimétique. C’est une première « ère du soupçon »
dans l’histoire du roman, plusieurs décennies avant le Nouveau Roman.
Non sans un double risque : d’abord, que la théorie et la pensée du roman
ne l’emportent sur la pratique créatrice et l’imagination en acte ; ensuite,
que l’attention privilégiée accordée à l’intimité de la conscience ne
détourne le roman des enjeux sociaux et politiques du monde réel.

3. Vers une « rénovation


dramatique » ?
Dans le domaine du théâtre comme dans celui du roman, c’est autour de
la NRF que les recherches pour une refondation littéraire du genre sont les
plus fécondes avant et après la Grande Guerre. Pour Jacques Copeau,
proche de Gide et de Rivière, codirecteur de la NRF quand il y publie en
1913 son « Essai de rénovation dramatique », il faut à la fois donner toute
son importance au texte et repenser le jeu scénique. Mais cette période est
pour le théâtre un temps de transition et de gestation, plus que de
production marquante : certains des plus grands chefs-d’œuvre de Claudel,
écrits entre 1900 et 1930, ne seront portés à la scène que plus tard. C’est par
un regard rétrospectif que l’on peut voir en lui le plus grand dramaturge du
début du siècle. Le rythme de l’histoire, pour le théâtre, est scandé par ce
décalage entre le moment de la rédaction des pièces et celui de leur
interprétation scénique. Les plus grandes œuvres n’ont pas toujours été
reconnues par leurs contemporains, qui sont souvent plus sensibles à un
théâtre écrit pour être vite joué et atteindre immédiatement un large public.
Au début du siècle, les pièces à succès sont les drames héroïques de
Rostand, dernières lueurs du romantisme (après Cyrano de Bergerac en
1897, L’Aiglon en 1900), les vaudevilles de Georges Feydeau (Occupe-toi
d’Amélie, 1908), qui poursuit avec brio la tradition de Labiche, ou les
comédies légères de Flers et Caillavet (L’Habit vert, 1912). Le théâtre de
boulevard renvoie au public bourgeois de la Belle Époque le miroir
complaisant ou grinçant de ses mœurs, avec les productions abondantes
d’Henry Bataille (La Vierge folle, 1910), Henri Lavedan (Le Duel, 1905) et
Henry Bernstein (Le Secret, 1913). Dans les années vingt, la relève est
assurée par Sacha Guitry (Le Comédien, 1920), Édouard Bourdet (Le Sexe
faible, 1927) ou Marcel Achard (Jean de la Lune, 1929). Les spectateurs se
pressent dans les salles parisiennes où ces auteurs sont joués. Le boulevard
use de recettes et de ressorts qui ont fait leurs preuves, mais il est capable
de briller dans l’exercice de la satire ou dans l’invention de personnages
originaux. Il garantit à ses auteurs une position institutionnelle sûre et une
renommée durable.
Il faut toutefois chercher ailleurs le renouvellement du théâtre littéraire.
Dans ce domaine, jouent un rôle capital non seulement les écrivains mais
les hommes de théâtre, directeurs de salles ou metteurs en scène. Cette
tendance était déjà apparue à la fin du XIXe siècle. Elle se confirme au début
du XXe à travers le double héritage, encore bien vivant sur la scène, du
naturalisme et du symbolisme.

Naturalistes et symbolistes au théâtre


Les pièces d’Octave Mirbeau, d’un réalisme amer, illustrent encore
l’objectif naturaliste d’une description critique de la société par leur
dénonciation des effets corrupteurs de l’argent (Les affaires sont les
affaires, 1903). Mais le principal représentant du courant naturaliste est le
metteur en scène André Antoine. Il a travaillé avec Zola, dont il adapte La
Terre en 1902. Fondateur du Théâtre-Libre (1887-1894) puis du Théâtre-
Antoine (1897-1906), il a ensuite dirigé le Théâtre de l’Odéon (1906-1914).
Il affirme l’importance du travail de mise en scène, qu’il considère comme
un art (Causerie sur la mise en scène, 1903). Théoricien et praticien de
l’illusion réaliste au théâtre, il est ouvert aux grands auteurs étrangers de
l’époque, comme Ibsen et Strindberg, qu’il contribue à introduire en France,
et joue aussi des auteurs de boulevard à succès, comme Georges Courteline
(La Paix chez soi, 1903). Mais le souci réaliste de la reconstitution
historique dans le décor et les costumes, jusque dans ses mises en scène de
Shakespeare, n’est pas sans lourdeur. Après 1914, Antoine se tourne vers le
cinéma.
L’esthétique symboliste, d’autre part, demeure représentée par Lugné-
Poe, metteur en scène qui promeut un théâtre poétique, loin de tout
réalisme. Le refus de l’illusion peut aller jusqu’à la provocation bouffonne :
c’est ainsi Lugné-Poe qui crée en 1896 au théâtre de l’Œuvre Ubu Roi
d’Alfred Jarry, dont le « Merdre ! » retentissant fait scandale. Le théâtre
symboliste bannit les costumes et les décors qui visent la vraisemblance.
Faisant appel à l’imagination du spectateur, il cherche à suggérer plus qu’à
montrer, donne à rêver plus qu’à comprendre. C’est dans cet esprit que
Lugné-Poe a mis en scène les pièces de Gide (Le Roi Candaule, 1901), de
Maurice Maeterlinck (L’Oiseau bleu, 1908), et surtout de Claudel
(L’Annonce faite à Marie, 1912 ; L’Otage, 1914). Il monte encore, sans
grand succès, la première pièce portée à la scène d’Armand Salacrou, alors
jeune écrivain proche de l’avant-garde, Tour à terre (1925), avant de quitter
le théâtre de l’Œuvre. De l’impertinence de Jarry au sens de l’absurde de
Salacrou en passant par la profondeur spirituelle de Claudel, son travail de
mise en scène aura accompagné et favorisé des recherches fort diverses,
mais qui ont en commun de servir des formes neuves d’écriture dramatique,
et de rompre résolument avec une illusion théâtrale pourtant bien ancrée
dans la tradition française depuis des siècles.

Vers un théâtre « populaire »


Que l’illusion dramatique soit recherchée ou contestée, l’exigence
esthétique est donc au cœur des réflexions et des pratiques. Le théâtre
littéraire des naturalistes et des symbolistes est conçu comme un art à part
entière. Antoine et Lugné-Poe contribuent à défendre des principes qui
étaient menacés par la commercialisation du genre. Mais ce théâtre reste
réservé à un public intellectuel averti. Or les mouvements sociaux de la fin
du XIXe siècle ont fait apparaître de nouveaux besoins et de nouvelles
ambitions. Autour de 1900 apparaît ainsi un courant « populiste », qui
entend donner au théâtre un rôle social et politique : la scène doit contribuer
à la formation et à l’émancipation des couches populaires. Issu des milieux
socialistes et des Universités populaires, ce courant entraîne la création de
salles de théâtre ouvertes à de nouveaux publics.
Romain Rolland, auteur de plusieurs pièces sur la Révolution française,
théorise ce projet à la fois politique et littéraire, en 1903, dans Le Théâtre
du Peuple, essai d’esthétique d’un théâtre nouveau. Mais ses réflexions en
vue d’une réforme dramaturgique qui réponde à ces nouveaux enjeux
sociopolitiques n’entraînent pas vraiment, avant 1914, la révolution de la
pratique scénique qu’il appelait de ses vœux. Les changements sont plus
sensibles dans les modalités de diffusion des pièces. En 1911, l’acteur
Firmin Gémier, qui avait travaillé avec Antoine et joué dans Ubu Roi, crée
un théâtre populaire qui se déplace sur les routes et joue sous chapiteau
pour mettre les pièces à la portée de tous, le Théâtre national ambulant. Il
obtiendra en 1920 la création du Théâtre national populaire, le futur TNP,
soutenu financièrement par l’État. C’est reconnaître officiellement la
nécessité du théâtre dans la vie sociale.

Jacques Copeau et le « Cartel »


La rénovation la plus profonde du travail théâtral, durant cette période,
vient de Jacques Copeau, qui tire le meilleur parti des enseignements
d’Antoine et de Lugné-Poe sur les rapports entre texte et représentation tout
en cherchant comme Romain Rolland à toucher le public populaire. Il va
former une nouvelle génération de metteurs en scène très actifs dans l’entre-
deux-guerres. En 1913, il fonde le Théâtre du Vieux-Colombier, avec
l’appui de la NRF. Attaché à la qualité des textes, il met au répertoire les
grands auteurs de la revue, Gide, Claudel, Martin du Gard. Son manifeste
pour une « rénovation dramatique » a pour objectif de « réagir contre les
lâchetés du théâtre mercantile » en définissant les conditions, à la fois
esthétiques et éthiques, d’une refondation de l’art dramatique : formation
exigeante de l’acteur, mise en scène au service du texte, dépouillement du
plateau et refus du spectaculaire. Copeau veut une scène « aussi nue que
possible », pour laisser la priorité au jeu des acteurs et au déroulement de
l’action. Le projet vise donc une réforme totale, mais Copeau ne l’aura lui-
même que partiellement mise en œuvre.
Il transmet ses valeurs et son expérience à de plus jeunes metteurs en
scène, ceux qui forment en 1927 le « Cartel des Quatre » : Gaston Baty,
Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff. Tous les quatre dirigent des
théâtres ou des compagnies. Ils se groupent en association pour se soutenir
mutuellement, contre la logique de concurrence du théâtre commercial, et
pour défendre un projet artistique commun, celui d’un théâtre littéraire servi
par des comédiens responsables. Le répertoire du Cartel mêle les textes
français et le théâtre étranger, les auteurs classiques et les contemporains.
Pitoëff crée l’Orphée de Cocteau en 1926. Jouvet, qui avait connu le
triomphe en jouant Jules Romains (Knock ou le triomphe de la médecine,
1923), fait applaudir Giraudoux qui vient au théâtre avec Siegfried (1928),
la pièce tirée de son roman. Le Cartel ne marque donc pas seulement
l’histoire de la mise en scène : il fait connaître de vraies œuvres et influe sur
la production littéraire.

Les avant-gardes : Antonin Artaud et le Théâtre Alfred-


Jarry
Les innovations sont plus radicales mais touchent un public plus restreint
du côté des avant-gardes, où se trouvent les vrais héritiers de Jarry. En
1917, alors que le surréalisme n’existe pas encore, Apollinaire qualifie de
« surréaliste » le ballet Parade, interprété par les Ballets russes de
Diaghilev — surprenant spectacle dont Cocteau a produit le livret, Erik
Satie la musique et Picasso les costumes et décors —, avant d’appliquer le
mot à son propre « drame surréaliste » Les Mamelles de Tirésias, pièce
bouffonne qui fait scandale. Le théâtre ne reste donc pas à l’écart du
mouvement de fantaisie et de révolte, libéré de tous les codes esthétiques
établis, qui conduit de la « modernité » des années 1910 au surréalisme des
années 1920. L’esprit dadaïste inspire L’Empereur de Chine de Georges
Ribemont-Dessaignes, représenté dans une soirée Dada au théâtre de
l’Œuvre en 1920, ou Le Bondieu de Pierre Albert-Birot, joué sur la scène du
Grenier jaune en 1923. L’esprit surréaliste peut être illustré par les pièces de
Cocteau et de Salacrou, jouées par les metteurs en scène du Cartel. Plus
important : en 1926, Roger Vitrac et Antonin Artaud, issus du groupe
surréaliste, fondent le Théâtre Alfred-Jarry. Ils y prônent un « spectacle
intégral » qui soit capable de libérer les pulsions et les sensations, quitte à
faire violence au spectateur.

Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où,
non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu. Si nous n’étions pas
persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous estimerions être inférieurs à
notre tâche la plus absolue. Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le
faire crier.

LE THÉÂTRE ALFRED-JARRY, 19264.

Comme acteur, Artaud a travaillé avec Dullin et Pitoëff. La Comédie des


Champs-Élysées, dirigée par Jouvet, accueille des productions du Théâtre
Alfred-Jarry. Artaud et Vitrac ont donc des liens avec le Cartel. Mais ils
s’en distinguent par leur volonté de ne pas limiter le théâtre à la mise en
valeur d’un texte écrit. Pour eux, le théâtre est un art total, qui doit atteindre
tous les sens du spectateur. Dans le théâtre d’inspiration surréaliste, il est
une pièce qui fait date : c’est Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, mis
en scène par Artaud en 1928. On y voit un garçon de neuf ans, joué par un
adulte, semer le désordre et la destruction dans une famille bourgeoise qui
finit tragiquement. Artaud approfondira plus tard sa réflexion théorique, qui
influencera profondément le théâtre de la seconde moitié du siècle.

Le théâtre selon Paul Claudel


Pour les surréalistes et leurs proches, Claudel est l’ennemi. Si le Théâtre
Alfred-Jarry a mis en scène l’acte III de Partage de midi en 1928, c’est par
provocation et contre sa volonté. Pourtant, son imagination baroque, son
esthétique antiréaliste, son sens de la poésie et son intérêt pour le langage
total du théâtre auraient pu le situer, d’un point de vue formel, à l’avant-
garde. Claudel s’est fait connaître au théâtre dès la fin du XIXe siècle, avec
Tête d’or (1890) et L’Échange (1893) notamment. À la veille de la guerre,
en 1914, ses pièces sont mises en scène par Copeau et Lugné-Poe. Il est
alors reconnu comme un grand dramaturge, qui allie l’esthétique symboliste
à l’expression de sa foi. La scansion du vers libre, qui prend chez lui
l’ampleur du verset, confère aux dialogues une respiration singulière. La
langue prêtée aux personnages, riche en images, poétise l’action et élargit
l’espace scénique. Les drames mettent en tension le désir et l’interdit, la
chair et l’esprit. Ces axes du théâtre claudélien prennent une dimension
nouvelle dans ses deux œuvres principales, qui figurent parmi les plus
grandes pièces du XXe siècle mais qui ne seront pas rendues publiques sur la
scène avant les années quarante : Partage de midi et Le Soulier de satin.
Dans Partage de midi, écrit en 1905, il transpose l’histoire d’une passion
ardente et douloureuse qu’il vient de vivre. Ysé, mariée à de Ciz, rencontre
Mesa sur un paquebot en route vers l’Asie. Ils s’éprennent l’un de l’autre,
mais leur amour se heurte à leur conscience morale. Elle le trahit pour un
autre amant, perd ensuite l’enfant qu’elle a eu de lui, mais ils se rejoignent
au seuil de la mort pour consacrer leur union dans le sacrifice : c’est la
« transfiguration de Midi ». Claudel a longtemps différé la représentation de
la pièce, connue seulement d’un petit nombre : elle n’aura lieu qu’en 1948
avec son accord, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault.
LeSoulier de satin, composé de 1919 à 1924, est publié en 1929. Il sera
représenté pour la première fois en 1943, par le même Barrault, à la
Comédie-Française, dans une version abrégée. C’est un immense drame
baroque dont « la scène est le monde » et dont l’action, située vers 1600, est
foisonnante. Composée de quatre « journées », la pièce a pour fil
conducteur l’amour impossible de Don Rodrigue et de Doña Prouhèze,
mariée à Don Pélage. Mais ce drame personnel s’articule sur un drame
historique et métaphysique, puisque le sort des personnages dépend du
destin politique d’une Espagne qui règne sur le monde, et que les
séparations et sacrifices de la vie terrestre trouvent leur résolution dans la
vie éternelle. Œuvre totale, qui mêle tous les tons, Le Soulier de satin
mobilise tous les moyens du théâtre. Dans ses indications scéniques,
l’auteur invite à ne pas dissimuler les procédés de la représentation, au
contraire : « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé,
incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! » Nul effort pour entretenir
l’illusion dramatique, donc. Nulle vraisemblance historique non plus. À
l’ouverture du drame, un « Annoncier » s’adresse au public — ce qui peut
le déconcerter, mais aussi éveiller son attention, ouvrir son cœur et son
esprit sur la nouveauté du spectacle qui commence.

Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne
comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus
intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.
Paul CLAUDEL, Le Soulier de satin, I, 1, 1929.

On n’est pas très loin des procédés utilisés par Gide pour bousculer la
conscience du lecteur de roman. On n’est pas loin non plus de certaines
théories du théâtre qui, au XXe siècle, s’interrogent sur l’émotion produite
chez le spectateur, pour contester la tradition aristotélicienne. En outre, la
forme du verset, comme dans Partage de midi, crée la distance d’une
langue poétique singulière. Mais sur cette question de la prosodie, le point
de vue du poète peut éclairer celui du dramaturge.

4. Les rythmes nouveaux


de la poésie
Au-delà des écoles et des théories — naturiste, néoclassique,
fantaisiste… — qui animent les débats sur la poésie dans les années 1900,
la vraie révolution poétique du début du siècle s’accomplit dans deux
directions. La première est celle des avant-gardes, qui mène d’Apollinaire
au surréalisme ; elle ne concerne pas seulement le genre poétique : aussi y
reviendrons-nous plus loin. La seconde correspond à des œuvres de grande
ampleur qui, hors de toute école, sans former un ensemble homogène,
renouvellent la langue poétique en profondeur par l’importance qu’elles
accordent au rythme dans leur recherche de nouveaux accords entre la
forme et le sens. Chez Claudel, chez Péguy, chez Valéry, les choix
prosodiques — que ce soit dans le refus ou dans le respect du vers régulier
— ne répondent pas à une exigence technique mais à une nécessité vitale.
L’essence du discours poétique est affaire de scansion, de pulsation. Et le
lyrisme se déploie chez ces poètes avec une puissance d’expansion et un
sens de l’universel qui les distinguent de nombre de leurs contemporains
chez qui la poésie se limite à l’expression des sensations. C’est à cette
question du rythme poétique qu’il convient donc de s’intéresser ici, et
surtout à travers ces trois grands poètes qui s’y sont confrontés le plus
résolument pour tenter de redéfinir, chacun à sa façon, les frontières du
genre.

Du vers libre au verset : Paul Claudel, Charles Péguy


Le vers libre au sens moderne, c’est-à-dire libéré des contraintes de la
métrique classique, a été largement utilisé par les symbolistes à la fin du
e
XIX siècle. Gustave Kahn l’a théorisé en 1887. Ce n’est pas une invention
du XXe siècle — pas plus que le poème en prose, entré dans les mœurs à
l’époque où les poètes de la modernité (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé)
rompaient définitivement avec la conception classique de la poésie. Au
tournant du siècle, le vers libre séduit par la souplesse avec laquelle il
s’adapte à l’expression d’un monde en transformation, par exemple chez
Émile Verhaeren (Les Villes tentaculaires, 1895), et bientôt chez Larbaud,
Cendrars, Apollinaire. Critiqué par le mouvement de la renaissance
classique qui défend la tradition nationale du vers régulier, il témoigne à
l’inverse d’une ouverture sur l’altérité, par-delà les frontières
géographiques. On comprend que les règles de métrique n’aient plus cours
quand la poésie de langue française cherche à capter la magie d’autres
cultures et d’autres climats. Victor Segalen, dans Stèles (1912), invente
ainsi une forme graphique qui mime, dans sa verticalité minérale, la rigueur
architecturale des stèles chinoises. Le langage poétique se libère des
contraintes métriques pour célébrer de nouveaux espaces, élargissant ainsi
le lyrisme personnel à un lyrisme cosmique. Chez Claudel, qui a lui aussi
connu l’Extrême-Orient, ce sont les poèmes en prose de Connaissance de
l’Est (1900-1907). Chez Jules Supervielle, qui voyage entre l’Europe et
l’Amérique du Sud, ce sont les vers libres de Débarcadères (1922) et de
Gravitations (1925).
Claudel va plus loin avec l’emploi du verset. Tel est le nom que prend le
vers libre quand sa forme extensible traduit un souffle spirituel, rappelant le
verset biblique. En réalité, le verset claudélien, que l’on rencontre dans le
recueil des Cinq Grandes Odes (1910) et dans les pièces de théâtre, n’a
qu’un lointain rapport avec le verset de la Bible. Le premier est conçu
comme une unité de respiration, qui ne coïncide pas a priori avec l’unité
syntaxique, phrase ou proposition. Le verset biblique, en revanche, est
généralement un ensemble syntaxique complet, et n’a pas de valeur
prosodique à proprement parler. Mais le rappel de la Bible indique l’horizon
dans lequel s’inscrit l’ambition de Claudel. Converti à la foi catholique en
1886, il conçoit la poésie comme l’œuvre inspirée de la parole humaine
sous l’action de l’Esprit de Dieu. Originellement, « poésie » veut dire
« création ». Pour Claudel, la création poétique collabore à l’œuvre du
Créateur. La « Muse » du poète n’est autre que la « Grâce » qui vient de
Dieu. L’inspiration est à entendre au sens physique autant que spirituel : une
respiration qui obéit au souffle de l’Esprit (« Pneuma » en grec). L’unité du
verset correspond au rythme vivant de cette respiration : on peut le dire
d’une traite avant de reprendre son souffle. La poésie ainsi inspirée est
entreprise de connaissance (ou « co-naissance ») du monde, autrement dit
« naissance avec », communion avec la Création. Pour Claudel, « la poésie
rejoint la prière » : le poète a un rôle spirituel. La forme du verset est ainsi
religieuse au sens étymologique : elle relie le charnel au spirituel, l’homme
à la Création, l’être à son Créateur. Elle permet tout à la fois de traduire
l’unité profonde de la nature et d’ouvrir à travers elle l’accès au surnaturel.
Claudel justifie ce choix du vers libre dans ses essais, L’Art poétique
(1907), « Réflexions et propositions sur le vers français » (1925 ; texte
inséré dans le premier volume de Positions et propositions, 1928). Il raille
l’« abominable métronome » de l’alexandrin classique, fondé sur l’illusion
d’une équivalence entre les syllabes. La musique du verset doit faire vivre
pleinement, au contraire, le rythme naturellement « ïambique » de la phrase
française, qui repose sur l’alternance de syllabes courtes et de longues, avec
appui sur la dernière syllabe d’un mot ou groupe de mots. La poésie n’est
pas un langage artificiel, hermétique, coupé de la langue commune et
réservé à une élite : elle puise ses ressources dans les mots de tous les jours,
renoue avec la dynamique de la parole vivante. Par là, Claudel est à la fois
un classique et un moderne. Héritier d’une tradition qui remonte à
l’Antiquité gréco-latine, aux Écritures saintes et au Moyen Âge chrétien, il
a aussi retenu la leçon de Mallarmé et surtout de Rimbaud, pour qui
l’alchimie du langage poétique transforme la vie. Inventeur de formes sans
être étroitement formaliste, il parle à ses contemporains tout en s’élevant
au-dessus de débats de son temps. C’est cette position très singulière qui le
fait reconnaître comme un grand poète dès avant 1914.
On parle aussi parfois de versets pour la poésie de Saint-John Perse, alors
à ses débuts. Alexis Saint-Léger Léger publie en 1911 aux Éditions de la
NRF le recueil Éloges, évocation aux couleurs mythiques de l’enfance
antillaise du poète. Il adopte le pseudonyme de Saint-John Perse quand il
publie Anabase en 1924. Diplomate de carrière comme Claudel, qu’il a
rencontré dès 1905, il écrira l’essentiel de son œuvre et se fera pleinement
reconnaître à partir des années quarante. Lui aussi emploie le vers libre,
dans une poésie qui élève l’expression personnelle au niveau d’une
célébration cosmique. Si ce vers peut s’appeler verset en raison de son
ampleur, il se distingue du verset claudélien par son absence de
signification religieuse, et parce qu’il préserve des rythmes pairs et des
cadences régulières, avec des groupes de mots de six, huit, dix, douze
syllabes à l’intérieur du vers, contrairement à la pratique claudélienne,
beaucoup plus imprévisible.
Péguy, en revanche, donne comme Claudel à sa poésie une portée
spirituelle d’inspiration chrétienne. Mais il explore tout aussi bien les
possibilités d’un vers libre rappelant le verset biblique que celles du vers
binaire le plus traditionnel. Lui aussi est revenu à la foi après une période
où il s’en était détaché. Lui aussi recherche l’authenticité, à l’écart des
débats à la mode. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910),
long poème en vers libres et en prose composé sous la forme d’un dialogue,
il chante à travers le drame de Jeanne d’Arc la foi et l’espérance, l’alliance
du « temporel » et du « spirituel », la beauté et l’unité de la Création. La
lente progression, la coulée continue d’un poème qui se développe dans la
durée, la logique prédominante de la répétition et de l’amplification, c’est
aussi ce qui caractérise l’emploi des alexandrins dans Ève (1912) et dans les
Tapisseries (1912-1913). Dans La Tapisserie de Notre Dame, la métaphore
de la tapisserie s’applique à l’œuvre poétique, brodée vers après vers, tissée
d’images puisées dans le passé de la France chrétienne. Le poète s’inspire
de son expérience de pèlerin sur la route de Chartres, en hommage à la
Vierge Marie : la répétition lancinante d’une même cadence mime la
marche patiente du pèlerin qui chemine pas à pas ; elle rappelle aussi la
forme litanique d’une prière qui doit toujours être reprise pour transformer
l’état intérieur et la relation à Dieu. Là encore, le rythme fait sens.

Poétique de Paul Valéry


Valéry pour sa part fait le choix de la rigueur formelle : il se soumet le
plus souvent aux règles métriques. Claudel cultivait le désordre, en digne
successeur de Rimbaud. Valéry au contraire cisèle le vers avec ordre et
méthode, en bon disciple de Mallarmé. Il a fallu toutefois qu’il prenne le
temps de s’éloigner du « maître » avant de trouver sa propre voix. C’est
après vingt ans de silence poétique qu’il se remet aux vers à partir de 1912,
à la demande de Gide et de Gallimard qui souhaitaient publier ses poèmes
de jeunesse écrits vers 1890. Il compose alors le long poème de La Jeune
Parque (1917), publie en 1920 l’Album de vers anciens, et en 1922
l’important recueil intitulé Charmes. Cette production poétique
s’accompagne dès les années vingt de nombreuses publications critiques et
théoriques : Valéry n’est pas seulement poète, mais poéticien. En étudiant la
littérature comme « une sorte d’extension et d’application de certaines
propriétés du Langage », il cherche à cerner l’essence de la poésie. La
« poésie pure », pour lui, se repère à des critères formels et intellectuels. Il
s’oppose en ce sens à l’abbé Bremond, qui prête à cette même notion de
« poésie pure », en 1925, un sens mystique et irrationnel — approuvé par
Claudel mais dénoncé par les surréalistes.
Pour Valéry, la forme du vers n’est pas un simple moyen d’expression,
qui viendrait après coup traduire des pensées préexistantes. Le poème est
indissociablement forme et sens : il ne peut jamais se réduire à une
traduction qui n’en conserverait que le sens. C’est ce qui distingue la poésie
de la prose : cette dernière, comme la marche, vise à atteindre un but au
profit duquel elle s’efface, et n’a pas de valeur en elle-même ; la poésie au
contraire, comme la danse, « ne va nulle part », est belle par elle-même et
n’a pas d’autre fin qu’elle-même (« Propos sur la poésie », conférence de
1927). La poésie serait donc « autotélique » (« qui trouve sa fin en elle-
même ») : la critique formaliste et la théorie littéraire à venir érigeront cette
formule en dogme. Du moins la poésie est-elle un discours « chargé de plus
de sens » et « mêlé de plus de musique » que le langage ordinaire : elle se
distingue par son intensité, sa densité.
C’est dire que la poésie est pour Valéry un travail et un accomplissement
de l’esprit. Mais cet esprit, manifestation de la conscience humaine, n’est ni
l’Esprit divin qui inspire Claudel, ni le flux libre et inconscient de la
« pensée » cher aux poètes surréalistes contemporains. Quand Valéry parlait
de « la crise de l’esprit » au lendemain de la guerre, dans des textes fameux,
faisant le constat que « [n]ous autres, civilisations, […] sommes
mortelles5 », il s’agissait bien de l’esprit de la culture et de la civilisation.
Parce que la poésie est pour lui œuvre de l’esprit, fruit d’un travail concerté,
et parce qu’elle prend souvent pour objet, par une démarche réflexive, les
aventures de la conscience, on lui a parfois reproché de prôner une
conception intellectualiste de la création littéraire. En réalité, Valéry ne
bannit pas l’émotion poétique, mais la déplace du côté du lecteur. Peu
importe qu’un poème exprime ou non l’émotion du poète ; l’important est
qu’il suscite l’émotion du lecteur, ainsi associé à la création poétique. Or,
pour produire cet effet, le rythme est essentiel. « Le Cimetière marin »,
célèbre poème de Charmes, ample méditation sur le temps et la mort, c’est
d’abord une cadence, celle du décasyllabe. Cette « figure rythmique »
obsédante, d’abord vide, a fait naître l’idée d’un monologue du « moi »
réfléchissant à sa vie affective et intellectuelle devant la Méditerranée.
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Paul VALÉRY, « Le Cimetière marin » (premier sizain), Charmes (1922).

Il n’y a pas d’abord l’intention d’un sens, puis le choix d’une forme — au
contraire. Et cette importance du rythme explique que l’interprétation du
poème ne puisse jamais se réduire à l’explication d’un sens qui
correspondrait à l’intention de l’auteur. Il ne faut pas chercher ce que
l’auteur « veut dire » : le poème ne veut rien dire d’autre que ce qu’il dit.
En d’autres termes : « […] il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas
d’autorité de l’auteur » (« Au sujet du Cimetière marin », 1933). Une telle
conception de la poésie rompt non seulement avec la tradition romantique
de la poésie-expression, mais avec la critique philologique de l’université,
qui explique l’œuvre par l’intention de l’auteur. La poétique de Valéry, par
sa modernité, annonce la Nouvelle Critique des années soixante et le
discours structuraliste sur la « mort de l’auteur ». Comme Claudel mais
pour des raisons différentes, Valéry est donc à la fois un classique et un
moderne : ses recherches fondent une nouvelle approche de la poésie, alors
même qu’il porte à la perfection le mètre traditionnel. À une époque où le
genre romanesque, conquérant, tend à prendre la place de genre éminent
naguère occupée par la poésie, Valéry cherche à distinguer la spécificité du
genre poétique pour mieux garantir son absolue supériorité.

Notes
1. Michel Raimond, Le Roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1981, p. 133-134. Sur cette période, voir
aussi M. Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966.

2. Voir Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1978.

3. André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, p. 29, 76, 85 et 87.

4. Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 229.

5. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Première lettre (1919), Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 11.
Chapitre 3
Les avant-gardes
et le surréalisme
1. « Esprit nouveau » et modernité
Le mouvement le plus novateur et le plus marquant de la première moitié
du XXe siècle, le surréalisme, trouve ses racines dans les avant-gardes
antérieures à 1914, dont Apollinaire fut le principal acteur. Mort
prématurément en 1918, quelques années avant la naissance du surréalisme,
l’auteur d’Alcools fait ainsi le lien entre les recherches modernistes d’avant-
guerre et la révolution artistique d’après-guerre. Son apport, qui est
considérable, dépasse le champ du seul genre poétique.

Apollinaire et « l’esprit nouveau »


« L’esprit nouveau et les poètes » : tel est le titre d’une conférence par
laquelle Apollinaire, en 1917, fait connaître le courant d’avant-garde auquel
il a pris part activement dès les premières années du siècle, et qui contribue
à modifier en profondeur la pratique et la pensée de la littérature. L’« esprit
nouveau » en poésie, c’est le refus de la logique rationnelle, l’esthétique de
la surprise, le sens du merveilleux, le choix de la liberté formelle, l’aptitude
à saisir par les mots les désordres de la vie psychique. Apollinaire a
commencé par écrire des reportages, des chroniques et des nouvelles.
L’Enchanteur pourrissant, publié en revue en 1904, puis en volume en
1909, réécrit la légende de Merlin pour célébrer les pouvoirs de la poésie.
L’Hérésiarque et Cie (1910), qui rassemble des contes pittoresques et
fantastiques, fait connaître l’auteur au grand public. Apollinaire a rencontré
Jarry, dont il a retenu les leçons d’humour et de liberté. Avec André Salmon
et Max Jacob, il fréquente les peintres cubistes, admire tout
particulièrement Picasso, anime le milieu de la bohème artistique dans le
Paris cosmopolite des années 1900. À l’image des cubistes en peinture, il
aspire à libérer le langage poétique d’une fonction pauvrement expressive
ou représentative, à changer de regard sur les choses et à inventer de
nouvelles formes. La poésie doit être création et non imitation : elle est un
acte qui engage la personne de l’artiste dans sa vie. Alors que Verlaine
voulait « de la musique avant toute chose » et que Claudel et Valéry
travaillent le rythme de leurs poèmes en musiciens du verbe, Apollinaire
prend modèle sur les peintres. On le voit dans le volume qui expose ses
réflexions sur la peinture, Les Peintres cubistes, Méditations esthétiques,
publié en 1913.
Par son goût de la rupture, l’avant-garde poétique prend le relais des
poètes fantaisistes, dont la légèreté de ton, le goût de la féerie et le sens du
burlesque tranchaient déjà sur l’esprit de sérieux romantique ou symboliste.
André Salmon (Le Calumet, 1910), Jean Cocteau (Le Potomak, 1916) ou
Max Jacob (Le Cornet à dés, 1917) prolongent cet esprit fantaisiste. Les
poètes « modernes », appelés parfois « cubistes », se sont formés par
ailleurs à la revue Vers et prose, creuset d’expériences et lieu de rencontres
de 1905 à 1914. Apollinaire et Picasso ont connu et fréquenté son
fondateur, Paul Fort, dans le Montmartre d’avant la guerre. L’« esprit
nouveau » des années 1910-1914 est la synthèse de ces recherches
collectives. En 1912-1913, Apollinaire suit avec intérêt le discours futuriste
de Marinetti, qui exalte la vitesse et la violence. Sans adhérer à toutes ses
provocations, il n’est pas insensible à son exaltation du monde moderne,
ainsi qu’à son ambition de mettre « les mots en liberté » en bousculant les
contraintes de la syntaxe et de la ponctuation. En 1913, Apollinaire publie à
son tour un manifeste, L’Antitradition futuriste, mais c’est pour prendre ses
distances avec le futurisme, tout en indiquant quelles sont à ses yeux les
voies de la poésie future. S’il multiplie les recherches et innove en maints
domaines, il conserve une position centrale en tempérant son non-
conformisme par son attachement à la tradition lyrique.

Modernité d’Alcools
Alcools, qui rassemble des poèmes écrits de 1898 à 1912, reçoit un
accueil mitigé et ne touche qu’un public restreint à sa parution en 1913. Ce
premier grand recueil poétique d’Apollinaire est pourtant reconnu
aujourd’hui comme une œuvre majeure. Les poèmes les plus anciens du
recueil, d’inspiration symboliste, respectent des formes traditionnelles, alors
que le vers libre est éclatant dans « Zone », long poème de l’errance et de la
ville. Ce texte est le dernier dans l’ordre de la rédaction, mais le premier
dans l’ordre du recueil, qui ne suit pas l’ordre chronologique. L’ensemble
du recueil apparaît ainsi comme un manifeste moderniste, faisant passer au
second plan les nombreux autres poèmes dont la sensibilité lyrique
s’exprime sous une forme moins révolutionnaire. Mais l’unité de ton
transcende les différences formelles, car les innovations, loin de saper le
lyrisme personnel, le rendent plus intense.

À la fin tu es las de ce monde ancien


Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Guillaume APOLLINAIRE, « Zone » (premiers vers), Alcools (1913).

Le geste poétique le plus neuf, et le plus célèbre, a consisté à supprimer


toute ponctuation sur les dernières épreuves, fin 1912, juste avant
l’impression du livre destiné à la publication. Le langage poétique affiche
ainsi ce qui le sépare des normes de la prose. Il en résulte des effets de
brouillage syntaxique, par exemple dans « Le Pont Mirabeau », qui
profitent au jeu des images et à l’ouverture du sens. La logique visuelle du
vers, délimité par le blanc typographique, se substitue à la logique
sémantique de la phrase. Et Apollinaire pousse ses recherches esthétiques
encore plus loin dans Calligrammes (1918), recueil qui témoigne de son
expérience de la guerre dont il est revenu blessé en 1916. L’association des
images y est encore plus libre (« Les fenêtres »), le langage poétique plus
déconstruit, plus proche des propos discontinus du quotidien (« Lundi rue
Christine ») ; et les calligrammes proprement dits, ces poèmes visuels dont
les mots forment par leur disposition l’image des objets dont ils parlent
(« La cravate et la montre », « Cœur couronne et miroir »…), bouleversent
l’ordre même de la lecture. Ces innovations expliquent qu’Apollinaire soit
devenu, en ces années 1916-1918, le maître de la jeune génération. Il
regroupe autour de lui, au café de Flore, Jean Cocteau, Blaise Cendrars et
Pierre Reverdy, ainsi que de futurs surréalistes comme Breton et Aragon.
Cendrars et Reverdy rejoignent Apollinaire par leur recherche d’une poésie
visuelle et leur travail sur la mise en page. Mais chacun apporte sa propre
contribution aux inventions formelles de l’avant-garde.
Nouvelles voix poétiques : Cendrars, Reverdy
Cendrars a déjà beaucoup voyagé, d’Asie en Amérique, quand il publie à
vingt-cinq ans, en 1912, Les Pâques à New York, grand poème en vers
libres. La forme s’apparente à celle d’une prière : le poète, perdu une nuit
d’avril dans la grande métropole moderne où il côtoie la misère et le
désespoir, redécouvre la Passion du Christ au contact des souffrances
humaines. L’errance, la ville, la modernité, et jusqu’à l’appropriation
personnelle d’une thématique chrétienne, le tout en vers libres : ce sont des
traits que ce poème de Cendrars partage avec « Zone », écrit par Apollinaire
peu après. Les deux poètes ont fait connaissance lorsque Cendrars est rentré
à Paris. Comme Apollinaire, Cendrars rencontre de nombreux peintres
modernes. Parmi eux, Sonia Delaunay, avec qui il réalise en 1913 une
œuvre qui associe le texte et l’image : c’est La Prose du Transsibérien et de
la petite Jehanne de France. Le « livre » ainsi conçu ressemble à une
affiche de deux mètres de haut pliée en accordéon. Il est révolutionnaire par
sa présentation graphique, son esthétique simultanéiste, le rythme éclaté des
vers libres qui miment les « rythmes du train » et l’impatience de la vie
moderne. Cendrars est aussi l’auteur de Poèmes élastiques, publiés en 1919
mais écrits pour l’essentiel avant la guerre. Élastique en effet, le vers peut
se dilater mais aussi se contracter, au point de réduire parfois le poème à
une suite verticale de mots isolés. Le poète travaille ainsi le langage comme
un objet, comme un matériau plastique, d’où émergent des formes inédites
et insolites.
Reverdy a fréquenté le Bateau-Lavoir, et rencontré lui aussi les peintres
cubistes et leurs amis poètes. Son premier recueil de Poèmes en prose, en
1915, écrit sous l’influence de Max Jacob, se signale déjà par un
dépouillement et une concision caractéristiques. Par la suite, de La Lucarne
ovale (1916) aux Ardoises du toit (1918), il s’intéresse tout particulièrement
à l’aspect graphique des poèmes et à la disposition visuelle des vers sur la
page. Rien de gratuit dans ces expérimentations : il s’agit bien de trouver le
langage le plus approprié à « la pulsion de sa vie intérieure », mais sans le
moindre épanchement personnel. Reverdy, qui récuse l’appellation de
« poète cubiste », réfléchit sur son art en même temps qu’il le pratique. Il
crée en 1917 la revue Nord-Sud, qui s’affirme comme l’organe d’« une
esthétique vraiment nouvelle ». Seize numéros seront publiés jusqu’en
octobre 1918. Nord-Sud accueille des textes d’Apollinaire et de Max Jacob,
de Tzara et d’Aragon, de Soupault et de Breton… C’est une passerelle entre
l’« esprit nouveau » d’Apollinaire et l’avant-garde dadaïste. Les surréalistes
sauront rendre hommage au rôle de précurseur joué par Reverdyà travers
cette revue. La définition qu’il donne dans ces pages de l’image poétique,
« une création pure de l’esprit » née du « rapprochement de deux réalités
plus ou moins éloignées », sera citée et discutée par Breton dans le premier
Manifeste du surréalisme. Dada et le surréalisme s’inscrivent dans la lignée
de ces avant-gardes qui, entre 1910 et 1918, ont considérablement élargi le
territoire du langage poétique.

2. La révolte Dada
Le mouvement Dada est fondé à Zurich, en février 1916, par un groupe
d’artistes de diverses nationalités : Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp,
Richard Huelsenbeck… Le mot « Dada », choisi au hasard dans le
dictionnaire, a un aspect puéril et dérisoire qui convient à l’intention
affichée : rejeter les conventions de l’art et de la littérature au profit de
l’acte de révolte, du geste destructeur, du renversement des valeurs.

L’esprit dadaïste : négation et subversion


Tzara, auteur du « Manifeste Dada » qui proclame le « Dégoût dadaïste »
(1918), fédère un courant critique et nihiliste qui a d’emblée une dimension
internationale : c’est le même esprit qui anime à New York Marcel
Duchamp, l’inventeur des « ready-made », à New York aussi puis à Paris
Francis Picabia et sa revue 391, à Cologne le peintre Max Ernst… À
Zurich, le groupe suscite des manifestations qui font scandale. Tout est fait
pour exaspérer et indigner le spectateur : les animateurs hurlent des
« poèmes » insaisissables, frappent sur une grosse caisse, poussent des cris
d’animaux… La méthode est importée à Paris en 1920 : l’esprit Dada,
relayé par quelques revues, se répand à l’occasion d’événements bruyants et
de réunions agitées. Les manifestations du printemps 1920 déclenchent des
bagarres. La revue Littérature, créée en mars 1919 par Aragon, Breton et
Soupault, et qui accueillait Gide et Valéry dans son premier numéro, se
rallie à Tzara et à Dada. Le titre de la revue avait été choisi « par antiphrase,
et dans un esprit de dérision » (Breton). Ce programme est plus que jamais
vérifié dans sa version dadaïste : le monde littéraire est la première cible de
provocations qui ne s’accompagnent d’aucun projet créateur. « Plus de
peintres, plus de littérateurs, plus de musiciens, plus de sculpteurs, plus de
religions, plus de républicains, plus de royalistes […], plus rien, rien, RIEN,
RIEN, RIEN », proclame Picabia dans Littérature. L’action dadaïste est par
nature subversive : « Il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir »,
écrit Tzara.
La naissance et le succès de Dada correspondent à un moment historique
bien précis. Les ruines de la Grande Guerre signent la faillite de la raison
occidentale et de l’art humaniste. Les littératures nationales n’ont nullement
fait obstacle au choc sanglant des nationalismes européens. Au contraire :
elles l’ont parfois favorisé. Le « dégoût » dadaïste se comprend comme une
réaction à ce désastre : le recours à la dérision et à la provocation ne fait que
renvoyer la civilisation bourgeoise, sûre de ses savoirs et de ses valeurs, à
ses propres inconséquences. À la même époque, les écrivains conservateurs
font exactement l’inverse quand ils prennent parti pour un redressement
national en disculpant la civilisation occidentale de toute responsabilité, tel
Massis qui publie en 1919 dans Le Figaro le « Manifeste du parti de
l’intelligence ». L’idée de littérature est donc pour le mouvement Dada
l’objet d’une remise en question radicale, qui dépasse la sphère esthétique
pour prendre un sens moral et politique. Les écrits dadaïstes réalisent cet
objectif en prenant la forme d’anti-manifestes, de « poèmes » hétéroclites,
de pamphlets injurieux — au mépris de tout art littéraire. Il s’agit de nier
toute possibilité de talent individuel et d’œuvre durable.

Breton contre Tzara : de Dada au surréalisme


Le groupe est toutefois bien vite traversé de tensions. Si Tzara et
Ribemont-Dessaignes ne se lassent pas de choquer pour choquer, quitte à
dresser contre eux tous les milieux artistiques et intellectuels, Breton et ses
amis de Littérature (Eluard, Aragon, Desnos, Soupault…) ne peuvent en
rester là. Ils ont certes trouvé dans le mouvement Dada un élan libérateur et
une puissance critique qui ont pu être nécessaires et féconds à un moment
de leur parcours, contre l’Art institutionnel et l’ordre moral de la société
bourgeoise. Mais ils ne sauraient se contenter d’un discours et d’une
attitude de pure négation. Même Picabia se retourne contre Dada — mais
dans le style Dada : il trouve « Mme de Noailles plus jolie à regarder que
Tristan Tzara »… Le nihilisme, l’agitation et la dérision, au fond, ne
dérangent pas en profondeur l’ordre établi. Pour Breton, il faut en somme
passer de la révolte à la révolution, et ce sera le surréalisme.
Dès 1921, précisément pour aller plus loin dans l’action, Breton met en
scène, contre l’avis de Tzara, un procès de Barrès, accusé de « crime contre
la sûreté de l’esprit ». L’écrivain conservateur représente une cible de choix,
pour aiguiser le sens critique et la cohérence intellectuelle de l’avant-garde
« moderne ». Mais Tzara se réfugie dans l’humour et ne joue pas le jeu de
l’accusation, s’exposant aux reproches de Breton : le procès de Barrès
tourne alors au procès de Dada. En 1922, Breton suscite la réunion à Paris
d’un « Congrès international pour la détermination des directives et de la
défense de l’esprit moderne ». Mais en prenant cette initiative il a contourné
Tzara, qui refuse logiquement d’y participer : ce serait chercher une réponse
constructive aux questions que pose l’art moderne, donc nier l’esprit de
négation dadaïste... Il fait ainsi échouer l’entreprise, et c’est la rupture.
« Lâchez tout. / Lâchez Dada », écrit Breton dans le premier numéro de
Littérature, « nouvelle série » (1922), qui marque un nouveau départ. La
scission entre Tzara et Breton crée les conditions de l’émergence d’un
mouvement qui soit contestataire et novateur sans être nihiliste. Dada a été
nécessaire au surréalisme ; mais le surréalisme doit se dégager de Dada
pour exister dans la durée et agir dans l’ordre du réel.
Au total, le mouvement Dada aura eu toutefois des effets remarquables,
en libérant le pouvoir des mots grâce à un traitement ludique de la langue
dont les surréalistes se souviendront, en préfigurant par ses usages de la
scène le futur théâtre de l’absurde, et en annonçant une esthétique fondée
non sur le culte de l’œuvre achevée mais sur l’événement en acte,
l’« installation » provisoire ou la « performance » volontairement
éphémère, esthétique bien vivante au tournant du XXIe siècle.

3. La révolution surréaliste
Le noyau fondateur du mouvement surréaliste vient donc de la revue
Littérature, créée en 1919 sous le patronage de Valéry, puis devenue
activement dadaïste jusqu’à la rupture avec Tzara. En 1924, Littérature
meurt quand naît La Révolution surréaliste, l’organe du nouveau
mouvement. Aragon, Breton et Soupault ont été rejoints entre-temps par
Paul Eluard, Benjamin Péret, Joseph Delteil, Robert Desnos… Le
mouvement surréaliste est d’abord un groupe, dont le travail ne peut être
fécond que s’il est collectif. À ses débuts et jusqu’au tournant de 1930, il
connaît successivement, selon Maurice Nadeau, une « période héroïque »
(1923-1925) et une « période raisonnante » (1925-1930)1. À la dynamique
structurante de l’étape fondatrice succède une étape de maturation politique
accompagnée de vifs débats internes. Car le surréalisme n’est pas seulement
le « nouveau mode d’expression pure » que Breton se réjouit d’avoir
découvert en écrivant Les Champs magnétiques avec Soupault en 1919.
Une « déclaration » collective de 1925 définit le surréalisme non comme
« un moyen d’expression nouveau ou plus facile », mais comme « un
moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble ». D’où
l’ambition d’agir dans le champ social, puisqu’il n’est pas de « libération de
l’esprit » sans « libération de l’homme » (Breton). Mais la recherche d’une
synthèse entre révolution poétique et révolution politique ne cessera de
rencontrer des obstacles et de susciter des divisions dans le groupe.

À l’écoute de l’inconscient
Initialement, le surréalisme se définit moins comme une école littéraire
que comme une forme originale d’activité psychique. Breton a lu Freud : il
revendique l’influence de ses « méthodes d’examen » dans le premier
Manifeste du surréalisme, publié en 1924. Il pense avec le fondateur de la
psychanalyse que toute une part du sujet humain est d’ordinaire ignorée
parce qu’elle est refoulée et censurée — par la morale traditionnelle, par la
conscience rationnelle, par diverses instances de contrôle social, etc. Il
importe donc de laisser parler cette part inconsciente de soi, dans un but à la
fois d’émancipation, de réconciliation avec soi-même, et de connaissance
de la vie psychique. La « surréalité » qui est le but de la quête n’est pas un
au-delà magique, mais une dimension bien réelle de la pensée, jusqu’alors
méconnue. Une conception positiviste du réel ne pouvait que la manquer. Il
faut inventer d’autres méthodes pour la faire émerger à la surface de la
conscience et du langage. Ainsi s’explique la pratique surréaliste de
l’écriture automatique, qui se plie en toute spontanéité à la dictée de
l’inconscient. Ou encore celle des récits de rêves, de la libre association
d’idées, des « cadavres exquis » ou des collages qui mettent en tension, hors
de toute intention consciente, des champs de référence distincts. Il faut
laisser place au hasard et à l’imprévu, qui ont un pouvoir révélateur.
De même, l’image poétique a d’autant plus de force, selon Breton,
qu’elle rapproche deux réalités distantes avec le plus haut « degré
d’arbitraire » possible. Exemple, tiré d’un de ses textes : « Sur le pont la
rosée à tête de chatte se berçait. » En cela, Breton va plus loin que Reverdy,
pour qui la qualité poétique de l’image dépend de la « justesse » des
rapports établis entre ses termes. L’exploration surréaliste du langage
n’ignore donc pas la question de l’écriture poétique. Mais elle ne poursuit
pas d’abord un but littéraire. Plutôt qu’une poétique, c’est une méthode de
connaissance, un mode d’exploration des profondeurs psychiques. On
pourrait définir le surréalisme ainsi, à la manière d’un dictionnaire — et le
détournement ludique des genres institués fait encore partie des jeux
surréalistes…

SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit


verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la
pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en
dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de
certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au
jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres
mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux
problèmes de la vie.
André BRETON, Manifeste du surréalisme (1924).

Le paradoxe consiste à proposer une méthode, une démarche analytique


et réflexive, tout en prônant l’abandon au hasard et la soumission à
l’inconscient. La rédaction des Champs magnétiques de Breton et Soupault,
texte fondateur de l’écriture automatique publié en 1920, a en réalité fait
l’objet de retouches et de corrections, comme le montre l’étude des
manuscrits2. Les deux auteurs n’ont pas renoncé à leur sens critique :
l’écriture automatique à l’état brut n’existe pas. De même, le premier
Manifeste insiste sur le travail expérimental qui cherche à revenir sur le
surgissement d’une image pour en tirer des lois, en déduire des modalités
d’écriture. Le contrôle de la raison n’est donc jamais totalement délaissé. La
conscience intervient dans un second temps, pour dégager et traduire les
leçons de l’inconscient. Mais n’en allait-il pas de même chez Rimbaud,
pour qui le « dérèglement de tous les sens » devait être « raisonné », ou
chez Proust, pour qui la compréhension des mécanismes de la mémoire
involontaire impliquait une méthode volontaire ? Devenir « voyant » est un
travail. Cette dialectique de la pulsion et de la pensée, de la déprise et de la
reprise, est un trait de la modernité littéraire. Elle est aussi la condition
d’une production littéraire.

La fécondité artistique du mouvement


Les surréalistes se distinguent précisément de Dada par leur ambition de
structurer leurs actions et de faire connaître leurs recherches. Le
mouvement est nommé et défini par le Manifeste signé de Breton, qui en
publiera un second en 1930. Il a sa revue, La Révolution surréaliste, dirigée
à l’origine par Pierre Naville et Benjamin Péret. Il est doté d’un « Bureau de
recherches surréalistes », confié à Artaud et conçu comme un laboratoire
d’énergies nouvelles. Il est organisé comme un groupe d’initiés qui
partagent les mêmes valeurs, sous la conduite de Breton. Il a les mêmes
rejets : l’esprit rationaliste, l’art codifié, les idées reçues, la morale
bourgeoise, la religion catholique, la littérature officielle incarnée par
Maurice Barrès et Anatole France… Il reconnaît toutefois dans la littérature
passée des précurseurs : Sade, Aloysius Bertrand, Gérard de Nerval ;
Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud ; Jarry, Apollinaire, Germain Nouveau
et Saint-Pol Roux ; Jacques Vaché, mort d’une overdose d’opium à Nantes
en 1919, dont la rencontre fut décisive pour Breton, figure mythique du
panthéon surréaliste ; Raymond Roussel aussi, l’auteur d’Impressions
d’Afrique (1910) et de Locus Solus (1914), dont les récits insolites obéissent
aux jeux du langage et aux pouvoirs de l’imaginaire.
Et surtout, le surréalisme produit des œuvres. On a vu plus haut ce qu’il
en était de la littérature narrative, en dépit ou à cause de la condamnation du
roman, et de la création théâtrale, avec Vitrac. Le surréalisme se méfie de la
fiction romanesque, qui selon lui entrave l’imagination : ses plus belles
réussites narratives sont des récits poétiques, Nadja de Breton et Le Paysan
de Paris d’Aragon, non des romans. L’activité théâtrale d’Artaud et de
Vitrac se déroule en marge du mouvement, et va contribuer à les en faire
sortir définitivement : comme le roman, les genres dramatiques sont trop
chargés de traditions culturelles.
Breton reprend à son compte ce qu’écrivait Tzara dans la revue
Littérature, en 1920 : « Il n’y a que deux genres : le poème et le pamphlet ».
Ce sont en effet les deux formes d’expression qui peuvent le mieux laisser
place à la liberté du sujet, par le langage de la violence ou par celui du rêve.
L’écriture polémique des surréalistes, qui prend souvent la forme de textes
collectifs — manifestes, lettres ouvertes, déclarations, tracts… —, témoigne
d’une invention verbale hors du commun, jusque dans la gamme des injures
— que les cibles en soient les représentants de l’ordre honni, comme le
« cadavre » d’Anatole France en 1924, ou d’anciens amis jugés coupables
de trahison, et soumis de ce fait à un traitement plus virulent encore :
Artaud par exemple, nous allons le voir un peu plus loin… Le Traité du
style d’Aragon (1928) est un bel exemple de pamphlet surréaliste, d’une
grande violence malgré la neutralité apparente du titre. Sans doute les
attaques qu’on peut y lire contre les valeurs esthétiques du temps, et contre
leurs représentants (Valéry, Gide, Claudel…), sont-elles datées, mais la
virtuosité du style offensif arrache le texte à ces circonstances éphémères
pour l’inscrire dans l’histoire de la littérature polémique.
En poésie, la production surréaliste est un feu d’artifice. C’est l’époque
de Capitale de la douleur (1926) et de L’Amour la poésie (1929), grands
recueils lyriques d’Eluard (1926) ; du Mouvement perpétuel d’Aragon
(1926), qui rassemble des productions de sa période dadaïste ; du Grand
Jeu de Péret (1928), fidèle à la pratique de l’écriture automatique ; ou
encore des poèmes de Robert Desnos, qui avait le pouvoir de parler et
d’écrire en dormant devant le groupe, textes rassemblés plus tard dans
Corps et biens (1930). L’usage surréaliste de l’image poétique élargit le
champ des possibles, dans le sens de l’humour verbal (Desnos) comme dans
celui du lyrisme amoureux (Eluard).

Les guêpes fleurissent vert


L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.
Paul ELUARD, « La terre est bleue… », L’Amour la poésie (1929).
Le mouvement s’étend par ailleurs aux arts visuels : la peinture avec
Chirico, Ernst, Tanguy, Masson, Magritte, Miró, plus tard Dalí ; la
photographie avec Man Ray ; bientôt le cinéma avec Luis Buñuel (Un chien
andalou, 1928). Tous partagent le besoin de libérer l’imaginaire, de porter
un nouveau regard sur l’objet, d’exprimer le désir brut et l’amour fou, de
donner forme aux rêves. Dans les années vingt, le surréalisme provoque
ainsi une onde de choc considérable, dont les effets vont bien au-delà de la
littérature, mais qui ne peut laisser la littérature indemne. Breton achève le
récit de Nadja sur ces mots : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. »
C’est prendre position dans le domaine esthétique en balayant des siècles de
tradition — classique, et romantique, et symboliste…

Divisions et ruptures
Il est difficile de maintenir l’unité du mouvement avec de telles
exigences, d’autant que le contexte politique introduit des facteurs de
division. Le déclenchement d’une guerre coloniale au Maroc, en 1925,
pousse les surréalistes à se tourner vers l’action politique et à se rapprocher
du « Groupe Clarté » et des communistes pour combattre la politique
gouvernementale. Mais il n’est pas question pour Breton de suivre ceux qui,
comme Naville en 1926, choisissent de s’engager résolument dans la voie
marxiste : le groupe surréaliste doit préserver son autonomie et sa
spécificité dans les recherches sur la « vie intérieure », qui ne sauraient être
soumises au contrôle d’un parti ou d’une instance politique. Naville est
donc exclu. À l’inverse, se placent hors du mouvement les « littérateurs »
qui n’écrivent que pour leur propre compte, les individualistes qui
n’adhèrent pas à la profession de foi révolutionnaire du groupe. Dans « Au
grand jour » (1926), Breton annonce ainsi l’exclusion de Soupault et
d’Artaud. Le premier s’est détaché du groupe en menant sa carrière
d’homme de lettres. Le second est coupable de ne « voir dans la Révolution
qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le
propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches ». Artaud répond
dans « À la grande nuit ou le bluff surréaliste » (1927) : il prend acte de la
rupture en reconnaissant qu’il refuse l’action politique, mais s’affirme
fidèle au surréalisme originel, conçu comme une activité de l’esprit. Breton
maintient donc avec fermeté une ligne médiane, entre la priorité du
politique et le refus du politique.
En 1929, c’est l’équipe du Grand Jeu qui se voit jugée et condamnée. Le
Grand Jeu, c’était le titre d’un recueil poétique de Péret. Mais c’est aussi le
titre d’une revue de la mouvance surréaliste créée en 1928 par René
Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vailland. Pour Breton, ce groupe
est coupable de flottements idéologiques et d’orientations déviantes : il ne
suit pas la ligne révolutionnaire du mouvement, et fait passer la quête
métaphysique et l’exploration de l’inconscient, au moyen de drogues
diverses consommées sans aucune modération, avant tout projet de
libération collective… Le débat témoigne du raidissement idéologique de
Breton. C’est lui qui en est venu maintenant à représenter l’ordre et la
norme, alors que Le Grand Jeu incarne le désordre et le refus : « Prenez
garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire
littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être
inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes » (Le Grand Jeu, n°
3). Le Grand Jeu appelait dans son premier numéro à « la destruction de la
“littérature” et de “l’art” », en accord avec le discours surréaliste de la
période « intuitive ». Mais voilà le Breton de la période « raisonnante »
accusé à son tour de ne se soucier en somme que de sa
réputation littéraire…
Il y a donc des départs, mais il y aura aussi de nouvelle recrues. Quand il
écrit le Second Manifeste en 1929, Breton a bien conscience que le
surréalisme se situe à un tournant et traverse une crise. Le mouvement est
passé du temps des recherches et des expériences au temps de la réflexion
critique. Mais s’il a changé, c’est aussi que le monde est en train de
changer. Et le mérite de Breton est de prêter une attention aiguë à ces
transformations. Le surréalisme est une école de sensibilité. Il n’est pas
surprenant qu’il réagisse à vif devant les tragédies de l’histoire. Ses propres
soubresauts servent de sismographe, en un sens, à des mutations d’ordre
plus général, que les autres secteurs ou courants du champ littéraire auront
perçues moins nettement ou plus lentement. Cette conscience critique, qui
n’est pas seulement faite de refus et de révoltes mais qui est la capacité de
lire et de traverser les crises, explique que l’histoire du surréalisme, en
1930, soit loin d’être terminée.

Notes
1. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964. Breton lui-même a parlé du début d’une « phase raisonnante »
succédant en 1925 à une première phase, « intuitive », du mouvement (Qu’est-ce que le surréalisme ?, 1934).

2. Voir à ce sujet la notice de Marguerite Bonnet dans l’édition de la Pléiade (André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t.
I, 1988, p. 1139-1140).
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1930
Le temps de la NRF

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les conditions de la vie


culturelle en France se sont considérablement modernisées. Les progrès de
la scolarisation, en élargissant le lectorat, offrent de nouveaux débouchés à
la presse et à l’édition, qui entrent dans l’ère industrielle. Dans l’entre-deux-
guerres, l’écrivain est ainsi tributaire de nouvelles méthodes de production
et de diffusion des œuvres, ce qui réduit son autonomie mais augmente son
audience. S’il réprouve en apparence l’industrialisation des lettres au nom
de l’indépendance de l’art, il ne peut que se satisfaire en réalité d’une
médiatisation qui profite à sa notoriété. Le développement ou l’apparition
de nouveaux médias, le cinéma et la radio (la « TSF »), ne nuisent pas — ou
pas encore — à la pratique de la lecture littéraire, de plus en plus répandue.
Lu par un public élargi, l’écrivain bénéficie d’un grand prestige
symbolique : il incarne une autorité morale, représente une référence pour
la société — image qu’entretiennent toutes sortes de relais et de médiations,
de l’école à la grande presse. C’est au nom de ce statut qu’il peut et même
doit intervenir sur la scène publique. Après les ravages matériels, humains
et moraux de la Grande Guerre, on attend de l’écrivain qu’il donne du sens
et des repères pour les temps nouveaux. Il est dans son rôle quand il prend
position dans le champ social. La médiatisation de la littérature favorise sa
politisation.
À l’école et à l’université, l’enseignement des lettres occupe une place
éminente. La réforme des humanités modernes a fait reculer la culture
classique depuis 1900, mais au profit de la littérature française et de
l’histoire littéraire. Rares sont les écrivains ou intellectuels qui, comme le
critique Albert Thibaudet, sont encore des familiers de la littérature
grecque. Mais tout bachelier connaît ses « grands auteurs », les
« classiques » de la littérature française. À travers eux, l’école transmet un
patrimoine national, des valeurs morales, une esthétique de la mesure et de
la raison. La culture littéraire se répand dans des conditions d’autant plus
favorables que le système universitaire honore ses formations littéraires. Le
passage par la khâgne et par la branche littéraire de l’École normale
supérieure est considéré comme la filière noble, celle de l’élite. Normalien
au début du siècle, Jean Giraudoux est devenu écrivain mais aussi
diplomate : les deux fonctions sont digne d’un même respect. En 1930, le
futur Julien Gracq est à son tour élève de la même école, comme le futur
président Georges Pompidou l’année suivante… La formation des élites,
intellectuelles et politiques, passe donc par la fréquentation des livres.
L’évolution n’est pas seulement qualitative mais quantitative. Globalement,
le nombre des étudiants a presque triplé en trente ans : de l’ordre de 25 000
en 1900, il dépasse les 70 000 en 1930. Même si ce n’est encore qu’une
minorité au sein d’une même génération, la diffusion de la culture
universitaire élève le nombre des lecteurs, leur niveau de compétence et
leur exigence esthétique, ce qui profite à une littérature de qualité.
L’augmentation de la demande entraîne l’accroissement de la production et
de la diffusion. Le réseau des librairies se développe alors sur tout le
territoire national, contribuant à la transmission d’une culture homogène.

La modernisation des pratiques éditoriales


Pour répondre à cette demande et pour la stimuler toujours davantage,
l’édition accélère son mouvement de modernisation. Ce sont surtout Albin
Michel et Bernard Grasset qui montrent l’exemple par leur sens aigu de la
promotion publicitaire, incitant l’ensemble du secteur à suivre les mêmes
méthodes. Les éditeurs usent de techniques commerciales pour conquérir de
nouveaux publics : relations suivies avec les critiques et les libraires,
identification socioculturelle des catégories de lecteurs visées, création de
collections spécialisées dont la direction est confiée à des écrivains
« maison », stratégie de conquête des prix littéraires qui garantissent de gros
tirages. Albin Michel, éditeur qui vise le grand public, mène une campagne
publicitaire d’un style inédit pour le lancement de L’Atlantide de Pierre
Benoit, succès commercial en 1919. Pour diffuser en France, en 1921,
Maria Chapdelaine de Louis Hémon, Grasset met en œuvre un « ciblage »
des lecteurs potentiels qui annonce les techniques de marketing les plus
modernes. L’Atlantide paraît dans la collection « Le Roman littéraire »
dirigée par Henri de Régnier, Maria Chapdelaine aux « Cahiers verts »,
collection dirigée par Daniel Halévy ; Henri Massis et Jacques Maritain
créent chez Plon la collection « Le Roseau d’or », qui accueille les premiers
romans de Julien Green et de Georges Bernanos. Par les responsabilités
éditoriales qu’ils leur confient et par des contrats qui les lient sur une
longue durée, les éditeurs s’assurent le concours d’écrivains fidèles avec
lesquels ils partagent des intérêts communs. Grasset est ainsi l’éditeur des
« quatre M », qui font sa gloire : François Mauriac, André Maurois, Henry
de Montherlant et Paul Morand. Il publie aussi Maurice Genevoix (prix
Goncourt 1925 pour Raboliot) ou André Malraux (prix Interallié 1930 pour
La Voie royale, avant d’obtenir le Goncourt avec Gallimard pour La
Condition humaine en 1933)…
Malgré cette concurrence de maisons commercialement plus dynamiques,
ce sont les Éditions de la NRF, devenues Gallimard, qui règnent sur
l’édition littéraire de l’entre-deux-guerres, après avoir obtenu le prix
Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust.
Gallimard est réputé pour la qualité des œuvres publiées mais s’assure la
réussite économique par le renouvellement et la diversification de son
catalogue, qui est impressionnant. Il cumule ainsi le prestige symbolique et
les bénéfices financiers. Gallimard publie toujours Gide, Valéry et Claudel,
auxquels il ajoute les surréalistes dans les années vingt (Aragon, Eluard,
Breton), ainsi que Jules Supervielle, Henri Michaux ou Albert Cohen
(Solal, 1930). Le champ ainsi couvert va des valeurs sûres aux avant-
gardes. Un nouveau concurrent fait cependant son apparition vers 1930 :
Robert Denoël, qui publie d’abord Artaud et Vitrac à compte d’auteur, puis
rencontre le succès avec L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit (1929),
L’Innocent de Philippe Hériat (prix Renaudot 1931) et Voyage au bout de la
nuit de Céline (prix Renaudot 1932). Denoël se discréditera en publiant les
pamphlets antisémites de Céline puis les écrivains collaborateurs, ce qui ne
l’empêchera pas de publier aussi le premier texte de Nathalie Sarraute
(Tropismes, 1939), ainsi que des textes d’Aragon et Elsa Triolet sous
l’Occupation.

Les réseaux de l’innovation esthétique


À côté des grands éditeurs, il existe une multitude de petites maisons qui
ne recherchent pas le succès commercial mais jouent un rôle important en
encourageant la création et l’innovation. Ainsi, La Sirène, fondée en 1917,
est une maison très active autour de 1920. Cendrars en est le conseiller
littéraire ; il publie Apollinaire, Cocteau et Max Jacob, réédite Baudelaire et
Lautréamont. La maison s’ouvre au théâtre, à la musique, au cinéma
naissant, avec une curiosité féconde. L’apparition des Éditions Au Sans
Pareil, créées en 1919, est liée aux débuts du surréalisme. C’est René
Hilsum qui édite sous cette enseigne certains des premiers textes de Breton,
Soupault, Aragon et Eluard, dans le prolongement de la revue Littérature. Il
s’éloigne ensuite du surréalisme, se consacre à l’édition de luxe et diversifie
ses publications, de la poésie de Cendrars au premier roman de Marguerite
Yourcenar (Alexis ou le Traité du vain combat, 1929). Les Éditions du
Sagittaire naissent aussi au lendemain de la Première Guerre mondiale, en
1919. Leur fondateur, Simon Kra, s’engage d’abord dans la publication de
livres illustrés, dont il confie la responsabilité à Malraux. Il crée ensuite une
collection littéraire, dirigée par Philippe Soupault et Léon Pierre-Quint
(1923). Le Sagittaire publie le premier Manifeste du surréalisme (1924), et
connaîtra un certain succès commercial avant d’être atteint par la crise
économique dans les années trente.
Comme on le voit, l’écrivain assure très souvent une fonction de
directeur littéraire dans une maison d’édition. Il y trouve une source de
revenus et une garantie de stabilité appréciables. Mais il peut aussi compter
sur l’appui de généreux mécènes. De 1913 jusqu’à sa mort en 1929, le
grand couturier Jacques Doucet, collectionneur d’art, a ainsi soutenu
matériellement de nombreux auteurs, notamment les surréalistes, qui l’ont
aidé à constituer ses collections (André Suarès, Max Jacob, Breton, Aragon,
Desnos…). Les écrivains d’avant-garde qui prônaient la liberté totale ont
trouvé dans cette dépendance matérielle les moyens d’exercer leur
indépendance créatrice. L’émergence d’une culture de masse et l’influence
croissante des médias populaires n’excluent donc pas l’existence de réseaux
étroits, de cercles intellectuels choisis, dans lesquels se nouent les
rencontres et se construisent les carrières. Certains salons, notamment,
continuent de jouer le rôle d’académies officieuses. Ainsi, le salon de Mme
Mühlfeld, fréquenté par Gide, Fargue, Cocteau ou Mauriac dans les années
vingt, a pesé dans le parcours qui a conduit Valéry, exemple type du grand
écrivain mondain, aux consécrations de l’Académie française (1925) et du
Collège de France (1937). La librairie d’Adrienne Monnier rue de l’Odéon,
« La Maison des amis des livres », qui accueille les revues d’avant-garde et
les éditions de poésie rares, est un autre lieu où se croisent, pendant tout
l’entre-deux-guerres, des auteurs conscients de partager une même exigence
esthétique : Valéry, Breton, Cocteau, Reverdy, Soupault…
Il ne faudrait pas croire pour autant que le milieu littéraire parisien se
replie sur lui-même. Il s’ouvre sur le monde et dialogue avec les autres
cultures, notamment grâce à l’essor des traductions. À la NRF, Gide joue un
grand rôle en ce sens par ses propres traductions de Rabindranath Tagore
(L’Offrande lyrique, en 1913), Joseph Conrad (Typhon, en 1918) ou
Alexandre Pouchkine (La Dame de pique, en 1923). Valery Larbaud traduit
Joyce et le fait ainsi connaître, on l’a vu. C’est d’ailleurs à Paris que le
romancier irlandais a achevé la rédaction d’Ulysse, son chef-d’œuvre. Dans
les années vingt, il croise à la librairie d’Adrienne Monnier des écrivains
américains comme Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald : le Paris
littéraire d’alors est cosmopolite. Grâce à Alexandre Vialatte, qui a traduit
La Métamorphose dès 1928, l’œuvre de Franz Kafka est diffusée en France
très peu de temps après sa mort. Jean Giono collabore dans les années trente
à une traduction de Moby Dick, de Herman Melville : le romancier
américain du XIXe siècle connaîtra ainsi un regain d’intérêt auprès des
lecteurs français.
L’internationalisation de la vie littéraire se nourrit en outre de l’arrivée
d’écrivains venus d’autres pays d’Europe — qu’ils aient choisi ou subi
l’exil, chassés par les troubles politiques et la montée du nazisme. La
romancière Irène Némirovsky, née à Kiev, s’est installée à Paris quand sa
famille a fui la Révolution russe en 1919. Joseph Roth, grand romancier
autrichien d’origine juive, s’exile en 1934 à Paris, où il finira ses jours en
1939. Walter Benjamin, critique et philosophe allemand, juif lui aussi, qui a
traduit Balzac et Proust en allemand, émigre à Paris en 1933 pour fuir lui
aussi le nazisme ; il se suicidera en tentant de fuir la France occupée en
1940. Le futur Romain Gary, né dans une famille juive de Pologne, arrive
avec sa mère à Nice en 1928 et publie ses premières nouvelles dans les
années trente. Pendant une brève période et avant de tomber à son tour sous
le joug nazi, la France est le creuset des lettres européennes parce qu’elle
est une terre d’accueil, et la littérature française peut alors s’enrichir de
formes, idées et témoignages venus d’ailleurs.

La course aux prix littéraires


En ce qui concerne l’édition des romans, réussite littéraire et réussite
commerciale restent liées de façon ambiguë par le phénomène des prix
littéraires, apparu au début du siècle et qui ne cesse de prendre de l’ampleur.
Le Grand prix du roman de l’Académie française, né en 1915, récompense
Bernanos (Journal d’un curé de campagne, 1936) et Saint-Exupéry (Terre
des hommes, 1939). Le prix Renaudot, créé en 1926, est décerné le même
jour que le Goncourt, qu’il vient concurrencer. Certains éditeurs, comme
Grasset et Plon, créent leurs propres prix pour attirer de nouveaux auteurs.
L’obtention du Goncourt ou du Renaudot a dès cette époque des effets
remarqués sur les ventes : un Goncourt peut atteindre vers 1930 les 100 000
exemplaires, alors que le premier livre qui a obtenu le prix, en 1903,
semblait battre des records avec 4500 exemplaires…
La course aux prix, dès cette époque aussi, éveille des doutes sur la
valeur réelle des œuvres récompensées et sur la manière dont quelques
grands éditeurs se partagent le marché. On soupçonne ainsi le roman de
Guy Mazeline, Les Loups, d’avoir obtenu le Goncourt en 1932 contre
Voyage au bout de la nuit grâce au poids de Gallimard, l’éditeur de
Mazeline. Le succès de ces prix confirme en tous cas la prédominance du
genre romanesque sur les autres genres dans l’opinion, et suppose de
nouvelles instances médiatiques d’évaluation, la grande presse venant
suppléer, voire remplacer, les revues littéraires qui touchent un public plus
étroit.

Le monde des revues et le règne de la NRF


Du côté des revues, LaNouvelle Revue française est toutefois aussi
influente que l’est son éditeur, Gallimard. L’entre-deux-guerres est la
grande époque de la NRF. Elle s’adapte au public universitaire en
expansion en accordant plus de place aux notes et aux chroniques. En 1930,
son tirage se situe autour de 30 000 exemplaires. Ce n’est pas loin de la
Revue des Deux Mondes, qui reste très influente. Dirigée par Jean Paulhan
depuis 1925, incarnée par la figure d’André Gide, la NRF demeure un
carrefour entre classicisme et avant-garde. Elle est un lieu d’échanges et de
réflexion collective sur la littérature, à la manière des colloques qui se
déroulent chaque année lors des décades de Pontigny, dans l’Yonne. C’est
Paul Desjardins qui a créé dès 1910, avec le groupe fondateur de la NRF,
ces rencontres auxquelles participent durant l’entre-deux-guerres de
nombreux écrivains et philosophes de renom. Les années 1920-1930 sont à
la fois les années NRF et les « années Gide », qui succèdent aux « années
Barrès » (M. Winock). Si Gide fait comme Valéryfigure de « grand
écrivain », il s’est fait connaître moins dans les salons qu’à travers les
polémiques entre les revues : la NRF a ainsi dû faire face aux attaques de la
très maurrassienne Revue universelle d’Henri Massis (1921-1923). À force
d’être la cible des écrivains et critiques les plus conservateurs, Gide en est
venu à incarner la liberté intellectuelle. En dénonçant dans le Voyage au
Congo (1927) un système colonial qui est alors à son apogée, comme en
témoigne l’Exposition coloniale de 1931, il apparaît comme la conscience
critique de son temps.
La République des Lettres reste donc un espace de combats. Si certaines
revues, à dominante littéraire, sont ouvertes à des textes d’une grande
diversité, comme Commerce (1924-32) ou Les Cahiers du Sud (qui
connaissent un nouveau départ en 1925), les nouvelles revues qui voient le
jour par ailleurs correspondent le plus souvent à des options esthétiques,
intellectuelles ou idéologiques bien précises : La Révolution surréaliste
(1924-29), Le Grand Jeu (1928-29) et Le Surréalisme au service de la
Révolution (1930-33) du côté du mouvement surréaliste ; Europe (fondée en
1923), Monde (1928-35) et Commune (1933-39) pour la mouvance pacifiste
et communisante ; Esprit (revue fondée par Emmanuel Mounier en 1932),
pour le courant personnaliste chrétien… Entre le rythme de la revue et celui
du quotidien, l’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires, lancé en 1922 avec
le soutien des éditions Larousse et Gallimard, dirigé par Maurice Martin du
Gard, invente une formule qui concilie l’information sur l’actualité
culturelle et des réflexions de fond sur la littérature. Il répond aux attentes
de lecteurs variés en s’intéressant autant aux auteurs du passé qu’aux
publications contemporaines. Frédéric Lefèvre y publie chaque semaine un
entretien avec un écrivain (« Une heure avec… ») : c’est une nouvelle
manière de rapprocher les auteurs de leurs lecteurs. L’entreprise est
rapidement couronnée de succès. Les Nouvelles littéraires contribuent ainsi
à la diffusion d’une culture littéraire à la fois exigeante et accessible. Ce
modèle inspire d’autres journaux dont l’orientation politique est plus
marquée. L’hebdomadaire Candide, créé en 1924, politiquement proche des
idées maurrassiennes, contient des pages littéraires de qualité destinées à un
public cultivé. Plusieurs autres hebdomadaires lient ainsi le politique et le
littéraire : Gringoire (né en 1928) et Je suis partout (1930) à droite, voire à
l’extrême droite, Marianne (1932) et Vendredi (1935) à gauche. Le mensuel
Combat (1936) et l’hebdomadaire L’Insurgé (1937) offriront encore
d’autres tribunes à la droite monarchiste antiparlementaire, qui s’exprime
quotidiennement dans l’Action française. Tous ces journaux et revues
politiquement engagés sont les caisses de résonance de violentes
polémiques, dans les années trente, entre la gauche intellectuelle et les
milieux littéraires traditionalistes — et parfois même à l’intérieur de chaque
camp.

La grande presse et les nouveaux médias


La presse quotidienne, dans l’entre-deux-guerres, exerce une influence
croissante sur la vie littéraire. L’instance critique de référence, pour un très
grand nombre de lecteurs, se déplace ainsi de l’université et des revues vers
les articles et commentaires des grands quotidiens nationaux. Les avis de
Paul Souday, le puissant critique du journal Le Temps, ont force de loi.
Henri de Régnier est plus nuancé dans son feuilleton du Figaro, Léon
Daudet plus tonitruant à l’Action française. Henri Béraud, reporter au Petit
Parisien et au Journal, polémiste de droite, met à profit l’audience qu’il a
conquise comme journaliste pour s’imposer comme critique : il personnifie
les dérives d’une médiatisation incontrôlée. Tous ces chroniqueurs pèsent
plus sur l’opinion, donc sur le destin des œuvres, que les grands critiques de
la NRF comme Albert Thibaudet ou Benjamin Crémieux.
Il est vrai que les écrivains eux-mêmes découvrent alors la puissance des
nouvelles techniques qui façonnent la culture des masses. Les écrivains
reporters, comme Cendrars, s’expriment à la TSF, dont les premières
émissions datent des années 1920. Les premiers films parlants sortent aux
États-Unis en 1927, en France en 1930. Le cinéma lui aussi attire les
écrivains : Marcel Pagnol y fera fortune dans les années trente, avant de
revenir à la littérature… De nouvelles formes narratives voient le jour, qui
combinent l’image et le texte. L’école belge de bande dessinée naît avec la
création de Tintin par Hergé en 1929, la même année que les premiers
courts métrages de Walt Disney, inventeur du dessin animé… Sans grandes
conséquences sur la littérature française dans l’immédiat, ces événements et
évolutions révèlent des mutations de fond dont les effets sur la vie culturelle
se feront sentir après la Seconde Guerre mondiale.
Partie 2

La littérature en situation :
le temps des engagements
(1930-1955)
Chapitre 1
La littérature à l’épreuve
de l’histoire
1. Les écrivains face à la crise
(1930-1939)
Comme pour clore la parenthèse de la Grande Guerre, la littérature des
années vingt s’était volontiers tournée vers l’insouciance et la fantaisie, la
légèreté et le principe de plaisir, le repli sur le moi et l’attention aux mots.
Mettre l’accent sur la mémoire personnelle (Proust) ou l’imagination sans
limites (les surréalistes), sur le roman spéculaire (Gide) ou la poésie
autotélique (Valéry), sur le théâtre comme provocation (Vitrac) ou comme
célébration (Claudel), c’était toujours se détourner de l’histoire immédiate
et des réalités collectives. Les questions esthétiques l’emportaient sur les
préoccupations éthiques. En littérature comme dans la vie sociale, les
« Années folles » avaient ainsi tenté de renouer avec le climat de la « Belle
Époque ».
Vers 1930, l’histoire est de retour : le principe de réalité se rappelle aux
consciences. 1930 : « C’est vers cette époque, dira Jean-Paul Sartre dans
Qu’est-ce que la littérature ? (1947), que la plupart des Français ont
découvert avec stupeur leur historicité. » L’heure est à l’impératif moral
plus qu’aux recherches formelles. L’atmosphère s’assombrit, et le sens des
enjeux collectifs prend le pas sur la satisfaction des intérêts individuels. Du
« règne du Je », on passe à l’« avènement du Nous »1. Les écrivains vont
être désormais très sensibles, pendant un quart de siècle, aux circonstances
dramatiques de l’histoire, dont dépend leur vision de la littérature. C’est
pourquoi il faut d’abord suivre ici ces évolutions, et leurs effets sur la vie
des lettres.

La dramatisation de l’histoire
Une première étape mène des conséquences de la crise économique de
1929 au déclenchement du second conflit mondial. De 1930 à 1939, la crise
est à la fois socio-économique, politique et internationale. Le krach
financier de 1929 a affecté toutes les économies occidentales. Les effets sur
le monde du travail et sur les mentalités collectives se font sentir très vite en
Europe. Les démocraties parlementaires, victimes de leur instabilité
politique, sont inefficaces. En France, la IIIe République est secouée par des
scandales. Les ligues nationalistes ébranlent le régime lors des émeutes du 6
février 1934. Le gouvernement du Front populaire, formé en 1936, n’exerce
qu’un pouvoir éphémère, dans une situation difficile. Il ne peut soutenir les
républicains espagnols, victimes du coup d’État du général Franco soutenu
par Hitler et Mussolini. La guerre d’Espagne va durer trois ans : les
volontaires des Brigades internationales venus au secours du camp
républicain ne pourront pas empêcher sa défaite.
L’Italie était déjà tombée sous la coupe du fascisme mussolinien en
1925 ; Hitler a pris le pouvoir en Allemagne en 1933. Les dictatures
entretiennent un climat de vive tension internationale, reconstruisent leurs
armées, cherchent à s’étendre hors d’Europe (conquête de l’Éthiopie par
l’Italie en 1935-36) et en Europe (annexion de l’Autriche par l’Allemagne
en 1938). En septembre 1938, par les accords de Munich, la Grande-
Bretagne et la France laissent à Hitler la voie libre pour démanteler la
Tchécoslovaquie : c’est pour beaucoup un soulagement à court terme, car la
guerre était sur le point d’éclater ; mais plus rien de s’oppose désormais aux
prétentions expansionnistes du régime nazi, qui, après s’être entendu avec
l’URSS de Staline par le pacte germano-soviétique de 1939, peut s’attaquer
à la Pologne, ce qui déclenche la guerre européenne en septembre 1939.

L’exigence révolutionnaire et le combat antifasciste


Sur tous ces événements, les écrivains sont amenés à prendre position.
Mais les divergences politiques qui existaient déjà s’accusent. À gauche,
c’est par rapport aux communistes qu’il importe de se situer. Le Parti, fort
de son organisation structurée et du prestige dont jouit alors la patrie du
socialisme, attire à lui les intellectuels qui veulent agir pour la justice
sociale et faire barrage au danger fasciste. Paul Nizan, le jeune auteur du
pamphlet Aden Arabie (1931), a adhéré dès 1927 ; il déploiera son zèle
militant jusqu’au pacte germano-soviétique. La « Conférence internationale
des écrivains prolétariens et révolutionnaires » organisée à Kharkov, en
URSS, en novembre 1930, appelle les écrivains à renoncer à l’esthétisme
gratuit et à l’individualisme bourgeois pour servir le prolétariat. Aragon, qui
y participe, en revient acquis à la cause communiste : il s’implique
activement dans le Parti, dont il sera l’intellectuel phare, et rompt bientôt
avec le mouvement surréaliste ; ce ne sera pas sans conséquences sur son
œuvre future. Barbusse, dont la revue Monde a succédé à Clarté en 1928,
incarne l’ouverture idéologique du Parti communiste à partir de 1932 : il
participe alors à la fondation de l’AEAR (Association des écrivains et
artistes révolutionnaires), à laquelle vont adhérer notamment Breton, Gide
et Malraux ; il est ensuite avec Romain Rolland à l’initiative du Mouvement
Amsterdam-Pleyel, organisation pacifiste et antifasciste (1933), et préside le
Congrès international des écrivains pour la défense de la culture à Paris
(1935). Certains s’engagent à partir de 1934 dans les comités de vigilance
antifascistes, notamment Romain Rolland et Jean Guéhenno dont la revue,
Europe, est proche des communistes.
Nombreux sont les « compagnons de route » qui côtoient le Parti
communiste, mais sans aller jusqu’à l’adhésion et en conservant leur liberté,
sur une durée variable : André Malraux, qui accompagne Aragon en URSS
pour le Congrès des écrivains soviétiques en 1934, et intervient en 1935 à
Paris au Congrès pour la défense de la culture ; André Gide, tenté par
l’idéal communiste dans les années trente, qui s’exprime à la tribune
officielle, sur la Place Rouge de Moscou, lors des obsèques de Gorki
(1936) ; le romancier Louis Guilloux, proche des écrivains prolétariens, qui
assure le secrétariat du Congrès pour la défense de la culture, et
accompagne Gide en URSS en 1936…
Toutefois, la ligne et la discipline du Parti communiste sont rarement
compatibles avec l’indépendance d’esprit des écrivains. Henry Poulaille,
dans la lignée de la littérature « populiste » de Charles-Louis Philippe, a
publié en 1930 Nouvel Âge littéraire, manifeste pour la « littérature
prolétarienne » ; et il crée dans la foulée la revue Nouvel Âge. Mais il
incarne une gauche libertaire à laquelle le Parti communiste, très influent
dans le monde ouvrier, ne laisse guère d’espace. Pour les surréalistes aussi,
la coexistence avec les communistes est difficile. En 1930, La Révolution
surréaliste disparaît pour donner naissance à une nouvelle revue, Le
Surréalisme au service de la Révolution, au titre significatif : l’action
politique est devenue une priorité. Et les surréalistes adhèrent peu après à
l’AEAR. Mais le compagnonnage est de courte durée : en prenant parti pour
Trotski contre Staline, Breton choisit une conception de la révolution qui
n’a pas grand-chose de commun avec celle du Parti pro-stalinien. Après
avoir rencontré Trotski au Mexique, il fonde en 1938 la Fédération
internationale de l’art révolutionnaire indépendant, que rejoignent, outre les
surréalistes, d’autres écrivains de gauche non communistes, comme Jean
Giono et Henry Poulaille. La fonction de l’écrivain est bien d’exercer son
sens critique, et c’est Gide qui le confirme. Ouvrant les yeux sur la réalité
du régime soviétique qu’il avait pourtant applaudi, il publie un sévère
Retour de l’URSS (1936), suivi d’un réquisitoire plus net encore, les
Retouches à mon retour de l’URSS (1937). Ces témoignages confirment le
remarquable constat fait une dizaine d’années plus tôt par un autre écrivain
voyageur a priori pro-communiste, Panaït Istrati (Vers l’autre flamme,
1929), et sont aussi rigoureusement établis que ceux par lesquels Gide avait
dénoncé le système colonial à son retour d’Afrique (Voyage au Congo,
1927). Il se retrouve à présent isolé, coupé du Parti et de sa sphère
d’influence.
Malraux, de son côté, choisit de passer à l’action. Au moment de la
guerre d’Espagne, en 1936-37, il s’engage aux côtés des républicains en
formant une escadrille d’aviation qui prend part aux combats. Ce choix est
dans la continuité de sa position d’écrivain et d’intellectuel. Malraux fait en
effet de l’héroïsme révolutionnaire la matière de ses romans depuis Les
Conquérants (1928). Pendant la guerre d’Espagne, il met ses qualités
oratoires au service de la cause républicaine, en voyageant dans divers pays
pour expliquer la situation et chercher des soutiens. Il ne se fait pas
d’illusions sur les divisions de la gauche européenne : il en voit les ravages
en Espagne, et en montre certains aspects dans L’Espoir, le roman qu’il tire
de cette expérience (1937). Il incarne à maints égards une nouvelle figure
d’écrivain engagé, celle qui convient sans doute à ce nouveau siècle plein
de bruit et de fureur — figure plus flamboyante que Victor Hugo en exil,
plus héroïque qu’Émile Zola combattant par le verbe. Il met tout son talent
d’artiste à vivre la réalité comme une fiction, et à construire son existence
comme un mythe au moment même où il la vit. En ce sens, il fait la
synthèse entre esthétique et éthique.

L’Action française et la tentation du fascisme


Qu’en est-il à l’autre extrémité de l’éventail politique ? Les monarchistes
de l’Action française, Charles Maurras, Léon Daudet, Jacques Bainville,
exècrent le régime parlementaire et soutiennent l’action des ligues. Rêvant
d’un régime autoritaire en France, violemment hostiles au Front populaire,
ils ne voient pas d’un mauvais œil les menées coloniales de l’Italie fasciste,
ni l’éradication de la gauche républicaine par Franco en Espagne. Le
journal L’Action française continue d’attirer de jeunes auteurs, dont certains
évolueront par la suite dans de tout autres directions, comme Maurice
Blanchot ou Claude Roy. Mais au-delà du discours maurrassien
traditionnel, des écrivains vont jusqu’à adopter des thèses ouvertement
fascistes et violemment antisémites. C’est le cas de Robert Brasillach,
romancier et critique venu de l’Action française, qui exprime sa violence
outrancière contre la gauche dans Je suis partout, hebdomadaire partisan
d’un fascisme à la française, dont il devient rédacteur en chef en 1937,
succédant à Pierre Gaxotte. C’est aussi le cas de Pierre Drieu la Rochelle,
romancier qui a fréquenté les surréalistes à ses débuts : il voit dans le
fascisme le remède au déclin de l’Europe et la promesse d’un homme
nouveau. Ce choix est la conséquence d’une désillusion dont il retrace la
genèse dans Gilles, son grand roman d’inspiration autobiographique (1939).
Céline, enfin, après avoir dressé à sa manière un bilan très noir du régime
soviétique dans Mea culpa (1936), son « retour d’URSS » à lui, se lance
dans des pamphlets antisémites d’une rare violence, Bagatelles pour un
massacre (1937), L’École des cadavres (1938) : ces textes excèdent le
champ du discours politique autant que celui de la littérature ; ce sont les
symptômes extrêmes d’une époque saisie par le vertige de la destruction.
Il est toutefois un écrivain qui exerce à droite la même fonction critique
nécessaire que Gide pour la gauche communiste : c’est Bernanos. Issu de
l’Action française, il se brouille avec Maurras dans les années trente,
dénonce l’utilisation des gaz par l’armée italienne contre la population
éthiopienne, s’en prend avec véhémence en chrétien convaincu, dans Les
Grands Cimetières sous la lune, aux évêques espagnols qui bénissent les
massacres commis par les phalanges franquistes et aux bourgeois bien-
pensants de la droite catholique qui, comme Claudel à l’époque, les
approuvent depuis la France. La guerre d’Espagne est l’indice d’un mal
dont Bernanos pressent qu’il n’a pas fini de s’étendre.
La Tragédie espagnole est un charnier. Toutes les erreurs dont l’Europe achève de
mourir et qu’elle essaie de dégorger dans d’effroyables convulsions viennent y pourrir
ensemble. Impossible d’y mettre la main sans risquer une septicémie. On voit monter
tour à tour à la surface du pus bouillonnant des visages jadis, hélas ! familiers, à présent
méconnaissables et qui dès qu’on essaie de les fixer du regard s’effacent et coulent
comme des cires. Sincèrement, je ne crois pas utile de tirer de là aucun de ces
cadavres. Pour désinfecter un tel cloaque — image de ce que sera demain le monde —
il faudrait d’abord agir sur les causes de fermentation.
Georges BERNANOS, Les Grands Cimetières sous la lune (1938).

En 1938 encore, Bernanos est scandalisé par les accords de Munich, cette
abdication de la civilisation face à la barbarie nazie. Il s’oppose alors aux
pacifistes des deux bords, à Maurras autant qu’à Romain Rolland. Comme
Malraux, venu de l’autre camp, Bernanos s’orientera logiquement pendant
la guerre vers le soutien à la Résistance et au général de Gaulle.

2. La littérature en temps de
guerre (1939-1945)
L’effondrement spectaculaire de l’armée française et l’exode des
populations civiles devant l’offensive allemande, en mai-juin 1940, après
plusieurs mois inactifs de « drôle de guerre », laissent le pays abattu et
humilié. C’est le début de l’occupation allemande. D’abord partielle, elle
s’étend à la zone sud en 1942. Le maréchal Pétain dirige à Vichy l’« État
français », qui entreprend une politique ultraconservatrice de « Révolution
nationale » en se pliant aux ordres de la puissance occupante. Les
conséquences de cette situation sur la vie littéraire sont multiples. Des
écrivains meurent au combat (Nizan, en 1940), en mission (Saint-Exupéry,
en 1944), ou victimes des déportations (Max Jacob, Robert Desnos, la
romancière Irène Némirovsky, le critique Benjamin Crémieux). Beaucoup
ont choisi l’exil, qui ne signifie d’ailleurs ni le silence ni l’indifférence :
Bernanos, Supervielle et Roger Caillois sont en Amérique du Sud,
Benjamin Péret au Mexique, Breton, Saint-John Perse et Jules Romains aux
États-Unis. Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon, qui ont rejoint de
Gaulle à Londres, y composent les paroles du Chant des partisans, hymne
de la Résistance intérieure dont Kessel écrit par ailleurs une chronique
romancée, L’Armée des ombres (1943).
Censure et résistance sous l’Occupation
En France même, les conditions de publication littéraire et de création
théâtrale sont soumises à la censure allemande. Les grands éditeurs doivent
« purifier » leur catalogue des noms d’auteurs juifs ou suspects
d’antinazisme. Le Théâtre Sarah-Bernardt est rebaptisé Théâtre de la Cité :
il ne pouvait conserver le nom d’une actrice juive. Refusant la mise au pas
des théâtres, Copeau démissionne en 1941 de la Comédie-Française, dont il
était l’administrateur provisoire. LaNouvelle Revue française, sous la
responsabilité de Drieu la Rochelle, s’engage sur la voie de la collaboration,
avant de disparaître en 1943, désertée par ses meilleurs auteurs. Mais tout
un réseau souterrain de diffusion se constitue dans la clandestinité, relayant
les voix de la Résistance, qui n’ont pas seulement les accents de la
propagande mais aussi la force de la création littéraire. Vercors, auteur du
Silence de la mer (1942), crée ainsi les Éditions de Minuit. Jacques Decour
et Jean Paulhan lancent en 1942 l’hebdomadaire Les Lettres françaises,
organe de la résistance des écrivains. Le poète et futur éditeur Pierre
Seghers, qui a fondé en 1939 la revue de poésie Poètes casqués (P.C. 39),
poursuit son entreprise avec la série des Poésie (Poésie 40, puis 41, etc.),
qui accueille les poètes de la Résistance. Le jeune poète Max-Pol Fouchet
soutient la résistance intellectuelle avec la revue Fontaine, qu’il a créée à
Alger en 1939. Des titres de journaux naissent ou renaissent dans l’ombre,
comme L’Humanité (où écrit Gabriel Péri, fusillé en 1941 par les
Allemands), Libération (créé en 1941, journal du mouvement de résistance
Libération-Sud), ou Combat (créé en 1943, sous la codirection d’Albert
Camus et Pascal Pia).
Des écrivains s’engagent dans la Résistance ou la soutiennent par leurs
écrits au risque de leur vie, qu’ils viennent des milieux communistes
(Aragon, Elsa Triolet…), surréalistes (Desnos, René Char…) ou catholiques
(Mauriac, Pierre Emmanuel…). Char dirige un maquis en Provence.
Malraux prend en 1944 le commandement des FFI du Périgord, puis
participe aux combats des Alliés pour la libération de l’Alsace. Eluard, de
retour au Parti communiste en 1942, fait paraître avec Seghers aux Éditions
de Minuit L’Honneur des poètes, anthologie de poèmes de la Résistance
(1943), qui rassemble des textes d’Aragon, Desnos, Vercors, Pierre
Emmanuel, Francis Ponge, Jean Tardieu, Eugène Guillevic… Mauriac
publie sous un pseudonyme Le Cahier noir (1943), dénonciation véhémente
de la collaboration. Aragon chante la fraternité dans le combat de « celui
qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas ». Par-delà leurs
différentes familles d’esprit, tous ont conscience que la littérature française
en tant que telle, formée par des siècles de culture humaniste, de liberté
intellectuelle et de tradition critique, est menacée de mort par l’idéologie
nazie et ses complices vichystes, les tenants de l’ordre moral et du slogan
« Travail, famille, patrie ». Pour retrouver l’espérance et vaincre la barbarie,
la poésie a le devoir et le pouvoir d’opposer à la terreur la « contre-terreur »
(Char).

J’écris dans ce décor tragique, où les acteurs


Ont perdu leur chemin, leur sommeil et leur rang,
Dans ce théâtre vide où les usurpateurs
Annoncent de grands mots pour les seuls ignorants…

J’écris dans la chiourme énorme qui murmure…


J’écris dans l’oubliette, au soir, qui retentit
Des messages frappés du poing contre les murs,
Infligeant aux geôliers d’étranges démentis !
ARAGON, Le Musée Grévin (1943).

Les écrivains et la collaboration


Une fraction des milieux littéraires, à l’inverse, s’est ralliée à la
collaboration et apporte son soutien idéologique au régime de Vichy. Mais
c’est une minorité. Maurras et Léon Daudet, en 1940, ont pris parti pour le
maréchal Pétain, dont Massis rédige certains discours. La « Révolution
nationale » peut sembler répondre à certaines attentes de l’Action française.
Beaucoup de ses membres préféreront pourtant, par patriotisme et sens de
l’honneur, rejoindre la Résistance. Les partisans les plus actifs de « l’ordre
nouveau » s’expriment dans Je suis partout, le journal de Brasillach, ou
dans La Gerbe, l’hebdomadaire d’Alphonse de Châteaubriant. Brasillach
décrit son itinéraire dans Notre avant-guerre (1941), témoignage d’une
génération perdue. Dans Les Décombres (1942), Lucien Rebatet règle ses
comptes autant avec la République décadente qu’avec l’Action française et
la droite traditionnelle, dont Vichy a pris la suite : pour lui, le salut vient de
l’Allemagne nazie, non de Pétain. Les écrivains qui se sont égarés dans la
collaboration, comme Drieu la Rochelle, n’éprouvent en réalité aucun
enthousiasme pour le confort moral de la réaction pétainiste, qui rassure la
petite bourgeoisie. Quant à Céline, il ajoute à la violence antisémite et
antibolchevique de ses précédents pamphlets, dans Les Beaux Draps
(1941), ses sarcasmes sur la déroute de 1940. Lui aussi n’a que mépris pour
Vichy, mais son racisme explicite, sa haine des juifs et des communistes le
situent dans les tout premiers rangs de la production collaborationniste.
D’autres écrivains soutiennent Vichy, mais avec moins de passion
idéologique. Marcel Jouhandeau et Jacques Chardonne, qui ont
accompagné Drieu et Brasillach, en 1941, au Congrès des écrivains
européens organisé à Weimar par Goebbels, se compromettent à des titres
divers et seront inquiétés à la Libération. Paul Morand, un temps mis à
l’écart, reprend des fonctions administratives et diplomatiques au service de
Vichy. Il y a aussi des soutiens pétainistes plus éphémères : Claudel, auteur
d’une ode au Maréchal, célébrera de Gaulle à la Libération…

Une vie littéraire ininterrompue


Cependant, au-delà du clivage entre résistants et collaborationnistes,
beaucoup d’écrivains continuent de publier sans prendre vraiment parti.
Saint-Exupéry mène une carrière d’écrivain reconnu sans s’impliquer dans
l’actualité immédiate, de Terre des hommes (1939) au Petit Prince (1943).
Le théâtre de Cocteau, de Giraudoux, de Jean Anouilh, de Jean-Paul Sartre,
est applaudi sur les scènes parisiennes, tout comme Le Soulier de satin, joué
pour la première fois. Les sujets empruntés à la mythologie antique sont
encouragés au théâtre, sous Vichy, parce qu’il paraissent inoffensifs : Les
Mouches de Sartre (1943) et Antigone d’Anouilh (1944) sont des pièces
suffisamment ambiguës pour être vues comme des éloges de l’esprit
résistant sans s’exposer au risque d’être interdites par la censure.
Même ceux qui s’engagent clandestinement dans la Résistance ne
négligent pas de bâtir par ailleurs leur œuvre au grand jour : Aragon connaît
le succès public en poursuivant le cycle du Monde réel (Aurélien, 1944),
Mauriac publie La Pharisienne (1941), Camus se fait connaître avec
L’Étranger (1942), Elsa Triolet avec Le Cheval blanc (1943). Au total, la
production littéraire reste considérable — comme si la diffusion de la
culture nationale connaissait en profondeur une continuité plus forte que les
divisions politiques et idéologiques du moment.

L’épuration et ses excès


Les blessures sont pourtant très vives à la Libération. Un « Comité
national des écrivains » a été créé avant même la fin de la guerre pour
épurer les milieux littéraires et réformer les conditions de la vie
intellectuelle. Il est dominé par les communistes des Lettres françaises —
dont Aragon a pris la direction en 1943 —, auréolés du prestige qu’ils ont
acquis dans la Résistance. Les noms des écrivains suspects de complaisance
envers Vichy ou l’Allemagne nazie sont portés sur une « liste noire », et
interdits de publication. Il y aura des excès, malgré Paulhan et Mauriac qui
prêchent la modération. Les accusations portées contre Giono ou contre
Montherlant, par exemple, sont sans fondement. Les communistes règlent
parfois leurs comptes avec leurs adversaires d’hier, et pratiquent la
surenchère pour renforcer leur influence politique. La justice rend son
verdict envers les plus coupables : Brasillach et Rebatet sont condamnés à
mort (seul le premier sera exécuté), et Maurras est emprisonné. Drieu la
Rochelle choisit par ailleurs le suicide, Céline l’exil au Danemark. L’éditeur
Denoël, qui avait publié Céline et Rebatet, est assassiné peu avant son
procès.
Mais on ne tourne pas aussi aisément la page sur cinq années qui ont
changé la face du monde. C’est après la Libération et à la fin de la guerre
que l’on prend toute la mesure de la politique nazie d’extermination
massive et de ses conséquences terrifiantes. Et c’est après 1945, aussi, que
le rêve de réconciliation internationale s’efface bien vite devant les tensions
de la guerre froide. Dans ces conditions, la littérature peut-elle vraiment
sortir de guerre ?

3. Écrire après Auschwitz ? (1945-


1955)
Dans l’immédiat après-guerre, l’esprit de la Résistance et de la Libération
domine la vie intellectuelle et culturelle. La France doit panser ses plaies,
matérielles et morales. Gaullistes et communistes entretiennent un climat
d’unité nationale qui glorifie les sacrifices de la Résistance pour mieux faire
oublier les abandons de Vichy, l’asservissement de l’administration
française à la politique nazie pendant l’Occupation, l’affaiblissement de la
France sur la scène internationale et sa situation de dépendance vis-à-vis
des deux grandes puissances qui ont permis la victoire, les États-Unis et
l’URSS. Le Parti communiste, qui jouit d’une grande aura, pèse sur
l’opinion et séduit les intellectuels, grâce au dynamisme de ses revues (Les
Lettres françaises, La Nouvelle Critique) et de ses maisons d’édition (Les
Éditeurs français réunis, Les Éditions sociales).
Les tensions politiques, cependant, vont vite refaire surface. Dès 1946, de
Gaulle, tirant les conséquences du retour au régime des partis, quitte le
gouvernement et entame sa traversée du désert. L’année suivante, le Parti
communiste entre dans l’opposition, au moment de la rupture entre les deux
« blocs » au plan international. Le nouveau régime de la IVe République se
met difficilement en place : il n’aura que des majorités incertaines et
éphémères pour relever les défis de l’après-guerre, gérer la reconstruction
du pays et le redressement de l’économie, et affronter la première grande
guerre de la décolonisation, en Indochine (1947-1954). Écrivains et
intellectuels, proches du nouveau pouvoir à ses débuts, retrouvent leur
distance critique, que ce soit pour suivre de Gaulle (comme Malraux) ou
pour promouvoir les idées communistes (comme Aragon). Après l’illusion
lyrique de la Libération, vient le temps de la désillusion. Simone de
Beauvoir évoquera cette évolution par la voix des personnages de son
roman Les Mandarins (1954) : « Quand on relit ce que nous écrivions en
44-45, on a envie de rire »… Au sein même de la gauche, les critiques du
stalinisme se font de plus en plus nettement entendre. Beaucoup
d’intellectuels et d’écrivains, comme Vercors, Claude Roy ou Roger
Vailland, quitteront le Parti communiste au moment de la mort de Staline
(1953), de la déstalinisation et de la répression par l’URSS de l’insurrection
hongroise (1956).

Une nouvelle génération


La vie littéraire a pris un nouveau départ dans les années 1945-55 avec un
changement de génération. Les « maîtres à penser » de l’entre-deux-guerres
quittent la scène. Valéry meurt en 1945. Gide, qui a suivi la guerre de loin,
avant d’être couronné par le prix Nobel en 1947, s’éteint en 1951. Maurras
meurt en 1952, au bout de sept ans de captivité. Claudel en 1955, après
avoir poursuivi un patient travail de commentaire des Écritures sans cesser
de s’intéresser aux affaires du monde. La relève est assurée surtout par
Aragon, chantre de la poésie nationale et de l’idéal révolutionnaire,
intellectuel organique du Parti communiste, et par Sartre, philosophe de la
toute nouvelle pensée existentialiste et fondateur en 1945 de la revue Les
Temps modernes. Malraux, ministre de l’Information du général de Gaulle
en 1945, et Mauriac, l’écrivain catholique devenu éditorialiste au Figaro,
viennent au second plan : ils n’ont ni des réseaux aussi puissants, ni une
stratégie aussi concertée, ni une même foi dans l’action collective.
Beaucoup de livres nouveaux, au lendemain de la paix, traitent de la
guerre qui vient de s’achever. Jean-Louis Bory reçoit le prix Goncourt 1945
pour son premier roman, Mon village à l’heure allemande, chronique de
l’Occupation ordinaire ; Robert Merle le Goncourt 1949 pour Week-end à
Zuydcoote, qui a pour toile de fond la bataille de Dunkerque en mai-juin
1940. Romain Gary, qui a combattu héroïquement dans l’aviation alliée
depuis l’Angleterre, choisit d’évoquer sur le mode de la fiction les combats
des partisans polonais dans Éducation européenne (1945). C’est encore un
premier roman. Mais il pose une question essentielle qui reviendra souvent
chez l’auteur, et qui concerne la possibilité même de la littérature après les
monstruosités du nazisme : que vaut désormais la culture européenne, si
elle a pu accoucher de pareilles horreurs ? Comment reprendre le fil de la
tradition humaniste occidentale après une telle barbarie, qui n’est pas venue
de l’extérieur mais du cœur même de la vieille Europe ? Encore Gary n’a-t-
il qu’une vue partielle, à l’époque, de la barbarie la plus terrifiante, celle de
la « solution finale » imposée à des millions de juifs d’Europe ; il en
prendra conscience plus tard, comme beaucoup de ses contemporains. C’est
une réflexion philosophique sur l’extermination massive commise par le
régime hitlérien qui a amené l’Allemand Theodor Adorno à affirmer, en
1949 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare2. » Il ne voulait pas
proclamer par là l’impossibilité effective de toute nouvelle production
littéraire ou artistique, mais s’opposer par une formule-choc à la célébration
consensuelle de la paix retrouvée, refuser l’amnésie collective d’une
« culture ressuscitée » qui s’empressait d’oublier Auschwitz, et appeler à la
prise de conscience de l’enjeu « métaphysique » que représente cette
rupture radicale de la Shoah, moment sans précédent, dans l’histoire de
l’humanité, d’une négation de l’humanité par elle-même.
La littérature continue donc — mais sous quelle forme ? À quelles
conditions ? Et pour quoi faire ? Dans Qu’est-ce que la littérature ?, où il
s’interroge précisément sur la « situation » de l’écrivain après la guerre, en
1947, Sartre répond à la question posée par le titre en assignant à la
littérature de ce temps, lui aussi, une dimension « métaphysique ». À ses
yeux, l’homme ayant au cours de cette guerre touché ses limites, la
littérature ne peut désormais que chercher à « embrasser du dedans la
condition humaine dans sa totalité » : en ce sens, « nous sommes tous des
écrivains métaphysiciens ». La même année 1947, Robert Antelme publie
L’Espèce humaine, témoignage des mois de souffrance qu’il a passés
comme déporté à Buchenwald puis à Dachau. À travers son expérience
personnelle, il rapporte celle de tous ceux qui ont été comme lui réduits à
des numéros, niés dans leur humanité : comme L’Univers
concentrationnaire de David Rousset, prix Renaudot 1946, c’est tout autre
chose qu’un récit autobiographique personnel. Une nouvelle forme de récit
naît de cette épreuve des limites, qui met l’écriture au défi de représenter
l’innommable et qui oblige l’être humain à saisir ce qui est le propre de sa
condition, de son « espèce ». Les camps ont montré, pour Robert Antelme,
comment les déportés trouvaient la force de vivre dans la revendication de
« rester jusqu’au bout des hommes ».

Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce,
peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela
cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela
d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la
qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à
l’espèce humaine.
Robert ANTELME, L’Espèce humaine (1947).

Le titre du livre-témoignage de cet autre déporté que fut l’Italien Primo


Levi, Si c’est un homme (1947), atteint au même degré d’universalité. Plus
tard viendra l’œuvre tout aussi marquante de Charlotte Delbo, qui fut
l’assistante de Louis Jouvet avant de s’engager dans la Résistance, puis
d’être arrêtée et déportée (Le Convoi du 24 janvier, 1965 ; Auschwitz et
après, 1970-71).

Une littérature « lazaréenne »


À la suite de Jean Cayrol, on parle de littérature « lazaréenne » pour
évoquer cette littérature du retour à la vie après le passage par la mort, du
nom du Lazare de l’Évangile ressuscité par le Christ. Lazare est celui qui a
vu la mort et qui revient parmi les vivants avec cette mémoire de l’horreur.
Écrivain résistant, déporté, Cayrol a publié à son retour des camps des
poèmes (Poèmes de la nuit et du brouillard, 1945), un roman (Je vivrai
l’amour des autres, 1947) et un essai (Lazare parmi nous, 1950). Il a
collaboré avec Alain Resnais pour le film Nuit et brouillard (1956). D’un
genre à l’autre, il cherche la voix la plus juste pour traduire l’indicible. La
littérature « lazaréenne », pour lui, est celle qui prend en charge le tragique
de la condition humaine dont l’expérience des camps a fait éprouver les
limites extrêmes. L’entreprise littéraire est alors à redéfinir : il y aurait un
« romanesque lazaréen », sans intrigue et sans histoire, seul en mesure de
rendre sensible le caractère unique des camps de la mort, cet « univers de
l’immobilité ».
Au-delà de Cayrol, n’y aurait-il pas une forme d’inspiration
« lazaréenne », plus largement, pour toute littérature qui sait prendre acte de
l’après-Auschwitz et s’interroger en conséquence sur ses conditions de
possibilité ? Pour l’écrivain et critique Maurice Blanchot, qui a publié ses
premiers romans pendant la guerre, Auschwitz marque une rupture radicale
dans l’histoire de la littérature : une fois franchi un tel seuil, on ne pourrait
plus écrire que sur l’impossibilité d’écrire. À la suite d’Adorno mais en
termes différents, Blanchot dira « qu’il ne peut pas y avoir de récit-fiction
d’Auschwitz » : « tout récit désormais sera d’avant Auschwitz », parce que
tout récit suppose un « bonheur de parler » qui est devenu impossible dès
lors que « l’humanité a eu à mourir dans son ensemble par l’épreuve qu’elle
a subie en quelques-uns3 ». Tout écrivain serait alors comme le Christ
devant Lazare, confronté à l’expérience de la mort et à la question du retour
à la vie, qu’il ait ou non subi personnellement l’épreuve des camps.
Blanchot étend toutefois la figure de Lazare à une représentation générale
de la littérature, qui serait par essence exposée à la mort : la littérature ne
donne vie à des signes qu’en s’ouvrant à la mort ; en ce sens, elle « veut le
Lazare perdu et non le Lazare sauvé et ressuscité » (La Part du feu, 1949).
Le sens de la référence évangélique s’inverse alors, et le fait
concentrationnaire perd toute spécificité.
On a pu voir aussi dans la Shoah une mise à mort des illusions
humanistes qui conduit à reconstruire l’art et la littérature sur d’autres
bases, bien loin de toute prétention morale et de toute causalité
psychologique, en jetant le soupçon sur le langage, coupable d’avoir été le
vecteur de tous les mensonges. La littérature nouvelle, antithèse de la
littérature humaniste, serait alors « lazaréenne » quand elle confronte des
personnages au caractère « absurde » des mots et des situations (de Camus à
Beckett), quand elle prend parti pour les « choses » dans leur matérialité
(Ponge), quand elle décrit des lieux sans les investir de significations
humaines a priori, accomplissant un romanesque sans intrigue qui semble
correspondre au programme de Cayrol (le Nouveau Roman). Et de fait, les
bouleversements de la guerre ont contribué à cristalliser une crise du
langage et des représentations qui a entraîné certaines des grandes
mutations de la littérature dans les années cinquante. Le renouveau des
recherches formelles n’est pas sans rapports avec les tragédies de l’histoire.
Mais il n’est pas nécessaire de recourir à la figure de Lazare pour penser ces
évolutions.
S’inscrit plus manifestement dans l’« après-Auschwitz », en revanche, la
lignée des œuvres qui montrent qu’une littérature reste possible, sur
Auschwitz et à partir d’Auschwitz, comme mémoire d’Auschwitz — même
après le temps des témoins. Il faut attendre quelque temps avant que ne se
forme, dans sa spécificité, une littérature « lazaréenne » de la Shoah, surtout
à partir d’André Schwartz-Bart (Le Dernier des Justes, 1959) et Elie Wiesel
(La Nuit, 1960), puis avec les œuvres de Georges Perec (W ou le souvenir
d’enfance, 1975) et le film majeur de Claude Lanzmann, Shoah (1985). La
question de l’écriture après Auschwitz ne trouvera donc des éléments de
réponse que dans une longue durée. Elle est encore d’actualité au début du
e
XXI siècle : nous y reviendrons.
Il arrive aussi que ressurgissent des textes, longtemps après, qui donnent
un autre sens à l’image de Lazare revenu d’entre les morts. Le grand roman
sur l’exode et l’Occupation, Suite française, qu’Irène Némirovsky a laissé
inachevé lorsqu’elle a été arrêtée et déportée en 1942 pour ne pas revenir,
n’a été publié qu’en 2004. Fait exceptionnel, il a reçu alors le prix Renaudot
à titre posthume. Le Journal d’Hélène Berr, témoignage d’une jeune
étudiante de famille juive qui assiste à la progression de la terreur dans le
Paris occupé, avant d’être déportée et de mourir à Bergen-Belsen en 1945, a
été découvert et publié lui aussi bien longtemps après, en 2008. Ces deux
livres, écrits avant Auschwitz, ne disent rien des camps : ils s’arrêtent à
leurs portes ; mais ils parlent aux lecteurs après les camps, depuis les
camps : Lazare est toujours parmi nous.
Notes
1. Jacques Poirier, « 1930 », Le Temps des Lettres. […], op. cit., p. 225-226.

2. Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » (1949), Prismes, 1955, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 1986, rééd.
Payot & Rivages, 2010, p. 30.

3. Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 98-99.


Chapitre 2
Du surréalisme
à l’existentialisme
1. Le surréalisme « au service
de la Révolution »
Le contexte historique éclaire l’évolution qui conduit d’un champ
littéraire dont l’avant-garde est le surréalisme, dans les années trente, à
l’empire de l’existentialisme sartrien au lendemain de la guerre. Mais le
surréalisme ne disparaît pas avec la fracture de la guerre, et le courant
existentialiste ne naît pas ex nihilo en 1945. Chacun de ces deux
mouvements qui dominent la vie littéraire au milieu du siècle mérite donc
d’être suivi dans la durée, des années trente aux années cinquante. Tous
deux sont confrontés à la question de l’engagement dans l’action politique,
et se distinguent dans une large mesure par leur manière d’y répondre.

Poésie et politique : une synthèse impossible ?


L’année 1930 montre au grand jour l’éclatement du groupe surréaliste
issu de la « période héroïque », divisé précisément sur le sens et la nature de
son orientation « révolutionnaire ». Breton publie le Second Manifeste du
surréalisme en décembre 1929 dans La Révolution surréaliste. Il y
confirme, non sans véhémence, un certain nombre d’exclusions : Artaud,
Delteil, Desnos, Naville, Soupault, Vitrac… Ses ennemis répliquent peu
après par un violent pamphlet collectif intitulé Un cadavre, qui retourne
contre Breton l’injure qu’il avait lui-même adressée à la dépouille
d’Anatole France en 1924 : « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la
poussière. » Le « cadavre », maintenant, c’est Breton. Et, pour ses
détracteurs, le surréalisme est mort avec lui. Les textes, qui insultent Breton
en le comparant à un « flic » ou un « curé », sont illustrés d’une
photographie qui le représente les yeux fermés, coiffé d’une couronne
d’épines. Ont signé Vitrac, Desnos et Ribemont-Dessaignes, liés au
mouvement depuis ses débuts ; Michel Leiris, Raymond Queneau et
Jacques Prévert, qui ont fréquenté le groupe depuis 1924-25 ; Georges
Bataille, qui n’est pas membre du groupe mais que Breton a pris à partie
dans le Second Manifeste. Breton réagit à son tour avec l’édition de ce texte
en volume, chez Kra, en juin 1930 : il y insère des extraits de ce Cadavre
dirigé contre lui, dans une rubrique intitulée « Avant / Après », en plaçant
en vis-à-vis des extraits d’autres propos, élogieux ceux-là, des mêmes
auteurs : leurs contradictions sont ainsi évidentes, sans besoin de
commentaire.
Pourquoi un second manifeste, cinq ans après le premier ? L’objectif
n’est pas seulement polémique mais théorique, et c’est l’approfondissement
théorique qui justifie la rigueur polémique. Breton précise le sens de
l’activité surréaliste en consolidant ses bases doctrinales, étayées sur la
pensée dialectique de Hegel et le matérialisme historique de Marx. Il
réaffirme l’exigence de révolte en rejetant à présent les « ancêtres » du
mouvement auxquels le premier Manifeste avait pourtant rendu hommage,
Baudelaire, Rimbaud et Poe. Le surréalisme ne s’est donc pas émoussé avec
le temps, au contraire : « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons
à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. » Breton
entend « épurer » le surréalisme, réservé désormais à des initiés qui doivent
« tout risquer » pour le suivre. La synthèse entre les recherches poétiques et
l’action politique, entre l’autonomie du mouvement et ses liens avec
d’autres mouvements révolutionnaires, Breton la conçoit comme une
dialectique vivante — de même que le surréalisme se définit comme une
quête dynamique, jamais achevée, celle d’un « point de l’esprit » supérieur
où les contradictions se résolvent. La violence des exclusions est donc à la
mesure de ces hautes exigences : « Que pourraient bien attendre de
l’expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu’ils
occuperont dans le monde ? »
En 1930, à la suite de cette crise, le noyau historique du groupe s’est
donc resserré — autour de Breton, Aragon, Eluard, Péret, Ernst… Ils sont
rejoints toutefois par de nouveaux venus : René Char, Georges Sadoul, le
peintre Salvador Dalí, le cinéaste Luis Buñuel… Le mouvement reste
partagé en deux tendances, entre lesquelles Breton cherche à maintenir
l’équilibre. Il l’exprime en ces termes dans son discours au Congrès pour la
défense de la culture (1935) : « “Transformer le monde”, a dit Marx ;
“changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font
qu’un. » Mais la synthèse résiste mal aux sollicitations de l’histoire. Dalí
incarne l’un des pôles, la volonté d’explorer l’inconnu ; Aragon l’autre,
l’appel de la voie révolutionnaire. Or la question des relations avec le Parti
communiste ressurgit à la suite du voyage en Russie d’Aragon et Sadoul,
fin 1930. Aragon choisit bientôt de renier le surréalisme pour le
communisme, afin d’agir pour des transformations politiques et sociales
effectives aux côtés du prolétariat en lutte. C’est une grave crise pour le
mouvement : Aragon était depuis l’origine l’un de ses membres les plus
actifs. En 1938, Eluard rompra à son tour avec Breton, puis rejoindra
Aragon au Parti communiste dans la Résistance.

Les surréalistes à l’épreuve de la guerre


La guerre disperse les surréalistes, mais élargit leur audience dans le
monde, favorise de nouveaux contacts et stimule les débats esthétiques. À la
Martinique, Breton fait la connaissance d’Aimé Césaire, qui a inventé le
concept de « négritude » pour désigner l’identité culturelle des Noirs et qui
reconnaît ses affinités avec le surréalisme. Aux États-Unis, il fait découvrir
l’art surréaliste grâce au soutien de la milliardaire Peggy Guggenheim, et
lance avec Marcel Duchamp et Max Ernst la revue VVV. Dans la France
occupée, un groupe de jeunes surréalistes se forme sous le nom de « La
Main à plume », qui poursuit des publications et maintient l’esprit du
mouvement. Exilé au Mexique, Benjamin Péret réagit à la publication de
L’Honneur des poètes, recueil de poèmes de la Résistance auquel ont
participé Aragon et Eluard, par un pamphlet intitulé Le Déshonneur des
poètes. Il dénonce le choix fait par d’anciens surréalistes d’une poésie qui,
par besoin de propagande, revient à la fois au vers classique et aux valeurs
nationales, en contradiction avec la révolution poétique et politique voulue
par le mouvement. Même si Péret, qui est à l’étranger, bien loin des
conditions dans lesquelles écrivent les poètes résistants, peut paraître mal
placé pour leur faire la leçon, l’argument est à prendre au sérieux : une
création poétique qui renoue ainsi avec la tradition nationale peut-elle
encore se dire révolutionnaire ? Aragon et Eluard prouvent d’eux-mêmes,
en somme, qu’ils n’ont plus rien de surréaliste. À la même époque, René
Char, résistant sur le sol national, choisit au contraire de ne rien publier tant
que la situation exige d’agir par les armes : il ne fera connaître qu’après la
guerre une œuvre qui puise largement sa matière dans l’expérience des
combats, mais qui n’a en rien renoncé à l’exigence formelle, même si elle
prend ses distances avec la doctrine surréaliste (Feuillets d’Hypnos, 1946).
Au lendemain de la guerre, le surréalisme est passé à l’arrière-plan. S’il
avait toujours veillé à construire sa propre histoire, il se tourne plus que
jamais vers les bilans du passé. Julien Gracq, qui avait rejoint le groupe
avant la guerre et dont Breton avait salué le premier roman, Au château
d’Argol (1938), consacre au fondateur du surréalisme un bel ouvrage
critique (André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, 1948). Mais le livre
rencontre peu d’échos. Ce sont les auteurs et les courants issus de la
Résistance qui occupent le devant de la scène. La gauche communiste
reproche aux surréalistes d’avoir manqué les rendez-vous de l’histoire.
Roger Vailland publie un pamphlet au titre éloquent : Le Surréalisme contre
la Révolution (1948). Tzara, devenu communiste, se montre
particulièrement sévère dans une conférence qu’il donne à la Sorbonne : le
surréalisme, dit-il, parce qu’il a été « absent de nos cœurs et de notre action
pendant l’Occupation », n’est « pas fondé pour reprendre son rôle dans le
circuit des idées » (« Le Surréalisme et l’Après-guerre », 1947). Breton,
présent dans la salle, tente en vain de l’interrompre. Le groupe surréaliste
réagit un peu plus tard par une déclaration collective qui rappelle sa
position : c’est Rupture inaugurale, texte rédigé par Henri Pastoureau et
accompagné de cinquante signatures, dont celle de Breton. Le groupe
témoigne ainsi de l’influence qu’il exerce encore. Il réaffirme une vision de
la révolution qui n’est pas dépassée ni marginale mais au contraire plus
ambitieuse, plus radicale qu’une conception étroitement politique. C’est ce
qui le conduit à rejeter toute « politique partisane » en général, et le
marxisme en particulier.

C’est dans la mesure où il demande à la Révolution d’englober l’ensemble de l’homme,


de ne pas concevoir la libération sous tel rapport particulier mais bien sous tous ses
aspects à la fois, que le Surréalisme se déclare seul qualifié pour jeter dans la balance
les forces dont il s’est fait le prospecteur, puis le conducteur merveilleusement
magnétique — de la femme-enfant à l’humour noir, du hasard objectif à la volonté de
mythe. Ces forces ont pour lieu électif l’amour inconditionné, bouleversant et fou qui
seul permet à l’homme de vivre à compas ouvert, d’évoluer selon des dimensions
psychologiques nouvelles. […]
Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s’exclure. Rêver la Révolution,
ce n’est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales.
Rupture inaugurale
(déclaration du groupe surréaliste, Paris, 21 juin 1947).

Concilier le rêve et la révolution, c’était en effet l’objectif essentiel dès


les années vingt. Le surréalisme n’est pas « contre la Révolution »,
puisqu’il veut « la faire doublement », et dans la vie de l’esprit et dans le
champ social… Mais le texte signale trois autres apports plus précis et plus
récents du surréalisme, trois axes sur lesquels le mouvement a développé ou
renouvelé sa pensée depuis 1930 : le « hasard objectif », l’« humour noir »,
la « volonté de mythe ». Pour les adversaires « engagés » du surréalisme,
qu’ils soient communistes ou sartriens, ces orientations confirment
l’incapacité du mouvement à exercer une action efficace dans le monde
réel. Elles ont pourtant marqué pour toujours l’histoire des arts et des idées.

Le hasard et l’humour
La théorie du hasard objectif, précisée par Breton dans L’Amour fou
(1937), part du constat qu’il y a dans l’existence des coïncidences suscitant
une émotion singulière, des rencontres ressenties comme magiques, des
trouvailles d’objets imprévisibles qui répondent aux attentes secrètes du
sujet. Telle est déjà la source de la poésie dans Nadja et Le Paysan de Paris,
où la déambulation favorise le surgissement de la merveille au cœur de la
ville. Le monde nous offre des signes, qui ont la puissance d’une
« révélation ». Breton, fidèle à la démarche heuristique qui était déjà à
l’œuvre à l’époque des Champs magnétiques et du premier Manifeste,
cherche une explication à ces hasards qui ont le pouvoir de charger certains
moments de la vie d’une intensité particulière. Il la trouve dans la relation
dialectique d’une détermination objective (des conditions qui viennent du
monde réel) et d’un désir subjectif (une attente, une demande qui vient du
moi). Ainsi, un masque de métal trouvé par hasard au marché aux puces,
élément extérieur objectif, éveille des échos chez le sculpteur Giacometti et
joue un rôle « catalyseur » dans son esprit, au point de relancer un travail
artistique en panne — élément subjectif. De sorte que la trouvaille remplit
« le même office que le rêve », en libérant les pouvoirs psychiques de
l’individu. Une rencontre amoureuse, de même, met en relation des données
du monde extérieur et la subjectivité du désir. C’est en conciliant une
pensée marxiste de la « nécessité » objective et la théorie psychanalytique
de l’inconscient que Breton, reformulant à sa manière Engels et Freud, en
vient à définir le hasard comme « la forme de manifestation de la nécessité
extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain ». Un
événement apparemment fortuit est ressaisi après coup dans une logique où
se rejoignent l’objectif et le subjectif. Dans ce dépassement du clivage
habituel entre sujet et objet, il y a place pour le bonheur de l’individu et la
liberté de l’artiste. Cette théorie du hasard et du désir s’oppose radicalement
à une conception étroitement déterministe des rapports entre l’individu et le
monde extérieur.
L’apport du surréalisme est tout aussi capital dans la réflexion sur
l’humour. Breton publie en 1940 son Anthologie de l’humour noir. Le
« sphinx noir de l’humour objectif » doit selon lui s’unir au « sphinx blanc
du hasard objectif » pour faire naître toute « création humaine ultérieure ».
Car l’humour n’est pas une simple affaire de tonalité : c’est une attitude
existentielle, une « révolte supérieure de l’esprit ». Breton emprunte à la
fois à Hegel et à Freud pour redéfinir l’humour comme une force de
subversion qui s’attaque au langage reçu et à l’ordre social, comme une
capacité de distanciation libératrice. Les textes choisis dans l’Anthologie
dessinent une histoire de la littérature considérée ainsi du point de vue de
l’humour. Parmi bien d’autres auteurs représentés, Swift, Sade, Fourier et
Lautréamont témoignent de la transmission de cet esprit depuis le
XVIIIe siècle ; Jarry est le jalon qui relie Rimbaud et Apollinaire ; Jacques
Vaché et Jacques Rigaut mènent aux contemporains vivants : Duchamp,
Prévert, Dalí… Le surréalisme établit ainsi, comme il le fait souvent, le
réseau de filiations dans lequel il se situe. Et Breton ne néglige pas non plus
la présence de l’humour dans la peinture et au cinéma. Parce qu’il libère le
sujet des formes héritées et des contraintes morales, l’humour est puissance
de création artistique. L’humour noir, en particulier, est un défi lancé à
toutes les agressions qui menacent l’homme — la souffrance, le mal, la
mort. C’est pourquoi cette réflexion garde toute sa force au lendemain de la
guerre, même si les contemporains n’en ont pas mesuré toute la portée.

Le surréalisme et les mythes


La « volonté de mythe », enfin, est surtout affichée dans Arcane 17,
publié par Breton en 1945. Dans Le Paysan de Paris, Aragon était déjà à la
recherche d’une « mythologie moderne ». Breton va plus loin avec son
projet de « création d’un mythe collectif », formulé en 1935 dans Position
politique du surréalisme, qui cherche à concilier ambition artistique et
volonté de transformation sociale. À cela s’ajoute l’attirance pour
l’occultisme, qui se confirme dans Arcane 17. Le titre renvoie au jeu de
tarot et à la figure symbolique de l’Étoile. Le texte explore de grands
mythes qui opposent et relient à fois la nuit et le jour, la mort et la vie, le
féminin et le masculin : la légende d’Isis et Osiris, qui vient de l’Égypte
ancienne ; le mythe de la fée Mélusine, qui ouvre elle-même sur la figure
inspiratrice de la « femme-enfant », source de vie débordante, opposée au
rationalisme masculin. Breton réécrit ces mythes quand il est à la recherche
de mythes nouveaux capables de « repassionner » le monde au sortir de la
guerre. En ce sens, il ne fuit nullement le monde présent dans un ésotérisme
qui nierait le réel. C’est aussi dans Arcane 17, écrit fin 1944, qu’il
s’interroge sur le sens et la valeur des mots « résistance » et « libération »,
lucide sur leurs ambiguïtés. La promesse de régénération qui anime le livre
peut précisément offrir un « contrepoids » à la « détresse » présente de
l’être et du monde, et tracer la voie d’une liberté supérieure.
En 1942, Breton avait organisé avec Duchamp, à New York, une
exposition intitulée : « De la survivance de certains mythes et de quelques
autres mythes en croissance ou en formation ». Étaient ainsi représentés,
parmi d’autres, les mythes de l’Âge d’or, du Péché originel et du Graal,
mais aussi les mythes modernes de la Science triomphante et du Surhomme.
Le mythe aide en même temps à penser le monde réel et à transcender les
données de l’expérience immédiate par ses pouvoirs de mise en relation —
entre ici et ailleurs, entre le passé et le présent, entre l’inconscient
individuel et l’histoire collective. C’est aussi la vertu, éminemment
poétique, que Breton prête à l’ésotérisme dans Arcane 17, en prenant pour
modèles Hugo, Nerval ou Baudelaire : recharger l’imagination, élargir le
champ des possibles, rapprocher des réalités distantes, ouvrir sur un
« symbolisme universel ». La « volonté de mythe » et les références à la
tradition occultiste poursuivent ainsi cette quête de « merveilles » qui
fondait déjà la théorie surréaliste de l’image. Les adversaires du mouvement
l’accuseront de se détourner de ses principes matérialistes en succombant à
une forme de mysticisme. Mais il n’y a pas plus de recours à la
transcendance dans ces textes des années quarante qu’aux origines du
mouvement.
L’intérêt pour les mythes est un trait de l’époque : on le voit dans la
présence des mythes au théâtre, chez Anouilh et chez Sartre, ainsi que dans
les essais de Roger Caillois (Le Mythe et l’homme, 1938), Denis de
Rougemont (L’Amour et l’Occident, 1939) ou Albert Camus (Le Mythe de
Sisyphe, 1942). Le surréalisme se distingue toutefois par l’étendue de sa
curiosité, sans limites dans le temps et dans l’espace, et par la fécondité
imaginaire qu’il prête aux mythes, convertis et réactivés au sein de sa
propre mythologie. Pour les surréalistes, le mythe n’est pas seulement objet
de savoir ou moyen didactique : il est matière sensible et réserve d’images,
en action et en transformation. Il y a ainsi des mythes proprement
surréalistes — par exemple de Paris (Le Paysan de Paris), ou de la Femme-
fée (Arcane 17). Si le surréalisme « n’a pas changé le monde », dira Camus
dans L’Homme révolté (1951), il l’aura du moins « fourni de quelques
mythes étranges »…

Le déclin du mouvement
Le surréalisme s’efface lentement du paysage littéraire dans les années
cinquante. C’est que son héritage s’est largement disséminé, voire banalisé.
L’écriture automatique et le récit de rêve ont perdu depuis longtemps le
charme de la nouveauté, les cadavres exquis sont devenus un jeu de
société… Nombreux sont les écrivains qui ont été pour une part formés à
l’école du groupe surréaliste, ou bien marqués de près ou de loin par son
influence, et qui maintenant suivent leur propre route. L’esprit surréaliste se
prolonge ainsi hors du surréalisme, dans l’impertinence de Prévert, la
fantaisie de Boris Vian ou les situations « absurdes » de Ionesco ; et il
renaîtra plus tard d’une autre façon, quand la jeunesse de Mai 68 entendra
mettre « l’imagination au pouvoir »…
Au lendemain de la guerre, les critiques qui sont adressées aux
surréalistes ne viennent pas seulement des rangs communistes. Sartre, dans
« Situation de l’écrivain en 1947 », s’en prend vivement à cette génération
de « jeunes bourgeois turbulents », dont « l’activité se réduit à des
impulsions dans l’immédiat » et qui sont incapables d’agir dans la durée.
Par le culte de l’inconscient, le surréaliste échappe « à la conscience de soi
et, par conséquent, de sa situation dans le monde ». Il s’agite plus qu’il
n’agit : « Pour finir il fait beaucoup de peinture et noircit beaucoup de
papier, mais il ne détruit jamais rien pour de vrai ». À travers ce portrait
sans nuances, Sartre dessine en creux la figure de l’écrivain responsable, en
« situation », qu’il entend lui-même à la même époque incarner et
promouvoir.

2. L’existentialisme
et la « littérature engagée »
L’idée d’un « engagement » de la littérature, au lendemain de la guerre,
connaît un succès aussi rapide et aussi éclatant que la gloire toute récente de
Sartre, l’écrivain et intellectuel qui en a fait son mot d’ordre. Sartre domine
la scène littéraire dans les mois qui suivent la Libération, avec sa pensée
philosophique, l’existentialisme, et avec sa revue, Les Temps modernes,
créée en octobre 1945 pour être la tribune de la « littérature engagée » et le
fer de lance du renouveau intellectuel d’après-guerre. En réalité, cette idée
d’engagement n’est pas si nouvelle, même si l’expérience de cette dernière
guerre et de la Résistance la charge de significations plus urgentes et plus
graves. Sans remonter jusqu’à Hugo ou même Voltaire, qui écrivaient dans
des situations historiques très différentes, on peut l’associer à la figure de
l’intellectuel moderne, telle qu’elle s’est constituée au tournant des XIXe et
e
XX siècles avec Zola au moment de l’affaire Dreyfus. Elle redevient
d’actualité quand Gide publie en 1924 Corydon, plaidoyer pour
l’homosexualité, puis en 1927 le Voyage au Congo, dénonciation du
système colonial. Et ce tournant se confirme au début des années trente, on
l’a vu, avec la multiplication des congrès, manifestes et déclarations
collectives auxquels prennent part les écrivains (Aragon, Malraux, Gide),
puis, pendant la guerre, avec un engagement contre l’occupant qui se traduit
par la plume (les poètes de la Résistance) ou par les armes (Char, Malraux),
parfois jusqu’à la mort (Desnos).

Entre philosophie et littérature


Ce qui change cependant en 1945 et dans les années qui suivent, c’est la
fortune particulière que connaît la notion d’engagement du fait de sa
théorisation par Sartre, dans un contexte intellectuel dominé par
l’existentialisme. On a vu en Sartre le « pape de l’existentialisme », comme
Breton fut le « pape du surréalisme ». Mais ces deux églises ne pratiquent
pas la même religion. Le surréalisme a mis l’accent sur l’activité poétique et
artistique, libérant l’imagination de toutes les censures — d’où sa fécondité
littéraire. L’existentialisme se veut d’abord une philosophie de l’existence :
il déporte la littérature du côté de la philosophie, soumet la forme à la
pensée, la création esthétique au travail intellectuel. La revue Les Temps
modernes, même si Sartre s’y entoure d’écrivains (Jean Genet, Michel
Leiris, Jean Paulhan, Boris Vian…), ne constitue pas un groupe littéraire, et
n’aura pas de postérité littéraire : c’est d’abord une revue d’idées et
d’analyses. Il n’y a pas d’art existentialiste ; et, si Sartre a pratiqué de
multiples genres (roman, nouvelle, théâtre, autobiographie, essai,
chronique, critique…), il s’est arrêté au seuil de la poésie — précisément
parce que ce genre, qui cultive le langage pour lui-même, se détourne à ses
yeux du « langage-instrument » qui seul est en prise sur l’action.
L’existentialisme se méfie de la poésie comme le surréalisme se méfiait du
roman. En revanche, alors que le surréalisme a toujours jeté le soupçon sur
l’idée de littérature et le métier de « littérateur », l’existentialisme entend
bien s’exprimer dans le champ de la « littérature » et prend au sérieux le
statut de l’écrivain.

Je rappelle […] que dans la « littérature engagée », l’engagement ne doit, en aucun cas,
faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui
infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui
donner la littérature qui lui convient.
Jean-Paul SARTRE, Les Temps modernes, n° 1, « Présentation » (1945).

Une autre différence majeure entre le surréalisme et l’existentialisme


tient à la nature même du mouvement. Le surréalisme a toujours cherché à
se structurer, à former un groupe, à définir des objectifs partagés, même si
ce ne fut pas sans crises. L’existentialisme, lui, désigne moins une école ou
une « famille » littéraire qu’un certain climat intellectuel, un ensemble de
thèmes de réflexion et de sujets de préoccupation liés à l’époque, celle des
années 1945-55. En ce sens, il illustre les théories qu’il énonce : il n’a pas
d’essence, il n’est pas, mais il existe bien, en tant que phénomène de la vie
littéraire… Le mot « existentialisme », qui avait été employé une première
fois par le philosophe chrétien Gabriel Marcel en 1943, s’est imposé après
la Libération dans le débat public bien au-delà de toute conceptualisation,
ce qui a entraîné des malentendus. Il ne correspond pas à un mouvement
collectif cohérent, mais est entré dans l’usage pour qualifier les œuvres de
plusieurs grandes figures de la littérature, principalement Sartre, Camus et
Simone de Beauvoir, malgré toutes les différences qui les séparent, et
malgré l’évolution de chacun d’eux dans le temps. Si Sartre l’a repris à son
compte (L’existentialisme est un humanisme, 1946), Camus ne s’est jamais
reconnu sous cette étiquette.
La littérature existentialiste accorde donc à la philosophie un statut
éminent. Mais c’est qu’elle trouve sa source intellectuelle dans des courants
philosophiques qui sont eux-mêmes largement ouverts à l’expérience
littéraire et au monde sensible. Il s’agit des philosophies de l’existence, qui
ont réhabilité le sujet concret, les faits de conscience dans leur rapport au
monde et à autrui, en s’opposant aux systèmes philosophiques idéalistes
qui, comme celui de Hegel, négligent la personne humaine en faisant de la
conscience un absolu. L’existentialisme se réfère à Kierkegaard, philosophe
de la subjectivité souffrante, à Husserl, fondateur d’une phénoménologie de
la « conscience percevante », à Heidegger, pour qui l’étude de l’être
commence par l’analyse existentielle de
l’« être-là » dans sa relation au monde. Il en déduit une conception de
l’existence qui repose sur la tension entre le sentiment de la contingence et
la volonté de la dépasser. Une telle démarche rapproche philosophie et
littérature. La pensée de Heidegger convoque souvent des textes de poètes.
Le philosophe Maurice Merleau-Ponty, cofondateur des Temps modernes
avec Sartre, élabore une « phénoménologie de la perception » (titre de son
important ouvrage de 1945) centrée sur le corps, sur la perception des
choses : la phénoménologie commence par décrire l’homme dans le monde,
avant toute interprétation ; un tel travail s’apparente, dit Merleau-Ponty, à
celui de Balzac ou de Proust. Dans un ouvrage philosophique comme L’Être
et le néant, la somme de Sartre publiée en 1943, on lit des descriptions qui
sont pleinement littéraires, comme celle du garçon de café en
représentation. Et Le Mythe de Sisyphe de Camus (1942), « essai sur
l’absurde », est plus une œuvre littéraire — par la tension de l’écriture et la
part du mythe — qu’un traité philosophique. Avec l’existentialisme, la
littérature se fait peut-être philosophie ; mais la philosophie elle-même, une
certaine philosophie du moins, appelait logiquement de tels prolongements
littéraires.
Le développement de ce courant existentialiste s’effectue en trois temps.
Il y a d’abord, avant l’apparition du mot en 1944-45, une phase pré-
existentialiste, où dominent dans les œuvres de Sartre et de Camus les
tonalités sombres de l’angoisse et de l’absurde ; puis la phase triomphante
où l’existentialisme s’invente et s’impose, de 1945 à 1950, période où l’idée
de contingence s’intègre à une vision plus optimiste de l’action et de la
responsabilité ; enfin, à partir de 1950, le temps des tensions et des ruptures,
où les vives divergences entre Sartre et Camus, parallèlement à la forte
attraction exercée sur Sartre par le marxisme, entraînent l’éclatement puis
l’effacement d’un « mouvement » dont l’unité et la spécificité apparentes
achèvent de se dissiper.

La pensée de l’absurde
La première phase est illustrée par La Nausée de Sartre (1938) et
L’Étranger de Camus (1942), deux romans de la solitude et de l’absurde.
Nul appel à l’engagement dans ces parcours de héros négatifs, qui ne
trouvent aucun sens dans la vie sociale. On est loin du lyrisme de l’action
révolutionnaire célébré par Malraux dans La Condition humaine (1933) et
dans L’Espoir (1937), les vrais romans engagés de l’avant-guerre. On est
loin aussi de l’humanisme héroïque des romans de Saint-Exupéry (Vol de
nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939), où l’homme n’est rien d’autre que
« ce qu’il fait » — pour reprendre une formule, employée par Malraux (Les
Noyers de l’Altenburg, 1943), qui est déjà une définition existentialiste de
notre condition, comme Sartre le reconnaîtra. Ce n’est pas un hasard si
Merleau-Ponty clôt La Phénoménologie de la perception sur une citation de
Saint-Exupéry : « Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est
toi… L’homme n’est qu’un nœud de relations… » (Pilote de guerre, 1942).
Sartre aurait pu écrire ces phrases — plus tard. Quand il écrit La Nausée,
son premier roman, il choisit d’insister sur le mal-être que provoque la prise
de conscience de l’absurdité du monde : la nausée que ressent Roquentin, le
narrateur qui tient son journal, c’est précisément la crise existentielle
produite par ce sentiment de contingence. Seule l’œuvre d’art, figurée à la
fin du roman par un air de jazz, permettrait de dépasser ces limites et de
justifier l’existence.
Le personnage de Meursault, dans L’Étranger de Camus, ressent moins
de malaise que d’indifférence : condamné à mort pour avoir commis un
meurtre sans raison apparente, il représente l’homme absurde, enfermé dans
sa conscience opaque plus sûrement que dans sa prison. D’abord passif, il
finit toutefois par se revendiquer lui-même comme « étranger », contre la
société qui l’exclut. Comme La Nausée, L’Étranger déroute ses lecteurs en
suspendant tout jugement moral. Les deux romans rompent avec les
conventions littéraires, le premier par l’ironie et la parodie, le second par
son écriture neutre, l’un et l’autre par leur refus de l’action romanesque. La
solitude d’un anti-héros, le sentiment de l’absurde et l’impression
d’engluement dans une existence sans recours se rencontraient déjà dans les
romans de Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932) ou d’Emmanuel Bove
(Le Pressentiment, 1935). Mais Sartre et Camus vont encore plus loin dans
le renversement des valeurs. Avec Le Mur, recueil de nouvelles (1939), et
jusqu’aux pièces Huis clos et Le Malentendu de Sartre (1944), avec Le
Mythe de Sisyphe et la pièce Caligula de Camus (qui sera jouée en 1945), le
lecteur ou spectateur est en présence d’une littérature de la négation et du
désespoir qui a sa cohérence : il n’y a ni morale édifiante ni promesse
politique pour redonner sens et valeur à l’existence. Du moins peut-on
« imaginer Sisyphe heureux », comme l’écrit Camus en conclusion de son
essai. Mais c’est accepter l’absurde plus que le surmonter.

Morale de l’action et théorie de l’engagement


Dans le contexte de la guerre, le thème de la subjectivité solitaire va
progressivement laisser place à celui de la communauté solidaire. L’urgence
du combat antinazi conduit à écarter toute tentation nihiliste et tout repli sur
soi. C’est le dépassement de l’absurde par une morale de l’action qui
prévaut ainsi au lendemain de la guerre lorsque l’existentialisme, désormais
reconnu sous ce nom, entre dans sa deuxième phase. L’existentialisme doit
devenir « un humanisme » et porter un espoir collectif, comme le proclame
Sartre dans sa conférence de 1946. Gabriel Marcel développe un
« existentialisme chrétien » (titre de son ouvrage de 1947). Camus montre
dans La Peste (1947), par l’allégorie de l’épidémie, comment la fraternité
humaine peut triompher de la catastrophe, et présente dans sa pièce Les
Justes (1949) les questions morales que pose l’usage politique de la
violence. Sartre transpose au théâtre, dans Les Mains sales (1948), le
problème des fins et des moyens en politique, s’interrogeant sur l’attitude
des partis communistes d’Europe confrontés aux conditions pragmatiques
de la prise du pouvoir. Simone de Beauvoir tire les conséquences de
l’existentialisme sartrien en l’appliquant dans Le Deuxième Sexe (1949) au
statut culturel de la femme (« On ne naît pas femme : on le devient »), ce
qui constitue un appel à sa libération. Tous ces textes, loin d’en rester au
constat d’un mal-être nauséeux, s’impliquent dans le débat moral et
politique de l’après-guerre en proposant des pensées pour l’action.
L’homme existe non dans l’absolu mais « en situation », dans un cadre
socio-historique donné, et c’est en s’accomplissant par ses choix et par ses
actes avec la pleine conscience de ces contraintes qu’il accède à la liberté.
Telle est la thèse que Sartre tente d’illustrer dans le vaste ensemble
romanesque, inachevé, des Chemins de la liberté (1945-49). À cette même
époque, la théorisation de la notion d’« engagement » emprunte aux
impératifs de la praxis marxiste. Car, pour Sartre, tout écrivain est engagé,
qu’il le veuille ou non : on est toujours « dans le coup », partie prenante
d’un rapport de force. La question est de savoir pour quoi, vers quoi l’on
s’engage — luttes de libération ou conservation de l’ordre social. La
« Présentation » des Temps modernesfixe un objectif : « Puisque l’écrivain
n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son
époque. » L’écrivain engagé conforme à l’idéal sartrien, en situation dans
son époque, a pour tâche de dévoiler le monde pour amener ses
contemporains à assumer leur responsabilité. Il sait que « la parole est
action » et que « dévoiler c’est changer » : c’est à ce changement que
conduit son engagement. La fonction de l’écrivain « est de faire en sorte
que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent »
(Qu’est-ce que la littérature ?).

Humanisme ou marxisme ?
C’est ainsi que la réflexion philosophique sur l’existence conduit à une
définition politique de l’engagement littéraire, dans le contexte de la guerre
et de la Libération, sous l’influence de la pensée marxiste dont le
rayonnement est alors considérable. Les rapports entre l’existentialisme et
le marxisme sont toutefois difficiles : l’unité du courant existentialiste ne
résiste pas à ce compagnonnage théorique et pratique. Et c’est la troisième
étape, à partir de 1950. Le totalitarisme stalinien est de plus en plus critiqué
à gauche. Raymond Aron et Jean Paulhan avaient quitté Les Temps
modernes dès 1946. Le soutien explicite de Sartre au Parti communiste, à
partir de 1952, entraîne de nouveaux départs (Merleau-Ponty, Étiemble). La
revue se replie sur une ligne plus étroitement militante. Tandis que Sartre se
rapproche toujours davantage de la pensée marxiste, Camus montre au
contraire tout ce qui l’en sépare dans L’Homme révolté (1951), où la
critique radicale des terrorismes d’État vise notamment le système stalinien.
Le livre de Camus, qui provoque la polémique dans l’intelligentsia de
gauche, est vivement critiqué par Sartre.
La rupture n’est pas seulement circonstancielle : elle consacre des
divergences profondes entre les deux hommes. Alors que Camus est
d’abord un humaniste, habité par l’esprit de résistance, favorable à la
révolte individuelle contre toute forme d’asservissement, Sartre soumet sa
vision de l’homme à une logique supérieure de l’histoire dont le moteur est
la lutte de classes. Dans Questions de méthode, publié d’abord sous le titre
Existentialisme et marxisme (1958), Sartre reconnaîtra que l’existentialisme
est voué à se fondre dans l’anthropologie marxiste, l’indépassable
« philosophie de notre temps », donc à disparaître. Camus poursuit de son
côté une œuvre personnelle amère et pessimiste (La Chute, 1956), tandis
que Simone de Beauvoir, mettant en scène la désillusion des milieux
intellectuels de l’après-guerre dans Les Mandarins (1954), prend acte de la
fin d’une époque, celle où le dogme de l’engagement était porté par une
dynamique collective.

Hors de l’existentialisme :
au-delà de l’« engagement »
Ce déclin de l’existentialisme rend sensible à d’autres voix, celles qui
n’ont jamais accepté cette définition de l’engagement littéraire et qui
défendent à la même époque une autre idée de la littérature. C’est d’abord,
bien sûr, le cas de Breton, des surréalistes et de leurs héritiers. On comprend
que Breton, pris pour cible par les écrivains existentialistes et communistes
au lendemain de la guerre, choisisse d’opposer énergiquement « un NON
irréductible à toutes les formules disciplinaires » : « L’ignoble mot
d’“engagement”, qui a pris cours depuis la guerre » — écrit-il dans
« Seconde arche », article de 1947 repris dans La Clé des champs (1953)
—, « sue une servilité dont la poésie et l’art ont horreur ».
Gracq développe une critique plus argumentée dans son pamphlet La
Littérature à l’estomac, paru avec l’appui de Camus dans la revue
Empédocle en 1950, où il déplore la subordination de la littérature à la
philosophie : voilà « la littérature victime d’une formidable manœuvre
d’intimidation de la part du non-littéraire ». C’est aux Temps modernes qu’il
adresse ses reproches quand il évoque le « roulement de bottes lourdes » de
la métaphysique débarquant dans le territoire des lettres, l’invasion de
discours barbares, « jaspériens, husserliens, kierkeggardiens » — du nom
des philosophes tutélaires de l’existentialisme — qui dénaturent le style.
Dans une note ajoutée dans un deuxième temps, Gracq joue à sa manière
sur la notion d’engagement, pour ne pas l’exclure mais la redéfinir dans une
perspective littéraire : sa cible n’était pas, précise-t-il, « la littérature qui
s’engage », mais « une littérature de magisters » ; car la littérature, la vraie,
n’est autre qu’un « engagement irrévocable de la pensée dans la forme ».
C’est réinterpréter le mot dans un sens ouvertement anti-sartrien — et
anticiper, au seuil des années cinquante, sur l’avènement des temps
formalistes… Étiemble, ancien des Temps modernes à qui Gracq fait
allusion au passage dans La Littérature à l’estomac, joue encore sur le mot
en n’en changeant que préfixe dans le titre éloquent de son pamphlet
Littérature dégagée (1955).
Une autre voie consiste à prolonger l’exploration littéraire de l’absurde et
de la contingence, thèmes bien présents aux origines du courant
existentialiste, mais sans en déduire une morale didactique de l’engagement
— au contraire. Quand Vian met en scène avec humour dans L’Écume des
jours (1947) Jean-Sol Partre, « capable d’écrire n’importe quoi sur
n’importe quel sujet et avec quelle précision », la satire du culte
existentialiste est plus plaisante que blessante, mais le romancier montre
surtout que l’on peut faire de tout autres choix d’écriture, en plein règne de
l’existentialisme. Ionesco, dont la première « anti-pièce », La Cantatrice
chauve, est jouée en 1950, va plus loin dans la critique quand il rejette toute
soumission du théâtre à la politique et à l’idéologie au nom de l’autonomie
de l’art, espace de libre imagination. S’il expose sur la scène une situation
existentielle et une crise du langage qui mettent à nu la vérité de la
condition humaine, il refuse l’engagement qui « ampute l’homme » : « Les
Sartre sont les véritables aliénateurs de l’esprit » (« Notes sur le théâtre »,
Arts, 1960). Si l’existentialisme est cette réduction de l’existence au
politique, la représentation de l’existence mérite bien mieux que
l’existentialisme.
Enfin, une nouvelle génération de jeunes romanciers voit le jour autour
de 1950 en prenant clairement position contre l’idéalisation de la Résistance
et les impératifs de la morale sartrienne. On les appellera les Hussards, à la
suite d’un article qui leur est consacré par Bernard Frank dans Les Temps
modernes (1952). Ils remettent en cause le règne des intellectuels de gauche
sur la vie littéraire, qui ne laissait plus d’espace à des écrivains de droite
depuis 1945, et revendiquent leur parenté avec certains auteurs qui s’étaient
compromis à des degrés divers sous l’Occupation, comme Chardonne,
Morand et Céline. Ce sont principalement Jacques Laurent (Les Corps
tranquilles, 1948), Antoine Blondin (L’Europe buissonnière, 1949), Roger
Nimier (Le Hussard bleu, 1950) et Michel Déon (Je ne veux jamais
l’oublier, 1950). Cultivant la désinvolture et le non-conformisme, ils
renouent avec le romanesque stendhalien et l’énergie barrésienne. Aux
contraintes idéologiques de l’engagement sartrien, ils opposent la liberté du
plaisir et le goût du style. Ils contribuent ainsi à clore le temps des
engagements — au sens que ce mot avait pris, depuis le combat antifasciste
d’avant-guerre jusqu’aux projets révolutionnaires d’après-guerre. Aragon et
Sartre n’ont certes pas dit leur dernier mot, mais ils ne vont plus exercer
désormais le même magistère sur le monde des lettres.
Le tournant qui s’opère alors se confirme, plus encore qu’avec les
Hussards, quand Alain Robbe-Grillet fait de « l’engagement » une des
notions qu’il considère comme « périmées », dans un article de 1957.
Fondateur du Nouveau Roman, il entend tourner la page de cette ambition
sartrienne, qu’il rapproche des tentatives d’importation du « réalisme
socialiste » d’inspiration soviétique. En prétendant associer littérature et
engagement, Sartre a échoué : la littérature ne pouvait qu’y perdre. Robbe-
Grillet redéfinit alors l’engagement en des termes qui sont étonnamment
proches de ceux de Gracq : « Redonnons donc à la notion d’engagement le
seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique,
l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes
actuels de son propre langage [et] la volonté de les résoudre de l’intérieur. »
Chapitre 3
Situation des genres
1. Responsabilité du poète
L’idée d’un engagement dans la forme peut être prise au sérieux pour
caractériser les grandes tendances de la poésie au milieu du siècle, entre
1930 et 1955. Le poète est responsable de ses choix d’écriture ; il
s’implique dans une poétique personnelle, construit son propre code. Cela
n’allait pas de soi quand s’imposaient les règles d’une métrique partagée :
fidèle au vers régulier dans Charmes, Valéry ne cherchait pas, de ce point
de vue, à inventer un langage nouveau. Cela n’allait pas de soi non plus
quand l’abandon aux forces de l’inconscient diluait la responsabilité du
sujet écrivant. Le surréalisme, en refluant, laisse revenir la conscience
subjective. Mais il a légué une leçon de liberté absolue.

L’art au-delà du genre


À ses débuts, René Char a participé aux productions collectives du
groupe surréaliste, comme Ralentir travaux, écrit en commun avec Breton
et Eluard (1930). Dans Le Marteau sans maître (1935), le poème est encore
pour lui, comme le titre l’indique, opération de déprise du sujet,
« phosphore poétique autonome meurtrier », liberté laissée à la force
destructrice des mots. Il trouve sa voix singulière en s’éloignant du
surréalisme pour s’engager dans la maîtrise d’une parole plus ouverte au
monde, sensible à l’œuvre des peintres, condensée dans la rigueur minérale
de ses poèmes en prose, vers libres ou aphorismes (Seuls demeurent, 1945).
Le choix du silence pendant la guerre s’inscrit dans la logique d’une
responsabilité, à la fois éthique et poétique, qui s’exerce alors dans le
champ de l’action avant de pouvoir se manifester de nouveau par le verbe.
Aragon, qui partage avec Char l’exigence d’une responsabilité morale et
politique du poète, fait un choix poétique différent en revenant à la
versification, engagement dans une forme donnée qu’il conçoit comme la
conséquence de son engagement dans le monde (La Diane française, 1946).
Francis Ponge, qui a côtoyé le surréalisme vers 1930, puis adhéré au Parti
communiste et pris part à la Résistance comme Eluard et Aragon, écrit dès
avant la guerre les poèmes qui composeront Le Parti pris des choses
(1942) : aux antipodes de tout lyrisme national et de tout parti pris
politique, il invente une rhétorique qui correspond à son engagement
propre, humblement prosaïque, au plus près des rapports entre les mots et
les objets. Henri Michaux, marqué initialement moins par les poètes que par
les peintres surréalistes (Ernst, Chirico), suit très vite une voie autonome,
cherchant en lui-même les moyens de reconstruire par l’écriture un espace
habitable contre l’agression de la réalité. C’est avec la pleine conscience
des moyens psychiques mis en œuvre, au besoin par le recours à des
hallucinogènes, qu’il explore différentes formes de rupture avec la société,
soit dans des ailleurs imaginaires (Voyage en Grande Garabagne, 1936),
soit dans l’approfondissement des hantises du dedans (La nuit remue,
1935).

[…]
Dans le noir nous verrons clair, mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite.
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes !
Comme je vais t’écarteler !
Henri MICHAUX, « Contre ! », La nuit remue (1935).

Entre ces grands poètes de l’époque, il n’y a donc pas l’unité d’une
« famille d’esprit » ou d’une esthétique commune. Ce qu’ils ont du moins
en commun, c’est de mettre à l’épreuve les limites du genre. Si Aragon
défend encore « la rime en 1940 », à l’époque du Crève-Cœur, il évolue
ensuite vers des recueils beaucoup plus hétérogènes, comme Le Roman
inachevé (1956), mélange de proses, de vers libres et de vers traditionnels
dont le titre même signale l’intention de brouillage générique. Ponge écrit
des Proêmes (1948) qui tiennent de la note brute, du commentaire critique,
du journal intime — parfois du poème. Les récits de voyages imaginaires de
Michaux appliquent les formes de l’observation ethnologique à des êtres ou
peuplades inventés : nulle ressemblance, alors, avec des textes poétiques
existants ou ayant existé. Fureur et mystère de Char (1948) contient de
courts récits ou portraits qui côtoient des fragments, des phrases isolées. La
poésie de Char dialogue en outre avec les arts graphiques, comme celle de
Michaux : c’est l’art qui alors est en jeu ; peu importe l’identité de la poésie
comme telle. Aucun critère rhétorique ne permet donc de distinguer le texte
poétique, qui ne doit sa spécificité qu’à la puissance de son invention
formelle et au degré d’engagement personnel de l’auteur.
Que la poésie soit devenue « activité de l’esprit » et non plus « moyen
d’expression », pour reprendre la distinction opérée par Tzara dans un
article de 19311, c’est un acquis du surréalisme, qui a pris acte des
mutations de la modernité. Le poème moderne, écrit le critique Jean
Starobinski à propos de l’œuvre de Pierre Jean Jouve, « ne peut plus être
une pièce d’éloquence versifiée ou un chuchotement confidentiel » : la
création poétique « ne se distingue pas désormais du mouvement par lequel
la personne du poète se déprend et se transmue ». En tant qu’ensemble
générique régi par des règles communes, la poésie n’existe plus : il n’y a
plus que des poètes. Mais cela ne signifie pas que la contestation et
l’innovation radicale soient devenues la règle, et suffisent à fonder le projet
poétique. Char lui-même, dans Feuillets d’Hypnos, définit le poète comme
« conservateur des infinis visages du vivant ». Ses aphorismes disent la
tension entre « l’acquiescement » et « le refus », le geste de « retenir » et
celui de « projeter », deux attitudes poétiques contradictoires en apparence
mais tout aussi nécessaires. La responsabilité du poète est double : sa tâche
est à la fois d’affirmer et de nier, de conserver le passé et d’annoncer
l’avenir. Le Sénégalais Léopold Sédar Senghor réalise cette synthèse, au
lendemain de la guerre, dans ses poèmes qui sont à la fois cris de
protestation et célébration lyrique (Chants d’ombre, 1945 ; Hosties noires,
1948).

Refus ou « acquiescement »
Tous les poètes, cependant, ne cherchent pas l’équilibre entre ces deux
postulations. Michaux, ou Prévert, qui publie en 1945 le recueil Paroles,
sont surtout des poètes du refus, l’un par la violence et l’autre par l’ironie.
Saint-John Perse, en revanche, est surtout poète de l’acquiescement, de la
célébration du monde. Son œuvre poétique, qui avait vu le jour au début du
siècle, atteint toute son ampleur au temps de la guerre et de l’après-guerre,
scandée par un rythme qui s’accorde aux forces élémentaires (Vents, 1946).
Faire écho aux « infinis visages du vivant », c’est alors renouer avec la
tradition lyrique la plus ancienne tout en créant une langue poétique inédite,
somptueuse par son usage des analogies, des effets sonores et des cadences
rythmiques. Pour Saint-John Perse, le poète a pris la place du métaphysicien
et le « divin » réside désormais dans la poésie même. Il reconnaîtra par là,
dans son Discours de Stockholm (1960), une « exigence spirituelle »
inhérente à la poésie.
D’autres poètes orientent précisément leur « acquiescement » en direction
du divin, mais avec la conviction d’une présence qui n’est pas de ce monde.
Le travail formel sert alors une quête personnelle éclairée par la foi
religieuse, dans la lignée de Péguy et de Claudel au début du siècle : le
poète est responsable de l’usage qu’il fait de la parole devant les hommes et
devant Dieu. Cette veine poétique est largement représentée au milieu du
siècle, comme en réponse aux tragédies de l’histoire. Elle est illustrée par
l’œuvre de Patrice de La Tour du Pin, où la quête mystique s’élève au
mythe et la poésie à une « théopoésie » (La Quête de la joie, 1933) ; par les
textes de Pierre Emmanuel, poète de la Résistance, attaché à la figure du
Christ comme à celle d’Orphée, qui déploie une « épopée spirituelle de
l’histoire humaine » dans Babel (1951) ; par la poésie de Marie Noël, qui
aborde les réalités les plus simples sous l’éclairage d’une foi fervente
(Chants et psaumes d’automne, 1945) ; par celle de Jean Grosjean, qui
puise son inspiration dans l’Ancien Testament pour écrire Hypostases
(1950)…
Pierre Jean Jouve, converti au catholicisme en 1925, renie alors son
œuvre antérieure ; mais s’il voit dans la poésie « un véhicule intérieur de
l’amour », il n’ignore pas les abîmes de l’inconscient, qui hantent sa quête
métaphysique (Sueur de sang, 1933). La spiritualité n’est pas un refuge hors
de l’humanité, une religiosité coupée du monde. La dimension spirituelle
coexiste avec l’humour et la fantaisie chez Norge (Les Râpes, 1949), les
changements de rythme et de ton chez Jean-Paul de Dadelsen (Jonas, 1962,
posth.), la perception du quotidien et les sentiments intimes chez René Guy
Cadou (Hélène ou le Règne végétal, 1944-51). Cadou a par ailleurs
participé à l’école de Rochefort (avec Jean Follain, Maurice Fombeure, Luc
Bérimont…), qui a tenté de faire vivre pendant la guerre une poésie de la
simplicité et de la fraternité. Tous ces poètes « s’engagent » dans des
« formes » diverses. Beaucoup s’inspirent des Écritures, comme le faisait
Claudel. Leur sentiment religieux, loin de les détourner du réel, aiguise leur
regard sur l’existence et sur l’histoire.
Le lyrisme de l’acquiescement poétique peut toutefois ouvrir sur
l’universel sans postuler de transcendance, à hauteur d’homme. Les
« visages du vivant », ce sont aussi ceux de l’amour humain et du monde
naturel. Le poète « conserve » cette responsabilité de chanter l’amour et de
pleurer la mort, ou de célébrer le sentiment cosmique, l’union avec les
éléments. Le lyrisme reste discret dans la poésie de Supervielle, qui
poursuit à l’écart des courants et des modes une œuvre sensible à la beauté
et à l’étrangeté du monde naturel, des lieux et des choses (Oublieuse
mémoire, 1949). Eluard, reconnu comme poète de la Résistance, a su au
contraire épouser le mouvement de l’histoire. Mais sa voix lyrique garde
des accents singuliers, une fraîcheur et une justesse dans l’expression des
sensations, que les impératifs de l’engagement n’auront pas altérés (Poésie
ininterrompue, 1946-52). Les poèmes écrits après la mort soudaine de sa
femme Nusch sont de l’émotion pure (Le temps déborde, 1947). L’œuvre
poétique d’Aragon, de même, ne saurait être réduite à sa visée militante.
Passée comme celle d’Eluard du temps des refus à celui de
l’acquiescement, irradiée par l’amour du poète pour Elsa, la compagne et la
muse, elle lie l’amour humain à une espérance poétique et politique qui le
dépasse (Les Yeux d’Elsa, 1942).

De nouveaux langages
La responsabilité du poète peut-elle encore s’engager dans l’invention de
nouvelles formes d’écriture ? Dans les années quarante, Eluard et Aragon
ont délaissé depuis longtemps la pratique des expérimentations dadaïstes.
L’appel aux ressources ludiques de la langue tend à s’estomper chez les
surréalistes, anciens ou actuels. André Breton reconnaît qu’il enfreint ses
principes en renonçant à l’écriture automatique quand il écrit l’Ode à
Charles Fourier (publiée en 1947), éloge poétique du penseur socialiste en
même temps que méditation sur le temps présent. Isidore Isou, l’inventeur
du « lettrisme », tente bien de réactiver l’esprit des avant-gardes dans son
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947). Mais
en faisant de la lettre le matériau poétique de base, hors de tout processus
linguistique de signification, il ampute la poésie d’une dimension
essentielle.
L’invention verbale et les fantaisies du langage s’observent surtout à
présent chez des auteurs qui sont parfois passés par le surréalisme mais
chez qui le travail sur les mots est concerté, non « automatique » : Jean
Tardieu, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Francis Ponge…
L’« engagement dans la forme » est leur loi. Ces poètes ont déjà écrit et
publié avant la guerre, mais se font surtout connaître après la Libération.
Tardieu s’est intéressé aux limites du langage poétique en étudiant ses
rapports avec la musique et avec la peinture. En 1951 il publie Monsieur
Monsieur, « poèmes humoristiques » en forme de dialogues parodiques,
puis Un mot pour un autre, qui déconstruit le discours conversationnel.
Prévert vient du surréalisme, et du cinéma. Ses poèmes sont écrits pour être
dits, chantés, ou vus comme « spectacle » (titre de son recueil de 1951). Les
textes de Paroles connaissent un grand succès populaire au lendemain de la
Libération. Souvent satiriques, ils prennent pour cibles la société
bourgeoise, l’armée et la religion, ainsi qu’une conception sacralisante de la
poésie. L’irrévérence passe par les effets de surprise et par les jeux de mots.
Queneau doit peut-être aussi son sens de l’humour à sa jeunesse
surréaliste. Mais il en use avec science et rigueur dans son autobiographie
poétique (Chêne et chien, « roman en vers », 1937), dans ses poèmes de
L’Instant fatal (« Si tu t’imagines », 1946), dans l’exposé poétique des
savoirs de la Petite Cosmogonie portative (1950) et dans les variations
formelles de ses célèbres Exercices de style (1947). Son « Art poétique » de
L’Instant fatal s’en prend au fondement de la langue écrite, l’orthographe
— « ça a toujours kekchose d’extrême / un poème » —, en accord avec une
démarche critique qu’il théorise à la même époque dans Bâtons, chiffres et
lettres (1950). Mais c’est Ponge qui va le plus loin pour se défaire
méthodiquement des illusions du lyrisme et des anciens cadres rhétoriques.
Les « paroles toutes faites » nous étouffent. Il importe donc de « résister
aux paroles », et d’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre
rhétorique » (Proêmes). Telle est la tâche du poète. Si Ponge joue avec les
mots dans Le Parti pris des choses (1942), c’est pour un jeu très sérieux où
la rigueur formelle et la précision descriptive permettent de donner la parole
aux « choses muettes ». « Plus de sonnets, d’odes, d’épigrammes », dira-t-
il ; plutôt des « définitions-descriptions » exigeant un travail minutieux, qui
s’ajustent aux objets du quotidien — le pain, l’huître, le cageot, la bougie…
— et renouvellent ainsi le regard porté sur le réel en même temps que la
fonction de la poésie.
Cette exigence formelle rappelle la poétique de Mallarmé et de Valéry,
quand Eluard et Aragon perpétuent au contraire l’ambition rimbaldienne (et
surréaliste) de « changer la vie », et, plus largement, une tradition
romantique du lyrisme amoureux et de l’engagement dans la cité. La mort
d’Eluard en 1952, suivie du désenchantement d’Aragon qui reconnaît les
« blessures de l’utopie » dans Le Roman inachevé (1956), marque la fin
d’une figure sociale du poète qui était encore romantique — reconnue par le
plus grand nombre, présente sur la place publique. En 1953 paraît Du
mouvement et de l’immobilité de Douve, premier grand recueil d’Yves
Bonnefoy, qui a rompu avec le surréalisme en 1947 pour revenir au « lieu »,
aux « choses simples », à la « réalité ». La poésie connaît alors un tournant
moins fracassant que le roman, mais non moins important en profondeur.

2. Le roman, l’existence et
l’histoire
Autour de 1930, le roman revient à la conscience de l’histoire, à la
morale de l’action, à la réflexion sociale et politique. Après une période où
le genre était dominé par l’analyse psychologique, la poétique de la rêverie
et les recherches formelles, c’est la condition même de l’homme dans le
monde et dans la société qui devient l’horizon des romanciers. Dans son
pamphlet Mort de la pensée bourgeoise (1929), Emmanuel Berl reproche au
roman psychologique du début du siècle de conforter l’ordre bourgeois, que
la littérature devrait au contraire mettre en question. Mais il repère un
tournant positif dans l’œuvre de Malraux, qui a publié Les Conquérants en
1927. C’est à ses yeux l’annonce d’un nouveau type de roman, qui refuse
l’ordre établi et pose les seules questions légitimes, celles de la place de
l’homme dans le monde et du sens de la vie. De fait, c’est dans cette voie
que s’engage le roman français à partir des années trente, sous la conduite
d’une génération de romanciers qui ont vécu la Première Guerre mondiale
et en mesurent les conséquences. On peut distinguer deux grandes
tendances : la première concerne le poids de l’histoire et les rapports de
l’individu avec la société, la seconde le sens de l’existence d’un point de
vue moral et métaphysique. Les deux problématiques, politique et
métaphysique, sont évidemment liées, comme on le voit chez Malraux : ce
sont les tragédies de l’histoire qui conduisent à s’interroger en termes
nouveaux sur l’« essence » de l’homme et sur les abîmes du cœur humain.
Et ces enjeux socio-historiques d’une part, moraux et existentiels d’autre
part, n’effacent pas pour autant les enjeux esthétiques : mettre la « condition
humaine » au centre du roman, c’est nécessairement réfléchir aux formes de
sa représentation. Pour Malraux comme pour Sartre ou Giono, les
techniques romanesques se renouvellent notamment sous l’influence du
roman américain et du cinéma.

Regards sur l’histoire


Les thématiques de l’histoire et de la société appellent des romans de
grande ampleur, qui rivalisent par leur complexité avec la complexité du
monde moderne. C’est l’époque du « roman-fleuve » — dont Romain
Rolland avait fourni le modèle —, avec la Chronique des Pasquier de
Georges Duhamel, Les Thibault de Roger Martin du Gard et Les Hommes
de bonne volonté de Jules Romains. La Chronique des Pasquier (dix
volumes, 1933-1945) suit l’histoire d’une famille de la petite bourgeoisie au
début du siècle. C’est surtout une galerie de portraits, qui éclaire la vie
sociale du temps et illustre la morale humaniste de l’auteur. Le projet des
Thibault est intellectuellement plus ambitieux. La publication des huit
volumes s’échelonne de 1922 à 1940. C’est une saga familiale, comme chez
Duhamel, mais qui confronte plus directement l’histoire individuelle à
l’histoire sociopolitique, notamment dans les deux derniers volumes, L’Été
14 (1936) et Épilogue (1940), qui traitent du séisme de la Grande Guerre.
Avec Les Hommes de bonne volonté (vingt-sept volumes, 1932-1946),
Jules Romains offre la fresque la plus vaste et la plus neuve. L’action se
situe de 1908 à 1933, mais elle est présentée de manière éclatée, à travers
de multiples points de vue. Le roman présente la guerre et ses
conséquences, l’évolution des relations internationales, les tensions
sociales, les mutations idéologiques et esthétiques de l’époque. Ce n’est
plus l’histoire de quelques individus mais celle de l’âme humaine collective
que Romains cherche à restituer, fidèle en cela à sa pensée « unanimiste » et
à sa morale humaniste. Par sa composition polyphonique et simultanéiste, le
roman entend donner une juste image du monde moderne, caractérisé par le
mouvement et la discontinuité. Le roman-fleuve est donc tout autre chose
que la survivance, au cœur du XXe siècle, d’un projet naturaliste désuet : il
met en œuvre dans le traitement du temps et du point de vue des techniques
narratives novatrices, proches de celles qu’expérimente à la même époque
le romancier américain John Dos Passos. À cet égard, on observe aussi une
architecture romanesque novatrice, construite à partir d’éléments
composites et de mises en abyme, dans le vaste cycle de Montherlant, Les
Jeunes Filles, formé de quatre romans (1936-1939). Mais, limitée à la
question morale des relations entre l’homme et la femme, cette tétralogie
laisse l’histoire sociale dans l’ombre.
C’est en revanche l’intention d’embrasser la réalité socio-historique qui
conduit Aragon, après sa rupture avec le surréalisme, à se lancer dans le
cycle du Monde réel — Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers
(1936), Les Voyageurs de l’impériale (1943) et Aurélien (1944). Les trois
premiers romans brossent le tableau de la France à la veille de la guerre de
1914, entre enjeux politiques (Les Cloches de Bâle) et conduites
individualistes condamnées par l’histoire (Les Voyageurs de l’impériale).
Aurélien suit le héros éponyme, ancien combattant marqué par 14-18,
jusqu’au début de la nouvelle guerre, en 1940. À travers l’histoire d’un
amour impossible, le roman fait ressentir le passage du temps et les leçons
de l’histoire. Dans le jeu parodique avec la tradition littéraire et le recours à
des formes d’écriture proches du collage (dans Les Beaux Quartiers),
Aragon intègre au nouveau réalisme du Monde réel des tons et des
techniques qui viennent du surréalisme. Après la Seconde Guerre mondiale,
il engage une nouvelle fresque romanesque, Les Communistes (1949-51),
dont l’action devait être suivie de 1939 à 1945. Mais il interrompt le projet,
et les deux volumes publiés ne vont pas au-delà de 1940. Il en est de même,
au lendemain de la Libération, pour Les Chemins de la liberté de Sartre
(1945-49), cycle interrompu qui laisse ses personnages au seuil de la guerre.
Sartre, cherchant à illustrer la conception existentialiste de la liberté, y
montre des consciences individuelles confrontées à l’histoire collective.
Simone de Beauvoir parvient de son côté à faire du roman existentialiste
une forme close et cohérente avec L’Invitée (1943), en mettant l’accent sur
le drame des consciences dans une situation de jalousie amoureuse.
Pourquoi l’abandon de telles sommes romanesques de la part de Sartre et
d’Aragon, ces deux écrivains qui règnent sur la littérature d’après-guerre ?
C’est peut-être que la visée didactique y était trop impérieuse et trop
voyante, au détriment de l’intérêt romanesque. Après Les Chemins de la
liberté, Sartre renonce d’ailleurs à la fiction et choisit de s’exprimer par
d’autres voies que le roman. C’est peut-être aussi que la nature même de la
Seconde Guerre mondiale lance un défi à la représentation romanesque et
qu’elle résiste pour une part à l’entreprise d’une transposition fictionnelle
classique, si peu de temps après la fin du conflit. D’une certaine façon, les
romans antiromanesques de Blanchot ou de Beckett, sans prendre la guerre
pour objet, témoignent d’une impossibilité du récit qui s’ajuste mieux à ces
temps « lazaréens » : nous y reviendrons. Ou alors, il faudrait se tourner
vers cette fresque en forme de chronique, trouée par les doutes, à la
chronologie brouillée et d’une grande densité humaine, qu’est Le Jeu de
patience de Louis Guilloux (1949). Mais ce grand roman, récompensé en
son temps par le prix Renaudot, a moins marqué les mémoires.
Guillouxest plus connu pour Le Sang noir (1935), âpre roman sur la
Grande Guerre perçue et vécue dans une ville de province. Racontée en six
cents pages, l’action dure le temps d’une tragédie, vingt-quatre heures. Elle
est centrée sur le destin terrible et dérisoire de Cripure, un professeur de
philosophie qui est à la fois la conscience critique et le bouc émissaire de la
violence sociale ordinaire. Mais de multiples histoires s’enchevêtrent,
figurant l’épaisseur du vécu, la diversité des sensibilités et le fossé qui
sépare les êtres. Attentif au sort des plus humbles, qu’il a connu de près,
Guilloux, écrivain antifasciste engagé dans les années trente, a été étiqueté
malgré lui comme un écrivain « populiste ». Le mot avait été lancé dans un
essai paru en 1931, Populisme, de Léon Lemonnier, qui voulait promouvoir
le choix du peuple comme sujet d’œuvres littéraires, dans la lignée de
Charles-Louis Philippe (Bubu de Montparnasse, 1901) et de Francis Carco
(Jésus la Caille, 1914), contre l’esthétique dominante du roman d’analyse.
Eugène Dabit a reçu en 1931 le premier Prix du roman populiste pour
L’Hôtel du Nord (1929). Guilloux et Dabit se rejoignent, hors de toute
étiquette, dans la recherche d’un type de roman qui rende compte de la
condition sociale des milieux populaires. Guilloux est proche aussi d’Henri
Calet : tous deux ont écrit des récits d’enfance et d’adolescence,
respectivement Le Pain des rêves (1942) et La Belle Lurette (1935), inspirés
par leur expérience de la misère.
L’histoire et la société de l’entre-deux-guerres sont saisies d’un tout autre
point de vue, mais avec lucidité et talent aussi, par deux romanciers qui se
sont par ailleurs discrédités dans la collaboration, Pierre Drieu la Rochelle
et Lucien Rebatet. Gilles, de Drieu (1939), présente le parcours d’un ancien
combattant de la Grande Guerre qui peine à se construire — comme
Aurélien d’Aragon, mais avec des conclusions plus amères et une vision
politique opposée. Le personnage de Gilles, converti au fascisme, finit par
rejoindre les rangs franquistes dans la guerre d’Espagne, poussé moins par
l’idéal que par le désespoir devant le spectacle d’une société qui s’effondre.
Les Deux Étendards, de Rebatet (1951), roman touffu sur la jeunesse de
l’entre-deux-guerres, traite d’une rivalité amoureuse et de divergences
idéologiques entre deux jeunes gens qui représentent l’un la révolte
nietzschéenne, l’autre la foi catholique. Par le biais de la fiction, l’auteur
règle ainsi ses comptes avec le christianisme, alibi moral d’une bourgeoisie
étouffante et sclérosée. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une époque, mais
une réflexion morale et métaphysique.

Enjeux existentiels
Les enjeux socio-historiques mènent donc à des enjeux existentiels. C’est
ainsi que, chez Malraux comme chez Céline, le destin des personnages est à
la fois inscrit dans l’histoire immédiate et représentatif de la « condition
humaine » en général. Mais alors que Malraux, comme Saint-Exupéry,
comme Giono aussi dans une certaine mesure, croit aux possibilités de
l’action et aux valeurs héroïques qui justifient l’existence, Céline montre
une humanité perdue dans la « nuit » d’un non-sens universel. Malraux a
imaginé dans Les Conquérants (1928) et La Voie royale (1932), dont
l’action se déroule déjà en Extrême-Orient, des héros qui échouaient dans
leurs initiatives révolutionnaires mais qui donnaient l’exemple du
dépassement de soi. Il va plus loin dans La Condition humaine (1933) et
dans L’Espoir (1937), qui montrent la grandeur de l’homme jusque dans la
défaite. La tentative d’insurrection révolutionnaire à Shanghai en 1927 et
les débuts de la guerre d’Espagne en 1936-37 déterminent le contexte dans
lequel des individus s’engagent dans l’action collective et y risquent leur
vie. Malraux renoue par là avec le genre épique. Les deux romans sont
construits en séquences fragmentées, à peine liées entre elles. Le lecteur suit
ainsi le rythme des combats, ressent la tension des événements. Les
personnages représentent les différents choix possibles face à une situation
donnée. Les dialogues les font vivre, et les font débattre : les points de vue
des personnages divergent, et le roman relaie ces idées — mais sans se
réduire à un « roman à thèse », didactique et univoque. La communication
entre les êtres semble impossible, et cette solitude renvoie l’homme à sa
contingence. Là réside pour Malraux le tragique de la condition humaine.
Des issues sont toutefois suggérées, celle de la fraternité dans l’action
surtout, celle de l’accomplissement par l’œuvre d’art aussi — plus
discrètement. Après L’Espoir, Malraux écrira encore un roman, Les Noyers
de l’Altenburg (1943). Mais ses grandes œuvres d’après-guerre, ce sont les
écrits sur l’art et les textes autobiographiques.
Même s’il insiste dans L’Espoir sur les nécessités pragmatiques de
l’organisation politique plus que sur l’éthique de l’engagement personnel,
Malraux montre toujours la possibilité de l’héroïsme humain au cœur des
luttes de l’époque. Ces valeurs héroïques sont aussi présentes dans les
romans de Saint-Exupéry, où l’aventure de l’aéropostale conduit l’homme à
s’interroger sur sa place dans l’univers (Vol de nuit, 1931 ; Terre des
hommes, 1939). Et on les rencontre chez Giono, dans un contexte tout
différent. Les succès de Colline (1929) et de Regain (1930) ont fait
connaître Giono comme romancier d’une paysannerie mythique, bien loin
de l’actualité politique et des réalités du monde moderne. Comme chez
Charles-Ferdinand Ramuz (La Grand Peur dans la montagne, 1926), c’est
face aux menaces de la nature que l’homme prend conscience de sa
condition et qu’il est amené à se transcender. Les héros du Chant du monde
(1934), de Que ma joie demeure (1935) et de Batailles dans la montagne
(1937) sont des êtres d’exception, autant de figures du poète démiurge et
thaumaturge. Mais Giono, s’il refuse tout réalisme romanesque, n’ignore
pas l’histoire contemporaine. Traumatisé par la guerre de 1914-1918 qu’il a
vécue et dont il évoque les ravages dans Le Grand Troupeau (1931), il
participe à la lutte antifasciste aux côtés de Gide et de Malraux dans les
années trente, et défend un pacifisme viscéral. L’action de Bobi dans Que
ma joie demeure représente l’espoir de « changer la vie » au niveau d’une
communauté paysanne — utopie sociale que Giono tente de faire vivre
encore dans les rassemblements du Contadour à la veille de la guerre. Il
importe en effet à ses yeux de renouer le lien entre l’homme et la terre : la
condition humaine est d’abord une condition naturelle. Après la guerre, il
s’éloigne toutefois de ces certitudes : dans Un roi sans divertissement
(1947), roman au titre pascalien, le héros finit par se tuer, seule issue à
l’ennui qui ronge l’existence ; dans Le Hussard sur le toit (1951), le
personnage d’Angelo incarne une morale héroïque romanesque qui
appartient à des temps révolus. Le monde moderne implique « la fin des
héros ».
Céline appartient avec Malraux et Giono à la « grande génération » des
romanciers des années trente2. La publication de Voyage au bout de la nuit,
en 1932, marque en effet une date dans l’histoire du genre. Ce roman est à
la fois le récit d’une descente aux enfers de la société moderne, une
méditation désabusée sur la noirceur du cœur humain et le non-sens de
l’existence, et un monologue ininterrompu rythmé par un style qui confère à
l’écrit le relief, les couleurs et la familiarité de la langue orale. Car c’est le
personnage central, Bardamu, qui raconte son parcours, une odyssée
négative jusqu’au bout de la « nuit » de la condition humaine. Le récit est
ainsi tout entier transformé en discours, laissant entendre une voix vivante,
tour à tour étonnée ou accusatrice, drôle ou désespérée. Anti-héros, c’est en
subissant les événements que Bardamu découvre l’absurdité de la guerre,
les méfaits du système colonial, la déshumanisation de la société
industrielle, la misère humaine des banlieues.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi
deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec
casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants,
tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les
sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout
détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que
les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus
enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le
concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
Louis-Ferdinand CÉLINE, Voyage au bout de la nuit (1932).

Bardamu incarne ainsi un tragique de l’absurde qui l’apparente à


Roquentin et à Meursault, les futures créatures de Sartre et de Camus —
nous l’avons vu. La Nausée, L’Étranger : deux titres qui auraient pu
s’appliquer aussi au destin de Bardamu. À la différence de Roquentin et de
Meursault toutefois, Bardamu voyage : il est témoin des mutations du
monde. Dans Mort à crédit (1936), Céline va encore plus loin dans la
déconstruction syntaxique et dans l’invention d’un nouveau rythme narratif.
Le narrateur y évoque son enfance à Paris et ses découvertes d’adolescent,
sur un ton qui mêle la nostalgie à la verve satirique. Après ce livre, Céline
s’égare dans la violence de ses pamphlets antisémites : il y cultive la
singularité de son style, dont il aura donc fait usage pour le meilleur comme
pour le pire. Il lui faudra du temps avant de revenir au roman après la
guerre, l’exil et l’emprisonnement.
L’exploration des âmes
L’intérêt du roman pour la condition humaine et le tragique de l’existence
se manifeste par ailleurs chez des romanciers qui explorent la profondeur
des âmes plus que l’action dans le monde. Traiter du couple, de la famille
ou d’une petite ville, c’est mettre au jour des relations révélatrices, dévoiler
l’impossible communication entre les êtres, cerner au plus près le drame de
la solitude ou le problème du mal. Ces thèmes ne sont certes pas nouveaux,
mais ils revêtent dans les années trente une gravité existentielle qui n’est
pas sans rapport avec la crise morale et intellectuelle que traverse la société.
Jacques Chardonne approfondit dans Romanesques (1938) une réflexion sur
le couple qu’il avait commencée avec L’Épithalame (1921). Marcel
Jouhandeau observe en moraliste les monstres représentatifs de la condition
humaine dans le miroir concentrique d’une petite ville de province
(Chaminadour, 1934) — ou de sa propre vie conjugale (Chroniques
maritales, 1938). Montherlant, dans Les Célibataires (1934), montre la
déchéance de deux aristocrates abandonnés de tous, donnant une image
noire de la famille et de la société qui fait penser aux romans de Mauriac.
L’enjeu métaphysique est toutefois plus aigu chez Mauriac, comme chez
Julien Green et Bernanos. Leurs œuvres ont des parentés par le rôle qu’y
joue la foi chrétienne. Mais il serait réducteur de les rassembler sous une
étiquette commune de « roman catholique », tant la complaisance suspecte
qu’elles semblent entretenir pour les plus noirs péchés suscite de réserves
en leur temps de la part de l’Église et de la critique catholique
conservatrice. Chaque auteur suit d’ailleurs sa voie propre. Dans Le Nœud
de vipères (1933), Mauriac délègue la conduite du récit à un vieil homme
plein de haine pour les siens : la lettre qu’il écrit explique pourquoi il
compte les déshériter. Mais, au bout du compte, c’est lui qui reçoit la
lumière de la grâce. Le pécheur se montre plus près de Dieu que les
bourgeois conformistes qui pratiquent une religion de façade. La Fin de la
nuit (1935), qui suit le destin de Thérèse après Thérèse Desqueyroux
(1927), suscitera une célèbre critique de Sartre, qui reproche à Mauriac de
prendre « le point de vue de Dieu sur ses personnages » sans respecter leur
liberté. Comme un roman suppose des personnages qui soient des
« consciences libres », ouvertes sur un avenir qui n’est pas joué d’avance,
La Fin de la nuit « n’est pas un roman », dit Sartre : c’est un récit3. En
réalité, Sartre, pour promouvoir alors sa propre conception du genre et
occulter la modernité narrative du roman mauriacien, prête à Mauriac
romancier une « omniscience divine » que l’on peine à trouver dans ses
textes.
Julien Green exprimait dès ses premiers romans (Adrienne Mesurat,
1927), quand il était éloigné de la foi, une angoisse métaphysique qui prend
une signification nouvelle dès lors que le drame du Bien et du Mal prend
une dimension religieuse et surnaturelle, comme dans Moïra (1950). Quant
à Bernanos, après le succès de Sous le soleil de Satan (1926), il continue de
fouiller les abîmes d’une condition humaine hantée par ce combat du Bien
et du Mal. Dans le Journal d’un curé de campagne (1936), à travers le
témoignage fictif du curé d’Ambricourt, il offre une vision humaine de la
sainteté et des formes du péché qui sont à l’œuvre dans le tissu de
l’existence quotidienne. Dans Nouvelle Histoire de Mouchette (1937), il
raconte le destin tragique d’une malheureuse fillette qui, victime du
mensonge et de la violence d’autrui, finit par se noyer. Dans Monsieur
Ouine (1946), récit elliptique et fragmenté, il préserve l’opacité d’une
affaire de meurtre qui traduit la présence du mal dans une « paroisse
morte ». Mieux que quiconque, Bernanos sait inventer des formes
romanesques qui maintiennent le mystère des consciences dans le clair-
obscur, et suggérer la présence de Dieu, comme celle de Satan, au cœur de
l’existence.

La fiction romanesque en question


Ces interrogations existentielles et métaphysiques qui hantent les grands
romanciers des années 1930-1950, venues souvent de l’épreuve de la
Première Guerre mondiale, sont réactivées par la Seconde. La pratique
même de la fiction romanesque est alors mise en question. Peut-on encore
raconter des histoires après Auschwitz et Hiroshima ? Paul Gadenne,
l’auteur de Siloé (1941) et des Hauts Quartiers (1973) — grand roman qui
sera publié après sa mort en 1956 —, constate en 1947 que le romancier a
désormais « mauvaise conscience » : il « ne croit plus en ses pouvoirs » (À
propos du roman). La réflexion politique et métaphysique conduit ainsi le
roman à se retourner contre lui-même, ou du moins contre un certain
nombre de procédures qui donnaient à la fiction romanesque son évidence,
son apparent naturel. Plusieurs fondements du roman réaliste, surtout, sont
ébranlés — et chacune de ces mises en cause, déjà esquissées par Céline,
peut ouvrir la voie à des innovations formelles : ce sont les conditions de la
narration, les modalités de l’action et les limites de la fiction.
La narration, d’abord. C’est la question de la voix qui est la source du
récit : qui raconte ? Pour que le lecteur adhère à l’histoire, il faut que le
narrateur soit fiable, soit qu’il s’efface pour donner l’impression que les
faits se déroulent d’eux-mêmes, soit qu’il ait la consistance d’un
personnage susceptible d’être garant de la véracité de son récit. Or plusieurs
romans de l’époque reposent sur des instances narratives incertaines, dont le
récit peut être mis en doute. Louis-René des Forêts, dans Le Bavard (1946),
met en scène un narrateur qui parle par « besoin de parler », et qui s’en
confesse, mais qui conteste dès lors les différentes versions de son récit au
point d’exposer son identité même à un soupçon radical. Camus suscite un
vertige assez proche dans La Chute (1956), son dernier roman, confession
ambiguë et ironique d’un personnage qui s’avoue « comédien ». Dans
Portrait d’un inconnu (1948), roman de Nathalie Sarraute qualifié par
Sartre d’« antiroman », le narrateur-personnage lui-même doute de tout, de
sa mémoire, de sa perception, de son interprétation des faits : il n’est pas sûr
de ce qu’il raconte, et semble parfois s’effacer au profit de l’instance
supérieure de l’auteur. La voix narrative perd ainsi toute fonction d’autorité.
Chez le Giono des Chroniques romanesques, la série de romans écrits à
partir d’Un roi sans divertissement, le narrateur-personnage est encore une
instance bien suspecte quand il est fasciné par le mensonge et par le jeu
(Les Grands Chemins, 1951), animé par l’égoïsme (Le Moulin de Pologne,
1953), ou concurrencé par une narration contradictoire (Les Âmes fortes,
1950). Dans Un roi sans divertissement (1947), différents narrateurs se
succèdent : plusieurs récits s’emboîtent, comme des poupées russes.
L’histoire du personnage de Langlois, qui s’est donné la mort un siècle
avant le récit initial, reste ainsi irréductiblement lacunaire : le mystère
profond de sa conscience se dérobe. La mise en question d’une voix
narrative stable et sûre met fin à l’illusion humaniste d’un savoir fiable sur
les êtres.
L’action romanesque subit un sort analogue. Elle se dissout dans
l’épaisseur de l’existence chez Sartre, qui ironise dans La Nausée sur les
artifices trompeurs du « sentiment d’aventure ». Elle se condense chez
Camus dans le geste meurtrier de Meursault, acte absurde qui échappe
précisément à la chaîne causale d’une action cohérente. Elle est tout aussi
incertaine que la source de la voix narrative dans les romans sans intrigue
de Blanchot, où les « personnages » sont des ombres qui signifient
l’absence et la négation, figures d’une obscurité inhérente au langage
(Thomas l’obscur, 1941 ; L’Arrêt de mort, 1948). Elle se réduit à des actes
dérisoires dans Molloy de Beckett (1951), chez qui l’anéantissement de
l’action humaine va de pair avec la mise en scène d’une parole qui ne
renvoie plus qu’à elle-même : pour le narrateur innommé de L’Innommable
(1953), « il faut que le discours se fasse ». Dans une tout autre perspective
esthétique, où la fiction garde ses prestiges, l’action est toujours différée
dans Le Rivage des Syrtes de Gracq (1951), où l’aventure ne réside pas dans
les événements présents, mais dans l’événement à venir, — une guerre
attendue, pressentie, espérée, entre deux pays imaginaires. Si l’on se
souvient que la pensée sartrienne de l’engagement définit l’homme par ses
actes et que la pensée marxiste insiste sur l’idée de praxis, on mesure à quel
point l’évolution du genre romanesque s’éloigne de ces dogmes.
Ce sont enfin les limites de la fiction qui deviennent incertaines. Il arrive
que le romancier dévoile les conditions de l’invention romanesque, ce qui
est reconnaître ce qu’elle doit à une imagination subjective et faire obstacle
à l’illusion mimétique. Ainsi procède Jean Genet dans Notre-Dame-des-
Fleurs (1943), où il revendique de façon provocante le droit de mêler
témoignage autobiographique et libre invention, l’identification du
narrateur à l’auteur demeurant problématique. Ainsi procède aussi Giono
dans Noé (1947), mais pour des effets différents : le romancier superpose
les deux mondes de sa vie réelle et des histoires qu’il imagine en montrant
avec humour comment ses créatures acquièrent leur autonomie et lui
imposent ses lois. Ce sont les frontières de la vraisemblance romanesque,
par ailleurs, que transgressent allégrement la fantaisie verbale et le
merveilleux poétique de Boris Vian dans L’Écume des jours (1947) et
L’Automne à Pékin (1947) — ou que Raymond Queneau met en péril quand
il soumet la composition de ses romans à des contraintes formelles fixées
du dehors (Le Chiendent, 1933). La fiction peut encore exploser sous la
poussée de l’excès et de la transgression, comme dans les romans de
Georges Bataille (Le Bleu du ciel, écrit en 1935 ; Madame Edwarda, 1941).
Elle peut à l’inverse se limiter à la réécriture toute classique de l’histoire,
comme chez Marguerite Yourcenar qui imagine l’autoportrait d’un célèbre
empereur romain (Mémoires d’Hadrien, 1951). Elle n’offre plus dans tous
les cas le cadre bien délimité d’un « mûthos » auquel le lecteur pourrait
aisément, le temps de sa lecture, accorder tout son crédit.
Ce qui s’annonce ainsi, c’est la fin du roman en situation ou du roman de
situation prôné par l’existentialisme. De même qu’un roman existentiel,
chez Céline ou Bernanos, avait précédé l’apparition du roman
existentialiste, un roman nouveau existe avant le Nouveau Roman, que
préfigure dès avant la guerre Tropismes (1939) de Nathalie Sarraute et qui
s’esquisse dans les premiers livres de Marguerite Duras (Un barrage contre
le Pacifique, 1950). Or ce Nouveau Roman rejoint le groupe des Hussards
au moins sur ce point, dans les années cinquante : l’intention d’en finir avec
les illusions humanistes de l’engagement sartrien. « Tout ce qui est humain
m’est étranger », conclut le personnage de Sanders dans Le Hussard bleu de
Roger Nimier (1950).

3. La pensée sur la scène


Le théâtre des années 1930-1955 suit le même mouvement que le roman
— d’un humanisme sensible aux tensions de l’histoire, puis traversé par les
questions de l’existence et de l’engagement, jusqu’au début d’une nouvelle
phase, où le bouleversement des codes dramatiques bouscule la tradition
humaniste. On voit ainsi se succéder les années trente, ou années Giraudoux
(La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935), les années quarante, ou années
Sartre (Les Mouches, 1943), et l’aube des années cinquante, ou années
Ionesco (La Cantatrice chauve, 1950). Du poétique au politique, et de
l’engagement à sa contestation, les mutations semblent toutefois plus
rapides dans le domaine du théâtre : le « théâtre de l’absurde », ou Nouveau
Théâtre, révolutionne la scène parisienne quelques années avant que le
Nouveau Roman ne confirme le début d’une période nouvelle. Comme si le
théâtre devait se presser pour rattraper le temps perdu, ainsi que le suggère
Ionesco : l’avant-garde, à ses yeux, « a été stoppée au théâtre » (« Discours
sur l’avant-garde », 1959). Il n’est donc que plus urgent au lendemain de la
guerre qu’elle vienne en finir avec le théâtre de caractères, la comédie de
boulevard et les conventions du dialogue. Parce que le théâtre a été trop
longtemps en retard, il lui faudrait maintenant être en avance… De fait, il a
fallu du temps pour que soit joué Le Soulier de satin de Claudel, pour que
soient connues les théories d’Artaud sur le « théâtre de la cruauté », pour
que les thèses de Bertolt Brecht aient des échos en France. Le théâtre de
Sartre, qui se veut révolutionnaire, est encore bien conformiste dans sa
forme : le changement tarde à venir. Or il ne faut que quelques années au
milieu du siècle, de 1947 (Audiberti, Le Mal court) à 1953 (Beckett, En
attendant Godot), pour transformer en profondeur le théâtre français. Mais
ce qui prédomine avant ce tournant, de Giraudoux à Sartre, c’est bien un
théâtre littéraire, centré sur le texte dramatique, où la logique du dialogue
est la règle, et qui par ses dialogues pense et donne à penser sur l’existence
et sur l’histoire.

Le metteur en scène et les lieux du théâtre


L’importance du metteur en scène est alors acquise. C’est une conquête
du Cartel, qui a fait reconnaître son rôle essentiel. Sous le Front populaire,
les hommes du Cartel sont nommés à la Comédie-Française. Ils dominent
alors la vie théâtrale, avant d’être dispersés par la guerre. Louis Jouvet a
collaboré étroitement avec Giraudoux, dont l’œuvre doit beaucoup à cette
entente entre auteur et metteur en scène. C’est pourquoi Giraudoux se plaît
à dire qu’« il n’y a pas d’auteur au théâtre4 »: non seulement le dramaturge
ne fait que transmettre des histoires qu’il n’a pas inventées, comme les
mythes d’Amphitryon ou d’Électre, mais son texte est ensuite entre les
mains du metteur en scène et des comédiens, qui poursuivent le travail
créateur. Pour Jouvet comme pour les autres membres du Cartel, le rôle du
metteur en scène est toutefois toujours de servir le texte. À partir des années
quarante, Jean-Louis Barrault trouve auprès de Claudel, qui n’écrit plus
alors de nouvelles pièces, la même fonction de médiateur entre l’œuvre et la
scène : outre Le Soulier de satin, il montera Partage de midi, L’Échange,
Christophe Colomb, Tête d’or. Au lendemain de la guerre, le metteur en
scène dont l’apport est le plus remarquable est Jean Vilar, qui crée en 1947
le Festival d’Avignon et prend en 1951 la direction du Théâtre national
populaire. Sous son impulsion, le théâtre doit s’ouvrir au plus grand
nombre : le TNP, conçu comme un lieu d’expériences, d’échanges et de
réflexions sur l’art dramatique, réaffirme la fonction sociale du théâtre et
renouvelle l’interprétation des classiques — même si Sartre lui reproche de
ne pas aller jusqu’au bout de sa vocation « populaire » en accordant une
place excessive au répertoire de la tradition.
Dans les années trente, la recherche d’un théâtre révolutionnaire a abouti
à la création du groupe Octobre, issu de la Fédération du Théâtre Ouvrier de
France (1932). Animée surtout par Jacques Prévert, la troupe produit des
sketches, des chœurs, des pièces satiriques, qui sont joués dans les cafés ou
les cours d’usines et rencontrent un réel succès dans le public ouvrier. Mais
elle se dissout en 1936, quand la politique culturelle du Front populaire
reprend à son compte certains de ses idéaux, et ses membres vont dès lors
surtout se tourner vers le cinéma. De leur côté, les salles de théâtre
traditionnelles ne désemplissent pas, même pendant l’Occupation, et le
public bourgeois continue d’applaudir le théâtre de boulevard. Sacha Guitry
et Marcel Achard brillent par leur production abondante. Guitry écrit des
comédies d’intrigue et de mœurs à succès (N’écoutez pas, mesdames !,
1942), parallèlement à une carrière de cinéaste. Salacrou, qui a côtoyé les
avant-gardes à ses débuts, avant d’être joué par les metteurs en scène du
Cartel (La Terre est ronde, 1938), devient un auteur de boulevard consacré.
Jean Giraudoux et Jean Anouilh s’adressent à un public assez semblable,
mais avec une tout autre ambition créatrice.

Le théâtre et les mythes : Giraudoux, Cocteau, Anouilh


Giraudoux a commencé son œuvre dramatique avec Siegfried (1928),
pièce tirée de son propre roman. Dans Amphitryon 38 (1929), il réécrit le
mythe d’Amphitryon pour faire l’éloge de la finitude humaine, représentée
par la fidélité conjugale d’Alcmène, qui refuse la promesse d’éternité faite
par un Jupiter séducteur. L’humour et les allusions littéraires, le brio et la
subtilité des dialogues, mêlés à la gravité de la réflexion humaniste,
signalent un style dramatique nouveau que vont confirmer ses œuvres
suivantes. Intermezzo (1933) oppose le choix de la vie, fût-ce une petite vie
de fonctionnaire, à l’attrait poétique de la mort. C’est la sagesse de
l’aureamediocritas, contre la tentation de l’hubris. La guerre de Troie
n’aura pas lieu (1935) revient à l’Antiquité grecque, mais pour traiter de la
guerre et de la paix, sujet d’actualité en cette période de tensions
internationales. La réécriture du mythe, comme peu après dans Électre
(1937), impose le dénouement : la guerre de Troie a eu lieu, Oreste a tué
Égisthe et Clytemnestre — c’est la loi de la tragédie. Il en va de même dans
La Machine infernale de Cocteau (1934), réécriture du mythe d’Œdipe, et
dans Antigone d’Anouilh (1944) : le prologue peut annoncer la fin, que
connaît le spectateur.

LA VOIX. — […] Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se
déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel.
Jean COCTEAU, La Machine infernale, I (1934).

L’intérêt de telles pièces n’est pas dans les péripéties du drame ou dans
les surprises du dénouement, mais dans l’attitude des personnages devant
leur destin. Le mythe libère le dramaturge de l’obligation de vraisemblance
et conduit à styliser les personnages : il rend ainsi possible une
« distanciation » avant la lettre, selon le critique Pierre Albouy5, en donnant
toute la place à une pensée dynamique, qui se nourrit des confrontations
d’idées — sur la justice, la guerre, la liberté et la fatalité… C’est retrouver
sur la scène le tragique de la « condition humaine », qui est pendant cette
période au cœur des préoccupations.
Anouilh a écrit une Eurydice, qui modernise et humanise le mythe grec
(1941), comme l’avait fait Cocteau dans Orphée (1927). Antigone est sa
pièce la plus connue : jouée pendant l’Occupation, elle pouvait être
interprétée comme une idéalisation de la Résistance, représentée par la pure
Antigone, contre les compromis du pouvoir en place, incarnés par Créon.
Mais Anouilh n’a rien d’un auteur engagé, et son œuvre est infiniment plus
vaste et plus nuancée. Il l’a lui-même classée par registres : il y a les
« pièces roses », légères et divertissantes, et les « pièces noires », graves et
tragiques. Parmi les premières, Le Bal des voleurs (1938), l’un de ses
premiers succès ; parmi les pièces noires, outre Antigone et Eurydice, Le
Voyageur sans bagages (1937), une histoire d’amnésie. Suivront des pièces
« brillantes » (La Répétition ou l’Amour puni, 1950), « grinçantes » (La
Valse des toréadors, 1952), « costumées » (L’Alouette, 1953)… Grâce à sa
maîtrise de l’écriture dramatique, à son sens de la parodie et aux libertés
qu’il prend avec la psychologie réaliste, Anouilh peut réinventer le
vaudeville autant que mettre à nu les mensonges de la famille et de la
société. La vision du monde qui en ressort est nettement plus « noire » ou
« grinçante » que « rose », sensible au tragique de l’existence. Ce théâtre
paraîtra dépassé à partir de la révolution théâtrale des années cinquante,
mais son apport ne doit pas être sous-estimé.

Un théâtre d’écrivains : textes et idées


Le pouvoir d’attraction de l’art dramatique au milieu du siècle est tel que
beaucoup d’auteurs venus d’autres genres s’y essaient, avec des succès
inégaux et sans s’y investir durablement — Mauriac avec Asmodée (1938)
et Le Feu sur la terre (1951), Giono avec Le Bout de la route (1931) et Le
Voyage en calèche (1943), Gracq avec Le Roi pêcheur (1948), Bernanos
avec les Dialogues des carmélites (conçus d’abord pour le cinéma et
publiés en 1949, peu après la mort de l’auteur). C’est alors par excellence le
genre où s’exposent des convictions, une vision de l’homme et du monde
— avec une densité spirituelle qui rappelle Claudel chez Bernanos, avec
ailleurs une tension passionnelle de tonalité romantique (Giono) ou
surréaliste (Gracq).
Beaucoup plus durables sont les conversions dramatiques de Marcel
Aymé, de Montherlant, de Sartre et de Camus. Aymé a d’abord mêlé avec
talent le merveilleux ou le fantastique à une observation aiguë du quotidien
dans ses romans (La Jument verte, 1933 ; La Vouivre, 1943), ses contes
(Contes du chat perché, 1934) et ses nouvelles (Le Passe-muraille, 1943). Il
se consacre au théâtre à partir de 1944 (Vogue la galère), trouvant alors
dans la comédie satirique le moyen d’exprimer son sens de la fable et son
esprit caustique. Les représentations de La Tête des autres (1952), qui s’en
prend au monde de la Justice, suscitent de vives réactions à droite comme à
gauche, mais attirent les foules. Montherlant, lui aussi, n’a vraiment
commencé à se tourner vers la scène que pendant la guerre, et y a dès lors
obtenu de grands succès. Mais, de son côté, c’est pour écrire des œuvres
tragiques qui se distinguent par leur langue classique et leur rigueur
cornélienne — La Reine morte (1942), Le Maître de Santiago (1948), Port-
Royal (1954). Montherlant revendique un « théâtre psychologique » capable
de traduire par les mots les mouvements de l’âme. En ce sens, le dialogue
théâtral conserve chez lui des vertus logiques, argumentatives, qui ne sont
pas très éloignées de celles que leur prête Sartre, cet autre admirateur du
théâtre cornélien, même si c’est pour en faire un tout autre usage
philosophique et politique.
Sartre est encore un auteur qui s’est fait connaître par la pratique d’autres
genres, dont le roman, avant de se mettre au théâtre sous l’Occupation. Le
choix d’un sujet emprunté à l’Antiquité grecque permet d’obéir à la
censure, qui exclut tout sujet d’actualité, tout en illustrant une pensée qui
n’est pas étrangère à l’époque. Dans Les Mouches (1943), Sartre fait ainsi
de l’histoire d’Oreste une tragédie de la liberté, alors que Giraudoux
insistait sur la pureté d’Électre. Oreste s’accomplit dans son acte de
vengeance. C’est déjà un « théâtre de situations », tel que Sartre le définira
un peu plus tard, par opposition au théâtre de « caractères » (« Pour un
théâtre de situations », 1947). Les situations dramatiques doivent montrer la
liberté de l’homme, qui n’est pas de telle ou telle nature mais qui se
construit par ses actes et devient ce qu’il fait. Parce que le théâtre est par
excellence le genre où se montre l’action en train de se faire, il est
particulièrement apte à illustrer cette pensée sartrienne par des pratiques
morales et politiques concrètes. On le voit dans Huis clos (1944), où trois
personnages découvrent après la mort que « l’enfer » est le regard d’autrui ;
dans Les Mains sales (1948), où s’opposent le choix de la pureté et celui du
compromis dans l’action politique ; dans Le Diable et le Bon Dieu (1951),
qui pose la question de la croyance religieuse. Toutes ces pièces sont écrites
dans un style sobre et tendu, souvent familier : le dialogue est subordonné à
l’action. L’esthétique dramatique n’est pas très neuve, malgré quelques
emprunts aux techniques du cinéma, comme le flash-back dans Les Mains
sales. Bien que Sartre assigne de plus en plus à son théâtre une fonction
politique, il ne découvre qu’en 1955 la pensée de Brecht, que Vilar a
contribué à introduire en France par sa mise en scène de Mère Courage au
TNP (1951)6. Et il ne partage pas la théorie de la « distanciation » : pour lui,
le dramaturge doit bien passer par une « mystification », donc un minimum
d’illusion théâtrale, même si le but recherché est une « démystification »,
c’est-à-dire une prise de conscience libératrice.
Reconnu comme penseur de l’absurde, plus encore que Sartre, pour en
avoir dégagé les enjeux philosophiques dans Le Mythe de Sisyphe (1942),
Camus ne propose pas seulement un théâtre d’idées : il tire certaines
conséquences de l’absurde dans le langage théâtral. Caligula (joué en 1945)
montre en effet la folie du pouvoir, et même la folie au pouvoir, ce qui
affecte de déraison l’ordre du discours. Parce qu’il exerce le pouvoir absolu,
l’empereur de Rome veut atteindre l’impossible et défier les limites de la
vie. Le Caligula de Camus rappelle Héliogabale, cet autre empereur
monstrueux en qui Artaud voyait l’incarnation de la violence poétique
(Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, 1934). Il semble même illustrer les
théories du « théâtre de la cruauté » selon Artaud, pour qui le théâtre ne
peut libérer l’esprit humain des forces obscures qui l’aliènent qu’au prix
d’une crise violente aux effets cathartiques (Le Théâtre et son double,
1938). Mais la pièce de Camus, conçue d’ailleurs dès 1938, est d’abord un
texte, un dialogue écrit. Artaud, lui, rêve d’un théâtre à la fois physique,
mobilisant le corps tout entier, et métaphysique, dévoilant les mystères de
l’être.

L’émergence d’un « nouveau théâtre »


S’inspirant du théâtre balinais, voulant revenir aux sources dionysiaques
du théâtre occidental, Artaud rejette des siècles de théâtre pauvrement
« psychologique » qui ont mutilé l’homme en coupant ses liens originels
avec le Tout cosmique et avec ses propres profondeurs. La « cruauté » selon
Artaud n’est donc pas un vice moral : elle est « lucidité », « appétit de vie ».
Le spectacle théâtral est conçu comme un moment de fusion intense,
d’explosion passionnelle. On est alors aux antipodes de la « distanciation »
critique selon Brecht. Dans sa pièce Les Cenci (1935), Artaud n’a pas su
vraiment mettre en œuvre cette vision du théâtre. Et il n’a pas d’influence
réelle sur le théâtre des années quarante, qui dans l’ensemble l’ignore. Mais
ses thèses, qu’il reformule une dernière fois dans une conférence donnée au
Vieux-Colombier en 1948, peu avant sa mort, marqueront profondément le
théâtre dans la deuxième moitié du siècle.
Le règne de la pensée au théâtre, qui a vu briller la raison discursive de
Giraudoux à Sartre, décline à la fin des années quarante pour céder la place
à un désordre d’une étonnante fécondité. Toute une série de pièces
nouvelles, jouées dans de petites salles parisiennes, font souffler un vent de
liberté, de fantaisie et de contestation qui emporte toutes les conventions
régissant le discours, l’action et le personnage de théâtre. Dans Les Bonnes
(1947), Genet inaugure une œuvre dramatique où la violence des rapports
de pouvoir est à la fois onirique et sociopolitique. Dans Le Mal court (1947)
de Jacques Audiberti, l’intrigue qui conduit une joyeuse princesse
d’opérette à se convertir au Mal est emportée par les tourbillons du langage.
Arthur Adamov, un grand ami d’Artaud, montre dans La Parodie (1947)
l’absence de communication entre des personnages qui se côtoient dans un
monde de cauchemar. Vian donne libre cours à son sens ravageur de la
dérision dans L’Équarrissage pour tous (1950), « vaudeville pacifiste » qui
traite de la guerre et du débarquement. C’est cette même année 1950 que
Tardieu donne Un mot pour un autre, qui joue sur les discordances entre
syntaxe cohérente et lexique décalé, et IonescoLa Cantatrice chauve, où la
mécanique du langage tourne à vide. Quant à Beckett, il donne sa première
contribution à cette entreprise de déconstruction collective, en 1953, avec
En attendant Godot, dont le succès attire l’attention du public sur
l’ensemble du courant en train de naître.
On a parlé de « théâtre de l’absurde », appellation commode pour
regrouper tout ce qui porte atteinte à la logique du sens, échappant à la
compréhension du spectateur. Mais en rester à cette notion d’« absurde », ce
serait soit interpréter abusivement ces pièces comme des illustrations de la
philosophie de Camus, soit laisser entendre que ce théâtre n’offre en effet
rien à comprendre, dans tous les cas en limiter la portée. Cette étiquette est
insuffisante, même si elle présente l’intérêt d’insister, par l’étymologie —
dans absurde, il y a sourd —, sur les dérèglements de la communication.
Mais c’est le genre tout entier qui est affecté par cette révolution de l’art
dramatique — et non le seul procès du sens, ni le seul langage articulé.
Mieux vaut donc parler d’un « Nouveau Théâtre », comme on parle du
Nouveau Roman, en suivant l’appellation proposée par Geneviève Serreau7.
L’aventure ne fait que commencer : il faudra y revenir.

4. L’essor de la prose non


fictionnelle
Les trois grands genres consacrés par la tradition — poésie, roman,
théâtre — ne délimitent pas la production littéraire comme un champ clos.
Depuis les Essais de Montaigne et les grands textes du siècle des Lumières,
on sait qu’il existe, hors de la fiction, et hors du cadre formel de la poésie,
bien d’autres possibilités pour l’écriture littéraire. Ce n’est donc pas
nouveau. Mais ce champ mal défini est appelé à se diversifier et à se
développer particulièrement de l’entre-deux-guerres au milieu du XXe siècle,
pour plusieurs raisons. D’abord, les frontières de la poésie et celles du
roman sont plus que jamais remises en question. Le surréalisme a accéléré
le processus engagé à la fin du XIXe siècle par les poètes de la modernité : le
poème ne se définit plus par des critères formels. Le pamphlet, discours
libéré de toute censure, est un « genre » tout aussi légitime. Et la fiction
romanesque est condamnée pour son arbitraire et son conformisme. On a vu
comment les principales composantes de la fiction pouvaient être amenées à
se dissoudre dans le récit poétique, très répandu dans les années vingt :
Breton, Soupault et Aragon ont renforcé cette tendance. D’autre part, la
période, propice aux engagements, conduit les écrivains à intervenir sur la
scène publique : les voilà sommés de sortir de leur territoire réservé pour
s’aventurer à la tribune, signer des manifestes, écrire dans la presse, publier
des essais liés à l’actualité. Enfin, les crises et les guerres engendrent une
« mauvaise conscience » de la fiction, dès avant 1940, qui affecte l’histoire
du roman et favorise d’autres types d’écrits. Malraux n’écrit plus de roman
majeur après L’Espoir, Giono et Céline cessent d’écrire des romans pendant
la guerre, Sartre interrompt Les Chemins de la liberté. Quelles sont donc les
autres formes de prose auxquelles les écrivains se consacrent alors ?

L’écriture de soi
Ce sont d’abord les écrits intimes, ceux par lesquels l’écrivain dévoile ou
interroge la vérité de son moi. Gide, le « contemporain capital » de l’entre-
deux-guerres (selon le mot du critique André Rouveyre), montre l’exemple.
Après son autobiographie, Si le grain ne meurt (1924), il publie son Journal
en feuilleton dans la NRF à partir de 1930, avant de le publier en volumes
(1939 et 1950). Green aussi tient un Journal, à la fois méditation spirituelle
et témoignage sur l’époque, qu’il publie à partir de 1938 et qu’il poursuivra
jusqu’à sa mort en 1998. Cette pratique de l’observation de soi au jour le
jour est à la mode dans les années trente : l’usage qu’en fait le roman le
confirme, avec les journaux fictifs de Bernanos (Journal d’un curé de
campagne) et de Sartre (La Nausée), hommages que l’invention rend à la
vérité.
Le récit autobiographique se distingue du journal intime : rétrospectif, il
vise généralement une forme de synthèse dans la compréhension du moi.
Cela n’interdit pas la reconstruction poétique, comme on le voit dans Jean
le Bleu de Giono (1932), où l’objectif de l’auteur est de faire non le compte-
rendu de sa vie réelle mais la genèse de sa sensibilité. Michel Leiris écrit
son autobiographie dans L’Âge d’homme (1935). Mais ce n’est pas pour lui
une activité anodine, vainement « esthétique » : en se montrant tel qu’il est,
l’écrivain s’expose et prend des risques. Leiris revient sur L’Âge d’homme
dix ans après, dans Les Temps modernes, pour justifier l’entreprise.
L’écriture autobiographique n’est légitime que si elle peut être comparée à
un exercice de tauromachie : l’auteur doit s’y « engager » tout entier ; c’est
ainsi qu’il rejoint un engagement politique.
Il resterait […] cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui
qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par
conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la
transcrire sur le papier, soit toujours vérité. Il resterait qu’il lui faut, se situant sur le plan
intellectuel ou passionnel, apporter des pièces à conviction au procès de notre actuel
système de valeurs et peser, de tout le poids dont il est si souvent oppressé, dans le
sens de l’affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à
son affranchissement particulier.
Michel LEIRIS, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1946).

Leiris donnera une nouvelle ampleur à son projet autobiographique avec


les quatre volumes de La Règle du jeu, dont le premier paraît en 1948,
« psychanalyse interminable » commandée par les jeux du langage, où la
logique associative se substitue à l’ordre d’un récit chronologique.
L’autobiographie est engagement, mais le sujet qui s’y risque ne trouve pas
son unité. L’entreprise autobiographique, au XXe siècle, illustre
l’impossibilité d’une synthèse entre les trois objectifs qui la constituent :
saisir l’essence du « soi » (auto-), respecter le mouvement changeant de la
« vie » (bio-), « écrire » à la fois l’être et le devenir en fixant par les mots
un moi insaisissable (graph-). Dans son texte autobiographique La Corde
raide (1947), Claude Simon constate lui aussi que l’écriture de soi est
nécessairement vouée à une recomposition imaginaire du passé. C’est
retrouver Proust et Céline, et annoncer ce que l’on appellera plus tard
l’autofiction.

Récits de voyage et articles de presse


Le récit de voyage est une autre façon de se raconter soi-même et de
montrer les réalités du monde. Le genre a acquis ses lettres de noblesse,
surtout, avec les écrivains voyageurs de l’époque romantique. Au XXe siècle,
dans un monde fini où disparaissent les terræ incognitæ et où les voyages se
banalisent, il est réinventé ou détourné dans un sens poétique (Michaux, Un
barbare en Asie, 1933) ou politique (Gide, Retour de l’URSS, 1935),
romanesque (Giono, Voyage en Italie, 1954) ou mystique (Lanza del Vasto,
Le Pèlerinage aux sources, 1943), journalistique (Joseph Kessel, Israël
1948, série d’articles parus dans France-Soir) ou ethnographique (Leiris,
L’Afrique fantôme, 1934 ; Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955). Beaucoup
d’écrivains cherchent moins l’exotisme que l’occasion de réfléchir sur
l’histoire et sur l’avenir. Le voyage aux États-Unis est devenu le parcours
obligé de l’écrivain moderne — comme le voyage en Orient s’imposait aux
romantiques. Georges Duhamel en ramène un témoignage critique (Scènes
du monde futur, 1930), Paul Morand un de ses « portraits de villes » (New
York, 1930), Simone de Beauvoir (L’Amérique au jour le jour, 1948) et
Sartre (articles repris dans Situations III, 1949) des images contrastées,
entre sympathie culturelle et condamnation politique.
On n’est pas loin du reportage, qui attire les écrivains en ces temps
d’engagement parce qu’il est en prise sur le monde qui bouge — et aussi,
dans certains cas, parce qu’il est rémunéré… Soupault, après avoir quitté le
surréalisme, parcourt le monde comme grand reporter dans les années
trente. Cendrars, reporter lui aussi, traverse l’Atlantique en 1935 sur le
paquebot Normandie pour Paris-Soir, et rend compte de son voyage au jour
le jour par la TSF, ce qui est une grande première. Ses reportages sont
publiés en volumes : Panorama de la pègre, sur la Mafia (1935) ;
Hollywood, La Mecque du cinéma, sur le cinéma américain (1936). Saint-
Exupéry se rend à Moscou pour le journal Paris-Soir en 1935, et suit la
guerre d’Espagne pour L’Intransigeant (1936) et encore Paris-Soir (1937) ;
certains de ces textes, publiés d’abord dans la presse, seront repris dans
Terre des hommes, couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie
française en 1939 : c’est dire que le non-fictionnel peut être reconnu comme
littéraire et que les frontières entre les genres sont poreuses. L’écrivain
engage davantage encore sa responsabilité dans la presse quand il y écrit
comme éditorialiste, prenant position sur les débats d’actualité, comme
Camus dans Combat à la Libération, ou Mauriac dans Le Figaro de 1946 à
1953.

Le temps de l’essai
Le grand genre de la prose non fictionnelle, c’est l’essai, qui permet de
s’exprimer sur les sujets les plus divers, et qui requiert d’autant plus de la
part d’un écrivain l’« engagement dans la forme » et le travail du style que
rien ne le distingue en apparence de la prose non littéraire. On a pu dire que
le XXe siècle était « le temps de l’essai8 ». Le milieu du siècle est
particulièrement exemplaire, de Valéry à Sartre, ces deux grands essayistes.
Chacun d’eux rassemble en une série de volumes, Variété pour Valéry
(1924-44), Situations pour Sartre (1947-76), des articles qui font autorité.
Dominé par ces deux personnalités, le genre connaît alors toute la gamme
des tons et des registres, et aborde un large éventail de thèmes de réflexion.
Il y a d’abord l’essai critique, qui porte sur la littérature, ou sur la critique
elle-même — par cette démarche réflexive qui se répand en un siècle où la
notion même de littérature est en question. Les plus grands écrivains du
début du siècle, Proust et Gide, étaient aussi des critiques. À la NRF, Albert
Thibaudet a imposé progressivement un modèle d’essai critique fait d’un
habile dosage de typologie savante, de culture humaniste et d’humeur
personnelle, avec ses Réflexions sur la littérature, régulièrement publiées
dans la revue jusqu’à sa mort en 1936. Dans Physiologie de la critique
(1930), il précise son rôle de « liseur » et montre comment la critique
moderne, s’éloignant du déterminisme du XIXe siècle, est devenue plus
attentive à la singularité de l’œuvre. Dans ses articles de Variété, Valéry
donne une définition de la « poétique » centrée sur le langage qui est une
autre façon de dépasser l’histoire littéraire dans l’approche des textes :
Roman Jakobson et les structuralistes le reconnaîtront comme un
précurseur. Plus polémique, Jean Paulhan, qui dirige la NRF, y publie Les
Fleurs de Tarbes en 1936 ; sous-titré La Terreur dans les Lettres, l’essai
dénonce le « terrorisme » qu’exercent les écrivains et critiques modernes
contre la « rhétorique » et les lieux communs, par idéalisation systématique
de la rupture et de la nouveauté.
Vers la même époque, loin de tout « terrorisme » et de toute polémique,
une nouvelle sensibilité critique voit le jour dans les essais d’Albert Béguin
(L’Âme romantique et le rêve, 1937) et de Gaston Bachelard (La
Psychanalyse du feu, 1938 ; L’Eau et les rêves, 1942), qui situent dans la
rêverie et l’imagination la source de toute poésie. La future « critique
thématique » trouve là ses origines. À partir de 1938, Sartre publie des
articles pénétrants et remarqués sur Faulkner, Mauriac, Sarraute, Ponge, et
bien d’autres écrivains qu’il fait découvrir ou redécouvrir. Suivront ses
ouvrages importants sur Baudelaire (Baudelaire, 1947) et Genet (Saint
Genet, comédien et martyr, 1952), illustrations d’une méthode qui tente la
synthèse entre existentialisme et psychanalyse. Contemporain de Sartre,
Blanchot commence aussi par des recueils d’articles (Faux Pas, 1943). Il
donne dans La Part du feu (1949) sa vision de la littérature, conçue comme
expérience de la mort et de la négation. Les écrivains essayistes se tournent
par ailleurs vers les autres arts, et surtout la peinture, avec la même liberté :
Valéry dans Degas danse dessin (1936) , Claudel dans L’Œil écoute (1946),
Malraux dans Les Voix du silence (1951). Le tournant des années cinquante,
avec l’essor des sciences humaines, modifiera les orientations dominantes
de l’essai dans le domaine littéraire et esthétique : la méthode l’emportera
sur le goût personnel, la rigueur d’analyse sur la liberté de jugement.
Autre domaine de l’essai, celui des questions de société et de civilisation.
Là encore, Valéry fait référence, avec ses Regards sur le monde actuel
(1931). Mais le temps des engagements entraîne un ton plus violent, et
l’essai tourne souvent au pamphlet. À la suite d’Emmanuel Berl (Mort de la
pensée bourgeoise, 1929), Nizan dénonce la nature mystificatrice de la
littérature bourgeoise dans Les Chiens de garde (1932). C’est l’époque du
Second Manifeste du surréalisme de Breton (1930), pamphlet autant
qu’essai, des Grands Cimetières sous la lune de Bernanos (1938), grand
essai polémique — même si l’auteur récuse l’épithète —, des pamphlets de
Céline (Bagatelles pour un massacre, 1937). C’est aussi l’époque où Giono,
dans Le Poids du ciel, décrit comme une même mécanique monstrueuse le
fonctionnement des dictatures nazie, fasciste et stalinienne, et où André
Suarès, d’une lucidité aiguë sur la barbarie nazie, prophétise en termes
véhéments les catastrophes à venir (Vues sur l’Europe, 1936). Après la
guerre, les écrivains qui ne sont pas liés aux Temps modernes ne choisissent
plus guère la forme de l’essai pour prendre position dans le débat public.
Mauriac commence en 1952 à tenir son Bloc-notes à La Table ronde : c’est
dans ce feuilleton intellectuel d’un nouveau genre qu’il commente
désormais l’actualité. Les grands essais consacrés à des questions sociales
viennent de la sphère existentialiste, comme Le Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir (1949). Mais il arrive que la veine polémique retrouve de la
vigueur, par exemple dans le Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent (1952),
pamphlet anti-existentialiste qui compare Jean-Paul Sartre à Paul Bourget.
Un troisième type d’essai s’oriente vers la pensée morale, philosophique
ou métaphysique. Là se situe l’œuvre de Simone Weil, philosophe d’une
haute exigence éthique et spirituelle, engagée dans son temps — depuis le
choix du travail en usine jusqu’à son activité pour la France libre à Londres
—, mais qui s’élève au-dessus de l’actualité immédiate pour livrer sa
méditation sur la condition de l’homme dans La Pesanteur et la Grâce
(anthologie de textes écrits entre 1940 et 1942) et L’Enracinement (écrit en
1943). On pense aussi à Cioran, auteur d’essais superbement écrits dont le
pessimisme moral sonne le glas de toutes les illusions (Précis de
décomposition, 1949). Lui aussi est autant un écrivain qu’un philosophe.
Mais il est vrai que l’existentialisme a habitué les contemporains à
l’effacement de cette distinction. Le Mythe de Sisyphe (1942) et L’Homme
révolté (1951) de Camus sont à la fois des essais philosophiques et des
textes littéraires. Plus encore que Camus, Sartre cherche à être reconnu
comme le maître du genre. Être l’essayiste de référence, à la croisée de la
pensée et de la création, artiste du style et maître à penser, ce serait assumer
à lui seul l’héritage de Valéry et de Gide, prendre le relais de la NRF
d’avant-guerre — donc régner sans partage sur le champ littéraire et
intellectuel de son temps.
C’est ce qui explique la polémique qui l’oppose à Georges Bataille, cet
autre intellectuel critique qui pourrait le concurrencer. Dans un article des
Cahiers du Sud (1943), « Un nouveau mystique », Sartre est sévère pour
L’Expérience intérieure, le dernier essai de Bataille paru la même année.
Déjà réservé vis-à-vis des penchants mystiques et dionysiaques du Collège
de sociologie, créé par Bataille et Caillois avant la guerre, il voit dans ce
nouveau livre de Bataille un « essai-martyre », un « mélange des preuves et
du drame » où l’émotion et l’irrationnel court-circuitent l’argumentation :
l’essayiste s’y met en scène sans convaincre. Pour Sartre, le livre de
Bataille est révélateur d’une « crise de l’essai ». En définissant le contre-
modèle de l’essai, tel que l’illustre Bataille, Sartre peut se réapproprier le
genre et en redéfinir la cohérence intellectuelle, le sérieux philosophique et
l’exigence stylistique. De fait, Il va bientôt assurer ce magistère et couvrir
tout le champ de l’essai — critique littéraire, pensée philosophique,
engagement politique —, mais en suivant un modèle rationnel du genre qui
préfère les « preuves » aux « drames ». Un autre modèle succédera au
modèle sartrien de l’essai au cours des années cinquante, notamment avec
Roland Barthes, quand s’achèvera le temps des engagements.

Notes
1. Tristan Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 3-4, déc. 1931, rééd. dans
Grains et issues, Paris, GF-Flammarion, 1981.

2. Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Henri Godard qui traite de ces trois auteurs et de quelques autres, Une grande génération
(Paris, Gallimard, 2003).

3. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté » (1939), Situations I, Paris, Gallimard, 1947, rééd. coll. « Folio Essais »,
1993, p. 42 et 52. Sartre emprunte la distinction entre roman et récit au critique Ramon Fernandez. Alors que le récit « se fait au
passé », le roman « se déroule au présent, comme la vie » : « Dans le roman, les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque
À
est libre » (« À propos de John Dos Passos et de 1919, Situations I, ibid., p. 15-16). Sartre reconnaîtra plus tard que sa critique de
Mauriac était excessive, puisque de toute façon, en matière de roman, « toutes les méthodes sont des truquages » (L’Express, 3
mars 1960).

4. Jean Giraudoux, « L’auteur au théâtre », Littérature, Paris, Grasset, 1941, rééd. coll. « Folio Essais », 1994, p. 209.

5. Le mot est de Brecht : il ne se répandra qu’après la guerre en France. Mais Pierre Albouy voit déjà dans ces usages modernes du
mythe les ressorts d’une « distanciation » qui éveille l’esprit du spectateur en suspendant l’illusion mimétique (Mythes et
mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1969, p. 127-128).

6. Sartre reconnaît qu’il n’a rien compris au théâtre de Brecht quand il a vu L’Opéra de quat’ sous avant la guerre (« L’auteur,
l’œuvre et le public », L’Express, 17 septembre 1959, repris dans Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973, rééd. coll.
« Folio Essais », 1992, p. 108). Roland Barthes rappelle par ailleurs que « la petite histoire de Brecht en France » a commencé
discrètement en 1947, mais a véritablement franchi une étape décisive en 1954-1955, avec la venue à Paris du Berliner Ensemble
(« Brecht “traduit” », Théâtre populaire, mars 1957, rééd. dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Seuil, 1993, p. 730).

7. Geneviève Serreau, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966.

8. Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2006.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1955
« Temps modernes » et livre
de poche

Les deux caractéristiques majeures que Julien Gracq prête à la vie


littéraire de son temps dans La Littérature à l’estomac (1950), la
politisation et la médiatisation, confirment la tendance observée dans
l’entre-deux-guerres. Même si ce texte a une visée polémique, le jugement
de Gracq est éclairant. D’une part, la « république des Lettres » est divisée
entre deux mondes qui se combattent ou qui s’ignorent — la sphère
d’influence du Parti communiste autour des Lettres françaises où règnent
Aragon et Elsa Triolet d’un côté, et de l’autre une
« littérature individualiste » qui échappe aux injonctions du Parti,
notamment autour du Figaro littéraire. D’autre part, l’opinion sur les livres
importe plus que le goût des lecteurs : tout l’effort des critiques et des
éditeurs consiste à lancer des écrivains pour occuper le devant de la scène
comme on dresse des chevaux de course pour la victoire — le phénomène
bien français de la course aux prix littéraires justifiant la métaphore
hippique. Or le « grand écrivain » annoncé à chaque rentrée littéraire n’est
le plus souvent qu’une « rosse efflanquée »… Ces phénomènes ne sont pas
si nouveaux, mais ils s’accentuent dans le contexte politique de la guerre
froide et dans le paysage économique des Trente Glorieuses.

Les tensions idéologiques


La France des années cinquante conjugue en effet tensions politiques et
entrée dans la « société de consommation ». Le régime instable de la IVe
République, miné par la guerre d’Indochine, sera emporté par la guerre
d’Algérie en 1958. C’est alors la fin de l’empire colonial français. J.-
M. G. Le Clézio racontera dans Révolutions (2003) avoir eu le sentiment en
1954, année de Diên Biên Phu, « qu’on était arrivé à la fin d’un cycle,
d’une ère, des impérialismes et des colonisations ». Les vives tensions entre
les démocraties occidentales et le bloc socialiste font par ailleurs craindre
une nouvelle guerre mondiale. La vie culturelle baigne dans ce climat. La
droite littéraire, assommée au lendemain de la guerre, se reforme autour du
groupe des Hussards (Roger Nimier, Jacques Laurent, Michel Déon,
Antoine Blondin), appuyé par des critiques issus de l’Action française
(Thierry Maulnier) ou par de grands écrivains qui s’étaient compromis avec
Vichy (Paul Morand, Jacques Chardonne). Cette nouvelle génération a son
éditeur, les éditions de la Table ronde dirigées par Roland Laudenbach, et
ses revues, comme La Parisienne (1953-1958) ou Arts (dirigée par Jacques
Laurent de 1954 à 1959). Elle soutiendra l’« Algérie française » contre de
Gaulle, et avec véhémence.
Mais c’est la figure de l’intellectuel de gauche, incarnée par Sartre, qui
règne sur la vie littéraire depuis la Libération. Quand la NRF renaît en 1953
sous le nom de Nouvelle NRF, après le purgatoire qui a suivi la période
noire de Drieu la Rochelle sous l’Occupation, elle est supplantée par des
revues d’idées, orientées à gauche et ouvertes à la réflexion critique,
devenues plus influentes que les revues littéraires : Les Temps modernes de
Sartre (depuis 1945), Critique de Georges Bataille (depuis 1946), Les
Lettres nouvelles de Maurice Nadeau (revue créée en 1953). Ces revues
accueillent les articles de Barthes, Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute.
Bientôt naîtra Tel Quel, la revue de Philipe Sollers (1960). Les avant-gardes
littéraires sont proches de la gauche intellectuelle. Même si les Nouveaux
Romanciers, nouveaux critiques et futurs structuralistes prennent leurs
distances avec la doctrine sartrienne de l’engagement, la guerre d’Algérie
les conduit eux aussi à prendre position. Et en ce qui les concerne, c’est
pour refuser la guerre. Le « Manifeste des 121 », en 1960, sur le « droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie », lancé par Dionys Mascolo et
Maurice Blanchot, est signé par de nombreux écrivains connus : Breton,
Sartre, Simone de Beauvoir, Vercors, Robert Antelme, Michel Leiris,
Louis-René des Forêts, Arthur Adamov, Michel Butor, Alain Robbe-Grillet,
Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Claude Simon… Ainsi que par des
intellectuels comme Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et André
Mandouze ; et par des éditeurs comme Jérôme Lindon, des Éditions de
Minuit, ou François Maspero, qui a fondé en 1955 la maison qui porte son
nom. Toutes les avant-gardes sont réunies, des derniers surrréalistes au
Nouveau Roman naissant. L’écrivain peut encore faire entendre sa voix
dans le débat public, avec un retentissement certain.

Le paysage éditorial
La bipolarisation n’affecte cependant pas tous les secteurs du champ
littéraire. Alors que les jeunes Éditions de Minuit, nées pendant la guerre,
s’identifient aux avant-gardes en publiant Beckett et les Nouveaux
Romanciers, les grands éditeurs restent généralistes et proposent un
catalogue ouvert et éclectique. Gallimard domine la concurrence, en
publiant Sartre, Camus, Genet, mais aussi Céline, Giono, Gary,
Montherlant, Marcel Aymé… La prestigieuse « Bibliothèque de la
Pléiade », dirigée par Jacques Schiffrin, fait autorité. Ce qui n’empêche pas
Gallimard de remporter huit fois le prix Goncourt en dix ans de 1949 à
1958. Plon, Julliard, Fayard, Albin Michel, Stock, Flammarion et Grasset
viennent au second plan sur le marché d’une littérature de qualité destinée à
une grande diffusion. Plon réalise de belles ventes avec les romans d’Henri
Troyat (Les Semailles et les moissons, cinq volumes, 1953-1958). Julliard
découvre la jeune Françoise Mallet-Joris en 1951 (Le Rempart des
béguines) et la non moins jeune Françoise Sagan en 1954 (Bonjour
tristesse), satisfait de publier ces deux best-sellers à parfum de scandale.
Grasset, condamné pour collaboration après la guerre et dont l’audience a
beaucoup décliné, renoue toutefois avec le succès en publiant notamment
Hervé Bazin (Vipère au poing, 1948). La maison trouve ensuite un nouveau
souffle sous la direction de Bernard Privat, qui crée la collection « Ce que je
crois » en 1952 et lance de nouveaux auteurs comme Christiane Rochefort
(Le Repos du guerrier, 1958) ou Edmonde Charles-Roux (Oublier Palerme,
prix Goncourt 1966). Mais entre-temps, Grasset est devenu une filiale du
groupe Hachette, et Stock connaîtra le même sort : les lois de la
concurrence capitaliste imposent des concentrations, jusque dans
l’économie du livre.
Les apports les plus neufs dans l’édition littéraire au milieu du siècle,
Minuit mis à part, viennent de José Corti, installé rue de Médicis depuis
1937, éditeur de Gracq et de Bachelard, plus tard de représentants de la
Nouvelle Critique, qui cultive la qualité rare et secrète, à l’écart des grands
circuits commerciaux de diffusion, — et surtout des Éditions du Seuil,
créées en 1935. Celles-ci publient désormais la revue Esprit et lancent une
collection sous le même titre. Proches du personnalisme chrétien, elles
évoluent vers les avant-gardes sous l’impulsion de Jean Cayrol, leur
directeur littéraire, en publiant Barthes (Le Degré zéro de l’écriture, 1953)
et Sollers (Une curieuse solitude, 1958) à leurs débuts, puis la revue Tel
Quel. Tout en s’assurant de grands succès populaires, par exemple avec la
traduction des Don Camillo dans les années cinquante, elles jouent un rôle
majeur à la croisée du renouvellement de la pensée chrétienne et de la
promotion des sciences humaines en plein essor.

Livre de poche et culture de masse


La grande innovation technique et commerciale de l’époque est en 1953
l’invention du Livre de poche, rendue possible par un accord entre les
principaux éditeurs. Le livre au format de poche est vendu six fois moins
cher qu’un livre grand format. Sont ainsi réédités des auteurs connus et
populaires, Pierre Benoit, Saint-Exupéry, Gide, ainsi que des auteurs
étrangers et des « classiques » plus anciens. L’accès du public à la lecture
s’élargit considérablement : beaucoup d’œuvres du passé touchent ainsi de
nouveaux lecteurs. Les lycéens et étudiants peuvent accéder facilement à
des œuvres intégrales et s’approprier ainsi plus librement la littérature, sans
le détour obligé des morceaux choisis, des « petits classiques », ou
d’anthologies comme le Lagarde et Michard, qui règne alors dans les
lycées. Le succès des livres de poche est un phénomène de société : ils se
vendent très vite par millions. Flammarion suit cet exemple en créant la
collection « J’ai lu » en 1958. Faut-il y voir une déchéance de la littérature ?
Gracq refusera toujours d’être édité en poche… Mais ce mode de diffusion
s’inscrit dans un mouvement très général d’installation en France d’une
culture de masse. Le livre n’est plus qu’un « support » parmi d’autres au
sein d’une vie culturelle en peine mutation. Il est concurrencé par d’autres
médias, la radio, le cinéma, la télévision depuis peu. Dans la logique
économique de l’édition, il est logique qu’il s’adapte pour vivre — et pour
vendre.
La Libération a favorisé l’arrivée du modèle culturel américain. La
France de la « reconstruction » s’est mise à l’heure du jazz, du western, du
cinéma hollywoodien à grand spectacle, des « comics » de la bande
dessinée. Marcel Duhamel a créé dès 1945 la collection « Série noire » chez
Gallimard : il y publie les grands auteurs du roman noir américain, comme
James H. Chase, Dashiell Hammett ou Chester Himes, et plus tard des
romans d’espionnage (les James Bond de Ian Fleming). Il importe ainsi un
genre qui fait des émules en France, à commencer par Albert Simonin,
devenu vite célèbre avec Touchez pas au grisbi ! (1953). Léo Malet avait
déjà trouvé chez un romancier américain, E. S. Gardner, le modèle de son
détective Nestor Burma (120, rue de la Gare, 1943). Frédéric Dard, alias
San-Antonio, commence par des pastiches de romans noirs américains
avant d’associer son personnage, sa langue inventive et son imagination
bouffonne au destin des éditions Fleuve noir, créées en 1950. Le roman
policier de langue française, déjà bien représenté par Georges Simenon
depuis les années trente, est porté par ce contexte favorable. Et au-delà des
spécialistes du genre, la Série noire est lue par les meilleurs écrivains,
Giono par exemple, tandis que Boris Vian s’amuse à exacerber la violence
de ces romans en les parodiant, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan,
dans J’irai cracher sur vos tombes (1946) et Et on tuera tous les affreux
(1948).
La science-fiction française elle aussi se nourrit des modèles américains.
René Barjavel était dans ce domaine un précurseur (Le Voyageur imprudent,
1944). Mais Vian et Queneau contribuent à faire connaître au début des
années cinquante la science-fiction anglo-saxonne, suscitant un intérêt
nouveau pour cette littérature. La science-fiction française naît
véritablement quand sont diffusées en France les traductions d’auteurs
anglais et américains par les collections « Le Rayon fantastique »
(Hachette-Gallimard, de 1951 à 1964) et « Présence du futur » (Denoël, à
partir de 1954). Commencent alors à publier des auteurs comme Jacques
Sternberg, Gérard Klein ou Philippe Curval, les grands noms de la « SF »
d’après-guerre.
La culture de masse se développe largement à travers les grands
quotidiens, créés pour la plupart à la Libération : Le Monde, journal « de
référence », lu dans les milieux intellectuels ; France-Soir et Le Parisien
libéré, tournés davantage vers un public populaire ; Le Figaro, ancien titre
qui renaît à la Libération, apprécié de la bourgeoisie conservatrice. Ces
journaux façonnent l’opinion, quand la télévision n’en est qu’à ses débuts :
la Radiodiffusion-Télévision française, née en 1949, n’atteint encore que
500 000 foyers vers 1955. Pour la presse de grande diffusion, c’est encore
l’américanisation qui entraîne des nouveautés : Jean-Jacques Servan-
Schreiber et Françoise Giroud s’inspirent en effet des médias américains
pour créer en 1953 le journal L’Express, devenu quotidien en 1955, en vue
de soutenir l’action de Pierre Mendès France contre la politique coloniale
de la IVe République. Très influent dans les années 1960 auprès de la
jeunesse et dans le monde intellectuel, L’Express publie des articles
d’écrivains de renom (Mauriac, Camus, Malraux…). Mais les écrivains ne
dédaignent pas non plus la presse populaire : Antoine Blondin, l’un des
Hussards, écrit régulièrement pour le journal L’Équipe, notamment en
accompagnant la route du Tour de France. La presse du cœur, à travers le
magazine Nous Deux créé en 1947, ainsi que l’hebdomadaire Paris Match,
créé en 1949, qui séduit par l’utilisation des photos et acquiert très vite lui
aussi une grande audience, contribuent autant que la presse sportive à
produire et à entretenir les clichés idéologiques que Barthes se fait un
plaisir de mettre au jour dans ses Mythologies (1957), critique sociale
illustrée de la petite-bourgeoisie des années 1950.
Loin de ces clichés ou contre ces clichés, enfin, la production culturelle
française est féconde à la périphérie de la littérature, dans les arts qui
marient le langage au son ou à l’image. La chanson française renouvelle sa
veine poétique avec Charles Trénet et Georges Brassens. Le cinéma français
ironise sur le culte du progrès « à l’américaine » (Jacques Tati, Jour de fête,
1949 ; Playtime, 1967) et lance l’aventure de la Nouvelle Vague (Jean-Luc
Godard, À bout de souffle, 1959). La bande dessinée d’expression française,
dans les hebdomadaires Spirou et Pilote, invente des personnages qui vont
devenir des mythes — Lucky Luke (créé par Morris en 1946), Gaston
Lagaffe (créé par Franquin en 1957), Astérix (créé par Uderzo en 1959)…
—, en grande partie grâce au génie comique de René Goscinny, qui a écrit
aussi le texte du Petit Nicolas (illustré par Sempé, de 1960 à 1964). Dans
tous ces domaines, sous les formes les plus diverses, s’expriment
indiscutablement des qualités littéraires d’écriture, d’humour et
d’imagination. La littérature à venir se forme aussi sur ce terreau.
Partie 3

La littérature en soupçon :
le temps de l’écriture
(1955-1980)
Chapitre 1
Ruptures et innovations à l’ère
du soupçon
1. Le Nouveau Roman : l’écriture
contre la littérature
Dans Le Degré zéro de l’écriture, en 1953, Barthes prend nettement ses
distances avec la pensée de Sartre en soulignant l’importance du langage
pour l’écrivain. Pour Barthes, c’est par le choix de telle ou telle « écriture »,
parmi la diversité des écritures possibles, que l’écrivain s’affirme et
s’individualise. Ce choix est une manière de prendre position dans le champ
social. C’est donc au cœur des formes que se joue l’« engagement ».
L’écrivain « s’engage » dans et par son écriture, qui est une « morale de la
forme », un « acte de solidarité historique ». Tel est le point de départ d’une
dynamique d’ensemble qui va conduire à substituer la notion d’« écriture »
à celle d’« engagement » comme mot-clé de la modernité littéraire dans les
années cinquante.

Le groupe des Éditions de Minuit


Au même moment, en effet, Alain Robbe-Grillet fait paraître Les
Gommes, son premier roman publié. Très vite, Barthes salue cet acte de
naissance d’une « littérature objective », dans un article de la revue Critique
(1954). Ce roman, écrit-il, est remarquable par son « écriture », qui
s’attache à la surface de l’objet et rompt avec le mythe de la profondeur. En
1955, c’est la publication du Voyeur : le deuxième roman de Robbe-Grillet
suscite encore l’attention de Barthes, qui y voit un « exercice absolu de
négation » par son choix de la « littéralité » contre le culte de l’intériorité et
l’usage de l’anecdote caractéristiques selon lui du « roman bourgeois »1.
Négation de la littérature par elle-même, Le Voyeur semble donc mettre en
application certaines des thèses développées par Barthes dans Le Degré
zéro de l’écriture, thèses qui rejoignent de ce point de vue celles de
Blanchot. Or Le Voyeur fait plus de bruit que Les Gommes. Récompensé par
le prix des Critiques, ce roman est défendu par Bataille, Blanchot et
Paulhan, contre la critique conservatrice. C’est d’un représentant de cette
dernière, le critique Émile Henriot, que viendra l’appellation de « nouveau
roman », utilisée dans Le Monde avec un sens péjoratif à propos du
troisième roman de Robbe-Grillet, La Jalousie (1957). Cette étiquette sera
vite reprise, et par Robbe-Grillet lui-même : le Nouveau Roman est né.
Désormais, selon la formule bien connue de Jean Ricardou, le roman ne
sera plus l’« écriture d’une aventure » mais « l’aventure d’une écriture »
(Pour une théorie du nouveau roman, 1971).
En réalité, le Nouveau Roman n’est pas une école. C’est en réponse aux
attaques de la critique bourgeoise et dans un contexte de vives polémiques
que certains auteurs ont été amenés à le définir, à y reconnaître leurs
convergences et à théoriser après coup leurs pratiques sous cette bannière.
Dès 1950, dans un article des Temps modernes, Nathalie Sarraute parlait
d’une « ère du soupçon » pour annoncer les mutations auxquelles le roman
devait en venir à ses yeux : ni le romancier ni le lecteur, en effet, ne peuvent
plus « croire » naïvement à une histoire et à des personnages conçus selon
le modèle du roman réaliste traditionnel. Le Nouveau Roman tire les
conséquences de ce « soupçon ». Reprenant ses articles antérieurs, Nathalie
Sarraute publie L’Ère du soupçon en volume en 1956 ; puis Robbe-
GrilletPour un nouveau roman en 1963, et Michel Butor ses Essais sur le
roman en 1964. Plusieurs romanciers se rejoignent ainsi, qui partagent les
mêmes refus (le roman réaliste, la littérature engagée), les mêmes modèles
(Proust, Joyce, Faulkner) et les mêmes objectifs (le roman comme
recherche, l’expérimentation formelle, la priorité donnée à l’« écriture »). À
la différence des écrivains engagés, et renouant au contraire avec l’idéal de
Flaubert et de Mallarmé, ils conçoivent le roman comme un art autonome,
conçu comme un certain usage du langage.
Ils ont aussi le même éditeur, les Éditions de Minuit, dirigées par Jérôme
Lindon, ce qui contribue à les identifier comme un groupe cohérent aux
yeux des critiques et des lecteurs. Une photo célèbre montre ce groupe en
1959 : on y voit Lindon entouré de Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude
Mauriac, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier.
Il faudrait y ajouter Butor, qui a publié chez Minuit Passage de Milan
(1954), L’Emploi du temps (1956) et La Modification (1957). Beckett est
alors passé au théâtre : il fait le lien entre ce nouveau groupe et ses propres
romans, qui l’ont annoncé par leur contestation radicale de la cohérence
psychologique et dramatique ; il le relie aussi au Nouveau Théâtre, qui l’a
précédé de peu. Nathalie Sarraute avait publié Tropismes dès 1939 : Lindon
l’associe au Nouveau Roman en rééditant ce texte en 1957. Claude Simon a
publié chez Minuit Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, en
1957 : après Le Tricheur (1945), La Corde raide (1947) et Le Sacre du
printemps (1954), il trouve ainsi son style personnel au sein du Nouveau
Roman en train d’émerger. Claude Mauriac, fils de François Mauriac, a
débuté comme critique ; il engage en 1957 un cycle romanesque, Le
Dialogue intérieur, publié chez Albin Michel, que l’on peut rapprocher du
Nouveau Roman pour ses recherches formelles ; il est aussi l’auteur de
L’Alittérature contemporaine (1958), essai critique qui contribue à la
légitimation du Nouveau Roman en montrant la parenté des Nouveaux
Romanciers avec Artaud, Bataille, Beckett, Kafka, Leiris ou Michaux.
Robert Pinget est entré chez Minuit en 1956 (Graal Flibuste) ; Prix des
Critiques pour L’Inquisitoire (1962), il revendiquera avec constance son
appartenance au groupe en participant aux colloques consacrés au Nouveau
Roman à Cerisy (1971) et à New York (1982). Claude Ollier a reçu le
premier prix Médicis pour son premier roman, La Mise en scène, publié
chez Minuit en 1958. Il faudrait enfin imaginer, hors champ, la silhouette de
Marguerite Duras, qui est restée en marge du groupe mais dont l’esthétique
est proche : c’est encore aux Éditions de Minuit qu’est paru en 1958 son
roman Moderato cantabile, qui donne un nouvel élan à sa carrière
romanesque commencée en 1950 avec Un barrage contre le Pacifique.

« Du réalisme à la réalité »
Alors qu’il s’affirme comme la nouvelle avant-garde et proclame son
ambition de rompre avec la tradition, le Nouveau Roman a son panthéon de
grands auteurs. Le paradoxe n’est qu’apparent : le surréalisme, lui aussi,
réécrivait l’histoire de la littérature pour se reconnaître des « ancêtres ». Le
nouveau groupe littéraire a besoin, par souci d’autolégitimation, de
s’inscrire dans une série de noms qui dessine le mouvement de l’histoire
selon une vision téléologique et progressiste de la littérature : c’est le propre
des temps « modernes ». Nathalie Sarraute se situe ainsi dans la lignée du
roman critique, antiréaliste, qui va de Proust (la Recherche) et Gide
(Paludes) à Sartre (La Nausée) et Céline (Voyage au bout de la nuit). Elle
rend hommage à Kafka, à Joyce, à Virginia Woolf et aux romanciers
américains qui ont montré « quelles régions encore inexplorées pourraient
s’ouvrir à l’écrivain » — pour peu que ce dernier veuille bien se débarrasser
da la narration omnisciente et d’une psychologie essentialiste des
« caractères ». Pour Robbe-Grillet aussi, Ulysse de Joyce, Le Château de
Kafka et Le Bruit et la fureur de Faulkner ont ouvert la voie. Quant au
roman français, il s’est progressivement libéré de son « innocence » par
étapes successives, d’abord avec Flaubert, plus encore avec Proust, mieux
encore avec Beckett. Gide est loué pour avoir inventé le roman
« spéculaire », qui réfléchit sur ses conditions de possibilité — en
particulier par le procédé de la « mise en abyme », dont les Nouveaux
Romanciers feront grand usage. La Nausée et L’Étranger restent des
modèles de référence : leur refus de la psychologie réaliste, antérieur à la
conversion de leurs auteurs à l’engagement, est exemplaire. Sarraute a
publié ses premiers articles dans Les Temps modernes, et Robbe-Grillet
reconnaît ce qu’il doit à Sartre. Le Nouveau Roman n’est pas si nouveau.
Ces romanciers n’opposent pas un pur formalisme aux pensées de
l’existence. L’écriture est pour eux un mode de connaissance : le travail sur
le langage doit permettre d’élucider les zones obscures de l’être. Si le
Nouveau Roman rejette le réalisme, c’est comme Proust avant lui pour
mieux accéder à la réalité, non pour s’en détourner. En cherchant à
reproduire les mouvements souterrains de la conscience qui commandent
les comportements, autrement dit les « sous-conversations », Sarraute
propose en somme une mimésis de la conscience. Butor se veut lui aussi
plus fidèle qu’un romancier réaliste à la réalité d’une prise de conscience
quand il cherche à la restituer, dans La Modification, par un récit à la
deuxième personne. Simon mime les processus de la mémoire, dans La
Route des Flandres (1960), par les brouillages temporels et les incertitudes
identitaires : il n’occulte pas la réalité de la guerre, mais cherche au
contraire à se défaire des facilités et des conventions pour mieux en décrire
la nature et les effets.

[…] ce qui ne l’empêchait pas de se tenir toujours droit et raide sur sa selle aussi droit et
aussi raide que s’il avait été en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non pas
en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt désastre au milieu de cette espèce de
décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier
et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que
peut s’en faire l’esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que
depuis dix jours nous n’avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de
se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien […]
Claude SIMON, La Route des Flandres (1960).

Travail voué à être inachevé, toujours repris : sur le récit de son


expérience de la guerre en 1940, il reviendra dans Les Géorgiques (1981) et
L’Acacia (1989) — de même que Duras n’en aura jamais fini avec le récit
de son adolescence indochinoise (Un barrage contre le Pacifique, 1950 ;
L’Amant, 1984 ; L’Amant de la Chine du Nord, 1991). L’écriture
romanesque, consciente de ses limites, perpétuel work in progress — titre
employé par Joyce quand il travaillait à son roman Finnegans Wake dans les
années vingt —, ne saurait saisir l’essence des choses, des événements et
des êtres. Mais c’est bien à la réalité qu’elle se confronte, même si cette
réalité résiste par son opacité et n’est jamais saisie que par le prisme des
représentations. Pour Robbe-Grillet, « la découverte de la réalité ne
continuera d’aller de l’avant que si l’on abandonne les formes usées » :
c’est pourquoi il faut passer « du réalisme à la réalité ». Sarraute revendique
dans L’Ère du soupçon un « réalisme neuf et sincère », qu’elle oppose « à la
littérature néo-classique » comme « à la littérature prétendument réaliste et
engagée ». Ainsi, avec le Nouveau Roman, l’« argument de
vraisemblance » qu’utilisaient les romanciers réalistes pour justifier leur
entreprise mimétique n’est pas dépassé mais simplement déplacé, comme
l’a remarqué le philosophe Paul Ricœur : il faudrait à présent une « fiction
fragmentée et inconsistante » — un « roman sans intrigue, ni personnage, ni
organisation temporelle discernable » — parce qu’elle seule serait
susceptible d’être « authentiquement fidèle à une expérience elle-même
fragmentée et inconsistante2 ».

La « littérarité » contre la littérature


Autre paradoxe apparent : alors que les Nouveaux Romanciers
proclament haut et fort leur refus des conventions, de la société bourgeoise
et des institutions établies, ils bénéficient très tôt d’un effet de mode
favorable et d’une large reconnaissance, si bien que le Nouveau Roman
devient lui-même une institution, sans avoir pour autant atteint le grand
public. On l’enseigne à l’université : il fait l’objet de thèses, est consacré
par d’importants colloques, comme celui de Cerisy en 1971 (« Nouveau
Roman, hier et aujourd’hui ») ; le discours critique que développent les
auteurs et qui accompagne leurs œuvres, proche des théories de la Nouvelle
Critique, séduit les milieux intellectuels, notamment aux États-Unis. Par la
suite, Duras obtiendra le prix Goncourt (1984), Simon le Nobel (1985), et
Robbe-Grillet l’élection à l’Académie française (2004). L’« alittérature » est
devenue la littérature qui s’enseigne, et les Nouveaux Romanciers, peut-
être, les derniers « grands écrivains ».
Pourtant, le Nouveau Roman se distingue à ses débuts par une mise en
question radicale de la littérature comme institution. Il illustre l’avènement
de la « littérarité », contre la « littérature » passée, parce qu’il jette le
soupçon sur le référent et n’a pas d’autre but que de déployer le procès du
langage — au double sens du mot « procès » : processus et jugement
critique. Non sans donner une image caricaturale du roman dit
« traditionnel », et notamment « balzacien », qui lui sert de repoussoir,
Robbe-Grillet décline dans Pour un nouveau roman les « notions
périmées » dont il faut faire selon lui table rase : le personnage, l’histoire,
l’engagement, la forme et le contenu. Les personnages, parfois anonymes,
ont dans le Nouveau Roman une identité incertaine ; l’histoire perd toute
organisation logique et chronologique au profit des répétitions de scènes
obsédantes, de contradictions entre différentes versions, de longues
descriptions qui paralysent le récit de l’action ; l’engagement n’a pas de
sens pour l’écrivain en dehors des « problèmes de son propre langage » ; et
il n’y a pas de « contenu » en dehors de la « forme », qui seule a une réalité.
Il en résulte des récits qui ont été et qui sont encore perçus comme
« difficiles ». Mais c’est parce que le romancier fait appel à un lecteur actif,
qui comble les blancs du récit et participe à la construction du sens. Il y a
toujours les éléments d’une intrigue, mais dispersés, diffractés, parodiés,
saisis par différents points de vue, travaillés comme des matériaux sous la
main de l’artiste.
Bien plus qu’il ne représente, le Nouveau Romancier interroge les
possibilités et les modalités de la représentation. D’où son intérêt pour les
autres arts de la représentation, présents au sein des fictions (les tableaux
dans les romans de Simon), commentés en marge des romans (la
photographie par Simon, la peinture par Butor), ou pratiqués dans leur
spécificité (le cinéma par Robbe-Grillet et Duras ; et le théâtre,
radiophonique ou scénique, par Sarraute et Pinget). Les Nouveaux
Romanciers ne se sont pas cantonnés dans les frontières de leur genre de
prédilection et des seules aventures de l’écrit. Ils ont pris part notamment à
la Nouvelle Vague, mouvement de renouveau du cinéma français qui naît
aussi à la fin des années cinquante : c’est pour Alain Resnais que Duras
écrit le scénario d’Hiroshima mon amour en 1959, Robbe-Grillet celui de
L’Année dernière à Marienbad en 1961. La déconstruction de la
temporalité, la subordination de la narration à la logique des fantasmes ou
des souvenirs, ce seront aussi dès lors les caractéristiques de nouvelles
compositions filmiques.

Des œuvres singulières


Malgré les convergences qui ont donné au Nouveau Roman, pendant
quelques années, l’unité apparente d’un mouvement collectif, chacun des
Nouveaux Romanciers suit son parcours personnel et construit son œuvre
propre. L’univers de Robbe-Grillet oscille entre l’objet, décrit avec une
extrême minutie, et le fantasme, que traduisent les répétitions et variations
de motifs : on ne sait si la « jalousie », dans le roman ainsi intitulé, désigne
les stores inclinables ou le sentiment obsédant, la chose ou l’affect. Sarraute
insiste sur la puissance des « sous-conversations » dans les relations entre
les êtres, cherchant à capter par l’écriture ces courants psychiques qui
régissent ou entravent la communication tout en se dérobant au langage (Le
Planétarium, 1959 ; Vous les entendez ?, 1972). Butor s’intéresse moins à la
conscience elle-même qu’à ses rapports avec le temps et le lieu, dans des
dispositifs narratifs complexes, voire labyrinthiques : un immeuble parisien
(Passage de Milan, 1954), une enquête dans une ville anglaise (L’Emploi
du temps, 1956), un voyage en train (La Modification, 1957), la journée
d’une classe de lycée (Degrés, 1960). Butor s’éloignera ensuite du roman
pour d’autres manières d’écrire, sur des lieux (Mobile, étude pour une
représentation des États-Unis, 1962) et sur des livres (la série des
Répertoire, commencée en 1960).
Pinget cherche de son côté à reconstruire par l’écriture l’oralité du
langage quotidien, mêlant la fantaisie et la banalité dans l’évocation d’un
monde qui ne dépend que du langage (L’Inquisitoire, 1962). Simon est le
romancier d’une mémoire faillible et fragmentaire, et d’une histoire
cyclique et destructrice : La Route des Flandres s’achève sur le mot
« temps », comme la Recherche de Proust, mais le travail du temps est ici
« incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur », échappant à toute
entreprise de compréhension totalisante. Disposant sur la page les mots,
phrases et séquences comme un peintre ses couleurs sur la toile, Simon
pousse très loin le travail de composition formelle, notamment de La
Bataille de Pharsale (1969) à Leçon de choses (1976), avant de revenir à
des romans plus ouverts sur la subjectivité et sur l’histoire. Avec Moderato
cantabile (1958) et Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Marguerite
Duras écrit pour sa part des romans de la passion et de la fascination : toute
l’intrigue est subordonnée à la violence d’un événement, à un traumatisme
intérieur que le récit ne peut que suggérer par ses répétitions et ses silences,
ses images obsédantes, ses ruptures énonciatives.
Pour avoir mis en contact toutes ces « écritures » individuelles, et
converti ainsi le soupçon en création, le Nouveau Roman aura été d’une
incontestable fécondité. Mais il est loin de rassembler dans son sillage
l’ensemble de la production romanesque de l’époque : l’histoire du genre
connaît d’autres tendances, sur lesquelles nous reviendrons ; et les romans
qui paraissent au même moment hors du Nouveau Roman — voire contre
lui — ne sauraient se réduire à la littérature « bourgeoise » dépassée dont ce
mouvement a eu besoin de brandir l’image pour mieux construire la sienne.

2. Le Nouveau Théâtre, antithéâtre


ou théâtre total ?
Le Nouveau Théâtre est apparu peu avant le Nouveau Roman, on l’a vu.
Mais c’est aussi autour de 1955, après l’écho rencontré par la pièce de
Beckett En attendant Godot (1953), que la mutation est la plus sensible. Le
choc qui se produit alors dans l’histoire de l’art dramatique est comparable
à celui qu’avait connu l’histoire de la poésie dans les années vingt avec
l’avènement du surréalisme. « Quelle belle époque que celle des années
cinquante ! », s’exclamera Adamov dans son autobiographie : « Nous étions
les auteurs, les acteurs, les metteurs en scène de l’avant-garde opérante,
face au vieux théâtre dialogué condamné » (L’Homme et l’enfant, 1968).
Venus du Caucase soviétique (Adamov), de Roumanie (Ionesco) ou
d’Irlande (Beckett), les chefs de file de ce renouveau au milieu du XXe siècle
sont des étrangers devenus des maîtres de la langue française, au théâtre et
au-delà. À leurs côtés, Jean Vauthier (Capitaine Bada, 1952), Jacques
Audiberti (Le Cavalier seul, 1955), René de Obaldia (Genousie, 1960),
Roland Dubillard (Naïves Hirondelles, 1961), mais aussi des poètes du
langage comme Tardieu (Théâtre de chambre, 1955) et Vian (Les Bâtisseurs
d’empire, 1959). Et d’autres grands auteurs, tout en gardant leur autonomie,
ont largement contribué à ce mouvement de rénovation du langage
dramatique : Genet dès l’origine (Les Bonnes, 1947 ; Le Balcon, 1956 ; Les
Paravents, 1961) ; plus tard Fernando Arrabal (Le Grand Cérémonial,
1965) ; et des Nouveaux Romanciers ou apparentés comme Robert Pinget
(Lettre morte, 1959 ; La Manivelle, 1960), Nathalie Sarraute (Le Silence,
1964) et Marguerite Duras (Les Eaux et forêts, 1965 ; La Musica, 1965).

Farces tragiques
À propos de cette révolution de l’art dramatique, on a parlé d’un « retour
du tragique » (titre d’un livre de Jean-Marie Domenach, paru en 1967).
Chez Ionesco et Beckett en particulier, les personnages se débattent avec
des forces écrasantes, mais que l’on ne peut même plus nommer, comme les
dieux des tragédies antiques, ni davantage comprendre, comme les
déterminations de la société et de l’histoire. Le tragique n’a plus de cause
transcendante, supra-humaine, ni d’explication immanente, psychologique
ou sociologique. Le roi à l’agonie chez Ionesco (Le Roi se meurt, 1963),
Winnie enterrée vive qui soliloque chez Beckett (Oh les beaux jours, 1963),
incarnent sur la scène tout être humain livré à sa faiblesse et à sa solitude.
La faute, ressort traditionnel de la tragédie, est donc à la fois partout et nulle
part : si les personnages sont coupables, c’est essentiellement d’exister, sans
issue ni recours. « — Si on se repentait ? — De quoi ? […] — D’être
né ? », s’interrogent Vladimir et Estragon dans En attendant Godot. Voilà
en quoi ces personnages nous ressemblent. La fatalité qui mine les êtres
dans ce théâtre est celle de la condition humaine à l’état pur, plus sûrement
encore que dans les romans de Malraux ou le théâtre de Sartre. Chez
Giraudoux, Sartre ou Brecht, le théâtre était encore chargé de psychologie,
d’idéologie et de morale. Le Nouveau Théâtre tire plus radicalement les
conséquences de la fin de l’humanisme en dépouillant le destin existentiel
de toute signification circonstancielle. Pour Sartre et Camus, le monde et la
vie sont absurdes mais la logique du langage demeure globalement
préservée. Le Nouveau Théâtre, partant du même constat, introduit
l’absurde dans les formes mêmes de la communication. C’est le langage
théâtral tout entier qui est affecté par l’exil du sens, la mort de Dieu et la
crise des valeurs. C’est pourquoi le Nouveau Théâtre est un théâtre de la
présence (des personnages qui sont là, sous nos yeux, sur scène), plus
encore que de la représentation (d’une histoire, d’une pensée, d’un sens
préexistant).
De telles « tragédies » renversent les codes habituels du genre et
subvertissent les frontières génériques. C’est dans le comique qu’elles
puisent l’énergie qui les renouvelle, parce que le comique met en question
toutes les fausses valeurs, dissipe toutes les illusions. Ionesco appelle La
Cantatrice chauve (1950) une « anti-pièce », La Leçon (1951) un « drame
comique », Les Chaises (1952) une « farce tragique »… Il faut un comique
« excessif », « violent », « insoutenable », dit-il, pour mieux remonter aux
« sources du tragique » et retrouver sa « dimension métaphysique »
(« Expérience du théâtre », 1958). Le spectateur rit devant la violence
outrancière et meurtrière du professeur de La Leçon, devant l’intrusion sur
la scène d’un cadavre qui grandit, image du temps et de la mort qui rongent
un couple de l’intérieur, dans Amédée ou Comment s’en débarrasser
(1954), ou devant les répliques puériles du roi qui aimerait « redoubler »
pour différer la mort (Le Roi se meurt, 1963) : le comique est dans le
monstrueux, dans une expression oblique du désespoir. Il rappelle, en le
transposant au théâtre, l’humour noir selon Breton. L’humour du
dramaturge tient à sa manière de perturber tous les codes de la
vraisemblance théâtrale pour mettre à nu pulsions et angoisses. Pour
Ionesco, le comique est plus « désespérant » que le tragique du fait de son
« intuition de l’absurde » : aussi le vrai tragique est-il logiquement mêlé au
comique. Il importe de faire un théâtre de violence, « violemment comique,
violemment dramatique ». Le rire a des résonances métaphysiques. Du
théâtre de Beckett, Anouilh a dit que c’étaient « les Pensées de Pascal
jouées par les Fratellini » — l’angoisse métaphysique exhibée par des
clowns. « Rien n’est plus drôle que le malheur », s’exclame Nell dans Fin
de partie.

Un spectacle total
Comme le Nouveau Roman, le Nouveau Théâtre a ses « ancêtres », qu’il
n’a pas besoin de revendiquer pour que l’on reconnaisse leur héritage, et
l’on n’est pas surpris d’y trouver en bonne place Jarry et Artaud. Comme
eux, il entend se libérer de toute psychologie, quitte à préférer un théâtre de
marionnettes. Comme eux, il écarte la morale sociale au profit d’un
« théâtre de la cruauté » où les pulsions de domination sadique se donnent
libre cours, particulièrement chez Genet, Vian et Arrabal. Comme eux, il ne
réduit pas le langage théâtral au langage verbal. La parole elle-même n’est
pas oubliée, mais elle doit être portée à son paroxysme (plutôt chez Ionesco,
Genet ou Vian) ou réduite à son essence (plutôt chez Beckett, Pinget ou
Sarraute). Si elle imite le langage quotidien, c’est pour en montrer la
vacuité et la dérision, comme dans les dialogues mécaniques de La
Cantatrice chauve, disloqués par les contradictions, ou dans les jeux de
langage de Tardieu et de Dubillard. Souvent, le dialogue laisse d’ailleurs
place au monologue, signe d’une communication impossible.
Mais surtout, le Nouveau Théâtre prône un spectacle total, autant visuel
qu’auditif, qui soit une « architecture mouvante d’images scéniques »
(Ionesco), et où gestes, objets, costumes, décors et éclairages permettent de
« matérialiser » les angoisses et les fantasmes. Dans Les Chaises, la scène
est envahie de chaises qui restent vides. Au début de Fin de partie, le
personnage de Clov arpente l’espace scénique pour délimiter le lieu clos où
demeure Hamm, aveugle et paralysé, dont les parents gisent dans deux
poubelles présentes sur la scène. Dans Oh les beaux jours, Winnie sort de
son sac les objets familiers auxquels se rattachent souvenirs et bribes de vie.
L’Invasion d’Adamov (1949) montre une chambre envahie de papiers parmi
lesquels le héros ne parvient pas plus à mettre de l’ordre que dans sa
conscience. L’arbre central dans Godot, les champignons qui envahissent la
scène dans Amédée, jouent eux aussi pleinement leur rôle — plastique ou
emblématique sinon dramatique. La parole ne signifie pas plus que les
choses. C’est le spectacle tout entier qui fait sens, non l’expression textuelle
d’une pensée. Rien de plus théâtral que ces « anti-pièces ».
Si le théâtre a désormais une portée métaphysique et non plus
psychologique, comme le dit Ionesco à la suite d’Artaud, l’interrogation
métaphysique s’incarne dans la matérialité physique du spectacle. Le corps
parle autant que les mots, par sa mobilité ou son immobilité, son énergie ou
sa passivité — qu’il confirme ou qu’il démente le langage verbal. D’où
l’importance capitale qui est désormais accordée aux didascalies,
nécessaires pour fournir toutes les indications relatives au langage visuel et
non verbal lors de la représentation, et révélatrices en particulier de tous les
écarts entre les paroles prononcées et la situation des personnages. À la fin
de Godot, Estragon dit à Vladimir : « Allons-y », mais la dernière didascalie
précise : « Ils ne bougent pas. » C’en estfini du lien entre parole et action,
par lequel Sartre était encore un héritier de Corneille.

La fin des « caractères » et de l’action dramatique


Le Nouveau Roman a ses « notions périmées ». Le Nouveau Théâtre s’en
prend donc lui aussi — mais sans avoir besoin de l’expliciter par un
discours théorique — aux principales lois inscrites dans la tradition du
genre. L’identité du personnage, d’abord. Les noms propres perdent leur
fonction d’individualisation. Certains personnages sont simplement
désignés par « Elle » et « Lui » (dans Le Square, version pour le théâtre du
roman de Duras, 1957), ou par des initiales (comme « N » dans La Parodie
d’Adamov, 1947), indices de leur solitude et de leur dépersonnalisation. Il
arrive que les noms soient interchangeables, et n’individualisent nullement
ceux qui les portent, tels les Martin et les Smith de La Cantatrice chauve,
où le même nom de « Bobby Watson » est par ailleurs attribué à toutes
sortes de personnages différents. Le personnage ne se définit plus par un
« caractère » singulier, mais par une fonction dans un système géométrique
de symétries et d’oppositions : Pozzo et Lucky, dans Godot, sont des figures
de maître et d’esclave poussées à la caricature. Les inséparables Vladimir et
Estragon n’ont ni passé ni avenir en dehors de leur présence scénique : une
même phrase peut être prise en charge par l’un ou par l’autre, sans
« exprimer » autre chose que la logique autonome d’un jeu de répliques qui
se reconnaît comme jeu. Ils n’ont pas plus de « personnalité » que n’a
d’existence Godot, toujours attendu mais qui n’arrive jamais.
Autre notion périmée, dès lors, l’action, le drame proprement dit : les
personnages n’agissent pas sur leur sort ; leurs moindres prises de décision
sont démesurément grossies au point d’être vidées de leur sens. Il s’agitent
mais n’agissent pas. On le voit dans Godot lorsque Pozzo, devenu aveugle
et immobilisé à la suite d’une chute, demande de l’aide. C’est l’occasion de
tourner en dérision le sens humaniste de l’action, et de mettre en évidence
par là même une troisième notion périmée, celle de la morale du théâtre, qui
est encore à la même époque au cœur du théâtre engagé, sartrien ou
brechtien.
VLADIMIR. — […] le mieux serait de profiter de ce que Pozzo appelle au secours pour le
secourir, en tablant sur sa reconnaissance.
ESTRAGON. — Mais il ne…
VLADIMIR. — Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec
véhémence.) Faisons quelque chose, pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas
tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu’on ait précisément besoin
de nous. D’autres feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux. L’appel que nous venons
d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce
moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il ne
soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l’engeance où le malheur nous a
fourrés. Qu’en dis-tu ? (Estragon n’en dit rien.) Il est vrai qu’en pesant, les bras croisés,
le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition.
Samuel BECKETT, En attendant Godot (1952).

Les auteurs du Nouveau Théâtre s’attachent ainsi à faire valoir la


spécificité de l’art dramatique, contre toute soumission du théâtre à des
théories ou discours extérieurs. Leur souci de rigueur formelle, en ce sens,
dépasse « l’écriture » au sens étroit. Il s’applique à tous les aspects de la
scène.

Un théâtre politique ?
Cet intérêt prioritaire pour le spectacle qui est donné à voir autant qu’à
entendre n’exclut pas toutefois les enjeux politiques et idéologiques. D’une
part, les thèmes abordés peuvent croiser l’actualité politique. La pièce de
GenetLes Paravents, écrite en 1961 et jouée en 1966, dont l’action est
située en Algérie, a fait scandale et a été vivement attaquée, malgré son
esthétique antiréaliste, parce qu’elle mettait en scène l’oppression coloniale
et donnait une image satirique de l’armée, alors que la guerre d’Algérie
s’achevait à peine. Malraux, alors ministre de la culture, a pris la défense de
la pièce et de son metteur en scène, Roger Blin, pour permettre aux
représentations de continuer malgré les demandes de censure. Même si la
pièce est révolutionnaire pour d’autres raisons — des paravents représentent
le monde des vivants et celui des morts, et les morts observent et
commentent l’action des vivants —, elle a bien, aussi, une signification
politique. Mais la réaction du public bourgeois et de la presse de droite a
occulté son intérêt esthétique et métaphysique.
D’autre part, il n’est pas certain que Ionesco ait lui-même réussi à se
préserver de toute tentation idéologique, malgré ses dénonciations réitérées
du théâtre à thèse. Dans Rhinocéros (1960), il est clair que la contagion de
la « rhinocérite » à laquelle résiste le seul Bérenger, dernier représentant de
l’humain, désigne symboliquement le mal totalitaire. La déshumanisation
représentée sur scène figure celle qu’ont engendrée les barbaries du siècle,
nazie et stalinienne. Même si la présence de rhinocéros et le thème des
métamorphoses garantissent un spectacle où « l’architecture d’images
scéniques » préserve tous ses droits, on est loin de La Cantatrice chauve,
l’image se fige en allégorie et l’intention didactique est manifeste : l’esprit
d’« avant-garde » qu’avait incarné et défendu Ionesco à ses débuts tend à
s’émousser. Dans les années soixante, et notamment à la suite de Mai 1968,
c’est du côté de la mise en scène que l’esprit de rénovation théâtrale,
comme nous le verrons plus loin, va trouver un nouveau souffle.

3. L’écriture poétique : soupçons


sur le lyrisme
Dans l’histoire de la poésie, au milieu du siècle, il n’y a pas l’équivalent
des mouvements collectifs qui portent à la même époque le renouveau du
roman et du théâtre. Nulle proclamation fracassante de rupture de la part
des poètes, nulle profession de foi en faveur d’une quelconque « avant-
garde » à la manière de Robbe-Grillet ou de Ionesco, nulle œuvre
marquante qui fasse date, comme La Jalousie ou En attendant Godot. Il n’y
a pas de « nouvelle poésie » qui ait fait école. Mais si les ruptures et
innovations sont pour cette raison moins apparentes, les mutations ne sont
pas moins profondes ni moins fécondes. Elles confirment une évolution qui
n’est pas complètement nouvelle et se constate dans la durée. Le poète
s’éloigne désormais, par sa discrétion même, par son retrait de la scène
publique, des tentations oratoires et des illusions lyriques auxquelles
pouvaient encore céder les surréalistes et les poètes de la Résistance. Il se
méfie des facilités de l’automatisme, du culte de l’image pour l’image,
d’une poésie à messages. Il préfère le patient travail sur les mots, l’exercice
d’une parole solitaire qui cherche à s’ajuster aux choses, à l’être, au monde
sensible. Repli sur l’écriture, si l’on veut, après une période où
retentissaient les appels de l’histoire et l’ambition de « changer la vie ».
Mais sans formalisme gratuit, ni clôture sur une « poéticité » coupée du
monde : cette poésie est ouverture, et ne fait retour sur la langue que pour
mieux faire jouer en elle « les articulations secrètes du réel3 ».
Plusieurs poètes majeurs qui ont commencé à publier dès l’avant-guerre
s’étaient déjà orientés sur cette voie d’une écriture poétique autonome et
singulière, hors de tout mouvement : Saint-John Perse, René Char, Henri
Michaux et Francis Ponge continuent de développer leurs œuvres jusqu’aux
années 1970 ou 1980. Mais de nouveaux poètes prennent le relais, dans la
lignée de Ponge surtout, plus méfiants encore vis-à-vis des excès ou des
artifices possibles du lyrisme et de la métaphore.

Pouvoirs de la poésie
Saint-John Perse, Char et Michaux prêtent encore à la poésie des
pouvoirs éminents, qui sont de l’ordre du sacré, de l’action magique ou de
l’« alchimie du verbe ». Couronné par le prix Nobel en 1960, Saint-John
Perse rappelle à cette occasion le lien originel entre « l’exigence poétique »
et l’aspiration religieuse : jusqu’à notre temps, écrit-il, « c’est à
l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en
quête de clarté » (Discours de Stockholm, 1960). Vaste hymne à la Mer et à
l’Amour, Amers (1957) exalte l’élément liquide autant que le désir charnel,
alliant l’homme et le monde dans un même chant de louange. La richesse
lexicale et le rythme incantatoire rapprochent cette poésie d’une langue
rituelle, liturgique.
Très loin de Saint-John Perse en apparence, Char cultive l’écriture brève
et discontinue, le fragment, l’aphorisme. Mais s’il préfère la densité à
l’expansion, s’il est plus sensible à la fulgurance de l’instant qu’aux grands
flux universels, c’est aussi pour célébrer le monde en chargeant la poésie
des missions les plus hautes, au risque de l’hermétisme. Les textes
rassemblés dans La Parole en archipel (1962) illustrent cette poétique. Les
poèmes, « bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule
répugnante de la mort », permettent de toucher à « la plénitude ». La
« pulvérisation » du poème assure sa fécondité : c’est ainsi qu’il est
« lumière, apport de l’être à la vie ». Lucide sur les « soupçons » que la
modernité fait peser sur le langage poétique, Char demeure donc malgré
tout confiant dans ses pouvoirs. La poésie est un art supérieur, et son
langage est radicalement distinct du langage ordinaire. C’est avec d’autre
artistes, poètes comme lui, peintres ou sculpteurs, ses « alliés substantiels »,
que le poète poursuit sa « conversation souveraine ». Dans Recherche de la
base et du sommet (1955, édition augmentée en 1965), Char rend ainsi
hommage à Braque, pour qui Saint-John Perse a composé le recueil
Oiseaux (1963). Les deux poètes sont proches des artistes de leur temps.
Ami de Giacometti, de Nicolas de Staël, de Vieira da Silva, Char admire le
pouvoir qu’a le peintre d’atteindre la « nudité première » des choses. La
poésie a pour lui la même ambition.
Pour Michaux, le langage poétique a fonction d’exorcisme. Pour vaincre
les tortures du corps et les agressions du réel, Michaux s’éloigne de
l’expression violente qu’il pratiquait encore dans les années quarante (La
Vie dans les plis, 1949), et choisit de décrire méthodiquement les
symptômes du mal pour explorer les abîmes de l’esprit (Connaissance par
les gouffres, 1961), entreprise de connaissance qui le conduit du refus à la
sérénité, de la transgression à la « survenue de la contemplation » — quand
le poète retrouve finalement « la Permanence, son rayonnement, l’autre vie,
la contre-vie » (Face à ce qui se dérobe, 1975). Pour lui comme pour Char,
la création poétique est une forme de parcours initiatique où l’être s’engage
tout entier.
Expérience contemplative, aussi, celle de la poésie spirituelle, chez
d’autres auteurs de l’époque pour qui la foi dans les pouvoirs du langage
prolonge ou traduit une foi personnelle profonde. Le recentrage sur
l’écriture favorise une production poétique qui s’inscrit dans le sillage des
religions du Livre. Jouve poursuit ainsi, jusqu’à sa mort en 1976, une quête
mystique angoissée qui s’étend sur plusieurs décennies (Ténèbre, 1965).
Les textes de La Tour du Pin atteignent l’ampleur d’une « somme » à la fois
poétique et métaphysique (Psaumes de tous mes temps, 1974) ; Une somme
de poésie (1981-83) rassemble l’œuvre d’une vie. Pierre Emmanuel écrit
dans Babel (1951) une « épopée spirituelle de l’histoire humaine », et
déploie dans Sophia (1973) une méditation sur la figure féminine de la
Sagesse dont la structure épouse celle d’une église. L’œuvre poétique de
Jean Grosjean (Apocalypse, 1962) est parallèle à une œuvre de traducteur
— des Évangiles et de l’Apocalypse, mais aussi des Tragiques grecs. Jean-
Claude Renard, passé par l’occultisme, revenu au catholicisme en 1955
(Père, voici que l’homme), cherche à approcher le « Mystère » des
« noces » qui unissent l’homme à Dieu (Le Dieu de nuit, 1973). Jean
Mambrino capte une musique intérieure, restituant par fragments le
« message sacré » qui nous parle à travers les beautés de l’univers
(Clairière, 1974). Chez tous ces poètes, la poésie a la puissance d’un
témoignage. Elle est création et révélation, en écho aux mystères chrétiens
de la Création et de la Révélation.
L’œuvre d’Edmond Jabès, plus neuve, s’ouvre en 1957 sur la publication
de Je bâtis ma demeure. Ample et ambitieuse, elle va par la suite renouveler
l’écriture poétique en faisant éclater les limites du genre. Jabès vit sa
condition juive sur le mode de l’exil et de l’errance. C’est la mémoire du
Livre dans la culture juive qui inspire son entreprise d’un « livre » total, à la
fois récit, poèmes, essai, dialogues, autobiographie, méditation… Mais il
est une autre mémoire, plus récente, celle de la Shoah, qui confronte la
parole poétique à l’épreuve de l’indicible, de la déchirure, de la perte, de la
mort de Dieu. À la mise en question par Adorno de la possibilité d’écrire
après Auschwitz, Jabès répond en réaffirmant les pouvoirs de l’écriture,
mais d’une écriture qui prenne en charge le doute et l’interrogation, ce qui
se traduit par une forme fragmentaire et hétérogène — « pulvérisée »,
comme chez René Char. Le soupçon qui pèse sur la poésie est ainsi intégré
à l’œuvre : il se matérialise dans les blancs et les césures de l’écriture. Le
livre rêvé est en fait toujours différé, jamais véritablement atteint : il est
« l’au-delà de la parole » (Le Livre des questions, 1963-1973 ; Le Livre des
ressemblances, 1976-1980).

Poétiques de la matière et de l’éphémère


La poésie de Ponge, quant à elle, est ouvertement matérialiste.
Modestement attentive à la présence sensible des choses comme à la
matière sensible des mots, elle pousse le soupçon plus loin parce qu’elle se
méfie, dans un souci à la fois éthique et esthétique d’exigence et de vérité,
des risques de dérive romantique ou spiritualiste inhérents au langage
poétique. C’est pourquoi Ponge dit qu’il « ne [se] veu[t] pas poète » : il
attend des objets matériels qu’ils le tirent « hors du vieil humanisme » (Le
Grand Recueil, 1961). Ses textes sont surtout descriptifs, avec une précision
quasi scientifique, s’attachant à la matière des choses en détournant à leur
profit les usages de la tradition lyrique. L’« Ode inachevée à la boue »
(Pièces, 1962) est un éloge paradoxal, une « ode » subvertie. Parler de la
boue, c’est accepter l’informe et l’inachevé…

Mais comme je tiens à elle beaucoup plus qu’à mon poème, eh bien, je veux lui laisser
sa chance, et ne pas trop la transférer aux mots. Car elle est ennemie des formes et se
tient à la frontière du non-plastique. Elle veut nous tenter aux formes, puis enfin nous en
décourager. Ainsi soit-il ! Et je ne saurais donc en écrire, qu’au mieux, à sa gloire, à sa
honte, une ode diligemment inachevée…
Francis PONGE, « Ode inachevée à la boue », Pièces (1962).

Dans le même recueil, le texte intitulé « L’appareil du téléphone » poétise


plaisamment un objet très ordinaire. Ponge ne cesse de revenir sur la
relation entre le signe et le référent, cet « arbitraire du signe » selon la
linguistique, ce « défaut des langues » que la poésie a pour mission de
« rémunérer » selon Mallarmé. Entre les mots et les choses, de fait, il y a du
jeu, et le poète s’intéresse moins à l’objet en tant que tel qu’à cet « objeu »,
l’écart entre le signifiant et la chose signifiée qui laisse toute sa place à
l’intervention subjective, le « fonctionnement verbal4 » qu’autorise et
suscite l’objet — jeu avec l’étymologie, avec les sonorités, avec le
signifiant graphique… Ponge conçoit dès lors l’écriture poétique comme un
travail, qui ne requiert nullement des dons de mage ou de prophète — ce
que suggèrent encore à certains égards les œuvres de Char et de Saint-John
Perse —, et qui entend renouer avec la rigueur et le dépouillement du
classicisme, contre le lyrisme romantique (Pour un Malherbe, 1965).
Écriture bien moderne, toutefois, dans sa manière d’exhiber le travail
poétique en train de se faire, dans une mise en scène réflexive et
« métapoétique » de la genèse des textes (La Fabrique du pré, 1971). Cet
intérêt pour la lettre et pour le signifiant explique que les courants
formalistes des années 1960-1970 se soient réclamés de Ponge, qui a été
invité à participer au premier numéro de Tel Quel (1960). Nous reviendrons
plus loin sur cette poésie « textualiste ». En réalité, Ponge est moins le
porte-parole d’une poésie formaliste qu’un poète de la matière et du concret
qui s’interroge sur le rapport entre l’homme et le monde, relation qui est
toujours tributaire du langage.
L’époque voit ainsi se développer sous diverses formes une poésie du
quotidien, de l’éphémère, des sensations, de la simple présence de l’être au
monde. Eugène Guillevic, de l’engagement antifasciste d’avant-guerre
jusqu’aux désillusions de 1956 sur la patrie du communisme, laissait
transparaître ses espérances politiques à travers l’évocation des objets
(Terre à bonheur, 1952). Il évolue vers un matérialisme plus sobre, lapidaire
et elliptique, dans Carnac (1961) et Du domaine (1977). Bernard Noël,
proche de Blanchot et de Bataille, cherche dans la poésie le moyen de
« donner des mots à son corps » (Extraits du corps, 1958) : il n’y a plus
alors de sujet lyrique, mais un réseau de pulsions sous-tendues par la
hantise du sexe et de la mort. Georges Perros, dans le désordre voulu de ses
Papiers collés (trois volumes, 1960-78), utilise la forme fragmentaire du
collage pour rendre sensibles les rythmes du vécu et les aléas du quotidien.
Jacques Réda laisse le moi du poète en retrait, choisissant une poétique « en
négatif », pour accueillir dans Les Ruines de Paris (1977) les images
fugaces et précaires des paysages urbains. La poésie accepte le prosaïsme
des choses, mais transcende la prose de la communication ordinaire par la
mise en espace des blancs et des silences sur la page (chez Guillevic) ou par
des recherches rythmiques qui rappellent le mouvement syncopé du jazz
(chez Réda).
Deux grandes voix nouvelles se distinguent enfin, qui vont dans le sens
d’une poésie de la « présence », assumant la finitude. Ce sont celles d’Yves
Bonnefoy et de Philippe Jaccottet. Elles commencent toutes deux à se faire
entendre dans les années cinquante (Bonnefoy, Du mouvement et de
l’immobilité de Douve, 1953 ; Jaccottet, L’Effraie, 1953). Bonnefoy définit
dès ses premiers textes l’entreprise poétique comme une réponse à la
séparation de la mort et à l’épreuve du temps par la quête du « vrai lieu »,
indissociable du « vrai corps » et du « vrai nom », qui permet d’habiter le
monde en poète. Le « lieu », c’est ce monde où nous sommes, ici et non
ailleurs, ni un monde « surréel » (comme chez les surréalistes), ni un monde
idéal au-delà sensible (comme dans la philosophie de Platon). Marqué
comme René Char par les pensées d’Héraclite et de Heidegger, Bonnefoy
cherche à dire l’éphémère, à saisir l’« être » dans le « passage », à maintenir
plus qu’à résoudre la tension des contraires — entre angoisse et sérénité,
entre faille et plénitude. Le poète rejette le « concept » et choisit l’image,
mais l’image dépouillée de tout artifice, reconnue comme précaire, épurée
et maîtrisée, pour tenter d’atteindre « ce qui se perd », la précarité des êtres
et des choses. Après Hier régnant désert (1958), qui montre et qui dépasse
une expérience négative du temps, Bonnefoy en vient à une poésie du
consentement, du « oui », du présent accepté, qui fait le lien entre le fini et
l’infini (Dans le leurre du seuil, 1975).
Bonnefoy a pris part à la création de la revue L’Éphémère, avec Gaëtan
Picon, André Du Bouchet et Louis-René des Forêts. Ce périodique voit le
jour en 1966 après la disparition du Mercure de France. De 1966 à 1972,
s’y croisent les signatures de Michel Leiris et de Paul Celan (poète de
langue allemande, auteur de La Rose de personne, qui s’est suicidé en
1970), de poètes reconnus comme Char et Michaux, de jeunes écrivains
comme Pascal Quignard, de poètes comme Bonnefoy, Du Bouchet, Jacques
Dupin et Philippe Jaccottet. L’Éphémère est représentatif d’une poésie à la
fois humble et exigeante, aux antipodes de toute emphase lyrique. Du
Bouchet est comme Bonnefoy à la recherche du « lieu », mais prend acte de
l’impossibilité d’atteindre le réel par les mots — d’où une poésie de la
« parole espacée », trouée par les blancs et les silences (Dans la chaleur
vacante, 1961). Dupin sait aussi que la présence au monde est à la fois
l’objet de la parole poétique et ce qui ne peut que la déconstruire : l’écriture
est tout entière dans l’effort du cheminement, pour un but qui est hors
d’atteinte (Gravir, 1963).
Jaccottet surtout, grand traducteur d’Homère et de Rilke comme
Bonnefoy l’a été de Shakespeare et le sera de W. B. Yeats, conçoit une
poétique qui est en même temps une éthique : il se défie des prestiges de
l’image et du lyrisme, reconnaît son ignorance et sa faiblesse, refuse de se
payer de mots. C’est à ces conditions que l’écriture poétique, fragile et
précaire, a des chances d’exprimer avec justesse et vérité le simple fait
d’« être là », et de toucher la part d’infini qui se trouve au cœur des
apparences sensibles : « L’effacement soit ma façon de resplendir »
(L’Ignorant, 1957). Le parti pris de « l’éphémère » est ainsi le contraire de
toutes les certitudes trompeuses — qu’il s’agisse des croyances en
l’Histoire ou du culte de la Forme, deux convictions pourtant largement
partagées des années 1950 aux années 1970.

Notes
1. Ces deux articles d’abord publiés par Barthes dans la revue Critique ont ensuite été repris dans Essais critiques (Paris, Seuil,
1964).

2. Paul Ricœur, Temps et récit, II : La Configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre
philosophique », 1984, p. 26-27.

3. Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1989, p.
173.

4. Selon la définition que Ponge donne de l’objeu dans ses Entretiens avec Philippe Sollers (Paris, Gallimard-Seuil, 1970, p. 142),
revenant sur ce mot qu’il a inventé dans « Le soleil placé en abîme » (Pièces, 1962).
Chapitre 2
L’empire des sciences
humaines et le « démon
de la théorie »
1. Le structuralisme et la Nouvelle
Critique
La crise du sujet lyrique chez les poètes, l’effacement du « je » dans le
Nouveau Roman et la dissolution du personnage au théâtre correspondent à
un mouvement d’ensemble, qualifié parfois d’« antihumaniste », qui
caractérise aussi la vie des idées et les chemins de la critique. Dans les
années 1950-1970, la notion de « structure » envahit les sciences humaines.
Parce qu’elle met en question la place du sujet dans la langue, elle nourrit
les réflexions qui portent sur l’idée de littérature et renouvelle la théorie et
la pratique de l’analyse littéraire. Venue de la linguistique, elle met l’accent
sur le langage au détriment de l’histoire, et répond ainsi aux attentes d’une
époque qui trouve dans la passion des savoirs et des formes une issue à
l’humanisme bourgeois dépassé et à une morale de l’engagement
compromise dans les combats douteux du communisme stalinien. Elle est
ainsi au cœur d’un courant de pensée, le structuralisme, qui s’annonce dès
le lendemain de la guerre dans les travaux de Claude Lévi-Strauss (Les
Structures élémentaires de la parenté, 1949 ; Anthropologie structurale, I,
1958) et la diffusion des écrits de Roman Jakobson (Essais de linguistique
générale, traduits en français en 1963), et qui s’impose en 1966 par une
série de publications touchant tous les secteurs des sciences humaines : la
linguistique (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale), la
psychanalyse, (Jacques Lacan, Écrits), la philosophie (Michel Foucault, Les
Mots et les choses), la théorie du récit (Algirdas Julien Greimas,
Sémantique structurale) et la critique littéraire (Roland Barthes,
« Introduction à l’analyse structurale des récits », revue Communications).
Les sciences humaines investissent alors massivement le genre de l’essai,
qui ne retrouvera sa liberté d’écriture et de pensée que lorsque les
principaux représentants du structuralisme, à commencer par Barthes,
renonceront à l’objectivité scientiste pour renouer avec la singularité
irréductible du « sujet désirant ».

L’essor de l’analyse structurale


Pour la linguistique structurale, qui se réfère aux travaux fondateurs de
Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916, posth.), la
langue est un système de signes arbitraires, lesquels ne produisent des
significations que par les relations qu’ils entretiennent entre eux à
l’intérieur du système. Le sujet du discours, tel qu’il est par exemple
désigné par le pronom « je », ne se confond pas avec la personne réelle.
L’énoncé est analysé dans son autonomie, en fonction de ses lois internes,
non en rapport avec les circonstances de l’énonciation. Le processus de
production du sens, qui concerne non seulement la littérature mais de
nombreux autres aspects de l’activité humaine, fait l’objet d’études
« sémiologiques ». Pour la psychanalyse selon Lacan, « l’inconscient est
structuré comme un langage » : quand « je » crois parler, « ça » parle en
moi. Le langage précède et excède le sujet. La pensée de Foucault cherche
du côté des déterminations sociales les forces qui déterminent la production
des discours : c’est réduire là encore les pouvoirs du « sujet parlant », qu’il
soit savant, penseur ou écrivain. Lévi-Strauss, qui a connu Jakobson aux
États-Unis et qui construit sa méthode d’ethnologue sur le modèle de la
linguistique, considère aussi le mythe ou la structure de parenté comme un
langage, un système de signes. Les réalités sociales sont structurées par une
logique qu’il est toujours possible de mettre au jour, y compris pour la
« pensée sauvage » des peuples dits primitifs (La Pensée sauvage, 1962).
Le structuralisme doit sa fécondité à ce dialogue entre les savoirs.
L’analyse structurale s’applique donc à toute forme de discours, et pas
seulement aux textes littéraires. Mais en distinguant parmi les six fonctions
du langage une « fonction poétique », Jakobson a ouvert la voie à une étude
spécifique de la « littérarité » et créé les conditions d’une « science de la
littérature ». La fonction poétique du langage consiste selon lui à mettre
l’accent sur le « côté palpable des signes », la matérialité du message, le
« signifiant » sonore ou graphique. Cette définition est à la base des théories
de la littérature qui affirment le caractère « autotélique » du message
littéraire, conçu comme une structure close. Mallarmé, Flaubert et Valéry
sont relus dès lors comme les modèles de cette poétique structurale pour
laquelle seul importe le signe — le texte, la forme —, au prix de la mort du
référent. Tzvetan Todorov, à l’époque l’un des principaux représentants du
structuralisme dans le champ des études littéraires, définit la « science de la
littérature » comme l’étude des « lois générales qui président à la naissance
de chaque œuvre1 », par opposition à la critique d’interprétation qui se
consacre aux œuvres singulières. Ces lois concernent les modalités
d’énonciation, les figures de rhétorique, le système des temps, etc. Même
s’il s’agit de rendre compte du « fonctionnement du texte littéraire », une
telle approche conduit à intégrer la « science de la littérature » dans une
science générale des discours.
Le discours narratif constitue pour l’analyse structurale un objet
privilégié, parce qu’il met en jeu des forces et des fonctions qui se prêtent à
la schématisation. Le texte fondateur est ici Morphologie du conte de
Vladimir Propp (1928), traduit en français pour la première fois en 1965,
qui a montré comment un grand nombre de contes du folklore russe
obéissaient à des structures récurrentes dans l’enchaînement des séquences
et la distribution des rôles. Les théoriciens du structuralisme en déduisent le
« schéma actantiel » (Greimas), selon lequel l’action de tout récit obéit à
plusieurs grandes forces, ou « actants », qui peuvent être incarnées par des
personnages mais qui se distinguent par leur fonction dans la « grammaire »
du récit (sujet et objet, destinateur et destinataire, adjuvant et opposant),
non par leur nature morale ou psychologique. D’où une réflexion sur la
logique interne du récit qui conduit à mettre radicalement en question
l’illusion réaliste : « “Ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue
référentiel (réel), à la lettre : rien ; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul,
l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée » (Barthes,
« Introduction à l’analyse structurale des récits »). Ainsi peut se constituer
une poétique structurale du récit, ou « narratologie », dont Gérard Genette a
mis au point les méthodes et les concepts en les appliquant à la Recherche
de Proust (« Discours du récit », dans Figures III, 1972).

Le « démon de la théorie »
Ce travail de théorisation extrêmement productif témoigne d’un élan
intellectuel et d’un sens critique dont Barthes est le représentant le plus
emblématique. Il a contribué à faire connaître Brecht en France, a mesuré
très vite l’intérêt du Nouveau Roman, a donné dans Mythologies (1957) des
textes pleins d’acuité savoureuse et de féroce lucidité sur les mythes de la
société moderne (l’automobile, le poujadisme, le sport…). Passé du
marxisme au structuralisme, c’est aussi sous l’éclairage de la psychanalyse
qu’il renouvelle l’approche de Racine dans l’essai qu’il lui consacre (Sur
Racine, 1963) et la méthode de l’analyse textuelle à propos d’une nouvelle
de Balzac (S/Z, 1970). Après avoir incarné jusqu’au dogmatisme la rigueur
structurale, il s’en éloigne dans les années 1970 pour une fréquentation
beaucoup plus libre de la littérature (Le Plaisir du texte, 1973) et une
écriture discontinue qui renonce à tout didactisme (Fragments d’un
discours amoureux, 1977). Sa mort en 1980 marque la fin d’une ère
« théorisante » à laquelle il avait fini par s’identifier.

En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la
nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le
propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas
l’auteur ; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préalable — que l’on ne saurait à
aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste —, atteindre
ce point où seul le langage agit, « performe », et non « moi » : tout la poétique de
Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, on le verra,
rendre sa place au lecteur).
Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », revue Manteia (1968).

Dans Le Démon de la théorie (1998), Antoine Compagnon montre que ce


goût de la théorie partagé par les chercheurs et critiques structuralistes s’est
accompagné de thèses péremptoires et d’excès polémiques. Les adeptes de
« la théorie » ont exercé dans la vie intellectuelle une forme de « terreur »
comparable à celle que Paulhan dénonçait en son temps. Emportés par leur
« démon », ils prennent en tous domaines le contre-pied du sens commun,
de la doxa, de l’idéologie jusque-là dominante : la littérature ne représente
pas le monde (c’est le déni de la référence), il n’y a pas d’œuvres
« canoniques » dont la supériorité s’impose (c’est la critique de la
« valeur »), le texte obéit à de multiples déterminations autres que
l’intention consciente de son auteur (c’est la « mort de l’auteur »), la source
du sens n’est pas l’auteur mais le lecteur (c’est la liberté de l’interprétation)
… Sur tous ces points, par de tels mots d’ordre, la critique structuraliste
s’oppose à la tradition universitaire de l’histoire littéraire dont les
fondements remontent à Sainte-Beuve, Taine et Lanson. Elle prend le parti
de Proust, dont le Contre Sainte-Beuve a été édité en 1954, contre la
critique biographique qui explique l’œuvre par l’auteur. Elle radicalise la
question : « qu’est-ce que la littérature ? » — que Sartre avait en fait réduite
à la question « comment ? », celle des fonctions de la littérature. On
comprend qu’elle puisse heurter les représentants de la critique
traditionnelle : le Sur Racine de Barthes entraîne une réaction polémique de
Raymond Picard, qui publie Nouvelle critique ou nouvelle imposture ?
(1965).

La Nouvelle Critique
Si l’appellation de « Nouvelle Critique » s’impose alors, sans rapport
avec la revue culturelle du Parti communiste créée sous ce nom en 1948,
elle couvre un champ qui dépasse Barthes et le structuralisme. Défendu et
défini par Serge Doubrovsky dans Pourquoi la nouvelle critique ? (1966),
ce vaste courant regroupe l’ensemble des critiques qui mettent en œuvre,
dans leur approche de la littérature, des moyens d’investigation empruntés
aux sciences humaines et aux courants philosophiques contemporains. Dans
un article de 1963 (« Les deux critiques », repris dans Essais critiques,
1964), Barthes constate l’existence de « deux critiques parallèles » : d’une
part, une critique « positiviste », lansonienne, qui se croit objective et neutre
alors qu’elle repose sur des postulats inavoués et une conception mythique
de la littérature ; d’autre part, une critique qui se reconnaît comme
« idéologique » parce qu’elle recourt explicitement aux pensées du
moment : existentialisme, marxisme, psychanalyse, phénoménologie…
D’un côté l’histoire littéraire « à l’ancienne », de l’autre la Nouvelle
Critique — qui, en ce sens, commencerait avec Sartre, Bachelard et
Blanchot. La Nouvelle Critique n’inclut donc pas seulement les adeptes
d’une analyse structurale axée sur le fonctionnement interne du texte,
comme Barthes lui-même à l’époque. Elle comprend aussi les critiques
marxistes, comme Lucien Goldmann, fondateur de la « sociocritique »
(Pour une sociologie du roman, 1964), ou freudiens, comme Charles
Mauron, fondateur de la « psychocritique » (Des métaphores obsédantes au
mythe personnel, 1963). Et elle s’étend à la critique « thématique » de Jean-
Pierre Richard, qui cherche à cerner l’univers imaginaire des écrivains
(Littérature et sensation, 1954 ; Paysage de Chateaubriand, 1967) comme à
la « critique de la conscience », représentée par Jean Rousset (Forme et
signification, 1962), Jean Starobinski (La Relation critique, 1970) et
Georges Poulet (Les Métamorphoses du cercle, 1961). Ce dernier dirige en
1966 à Cerisy un colloque consacré aux « tendances actuelles de la
Critique », auquel participent Richard, Genette, Rousset, Starobinski,
Ricardou, Doubrovsky… Par-delà les différences de méthode, la Nouvelle
Critique est une aventure collective. Comme le prévoyait Barthes, elles se
laissera progressivement assimiler par l’institution universitaire, au fur et à
mesure que s’assagira son « démon » originel.
Le structuralisme et la Nouvelle Critique, en prenant pour cibles la
mythologie de la création littéraire, la figure sacrée de l’auteur et le
« mystère » des chefs-d’œuvre, ont déplacé l’accent de l’œuvre à son
commentaire, du littéraire au métalittéraire, de la pratique à la théorie. La
« mort de l’auteur », en somme, a fait prospérer le critique sur les
dépouilles du disparu. Le commentateur lui aussi fait œuvre d’écrivain, par
son travail d’interprétation et ses recherches structurales qui font advenir du
sens et produisent de nouveaux systèmes de signes. Barthes, Genette et
Todorov, par leurs typologies, ont dépassé les littératures réelles pour faire
apparaître des littératures possibles, en indiquant des choix textuels
jusqu’alors inexploités. L’approche intellectuelle du fait littéraire accroît
ainsi l’empire que lui avaient déjà conféré Sartre et l’existentialisme. Le
Nouveau Roman, commenté et théorisé par ses propres auteurs, et la
Nouvelle Critique, qui promeut et justifie le rôle majeur du critique-
écrivain, ont accéléré cette évolution que déplore Cioran, pour qui « ce
n’est plus l’œuvre qui compte mais le commentaire qui la précède ou qui lui
succède » (La Tentation d’exister, 1956).
Mais le « démon de la théorie », en réaffirmant l’autonomie de la
littérature par le dogme de la « clôture du texte », est la négation de
l’engagement sartrien. Le succès de la Nouvelle Critique et du Nouveau
Roman, phénomènes propres à l’intelligentsia française mais qui ont eu un
grand rayonnement à l’étranger, s’explique sans doute, précisément, par la
nécessité de réagir radicalement à une « instrumentalisation politique de la
littérature » qui avait été poussée en France bien plus loin qu’ailleurs au
lendemain de la guerre2. Par réaction à Sartre et à Aragon, en un sens, il
fallait logiquement la structure et l’écriture — Barthes et Robbe-Grillet…
La fortune du structuralisme et la « terreur » qu’il a exercée dans les lettres
tiennent à ce besoin propre à la France de revenir à la lettre et au texte après
une période qui les a ignorés. Rarement on aura débattu avec autant de
passion que dans les années 1950-1970 non seulement de Fourier et de Sade
mais de Racine et de Mallarmé, de Chateaubriand et de Proust, de Balzac et
de Baudelaire… — pour le plus grand profit de la lecture des textes et de la
diffusion des lettres. Ceux qui ont proclamé la « mort de l’auteur » ont aussi
célébré la littérature. Barthes meurt la même année que Sartre (1980), peu
avant Lacan (1981) et Foucault (1984). Avec le règne de la structure
s’achève le temps des certitudes modernistes et des savoirs conquérants : la
condition « post-moderne » sera « post-structuraliste » (Jean-François
Lyotard, La Condition post-moderne, 1979).

2. Théorie et production du Texte :


Tel Quel & Cie
La Nouvelle Critique rend indissociables la pratique littéraire et la
réflexion théorique. Il en va de même pour deux groupes qui se constituent
en 1960, révélateurs l’un et l’autre de liens nouveaux entre littérature et
savoirs, entre recherche formelle et aventure intellectuelle : Tel Quel et
l’OuLiPo.

Philippe Sollers et Tel Quel


À la pointe des avant-gardes liant théories de l’écriture et pratiques
textuelles, dans les années 1960-1970, il y a en effet la revue Tel Quel, créée
en 1960 aux Éditions du Seuil par plusieurs jeunes écrivains, parmi lesquels
Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier et Jean-René Huguenin. Le premier
numéro rejette l’idée d’une littérature engagée et affirme l’autonomie de la
littérature. La revue soutient le Nouveau Roman et se réclame de la
poétique de Ponge. Elle publie des textes qui illustrent les principes et
réflexions que développent alors la Nouvelle Critique et le courant
structuraliste : rejet des conventions littéraires, représentation de l’acte
d’écrire pour lui-même, formes expérimentales qui exhibent la matérialité
de la langue, culte du « Texte » au-delà des genres.
Sollers apporte à Tel Quel son aura de jeune romancier d’avant-garde. Il
s’était fait remarquer par Aragon et Mauriac à ses débuts (Une curieuse
solitude, 1958). Il évolue vers un formalisme proche du Nouveau Roman
dans Le Parc (1961), Drame (1965) et Nombres (1968). Drame est construit
en soixante-quatre séquences, sur le modèle d’un échiquier, ce qui rappelle
les contraintes appréciées de l’OuLiPo. Sollers est bientôt rejoint à Tel Quel
par les romanciers Jean Ricardou et Jean-Pierre Faye, par les poètes Denis
Roche et Marcelin Pleynet. Ces derniers font de la poésie une arme de
destruction qui se retourne contre elle-même, selon un schéma fréquent
dans les avant-gardes : « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe
pas. » — écrit Denis Roche qui, dans Le Mécrit (1972), pousse la violence
de l’autodestruction jusqu’à nier la poésie. Tel Quel se rapproche de
Barthes, de Lacan et des sciences humaines autour de 1970, et compte alors
dans ses rangs la présence active de Julia Kristeva. Sollers prône une
« expérience des limites » qu’illustrent à l’époque, dans le sillage d’Artaud
et de Bataille, les textes violents de Pierre Guyotat, hantés par le sexe et le
sang, aux frontières du lisible (Tombeau pour cinq cent mille soldats, 1967 ;
Eden, Eden, Eden, 1970). La réflexion du groupe sur l’« écriture textuelle »
aboutit en 1968 au volume collectif Théorie d’ensemble, qui rassemble,
entre autres, des textes de Foucault, Barthes et Derrida, les intellectuels
phares du moment.

D’emblée, en mettant l’accent sur le texte, sur ses déterminations historiques et son
mode de production ; en dénonçant systématiquement la valorisation métaphysique des
concepts « d’œuvre » et « d’auteur » ; en mettant en cause l’expressivité subjective ou
soi-disant objective, nous avons touché les centres nerveux de l’inconscient social dans
lequel nous vivons et, en somme, la distribution de la propriété symbolique. Par rapport
à la « littérature », ce que nous proposons veut être aussi subversif que la critique faite
par Marx de l’économie classique.
Philippe SOLLERS, « Écriture et révolution », Théorie d’ensemble (1968).

C’est l’époque où la revue se politise. Un moment proche des


communistes, Tel Quel se rallie au maoïsme au début des années 1970.
Sollers, Kristeva, Barthes et Pleynet font même le voyage en Chine en
1974, avant d’en revenir à des problématiques plus théoriques, culturelles et
littéraires plus que politiques. La revue disparaît en 1982 quand Sollers
quitte le Seuil après la publication de Paradis (1981), son plus grand roman
de la période, publié en feuilleton dans Tel Quel depuis 1974.
Tel Quel, Change, TXT et l’esprit de Mai 68
Entre-temps, Faye a rompu avec Sollers et quitté Tel Quel pour fonder en
1968 la revue Change, autre lieu animé de « théorie formelle » et de
« critique idéologique », dans l’esprit du mouvement de Mai 68. Jacques
Roubaud et Maurice Roche prennent part à l’entreprise, qui contribue
notamment à faire connaître en France la linguistique transformationnelle
de Noam Chomsky, mais qui n’aura pas autant d’effets que Tel Quel sur la
production littéraire.
Les deux revues attestent l’attirance persistante de la question politique
sur des écrivains qui ont pourtant cherché à rompre avec le modèle
communiste ou sartrien de l’engagement. Mais on ne parle plus
d’engagement. Autour de Mai 68 et en ce temps où les intellectuels français
admirent la Chine maoïste, ce sont les idées de transformation et de
révolution qui sont au cœur du débat. Or la pratique textuelle de rupture est
par elle-même révolutionnaire puisqu’elle combat l’idéologie bourgeoise.
Une autre revue proche de Tel Quel est animée par le même désir d’articuler
esprit révolutionnaire et révolution du langage. Il s’agit de TXT, créée en
1969 dans le climat d’effervescence intellectuelle qui suit Mai 68. Fondée
par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz, elle publie des textes de
Sollers et de Denis Roche, connaît une période gauchiste après 1970, puis
est interrompue pendant plusieurs mois (1973-1974) avant de reparaître.
Elle accueille une poésie expérimentale et des recherches avant-gardistes
qui traversent tous les arts. Prigent, surtout, y apporte le verbe jaillissant
d’une écriture « carnavalesque » qui bouscule par l’excès et par le rire
« l’académisme stylistique ».
Au total, l’aventure collective de Tel Quel aura accompagné les
fluctuations idéologiques de l’époque tout en poursuivant une démarche
intellectuelle exigeante. Les ouvrages parus dans la collection « Tel Quel »
au Seuil témoignent de sa fécondité, littéraire autant que critique : Figures I
et II de Genette (1966 et 1969), L’Écriture et la différence de Jacques
Derrida (1967), Problèmes du nouveau roman de Ricardou (1967), Éros
énergumène de Denis Roche (1968), Recherches pour une sémanalyse de
Julia Kristeva (1969), Lois et H de Sollers (1972 et 1973), Fragments d’un
discours amoureux de Barthes (1977)… Tout aussi féconde, dans le champ
de l’expérimentation littéraire, sera la collection « Fiction & Cie » créée par
Denis Roche en 1974, elle aussi au Seuil.
3. L’OuLiPo, ou l’écriture mode
d’emploi
L’Ouvroir de Littérature potentielle, l’OuLiPo, est fondé en 1960, la
même année que Tel Quel, par François Le Lionnais et Raymond Queneau.
Il rassemble des écrivains et des scientifiques qui ont pour projet de
réfléchir aux possibilités ludiques des contraintes formelles, logiques et
mathématiques dans la production des textes, et d’écrire des textes
obéissant à de telles règles. Jacques Bens, André Blavier, Jean Lescure font
partie du groupe initial. Georges Perec, Jacques Roubaud, François
Caradec, l’Italien Italo Calvino les rejoindront.

Des contraintes fécondes


Ces auteurs ne revendiquent pas une même esthétique et n’appartiennent
pas à une même école. Mais ils mettent en commun leur goût de
l’expérimentation formelle et partagent la conviction que les contraintes
sont fécondes. Ils s’inspirent de la linguistique structurale dans leur
exploration méthodique des diverses combinatoires qu’offre le système de
la langue — aux différents niveaux des phonèmes, des signifiants
graphiques (les lettres de l’alphabet), du lexique, de la syntaxe, de la
séquence narrative… Non contents de parler de structures, ils puisent dans
les structures leurs règles du jeu. La règle S+7 de Jean Lescure consiste
ainsi à réécrire un texte en remplaçant chaque mot par le septième qui le
suit dans le dictionnaire : « La cigale ayant chanté tout l’été… » devient
ainsi, sous la plume de Queneau, « La cimaise ayant chaponné tout
l’éternueur… » (OuLiPo, La Littérature potentielle, 1973). Le jeu consiste
souvent à détourner ou parodier des textes connus : les Oulipiens
connaissent la tradition littéraire, et possèdent une culture encyclopédique.
Les contraintes mathématiques s’appliquent bien, en particulier, aux formes
poétiques versifiées, dont la logique repose sur le nombre. Roubaud, dans
Trente et un au cube (1973), écrit trente et un poèmes de trente et un vers de
trente et une syllabes chacun. Queneau publie Cent mille milliards de
poèmes (1961), autrement dit, dix sonnets conçus de telle sorte que leurs
vers soient interchangeables, offrant 1014 combinaisons — ce qui, pour un
lecteur moyen, « fournit de la lecture pour près de deux cents millions
d’années ».
L’on pratique aussi le lipogramme, exercice consistant à s’interdire
l’emploi d’une lettre de l’alphabet. L’exemple le plus fameux en est le
roman La Disparition de Perec, où la voyelle e n’est jamais utilisée, ce qui
représente un tour de force en français, et un défi pour les traducteurs…
L’OuLiPo aime appliquer à l’écriture des règles ou des principes inspirés de
jeux existants. Perec bâtit la structure de La Vie mode d’emploi sur le
parcours du cavalier aux échecs. Roubaud rassemble dans son recueil ∈
(1967), qui a pour titre le symbole mathématique désignant la relation
d’appartenance, trois cent soixante et un textes « qui sont les 180 pions
blancs et 181 pions noirs d’un jeu de go ». Dans ces derniers exemples, la
contrainte engendre de véritables œuvres. Ce n’est certes pas toujours le
cas ; et l’OuLiPo n’a d’ailleurs pas cette prétention. Les textes qu’il produit
présentent surtout l’intérêt de dévoiler les potentialités que recèle telle ou
telle contrainte. L’invention de la règle est souvent plus stimulante que le
résultat obtenu. La règle est du moins mise ainsi à la portée du lecteur, qui
peut jouer à son tour : « la poésie doit être faire par tous », comme disait
Lautréamont, cité par Queneau. C’était aussi un mot d’ordre surréaliste.
Mais l’OuLiPo fixe des contraintes arbitraires, des méthodes rigoureuses, et
ne laisse pas de place à l’expression libre de l’inconscient : la notion de
« poésie » n’a plus ici son sens surréaliste.

Raymond Queneau, Georges Perec


Deux auteurs méritent une attention particulière, parce que leur œuvre
déborde largement les activités de l’OuLiPo, même si elle se construit en
relation étroite avec elles : il s’agit de Queneau et de Perec. Connu bien
avant la fondation de l’OuLiPo comme romancier (Le Chiendent, 1933) et
comme poète (Petite Cosmogonie portative, 1950), membre de l’Académie
Goncourt (1951), directeur chez Gallimard de L’Encyclopédie de la Pléiade
(publiée à partir de 1956), Queneau apporte de nouvelles contributions
originales et importantes au genre romanesque avec Zazie dans le métro
(1959) et Les Fleurs bleues (1965). Zazie est le roman d’initiation d’une
gamine haute en couleur qui traverse Paris, sans voir le métro, en
compagnie de quelques personnages truculents. Queneau y joue avec les
mots, avec l’orthographe, avec tous les codes de la langue qui se croisent et
s’entrechoquent.

— Répète un peu voir, qu’il dit Gabriel.


Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la réponse
que voici :
— Répéter un peu quoi ?
Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement, l’armoire à glace insistait : elle se
pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée :
— Skeutadittaleur…
Le ptit type se mit à craindre. C’était le temps pour lui, c’était le moment de se forger
quelque bouclier verbal. Le premier qu’il trouva fut un alexandrin :
— D’abord, je vous permets pas de me tutoyer.
— Foireux, répliqua Gabriel avec simplicité.
Raymond QUENEAU, Zazie dans le métro (1959).

Dans cet emploi d’une orthographe phonétique et cette parodie des


conventions romanesques, Barthes voit un bel exemple d’agression littéraire
contre la Littérature. C’est Zazie qui lui a fait dire : « Depuis que la
Littérature existe, on peut dire que c’est la fonction de l’écrivain que de la
combattre » (« Zazie et la littérature », Critique, 1959). Comme le Nouveau
Roman, Queneau suit les aventures du langage et choisit les potentialités de
l’écriture contre l’ordre de la littérature instituée, mais avec un humour
verbal, un art du dialogue et un sens de l’insolite qui font plutôt penser au
Nouveau Théâtre. Dans Les Fleurs bleues, il continue sur la voie qu’il s’est
choisie, à l’écart de tout formalisme d’école, en faisant voyager son lecteur
dans le temps, sur les pas de deux personnages. Du duc d’Auge, qui
parcourt l’histoire depuis le Moyen Âge, et de Cidrolin, qui vit de nos jours
à Paris sur sa péniche, on ne sait lequel rêve l’autre. Tout le roman est ainsi
construit sur le thème du même et du double, qui impose ses contraintes
formelles. Le titre renvoie à la fois aux fleurs de rhétorique et aux charmes
naïfs du romanesque. Réflexion sur le temps et sur l’identité, le texte
parodie tous les modèles romanesques et multiplie les allusions plaisantes,
les retournements inattendus, les cocasseries verbales.
Perec est de la génération suivante. Il commence à publier en 1957, et
rencontre un premier succès avec Les Choses (1965), roman
« sociologique » d’un couple d’aujourd’hui enlisé dans le quotidien, proche
du Nouveau Roman aussi par le poids des objets, la négation de l’action et
les choix d’écriture. Perec se fixe déjà des contraintes formelles, notamment
par les variations des temps verbaux. La Disparition (1969) vient après son
adhésion à l’OuLiPo (1966). L’omission de la lettre e y est bien plus qu’un
jeu. Elle est liée au contenu de l’histoire, construite autour d’un signe
interdit, qu’on ne peut prononcer sous peine de mort. Or la lettre omise est
par excellence la marque du féminin : son absence signifie en creux la
disparition la plus douloureuse, pour Perec dont la mère a péri à Auschwitz.
Les aventures de la fiction et la règle oulipienne du lipogramme servent
donc à la fois à masquer et à signifier la blessure essentielle, celle où se
rejoignent la tragédie d’une vie et la barbarie de l’Histoire qui a frappé
« avec sa grande hache » (W ou le Souvenir d’enfance, 1975).
Perec écrit ensuite son roman le plus ambitieux avec La Vie mode
d’emploi (1978), composé en forme de puzzle pour épouser la structure
d’un immeuble et la vie de tous ses habitants, consacré aussi à la vie d’un
amateur de puzzles qui tente de combler la hantise du vide par un projet
artistique total. Le jeu formel va très loin : il permet au roman d’inclure de
multiples romans, cumulant l’intérêt du romanesque et la dénudation de ses
procédés. C’est pourquoi on peut y voir, avec Henri Godard (Le Roman
modes d’emploi, 2006), l’issue du courant critique et antimimétique qui a
marqué le roman français tout au long du siècle. Avec La Vie mode
d’emploi, roman oulipien, c’est du cœur de l’avant-garde moderniste et par
les jeux mêmes de l’écriture que renaissent l’épaisseur des personnages et
les plaisirs de la fiction. Perec lève ainsi l’interdit qui pesait sur la fiction du
côté des modernes, et ouvre une nouvelle période dans l’histoire du roman.
Les groupes et revues des années 1960-1970, de Tel Quel à l’OuLiPo,
font donc apparaître la porosité des frontières entre théorie et pratique
littéraire, mais aussi entre littérature et écriture non littéraire, entre récit et
poésie, entre fiction et non-fiction. Or, même à l’écart des avant-gardes, du
Nouveau Roman et du Nouveau Théâtre, les deux grands genres fictionnels
connaissent eux aussi à l’époque certains déplacements significatifs.

Notes
1. Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, t. 2, Poétique, Paris, Seuil, 1968, rééd. coll. « Points », 1973, p. 19.

2. Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2011,
p. 84.
Chapitre 3
Fiction et non-fiction :
des frontières incertaines
1. Écritures romanesques :
la mémoire et l’histoire
De 1955 à 1980, la France vit des mutations accélérées : guerre d’Algérie
et décolonisation, évolution des mœurs et libération de la femme, effets du
concile Vatican II et laïcisation de la société, essor économique et
immigration massive, fin de la IVe République et avènement de la Ve,
événements de Mai 68 et choc pétrolier de 1973… La littérature est-elle
insensible aux mouvements de l’histoire ? Nous avons vu que le Nouveau
Roman se recentrait sur le travail de l’écriture, le Nouveau Théâtre sur les
dérèglements du langage, la poésie sur un mode de présence au « monde »
qui tend à s’absenter du monde socio-historique. Et pourtant, Claude Simon
ne cesse d’interroger l’histoire, la guerre d’Algérie investit le théâtre de
Genet, et Tel Quel suit de très près Mai 68 et ses lendemains… On a pu voir
dans La Jalousie une réflexion politique sur l’histoire de la colonisation
(Jacques Leenhardt, Lecture politique du roman, 1973), et plus
généralement dans le Nouveau Roman une inflation des choses et une
disparition du personnage qui témoignent d’un processus historique de
réification lié à la société de consommation (Lucien Goldmann, « Nouveau
roman et réalité », Pour une sociologie du roman, 1964). De fait, en
profondeur, la crise de l’humanisme et le soupçon porté sur la littérature,
même s’ils ont des racines anciennes, sont des effets d’une guerre qui a
dépassé toutes les limites dans l’inhumain. Le déni de l’histoire, si tant est
qu’il soit inhérent aux avant-gardes formalistes, a lui-même des causes
historiques.

Le réalisme et l’aventure
Mais qu’en est-il à la même époque chez les très nombreux romanciers
qui ne se reconnaissent pas dans le Nouveau Roman ? La fiction serait-elle
chez eux plus perméable aux réalités si prégnantes de la mémoire et de
l’histoire ? Cela ne va pas de soi, et les réponses des romanciers sont très
variables. Au moment où émerge le Nouveau Roman, en 1955, il y a
toujours des romans réalistes qui s’attachent à décrire le fonctionnement de
la société à travers des destinées exemplaires : c’est l’année de 325 000
francs, roman de Roger Vailland qui représente la destruction de l’homme
par la machine dans le système capitaliste. L’œuvre abondante de Bernard
Clavel témoigne par ailleurs de la permanence d’un roman populaire où le
réalisme social a une portée critique (Le Silence des armes, à propos de la
guerre d’Algérie, 1974), tandis que la composition narrative saisissante de
La Décharge, de Béatrix Beck (1979), renouvelle la veine du roman social
en donnant toute sa force à l’évocation du « quart monde ».
Le roman d’aventures, lui aussi, fait mieux qu’entretenir le capital de
sympathie qu’il a toujours eu auprès du grand public : depuis les années
vingt (Pierre Mac Orlan, Petit Manuel du parfait Aventurier, réédité en
1951 ; Malraux, La Voie royale), il intègre une réflexion critique sur la
notion même d’« aventure », et s’ouvre à des innovations narratives qui
témoignent de cette problématisation, prenant en compte les nouvelles
conditions historiques qui soumettent l’aventure individuelle aux
déterminations collectives. C’est en 1955 aussi qu’est réédité avec succès
Fortune carrée de Joseph Kessel, roman flamboyant dont l’intrigue est
disloquée de part et d’autre d’une mer Rouge qui rappelle autant Rimbaud
qu’Henry de Monfreid (Les Secrets de la mer Rouge, 1932). Or le roman
d’aventures a le pouvoir d’embrasser l’histoire : Pierre-Jean Rémy choisit
ainsi le foisonnement et la polyphonie pour raconter un siècle de la Chine
moderne (Le Sac du palais d’été, 1971).

Romans « anachroniques »
Les publications de 1968, l’année des « Événements » où l’histoire
s’accélère, sont significatives de l’autonomie relative du genre romanesque
et d’un rapport au réel qui n’a rien de mimétique. Les plus grands romans
de l’année, Belle du Seigneur d’Albert Cohen et L’Œuvre au noir de
Marguerite Yourcenar, n’ont pas de relation a priori avec le climat du
moment et les soubresauts du régime gaullien. Ils semblent à l’écart du
mouvement de l’histoire, résolument non contemporains. Cette même année
1968, le critique Claude Roy, ancien de l’Action française, et ancien du
Parti communiste, exalte dans Défense de la littérature le « contretemps
d’écrire » : « La littérature, l’art apparaissent toujours comme des activités
sinon anachroniques, du moins légèrement intempestives. » Mais la distance
prise à l’égard de l’histoire immédiate ne signifie pas l’absence de
conscience historique. Et, de ce point de vue, les romans les plus
« anachroniques » sont peut-être ceux qui en disent le plus long sur leur
temps, par la médiation du passé ou par la transposition fictionnelle du réel.
Belle du Seigneur, grand roman baroque d’un amour lumineux mais
condamné, où l’intériorité des personnages est mise au jour par de longs
monologues intérieurs non ponctués, est aussi une satire féroce des milieux
diplomatiques de l’entre-deux-guerres, et encore, plus discrètement mais de
façon non moins significative, une méditation sur le destin du peuple juif —
deux aspects qui sont en lien direct avec les tragédies du siècle. Dans
L’Œuvre au noir, dont la langue est au contraire d’une pureté toute
classique, Yourcenar réduit comme dans Mémoires d’Hadrien la part de la
fiction au profit d’une vaste documentation historique : c’est ici le détour
par le XVIe siècle et ses intolérances qui lui permet de s’interroger sur la
relation entre conscience individuelle et histoire collective. Le parcours de
Zénon l’alchimiste dans une Europe troublée est celle d’un humaniste sans
illusions, ce qui n’est pas sans résonances dans l’Europe d’après 1945.
Cohen mourra en 1981, Yourcenar en 1987. Tous deux sont en 1968 les
auteurs consacrés d’une œuvre déjà ancienne. Mais l’année des
« Événements » est aussi celle d’un premier roman remarqué, La Place de
l’Étoile de Patrick Modiano, auteur aussi éloigné que ses deux aînés de
l’esprit « soixante-huitard ». Modiano est fasciné par le temps de
l’Occupation. On a pu le rapprocher des Hussards à ses débuts parce qu’il
peignait les milieux troubles de la collaboration sans les juger, dans La
Place de l’Étoile, ou encore dans La Ronde de nuit (1969). Mais il a très
vite imposé son style personnel, une écriture rigoureuse qui produit
paradoxalement des effets d’indétermination, et ses thématiques obsédantes,
celles des failles de la mémoire et de la quête sans fin d’un passé perdu
(Villa Triste, 1975 ; Livret de famille, 1977 ; Rue des Boutiques Obscures,
1978). Son œuvre interroge donc les rapports entre mémoire personnelle et
histoire collective. Elle témoigne d’une maîtrise de l’ellipse narrative qui
est aussi caractéristique de l’évolution de grands romanciers d’après-guerre,
comme Aragon et Giono. Elle est appelée à se poursuivre, tant elle anticipe
sur un goût de l’archive et de l’enquête qui sera l’un des traits dominants du
récit dans les années 1980-2000.

Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui
avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue
de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si
l’on est attentif. Au fond, je n’avais jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des
ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui
flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.
Patrick MODIANO, Rue des Boutiques Obscures (1978).

Le groupe des Hussards, à la même époque, se définit volontiers par


opposition aux avant-gardes, et notamment au Nouveau Roman. Mais les
romanciers de ce courant n’en sont pas moins capables d’audaces formelles.
Jacques Laurent, surtout, livre avec Les Bêtises (1971) un grand roman
spéculaire, dont l’organisation complexe combine des pans de l’histoire
récente (l’Occupation, la guerre d’Indochine), une mise en scène du
romancier qui s’interroge sur sa fiction, et une méditation sur la
construction de l’identité dans les hasards de l’histoire. La composition
romanesque permet ainsi de mettre en évidence non le sens de l’histoire,
mais ses illusions et ses désordres.

Quand le roman « respire »…


Si le Nouveau Roman est contesté par des romanciers contemporains —
comme Julien Gracq, Romain Gary ou Jean Giono —, ce n’est pas au nom
d’une défense de la fiction traditionnelle, mais parce qu’il est accusé
d’appauvrir, d’amputer la littérature en la coupant du monde vivant. Voilà
pourquoi « la littérature respire mal » selon Gracq, qui ironise sur ces
nouveaux romans « en zinc, qui semblent voués à je ne sais quelle
assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre », et
dont la publication s’accompagne de celle de leur mode d’emploi, « tout
comme un jeu de construction est vendu avec sa notice explicative1 ».
Après le monde imaginaire du Rivages des Syrtes, c’est dans les Ardennes
de la « drôle de guerre » que Gracq situe Un balcon en forêt (1958), récit de
l’attente plus que de l’action là encore, mais plus directement lié à l’histoire
réelle : si le héros vit et rêve cette situation en poète, c’est comme l’auteur
lui-même avait vécu la guerre. Le texte se présente d’ailleurs comme un
« récit », non comme un « roman », ce qui est une manière d’en réduire la
dimension fictionnelle. Et Gracq s’éloigne davantage encore de la fiction
dans La Presqu’île (1970), longue nouvelle où la description de lieux bien
connus de l’auteur et l’évocation des souvenirs et sensations liés aux
paysages prennent toute la place : la littérature qui « respire » est plus
poétique et autobiographique que romanesque.
Gary croit bien davantage aux pouvoirs de la fiction comme telle, au
point de faire de sa vie un roman et de s’inventer un double, Émile Ajar,
pour relancer son œuvre depuis 1974 (année de Gros-Câlin) jusqu’à son
suicide en 1980. Mais ses romans s’ouvrent largement aux enjeux de
l’époque : défense d’une nature menacée (Les Racines du ciel, 1956),
culpabilité de l’Occident qui a laissé s’imposer la barbarie nazie (La Danse
de Gengis Cohn, 1967) et cultive la bombe atomique (La Tête coupable,
1968), cohabitation des Juifs et des Arabes à Paris au temps des guerres du
Proche-Orient (La Vie devant soi, 1975). Même si l’imagination, seul
recours de l’humanisme, cherche à conjurer une réalité historique
inhumaine, les « monstres » du réel sont toujours là.
Giono publie après 1955 des romans moins nombreux et dans l’ensemble
plus courts que lors de ses deux grandes périodes créatrices, de 1928 à 1937
et de 1947 à 1952. Ennemonde et autres caractères (1968) et L’Iris de Suse
(1970, l’année de sa mort) prolongent l’esprit des Chroniques romanesques
en s’intéressant à des « caractères » singuliers ou monstrueux. Son roman le
plus volumineux de l’époque s’appuie sur une importante documentation
historique : c’est Le Bonheur fou (1958), suite du Hussard sur le toit, dont
l’action se déroule au XIXe siècle, dans l’Italie du Nord en pleine révolution ;
la représentation qui y est donnée de la politique est révélatrice de l’image
que Giono se fait alors des politiques de son temps. Le romancier écrit donc
moins de romans. Il s’intéresse en revanche aux faits divers et suit l’affaire
Dominici (1954). Il se fait historien aussi, en écrivant Le Désastre de Pavie
(1963). Il écrit enfin des chroniques pour de grands quotidiens de la presse
régionale (à partir de 1962 surtout). Délaissant ainsi la fiction, il rejoint
d’autres parcours de grands romanciers qui s’en sont détournés plus
nettement encore. Malraux, ministre des Affaires culturelles de 1959 à
1969, écrit désormais des textes sur l’art, des Mémoires, des essais. Et
Mauriac se consacre surtout à ses chroniques du Bloc-notes, où il commente
l’actualité pour L’Express de 1954 à 1961, puis au Figaro littéraire jusqu’à
sa mort en 1970.
Autre grand romancier bien connu dès l’avant-guerre, Aragon sait encore
se renouveler, après Les Communistes, en se libérant de tout réalisme pour
confronter la fiction romanesque aux aléas de l’histoire et aux sortilèges de
la mémoire. La Semaine sainte (1958) suit le peintre Géricault en 1815,
mais joue très librement avec le temps sans s’enfermer dans le cadre
convenu du roman historique. Blanche ou l’oubli (1967) médite sur la
capacité du langage à saisir le passé et à comprendre l’autre. Ces usages
ludiques et spéculaires du roman, qui ne cessent d’interroger le tragique de
l’histoire, conduisent à transcender le genre et à brouiller les codes dans Le
Fou d’Elsa (1963), vaste roman-poème composite dont l’arrière-plan
historique est la fin du royaume de Grenade, dans Henri Matisse, roman
(1971), livre sur Matisse qui n’est ni une biographie ni un roman, et dans
Théâtre/Roman (1974), réflexion sur le théâtre et sur le moi d’un comédien
fictif dont le récit mêle vers et prose. La fiction en éclats ouvre donc sur son
dehors, sur d’autres genres. Aragon s’est d’ailleurs livré, comme Giono
avec Le Désastre de Pavie, au genre de l’histoire, et en a respecté les règles,
en écrivant une Histoire de l’URSS de 1917 à 1960 (1962), en parallèle
avec une Histoire des États-Unis d’André Maurois. L’intérêt des écrivains
pour le travail d’historien est significatif en un temps où les historiens eux-
mêmes, après la révolution de l’école des Annales (Marc Bloch, Lucien
Febvre, Fernand Braudel…), renouvellent la pensée de la temporalité et
prennent pour objets des réalités qui sont familières à la littérature : les
sentiments, les représentations, les pratiques symboliques.

Un changement de génération
Aragon meurt en 1982 : il appartenait à la grande génération finissante.
D’autres romanciers prennent la relève. Deux écrivains importants, en
particulier, préservent les pouvoirs du romanesque tout en intégrant à leurs
fictions une pensée de l’histoire qui tire les enseignements du siècle et met
en question la prééminence de l’homme occidental. Ce sont Michel
Tournier et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le premier cherche à réinvestir
dans la fiction moderne la puissance des mythes. Dans Vendredi ou les
Limbes du Pacifique (1967), Tournier réécrit Robinson Crusoéen inversant
les rôles du « sauvage » et du « civilisé » : c’est Vendredi qui initie
Robinson à la vie cosmique, si bien que l’homme civilisé choisira de rester
sur l’île. Dans Le Roi des Aulnes (1970), il introduit la figure de l’ogre dans
l’Allemagne hitlérienne, avec le personnage d’Abel Tiffauges, mais le
monstre se convertit finalement en sauveur et connaît l’euphorie de la
« phorie » (l’action de porter), portant sur les épaules pour l’arracher à la
mort l’enfant juif qui lui a révélé l’horreur d’Auschwitz. Dans Les Météores
(1975), c’est le mythe des jumeaux qui engendre le récit, où la poursuite
d’un frère par l’autre prend la valeur d’un parcours initiatique. La fiction
romanesque assume alors pleinement son caractère fictionnel. La
fascination pour les mythes et les symboles est d’ailleurs fréquente dans le
roman des années 1960-1970. On la voit à l’œuvre dans les rituels érotiques
d’André Pieyre de Mandiargues (La Motocyclette, 1963 ; La Marge, 1967),
dans l’étrangeté de la quête théologique chez Pierre Klossovski (Le
Baphomet, 1965), ou dans le merveilleux fantasmatique des premiers
romans de Patrick Grainville (Les Flamboyants, 1976).
Le Clézio croit aussi au roman, mais pour donner voix aux sans-voix du
monde réel et aux exclus de l’histoire. Le Procès-verbal (1963), son
premier roman, a un aspect expérimental qui le rapproche du Nouveau
Roman. On y voit le personnage d’Adam Pollo — dont le nom rassemble
ceux d’Adam et d’Apollon — chercher à refonder l’humanité au contact de
la vie matérielle, en rompant avec la société. Parallèlement à ses romans, Le
Clézio exalte ensuite le monde élémentaire dans ses essais (L’Extase
matérielle, 1967) et cherche à faire revivre des civilisations oubliées ou
opprimées en exhumant leurs textes (Les Prophéties de Chilam Balam,
1976). Après plusieurs romans qui montrent des personnages en fuite
devant les violences et les contradictions du monde (Le Livre des fuites,
1969), il se tourne avec Désert (1980) vers la vision plus apaisée d’une
harmonie possible : ce roman fait alterner l’histoire de Lalla, partie de son
Maroc natal pour immigrer en France avant de revenir à ses racines, et celle
du peuples de ses ancêtres, les « hommes bleus » du désert, victimes des
guerres coloniales au début du XXe siècle. Cette composition en contrepoint
donne au roman à la fois sa densité poétique et sa profondeur historique. Le
genre romanesque a nécessairement pour Le Clézio une dimension éthique
et politique. Il renouvelle ainsi le roman français en le décentrant, en le
mettant à l’écoute d’autres cultures.
Les romanciers des nouvelles générations sont aussi, dans une proportion
qui va croissant, des romancières : c’est un signe des temps. Françoise
Sagan a connu le succès à dix-huit ans avec Bonjour tristesse (1954), court
roman qui met en scène une jeune narratrice cynique et désabusée. Ce ton
nouveau, dans un roman signé d’une très jeune femme, coïncide avec
l’essor des revendications féministes qui avaient émergé avec Simone de
Beauvoir. Le refus d’une condition aliénante de la femme s’exprime dans
les romans anticonformistes de Christiane Rochefort (Le Repos du guerrier,
1958), nettement féministes de Benoîte et Flora Groult (Le Féminin pluriel,
1965), plus militants encore de Monique Wittig (Les Guérillères, 1969).
Hélène Cixous joue un rôle majeur dans ce domaine, à la jonction de la
production littéraire et de la théorisation critique. Depuis son premier roman
(Dedans, 1969), elle s’interroge sur l’identité féminine en explorant les
relations entre le corps et le langage. Dans des œuvres qui mêlent fiction et
réflexion, elle cherche à montrer comment la parole féminine peut se libérer
du « Logos » masculin (Neutre, 1972). Les fictions prolongent ainsi toute
une pensée féministe qui se manifeste largement hors du roman, surtout
après 1968 (Gisèle Halimi, La Cause des femmes, 1973 ; Luce Irigaray, Ce
Sexe qui n’en est pas un, 1977). Cette pensée reste étrangère à des
romancières comme Nathalie Sarraute ou Marguerite Yourcenar, mais est
bien présente chez Marguerite Duras (Nathalie Granger, 1972 ; Les
Parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier, 1974). La distinction entre
roman et témoignage, d’ailleurs, est souvent incertaine (Marie Cardinal, Les
Mots pour le dire, 1976). L’explosion de la littérature féministe ne concerne
pas seulement le roman. Elle révèle en ce sens un brouillage des frontières
entre la fiction et le vécu, entre roman et autobiographie, qui correspond à
une évolution plus générale.

2. Écriture autobiographique
et liberté imaginaire
Les rapprochements et les croisements entre genres autobiographiques et
genres de la fiction narrative sont fréquents en effet dans les années 1955-
1980. L’espace autobiographique ainsi élargi et recomposé peut apparaître
comme le refuge d’une ouverture sur le réel et sur le vécu qui semble à la
même époque chassée du champ romanesque par le Nouveau Roman et le
culte de l’écriture. On peut lire dans cette évolution les signes d’un double
soupçon — sur la pure fiction romanesque comme fuite devant les
exigences du réel d’une part, sur les illusions de la prétendue « vérité » ou
« sincérité » du récit de confession d’autre part. Aux effets des violences de
l’histoire sur le genre romanesque, atteint comme on l’a vu d’une certaine
mauvaise conscience au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il faut
ajouter ceux des sciences humaines alors triomphantes, et notamment de la
psychanalyse, sur la question du sujet. Nourrir la fiction de l’expérience
vécue, et prendre acte de la part d’imagination inhérente à tout écrit intime,
ce serait en somme conjurer les leurres d’une distinction naïve entre
invention et réalité. Un mouvement s’opère donc dans les deux sens — que
le roman laisse parler un « je » ou présente un personnage central qui
s’identifie clairement à l’auteur, ou que l’écriture de soi reconnaisse ce
qu’elle doit au travail littéraire de recomposition, mêlant aux souvenirs les
rêves et les fantasmes.

Le moi dans le roman


L’évolution de Céline est exemplaire de la première tendance. Quand il
revient au roman dans les années cinquante, c’est pour pousser encore plus
loin qu’avant-guerre la forme transgressive du « roman-autobiographie »
(Henri Godard, Poétique de Céline, 1985). Dans Voyage au bout de la nuit
et Mort à crédit, Bardamu se distinguait encore de l’auteur par son nom.
Même si Céline transposait beaucoup de sa propre expérience dans le destin
de son narrateur-personnage, le « pacte » proposé au lecteur était encore
clairement celui du roman. Dans la « trilogie allemande » que forment D’un
château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon (1969, posth.), écrits par
Céline avant sa mort en 1961, il s’exprime en son nom et se met en scène
lui-même, mais en donnant une vision délirante et fantasmagorique, dans
une langue violente et fragmentée, du séjour qu’il fit à Sigmaringen avec le
dernier carré de la collaboration et de sa fuite à travers une Allemagne en
ruines qui offre un spectacle de fin du monde. Le récit autobiographique
devient une épopée apocalyptique, en même temps qu’il intègre le ton des
pamphlets pour dénoncer avec véhémence toutes les bassesses humaines.
Seule la mise en fiction est à la mesure de ces temps de catastrophe, mais
l’imagination suppose une conscience imaginante qui puise ses images dans
le vécu.
Le Premier Homme d’Albert Camus (1994, posth.) transgresse aussi la
frontière entre fiction et non-fiction, mais à partir d’un choix d’énonciation
différent. Dans l’état où se trouvait le manuscrit au moment de la mort
accidentelle de l’auteur en 1960, ce livre auquel il travaillait alors se
présentait comme un « roman ». Le récit est écrit à la troisième personne, et
les noms ont été modifiés. Mais le lecteur reconnaît Albert Camus sous ce
Jacques Cormery dont le texte relate l’enfance en Algérie. C’est bien
Camus qui a perdu son père à la guerre un an après sa naissance, qui a été
élevé par une femme pauvre d’un courage admirable et qui doit à un
instituteur particulièrement attentif à son cas d’avoir trouvé le chemin de
l’émancipation sociale et culturelle. Pour qui connaît Camus, il n’y a même
là, semble-t-il, « aucune fictionnalisation de l’expérience vécue2 ». Mais la
mise à distance opérée par le choix du roman rend possibles une ampleur
lyrique, une stylisation lumineuse dans l’hommage rendu au milieu
d’origine que l’usage explicite du pacte autobiographique eût sans doute
contenues ou entravées. Comme chez Céline, le roman tend vers
l’autobiographie, qu’il dissimule à peine. Mais alors que le choix de la
fiction est plus apparent, le respect de la vérité autobiographique est en
réalité plus sûr. On est en présence de l’exemple singulier d’une
autobiographie à la troisième personne.
L’itinéraire de Camus, qui se tourne vers l’autobiographie pour réfléchir à
la mise en forme narrative de sa destinée personnelle à un moment où il
s’est détaché du roman, est malgré son originalité représentatif d’une
tendance plus générale. En cette période où la fiction en tant que telle est
entrée dans l’ère du soupçon, le récit autobiographique est à son tour un
terrain d’expériences et d’interrogations, où des écrivains qui ont été
romanciers cherchent d’autres moyens pour éprouver les possibilités et les
limites de l’écriture narrative — sa capacité à dire le sens d’une vie, à en
suivre le déroulement chronologique, à en offrir une synthèse. Dans
L’Homme révolté, Camus prêtait au roman le pouvoir de « saisir la vie
comme destin » en lui donnant forme. Le Premier Homme est resté
inachevé, et peut-être le serait-il resté même si la vie de l’auteur n’avait pas
été brutalement interrompue : « Le livre doit être inachevé », peut-on lire
dans les notes laissés pas Camus. Tel que ce « roman » nous est parvenu, en
tous cas, il rejoint de manière frappante, comme l’a montré Henri Godard
(Le Roman modes d’emploi, 2006), les préoccupations d’autres auteurs
contemporains qui ont eux aussi abandonné le roman avant de se tourner
vers des formes autobiographiques, Sartre et Malraux. Mais les textes de
ces deux derniers, Les Mots (1964) et les Antimémoires (1967), se
présentent ouvertement comme des écrits personnels, non comme des
romans. C’est à partir des genres convenus de l’autobiographie et des
Mémoires qu’ils aboutissent l’un et l’autre à des récits d’un nouveau genre,
qui savent faire la part du rêve, de l’imagination, de la névrose ou de
l’imposture dans l’écriture de soi.

Anti-autobiographies
Dans Les Mots, Sartre se conforme à première vue au protocole habituel
d’un récit autobiographique logiquement ordonné visant à exposer la genèse
du moi. Il s’agit, comme pour Camus, d’expliquer l’origine de sa vocation
d’écrivain. Mais le titre du livre, et celui de chacune des deux parties,
« Lire » et « Écrire », indiquent que l’objet de l’écriture (graph-) est ici
moins la vie (bio-) que l’écriture même, le rapport de l’auteur au langage et
à la littérature depuis l’enfance. L’écriture exclut les désordres du vécu et ne
retient de l’histoire familiale que les étapes de ce parcours parmi les livres.
Elle se raconte elle-même, en somme, en un récit autographique plus
qu’autobiographique. Le but est de montrer comment l’auteur, enfermé dans
les livres, s’est laissé couper du monde : l’écriture est devenue sa névrose.
Or il faut se délivrer des signes et se guérir de leur emprise pour agir dans le
réel : c’était déjà la leçon de Qu’est-ce que la littérature ?, dont Sartre tire
ici toutes les conséquences. La construction très maîtrisée du récit, la
parodie du genre, l’ironie et la rigueur lapidaire du style inscrivent ce
dévoilement très sélectif dans une stratégie parfaitement conduite : la
lucidité s’affirme dans la révélation par le moi de ses propres impostures, la
justification de l’acte d’écrire dans la connaissance supérieure de toutes les
ruses du genre pratiqué, l’authenticité dans l’autocritique. C’est en
dénonçant l’imposture littéraire que Sartre réussit, avec ce roman de
l’écrivain, un des chefs-d’œuvre de la littérature du siècle.
La même année que Les Mots paraît La Bâtarde, où Violette Leduc
raconte sa vie sans rien cacher de ses bassesses, de ses faiblesses morales,
de ses penchants homosexuels. Une préface de Simone de Beauvoir loue la
« sincérité intrépide » de cette femme qui « descend au plus secret de soi »,
et semble faire de ce récit le modèle de l’autobiographie existentialiste qui
montre qu’« une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté ». Mais ce
besoin de transparence exacerbée, cette confession qui s’étend sans nulle
censure sur des centaines de pages, est à mille lieues de la comédie
démonstrative par laquelle Sartre met en scène ses postures et impostures
d’enfant. Simone de Beauvoir, pour sa part, déploie sur quatre volumes une
autobiographie de facture classique, mais où le récit de la vie individuelle a
une portée historique et philosophique qui le transcende (Mémoires d’une
jeune fille rangée, 1958 ; La Force de l’âge, 1960 ; La Force des choses,
1963 ; Tout compte fait, 1972).
Malraux affiche dans le titre même des Antimémoires, livre dont il fera
ensuite la première partie du Miroir des limbes, son intention critique. Il
n’entend respecter ni l’ordre chronologique ni l’engagement de vérité
considérés habituellement comme consubstantiels au genre des Mémoires.
L’association des souvenirs et des idées est très libre, soumise parfois à
l’unité d’un lieu, le plus souvent aux mouvements imprévisibles de la
conscience et aux hasards de la mémoire, laquelle « ne ressuscite pas une
vie dans son déroulement ». Malraux dégage l’autobiographie de ses
contraintes temporelles ; il préfère le désordre et le discontinu, comme
Leiris à la même époque dans les quatre volumes de La Règle du jeu (1948-
1976), ou Claude Mauriac plus tard dans les dix tomes du Temps immobile
(1974-1988). Et, d’autre part, il voit dans l’imaginaire non un défaut ou un
obstacle, mais un moyen légitime d’accéder à l’énigme de la vie et à la
vérité de la condition humaine, la seule vérité qui importe. Il réintroduit
ainsi dans les Antimémoires des scènes ou des propos qui viennent de ses
romans, sans que le lecteur puisse déterminer ce qui appartient à la fiction
et ce qui vient d’une expérience réelle. Dans les premières pages du livre,
Malraux situe son projet par rapport à deux modèles qu’il cherche à
dépasser : celui des Mémoires comme « témoignage sur des événements »,
représenté au XXe siècle par les Mémoires de guerre du général de Gaulle
(1954-1959) ou par Les Sept Piliers de la sagesse de T. E. Lawrence
(1926) ; et celui de la confession-introspection, « dont Gide est le dernier
représentant » mais qui a été remis en cause par la psychanalyse : la
découverte des abîmes de l’inconscient, en effet, réduit l’aveu
autobiographique à une entreprise bien puérile, et il faut reconnaître que le
roman dispose alors de ressources bien plus vastes, de Proust à Joyce, pour
sonder les profondeurs du moi. Les Antimémoires ne s’intéresseront donc
pas aux événements en eux-mêmes mais à ce qu’ils révèlent de l’homme et
de l’histoire, et le projet n’a pas à exclure la fiction, qui est un moyen de
connaissance de soi et du monde.

Éclairées par un invisible soleil, des nébuleuses apparaissent et semblent préparer une
constellation inconnue. Quelques-unes appartiennent à l’imaginaire, beaucoup au
souvenir d’un passé surgi par éclairs, ou que je dois patiemment retrouver : les
moments les plus profonds de ma vie ne m’habitent pas, ils m’obsèdent et me fuient tour
à tour. Peu importe. En face de l’inconnu, certains de nos rêves n’ont pas moins de
signification que nos souvenirs. Je reprends donc ici telles scènes autrefois
transformées en fiction. Souvent liées au souvenir par des liens enchevêtrés, il advient
qu’elles le soient, de façon plus troublante, à l’avenir.
André MALRAUX, Antimémoires (1967).

Il existe des manières très diverses d’introduire l’imaginaire et la fiction


dans l’écriture de soi, et de contourner ou de transgresser par là les règles
du genre. Gary semble bien raconter sa propre vie dans La Promesse de
l’aube (1960) : il s’agit là encore de l’origine d’une vocation littéraire. Mais
cette vocation résulte précisément de l’initiation de l’enfant par sa mère aux
puissances de l’imaginaire. Rendre justice par le récit à la mère disparue,
c’est donc recourir de plein droit à cet imaginaire. Gary s’y emploie
notamment en inventant cette belle fable des lettres que la mère semble
continuer d’écrire à son fils, alors qu’il est engagé dans la France libre
pendant la guerre, parce qu’elle les aurait en réalité écrites en grand nombre
trois ans plus tôt, peu avant de mourir, pour qu’il reçoive régulièrement
d’elle la force de lutter : « Le cordon ombilical avait continué à
fonctionner. » Pure fiction romanesque, mais qui dit assurément une vérité
de Gary.

Le choix des images et de l’imaginaire


Le reflux de la vague structuraliste et textualiste, dans les années 1970,
favorise un regain d’intérêt pour la représentation du moi, même chez les
acteurs les plus emblématiques de l’avant-garde. Mais le rôle joué
précisément par l’écriture et par l’imaginaire dans cette entreprise, qui revêt
elle aussi un caractère expérimental, n’est pas en contradiction avec l’esprit
de recherche formelle et de réflexivité critique qui anime ce courant. Ainsi,
Barthes lui aussi s’est risqué à l’exercice de l’écriture de soi, dans Roland
Barthes par Roland Barthes (1975). Il s’y interroge d’ailleurs, non sans
humour, sur le sens de l’imaginaire, cette « catégorie d’avenir » qui
s’applique même aux animaux. Le projet avoué de l’ouvrage est de « mettre
en scène un imaginaire ». Le texte esquive la vérité autobiographique, évite
l’introspection gidienne : pas d’aveux personnels ; seulement un
autoportrait intellectuel, mais éclaté, selon la seule logique arbitraire de
l’ordre alphabétique. Le livre est cependant illustré de photographies, à la
manière d’un album de photos de famille, accompagnées de légendes. Un
« imaginaire d’images » s’ajoute donc à l’imaginaire des mots. Pourrait-il
prendre en charge une vérité qui se dérobe à l’écriture ? Ces images
« sidèrent » et « fascinent » l’auteur, mais ne peuvent prendre place dans
une chaîne explicative. Ce que montre la photo, et surtout une photo de soi-
même, c’est que l’on est « condamné à l’imaginaire ». Vérité esthétique
sans doute, non biographique : la « profondeur » du moi est un leurre, on
n’accède qu’à sa surface.
Le choix de Perec, dans W ou le Souvenir d’enfance qui paraît la même
année, est encore plus frappant. Lui aussi utilise la médiation des
photographies — de ses parents, de lui-même enfant. Il les décrit
méthodiquement, pour tenter de renouer les fils brisés de son histoire. Mais,
aussi précis que soient ses souvenirs, ils se heurtent au noyau indicible de la
guerre (qui a tué son père) et surtout de la Shoah (qui a tué sa mère). Pour
traduire cette blessure originelle, le détour par la fiction s’impose : à
l’exposé fragmentaire et incertain des souvenirs, le texte ajoute un récit de
pure fiction, qui alterne avec l’autobiographie proprement dite. C’est « un
roman d’aventures, la reconstitution, arbitraire mais minutieuse, d’un
fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique ». Ce récit
est lui-même brisé, séparé en deux parties distinctes par des points de
suspension. La fin du texte fait basculer l’île W, où régnaient ces lois du
sport, dans l’horreur totalitaire : l’île imaginaire apparaît ainsi comme la
métaphore de l’univers concentrationnaire. C’est donc le récit de fiction qui
parvient à nommer l’innommable — la blessure originelle qui peut seule
rendre compte de la vérité du moi. Cette vérité ne réside ni dans l’histoire
imaginaire, ni dans les bribes de récit autobiographique, mais à la jonction
de ces deux fils narratifs, à ce point de rencontre qui demeure en suspens,
dans le blanc du texte. La dédicace du livre est « pour E » — l’absente de
La Disparition.

Décentrements, du moi vers les autres


L’écriture autobiographique connaît bien d’autres façons de ne pas parler
de soi — par souci de vérité. Soit que l’attention se porte sur les ascendants
plus que sur le moi, comme dans les trois volumes du Labyrinthe du monde
de Marguerite Yourcenar (1974-1988), chronique familiale plutôt
qu’autobiographie stricto sensu malgré le titre du premier opus (Souvenirs
pieux). Soit que le mémorialiste parle de ses lectures plus que de lui-même,
parce que les œuvres familières épousent l’histoire secrète du moi, choix
assumé par François Mauriac dans ses Mémoires intérieurs (1959) : « Je ne
parlerai pas de moi… ». Soit que le moi s’ouvre au monde au point de s’y
dissoudre ou de s’y transformer, n’ayant d’autre identité à livrer que celle
des lieux qui l’ont marqué.
Cette dernière possibilité est illustrée par l’évolution des récits de voyage,
eux aussi entrés dans l’ère du soupçon, au moins depuis « la fin des
voyages » annoncée par Lévi-Strauss dès les premiers mots de Tristes
Tropiques (1955) : « Je hais les voyages… ». Le moi de Nicolas Bouvier,
ainsi, se purge et se défait à l’épreuve des pays traversés (L’Usage du
monde, 1963). François Augiéras cherche une forme de fusion mystique
avec le monde sensible (Un voyage au mont Athos, 1970). Jacques
Lacarrière s’immerge dans le pays aimé pour accueillir son altérité (L’Été
grec, 1976). Le bon « usage du monde » apprend au moi à sortir de lui-
même : il abolit l’égocentrisme. Qu’il y ait réticence à se dévoiler (chez
Yourcenar et Mauriac) ou déplacement du foyer d’attention (dans le
témoignage des voyageurs), l’entreprise littéraire se décentre au profit de
différents pôles de l’expérience vécue qui sont autres que le moi
narcissique : la généalogie, la culture, les rencontres, les lieux parcourus…
Nous verrons se développer encore de tels déplacements à la fin du siècle.

De l’autobiographie à l’autofiction
Dans la mouvance de la Nouvelle Critique, Philippe Lejeune s’attache à
donner une définition rigoureuse de l’autobiographie dans un ouvrage de la
collection « Poétique », dirigée par Genette et Todorov au Seuil, Le Pacte
autobiographique (1975) : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Mais peut-on
fixer un domaine générique qui est alors en pleine mutation, en pleine
recomposition ? Dans la classification que propose Lejeune, l’identité entre
le nom de l’auteur, celui du narrateur et celui du personnage principal joue
un rôle décisif, avec l’engagement de dire la vérité, pour distinguer le
« pacte autobiographique » du « pacte romanesque ». Or l’exemple de la
« trilogie allemande » de Céline montre qu’il existe des formules hybrides.
Celui des livres de Perec et de Barthes, parus l’année même du Pacte
autobiographique, confirme que l’usage du nom de l’auteur peut
accompagner la présence avouée de l’imaginaire et de la fiction.
Le critique Serge Doubrovsky, peu après, vient combler très clairement la
case laissée vide par Lejeune en inventant l’« autofiction », récit dont le
narrateur-personnage est identifié à l’auteur par le nom, et qui s’affiche
pourtant comme « roman », ce qui autorise toute fictionnalisation. Le mot
« autofiction » figure pour la première fois sur la quatrième de couverture
de Fils, récit autobiographique et romanesque publié par Doubrovsky en
1977. Il est promis à un bel avenir en raison de toutes les combinaisons
qu’il suggère entre fiction et autobiographie : beaucoup de ces formes
nouvelles n’ont pas attendu que le mot existe pour voir le jour ; mais elles
connaîtront après 1980 une extension et une diversification incontestables.

3. Écriture dramatique et liberté


scénique
La question des frontières du genre se pose en termes différents au
théâtre. Elle met en jeu moins les limites qui distinguent le théâtre d’autres
genres littéraires, que celles qui séparent la fiction dramatique, en tant que
texte écrit, de tout ce qui lui est extérieur — conditions de la représentation,
rapport au public, réalité sociale contemporaine. Même si le Nouveau
Théâtre, sous l’influence des idées de Jarry et d’Artaud, tend à montrer sur
scène un spectacle total, il subordonne en effet toujours la représentation à
un texte préalable, signé d’un auteur, et invente des fictions qui, portées par
une imagination déréalisante, tendent à représenter un monde à part, où les
cadavres poussent, où les morts parlent et où les vieillards logent dans des
poubelles… Or, parallèlement à cette littérature théâtrale d’avant-garde,
dans les années soixante et surtout après Mai 68, on assiste à un double
mouvement d’ouverture du texte sur le monde social et de réduction de la
part du texte au profit de l’événement scénique. Dans ces deux directions, la
fiction dramatique est amenée à repenser ses liens avec la cité.

Texte et société
La première évolution concerne donc le texte dramatique. Si celui-ci
renoue avec l’histoire et avec la politique, c’est le plus souvent à travers la
représentation de personnages ordinaires. Les formes du dialogue dévoilent
des violences cachées : aliénation sociale, oppression politique,
antisémitisme, traumatismes de l’histoire… Le théâtre de Jean-Claude
Grumberg présente ainsi les effets de l’histoire politique sur la vie
quotidienne, avec un humour et une sensibilité qui atteignent un large
public (Dreyfus, 1974 ; En r’venant d’l’expo, 1975). Dans sa pièce L’Atelier
(1979), on découvre les suites difficiles de la guerre et de la déportation
après la Libération à travers la conversation d’un groupe de femmes qui
travaillent dans un atelier de confection. Il existe dans les années 1970 un
courant appelé « théâtre du quotidien », représenté notamment par Michel
Deutsch (Dimanche, 1974), qui a aussi porté au théâtre des scènes de
l’histoire de France (Germinal, 1975), et par Jean-Paul Wenzel, qui décrit
des êtres aliénés par la condition ouvrière dans Loin d’Hagondange (1975).
Michel Vinaver illustre aussi ce « théâtre du quotidien ». Il a commencé
par un théâtre politique engagé, influencé par Brecht : sa pièce Les Coréens,
mise en scène par Roger Planchon (1956), traite de la guerre de Corée,
Iphigénie Hôtel (1960) de la guerre d’Algérie. Après avoir occupé des
fonctions importantes dans le monde de l’entreprise, il revient au théâtre
pour réfléchir aux conséquences de la vie économique sur les individus :
effets de la concurrence (Par-dessus bord, 1972), conditions d’embauche
(Demande d’emploi, 1973), restructurations industrielles (Les Travaux et les
jours, 1979). Le théâtre montre ainsi l’envers des Trente Glorieuses. C’est
par ailleurs la représentation théâtrale de l’histoire politique, avec plus
d’ampleur épique ou lyrique, qui intéresse des écrivains francophones
comme Aimé Césaire (La Tragédie du roi Christophe, sur l’histoire d’Haïti,
1963) ou Kateb Yacine (L’Homme aux sandales de caoutchouc, sur la
guerre du Viêtnam, 1970). Il s’agit toujours d’éviter que la fiction se
referme sur elle-même : ce théâtre nous parle bien du monde réel.
Il en va de même pour Armand Gatti. Marqué par les thèses de Piscator et
de Brecht, les fondateurs du théâtre politique, il s’oppose au théâtre de
l’absurde en prônant un théâtre social engagé, mais sans dédaigner les
possibilités poétiques et fantastiques du langage dramatique (Le Poisson
noir, 1957 ; Le Crapaud-buffle, 1950). Son théâtre d’intervention est
ouvertement partisan quand il dénonce le franquisme (La Passion du
général Franco, pièce censurée en 1965) ou la guerre du Viêtnam (V
comme Viêtnam, 1967). Gatti s’oriente toutefois vers l’animation de
créations collectives. La logique de son engagement politique le pousse à
délaisser le texte d’auteur pour participer à des pièces qu’il monte avec des
groupes a priori éloignés du théâtre — les habitants d’un quartier parisien,
des paysans, des collégiens… En ce sens, il est aussi représentatif de l’autre
grande tendance de l’époque : la mise en question du texte au profit de la
représentation, de l’écrit au profit du spectacle. L’écriture du soupçon, au
théâtre, se retourne en soupçon porté sur l’écriture.

Le spectacle comme événement


Certes, le Nouveau Théâtre a été une aventure de la mise en scène, autant
que celle de quelques grands auteurs. Roger Bin et Roger Planchon ont
contribué aux succès de Beckett et d’Adamov. Mais la révolution de la
création théâtrale à partir des années soixante va rapidement déborder le
cadre habituel de la relation entre auteur et metteur en scène. C’est pour une
part l’effet de la décentralisation, dès avant 68. Malraux, devenu ministre
des Affaires culturelles en 1959, crée en effet les Maisons de la Culture,
pour mettre les œuvres de l’esprit à la portée du plus grand nombre. Des
théâtres naissent dans les banlieues ouvrières — le Théâtre de Amandiers à
Nanterre, le Théâtre de la Commune à Aubervilliers. Le théâtre de création
se répand dans les villes de province : Planchon avait montré l’exemple en
fondant en 1949, à Lyon, le Théâtre de la Comédie. L’État encourage ces
initiatives. Des spectacles de qualité et des créations de pièces
contemporaines peuvent désormais se produire loin de Paris. Le
mouvement est favorisé aussi par le succès du Festival d’Avignon, créé en
1947 par Jean Vilar, qui le dirige jusqu’à sa mort en 1971. Sur ce modèle,
de multiples festivals se créent en province. Les modalités des
représentations en sont transformées : la scène de plein air modifie les
relations entre le spectateur et le spectacle. Le théâtre ne se joue plus
seulement au théâtre : il sort de ses murs pour investir d’autres espaces.
C’est aussi l’époque où de grands chorégraphes et metteurs en scène
étrangers, comme Robert Wilson (Le Regard du sourd, 1971), Pina Bausch
(Le Sacre du printemps, 1975) et Tadeusz Kantor (La Classe morte, 1975),
rayonnent sur la scène française.
L’effervescence culturelle qui accompagne et qui suit Mai 68 fait franchir
à la mise en scène une nouvelle étape, en donnant le jour à des créations
collectives de spectacles inédits. La pensée d’Antonin Artaud trouve alors
une étonnante actualité. Artaud dénonçait la « superstition des textes et de
la poésie écrite ». Aussi voulait-il « en finir avec les chefs-d’œuvre »,
« briser le langage pour toucher la vie ». Il appelait de ses vœux une poésie
totale faisant appel au langage des signes, gestes et attitudes, à la danse et à
la musique, aux spectacles du cirque et du music-hall… Pour Artaud, le
théâtre n’est pas une « branche de la littérature » : « c’est la mise en scène
qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et parlée ». Il semble
bien que le vent de Mai 68 souffle dans le même sens et porte la même
révolte. On retrouve alors l’esprit du théâtre populaire de l’entre-deux-
guerres, mais avec une réflexion esthétique et politique plus ambitieuse, où
l’utopie communautaire et le goût du spectacle festif s’accompagnent d’un
vrai travail sur le sens et les formes de la pratique théâtrale. Il n’y a plus
alors d’autorité ni de l’auteur ni du directeur de troupe : l’œuvre théâtrale
est une production collective ; le travail de création laisse une large place à
l’improvisation, ce qui fait de chaque spectacle un événement unique.
Caractéristiques de ce mouvement, le Théâtre du Soleil et le Grand Magic
Circus, qui ont malgré tout fini par s’identifier à des personnalités
individuelles, celles d’Ariane Mnouchkine et de Jérôme Savary.
Ariane Mnouchkine a créé en 1964 le Théâtre du Soleil, à partir de
l’Association théâtrale des étudiants de Paris qu’elle avait fondée en 1959.
La troupe fonctionne comme une coopérative ouvrière où chacun perçoit le
même salaire et où les décisions sont prises à la majorité. En 1970, le
Théâtre du Soleil s’installe à la Cartoucherie de Vincennes où il crée 1789
(1970) et 1793 (1972), deux spectacles inspirés de l’histoire de la
Révolution. Les pièces sont issues d’un travail collectif, et les dialogues
sont pour une large part improvisés : le jeu théâtral précède le texte écrit qui
en émane, et qui ne sera publié qu’après coup. Les acteurs jouent sur
différents plateaux, au milieu des spectateurs qui se déplacent en fonction
des scènes et s’identifient ainsi à la foule révolutionnaire. La dynamique
collective du Théâtre du Soleil va cependant s’essouffler après L’Âge d’or
(1975), et Ariane Mnouchkine revenir le plus souvent à une pratique plus
individualisée de la mise en scène. Cette expérience aura fait peu d’héritiers
directs. Mais elle aura marqué ce moment de l’histoire du théâtre, et influé
en profondeur sur les arts de la scène.
Jérôme Savary est l’autre grand agitateur et inventeur de l’époque. Dans
les années soixante, il suit l’actualité du jazz à New York, les happenings du
Living Theatre américain à Paris, fréquente Arrabal dont il crée Le
Labyrinthe (1966), fonde la même année à son contact le Grand Panic
Circus, qui devient très vite le Grand Magic Circus. Les spectacles de la
troupe incitent moins à la réflexion politique qu’à la fête collective et au
joyeux délire. Ils mêlent les rythmes du cirque et de la comédie musicale,
des happenings qui font participer le public, la provocation satirique et la
verbe bouffonne, l’improvisation sur des schémas dramatiques qui
consistent pour l’essentiel à parodier sans le moindre respect de grands
figures historiques, mythologiques ou religieuses. Se succèdent ainsi Les
Aventures de Zartan, frère mal aimé de Tarzan (1971), Les Derniers Jours
de solitude de Robinson Crusoé (1972), De Moïse à Mao (1973), Good bye
Mister Freud (1974)…

Non, ne brûlons pas les théâtres. Qu’on y dise les classiques : Ionesco, Beckett, Genet,
qui sont si beaux à entendre. Et qu’on nous laisse, nous, donner nos fêtes comme nous
l’entendons, où nous l’entendons, sans chercher à leur donner un nom. Il sera bien
temps de savoir, un jour, si c’est ou non du théâtre et ce qu’est au juste le théâtre.
Jérôme SAVARY, « Nos fêtes », dans Le Théâtre (dir. F. Arrabal, 1968).

Dans les années 1980, Savary est appelé à assumer des fonctions de
direction à la tête de divers théâtres : il quitte l’aventure collective du Grand
Magic Circus pour un travail de metteur en scène plus institutionnel. Ces
expériences n’ont pourtant pas été seulement des parenthèses éphémères.
Elles montrent notamment comment le théâtre peut investir de nouveaux
lieux, inventer dans l’espace de nouvelles articulations entre jeu scénique et
spectateurs. Et elles ne sont pas étrangères à l’histoire de la littérature,
même si elles prennent leurs distances avec l’auteur et avec l’écrit. D’autres
avant-gardes nous ont déjà appris que la contestation de l’idée de littérature
faisait partie de son histoire. D’autres acteurs de la vie intellectuelle ont
proclamé la « mort de l’auteur », mais c’était pour mieux rechercher
précisément les conditions de la « littérarité ». On voit s’accentuer ici la
tendance historique de décentrement du théâtre au XXe siècle, de l’auteur
vers la mise en scène. La Nouvelle Critique en prend son parti, notamment
avec les travaux d’Anne Ubersfeld, qui prolonge sa sémiotique du texte de
théâtre (Lire le théâtre, 1977) par une « sémiotique de la représentation »
(Lire le théâtre II. L’école du spectateur, 1981). En parallèle, le théâtre de
boulevard est lui aussi de moins en moins un théâtre d’auteur. Mais c’est
qu’il est concurrencé et aspiré par les « modèles » parallèles d’une
télévision qui vise les mêmes publics. Le théâtre « communautaire » des
années 1970, lui, ne s’éloigne de l’écriture que pour explorer d’autres
modalités de la création artistique — fût-ce en faisant écho au « merdre »
du père Ubu ou aux provocations dadaïstes par les trompettes dissonantes
du Grand Magic Circus.

Notes
1. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, éd. citée, p. 859 et 867.

2. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1997, p. 234.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 1980
La faute à Pivot ?

Les funérailles de Jean-Paul Sartre, en 1980, célèbrent les adieux du


monde intellectuel au dernier « grand écrivain ». Avec Sartre s’en va une
forme de sacralisation de la littérature qui est alors bel et bien en voie de
disparition. Car malgré l’entreprise de démystification qu’il avait lui-même
menée dans Les Mots, il en était venu à incarner le pouvoir éminent du livre
dans la vie sociale et dans l’action politique. Or c’est ce prestige de la
littérature que remet en cause l’évolution de la vie littéraire depuis les
années soixante : l’écrivain est ramené à une image médiatique, le livre
n’est plus qu’un produit de consommation, l’œuvre littéraire un
divertissement éphémère. La loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre
protège encore la production littéraire contre les risques qu’entraînerait pour
elle une libéralisation totale du marché. Mais l’essor de la vente dans les
grandes surfaces commerciales ou les grandes enseignes culturelles (comme
la Fnac), au détriment du circuit des librairies de proximité, représente une
menace réelle pour les livres rares, la littérature de recherche et les petits
éditeurs attachés au respect de l’écrivain et à la qualité esthétique des textes.
En somme, la marchandisation de la littérature se charge de tuer une
seconde fois, et plus efficacement, les valeurs symboliques que les critiques
structuralistes avaient entrepris de désacraliser par leur travail de soupçon
radical : la transcendance de l’Auteur, la mythologie de la Création, le culte
du Livre. Il arrive ainsi que la logique capitaliste et la théorie littéraire
convergent dans leurs effets…

Au rythme des médias


La grande nouveauté de l’époque est l’influence majeure de la télévision,
désormais omniprésente. Jusqu’au milieu des années 1980, il s’agit encore
d’une télévision d’État, qui donne une certaine homogénéité au paysage
culturel avant la création des chaînes privées et l’explosion du « PAF »
(paysage audiovisuel français). Le rythme de la vie littéraire est scandé par
l’émission « Apostrophes », animée par Bernard Pivot de 1975 à 1990.
L’écrivain doit « passer à la télé » pour assurer sa promotion. Les entretiens
télévisés ont plus d’effets sur les ventes que tous les commentaires écrits.
La révélation de Paul Pavlowitch annonçant en direct en 1981, peu après le
suicide de son cousin Romain Gary, que c’est Gary et non lui qui était
Émile Ajar, prix Goncourt 1975 pour La Vie devant soi, crée l’événement.
Gary aura montré au grand jour, sous cette identité fictive, la faillite de
l’institution littéraire, incapable de discernement esthétique et seulement
préoccupée par des enjeux d’argent et de pouvoir. Une autre fois, on
s’apitoie sur Modiano qui, sur le plateau d’« Apostrophes », « ne sait pas
bien parler ». Quand Pivot, croyant le réconforter (et pour rassurer le
téléspectateur), lui garantit qu’il s’exprimera beaucoup mieux la prochaine
fois, Modiano répond : « Mais alors… J’écrirai peut-être moins bien… ».
C’est bien nommer, par l’hésitation même du propos, l’écart qui sépare
alors la parole médiatique du travail d’écriture. Inventeur de la
« médiologie » dans son ouvrage Le Pouvoir intellectuel en France (1979),
proche du président François Mitterrand dans les années 1980, Régis
Debray critique l’influence démesurée d’« Apostrophes », symptôme selon
lui du nivellement de la culture par la société du spectacle. Mais Pivot est
un vrai lecteur, et il a su créer un espace de parole respectueux des livres et
de leurs auteurs en inventant un dispositif médiatique adapté aux
contraintes de son temps.
C’est aussi l’époque où le sociologue Pierre Bourdieu, dans ses ouvrages
(La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979) et dans sa revue (Actes
de la recherche en sciences sociales, créée en 1975), conceptualise la
bipolarisation du champ littéraire en deux sphères de production opposées,
celle qui vise la grande diffusion et la sphère de « production restreinte ».
Cette analyse s’applique à l’histoire du champ littéraire dans le passé, nous
l’avons vu ; mais elle caractérise bien son temps. D’un côté, en effet, il y a
le développement des collections destinées au grand public, les romans
sentimentaux préfabriqués des éditions Harlequin (implantées en France en
1978), le succès du « polar » et de la « SF » en collection de poche, la très
large diffusion des « romans de gare » — comme ceux de Guy des Cars,
surnommé pour cette raison « Guy des gares », dont chacun se vend à plus
d’un million d’exemplaires —, mais aussi des ouvrages d’éditeurs
littéraires, attentifs au rythme saisonnier des « événements » médiatiques et
à la réception de leurs publications par la grande presse, qui répondent aux
attentes d’un vaste lectorat : Jeanne Bourin dépasse ainsi le million
d’exemplaires vendus pour ses romans historiques La Chambre des dames
(1979) et Le Jeu de la tentation (1981), publiés par La Table ronde ; et des
écrivains de valeur obtiennent le prix Goncourt et font de belles ventes,
comme Modiano en 1978 (pour Rue des Boutiques Obscures) et Duras en
1984 (pour L’Amant). Le genre romanesque, en termes marchands, écrase
tous les autres. Dans ce domaine, le paysage éditorial est dominé par le
triumvirat surnommé « Galligrasseuil » (Gallimard, Grasset, le Seuil), mais
les outsiders effectuent de belles percées (Minuit, Flammarion, Calmann-
Lévy…). De grands groupes règnent sur le marché, notamment par le biais
de la distribution. En 1980, Hachette-Matra contrôle Fayard, Grasset, Stock
et le Livre de poche, tandis que les Presses de la Cité ont dans leur giron
Plon, Julliard, Perrin et Christian Bourgois…

Quelle diffusion pour la littérature ?


Du côté de la production restreinte, d’autre part, on voit naître de
nouveaux éditeurs qui résistent à ce mouvement de concentration imposé
par l’économie de marché et qui contribuent à une littérature de création et
de recherche : Actes Sud (1977), Verdier (1979), Cheyne (1980), Le Temps
qu’il fait (1981), P.O.L (1984)… L’édition des textes poétiques est de moins
en moins prise en charge par les éditeurs généralistes (comme Gallimard et
le Seuil), et se replie sur des réseaux plus confidentiels, autour de revues
comme TXT de Christian Prigent (depuis 1969), Po&sie de Michel Deguy
(depuis 1977), Poésie de Pierre Seghers (depuis 1984)… L’écart se creuse
entre la poésie écrite, destinée à un public choisi, et la poésie populaire, qui
peut être de qualité, des chansons diffusées par l’industrie du disque (Léo
Ferré, Claude Nougaro, Georges Moustaki..).
La NRF n’a pas retrouvé l’audience d’avant-guerre. Elle est dirigée de
1977 à 1987 par Georges Lambrichs, écrivain exigeant qui a fait découvrir
Le Clézio en publiant Le Procès-verbal dans la collection « Le Chemin »
chez Gallimard. On y trouve les signatures d’écrivains non médiatiques
comme Henri Thomas, Florence Delay, Jude Stéfan… Mais la
bipolarisation entre grande production et production restreinte n’empêche
pas les plus grands éditeurs de couvrir l’ensemble du champ et certains
auteurs d’appartenir aux deux pôles, écrivant à la fois des œuvres « grand
public » et des œuvres moins accessibles. C’est par exemple le cas de
Pascal Quignard, dont la production va de Sang, publié par Emmanuel
Hocquard chez Orange Export Ltd (1976), à Tous les matins du monde
(Gallimard, 1991), porté au cinéma et mis au programme des lycées.
Notons d’ailleurs que l’adaptation filmique est un bon indice de la réussite
d’un livre, d’un point de vue commercial. L’œuvre littéraire dépend de plus
en plus des lois de l’image, instance de consécration supérieure. La Vie
devant soi en 1977, L’Amant en 1992, connaissent cet heureux destin.
Dans le secteur des revues intellectuelles, Les Temps modernes décline
après la mort de Sartre ; Critique, dirigée par Jean Piel après la mort de
Bataille (1962), accompagne le mouvement ascendant puis descendant des
avant-gardes, comme la revue Digraphe dirigée par Jean Ristat ; Tel Quel
est mort (1982) et L’Infini est né (1983), sous la direction du même Sollers ;
Poétique, « revue de théorie et d’analyse littéraires » créée en 1970 au
Seuil, entretient la flamme de la critique structuraliste sous la direction de
Michel Charles. Mais l’évolution de Sollers montre que l’accent se déplace,
globalement, des dogmes de la théorie textuelle à la libre recherche
individuelle. Et la naissance de la revue Le Débat, fondée par l’historien
Pierre Nora en 1980 et qui s’impose rapidement comme une revue de
référence dans le champ des sciences humaines, confirme que les
problématiques de poétique littéraire s’effacent désormais au profit de
l’histoire et de la sociologie.

Le Paris des « Intellocrates »


Auprès du grand public cultivé, à un niveau plus accessible, les
principaux relais médiatiques de la vie littéraire sont La Quinzaine littéraire
et Le Magazine littéraire (depuis 1966 l’un et l’autre), ainsi que les
suppléments littéraires des grands quotidiens, Le Monde et Le Figaro, et les
pages critiques des grands hebdomadaires (François Nourissier dans Le
Point, Angelo Rinaldi dans L’Express). Le pouvoir de la presse est
considérable : « L’ouvrage dont Le Monde ne parle pas n’existe pas », dit
l’historien René Rémond. De tous les critiques de ce secteur, vers 1980,
c’est Rinaldi qui est le plus brillant et le plus féroce. On connaît son sens de
la formule : Bernard-Henri Lévy ? « Le plus beau décolleté de Paris »…
Dans l’ensemble, la critique objective et nuancée est rare, et nombreux en
revanche les « renvois d’ascenseurs » qui témoignent d’un réseau très serré
de complicités et d’intérêts partagés, à l’échelle de ce « tout petit monde »
qu’est le Paris intellectuel. L’ouvrage d’Hervé Hamon et Patrick Rotman,
Les Intellocrates (1981), sous-titré « Expédition en haute intelligentsia »,
propose un circuit initiatique dans les hauts lieux littéraires de la capitale,
de la tombe de Sartre (cimetière du Montparnasse) jusqu’au Panthéon en
passant par la Coupole et la Closerie des Lilas, la rue Sébastien-Bottin
(Gallimard) et la rue Jacob (le Seuil), la Sorbonne et le Collège de France…
La concentration n’est donc pas seulement économique mais géographique.
Pourtant, à la même époque, l’enseignement secondaire et
l’enseignement supérieur, après la révolte de Mai 68 et les réformes qui ont
suivi, connaissent les effets centrifuges d’une « démocratisation » qui fait
croître considérablement leurs effectifs. Les universités parisiennes éclatent
en plusieurs pôles et investissent les banlieues ; les universités de province
créent des antennes dans tous les départements. L’immigration massive qui
a suivi la décolonisation et permis le développement économique des Trente
Glorieuses donne une nouvelle génération de lycéens et d’étudiants, de
lecteurs — et bientôt d’écrivains, aussi. Il n’est pas certain que le
parisianisme de la vie littéraire et la marchandisation du livre répondent à
des besoins culturels qui se sont ainsi élargis et diversifiés. Le romancier
Michel Rio remarque que l’individualisme qui fait alors fureur n’est
qu’apparence. En réalité, l’uniformisation des produits culturels n’est
jamais allée aussi loin : « Le code n’a jamais été aussi dictatorial sous le
masque d’un libéralisme débridé, et le commerce est beaucoup plus
totalitaire que l’Académie » (Rêve de logique, 1992).
Partie 4

La littérature au présent :
le temps des doutes
(depuis 1980)
Chapitre 1
L’évolution littéraire
en question
1. Retours et reflux
Le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique, triomphants dans les années
1960-1970, avaient proclamé la « mort de l’auteur », la fin de l’intrigue et
du personnage, l’autosuffisance de l’écriture. Ils dénonçaient l’illusion
référentielle qui prétend établir une relation directe entre le texte et le réel.
Ils refusaient l’illusion psychologique d’une expression personnelle du sujet
par le texte. Ils rejetaient la chronologie de l’histoire au nom de structures
atemporelles. Le Nouveau Théâtre et les metteurs en scène des années 1970
y ajoutaient le refus du dialogue écrit, la préférence pour le spectacle et sa
« polyphonie informationnelle » (Barthes), la défiance vis-à-vis d’un texte
coupé de la scène.
Autour de 1980, il semble qu’à ce temps des refus succède le temps des
reflux. Car on assiste alors au retour du sujet, au retour du « référent », au
retour du récit et de l’histoire — à tous les sens du mot « histoire » —, au
retour de l’écrit au théâtre. Est-ce à dire que le poids de la tradition l’aurait
emporté sur les avancées de la modernité, et que les vérités éternelles de la
littérature auraient finalement conjuré une éphémère tentation nihiliste ?
C’est évidemment plus complexe. D’une part, le courant formaliste est loin
d’avoir régné sans partage dans le champ des lettres durant un quart de
siècle, et ceux-là mêmes qui proclamaient la « mort du sujet » n’ont cessé
de faire entendre, comme Barthes et Blanchot, « des voix inimitables » qui
prouvaient le contraire — ainsi que le signale à juste titre Pierre Michon1.
D’autre part, ces « retours » ne sont pas des régressions, et l’histoire de la
littérature n’est pas cyclique. Les auteurs contemporains intègrent l’esprit
critique et le sens ludique des décennies qui précèdent. Loin de se
désintéresser de la forme, ils poursuivent les « aventures de l’écriture » par
d’autres voies et d’autres moyens. S’ils réinvestissent des genres familiers
et réactivent des modèles anciens, c’est avec une inquiétude et une
incertitude qui ébranlent toute confiance dans la valeur et les pouvoirs de
l’activité littéraire.

Le retour du sujet
Retour du sujet, d’abord. Le tournant est d’autant plus remarquable que
ce sont les auteurs du Nouveau Roman qui montrent l’exemple, en prenant
leur vie personnelle comme objet de plusieurs des grands textes qui
paraissent au début des années 1980. Nathalie Sarraute revient sur son passé
dans Enfance (1983), Marguerite Duras dans L’Amant (1984), Alain Robbe-
Grillet dans Le Miroir qui revient (1984). Pour Robbe-Grillet, ce sont là des
« entreprises voisines […] de subversion autobiographique ». Des
entreprises qui seraient encore modernistes, donc ? Elles n’en témoignent
pas moins d’une même propension à parler de soi : le pronom « je », même
s’il n’est pas la seule instance narrative de ces textes complexes, est bien
présent et renvoie à la subjectivité de l’auteur. On est loin de la « littérature
objective » que Barthes, lui-même tenté par l’autoportrait dans Roland
Barthes par Roland Barthes (1975), voyait à l’œuvre chez le premier
Robbe-Grillet. Barthes, mais aussi Doubrovsky et Perec, notamment, ont
montré dans les années 1970 que l’écriture de soi n’était pas incompatible
avec une réflexion critique sur les modalités et les finalités de l’entreprise.
Les Nouveaux Romanciers s’engagent pleinement dans cette voie. Claude
Simon lui-même y viendra plus tard, dans ses derniers textes, Le Jardin des
plantes (1997) et Le Tramway (2001), dévoilant la part autobiographique
qui était jusqu’alors dissimulée sous le travail de transposition et de
recomposition de l’écriture romanesque.
Même le théâtre est tenté par l’inspiration autobiographique, notamment
avec les créations de Philippe Caubère, des onze épisodes du Roman d’un
acteur (1986-92) à ses derniers spectacles Le Bac 68 et Adieu, Ferdinand !
(2015-17). Et du côté des poètes, on peut parler d’un retour du sujet lyrique
dans les années 1980. Après le temps des Choses (Francis Ponge), de l’Être
(Yves Bonnefoy) et du Texte (Denis Roche), le « je » du poète revient au
premier plan chez James Sacré (Quelque chose de mal raconté, 1981),
Lionel Ray (Le Corps obscur, 1981), Marie-Claire Bancquart (Votre visage
jusqu’à l’os, 1983) ou Jean-Michel Maulpoix (Ne cherchez plus mon cœur,
1986). Mais la poésie ne saurait revenir simplement à l’expression d’un moi
clos sur lui-même : l’expérience poétique est expérience de l’altérité. Le
sujet poétique est plus que jamais après 1980 celui « qui se découvre autre à
travers les mots et les choses », comme l’écrit le poète et critique Michel
Collot, qui insiste sur ce tournant des années 1980 : c’est alors en effet
qu’« une nouvelle génération de poètes » souhaite « rendre au monde et au
sujet la place qui leur revient dans le poème », après une période dominée
par « une poétique et une pratique d’inspiration formaliste ou textualiste2 ».
Si l’on peut alors parler d’un « nouveau lyrisme », il s’agit d’un lyrisme
« critique », perplexe, dépouillé de toute emphase et de tout pathos, qui
s’interroge sur lui-même et se sait fragile — comme chez Jean-Claude
Pirotte.

l’heure est grave et je dépose


néanmoins mes légers riens
céans (mignonne, la rose…)
est-ce mal ou est-ce bien ?
Jean-Claude PIROTTE, La Vallée de misère (1987).

Le retour du « référent »
Le retour du « référent », du monde réel dont parle le texte, est manifeste
chez Claude Simon dès les années 1980. Oui, la littérature parle de la
réalité, et pas seulement d’elle-même. Dans Les Géorgiques (1981), la
réflexion sur l’histoire universelle se greffe sur une histoire familiale et sur
l’histoire politique de trois périodes de mutation, la Révolution et l’Empire,
la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale. L’auteur délaisse les jeux
textuels de ses romans précédents pour faire revenir au premier plan
l’histoire humaine, mais le va-et-vient entre les différents moments de
l’histoire, comme dans L’Acacia (1989), montre qu’il ne s’agit pas pour
autant de rétablir une continuité narrative facile et trompeuse.
L’ouverture sur le monde, cela signifie aussi un regard nouveau sur les
réalités sociales du monde industriel chez François Bon (Sortie d’usine,
1982) ou Leslie Kaplan (L’Excès d’usine, 1982), l’intérêt pour les faits
divers de la société moderne dans les nouvelles de Le Clézio (La Ronde et
autres faits divers, 1982), ou encore le souvenir des répressions policières
commises à Paris en 1961 chez Didier Daeninckx (Meurtres pour mémoire,
1984). Le romancier tchèque Milan Kundera publie en français L’Art du
roman (1986), qui réaffirme les pouvoirs d’une fiction romanesque définie
par la mission de « comprendre le monde ». Le référent qui fait ainsi retour
est social, historique, politique, existentiel : il requiert une écriture lucide,
une conscience aiguë du monde présent.
Dans le même temps, la critique délaisse le dogme de l’autoréférence
pour repenser le rapport de la poésie au monde sensible, dans la lignée des
travaux de Paul Ricœur (La Métaphore vivre, 1975). Michel Collot oppose
ainsi la pratique des poètes à une théorie réductrice « excluant du poème
toute référence à une quelconque sujet ou à un quelconque objet » (La
Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989). Il importe à ses yeux de
dépasser le formalisme pour renouer les liens entre les trois pôles
indissociables de l’activité poétique : le sujet, le monde et le langage.
Structuraliste militant dans les années 1960-1970, Tzvetan Todorov prend
ses distances avec la Nouvelle Critique dont il fut un promoteur zélé
(Critique de la critique, 1984) : il se détourne de la linguistique et du
formalisme pour redécouvrir la morale et l’histoire (Nous et les autres,
1989) — parcours significatif d’un nouvel humanisme.

Le retour du récit
On assiste aussi vers 1980 au retour du récit et de l’histoire, donc à la
levée de l’interdit pesant sur le fait même de raconter. L’aventure de Tel
Quel s’achève en 1982, et avec elle le temps de la révolte textualiste la plus
radicale contre l’ordre de la narration. Sollers lui-même, après Paradis
(1981), revient à des histoires plus lisibles dans Femmes (1983) et à un
certain romanesque, certes non dénué de fantaisie parodique, dans Portrait
du joueur (1984). Pascal Quignard et Danièle Sallenave, après les
recherches formelles de leurs débuts, se tournent vers des formes
romanesques plus classiques, le premier dans Le Salon de Wurtembeg
(1986), la seconde dans La Vie fantôme (1986). La pratique narrative que
l’on croyait condamnée s’impose massivement dans les fictions
romanesques de Michel Tournier (Gaspard, Melchior & Balthazar, 1980),
de Sylvie Germain (Le Livre des nuits, 1985) et de J.-M. G. Le Clézio (Le
Chercheur d’or, 1985), portées par la puissance du mythe ou la dynamique
de la quête, ainsi que dans les récits de vie en tous genres qui sont alors en
plein essor, autobiographies et autofictions, fictions familiales et enquêtes
généalogiques (Pierre Michon, Vies minuscules, 1984 ; Jean Rouaud, Les
Champs d’honneur, 1985). Les histoires racontées intègrent la réflexion
sociologique chez Annie Ernaux (La Place, 1984), la reconstitution
historique chez Françoise Chandernagor (L’Allée du Roi, 1981), l’analyse
politique chez Gérard Mordillat (Les Cinq Parties du monde, 1985). Mais
ces textes mêlent généralement à la pratique du récit la conscience critique
de ses procédures, la mise en question de la linéarité chronologique, la
reconnaissance du statut problématique de la « vérité » racontée.
Ce retour du récit coïncide avec la publication de la somme
philosophique de Ricœur, Temps et récit (1983-84), qui montre les limites
d’une analyse structurale et rappelle la fonction anthropologique majeure de
l’activité narrative et de la « mise en intrigue », que les avant-gardes
littéraires du XXe siècle conduisent à redéfinir. Au même moment, dans le
champ de la critique littéraire, les approches narratologiques, fortement
nuancées par Genette lui-même (Nouveau Discours du récit, 1983), tendent
à céder la place à des études qui rendent toute son importance à l’histoire.
Mais il ne s’agit pas d’un retour en arrière à l’histoire littéraire
lansonienne : les nouvelles méthodes historiques appliquées à la littérature
concernent la genèse des textes (Essais de critique génétique, ouvrage
collectif, 1979), l’histoire de la réception (à la suite de la traduction en 1978
de Pour une esthétique de la réception de Hans Robert Jauss), l’histoire des
formes et des genres (après la traduction en 1978 de l’ouvrage de Mikhaïl
BakhtineEsthétiqueet théorie du roman), l’histoire sociale de l’institution
littéraire (Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à
l’âge classique, 1985). Plutôt qu’à une renaissance de l’histoire littéraire, on
assiste à une conscience nouvelle de l’historicité du « littéraire ».

Le retour du texte dramatique


Enfin, au théâtre, c’est le texte qui est de retour, après une période
dominée par la toute-puissance du metteur en scène. Nathalie Sarraute,
depuis Le Silence (1964) jusqu’à Pour un oui ou pour un non (1982), et
Marguerite Duras, de La Musica (1965) à La Musica deuxième (1985),
conçoivent les dialogues de leurs pièces comme ceux de leurs romans : leur
écriture théâtrale, appréciée dans les années 1980, a résisté à l’empire du
spectaculaire et de la parole improvisée.
Le succès des pièces de Bernard-Marie Koltès est plus révélateur encore
du tournant de l’époque. Combat de nègre et de chien (1979), Quai ouest
(1985) et Dans la solitude des champs de coton (1986) sont d’abord des
dialogues écrits, qui réfléchissent par les pouvoirs du texte sur les limites de
la parole. La joute oratoire qui oppose les personnages ne fait que différer
une violence inéluctable. C’est ainsi une parole envahissante, tendue et
contradictoire, qui dit l’échec de la communication, l’impossibilité de
résoudre le conflit par le logos. Le décor est alors secondaire : l’espace,
stylisé, volontiers allégorique, n’a d’autre fonction que de faire ressortir les
situations d’affrontement verbal. Le retour apparent — au texte, à la parole,
au dialogue… — est donc là encore ambigu : Koltès ne s’écarte pas d’un
théâtre supra-verbal et antilittéraire inspiré d’Artaud pour revenir à la
logique conversationnelle et aux arguments raisonnés qui régnaient encore
chez Giraudoux ou Sartre. Le texte de théâtre consacre chez lui la faillite de
toute issue morale ou politique à la crise de la raison humaniste. Retour au
texte, donc, mais non aux conventions littéraires qui régissaient l’art
dramatique avant les révolutions du Nouveau Théâtre.

2. La fin des avant-gardes


Ces retours et ces reflux sonnent-ils le glas des avant-gardes ? La notion
d’avant-garde est inhérente à l’idée moderne de littérature. Au début du
siècle, l’opposition entre avant-garde et tradition avait une indéniable force
structurante dans le champ littéraire. L’« évolution » de la littérature —
pour reprendre une notion qui était en vogue à la fin du XIXe siècle, sur le
modèle de l’évolutionnisme appliqué au devenir des espèces naturelles —
avait pour moteur un esprit de « révolution permanente », comme le dira
Gracq. Le cubisme et le futurisme, Apollinaire et « l’Esprit nouveau »,
Dada et le surréalisme se situaient résolument à l’avant-garde de l’art et de
la littérature, jusque dans la contestation de la littérature. C’est ainsi qu’ils
la faisaient « évoluer ». Dans les années 1960-1970, le Nouveau Théâtre, le
Nouveau Roman et la Nouvelle Critique exaltent encore les pouvoirs d’une
« nouveauté » esthétique et intellectuelle qui se veut résolument tournée
vers le futur, en avance sur son temps, reléguant dans le passé les formes
« périmées ». Ces mouvements modernistes croient à une forme de progrès,
à un « sens de l’histoire » orienté, à un devenir des formes culturelles
assimilé à une « évolution » de type biologique, à l’accomplissement d’une
logique qui justifie leur supériorité. Or les avant-gardes donnent d’évidents
signes d’épuisement au tournant des années 1980, en même temps qu’est
sérieusement mise en doute cette vision de l’histoire.

L’esprit « postmoderne »
Les mouvements de « retour », quelle que soit leur forme, remettent en
question le schéma d’une évolution ascendante. Dès lors, c’est la relation
dialectique entre modernité et tradition qui semble perdre sa pertinence.
« Le paysage littéraire est devenu incertain », comme l’explique Pierre
Jourde, résumant avec une ironie lucide le temps des dernières avant-
gardes…

Jusque dans les années soixante-dix, on pouvait encore parler de mouvements


littéraires, d’écoles. Les démarcations esthétiques et idéologiques restaient tranchées. Il
s’agissait d’être moderne. Il y eut Tel Quel. On s’efforçait de se convaincre qu’on ne
s’ennuyait pas à la lecture de Paradis. […] Les « nouveaux romanciers » élaboraient
des produits froids. On les absorbait avec le respect dû à ce qui permet de croire que
l’on est intelligent et que l’on va dans le sens de l’histoire. C’était l’époque où l’on avait
envie de défendre Robbe-Grillet pace que les conformistes l’attaquaient. Jean Ricardou
présidait les soviets suprêmes du Nouveau roman avec une mansuétude démocratique
qui faisait songer au regretté Béria.
Pierre JOURDE, La Littérature sans estomac (2002).

Après 1980, il ne s’agit plus d’« être moderne ». On a parlé de


« postmodernité » pour caractériser ce nouvel état d’une société qui a perdu
ses certitudes idéologiques, ses grands repères culturels, sa foi dans un
devenir orienté. Après le choc pétrolier de 1973, qui a conduit l’Europe à
prendre conscience de ses faiblesses, et plus encore après la chute du mur
de Berlin et l’éclatement du bloc socialiste, qui au début des années 1990
ont mis fin aux schémas de pensée manichéens qu’avait entretenus la
« guerre froide », les idéaux de l’Europe humaniste, de la pensée libérale et
d’une vision marxiste de l’histoire sont victimes du même discrédit. La
« condition post-moderne » dont a parlé Jean-François Lyotard dans son
essai de 1979 ne concerne donc pas seulement la littérature. Elle désigne un
relativisme esthétique, une dispersion des références, un goût pour les jeux
formels dénués de toute « profondeur » et une relation ironique à la culture
qui se rencontrent aussi dans les autres arts. Mais le mot « postmoderne »,
qui a d’ailleurs eu plus de succès dans les pays anglo-saxons qu’en France,
s’est prêté aux emplois les plus divers. Il faut donc l’employer avec
précaution.
Ce qui est certain, c’est que les années 1970 ont vu refluer l’esprit de
système — le « scientisme » du structuralisme autant que l’idéologie
marxiste —, annonçant la fin des grands discours explicatifs. En ce sens, de
fait, les temps postmodernes succèdent aux temps modernes. L’histoire des
idées le confirme. Après les certitudes englobantes et conquérantes de Lévi-
Strauss, de Foucault ou de Louis Althusser (Pour Marx, 1965), la pensée de
Gilles Deleuze et Félix Guattari (Rhizome, 1976) et celle de Jacques
Derrida (Parages, 1986) introduisent dans la vie intellectuelle des notions et
des valeurs qui leur sont à maints égards opposées : l’incertitude et
l’instabilité, la « trace » et la « dissémination » plutôt que le concept et la
synthèse, la « déconstruction » plutôt que la structure, la force centrifuge du
fragmentaire, les désordres de l’affect et du désir. Serait-ce encore une
pensée d’avant-garde ? Elle dissout en tous cas les fondements mêmes de
toute certitude moderniste.
L’esprit « postmoderne », faute de valeurs sûres dans le présent, mélange
les styles, les époques, les cultures. S’il se tourne vers le passé, c’est moins
pour rompre avec la modernité — ce qui serait encore une pratique
moderne… — que pour conduire un jeu intertextuel qui a sa propre saveur,
sans proclamation de rupture, avec un éclectisme et une superficialité
assumés. On a parfois qualifié de postmodernes les romans ludiques et
parodiques de Jean Echenoz (Cherokee, 1983), Jean-Philippe Toussaint (La
Salle de bain, 1985) ou Christian Oster (L’Aventure, 1993). Alors que le
Nouveau Roman prenait au sérieux ses innovations, qu’il célébrait par des
professions de foi militantes et défendait par de vives polémiques, la
« nouvelle école de Minuit » à laquelle on rattache ces romanciers, édités
dans la même maison que leurs aînés, pratique l’humour et le détachement,
joue avec la tradition et soigne l’écriture sans intention de faire école. Ce
nouveau roman des années 1980-1990 se distingue bien par certains traits
esthétiques partagés, mais ne prétend pas incarner l’avant-garde de son
temps. Parmi les Nouveaux Romanciers apparus dans les années 1950-
1960, c’est peut-être Claude Ollier qui poursuit le parcours le plus original
dans un esprit d’avant-garde, en mêlant l’exigence formelle à l’imagination
fantastique, mais sur une voie solitaire (Aberration, 1997 ; Qatastrophe,
2004).
Que deviennent alors les avant-gardes de la veille, et où se situent les
avant-gardes du moment — s’il en existe malgré tout ? Les revues Tel Quel
et Change, creusets d’une pensée critique articulant révolution textuelle et
révolution politique dans les années 1970, cessent de paraître en 1982. À
Tel Quel succède L’Infini, revue créée par Philippe Sollers en 1983, destinée
selon lui à rassembler des textes « qui prennent tout le système à revers, le
trouent, le désarticulent », mais sans ambition théorique ni « projet
commun », loin de la vigueur contestataire de Tel Quel. Sollers ironise lui-
même dès 1980 sur la notion d’avant-garde, qui n’a su correspondre à
aucune transformation sociale effective et qui a perdu toute valeur de
subversion. Proches de Sollers, les animateurs de la revue Ligne de risque,
créée en 1997, François Meyronnis, Yannick Haenel et Frédéric Badré,
dateront de la fin de Tel Quel la fin des avant-gardes, dont l’auteur de
Paradis aura été la dernière incarnation. Pour prolonger Change, Jean-
Pierre Faye, Félix Guattari et quelques autres lancent la revue Change
international, qui prend le relais pour quelques numéros mais s’arrête à son
tour en 1985. Faye fonde par ailleurs le Collège international de philosophie
en 1981. L’esprit libertaire s’essouffle quand il s’institutionnalise — comme
s’assagissent les hommes de théâtre qui portaient le flambeau de Mai 68 et
qui à la même époque sont nommés à la direction de théâtres publics,
lorsque la gauche arrive au pouvoir.
De son côté, l’OuLiPo existe toujours, mais est-il encore une avant-
garde ? Le groupe est devenu lui aussi une institution. Assimilé par les
manuels pédagogiques, il inspire des exercices scolaires. Il n’en poursuit
pas moins ses expériences d’écriture à contraintes. Il entretient la mémoire
de ses anciens, Queneau (mort en 1976) et Perec (mort en 1982), publie des
inédits (« 53 jours » de Perec en 1989), accueille de nouveaux venus qui
perpétuent ses activités (Paul Fournel, Jacques Jouet…). Il est moins
« moderne » que représentatif de l’esprit « postmoderne » par ses partis pris
ludiques et son traitement de la tradition culturelle. Mais les plus novateurs
sont ceux qui, comme Jacques Roubaud, transcendent les règles oulipiennes
pour bâtir une œuvre. Roubaud pratique tous les modes d’expression, joue
avec toutes les formes poétiques et narratives. Il a le goût des nombres et
des rythmes, de la tradition poétique et des énigmes romanesques (la série
des Hortense, commencée en 1985), des œuvres arborescentes savamment
construites (Le Grand Incendie de Londres, 1989). Ce qui ne l’empêche pas
de laisser parler son moi intime devant l’expérience du deuil, comme le
montrent les poèmes de Quelque chose noir (1986).

Des « avant-gardes » redéfinies ?


S’il existe des courants d’avant-garde propres à la fin du siècle, ailleurs
que dans l’héritage de Tel Quel et de l’OuLiPo, ils se caractérisent par une
dispersion et une discrétion qui contredisent toute prétention
révolutionnaire. On les voit à l’œuvre dans nombre de petites revues
consacrées surtout à la poésie, actives et fécondes mais relativement
confidentielles. TXT, la revue de Christian Prigent, continue de paraître
jusqu’en 1993. Prigent cultive un « phrasé rythmique » inventif et
provocateur. Bousculant la langue pour mieux laisser parler le corps
pulsionnel (Grand-mère Quéquette, 2003), il rejoint à cet égard l’écriture
violente et crue de Bernard Noël (La Moitié du geste, 1982) ou de Pierre
Guyotat (Progénitures, 2000).
La revue Action poétique, créée en 1950 et qui a achevé sa course en
2012, évolue de la poésie engagée à la psychanalyse, à la linguistique et aux
questions de forme, pour accueillir les poètes les plus modernes : Roubaud,
Emmanuel Hocquard, Olivier Cadiot. Hocquard crée des livres-montages
brassant tous les genres, prône le « livre-poésie » contre le « recueil de
poèmes », détourne le modèle du roman policier pour se livrer à des
« enquêtes de langage » (Un privé à Tanger, 1987). Cadiot prend modèle
sur La Vie mode d’emploi de Perec pour choisir lui aussi la liberté du
mélange, et pratique le cut-up pour aboutir par des collages de fragments
découpés à de nouveaux puzzles textuels (L’Art poetic’, 1988). Il fonde en
1994 avec Pierre Alferi la Revue de littérature générale, qui rassemble les
noms les plus connus de l’avant-garde contemporaine : Prigent, Roubaud,
Hocquard, Ollier… La revue cite Marinetti, se référant aux avant-gardes du
début du siècle. Mais en prônant un « bricolage littéraire » qui repose sur un
certain nombre de techniques reproductibles, elle pratique davantage la
dérision postmoderne. Elle ne connaîtra d’ailleurs que deux numéros.
Jean-Marie Gleize aussi, avec la revue Nioques qu’il a créée en 1990,
mime le geste de rupture de toute avant-garde digne de ce nom. La revue se
réclame de Ponge, s’ouvre sur un texte de Maurice Roche dans son premier
numéro, promeut la poésie comme recherche. Et Gleize choisit la forme du
manifeste dans Le Principe de nudité intégrale. Manifestes (1995), pour
défendre sa conception d’une poésie « littérale ». Il faut retenir par ailleurs
le projet avant-gardiste de la revue Java (1989-2005), fondée par Jean-
Michel Espitallier et Jacques Sivan, attentive au développement des
nouvelles technologies et aux possibilités inédites qu’elles offrent à la
musique et aux arts plastiques, et qui vante la pratique des « recyclages » et
des « remixages ». Mais ces entreprises ont peu de retentissements au-delà
d’un cercle d’initiés.
Ces groupes et ces poètes donnent la priorité au travail sur la langue, lient
réflexion théorique et pratiques d’écriture, évitent le formalisme abstrait en
rendant aux mots toute leur puissance sensible. Mais au total leur audience
est limitée, et leur ambition modeste : personne ne cherche plus à
« transformer le monde » et à « changer la vie », suivant le mot d’ordre qui
était celui de Breton dans les années 1930. Si bien que ces avatars des
avant-gardes confirment plus qu’ils ne démentent la fin d’un modèle
esthétique, celui qui consistait à transposer le principe du changement
révolutionnaire au mouvement de l’histoire culturelle. C’est ce modèle qui
s’est effondré dans les années 1980. L’idée que l’invention artistique ouvre
la voie à des transformations plus radicales, que l’innovation formelle et la
réflexivité de l’écriture sur elle-même vont dans le sens d’un progrès qui
fait l’histoire, cette idée s’éteint effectivement autour de 1980 : l’époque est
bien celle de « la fin des avant-gardes », comme l’a montré Dominique
Viart3. Or le mouvement de repli est général : il affecte le statut de
l’écrivain et l’image de la littérature.

3. Doutes sur la littérature


La littérature française entre autour de 1980 dans une période de doutes.
L’expression du doute vient des auteurs eux-mêmes, qui s’interrogent sur
leur condition d’écrivain parce qu’ils doutent du devenir même de la
littérature.

La fin du « grand écrivain »


Malraux est mort en 1976, Sartre en 1980, Aragon en 1982. Avec eux
disparaît la figure du « grand écrivain » qu’avaient aussi incarnée dans le
cours du siècle Barrès, Gide, Mauriac ou Camus. L’écrivain érigé en maître
à penser, écouté et respecté, l’intellectuel dont le rayonnement atteint le
grand public bien au-delà du cercle de ses lecteurs, l’instance morale qui
sert de référence à la communauté nationale, tel est le modèle qu’avait
imposé l’histoire littéraire. Vers 1900, c’est Zola qui était ainsi perçu. Il
était lui-même l’héritier de Voltaire et de Hugo, au panthéon des écrivains
français acteurs de l’histoire.
Or quel écrivain, après 1980, serait disposé à prendre la relève ? On voit
mal quels pourraient être les « grands écrivains » des années 1980-2010.
Gracq ? Il a déjà écrit l’essentiel de son œuvre, et continue d’écrire dans la
discrétion, se refusant à jouer le moindre rôle social jusqu’à sa mort en
2007. Duras ? Elle aussi arrive en fin de carrière, du succès de L’Amant
(1984) à sa mort en 1996 ; et si elle intervient sur la place publique, comme
à l’occasion de l’affaire Grégory, c’est avec sa totale indépendance d’artiste,
non en intellectuelle responsable. Sollers ? Après la période de Tel Quel, il
se précipite lui aussi au devant des médias, mais en écrivain narcissique
bien représentatif de notre ère individualiste, rompu aux règles de la
« société du spectacle » décrite par Guy Debord. Le Clézio ? Malgré les
honneurs du prix Nobel (2008), il est trop tourné vers d’autres cultures, trop
attentif aussi à l’envers de notre civilisation contemporaine pour prétendre
jouer un rôle de maître à penser national. Modiano ? Dernier écrivain
français à avoir obtenu le prix Nobel, en 2014, il cultive davantage encore
le retrait et la discrétion, qui sont sa marque de fabrique.
Mais il est inutile de chercher davantage, car le problème est mal posé :
c’est le statut même de « grand écrivain » qui est à présent devenu caduc,
en même temps que la foi dans les pouvoirs symboliques et la fonction
sociale de la littérature — foi qui fut longtemps partagée par la tradition et
par les avant-gardes. Barthes, Lacan et Foucault, morts eux aussi au début
des années 1980, n’ont pas davantage de successeurs appelés à occuper leur
place : c’est le culte moderniste de la Théorie qui disparaît avec eux.
Comme le « grand écrivain », le « grand intellectuel » s’efface alors de la
vie culturelle française.
L’écrivain lui-même tend désormais à désacraliser son rôle. Il peine à
écrire, écrasé par le poids des grands modèles qui l’ont précédé, miné par la
mauvaise conscience et le sentiment d’inutilité devant les violences du
siècle, menacé de stérilité par toutes les désillusions antipoétiques et
antiromanesques de la modernité. Dans Tu n’écriras point (2003), Alain
Satgé montre ainsi comment l’héritage de Proust et l’habitude de l’ironie
avant-gardiste conjuguent leur effets pour paralyser l’écrivain potentiel :
d’où l’interdit qui donne son titre au livre. L’image de l’écrivain incapable
d’écrire, sans convictions ni certitudes, est fréquente dans la production des
années 1990-2000. François Weyergans la développe avec humour dans Je
suis écrivain (1989), Franz et François (1997) et Trois jours chez ma mère
(2005) : l’écriture est pour François, le fils, une libération personnelle, qui
rompt avec l’image d’écrivain incarnée par Franz, le père. Mais le fils a
conscience de ne pas reproduire dans ses livres les valeurs et la morale du
père. D’une génération à l’autre, la condition littéraire a changé : l’écrivain
d’aujourd’hui ne croit plus ni en Dieu ni au Livre — les deux religions du
père. Pierre Michon pour sa part ne parvient à écrire, tardivement,
difficilement, que pour tenter de cerner le manque essentiel qui est à
l’origine de toute œuvre d’art — chez Van Gogh (Vie de Joseph Roulin,
1988), Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991) ou Balzac (Trois auteurs, 1997).
Dès Vies minuscules, sa première œuvre publiée, il évoquait l’impossibilité
d’écrire, entretenue par le modèle hors d’atteinte de l’écrivain génial.

Comment écrire du reste, quand je ne savais plus lire : au pire de misérables traductions
de science-fiction, au mieux les textes benoîtement tapageurs des Américains de 1960
et ceux, pesamment avant-gardistes, des Français de 1970, étaient mon seul aliment ;
mais si bas que ces lectures déchussent, elles m’étaient encore des modèles trop forts
que j’étais incapable d’imiter. Je m’invétérais dans l’échec, l’inertie fascinée ; dans
l’imposture aussi : mes lettres à Marianne, quotidiennes, mentaient effrontément ; je
faisais état de pages éclatantes miraculeusement venues, j’étais l’Opéra Fabuleux et
chaque nuit m’était pascalienne, le ciel mouvait ma plume, comblait ma page.
Pierre MICHON, Vies minuscules (1984).

Pour Michon, la culture littéraire est vitale pour l’individu, mais ne


confère à l’écrivain aucune autorité morale, aucun pouvoir intellectuel
légitime. Chez Pascal Quignard, la culture encyclopédique ne saurait pas
davantage donner la clé d’une culture commune, socialement reconnue,
comme on pouvait par le passé l’attendre d’écrivains érudits. Des Petits
Traités (huit tomes, 1981-1990) à Dernier Royaume (neuf tomes, 2002-
2014), Quignard préfère assurément la bibliothèque à la tribune et aux
médias. Le savoir humaniste n’assure plus la légitimité d’un rôle social : il
nourrit ici une pensée personnelle qui exprime sous forme de fragments ou
d’essais discontinus sa sagesse incertaine, ses interrogations sur la valeur
des savoirs. Si la littérature est mise en doute, c’est donc bien par l’écrivain
lui-même.
L’écrivain n’a plus la prétention de communiquer des valeurs, de
transmettre du sens, d’agir par le pouvoir des mots sur le destin de la
collectivité. Il renonce par ailleurs le plus souvent aux exposés théoriques et
aux déclarations programmatiques qui étaient si fréquents chez ses
prédécesseurs, toujours prompts à doter leurs textes d’une légitimité
esthétique incontestable. Il ne se sent nullement appelé à une mission. Plus
modestement, il travaille à faire mémoire (d’un passé, d’une culture), ou à
témoigner (d’un parcours personnel, d’un milieu), à trouver l’expression la
plus juste (d’une réalité, d’une expérience). Gérard Macé, faisant mémoire
de personnages illustres, par exemple Champollion dans Le Dernier des
Égyptiens (1988), s’efface devant les ombres qu’il évoque. Le Clézio
témoigne pour les civilisations précolombiennes d’Amérique centrale dans
sa traduction de La Relation de Michoacàn (1984) et dans Le Rêve mexicain
(1984). Annie Ernaux écarte les accents d’une voix singulière pour
témoigner de la réalité sociologique d’une cité de banlieue quand elle
cherche à restituer « une collection d’instantanés de la vie quotidienne
collective » (Journal du dehors, 1993). Pour tous ces auteurs, l’écriture est
une nécessité, et une tâche exigeante. Mais si elle peut faire encore l’objet
d’une forme de culte, comme chez Duras, Quignard ou Michon, sa religion
s’est privatisée : elle n’est plus célébrée sur l’autel de la communauté
nationale. La « grandeur » de la littérature n’existe plus qu’au passé,
comme une trace nostalgique ou comme un mythe lointain.

Adieux à la littérature
Cette attitude des auteurs explique que notre époque soit fertile en
ouvrages qui dressent l’acte de décès du « grand écrivain ». Mais ils en
déduisent parfois un peu vite la mort de la littérature. C’est le cas pour
Henri Raczymow dans La Mort du Grand Écrivain. Essai sur la fin de la
Littérature (1994) : s’il n’y a pas de grand écrivain conforme au modèle
transmis par la tradition, dont le prestige est reconnu par l’ensemble du
corps social, c’est à ses yeux qu’il n’y a plus de littérature digne de ce nom.
La mort de Sartre, en 1980, marquerait ainsi la mort de la littérature.
Dominique Noguez met plus d’humour dans son analyse du
« grantécrivain » (Le Grantécrivain & autres textes, 2000) : s’il observe
avec lucidité l’effacement de cette « spécialité française », symptôme du
déclin de la culture française dans le monde à la fin du XXe siècle, il dessine
les contours d’un futur possible de la littérature et ne sombre pas dans le
refrain « déclinologique » si répandu dans les années 2000. Car c’est le
discours du déclin qui semble en effet dominer, comme l’indiquent de
nombreux titres convergents de ces dernières années : Le Dernier Écrivain
de Richard Millet (2005) ; L’Adieu à la littérature. Histoire d’une
dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle de William Marx (2005) ; Contre Saint
Proust ou la fin de la littérature de Dominique Maingueneau (2006) ; La
Littérature en péril de Tzvetan Todorov (2007)…
Cette thématique catastrophiste n’est pas nouvelle : elle est même aussi
vieille que la littérature elle-même, comme l’a montré Alexandre Gefen4.
Mais elle est particulièrement significative au tournant des XXe et
e
XXI siècles, comme symptôme d’un malaise et d’une inquiétude. Tant que
des courants modernistes vivifiaient le mouvement de son histoire, la
littérature n’avait pas de doutes, en profondeur, sur son avenir :
l’interrogation réflexive sur la langue, sur les formes et sur les genres,
depuis Gide et Apollinaire jusqu’à Blanchot et Robbe-Grillet, même dans
ses modalités les plus nihilistes en apparence, ouvrait toujours sur le livre
« à venir ». Or, avec la fin des avant-gardes, « c’est la vision claire d’un
futur en voie d’accomplissement qui s’est perdue » (Dominique Viart). Il y
a là plus qu’une rupture esthétique : un changement de « régime
d’historicité » (François Hartog5). Le « régime moderne » de l’histoire
reposait sur le principe d’une projection dans un avenir à construire, à partir
d’une rupture nécessaire avec le passé. Le régime « présentiste » qui
s’impose à la fin du XXe siècle est centré sur un présent incertain,
« insaisissable », chargé du poids d’un passé tragique dont il ne peut se
dégager et incapable de préfigurer l’avenir. La littérature au présent,
« présentiste » en ce sens, est littéralement une littérature sans avenir.
Au début du XXIe siècle, les discours sur la fin de la littérature dramatisent
ce tournant, au risque de proposer des images contradictoires de la
littérature contemporaine, dont il s’agit surtout de montrer la décadence
inéluctable. Pour Tzvetan Todorov, la « création contemporaine française »
est ainsi coupable d’un appauvrissement qui se traduit par trois tendances
dominantes : le « formalisme », le « nihilisme » et le « solipsisme » (La
Littérature en péril). Trois modalités d’un repli et d’un enfermement qui
priveraient l’écrivain de ses vraies missions : délivrer du sens, s’adresser à
autrui, parler du monde réel. Todorov incrimine l’école, qui aurait eu le tort
de prendre au sérieux la théorie littéraire des années 1960-1970 — qu’il
avait lui-même ardemment contribué à promouvoir — en l’appliquant à
l’enseignement des lettres. Mais on ne sait quelles œuvres et quels auteurs
contemporains sont ainsi visés : le formalisme et le nihilisme, repérables
sans doute dans les années 1950-1970, ne sont pas les traits les plus
caractéristiques des dernières décennies.
Pour certains observateurs, c’est au contraire la fin des exigences
formelles qui signe le déclin irréversible de la littérature. La « théorisation
exaspérée de l’écriture » aura été « le chant du cygne d’une culture littéraire
qui a ainsi brillé, une dernière fois peut-être, de tous ses feux […] tout en se
sachant mortelle », écrit Vincent Kaufmann en citant Foucault (La Faute à
Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, 2011). Pour d’autres, la
littérature française est moins victime d’un solipsisme réducteur que d’un
excès d’ouverture : elle est condamnée à se dissoudre dans une
« postlittérature » mondialisée, autrement dit américanisée (Richard Millet,
L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010).
Antoine Compagnon, pour qui « il n’est pas certain qu’un autre théâtre ait
succédé » à celui de Genet et de Beckett et qui fait coïncider Fin de partie
avec « la fin du théâtre », regrette que « la plupart des nouveaux écrivains
parlent peu de la littérature passée et présente » : « La vraie fin de la
littérature, ce serait si les écrivains ne lisaient plus6 ». Le grand écrivain —
Gide, Proust, Sartre ou Barthes… — était un grand lecteur : tel est le
modèle qui serait en voie d’extinction. Mais quels sont ces « nouveaux
écrivains » sans mémoire ? Certainement pas Quignard, Echenoz ou
Maulpoix. Ni des plus jeunes comme Éric Chevillard, Marie NDiaye,
Yannick Haenel ou Arno Bertina… L’enquête n’est qu’esquissée, comme
chez Todorov. Lydie Salvayre écrit Pas pleurer, prix Goncourt 2014, sur les
pas du Bernanos des Grands Cimetières sous la lune ; Emmanuel Carrère
relit de très près le Nouveau Testament pour écrire Le Royaume (2014) ;
Laurent Binet imagine La Septième Fonction du langage, prix Interallié
2015, à partir d’une connaissance aussi savante qu’ironique de Barthes, Eco
et Sollers… Nombre d’écrivains d’aujourd’hui, du moins parmi ceux qui
méritent l’attention, sont sans nul doute de grands lecteurs.
Ne pourrait-on pas reprocher au contraire à la littérature contemporaine, à
certains égards, d’être le territoire réservé des universitaires et des savants,
qui n’écrivent que parce qu’ils ont beaucoup lu ? Les exemples de
professeurs écrivains sont aujourd’hui innombrables. Cioran voyait la
principale menace non dans l’inculture de l’écrivain mais au contraire dans
l’apparition moderne de « l’artiste intelligent », celui qui en sait trop,
devenu à lui-même « son propre critique »…
La conclusion de Jean-Yves Tadié reste plus ouverte : « Il serait vain de
dire que la fin du siècle dernier n’a pas vu les égaux de Proust, de Valéry,
de Sartre, de Camus, de Bernanos ou de Malraux […]. Les sommets, c’est
de loin que les générations futures les apercevront. » (La Littérature
française : dynamique et histoire). Le grand écrivain n’aurait pas disparu :
il attendrait simplement d’être reconnu… Message plus optimiste, donc.
Mais on ne peut ignorer que les « sommets » Valéry, Sartre et Malraux
avaient été identifiés comme tels par leurs contemporains, sans attendre le
jugement de la postérité. Si l’on ne voit plus de sommets aujourd’hui, c’est
peut-être moins par défaut de perception que parce que le paysage a changé.
Il y a bien eu, de ce point de vue, une mutation majeure à la fin du siècle
dans la géographie des lettres.
Comment se prononcer sur ces débats, sinon en se tournant avec plus de
précision vers la production littéraire de l’époque pour identifier quelques-
uns des « nouveaux écrivains » les plus marquants des années 1980-2015 ?
On constate alors que la traditionnelle tripartition générique entre poésie,
théâtre et genres narratifs est toujours à l’œuvre, malgré toutes les annonces
modernistes de sa disparition.

Notes
1. Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel [2007], 2016, p. 15.

2. Michel Collot, « Un nouveau monde », texte publié en 2017 sur le site Poezibao, en réaction à la présentation jugée
tendancieuse du « nouveau lyrisme » dans l’anthologie parue chez Flammarion la même année, dont les préférences vont à une
poésie « textualiste » (Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde, Poésies en France. 1960-2010).

3. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », art. cité, p. 104.

4. Alexandre Gefen, « “La Muse est morte, ou la faveur pour elle”. Brève histoire des discours sur la mort de la littérature », dans
Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Fins de la littérature, t. I, Esthétiques et discours de la fin, Paris, Armand Colin, coll.
« Recherches », 2011, p. 37 et suiv.

5. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, rééd. coll. « Points », 2012.

6. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, op. cit., t. II, p. 721 et 801.
Chapitre 2
Résistance des genres
1. La poésie, de la critique du
lyrisme au « lyrisme critique »
À l’occasion d’un colloque consacré en 1998 à « l’éclatement des genres
au XXe siècle », Michel Murat montrait « comment les genres font de la
résistance », à propos du surréalisme en particulier. La formule peut
s’appliquer à la permanence des trois grands champs génériques à la fin du
siècle : ils font en effet de la résistance. C’est la tendance qui prédomine —
même si cette triade ne couvre pas plus que par le passé l’ensemble de la
production littéraire. Chaque domaine connaît certes en son sein des
recompositions et des innovations notables, mais rares sont les auteurs qui
brouillent franchement les cartes. C’est le cas de Valère Novarina, chez qui
l’invention langagière poétise le théâtre et théâtralise le poème dans des
textes qui demandent à être oralisés (Le Discours aux animaux, 1987) ;
d’Emmanuel Hocquard, dont les livres agencent des éléments empruntés à
tous les types d’énoncés — poétiques ou discursifs, romanesques ou
autobiographiques (Un test de solitude, 1998 ; Le Consul d’Islande, 2000) ;
de Jacques Roubaud qui, dans La Boucle (1993), compose une sorte
d’autobiographie poétique par un jeu complexe d’incises et de
ramifications. Il y a là des expériences inédites et séduisantes, mais qui
restent marginales et ne bouleversent pas la loi des genres.
La poésie ne s’adresse plus qu’à un public restreint. Depuis les
lendemains de la guerre, elle s’est éloignée du public populaire qu’elle avait
pu toucher sous l’Occupation et qu’elle pouvait encore atteindre,
notamment par la médiation des chansons, au temps de Prévert, de Boris
Vian, ou d’Aragon chanté par Jean Ferrat. Elle a fini par laisser à la chanson
la pratique d’une poésie populaire, se réservant la musique intérieure et le
travail de la forme écrite. Par ailleurs, la poésie contemporaine est peu
étudiée dans les écoles et universités, qui sont plus réactives aux dernières
publications romanesques et aux mises en scène les plus récentes qu’à
l’édition de nouveaux recueils de poèmes. Cependant, la poésie est un genre
bien identifié, qui a ses propres revues, ses collections éditoriales, ses prix
et récompenses, ses lectures publiques, ses ateliers d’écriture… — sans
oublier le retour annuel du « Marché de la Poésie » et du « Printemps des
Poètes »… Elle n’est pas absente des grandes revues : c’est un poète,
Jacques Réda, qui prend la direction de La Nouvelle Revue française, en
1987, à la suite de Georges Lambrichs. Dans les limites qui sont les siennes,
elle témoigne d’une grande vitalité. Comme les autres genres, elle doute
d’elle-même, certes, et remet en question les grands modèles de la
modernité (Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont). Mais ce sont aussi ces
interrogations qui la font vivre et se renouveler.

La lettre et la voix
Parmi les grandes tendances esthétiques de l’époque, on reconnaît surtout
deux courants — même s’il faut se méfier d’une vision purement dualiste
qui opposerait terme à terme une poésie des mots à une poésie du moi : les
meilleurs poètes dépassent cette alternative. Ces deux courants sont
d’ailleurs d’importance inégale : d’un côté, dans la lignée des avant-gardes,
une poésie « textualiste » ou « littéraliste » qui s’attache à la lettre du texte,
se défiant de l’émotion lyrique et des leurres de la « profondeur » ; de
l’autre, un « nouveau lyrisme » sensible aux rapports entre le sujet et le
monde, entre le moi et l’autre, entre la conscience et le corps, et pour lequel
l’élaboration du matériau verbal n’est pas une fin en soi. Le premier courant
est le plus radical mais aussi le plus marginal, parce qu’il s’expose au risque
de l’illisibilité et qu’il poursuit une voie formaliste qui peine à trouver son
public après la fin des avant-gardes. Nous avons vu à ce propos quelles
étaient ces voies radicales de la poésie à partir des années 1980, à travers les
revues animées par Prigent, Gleize, Cadiot ou Espitallier. Et les expériences
inventives et ambitieuses de Roubaud et de Hocquard viennent d’être
rappelées. « Il n’y a pas de poésie ailleurs que dans un objet de langue »,
écrit Roubaud : belle définition d’une poésie textuelle — où l’on reconnaît
l’héritage de Valéry et de Ponge.
Il est d’autres poètes de la littéralité qui travaillent la langue comme une
matière — comme du « zinc brûlant », écrit Dominique Fourcade (Xbo,
1988). Anne-Marie Albiach réduit le texte à l’essentiel (Travail vertical et
blanc, 1989) : elle décompose le vers et la syntaxe pour faire de la poésie
« un acte de destruction qui se régénère ». Claude Royet-Journoud prône
une poésie minimaliste, résolument antilyrique, qui refuse les images et
utilise les blancs et les silences pour atteindre « la densité des choses » (Les
Natures indivisibles, 1997). Moins radicale, la poésie d’Antoine Emaz,
dépouillée et impersonnelle comme celle de Reverdy, parole précaire pour
dire la précarité de l’existence, se creuse elle aussi jusqu’aux limites du
silence (De l’air, 2006).
On peut rapprocher de cet esprit de recherche avant-gardiste les expériences
de la « poésie sonore », bien qu’elles en viennent à se retourner contre la lettre
et contre le texte. Initialement lancée par Pierre Garnier (Manifeste pour une
poésie nouvelle, visuelle et phonique, 1962) et Henri Chopin (dans la revue-
disque OU, 1964-1974), la poésie sonore est pratiquée et développée sous
diverses formes par Bernard Heidsieck (Vaduz, 1998), Charles Pennequin
(Moins ça va, plus ça vient, 1999), Nathalie Quintane (Les Quasi-
Monténégrins, 2003), Patrick Dubost (Cela fait-il du bruit ? Poèmes pour la
voix, 2004). Dans ces productions, soit les mots disparaissent au profit d’effets
sonores qui abolissent toute signification, soit leur matière phonique est
associée à d’autres sonorités, voire mise en relation avec des œuvres picturales.
Ces « poèmes-partitions » sont destinés à être enregistrés sur des disques ou à
la radio, ou donnent lieu à des performances publiques. Il s’agit donc d’une
« poésie action » (Heidsieck), qui sort des limites du livre — quand elle ne sort
pas totalement du champ de la littérature. Elle rejoint par là des pratiques
récentes de poésie orale, comme le slam.

Poésies ininterrompues : Jaccottet, Bonnefoy


La poésie dominante des années 1980-2015 s’inscrit toutefois dans la
lignée de deux grands poètes qui ne congédient nullement ni l’écrit ni le
sens, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy. Elle confirme le mouvement
d’ensemble de « retour du sujet » qui est l’une des caractéristiques de la
période. Mais le tournant est peut-être moins marqué dans l’histoire de la
poésie que pour les autres genres, parce que les poètes n’étaient pas allés
aussi loin dans le « soupçon » de l’ère précédente. Jaccottet et Bonnefoy,
comme Jacques Réda (La Liberté des rues, 1997), André du Bouchet
(Désaccordée comme par de la neige, 1989) ou Jacques Dupin (Échancré,
1991), nés eux aussi dans les années vingt, témoignent de cette continuité.
Éprouvé par la perte de plusieurs proches vers 1970, Jaccottet sait les
limites du discours poétique. Dans ses textes des années 1980-1990 (La
Semaison, 1984), il réévalue toujours sa mission de poète de manière à
situer sa parole au plus près des réalités du monde sensible. Il cherche donc
à trouver « des mots plus pauvres et plus justes », veillant à ne pas en dire
trop, se méfiant du texte plein, du discours achevé, du verbe brillant. Le
poète mêle de plus en plus à ses vers discrets et dépouillés des méditations
en prose (Cahier de verdure, 1990), qui lui permettent de cerner ses
scrupules, mais aussi de nommer ce qui l’émerveille — amandier en fleurs,
ciel d’une nuit d’août… Le sujet lyrique est certes présent par le point de
vue qu’il livre sur les choses, mais veille à ne pas être « trop présent », pour
mieux laisser paraître les beautés du monde sans leur faire écran. En 2011,
Jaccottet publie dans la collection « Poésie-Gallimard » une anthologie de
son œuvre, sous le titre L’encre serait de l’ombre, qui regroupe des textes
parus de 1946 à 2008. Il a marqué en profondeur l’histoire de la poésie
depuis la guerre, autant comme poète que comme traducteur, comme
« passeur ». Mais retiré dans la Drôme, loin de la scène publique, ce très
grand poète qui mesure ses mots est l’antithèse du « grand écrivain » dont
on déplore la disparition au début du XXIe siècle. Son parcours, son apport
prouvent que la meilleure littérature peut se dispenser de cette figure
officiellement consacrée.
Autre grand poète de notre temps, mort en 2016, Bonnefoy fait entendre
une voix plus grave, plus ambitieuse, plus soucieuse d’atteindre l’essentiel
par-delà l’éphémère (Ce qui fut sans lumière, 1987). Ses écrits sur les autres
arts (Alberto Giacometti, 1991), ses traductions de Yeats et de Shakespeare,
ses textes en prose (Récits en rêve, 1987), font apparaître la cohérence
d’une œuvre qui s’efforce de restituer cette unité du réel grâce à une
réflexion critique sur l’image et la représentation. La poésie prolonge donc
la réflexion philosophique, mais n’exclut pas l’aveu intime quand le poète
revient à sa « maison natale » (Les Planches courbes, 2001), ou quand il
prend le risque de célébrer la poésie, malgré le mépris que lui voue notre
époque, en s’adressant à elle…

Et si demeure
Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,
Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.
Yves BONNEFOY, Les Planches courbes (2001).

Pratiques & théories


Michel Deguy aussi croise les pouvoirs de la poésie et les interrogations
de la philosophie. Il poursuit son œuvre sur la longue durée, depuis
Fragments d’un cadastre (1960) jusqu’à « l’extrême contemporain, » titre
d’une collection qu’il continue de diriger dans les années 2010 aux éditions
Belin. Il contribue à la définition d’un nouveau lyrisme à la revue Po&sie,
qu’il a fondée en 1977, féconde par la place qu’elle accorde à la réflexion
philosophique et par son esprit d’ouverture. Le titre Po&sie affiche par son
esperluette le choix de « la pluralité » et de « la diversité », l’accueil de la
nouveauté par « l’interaction ». Deguy montre que la poésie est
essentiellement rapport au monde, et non repli du texte sur lui-même, mais
il s’interroge sur la nature de ce « monde », lequel ne se réduit pas aux
objets du réel que l’on peut aisément identifier. La poésie n’est pas
« réaliste », « référentielle » au sens étroit d’une adéquation du discours à
l’objet. Elle parle bien d’autre chose que d’elle-même, mais le référent du
poème est inaccessible, toujours fuyant, en même temps qu’il est l’horizon
nécessaire de toute expérience poétique. C’est pourquoi Deguy préfère
parler de « référance » pour traduire cette référence différente, non
transitive : la poésie est « référance, lieu d’un rapport actif s’ouvrant à autre
qu’elle ». Poète exigeant, pour qui le travail sur la langue est en même
temps un exercice de la pensée, il prend aussi position dans le débat public,
pour dire sa méfiance envers un « tout culturel » qui nie en réalité la poésie
et la pensée véritables (Choses de la poésie et affaires culturelles, 1986). Si
sa voix singulière, toujours attentive au contemporain, a marqué la
littérature depuis plusieurs décennies, c’est parce qu’elle n’est nullement
guidée par le souci d’être « moderne ».
Jean-Michel Maulpoix se situe dans la lignée de Deguy. S’il réintroduit le
lyrisme et renoue avec l’image, c’est en prenant acte du soupçon des années
1960-1970. Il s’agit donc d’un « lyrisme critique », dont il précise les
contours et les objectifs dans la revue qu’il dirige depuis 1995, Le Nouveau
Recueil, dans ses essais critiques (La Voix d’Orphée. Essai sur le lyrisme,
1989 ; La Poésie comme l’amour, 1998) et dans ses poèmes ou proses
poétiques (Domaine public, 1998). À l’effusion personnelle de l’« illusion
lyrique », Maulpoix entend substituer la recherche patiente de la « vérité
lyrique ».
À ses côtés, nombreux sont les représentants d’un nouveau lyrisme qui
cherchent aussi à réfléchir sur leur démarche, à théoriser leur poétique. Ces
poètes sont souvent comme Maulpoix des universitaires et des essayistes,
qui accompagnent leur création poétique de leurs commentaires : Martine
Broda, pour qui la voix lyrique n’est pas complaisance narcissique mais
tension vers l’autre (L’Amour du nom, essais sur le lyrisme et la lyrique
amoureuse, 1997) ; Marie-Claire Bancquart, qui trouve dans les mythes,
dont celui d’Orphée, le moyen de cerner les rapports entre le désir et
l’absence, et d’affirmer la fonction du chant face à « l’éternité du silence »
(Dans le feuilletage de la terre, 1994) ; Claude Esteban, pour qui la poésie
doit être porteuse de sens, jusque dans la traversée du deuil et l’approche de
la mort (Élégie de la mort violente, 1989) ; Christian Doumet, qui prête à la
poésie la tâche de reconstruire Babel (Illettrés, durs d’oreille, malbâtis,
2002) ; Jean-Yves Masson, dont l’écriture poétique qui renoue avec des
formes anciennes s’accompagne d’une réflexion sur la « tradition » et d’une
pratique de la traduction (Neuvains du sommeil et de la sagesse, 2007) ;
Michel Collot, qui repense la notion d’émotion lyrique pour dépasser le
dualisme sujet-objet (La Matière-émotion, 1997) ; Claude Michel Cluny,
qui renoue avec la voix lyrique des anciens Grecs (Les dieux parlent, 1993),
lesquels inspirent par ailleurs à Jude Stéfan la forme et le registre de ses
Gnomiques (1985) et de ses Élégiades (1993)… Si le lyrisme est de retour,
ce n’est donc pas au profit de la clôture narcissique ou de l’épanchement
personnel : les « néolyriques » montrent les pouvoirs de l’écriture, qui
transforme et le sujet — que l’expérience poétique fait sortir de lui-même
— et le monde — reconfiguré par la « voix d’Orphée ».

Poésies du quotidien
D’autres poètes contemporains cherchent plus modestement à dire la
fragilité du moi et des choses. Le lyrisme de la précarité n’exclut pas
cependant, chez certains d’entre eux, le rayonnement de la foi. Jean-Pierre
Lemaire, salué par Jaccottet à ses débuts, prête attention aux réalités les
plus humbles, mais pour y percevoir une présence qui les dépasse (Figure
humaine, 2008). Philippe Delaveau lui aussi cherche dans les lieux
ordinaires de ce monde les traces d’une lumière transcendante (Instants
d’éternité faillible, 2004). Pascal Commère évoque avec plus d’humour les
sensations qu’éveillent des paysages familiers (Vessies, lanternes et autres
bêtes cornues, 2000). Ses phrases boiteuses rappellent la poésie de James
Sacré, qui aime aussi user de distorsions formelles pour faire revivre les
paysages de l’enfance (La Petite Herbe des mots, 1987). Lionel Ray
s’éloigne de l’éloquence lyrique pour saisir simplement l’éphémère
(Syllabes de sable, 1997). Guy Goffette cherche les mots les plus justes et
les plus simples pour traduire l’émotion du quotidien (Éloge pour une
cuisine de province, 1988), à laquelle est aussi sensible le lyrisme discret de
Ludovic Janvier (La Mer à boire, 1987).
Cette poétique du quotidien, qui peut être rapprochée de recherches
analogues dans le champ du théâtre et des genres narratifs, confirme
l’intérêt de l’époque pour un travail verbal humblement ajusté à
l’expérience, bien loin des élans romantiques ou des ruptures surréalistes
qu’appréciait encore l’immédiat après-guerre. Le poète récuse décidément
la posture du « grand écrivain ».

2. Le théâtre, en marge
de la littérature
À partir des années 1980, le théâtre revient progressivement au texte et à
l’auteur, après les années d’effervescence scénique, de création collective et
de remise en question de l’écrit qui ont suivi Mai 68, dans l’esprit d’Artaud
et dans le sillage du Nouveau Théâtre. Mais revient-il pour autant à la
littérature ? En réalité, l’art dramatique a poussé si loin l’affirmation de sa
spécificité qu’il est en effet parvenu à occuper désormais une place à part,
mais en se coupant de la littérature. Contre l’idée moderniste d’un
brouillage des frontières génériques, c’est peu dire que le théâtre « fait de la
résistance » : non seulement il reste un genre bien distinct, mais il s’affirme
comme un art autonome — à l’écart de l’ensemble appelé littérature. Or
cela ne va pas sans risques. Certes, « le théâtre a su rompre ses attaches
avec le territoire de la littérature », mais, ce faisant, il « s’est constitué en
île » (M. Vinaver).
Un art à part
Elle paraît très loin, l’époque où le prestige esthétique et social du théâtre
poussait les plus grands écrivains à prolonger sur la scène, comme Hugo ou
Musset au siècle précédent, une œuvre qui relevait d’abord de l’écriture
littéraire. Tel était le cas pour Claudel et Giraudoux, Sartre et Camus,
Beckett et Pinget, tout récemment encore Duras et Sarraute… Ionesco était
l’exception. Encore publiait-il ses textes dans la collection « Blanche » de
Gallimard, signe d’une indiscutable légitimité littéraire : il était bien
reconnu comme un écrivain, consacré comme tel par son élection à
l’Académie française. Le théâtre était un genre littéraire à part entière. Les
principaux auteurs dramatiques de la fin du XXe siècle — Michel Vinaver,
Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Michel Deutsch… —
apparaissent au contraire comme des spécialistes de l’écriture théâtrale, et
pour l’essentiel s’y cantonnent. Certains pratiquent même en alternance
écriture et mise en scène, comme Olivier Py, Gildas Bourdet et Jean-Paul
Wenzel. Plus rares sont ceux qui pratiquent l’écriture dramatique à côté
d’autres genres, comme Valère Novarina, Hélène Cixous ou Yasmina Reza :
ce n’est pas suffisant pour maintenir le théâtre dans le champ des genres
littéraires.
De ce repli insulaire, il y a d’autres symptômes. L’édition théâtrale est
elle-même marginalisée : les textes de théâtre n’ont plus leur place dans les
grandes collections généralistes, et sont publiés dans des collections
spécialisées — « Papiers » chez Actes Sud, L’Avant-scène… —, plus
confidentielles, mal diffusées dans les librairies générales. À l’université,
les départements d’arts du spectacle disputent l’enseignement du théâtre
aux départements de littérature. Les critiques dramatiques, dans la presse,
n’ont plus la notoriété et le pouvoir qui les caractérisaient encore dans les
années soixante. Et leur attention se porte d’abord sur la qualité d’un
spectacle, sur la prestation de telle ou telle vedette médiatique, ou sur
l’adaptation d’œuvres anciennes — rarement sur l’intérêt d’œuvres
nouvelles. En s’éloignant de la littérature, le théâtre tend donc à perdre
simultanément son influence dans l’espace public.
Les causes sont en partie extérieures au théâtre. Ne sous-estimons pas,
notamment, les conséquences de la télévision sur le rapport du spectateur à
l’image. Le public qui consomme sans modération les productions
télévisées peut-il encore être sensible aux exigences d’un théâtre qui aurait
l’ambition d’être, selon la fameuse formule d’Antoine Vitez, « élitaire pour
tous » ? L’idéal d’un théâtre populaire de haute qualité porté par Vilar au
lendemain de la guerre s’est heurté à cette réalité nouvelle d’une culture de
masse dominée par la télévision. Or, « un spectateur exclusivement formé
par elle devient par force étranger aux méthodes, aux tournures et aux
ambitions du théâtre », comme l’écrit Robert Abirached1. Cependant, la
dévalorisation du théâtre tient aussi à sa propre histoire. Les hommes de
théâtre ont une part de responsabilité : leur culte du jeu scénique et des
techniques de représentation a pu les détourner des réalités contemporaines
du monde social. Chez eux, la recherche d’une connivence élitiste avec un
public d’initiés l’a souvent emporté sur le projet d’un théâtre à la fois
« élitaire » et populaire.

Auteurs et metteurs en scène


Dans la relation entre mise en scène et texte dramatique, un rééquilibrage
se dessine toutefois en faveur du texte, après la période du metteur en scène
roi. L’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, a fortement atténué la
vigueur contestataire de ceux qui prônaient le spectacle total contre le texte
dialogué, l’improvisation contre le respect de l’écrit, le jeu collectif contre
la direction individuelle. Dans les années 1980, le pivot de la création
théâtrale est certes encore le metteur en scène. Mais la mise en scène est
surtout conçue comme un travail d’interprétation, en un sens sémiotique
plus que dramatique : elle offre la « lecture » d’un texte littéraire — ce qui
profite aux classiques plus qu’à des œuvres inédites. Les grandes œuvres du
répertoire sont par nature polysémiques, et se prêtent à des mises en scène
toujours nouvelles. On a retenu les leçons de Barthes et de la Nouvelle
Critique : il n’y a pas de « vrai sens » d’un texte. Antoine Vitez donne ainsi
son Hernani (1985) et son Soulier de satin (1987), Roger Planchon ses
lectures de Molière (L’Avare, 1986), Jean-Pierre Vincent sa vision du
Mariage de Figaro de Beaumarchais (1987) ou de l’Œdipe de Sophocle
(1989)…
Le pouvoir de la mise en scène est tel que tout écrit est matière à théâtre :
le texte transposé pour la scène n’est pas toujours, à l’origine, un texte
dramatique. Jean Gillibert condense plusieurs romans de Balzac pour mettre
en scène un Vautrin où il incarne lui-même le rôle titre (1986). Jean-Claude
Carrière réduit pour dix heures de spectacle l’immense épopée indienne du
Mahâbhârata, admirablement mise en scène par Peter Brook (1985). Ce
sont de grands moments de théâtre, vivants et inventifs, et d’un théâtre qui
puise dans la littérature passée, en remontant parfois à ses origines les plus
archaïques, une source intarissable d’images et de significations — même si
le metteur en scène tend à se substituer à l’auteur comme instance créatrice.
Mais le metteur en scène se rapproche aussi de l’auteur contemporain, et
l’on assiste alors à des coopérations fécondes. Pour Marguerite Duras,
l’écriture théâtrale doit beaucoup à sa collaboration avec Claude Régy, qui
a donné différentes versions de L’Amante anglaise (de 1968 à 1989).
Patrice Chéreau est le metteur en scène attitré de Bernard-Marie Koltès,
dont il monte les grandes pièces au Théâtre des Amandiers : Combat de
nègre et de chien (1983), Quai ouest(1986), Dans la solitude des champs de
coton (1987), Le Retour au désert (1988). C’est l’obstination de Chéreau
qui aura alors imposé Koltès, dont les dialogues se conforment pourtant à
des schémas rhétoriques assez conventionnels, comme le nouvel auteur
dramatique d’avant-garde. Ariane Mnouchkine, sans cesser de mettre en
scène les classiques dans une perspective toujours stimulante (Les Atrides,
1990-1992) et de mener à bien ces expériences de création collective qui
font la singularité du Théâtre du Soleil (Le Dernier Caravansérail, 2003),
monte des épopées historiques du XXe siècle écrites pour sa troupe par
Hélène Cixous : L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk,
roi du Cambodge (1985), L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves (1987). Le
texte est alors pensé dès l’origine en fonction d’un certain mode
d’interprétation scénique.

Les nouvelles formes du langage théâtral


Un retour au texte se confirme donc dans les années 1980-1990, mais
pour une écriture destinée à devenir parole vivante, à s’incarner. Le texte
respecte parfois la tradition du dialogue argumentatif et les règles de la
progression dramatique : c’est le cas dans le théâtre à succès de Jean-
Claude Brisville (Le Souper, 1989), Éric-Emmanuel Schmitt (Le Visiteur,
1993) ou Yasmina Reza (« Art », 1994). Proches du boulevard, ces pièces
s’en distinguent par l’intérêt de leurs enjeux historiques (la confrontation
entre Talleyrand et Fouché chez Brisville), philosophiques (un dialogue
entre Freud et un visiteur qui prétend être Dieu chez Schmitt) ou
socioculturels (des tensions autour de la perception de l’art contemporain
chez Reza).
Mais l’écriture théâtrale se renouvelle bien davantage chez d’autres
auteurs, qui mettent en question la cohérence du dialogue ou la continuité
de l’intrigue. L’action est éclatée, répétitive ou circulaire dans le théâtre de
Jean-Luc Lagarce (Derniers Remords avant l’oubli, 1987 ; Juste la fin du
monde, 1990). L’échange verbal échappe aux règles de la communication et
donne lieu à des dialogues flottants et ambigus chez Vinaver (L’Émission de
télévision, 1990), ou frappe d’incertitude l’identité même des énonciateurs
chez Novarina (La Chair de l’homme, 1995). Le dialogue s’efface au profit
du monologue, pour laisser place au flux verbal d’un seul personnage chez
Enzo Cormann (Le Dit de Jésus-Marie-Joseph, 1996) ou à une
juxtaposition de soliloques chez Philippe Minyana (Inventaires, 1987). Le
texte est là, certes ; mais l’opposition entre texte et représentation ou entre
écriture et parole n’a plus lieu d’être : le texte est d’entrée de jeu une parole
à proférer, un rythme qui appelle une mise en espace et suppose le corps
d’un acteur.
Ce qui est remis en question, ce n’est donc pas le texte, revenu au
premier plan, mais le drame, qui laisse maintenant pleinement advenir la
scène. Le drame, c’est-à-dire la logique d’une action qui est l’enjeu d’un
dialogue et que prennent en charge des personnages agissants, s’efface
devant la scène, qui devient le véritable « lieu de la vie du théâtre » (Denis
Guénoun). Le retour du théâtre au texte, à la fin du siècle, n’est donc pas un
retour en arrière. Le texte de théâtre porte désormais la marque de ce
passage du drame à la scène qui peut être une façon de résumer l’histoire du
genre au XXe siècle. Mais c’est l’écriture qui anticipe sur les conditions de la
scène : l’auteur de théâtre — tels Vinaver ou Novarina — revendique la
force du texte, contre la dictature de la mise en scène.
Cette évolution conduit à soustraire la parole scénique aux lois du
dialogue dramatique pour attirer l’attention sur les conditions d’émergence
de la parole, sur ses modalités concrètes, sur ses intonations, son phrasé, ses
difficultés physiques. La manière de dire l’emporte sur le contenu de
l’énoncé dans le théâtre de Nathalie Sarraute (Pour un oui ou pour un non,
1982). Elle est source d’effets lyriques et musicaux chez Olivier Py
(L’Apocalypse joyeuse, 2000). Elle laisse parler les pulsions et pulsations du
corps dans le théâtre de Valère Novarina (Le Jardin de reconnaissance,
1997). Chez Novarina, la déstructuration de la syntaxe crée les conditions
d’une langue nouvelle, étrange et surprenante, musicale et poétique. Rien de
plus littéraire, en ce sens, que ce théâtre contemporain qui s’élabore
pourtant bien loin des territoires de la littérature… Et c’est en réinventant la
langue que le théâtre de Novarina, comme celui de Beckett, renoue avec les
questions métaphysiques.

L’ENFANT TRAVERSANT. — Où vas-tu ? Où cours-tu à pas si lents ?


JEAN SINGULIER. — Porter mon corps ailleurs j’m’en fous. Porter mon mort chez Jean
mort et Paul j’m’en fus. Je suis parti de ma vie comme par celle de quelqu’un. Tout ce
qui sort un jour dans la nuit est mal vu. Sauf si je le sortais de la nuit par un cadavre.
L’ENFANT TRAVERSANT. — Si tu sortais de la vie par un cadavre, alors tu mettrais le
chapeau mental.
JEAN SINGULIER. — Ainsi disaient les voix qui se sont tues et elles nous aidaient dans
l’espace à faire crucifixion.
Valère NOVARINA, L’Espace furieux (2006).

Le travail sur la langue ne signifie pas que ce théâtre se désintéresse du


réel, de la vie, de la société, des questions politiques. Mais s’il interroge le
monde, c’est avec la distance critique propre au langage théâtral — loin de
l’engagement sartrien, des présupposés idéologiques de Brecht ou des
utopies révolutionnaires nées de Mai 68. Copi, qui prolonge le Nouveau
Théâtre par un mélange d’humour, de violence et de fantastique qui rappelle
Ionesco et Arrabal, meurt en 1987 en laissant une « comédie de la mort »,
mise en scène par Jorge Lavelli l’année suivante, où l’on assiste à la
dernière journée d’un acteur qui meurt du sida, dans sa chambre d’hôpital
(Une visite inopportune, 1988, posth.). Dans les années 1980, c’est
évidemment un sujet d’actualité : Copi le traite avec une allègre férocité.
Les sujets historiques ne sont pas oubliés, comme on l’a vu avec Hélène
Cixous. Le Retour au désert de Koltès (1988) et L’Exaltation du labyrinthe
d’Olivier Py (2001) reviennent sur la guerre d’Algérie, Les Guerriers de
Minyana (1988) sur la Première Guerre mondiale. Violences de Didier-
Georges Gabily (1991) porte sur le traitement du fait divers à l’ère de la
télévision, Cendres sur les mains de Laurent Gaudé (2001) sur l’épuration
ethnique dans l’ex-Yougoslavie. La tétralogie Le Sang des promesses de
Wajdi Mouawad (1997-2009) s’inspire de la guerre du Liban, sans la
nommer, et du terrorisme contemporain. La scène doit ainsi « s’ouvrir aux
fureurs du monde » (Gaudé) et donner les moyens de penser l’horreur, mais
sans reproduire les témoignages directs dans leur forme brute et brutale.
On est sensible en France à la violence des œuvres contemporaines des
Anglais Edward Bond et Sarah Kane. Il s’agit pour le théâtre, quitte à
surprendre ou à choquer, de questionner la manière dont notre regard sur le
monde est façonné par les médias, par les préjugés, par les clichés en tous
genres. Le théâtre invite à changer de regard, mais sans prétendre changer
le monde. Dans 11 septembre 2001, pièce écrite dans les semaines qui ont
suivi les attentats, Vinaver orchestre de multiples points de vue sur
l’événement en un « oratorio » qui prend acte de sa complexité en excluant
l’emphase tragique autant que l’explication réductrice. C’est ainsi que le
théâtre, loin des simplifications médiatiques et idéologiques, nous aide
selon Vinaver à « comprendre notre relation au monde » au début du
e
XXI siècle.

3. Extension du domaine du
roman
Le « retour du récit » des années 1980-2015 se manifeste moins par un
retour du roman en tant que tel que par une diversification des formes
narratives et l’invention de combinaisons toujours nouvelles entre fiction et
réalité. Le roman, certes, se porte bien, et n’a plus de complexes dans
l’élaboration de l’intrigue, la création de personnages et la liberté de
l’imagination. Mais il ne revient pas massivement pour autant à une
pratique « traditionnelle » de l’illusion mimétique. Le courant
antimimétique qui s’était développé de Paludes au Nouveau Roman, et qui
sous ses formes les plus radicales s’est achevé avec La Vie mode d’emploi
de Perec (1978), a laissé des traces. Certains romanciers qui y avaient
activement participé sont toujours féconds. Claude Simon poursuit une
écriture expérimentale dans Le Jardin des plantes (1997), roman construit
comme un savant désordre de fragments textuels de provenances diverses,
et dont la mise en page brise parfois l’ordre rectiligne de la présentation
typographique, contestant les artifices d’un texte composé comme un jardin
à la française. Philippe Sollers revient à une langue plus classique et use de
schémas bien romanesques, mais interpose librement sa pensée et sa culture
d’auteur entre la fiction et ses lecteurs (La Fête à Venise, 1991). Après l’ère
du « soupçon », personne n’est plus dupe des procédés mis en œuvre, même
s’il s’agit de revenir aux plaisirs du récit. Plutôt qu’il ne revient en arrière,
le roman élargit ainsi le champ de ses possibles, cumulant bien souvent
l’intérêt de la distance critique et les charmes de la fiction racontée.

L’appel du jeu : humour et réflexion


Si le roman de l’époque refuse le réalisme, c’est d’abord par jeu, par
fantaisie ou par ironie, et non plus par ambition avant-gardiste. Tel est le cas
des nouveaux romanciers de Minuit, Jean Echenoz, Jean-Philippe
Toussaint, Christian Oster, Christian Gailly, jusqu’à Patrick Deville, Éric
Laurrent et Tanguy Viel. Echenoz parodie le roman d’aventures (L’Équipée
malaise, 1986) ou le roman d’espionnage (Lac, 1989), et parfois l’un et
l’autre (Envoyée spéciale, 2016), sans souci de vraisemblance, en jouant
avec les clichés de la culture de masse : le style a du relief, il est musical,
comme chez Gailly (Un soir au club, 2001). On a parlé de « roman
impassible » pour définir ce type de récit dont le ton est détaché, l’écriture
recherchée et le rythme savamment étudié, en décalage avec une action
généralement triviale ou dérisoire. Les narrateurs de Christian Oster sont
ainsi des personnages médiocres et maladroits qui subissent les événements
et peinent à s’adapter au monde, mais racontent leurs avanies avec un
parfait emploi de l’imparfait du subjonctif (Loin d’Odile, 1998 ; Mon grand
appartement, 1999 ; Une femme de ménage, 2001). Ils illustrent avec
humour la liberté illusoire de l’individu et la difficulté de communiquer
dans les sociétés de l’an 2000. Légers en apparence, ces romans interrogent
le sens et le statut de l’action humaine, et la possibilité de lui donner une
forme narrative.
L’humour et la fantaisie sont aussi des moyens de laisser place à la
pensée — la réflexion sur le monde et sur l’histoire, sur les savoirs, sur le
devenir de la société… Le roman renoue alors avec l’esprit du XVIIIe siècle,
mais pour observer les maux de notre temps dans une Europe en crise, loin
de l’optimisme rationaliste des Lumières. C’est dans cet esprit que Milan
Kundera célèbre les vertus de l’humour, « invention liée à la naissance du
roman » (Les Testaments trahis, 1993), qui dévoile le monde comme
ambiguïté. Ses romans écrits en français, comme L’Ignorance (2000), font
alterner situations fictives et commentaires d’auteur à la manière du conte
philosophique, ménageant une distance critique envers des personnages qui
incarnent des « problématiques existentielles ». Kundera, qui définit les
grands romans des Lumières par l’appel du jeu (L’Art du roman, 1986),
rend hommage à Jacques le fataliste de Diderot dans sa pièce Jacques et
son maître (1981). Dans La Lenteur (1995), c’est à la lumière de Point de
lendemain, la nouvelle de Vivant Denon, qu’il jette un regard satirique sur
la société du spectacle propre à la fin du XXe siècle.
Un autre romancier contemporain s’inspire du XVIIIe siècle : c’est Michel
Rio, qui appelle de ses vœux un roman capable de lier savoirs
encyclopédiques et aventures imaginaires — la logique et le rêve (Rêve de
logique, 1992). Un de ses personnages, emblématique, a hérité d’une
édition rare de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, mais la perd lors
d’un naufrage (Alizés, 1984). Déplorant le repli du roman de son temps sur
le moi de l’auteur ou sur le seul travail formel, Rio écrit des fables savantes
qui traitent de la place de l’homme dans l’univers en intégrant le discours
des sciences contemporaines (Le Principe d’incertitude, 1993). L’humour et
l’imagination conjurent le risque de didactisme. Comme Kundera, Rio croit
à l’avenir du roman parce qu’il situe le genre dans une histoire longue.

Jeux de construction
Si le roman se réconcilie avec l’aventure et le romanesque, c’est avec des
choix structurels qui le préservent d’un réalisme naïf. La Quarantaine de Le
Clézio (1995) articule différents moments, différentes voix, dans une quête
de l’origine qui croise la route de Rimbaud et mène à l’Océan Indien —
somptueux voyage, intertextuel autant que géographique. Olivier Rolin,
dans Méroé (1998), remonte aux sources du Nil, mais pour raconter une
histoire incertaine dont les « sources » sont tout aussi problématiques :
l’aventure s’enlise dans les sables du Soudan, minée par les doutes. Jean
Rouaud, qui s’est fait connaître avec l’enquête généalogique des Champs
d’honneur (1990), semble devoir s’excuser de raconter une histoire
d’amour très romanesque, située à l’époque de la Commune, dans
L’Imitation du bonheur (2006) : le narrateur intervient systématiquement
pour interdire toute adhésion facile et susciter la réflexion par des va-et-
vient entre le passé de l’histoire et le présent de la narration. Hédi Kaddour
livre avec les sept cents pages de Waltenberg (2005) une belle et complexe
histoire d’amour et d’espionnage qui traverse tout le XXe siècle, mais les
brouillages de la chronologie et les variations de point de vue ajoutent à
l’héritage d’Alexandre Dumas et de Jules Verne la conscience critique d’un
lecteur de Claude Simon.
Il y a donc un romanesque critique, comme il y a à la même époque, chez
les poètes, un lyrisme critique. Même Jean d’Ormesson, considéré comme
un romancier « traditionnel » en raison de sa position institutionnelle et de
sa langue très classique, auteur d’une œuvre abondante qui lui a valu
d’entrer dans la prestigieuse édition de la Pléiade avant sa mort en 2017,
joue souvent avec les codes du genre sans chercher la vraisemblance. Dans
La Gloire de l’Empire (1971), il pastichait le récit historique pour imaginer
l’histoire d’un empire imaginaire. La Douane de mer (1993) est un dialogue
entre l’âme d’un mort et un esprit venu d’ailleurs, sur l’histoire de
l’humanité — situation romanesque qui n’a rien de « traditionnel »… Le
roman offre ainsi à l’histoire réelle le miroir ironique de ses histoires
fictives, et bien fictives.
Le jeu avec les structures romanesques n’est donc pas séparable de la
réflexion sur l’homme et sur le monde. Si bien que le ludique n’est pas
nécessairement comique : il permet aussi de prendre en charge avec gravité
les contradictions et les souffrances de l’existence humaine. C’est ainsi que
Martin Winckler, qui doit son pseudonyme à un personnage de Perec,
adopte dans La Maladie de Sachs (1998) une construction romanesque qui
rappelle La Vie mode d’emploi pour donner le témoignage d’un médecin sur
la multitude des maux psychiques et physiques de l’humanité
d’aujourd’hui : seule une telle structure était en mesure d’embrasser le
divers. C’est d’une structure musicale que s’inspire Nancy Huston dans
LesVariations Goldberg (1981), « romance » polyphonique qui croise de
multiples parcours existentiels à l’occasion d’un concert. La romancière fait
exprimer par un de ses personnages, dans Instrument des ténèbres (1996),
son regret de la « linéarité enrageante » du roman, insuffisante pour saisir la
complexité de la vie et qu’il importe donc de remettre en question par des
formes neuves. Les ellipses narratives et la polyphonie permettent à Marie
NDiaye de suivre la destinée chaotique d’une femme dans Rosie Carpe
(2001). Le recours au pronom de la deuxième personne, technique
inaugurée par Butor dans La Modification, est pour Anne Godard le moyen
d’entrer dans la conscience d’une femme bouleversée par la perte de son
fils, dans L’Inconsolable (2006). Ces jeux narratifs ne sont ni gratuits ni
futiles : ils sont requis par des enjeux existentiels. Ils disent la solitude des
individus et la perte de valeurs communes dans les temps « postmodernes ».
Ouvertures sur le monde
On voit cependant se dessiner ici deux tendances qui à certains égards
s’opposent : d’une part l’ambition de s’élever à des enjeux universels et de
penser l’histoire collective ; d’autre part le besoin d’explorer l’intime, de
fouiller le secret des êtres, de se concentrer sur le territoire du moi. Le
mouvement d’expansion tient pour une part à l’effacement des frontières
entre l’espace national de la littérature et l’espace francophone élargi. Ce
mouvement a été favorisé par la décolonisation. De plus en plus de
romanciers francophones qui ne sont pas originaires de l’hexagone sont
publiés par de grands éditeurs parisiens, couronnés par des prix littéraires
français. Depuis les années 1960-1970 surtout, ils font entrer dans l’horizon
du roman français le point de vue d’autres cultures, rappelant la fiction à sa
mission structurante et libératrice, contre la tentation nationale d’un
formalisme étroit ou d’un « déconstructionnisme » stérile. Ce sont par
exemple les Français des Antilles Édouard Glissant (Mahagony, 1987) et
Patrick Chamoiseau (Texaco, 1992), l’Africain Ahmadou Kourouma (En
attendant le vote des bêtes sauvages, 1994), l’Algérien Mohammed Dib
(Dieu en Barbarie, 1970 ; Si Diable veut, 1998), la Québécoise Anne
Hébert (Les Fous de Bassan, 1982), le Russe Andreï Makine (Le Testament
français, 1995), le Français d’origine chinoise François Cheng (L’éternité
n’est pas de trop, 2002)…
Cette ouverture ne signifie pas un universalisme indifférencié : elle
accueille au contraire toutes les différences. Mais elle donne au genre
romanesque un nouveau souffle vivifiant. Elle contribue ainsi à l’élan d’une
« nouvelle fiction » — nom sous lequel se reconnaissent plusieurs
romanciers des années 1990 qui réagissent par l’imaginaire et parfois le
fantastique au roman étroitement psychologique ou sèchement textualiste à
la française, tels Hubert Haddad, Frédérick Tristan, François Coupry et
Georges-Olivier Châteaureynaud (Jean-Luc Moreau, La Nouvelle Fiction,
1992). Elle incite aussi à penser la littérature à l’échelle du monde et non
plus dans les limites des frontières nationales : c’est ainsi que Michel Le
Bris, admirateur de Nicolas Bouvier, fondateur du festival « Écrivains
voyageurs » à Saint-Malo (1990), lance avec Jean Rouaud en 2007 un
manifeste, « Pour une “littérature-monde” en français », qui prône une
esthétique et une éthique du « Dehors » exposant le moi à « l’épreuve de
l’autre », opposées à toute littérature du repli (Le Monde, 15 mars 2007).
« Le monde revient » : fini le temps où il était mis entre parenthèses par les
« maîtres-penseurs » de l’autoréférence ! Parmi les quarante-quatre
signataires, Le Clézio, Glissant, la Canadienne Nancy Huston, le Marocain
Tahar Ben Jelloun, le Franco-libanais Amin Maalouf, le Libano-canadien
Wajdi Mouawad… Est-ce le signe d’un tournant ? Nous y reviendrons.
Ce qui est certain, c’est que le roman retrouve l’ambition de penser le
monde grâce aux moyens propres de la fiction. Les romans de Michel
Houellebecq décrivent ainsi le mal-être de l’homme contemporain, qui ne
cherche plus qu’à satisfaire ses pulsions sexuelles quand se sont effondrées
toutes les valeurs collectives et espérances politiques. Après Extension du
domaine de la lutte (1997), qui détourne ironiquement la formule
révolutionnaire pour faire le constat d’un libéralisme économique
généralisé renvoyant l’individu à ses seuls appétits matériels, il imagine
dans Les Particules élémentaires (1998) le point de vue rétrospectif d’un
narrateur qui évoque la fin du XXe siècle depuis une civilisation future. Le
pessimisme de l’analyse produit une écriture neutre et froide, de l’ordre du
constat sans appel. Dans Plateforme (2001), ce sont les relations Nord-Sud
et la commercialisation du sexe qui témoignent, sous le regard du
romancier, d’une civilisation en pleine décomposition. Dans La Carte et le
territoire, prix Goncourt 2010, l’auteur s’amuse à mettre en scène — et
même à mettre à mort — son propre personnage, dans une intrigue qui
porte sur les rapports entre l’art et l’argent dans le monde contemporain, et
plus généralement sur les rapports entre la représentation (la carte) et la
réalité (le territoire). Dans Soumission (2015), roman de politique-fiction
sur une France en voie d’islamisation, il s’interroge sur la passivité des
milieux intellectuels devant les mutations accélérées de la civilisation
occidentale. Le livre paraît au moment des attentats de janvier 2015 à Paris,
ce qui attire d’autant plus l’attention sur les questions troublantes qu’il pose
par le biais de la fable.
S’il n’y a nul enchantement possible chez Houellebecq, Yannick Haenel,
prix Médicis 2017 pour Tiens ferme ta couronne, imagine en revanche le
retour à une forme de féerie romanesque dans Cercle, son grand roman paru
en 2007 : le narrateur rompt avec la société moderne pour suivre l’appel de
la liberté, de la poésie et de la danse. Guidée par la relecture de l’Odyssée et
de Moby Dick, l’aventure peut être salvatrice, mais simultanément elle
assume l’histoire tragique de l’Europe et affronte la mémoire des monstres
du XXe siècle. Le voyage du narrateur le conduit en effet des bords de Seine
à Auschwitz, où se parachève son initiation, sur les pas de Primo Levi. La
trajectoire de l’individu, lestée d’une vaste mémoire intertextuelle, atteint
ainsi l’universel. À Varsovie, sur les lieux du ghetto, le narrateur a fait
l’expérience d’une autre temporalité.

C’est comme si la mémoire du ghetto était vivante, ici, avec ses murs en ruine. J’ai
pensé : « C’est le lieu. » Je divague peut-être, mais ici la mémoire me parle, la rue me
parle, les murs me parlent — et en parlant, ça reprend vie.
La disparition, ça se voyait. Elle s’animait. Je me disais : des kilos de temps vont se
soulever pour arriver jusqu’ici. Mais non : la simplicité avec laquelle le temps revient est
foudroyante. Ça vous remonte dans les yeux, la cendre s’anime. Quelque chose vibre
qui s’adresse à vous, depuis l’impossible.
Je dis l’« impossible », parce que ça a lieu dans un retrait qui ne témoigne que pour lui-
même. Depuis cet « impossible », on accède au cœur du temps — à ce point d’abîme
où le temps déborde sur lui-même. Alors, ce qu’il y a dans le temps se libère dans un
instant d’extase. À la faveur de cette béance, « passé » et « présent » coïncident. On
voit le néant. Il brasille.
Yannick HAENEL, Cercle (2007).

Ce sont ces horreurs du siècle qu’abordent de front, d’autre part, les neuf
cents pages des Bienveillantes, le premier roman de Jonathan Littell (2006),
où la Seconde Guerre mondiale est racontée du point de vue du bourreau,
dans un flux narratif d’une grande puissance qui rappelle les romans russes
et américains consacrés à la même période, comme Vie et destin de Vassili
Grossmann ou Le Choix de Sophie de William Styron. Le genre
romanesque retrouve chez Littell sa force visionnaire avec une plongée au
cœur du mal, à un moment précis de l’histoire, qui cerne la spécificité des
monstruosités nazies comme peu de romans français y sont parvenus.

À l’échelle de l’individu
Aux antipodes d’une telle expansion épique, beaucoup d’œuvres
narratives de l’époque se consacrent à une vie individuelle dans sa
singularité, sans chercher à l’élargir aux dimensions de l’histoire. Cette
tendance a pu être qualifiée péjorativement de « narcissique ». Elle s’inscrit
pourtant elle aussi dans une tradition ancienne du genre romanesque. Mais
elle déborde du champ du roman pour toucher diverses formes de prose —
récit poétique, autofiction, nouvelles… Ainsi, Camille Laurens ne se
départit pas de son moi personnel avec Dans ces bras-là, « roman » sur les
hommes de sa vie (2000). Trois jours chez ma mère de François Weyergans
(2005), sous le nom de « roman », est un autoportrait de l’écrivain en mal
d’inspiration. L’invention des doubles (François Weyergraf, François
Weyerstein…) permet de plaisantes mises en abyme qui replient le récit sur
lui-même. Dans un tout autre registre, Philippe Forest définit aussi comme
un « roman » le récit qu’il consacre à la mort de sa petite fille (L’Enfant
éternel, 1997), justifiant le recours à « l’égolittérature » par la portée
universelle de l’expérience ainsi racontée. On rejoint ici l’écriture de soi.
Mais le « minuscule » est devenu une valeur. Après les Vies minuscules
de Pierre Michon (1984), centrées sur le destin de personnages très humbles
qu’une prose somptueuse arrache au néant de l’oubli, le succès des proses
poétiques de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de
Philippe Delerm (1997), montre l’intérêt du public pour une esthétique
« minimaliste » qui vante la simplicité de la vie et le bonheur du quotidien.
Cette esthétique va jusqu’à l’éthique chez Christian Bobin, dont les récits
sont volontairement ténus, en accord avec une vision franciscaine de
l’existence qui situe la rencontre avec le divin dans les sensations
immédiates. Que le récit relève du témoignage autobiographique (La Plus
que vive, 1996) ou de la fiction narrative (Geai, 1998), il reste chez Bobin
en deçà du roman. Le choix du récit poétique est au demeurant propice à
l’évocation des souvenirs d’enfance, comme dans Le Temps des dieux de
Dominique Barbéris (2000), qui viendra ensuite au roman (Les
Kangourous, 2002 ; La Vie en marge, 2014), mais avec le même goût d’une
prose à la fois rigoureuse et musicale. Le Temps des dieux rappelle
l’évocation des sensations enfantines au début du siècle chez Larbaud ou
Colette, tout en évoquant une enfance des années soixante : ce « récit »
porte bien la marque de son temps, qui se tourne avec mélancolie vers les
« verts paradis » des Trente Glorieuses.
Le critique Jean-Pierre Richard, qui a consacré des études à Dominique
Barbéris, a écrit des Microlectures (1979), études de textes examinés à la
loupe, au plus près des mots et des phrases, comme par réaction aux excès
de la Théorie : la vérité du littéraire est au fond dans l’infiniment petit, le
grain de l’écriture, non dans la généralité du Système ou de la Structure. Le
romancier Régis Jauffret a trouvé un titre ressemblant avec ses
Microfictions (2007), qui rassemblent cinq cents histoires courtes sur des
personnages différents, dont il a imaginé la vie selon le même principe :
« faire rentrer toute la vie d’un homme ou d’une femme dans une goutte
d’eau ». L’ensemble forme pourtant bien un roman, le roman d’une foule, et
non un recueil d’histoires brèves rédigées séparément. Chaque
« microfiction » s’inscrit dans le projet global. L’auteur revendique le droit
d’inventer ainsi de nouvelles formes, louant la liberté du genre qui
l’autorise. Ici, la fiction n’est donc minimaliste qu’en apparence : l’auteur,
se projetant dans d’autres vies que la sienne, ouvre un espace imaginaire
sans limites. La microfiction est le contraire de l’autofiction. Les petites
histoires peuvent ainsi nourrir de grandes œuvres : le même projet se
poursuit dans Microfictions 2018.
Le roman demeure donc un genre majeur au tournant du XXIe siècle, mais
voit croître sur ses marges un vaste ensemble où convergent tradition
autobiographique, innovations de l’autofiction, formes diverses de l’écriture
de soi et du récit de vie. À travers ces modes d’écriture en plein essor, c’est
l’individu qui se cherche, et qui tente de saisir sa place dans le monde en
cette période de doutes. Mais l’enjeu dépasse dès lors le cadre des genres
reconnus. Il pose la question de la fonction de la littérature aujourd’hui, et
de l’articulation entre le XXe et le XXIe siècles littéraires.

Notes
1. Robert Abirached, Le Théâtre français du XXe siècle, Introduction générale, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011, p. 52.
Chapitre 3
Écrire au présent
1. Le moi et les autres : lignes de
vie
Les écritures autobiographiques et biographiques, sous toutes leurs
formes, confirment le « retour du sujet » dans la littérature des années 1980-
2015. La vie d’un individu présente un intérêt irréductible, qui revient au
premier plan quand se retirent les vagues anti-psychologiques et anti-
humanistes du marxisme et du structuralisme. De même que « le monde
revient », le sujet revient… Mais quel sujet ? La question de l’identité est au
cœur des productions autobiographiques et des récits de vie de notre temps.
C’est la manière de rendre compte d’une vie par écrit qui est plus que
jamais en jeu. Car personne n’est dupe du pouvoir qu’aurait le langage
d’accéder à une quelconque transparence. Et les enseignements de Freud et
de Marx, même s’ils n’offrent plus d’explication globale, ont été assimilés :
on sait que le moi livre autant sa vérité par le rappel des faits que par la
logique des fantasmes, que toute ligne de vie est dès l’origine « une ligne de
fiction » (Lacan), que l’inconscient d’un être se dévoile donc par la fiction
mieux que par un récit factuel, que le moi est pour une part le produit de ses
parents, de son milieu, de son époque. Le biographique reste par conséquent
marqué par le temps du soupçon — que l’écrivain cherche à se cerner lui-
même, qu’il tente plutôt de se comprendre à travers d’autres (ses proches,
sa famille…), ou qu’il raconte la vie d’autres personnes qui lui sont a priori
étrangères.

Nouvelles pratiques de l’écriture de soi


Premier domaine, donc : l’écriture de soi. Elle se renouvelle
considérablement à la suite des travaux de Philippe Lejeune et de la
définition de l’autofiction par Serge Doubrovsky, mais en se dérobant
systématiquement aux grilles théoriques qui tentent de la saisir. Robbe-
Grillet a cru pouvoir fédérer le courant d’une « nouvelle autobiographie »,
qui aurait réédité au début des années 1980 l’effet avant-gardiste du
Nouveau Roman pour donner une nouvelle jeunesse à ce mouvement rangé
dorénavant, de son propre aveu, au rayon des « idées reçues » et « dans le
glorieux caveau de famille des manuels de littérature » (Le Miroir qui
revient). Mais chaque individualité trace son propre chemin, engageant son
identité même dans une expérience singulière d’écriture. La diversité des
nouvelles pratiques autobiographiques excède l’héritage du Nouveau
Roman. Nathalie Sarraute juxtapose dans Enfance (1983) des séquences
fragmentées, comme autant d’images d’une enfance dont il importe de
préserver l’émotion tremblante, les sensations fugitives. À la voix de la
narratrice principale qui cherche à restituer son passé, répond la voix d’une
conscience critique qui dialogue avec la première, empêchant le récit
d’enfance de se figer dans les clichés du genre et de trahir la vérité du moi.
Voilà une entreprise qui, comme disait Rousseau, « n’eut jamais
d’exemple » et « n’aura point d’imitateur ».
Dans sa trilogie autobiographique qui a pour titre global Romanesques
(Le Miroir qui revient, 1984 ; Angélique ou l’enchantement, 1987 ; Les
Derniers Jours de Corinthe, 1994), Robbe-Grillet s’invente une sorte de
double fictif, le personnage d’Henri de Corinthe, qui introduit dans
l’écriture de soi une dimension fabuleuse. L’autobiographie est la poursuite
du roman par d’autres moyens. De même que l’auteur, à l’entendre, n’a
jamais parlé jusqu’ici d’autre chose que de lui-même, de même il peut à
présent affirmer, au seuil du Miroir qui revient : « Et c’est encore dans une
fiction que je me hasarde ici. »
Chez Marguerite Duras aussi, le romanesque vient doubler le récit
personnel, mais sans recours au fantastique : dans L’Amant (1984), le « je »
autobiographique alterne avec le pronom « elle », qui transforme le moi
passé de l’adolescente en personnage de fiction. L’Amant de la Chine du
Nord (1991) reviendra sur les mêmes matériaux autobiographiques avec un
récit encore nouveau : chaque réappropriation de soi suppose une nouvelle
forme de fictionnalisation qui correspond à la « vérité » du moi présent. La
préparation par Jean-Jacques Annaud d’un film tiré de L’Amant exigeait
pour Duras ce travail personnel de reprise, dans un texte qui recourt cette
fois aux moyens de l’écriture filmique et qui exclut le « je » : « Le livre
aurait pu s’intituler […] L’Amant recommencé. » Le projet
autobiographique, effort pour se représenter soi-même, confirme que la
littérature « est la poursuite d’une représentation impossible » (Robbe-
Grillet). Pour l’écriture de soi plus encore que pour le roman, cette
poursuite est vouée à rester inachevée.

Récits de vie et de mort


Doubrovsky, après Fils (1977), continue de mener sa propre poursuite.
Mais l’autofiction devient alors, plutôt que le récit librement réinventé
d’une vie passée, une transposition romancée de la vie présente au fur et à
mesure que celle-ci se déroule : « Mon roman, c’est ma vie » (Le Livre
brisé, 1989). Dans le présent de l’existence, tout devient matière à roman :
l’écriture ne se contente pas de revenir après coup sur ce qui a été vécu ;
elle interfère avec la vie, agit sur elle — parfois tragiquement. Ainsi conçu
pour accueillir le moi mis à nu, sans la moindre autocensure, le projet
autofictionnel peut ouvrir la voie aux dévoilements les plus
exhibitionnistes. Valéry reprochait déjà en son temps à l’autobiographie de
pratiquer une forme de striptease, avec un même degré d’artifice et de
mensonge derrière la prétendue volonté de vérité : « Une femme qui se met
nue, c’est comme si elle entrait en scène. » Le désir de choquer n’était pas à
ses yeux une garantie de vérité, encore moins un critère de valeur littéraire.
Il pensait alors à Stendhal. On imagine volontiers que la lecture des livres
de Catherine Millet (La Vie sexuelle de Catherine M., 2001) ou de Christine
Angot (L’Inceste, 1999), qui ont rencontré un certain succès de scandale,
l’eût conforté dans son jugement… Le dévoilement de soi paraît davantage
répondre à une nécessité intérieure quand l’écriture autobiographique
correspond moins à un récit de vie qu’à un récit de survie, pour qui lutte
contre une maladie grave : Hervé Guibert écrit ainsi À l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie (1990) peu après avoir découvert qu’il est atteint du sida. C’est
le cœur de l’autobiographie, la notion de bios, « la vie », qui est alors mis
en question quand le moi écrit sur lui-même dans l’horizon d’une mort
annoncée.
Il existe d’autres textes où le moi peine à se dire parce qu’il a été affecté,
d’une manière ou d’une autre, par l’épreuve de la mort. Comment écrire
ainsi après avoir survécu aux camps nazis, comme Jorge Semprun ? Pour
revivre vraiment après avoir connu Buchenwald, il faudrait ne pas écrire.
Entre l’écriture et la vie, il faut choisir (L’Écriture ou la vie, 1994). Écrire,
c’est retraverser l’expérience de la mort : l’autobiographie devrait alors
s’appeler « autothanatographie ». Semprun dit la difficulté qu’il éprouve à
« pénétrer dans le présent du camp » par le récit, qui ne peut suivre un ordre
chronologique. Tel est son « chemin d’écrivain » : « écrire jusqu’au bout de
toute cette mort ». Et pourtant, il a été reproché à Semprun d’esthétiser sa
représentation de la mort dans les camps, de l’entourer d’une poésie
trompeuse, qui relègue dans l’oubli les victimes ordinaires au point de les
tuer une seconde fois (François Maspero, Les Abeilles et la guêpe, 2002).
Mais Semprun, de fait, reconnaît que l’entreprise littéraire n’est pas le
témoignage historique.
Maspero, d’abord connu comme éditeur, a livré lui aussi un récit
autobiographique de son expérience de la guerre, qu’il a vécue comme
adolescent (Le Sourire du chat, 1984) : la distance littéraire par rapport au
« soi » réel se traduit pas le choix de la troisième personne et les
changements de nom, comme dans Le Premier Homme de Camus, texte
encore inconnu au moment où Maspero écrit — stratégie de la pudeur pour
dire longtemps après, dans le beau roman d’apprentissage que constitue
cette autobiographie à la troisième personne, l’émotion d’avoir perdu son
frère aîné au front dans les combats de la fin 1944, et son père, le grand
sinologue Henri Maspero, au camp de Buchenwald. Comme chez Semprun,
par-delà les différences éthiques et esthétiques, il ne s’agit pas seulement de
se raconter soi-même mais de faire mémoire, à travers des fragments de vie
personnelle, de la mort des autres.

Le « je » dans tous ses états


Ces textes posent le double problème du mode d’énonciation et de
l’organisation temporelle de l’écriture de soi. Tous les écrivains ne disent
pas « je », et tous ne déroulent pas un récit rétrospectif selon l’ordre
chronologique et logique de la construction du moi — double choix qui
conditionnait pourtant le pacte autobiographique, des Confessions de
Rousseau aux Mots de Sartre. Car on tend à considérer maintenant que la
« vérité » du moi se traduit d’abord par la singularité du style, au présent.
Louis-René des Forêts fait ainsi le choix d’une autobiographie poétique et
fragmentaire, à la troisième personne et sans repères chronologiques, qui ne
s’attarde pas à l’anecdote mais se concentre sur quelques scènes, quelques
moments d’où puisse émerger l’essentiel (Ostinato, 1997 ; Pas à pas
jusqu’au dernier, posth., 2001). Le texte traque par là de « fuyantes lignes
de vie », taillant « dans le corps obscurci de la mémoire la part la plus
élémentaire ». Boris Schreiber suit en revanche l’ordre d’un récit, mais c’est
dans la désignation du sujet qu’apparaît la difficulté de « recoudre » un moi
désuni, mis en pièces par son parcours existentiel dans le contexte de la
guerre : dans son grand récit autobiographique de près de deux mille pages,
Un silence d’environ une demi-heure (1996), le « je » laisse place d’abord à
« Boris et moi », puis à « Boris sans moi », enfin à « Boris tout seul ». Le
récit s’appuie sur un journal intime qui a accompagné l’auteur tout au long
de cette entrée dans la vie en temps de guerre.
La forme du journal intime reste une pratique répandue autour de 2000.
Elle permet l’adéquation entre le moi-sujet et le moi-objet en supprimant la
distance temporelle qui les sépare et en prenant le parti du discontinu. Elle
donne lieu à des œuvres variées notamment chez Charles Juliet (neuf
volumes, de 1982 à 2017), Renaud Camus (une trentaine de volumes depuis
1987) et Pierre Bergounioux (quatre volumes, parus de 2006 à 2016 sous le
titre Carnet de notes, pour la période 1980-2015), qui montrent la vitalité
du genre. L’écriture accompagne alors la vie, l’éclaire et la façonne : elle
n’est pas seconde mais en fait partie, que ce soit pour dire la difficulté
d’écrire chez Juliet (par ailleurs auteur de Lambeaux, récit
autobiographique d’une enfance vécue comme une « descente aux enfers »,
paru en 1995), pour juger et condamner l’époque contemporaine sur un ton
de pamphlétaire chez Camus, ou plus simplement pour permettre de « voir
clair » dans sa vie à Bergounioux, qui ne sépare pas son Journal du reste de
son œuvre et attribue à la littérature « une visée explicative, donc
libératrice ».

Le moi, les siens et les autres


Dans Révolutions (2003), Le Clézio parle de son enfance et de sa
jeunesse par le détour d’un roman à la troisième personne. Il dit ne pas
savoir écrire des Mémoires. Mais ce grand livre dépasse largement
l’objectif autobiographique : il remonte aussi aux sources de l’installation à
l’île Maurice des ancêtres bretons de l’auteur, à l’époque de la Révolution
française ; il suit de près les guerres de la décolonisation des années 1950-
1960. L’histoire personnelle s’inscrit ainsi dans la perspective infiniment
plus large de l’histoire collective ; la vie personnelle se comprend à travers
la vie des autres. Il s’agit d’un roman généalogique, comme L’Acacia de
Claude Simon (1989), qui fait en somme commencer le temps du moi avant
sa naissance.
Ce choix est révélateur de la prédilection de notre temps pour les « récits
de filiation » (Dominique Viart). Si la littérature a une « visée explicative »
qui lui est propre, c’est qu’elle est capable d’éclairer une vie individuelle
par d’autres vies individuelles, en mettant au jour l’héritage d’une lignée, la
mémoire d’une famille, loin du déterminisme abstrait des sciences
humaines. Cette démarche généalogique, qu’avait suivie Marguerite
Yourcenar dans la trilogie duLabyrinthe du monde (1974-1988), on la
retrouve dans les premiers romans de Jean Rouaud, qui compose un vaste
« livre des origines » en cinq volets depuis Les Champs d’honneur (1990)
jusqu’à Sur la scène comme au ciel (1999). Elle caractérise aussi des
œuvres importantes de Pierre Michon (Vies minuscules, 1984), Pierre
Bergounioux (La Maison rose, 1987) et Richard Millet (La Gloire des
Pythre, 1995), qui ont en commun de faire revivre les générations perdues,
aussi « minuscules » soient-elles, par l’élaboration du style et par la densité
de l’écriture présente. Elle se prolonge depuis 2000 dans des romans en
forme d’enquêtes, comme ceux d’Amin Maalouf (Origines, 2004) et Patrick
Deville (Taba-Taba, 2017).
La quête généalogique était aussi à l’œuvre chez Annie Ernaux, mais
dans une perspective sensiblement différente. Dans La Place (1983) et dans
Une femme (1987), l’auteure ne cherche pas seulement à présenter la vie de
ses parents pour faire acte de mémoire ou pour mieux se comprendre soi-
même : à travers les portraits du père et de la mère, leur fille, qui a eu la
possibilité d’accéder par l’école au monde des livres, s’efforce de cerner le
milieu social des « petites gens » sans culture avec lequel elle a rompu.
L’enjeu n’est pas seulement biographique ou autobiographique, mais
sociologique, ethnographique. Dès lors, le style doit être le plus neutre
possible, éviter tout effet rhétorique. Il ne faut surtout pas faire « de la
littérature » : Annie Ernaux revendique une « écriture plate ».

Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du
social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de
chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-
dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me
donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la
littérature.
Annie ERNAUX, Une femme (1987).

Pour l’historienne Mona Ozouf aussi, l’écriture de soi est une entreprise à
la fois généalogique et socio-historique. Dans Composition française
(2009), elle montre à travers son propre parcours comment différents
héritages (identité bretonne et appartenance nationale, foi catholique et
culture laïque) ont pu « composer », malgré leurs contradictions d’origine,
la nation française. La recherche des filiations présente donc un intérêt
anthropologique : l’écriture de soi se déplace du côté de la question de
l’identité.
Chez Patrick Modiano, auteur reconnu depuis 1968, et Emmanuel
Carrère, qui conquiert la notoriété dans les année 1980, il est remarquable
de voir alterner, pour se compléter peut-être, entreprise autobiographique et
récits consacrés à d’autres vies. L’autobiographique et le biographique sont
en effet les deux versants d’une même problématique concernant la très
hypothétique unité du sujet. Modiano ne cesse de faire revivre une mémoire
familiale perdue dans l’ombre de l’Occupation (Livret de famille, 1977)
pour tenter de définir à partir d’elle sa propre identité (Un pedigree, 2005).
Mais la recherche du « curriculum vitæ » anime aussi son intérêt pour la vie
des autres, aussi discrète et effacée soit-elle (Des inconnues, 1999 ;
Souvenirs dormants, 2017). Dora Bruder (1997), en particulier, est une
enquête sur les traces d’une adolescente juive disparue à Paris en 1941.
L’auteur cherche à comprendre le destin de cette personne qui par certains
côtés lui ressemble : comme Dora, il a fugué dans sa jeunesse ; l’autre est
pour une part un miroir du moi. Dans son enquête, l’auteur reconstitue le
climat du Paris occupé et rappelle le parcours de diverses victimes du
nazisme, mais préserve en dernier ressort le secret de Dora Bruder — et
c’est ce secret inviolable qui fait son humanité.
Carrère aussi fait alterner écriture de soi (Un roman russe, 2007) et visée
biographique, mais en déplaçant nettement l’accent sur la seconde. Dans
L’Adversaire (2000), il cherchait à percer le mystère d’un meurtrier, Jean-
Claude Romand, qui a bâti sa vie sur des mensonges : le récit part d’un vrai
fait divers et porte sur une vraie vie, mais que reste-t-il de la vérité quand le
personnage central est un imposteur ? Le titre de D’autres vies que la
mienne (2009) confirme ce décentrement. Mais ces vies dont parle l’auteur,
frappées par le raz-de-marée en Asie du sud-est ou par la maladie en
Europe, il les a côtoyées : l’écrivain a pour tâche de faire ainsi mémoire du
malheur et du deuil subis par des proches. Les « autres vies » ne sont pas
sans effets sur « la mienne », qui s’élève par sympathie à une mission
humaniste : « je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui
m’en distingue » — telle est la sobre conclusion. Avec Limonov (2011),
Carrère s’attache à une personnalité connue : Limonov est un homme
politique russe d’aujourd’hui, qui a mené une vie mouvementée
d’aventurier et d’écrivain. Ce choix est conforme à l’intérêt de l’auteur pour
un romanesque du réel. Dans Le Royaume (2014), l’autoportrait de l’auteur
se dessine au travers d’une vaste enquête historique, littéraire et théologique
sur les traces des apôtres Paul et Luc, les fondateurs du christianisme, au
Ier siècle de notre ère. C’est ainsi que se livrent diverses images du moi, au
miroir de diverses autres vies que la sienne.

Fictions biographiques
Plus généralement, la littérature d’aujourd’hui tend ainsi à prendre pour
objet non seulement des vies « minuscules » mais des vies célèbres. Elle est
riche en récits ou fictions biographiques, appelés parfois « biofictions », qui
romancent librement les vies racontées comme les autofictions se libèrent
des scrupules autobiographiques. Il s’agit le plus souvent de grands
hommes du passé — artistes, créateurs, inventeurs… L’écrivain
d’aujourd’hui voit dans ces « vies antérieures » (titre d’un livre fondateur
de Gérard Macé publié en 1991) des miroirs qui le renvoient à son propre
travail, des modèles symboliques, les repères de filiations esthétiques qui ne
comptent pas moins que les filiations biologiques. On voit ainsi à quel point
la littérature contemporaine intègre la tradition culturelle et réhabilite
l’auteur, le sujet créateur — contre le thème moderniste de la « mort de
l’auteur ». Mais ce qu’elle cherche dans ces figures célèbres, c’est moins la
statue consacrée que la personne qui doute, moins la biographie officielle
que son envers, l’être de chair, les phases indécises du commencement ou
du déclin. « Parlant de lui, c’est de moi que je parle », écrit Michon à
propos d’un des personnages qu’il évoque dans Vies minuscules. Il pourrait
le redire à propos de Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991), comme Macé à
propos de Champollion (Le Dernier des Égyptiens, 1988) ou de Christophe
Colomb (L’Autre Hémisphère du temps, 1995). Claude Louis-Combet, qui
consacre au poète autrichien Georg Trakl son livre Blesse, ronce noire
(1995) et qui voue un intérêt particulier aux martyrs et mystiques du
christianisme (L’Âge de rose, 1997), appelle « automythobiographie »
l’exploration de soi qui requiert, pour dévoiler le moi profond et les
pulsions secrètes du sujet qui écrit, la médiation d’une figure connue, érigée
en mythe.
Pour Echenoz, la biofiction est au moins autant un exercice de style
qu’un exercice d’admiration. Elle ne livre guère le moi intime de l’auteur.
Les trois récits qu’il a consacrés successivement au compositeur Ravel
(Ravel, 2006), au coureur de fond Zátopek (Courir, 2008) et au savant
Nikola Tesla (Des éclairs, 2010) tirent parti des variations rythmiques
qu’inspirent logiquement leurs sujets. Echenoz voit dans la vie de ces
hommes célèbres des alternances d’accélérations et de pauses, une part de
hasard et des formes de liberté qui laissent du « jeu » à l’écriture et se
prêtent à la mise en fiction.
Plus graves sont les questions que pose Yannick Haenel dans Jan Karski
(2009), où il choisit d’articuler le documentaire et la fiction pour mettre en
question la part de responsabilité des Alliés qui, au cours de la Seconde
Guerre mondiale, auraient appris l’ampleur du plan d’extermination des
juifs d’Europe par les nazis et auraient choisi pourtant de ne pas intervenir.
Jan Karski est l’émissaire de la Résistance polonaise qui a témoigné auprès
de Roosevelt de la situation du ghetto de Varsovie. À partir des données
avérées de l’histoire, Haenel donne la parole à Karski en imaginant son
analyse. C’est là que le débat commence ; et c’est l’un des pouvoirs de la
littérature que de faire en sorte que de tels débats aient lieu. Sur ce point
encore, la littérature contemporaine revient sur l’histoire du XXe siècle, et
sur ses aspects les plus noirs.

2. Une histoire indicible ?


Le débats autour de L’Écriture ou la vie ou de Jan Karski montrent que
les succès de l’autofiction et de la biofiction au tournant du XXIe siècle n’ont
pas affaibli l’attachement à la vérité historique, ni le souci de trouver les
mots justes pour l’atteindre et la transmettre. Ils mettent aussi en évidence
l’importance des questions historiques et le poids tout particulier de la
Shoah dans la littérature des années 1980-2015. Si l’on perçoit autour de
1980 une rupture capitale, qui semble correspondre à un changement de
« régime d’historicité », comme on l’a vu, parce qu’elle remet en question
un sens de la modernité qui a traversé tout le XXe siècle, il est frappant de
voir à quel point les écrivains contemporains sont marqués par le passé et
s’inscrivent par là dans la continuité de leurs prédécesseurs, prolongeant
jusqu’à nos jours le siècle précédent. Ils portent notamment la mémoire des
traumatismes de ce siècle — guerres mondiales, génocides, guerres de la
décolonisation, armes de destruction massive… Et ils s’interrogent surtout
sur la possibilité de dire l’indicible. Face à l’horreur irreprésentable, que
peut la littérature ? Perec exprimait la « disparition » la plus insoutenable
par la fable, l’ellipse ou le jeu littéraire… « La littérature est un désir, une
passion de comprendre l’histoire », écrit Sollers en 1996. Mais elle le fait
avec ses moyens propres, qui ne sont pas ceux des historiens.

Mémoire de la Grande Guerre


Trois moments, trois traumatismes surtout retiennent l’attention des
écrivains. Le premier est la Grande Guerre. L’Acacia de Claude Simon
(1989) s’ouvre sur l’année 1919 et les effets du conflit : une veuve
recherche le corps de son mari disparu sur les lieux des combats. La
recherche généalogique sur le passé familial s’élargit à une généalogie de
l’événement : le romancier cherche à comprendre, à travers des vies
singulières, la logique qui a conduit à l’acceptation collective de la guerre.
C’est aussi le récit de filiation qui conduit Jean Rouaud à s’intéresser à cette
période dans Les Champs d’honneur (1990). De nombreuses publications
convergent alors sur ce thème, qui avait longtemps été négligé. Didier
Daeninckx (La Der des ders, 1984), Sébastien Japrisot (Un long dimanche
de fiançailles, 1991) et Philippe Claudel (Les Âmes grises, 2003) font de la
Grande Guerre le théâtre d’enquêtes — non seulement policières mais
humaines, sociales, politiques. Car elle suscite de fait, dans la conscience
nationale, un grand désir de savoir, en un temps où disparaissent les
derniers témoins directs. Elle est présente dans plusieurs romans de
Bergounioux, centrale chez Laurent Gaudé (Cris, 2001), chez Alice Ferney
(Dans la guerre, 2003), chez Echenoz (14, 2012), chez Pierre Lemaitre
encore (Au revoir là-haut, 2013).
Ce regain d’intérêt massif, longtemps après Barbusse, Giono ou Céline,
témoigne d’une volonté partagée de remonter aux sources pour comprendre
le présent. 1914 marque en effet la naissance de la barbarie moderne, et le
début de la prise de conscience par l’Europe occidentale de sa condition
mortelle, comme l’avait vu Valéry. On ressent ainsi le besoin, au seuil d’un
nouveau siècle et quand l’Europe doute d’elle-même, de renouer avec cette
mémoire des origines pour cerner le sens de son déclin. Ces différents récits
parviennent à représenter l’horreur indicible des tranchées en se situant au
plus près des individus, de leurs corps, de leurs sensations, de leurs
souffrances — par la précision descriptive (Rouaud), le monologue intérieur
(Gaudé), ou une attention au vécu qui n’exclut pas l’humour noir sur « cet
opéra sordide et puant » qui a déjà été « décrit mille fois » (Echenoz)…

Traces de la guerre d’Algérie


Une autre période jusque-là refoulée ou presque ignorée naît à la
littérature à la fin du siècle : celle de la guerre d’Algérie. Peu abordée
depuis le scandale des Paravents de Genet (1961), elle est un point aveugle
de la mémoire nationale, sa mauvaise conscience. Elle refait surface à partir
des années 1980, au théâtre avec Bernard-Marie Koltès (Le Retour au
désert, 1988) et Mehdi Charef (1962, le dernier voyage, 2005), dans le
roman engagé avec Didier Daeninckx (Meurtres pour mémoire, 1996), chez
les romanciers algériens eux-mêmes bien sûr (Rachid Mimouni, La
Malédiction, 1993). Arno Bertina (Le Dehors ou la migration des truites,
2001) et François Bourgeat (La Nuit Algérie, 2004) montrent surtout les
effets de la guerre, l’impossibilité du retour pour ceux qui ont dû s’exiler, la
violence qui se poursuit ainsi sous d’autres formes entre les deux peuples,
ou à l’intérieur de chaque communauté.
Les Français qui ont agi aux côtés du FLN apportent leurs témoignages
longtemps après, par le roman (François Maspero, Le Figuier, 1988) ou les
Mémoires (André Mandouze, D’une résistance à l’autre, premier volume
de ses Mémoires d’outre-siècle, 1998). La condition même des appelés du
contingent plongés dans cette « sale guerre », enfin, est au centre du roman
de Laurent MauvignierDes hommes (2009). Le romancier interroge un
conflit qui s’est traduit par le silence de ses acteurs. Comment raconter une
guerre que les combattants ont cherché à taire ? De ce point de vue, la
guerre d’Algérie présente des analogies avec la Grande Guerre, dont les
anciens combattants ont été aussi peu loquaces. Mauvignier considère
toutefois que les deux guerres mondiales ont inspiré infiniment plus de
romans que la guerre d’Algérie, dont le traumatisme est bien spécifique.
Dans Des hommes, il cherche précisément à entrer dans la conscience de
ces anciens appelés qui, démobilisés, s’enferment dans le silence, et de
montrer ainsi cette guerre inachevée qui se poursuit après les combats par
les effets durables des traumatismes qu’elle a provoqués.

Échos des temps barbares (1940-1945)


Troisième traumatisme, de loin le plus profond et le plus complexe parce
qu’il concerne l’histoire de l’humanité, au-delà de l’histoire nationale et de
l’histoire européenne : celui de la Seconde Guerre mondiale, des crimes et
des camps nazis. Sur ce sujet encore, malgré les œuvres de Claude Simon,
d’Elie Wiesel, de Modiano et de Perec, les années 1960-1970 avaient été
relativement discrètes. Le film Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, au
moment où paraît par ailleurs La Douleur de Marguerite Duras, sur la
même thématique lazaréenne, marque le grand retour de cette période dans
les débats intellectuels et les créations artistiques. Dominique Viart
remarque en particulier la fécondité des années 1997-19981 : Dora Bruder
de Modiano, 1941 de Marc Lambron, La Compagnie des spectres de Lydie
Salvaire, J’apprends l’allemand de Denis Lachaud, Le Manteau noir de
Chantal Chawaf… Nous avons évoqué L’Écriture ou la vie de Jorge
Semprun (1994) et Un silence d’environ une demi-heure de Boris Schreiber
(1996). Viendront plus tard Effroyables jardins de Michel Quint (2000),
grand succès de librairie, 1945 de Michel Chaillou (2004), Un secret de
Philippe Grimbert (2004), L’Ordre du jour d’Éric Vuillard (2017), La
Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (2017)... Ces textes recourent
à la fois à l’archive, à l’enquête documentaire d’une part, et à la mémoire
personnelle des témoins et des victimes, aux blessures intimes d’autre part
— avec des dosages très variables entre ces deux composantes, et surtout
avec des choix d’écriture qui les distinguent des écrits historiques. Ils
montrent les zones troubles de l’Occupation, à la suite de Modiano, ou
interrogent les causes et les modalités de l’emprise du nazisme sur
l’Europe. Comme chez Semprun, ils recourent à la recomposition littéraire
qui seule permet d’atteindre, en lui donnant forme, l’indicible vérité.

— […] Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les
autres : ils en feront des ouvrages savants… Tout y sera dit, consigné… Tout y sera
vrai… sauf qu’il manquera l’essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction
historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu’elle soit…
[…] L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas
transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire…
Il se tourne vers moi, sourit.
— Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr !
Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la vie (1994).

C’est ce débat qui ressurgit autour de 2010, après la publication des


Bienveillantes (2006) et de Jan Karski (2009). Un numéro de la revue Le
Débat s’intéresse à « l’histoire saisie par la fiction » (n° 165, 2011). Le
roman de Jonathan Littell est plutôt bien accueilli par les historiens, qui y
voient « l’évocation sensible d’une vérité de l’histoire que les historiens
n’avaient pas les moyens d’atteindre » (Pierre Nora). On reproche en
revanche à Yannick Haenel de falsifier la vérité historique et de s’approprier
la figure du disparu, Jan Karski, en le faisant parler selon ses propres vues.
La question est celle des pouvoirs et de la responsabilité de l’écrivain
devant l’histoire, mais aussi de la liberté de la fiction. Car si Haenel a
assurément pris plus de risques que Littell, il distingue clairement, dans son
livre, la part documentaire de la part fictionnelle. Jan Karski ne peut être lu
indépendamment du roman qu’il prolonge, Cercle, ni du genre littéraire de
la fiction biographique dont il relève. Ce livre offre une réflexion de morale
politique, par les moyens de la littérature, sur la capacité des acteurs de
l’histoire à se faire entendre. C’est une œuvre qui ne cherche pas à
entretenir la certitude d’une vérité acquise, certes, mais qui suscite le doute
et le questionnement pour relancer la volonté de savoir. Une œuvre de
mémoire et non d’histoire — pour reprendre une distinction de Péguy qui
n’a pas perdu de son actualité cent ans plus tard.

Univers « post-humains »
La littérature s’éloigne plus encore de l’histoire réelle — mais pour
nourrir une réelle pensée de l’histoire — quand elle produit des fictions qui
échappent à toute époque identifiable mais qui n’en sont pas moins hantées
par les violences du XXe siècle. Les écrivains contemporains imaginent des
mondes où l’horreur s’est banalisée, où la morale commune n’a plus cours,
où l’apocalypse se vit au présent. C’est la trilogie romanesque d’Agota
Kristof, fable kafkaïenne sur une Europe divisée où la terreur ordinaire
bannit tout sentiment (Le Grand Cahier, 1986 ; La Preuve, 1988 ; Le
Troisième Mensonge, 1991). C’est l’œuvre « post-exotique » d’Antoine
Volodine, qui invente des mondes clos où règnent la guerre, la torture et la
ruine (Nuit blanche en Balkhyrie, 1997). Dans Des anges mineurs (1999), la
fiction se décompose en brèves séquences, les « narrats », « instantanés
romanesques » pris en charge par des narrateurs qui ne trouvent une forme
de liberté que par ces témoignages.
On peut rapprocher de ces œuvres novatrices des textes qui s’inscrivent
dans la tradition du roman populaire mais témoignent d’angoisses
analogues et projettent aussi l’éclairage de la fiction sur les tragédies de
l’histoire récente, comme les romans hybrides de Maurice G. Dantec, au
croisement du polar, de la science-fiction et de la fable métaphysique (Villa
Vortex, 2003 ; Cosmos Incorporated, 2005). Tous ces auteurs ont en
commun de mettre en fiction le « monde post-humain » (Dantec) que le
e e
XX siècle et le début du XXI ont paru préfigurer.

3. Vers une « littérature


du XXIe siècle » ?
Ces derniers titres nous tournent vers le futur — mais sans projet,
prévision ni programme, le « présentisme » du présent excluant toute
anticipation prophétique. Ils nous invitent surtout à nous interroger sur les
rythmes et les ruptures de notre histoire littéraire durant ces dernières
décennies. Peut-on en effet parler à propos des années 2000 d’une
« littérature du XXIe siècle » en train d’advenir, autrement que par respect
des dates du calendrier ? Il n’y a pas eu en 2000 de tournant équivalant à
celui de 1900. Si l’on admet qu’un tournant décisif s’est opéré en revanche
autour de 1980, comme nous l’avons vu, il n’est pas impossible de
considérer que la « littérature française du XXe siècle », celle qui était
conduite par des courants progressistes et modernistes sûrs de bâtir l’avenir,
s’est achevée à ce moment-là. Dès lors, la « littérature du XXIe siècle » est
peut-être née dès les années 1980, quand l’âge des avant-gardes cédait la
place à l’ère « postmoderne » des incertitudes. De fait, beaucoup
d’observateurs de la littérature dite « contemporaine », aujourd’hui,
désignent par ce mot une période qui a commencé bien avant le début du
nouveau siècle. Les spécialistes de la littérature actuelle tendent ainsi à
annexer la fin du siècle précédent à un « XXIe siècle » élargi, et ce n’est pas
injustifié.
Néanmoins, comme nous l’avons vu, nombreux sont les éléments qui
conduisent à situer les années 1980-2015, sans négliger leur propre
continuité et leur propre cohérence, dans un XXe siècle étendu jusqu’à la
littérature contemporaine. La littérature française retarderait-elle encore son
entrée dans le nouveau siècle ? Si une mutation est en cours, nous la vivons
encore de l’intérieur et nous manquons de recul pour en apprécier
l’importance. Il semble toutefois possible d’en repérer les signes à la fin des
années 2000. C’est alors que se perçoivent les indices d’un tournant
significatif, les symptômes annonciateurs de la fin d’un cycle et du début
d’un autre. Quelles ruptures, quelles mutations se dessinent en effet dans les
années 2005-2010 ? Un changement important est sans doute à l’œuvre, qui
résulte de trois évolutions historiques majeures dans le champ de la
littérature. La première est d’ordre éthique et social : elle concerne les
nouvelles attentes de l’individu dans des sociétés démocratiques qui ne sont
plus animées par des valeurs communes. La deuxième est d’ordre
géopolitique : elle est liée à la place nouvelle de la langue française dans le
monde, conséquence de la « mondialisation » économique et culturelle. La
troisième est d’ordre économique et technologique : elle correspond à la
révolution numérique, qui affecte l’avenir du livre imprimé et les formes de
l’écrit. Ces trois mutations remettent en question les statuts et les modalités
du littéraire en France. Elles inspirent parfois des discours nostalgiques ou
catastrophistes, mais peuvent aussi susciter de nouveaux départs, ouvrir de
nouvelles voies de création.

Une littérature « thérapeutique » ?


C’est dans les années 2005-2010, d’abord, que s’opère un net
changement d’accent dans la manière de penser les rapports entre littérature
et société. Au temps du néolibéralisme triomphant, quand on s’interroge sur
« l’individu qui vient » (titre de l’essai de Dany-Robert Dufour paru en
2011), il s’agit moins de définir ce qu’est la littérature, dans la lignée de la
question posée naguère par Sartre, que de cerner ses effets et ses pouvoirs
sur le sujet lecteur. En 2006, Alain Finkielkraut rassemble une série
d’entretiens sous le titre révélateur Ce que peut la littérature, tandis
qu’Antoine Compagnon prononce sa leçon inaugurale au Collège de France
sous le titre La Littérature, pour quoi faire ?: ce que peut la littérature, ce
que fait la littérature, serait-ce alors pour l’essentiel « nous aider à vivre »,
comme l’écrit encore Tzvetan Todorov en 2007 (La Littérature en péril) ?
C’est l’individu qui est au centre, avec ses affects et ses souffrances, son
aspiration au bien-être et son besoin de relations. Les grands modèles
d’interprétation du monde et d’engagement dans le monde ne sont plus des
références collectives. En mal de repères moraux, politiques et religieux, le
sujet cherche dans les livres réponses et réconforts. Dans les années 2000,
le neuro-psychiatre Boris Cyrulnik popularise le concept de « résilience »
(Le Murmure des fantômes, 2003), d’abord appliqué à la psychologie
sociale et promis à un grand avenir : le mot sera rapidement transposé au
pouvoir de surmonter des traumatismes collectifs — des génocides du
siècle précédent aux attentats terroristes de 2015-2016. Dans ce contexte,
les œuvres littéraires sont perçues comme des facteurs d’empathie, de
consolation ou de reconstruction, donc de résilience. Elles auraient le
pouvoir de guérir les blessures personnelles et de recréer des liens humains.
Les titres du beau roman d’Eugène GreenLa Reconstruction (2008), du
témoignage de l’animatrice de télévision Flavie Flament, La
Consolation(2016), ceux de Lydie Salvayre, Pas pleurer (2014), et de
Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (2014), sont les symptômes d’une
tendance assez générale de notre temps : on attend de la littérature qu’elle
soigne, qu’elle guérisse. La littérature aurait pour fonction moins de penser
que de panser — comme le reconnaît Emmanuel Carrère à la fin de
D’autres vies que la mienne (2009), œuvre de compassion : « j’aimerais
panser ce qui peut être pansé »…. Ce thème est au cœur de l’essai critique
d’Alexandre Gefen, dont le titre est directement inspiré de celui de Maylis
de Kerangal, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle
(2017).
L’idée de « réparation » n’est bien sûr pas si neuve et ne suffit pas à
caractériser en propre la littérature contemporaine : en même temps que ce
dernier livre, paraissait une nouvelle traduction commentée du Livre de Job
sous le titre Un monde à réparer, par Isabelle Cohen (2017). Des livres de
la Bible jusqu’au genre classique de la « consolation » illustré par
Malherbe, de la catharsis des tragédies grecques à l’entreprise
autobiographique moderne conçue dès Rousseau sur le modèle de la
« confession » réparatrice, toute l’histoire des littératures est traversée par
cette ambition thérapeutique. Mais la « guérison » recherchée, jusqu’à une
date récente, engageait surtout la cohésion de la Cité ou le bien de la
communauté, au-delà du destin du sujet individuel. Si l’individu cherche
aujourd’hui, par l’écriture et la lecture, à restaurer des liens brisés avec plus
grand que lui, il s’agit moins de sa place dans la société que de son rapport
au monde naturel. La littérature et la critique, dans la lignée de l’écologie
politique et des sciences du vivant, sont portées depuis peu par un intérêt
nouveau pour le monde animal et pour le devenir de la planète. L’évolution
vers une littérature « thérapeutique » n’est pas sans rapports alors avec les
effets de la mondialisation.

Quelle « littérature-monde » ?
La mondialisation est perçue comme la faillite de la civilisation et la fin
de la littérature française par certains pamphlétaires antimodernes
d’aujourd’hui, comme Richard Millet. Ce dernier voit venir le temps d’une
« postlittérature », superficielle et médiatique, sans mémoire ni culture,
soumise à la langue économiquement dominante, l’anglo-américain
(L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010). Mais beaucoup
d’écrivains considèrent que l’on est plutôt en train de vivre un temps de
recomposition et de transformation qui est en mesure de produire du
nouveau : les rapports entre littérature et tradition nationale sont certes en
train de changer, mais cela ne signifie pas la fin prochaine de la littérature
de langue française. Alors que la littérature française, au XXe siècle, se
distinguait de la littérature francophone comme le centre de sa périphérie,
les signataires du manifeste pour une « littérature-monde » de langue
française, en 2007, estiment qu’il n’y a désormais plus de centre. La
littérature française connaît en ce sens une véritable « révolution
copernicienne » : son centre est partout et sa périphérie nulle part. C’est « la
fin de la francophonie », mais au profit d’une littérature élargie. La
« littérature-monde » est une chance, non une menace. Elle ouvre les
perspectives d’une littérature française non nationale au XXIe siècle.

Littérature-monde parce que, à l’évidence multiples, diverses, sont aujourd’hui les


littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les
ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que
partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent
après des décennies d’« interdit de la fiction » ce qui depuis toujours a été le fait des
artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l'inconnu du
monde — et à l’inconnu en nous.
Michel LE BRIS, Jean ROUAUDet al.,
« Pour une littérature-monde en français », Le Monde, 15 mars 2007.

Cet enthousiasme doit toutefois être tempéré. Il est contesté d’abord, bien
sûr, par les nostalgiques d’une identité nationale qui ferait coïncider le
champ de notre littérature avec les frontières territoriales de l’hexagone,
mais aussi par les écrivains francophones eux-mêmes qui ont besoin, dans
de nombreux pays, d’une reconnaissance institutionnelle de leur spécificité.
On peut en outre repérer dans cette proclamation apparemment tournée vers
l’avenir l’affirmation plus discrète d’un retour à la fiction qui, s’opposant à
l’« interdit » de la modernité, peut être perçu comme passéiste. Elle repose
par ailleurs sur une confiance dans le devenir universel de la langue
française qu’il est permis de mettre en question, à la lumière de l’évolution
linguistique récente de nombreux pays jusqu’ici francophones, de la
politique de repli des institutions nationales de diffusion de la culture
française à l’étranger, et de la part toujours plus grande de l’anglais dans les
savoirs et dans les échanges, jusque dans les universités françaises, du fait
de choix politiques qui favorisent les disciplines scientifiques et techniques
au détriment de la culture et des humanités. La langue française connaît un
déclin objectif. Cela ne peut que peser sur le destin de la future littérature
française, qu’elle soit nationale ou mondiale.
La mondialisation a du moins pour effet de susciter d’autres regards sur
la littérature, venus d’autres horizons. Ainsi, les études « postcoloniales »,
les cultural studies, les gender studies ou études de genre, venues des États-
Unis où elles ont germé dans les années 1960-1970 — non sans
contribution, d’ailleurs, de la « French Theory » selon Foucault, Deleuze et
Derrida —, appliquent aux textes des catégories sociopolitiques qui
renouvellent leur lecture en dévoilant certains de leurs aspects jusque-là
ignorés ou sous-estimés : la critique du système colonial, de l’oppression
sexiste, de la culture dominante, etc. Selon ces champs de connaissance, on
cherche dans les œuvres littéraires la présence d’une idéologie, le
symptôme d’une identité sexuelle revendiquée ou contestée, le signe d’une
complicité avec l’ordre dominant ou au contraire des vertus subversives et
libératrices…
Ces approches pluridisciplinaires, qui mobilisent des savoirs étendus,
comportent certains risques dans le champ des études littéraires : négliger le
travail de la langue par lequel se distingue un texte littéraire ; reproduire des
schémas manichéens préconstruits qui manquent la singularité des œuvres ;
ramener le texte à son auteur, et l’auteur à son origine (sexuelle, sociale,
nationale…), ce qui nie cette idée fondamentale d’une autonomie du texte
littéraire qu’affirmait Proust contre Sainte-Beuve ; ne s’intéresser qu’à la
littérature des dernières décennies, celle qui illustre le plus aisément la
contestation de l’ordre colonial et du pouvoir masculin, au détriment des
liens qu’entretient la littérature d’aujourd’hui avec son passé. Reste que de
telles « études » aiguisent notre conscience critique des textes, nourrissent
une réévaluation nécessaire de notre histoire et ont une portée internationale
qui ne peut qu’intéresser toute « littérature-monde ».
La fin possible d’une littérature ajustée aux limites de l’espace national,
ce pourrait être aussi la fin d’une culture commune et la diversification des
cultures communautaires à l’intérieur des frontières. On a pu être tenté, ces
dernières années, de repérer la spécificité d’une littérature « féminine »,
d’une littérature « homosexuelle », d’une littérature « beur », etc. L’écrivain
est alors le porte-parole d’une communauté qui demande à être reconnue et
qui proteste contre son exclusion. Hélène Cixous incarnait à cet égard des
revendications féministes (Les Rêveries de la femme sauvage, 2000) que
reprend à son compte la génération suivante dans un registre moins
politique et plus provocateur (Virginie Despentes, Christine Angot, Chloé
Delaume…). Les écrivains identifiés comme « gays » avaient surtout été
assimilés à la génération frappée par le sida dans les années 1980-1990
(Guy Hocquenghem, Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès, Cyril
Collard…). Ils peuvent aujourd’hui s’exprimer plus librement — comme
Christophe Honoré dans Le Livre pour enfants (2005) ou Olivier Py dans
Les Parisiens (2016). La littérature issue de l’immigration nord-africaine,
qui émerge dans les années 1980 (Azouz Begag, Le Gone du Chaâba,
1986), atteint enfin une reconnaissance nationale avec l’attribution du prix
Renaudot à Nina Bouraoui en 2005 (Mes mauvaises pensées). Mais faut-il
voir dans ces différentes productions autant de « courants » spécifiques ?
La question est en effet de savoir si la « composition française », pour
reprendre le titre de Mona Ozouf, peut continuer à opérer sa synthèse
comme elle l’a fait par le passé pour former une même « littérature
française », non repliée sur son territoire mais à vocation universelle, à
partir d’héritages divers ou contradictoires. Cependant, la littérature
française n’a jamais été uniforme : toute l’histoire du XXe siècle le confirme.
N’exagérons donc pas les risques d’un éclatement communautariste. Une
telle diversité est signe de vitalité.
Enfin, il est frappant de voir des écrivains reconnus dès les années 1980
renouveler leur inspiration depuis les années 2000 en embrassant la
complexité d’un monde où tout est connecté — Patrick Deville dans des
romans qui suivent découvertes et aventures d’une région à l’autre du globe
depuis la deuxième moitié du XIXe siècle (Peste & choléra, 2012), Jean
Echenoz en envoyant l’héroïne d’un de ses derniers romans dans les deux
Corée d’aujourd’hui (Envoyée spéciale, 2016), Jean-Philippe Toussaint par
l’évocation des milieux de la mode et de l’art contemporain dans les villes
tentaculaires de l’Asie contemporaine (la tétralogie de Marie, rassemblée
dans M.M.M.M., 2017)… La littérature actuelle de langue française prend
ainsi en charge, avec gravité ou avec humour, le sens de l’universel. Elle est
elle-même, à sa façon, mondialisée.

La rupture numérique
L’ouverture au monde, entre nouvelles perspectives et nouvelles
menaces, dessine donc une deuxième voie possible vers un nouveau siècle
littéraire. La troisième tient aux mutations technologiques des années 2000.
L’année de la publication du manifeste « pour une littérature-monde, 2007,
est aussi celle du lancement du premier « iPhone ». L’extension du
numérique, les nouvelles formes de communication, l’explosion d’Internet
produisent de nouveaux rapports à l’écriture et à la lecture. Les revues
numériques remplacent les revues « papier » ; le commerce du livre en
librairie laisse place à la vente par correspondance ou à la consultation des
livres sur les multiples sites accessibles en ligne. Dans ce domaine aussi, les
effets sont ambigus : le moindre ordinateur personnel, la moindre tablette
numérique donne accès à une bibliothèque infinie ; la production littéraire
est facilitée par les sites et les blogs qui permettent une publication
immédiate, sans le détour long et pesant de l’édition « papier » ; les
recherches en « humanités numériques » ouvrent d’immenses possibilités
aux sciences humaines en général et aux études littéraires en particulier.
Mais c’est dès lors tout le fonctionnement de l’institution littéraire, de ses
instances de légitimation et de ses médiations critiques qui se voit bousculé.
Malgré l’accessibilité des œuvres classiques sur un site comme celui de la
Bibliothèque nationale de France, gallica, ou la diffusion rapide des
informations critiques sur le site fabula, la complexité de la « Toile » nivelle
et brouille les informations. La conscience critique du lecteur devenu
internaute est plus que jamais requise.
Le livre imprimé n’est donc plus le seul vecteur de la littérature. De plus
en plus d’auteurs prennent la mesure de cette mutation, et modifient leurs
pratiques d’écriture en conséquence. Là se négocie aussi, peut-être, le
passage au XXIe siècle littéraire. François Bon, écrivain particulièrement
attentif aux transformations sociales et économiques du monde
contemporain et à leurs conséquences sur les personnes les plus
défavorisées (Un fait divers, 1994 ; Parking, 1996), animateur d’ateliers
d’écriture qui puisent dans la littérature le pouvoir de donner la parole à
ceux qui en sont privés (Prison, 1997 ; Tous les mots sont adultes, 2000), a
créé en 2008 le site de publication numérique publie.net, coopérative pour
l’édition et la diffusion de la littérature contemporaine. On trouve au
catalogue les noms d’Éric Chevillard, Régis Jauffret, Leslie Kaplan,
Antoine Emaz, Olivier Rolin… Après le livre de François Bon (2011)
dresse le bilan provisoire de cette mutation qui est à la fois technologique et
littéraire. Car il s’agit de tout autre chose que d’un simple changement de
support : l’écriture littéraire pour le numérique prend en compte les
nouvelle pratiques de lecture qu’engendre ce type d’outil, introduit des
« liens » vers d’autres données, insère des illustrations, conteste le modèle
romanesque traditionnel au profit de toutes les écritures du « je » que
renouvelle la relation interactive auteur-lecteur2. Le numérique favorise une
littérature d’expérimentation, fragmentaire, hybride, ainsi qu’une littérature
documentaire, dans un esprit à la fois encyclopédique et critique qui
rappelle les Lumières : la littérature-tablette rejoint ainsi par d’autres
moyens la littérature-monde.
Mais elle est aussi littérature de connivence et de confidence, d’humour
et de jeu littéraire. Chevillard a trouvé en 2007 dans la forme du blog, avec
les trois notes quotidiennes de L’Autofictif, l’espace de publication qui
convenait à son esprit incisif et à son sens de la formule — quelque part
entre La Rochefoucauld, Jules Renard et Pierre Dac… Venu des Éditions de
Minuit (Les Absences du capitaine Cook, 2001), il éprouve « dans le
deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet, point si virtuel qu’on
le dit », le plaisir d’écrire librement et une « sensation euphorique » qui lui
rappelle ses « premières tentatives poétiques ». La révolution numérique, un
nouveau départ pour la littérature ?

Notes
1. Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Bordas, 2005, rééd. 2008, p. 162.

2. Voir Anne Reverseau, « Publie.net : tentative d’épuisement d’un catalogue in progress », Acta Fabula, Essais critiques
(www.fabula.org), 2011.
Les conditions de la vie
littéraire autour de 2015
Après le livre ?

La vie littéraire paraissait relativement homogène dans les années 1970-


1980. Les raisons en étaient diverses : concentration du monde éditorial
parisien, uniformisation des goûts sous les effets conjugués de la culture
télévisuelle dominante et de la marchandisation des livres, extension d’une
culture scolaire et universitaire diffusant des références communes…
Quarante ans plus tard, le paysage semble beaucoup plus éclaté. Les
pratiques d’écriture et de lecture se diversifient et s’individualisent. Les
lieux, les formes et les supports de la production littéraire se dispersent,
autant que les instances de légitimation.

Un espace multipolaire
Certaines institutions survivent, comme hors du temps : l’Académie
française maintient imperturbablement ses rituels ; les jurys littéraires
continuent de décerner des prix créés un siècle plus tôt selon le même
rythme immuable, non sans effets sur les ventes ; la rue Sébastien-Bottin,
rebaptisée Gaston-Gallimard en 2011, la Sorbonne et le Collège de France
n’ont rien perdu de leur prestige apparent. Mais l’espace littéraire tend par
ailleurs à se recomposer, à se décentrer, à devenir multipolaire — à l’image
de la multiplication des chaînes de télévision, des stations de radio et des
journaux gratuits qui ont bouleversé en trois décennies le rapport à
l’information.
Nombreux sont les écrivains français qui choisissent de s’installer à
l’étranger — à Berlin, en Irlande, au Canada… Jusqu’alors marginaux, les
pôles régionaux de la vie littéraire se multiplient. Fêtes, foires et salons du
livre ne sont plus un monopole parisien. Les éditions Actes Sud, installées à
Arles, concurrencent les grands éditeurs parisiens (elles obtiennent le prix
Goncourt en 2004, 2012 et 2017). Des festivals de littérature ou des
colloques médiatiques s’ajoutent, dans les régions, aux festivals de théâtre
déjà familiers (les Étonnants Voyageurs à Saint-Malo depuis 1990, le
Festival des correspondances à Manosque depuis 1998, les Assises
internationales du roman à la Villa Gillet à Lyon depuis 2007…). Mais
surtout, nous l’avons vu à travers l’exemple éloquent du site remue.net,
d’autres lieux de création et de reconnaissance voient le jour grâce à la
communication numérique.

Les effets du numérique


La révolution numérique et la généralisation d’Internet n’ont certes pas
tué l’écrit, au contraire : on est loin des époques où la communication écrite
et l’écriture littéraire paraissaient menacées par la voix (avec l’invention de
la radio, du téléphone et du disque) ou par l’image (avec la photographie, le
cinéma et la télévision). Aujourd’hui, chaque internaute a la liberté
d’accéder à une immense bibliothèque. On déroule des « menus » sur les
ordinateurs et les tablettes numériques en retrouvant le geste séculaire des
lecteurs de rouleaux, papyrus et parchemins d’antan. L’écrivain peut mettre
en ligne sur son blog un texte qui sera lu sans délai par des milliers de
lecteurs… C’est le grand retour de l’écrit. Mais la liberté théorique de
chacun ne suffit pas à former, dans la pratique, une culture commune et une
curiosité littéraire en éveil. La génération de « Petite Poucette » décrite par
Michel Serres (c’est le titre de son ouvrage paru en 2012), familière de
Facebook, des « tweets » et des SMS, va-t-elle former les encyclopédistes
de demain ? Le philosophe, optimiste, veut le croire : « La vraie nouveauté,
c’est l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS
et Google Earth, aux savoirs avec Wikipedia. Rendez-vous compte que la
planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quel progrès
immense ! Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici,
dans mon iPhone ! » (Entretien avec le journal Libération, 2011).
Les possibilités sont certes extraordinaires, mais qu’en est-il dans la
réalité ? Il faut certes se garder de toute interprétation univoque des
changements en cours, qui sont immenses. Michel Serres donne une vision
idéalisée du « progrès » : il est permis de la nuancer. Chacun cherche sur
Internet les informations ou les contacts qui correspondent à ses attentes :
l’accès aux savoirs et à la culture est inévitablement parcellaire et
cloisonné. Et les réseaux dits « sociaux » tendent à restreindre l’horizon de
chacun à son groupe d’« amis », à son milieu. Si le site Wikipedia est
devenu un nouveau lieu de consécration pour les acteurs de la vie
intellectuelle, qui veillent jalousement sur leur « e-réputation », il propose
des pages et des « liens » qui peuvent entraîner les pires erreurs s’ils sont
utilisés sans discernement. L’étendue infinie des textes disponibles sur la
« Toile » et la patience qu’ils requièrent, en outre, sont en contradiction
avec la brièveté des formes écrites imposées par le format et par le rythme
du « mail », du « texto » ou du « tweet », aussi utiles que soient ces formes
de communication dans la vie courante. Ces nouveaux outils n’appellent
donc pas les mêmes compétences ; ils ne dessinent pas un progrès uniforme.
Ils demandent de la maîtrise, des savoirs préalables, de l’imagination. Ce
qui est certain, c’est que les mutations en cours modifient en profondeur le
rapport aux textes littéraires, du double point de vue de leur production et
de leur réception1.
Cette importance croissante du numérique a en tout cas des conséquences
visibles dans les conditions économiques de la vie littéraire : les librairies
ferment l’une après l’autre, jusqu’au cœur du Quartier latin ; même les
grandes surfaces sont concurrencées par les commandes de livres effectuées
par Internet ; les éditeurs doivent investir dans des reconversions,
développer des livres électroniques, repenser la gestion de leurs stocks et
leurs modalités de diffusion. Il en va de même pour les revues et les
journaux, affectés par le déclin des ventes dans leurs versions imprimées.

Déclin social et vitalité intellectuelle


Mais la crise ne vient pas seulement du numérique. Elle vient aussi d’un
déficit symbolique des lettres dans les représentations sociales, qui est de
plus en plus sensible. L’enseignement de la littérature ne suscite plus guère
de vocations ; les études littéraires attirent désormais des étudiants désireux
de se tourner vers le journalisme ou la communication, non vers
l’enseignement ou la recherche en littérature. Dans les universités, les
disciplines littéraires sont négligées au profit des formations scientifiques et
techniques plus directement « professionnalisantes ». Elles sont les
premières touchées par les restrictions budgétaires.
Il est vrai que les élites politiques et économiques se coupent de la culture
littéraire. Les premiers présidents de la Ve République (de Gaulle,
Pompidou, Mitterrand) étaient des orateurs, des écrivains, des amoureux
des livres. De 2007 à 2017, les chefs de l’État ont été des « managers » ou
des technocrates, des professionnels de la politique qui se désintéressent de
la littérature. En 2006, un candidat à l’élection présidentielle a pu ainsi se
moquer de la présence de La Princesse de Clèves au programme d’un
concours administratif. Symptôme révélateur de l’image de la littérature
dans la société française contemporaine. Si le dernier président de la
République, élu en 2017, semble rompre avec ses prédécesseurs par sa
culture philosophique et son goût des lettres, il est trop tôt pour savoir s’il
s’agit là d’une exception qui confirme la règle, ou de l’amorce d’un
changement plus profond.
La critique littéraire de niveau universitaire reste pourtant active, les
publications nombreuses, les colloques fréquents. Aux revues de référence
existantes (Poétique, Critique, L’Infini, Le Débat…) s’ajoutent de nouvelles
revues qui défendent une idée vivante et exigeante de la littérature et de la
pensée critique, contre la logique marchande de l’édition : Le Matricule des
anges depuis 1992, L’Atelier du roman depuis 1993, Ligne de risque depuis
1997, Histoires littéraires depuis 2000… La critique et la théorie littéraire
réfléchissent sur les pouvoirs heuristiques de la littérature (Pierre Bayard,
Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, 2004), repensent le
fonctionnement de la fiction en s’appuyant sur les sciences cognitives
(Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise,
2007 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, 2016) ou
apprécient la portée éthique et existentielle de la lecture (Marielle Macé,
Façons de lire, manière d’être, 2011 ; Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la
gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, 2016), tandis
que Jean-Pierre Richard et Jean Starobinski parachèvent leur œuvre
considérable.

Statut de l’écrivain et brouillage des valeurs


On constate par ailleurs que les critiques et les universitaires, de plus en
plus souvent, sont aussi des écrivains — au risque de voir le petit monde
des lettres se replier sur lui-même en un cercle d’initiés : nous en avons
rencontré plusieurs exemples (Jean-Michel Maulpoix, Annie Ernaux,
Philippe Claudel, Hédi Kaddour…). Le type répandu de l’écrivain-
enseignant est un signe des temps. La modestie de la fonction confirme la
fin du « grand écrivain » qui pouvait vivre de ses rentes (comme Gide) ou
côtoyer les grands de ce monde (comme Malraux). Ce double statut peut
aussi donner l’impression que la pratique de l’écriture est affaire de
spécialistes. Plus rares sont les écrivains qui ont exercé une profession
libérale, comme Martin Winckler (médecin, auteur de La Maladie de Sachs
et du Chœur des femmes), travaillé dans des services informatiques de
l’administration après une formation d’agronome, comme Michel
Houellebecq (auteur des Particules élémentaires et de Soumission), ou
vendu des journaux dans un kiosque, comme Jean Rouaud (auteur des
Champs d’honneur et de L’Imitation du bonheur)…
À ce rapprochement des savoirs littéraires et des pratiques d’écriture dans
un espace restreint du champ littéraire, s’oppose le vaste domaine d’une
production romanesque considérable où les repères se brouillent. Quand six
cents romans nouveaux paraissent en une seule rentrée littéraire, le
discernement est en effet difficile. Les livres à succès, portés par de grands
éditeurs et reconnus par les jurys des prix, sont d’une valeur littéraire très
inégale. Par l’art du marketing, en effet, les éditeurs présentent des
« ouvrages médiocres, simples produits d’opérations publicitaires […],
comme de la “vraie littérature” » (Pierre Jourde). Le grand public finit par
prendre pour de vrais écrivains des personnalités médiatiques dont l’œuvre
épouse habilement les modes éphémères. Les succès de Frédéric Beigbeder,
d’Amélie Nothomb ou d’Anna Gavalda tirent parti de cette confusion des
valeurs. Le chiffre des ventes de L’Élégance du hérisson, roman
sympathique mais sans génie de Muriel Barbery qui bat étonnamment tous
les records (2006), est un phénomène de société. Les lauriers décernés à La
Vérité sur l’affaireHarry Quebert de Joël Dicker (2012), roman policier mal
ficelé qui traite des milieux littéraires américains avec tous les clichés du
genre, et dont le sentimentalisme mièvre et la vacuité culturelle sont dignes
de la collection Harlequin, couronné par le Grand Prix de l’Académie
française et le Goncourt des lycéens, constituent un symptôme plus
inquiétant. Rassurons-nous toutefois : nombreux sont les prix littéraires
d’autrefois oubliés aujourd’hui. Il est probable que la postérité continuera
de faire le tri.

Notes
1. Voir Alexandre Gefen, « Le devenir numérique de la littérature française », implications-philosophiques.org, 19 juin 2012.
Conclusion

Le professeur d’histoire du film d’Alain Tanner évoqué au début de ce


livre annonce qu’il va parler des « plis du temps » — illustrés par les plis et
les courbes du boudin… Au terme de ce livre, il se confirme que le temps
des lettres, aux XXe et XXIe siècles, comporte quatre grands « plis », quatre
volets qui se distinguent assez nettement. Le premier et le troisième ont des
ressemblances, dans le goût des formes et l’affirmation d’une littérature
autonome. Le deuxième et le quatrième partagent aussi des caractéristiques
communes, autour du souci de l’histoire et de l’ouverture au réel. De pli en
pli, l’époque prolonge ainsi le débat entre Mallarmé et Zola, oscillant entre
les deux pôles de l’autoréférence et de la référence, dans l’écart qui sépare
Valéry et Malraux, ou Proust et Sartre, puis Robbe-Grillet et Le Clézio, ou
Barthes et Modiano. À la question « Qu’est-ce que la littérature ? », Sartre
répond par l’affirmation d’une prose « transitive », qui donne à comprendre
le monde pour le transformer. Il renoue ainsi avec la « responsabilité » de
Voltaire ou de Zola, contre un formalisme qui est à ses yeux, chez Flaubert
ou chez Proust, complice en réalité de l’ordre établi. Nathalie Sarraute et
Robbe-Grillet revendiquent au contraire l’héritage de Flaubert et de Proust
quand ils situent la vocation de l’écrivain dans l’invention d’un nouveau
langage. Et les écrivains contemporains réaffirment en un sens la dimension
éthique (Quignard, Deguy, Haenel…) et la fonction politique (Bon,
Vinaver, Le Clézio…) d’une écriture qui se voit réinvestie d’une mission
transitive.

Changements et continuités : qu’est devenue


la littérature ?
N’en restons pas toutefois au schéma d’une histoire cyclique, ni à l’image
de ruptures radicales entre ces quatre « morceaux d’histoire ». D’une part,
chaque nouvelle période a des traits qui lui sont propres et la distinguent de
toutes les autres. L’histoire ne se répète pas. Valéry ne répète pas Mallarmé,
ni Sartre Hugo ou Zola. La poétique de Valéry se double d’une conscience
critique du « monde actuel » qui prend en compte les suites de la Grande
Guerre. L’autonomie que les poètes surréalistes des années vingt affirment
par leur révolte collective et par leur refus de « la littérature » n’a pas
grand-chose de commun avec l’autonomie de la littérature telle qu’elle était
représentée dans le cercle des salons et revues symbolistes. La théorisation
de l’engagement par Sartre est elle aussi inédite : elle porte la marque de sa
« situation » historique. L’apologie de l’écriture dans les années 1950-1970,
chez Blanchot, Beckett ou Perec, est inséparable d’une hantise du silence et
de la négation qui a sans doute plus de rapports avec les traumatismes du
siècle qu’avec l’angoisse mallarméenne de la page blanche. Le « retour de
l’histoire » après 1975-1980, le poids de la mémoire chez les écrivains
d’aujourd’hui ne marquent nul retour à une vision confiante et prometteuse
des pouvoirs de la littérature sur le monde. Si Sartre reformulait sa question,
« qu’est-ce que la littérature ? », sous la forme d’un « que faire ? » bien
marxiste et même léniniste (la littérature est ce qu’elle fait), les auteurs du
début du XXIe siècle tendent à la ramener à la question de Montaigne : « Que
sais-je ? » (la littérature comme mise en doute de la littérature), avant que
n’émerge plus récemment une nouvelle conscience éthique et esthétique
d’une littérature définie par ses effets (« que me fait la littérature ? »). À une
question essentialiste et intemporelle (« qu’est-ce que… ? »), la réponse en
tout cas ne peut être que relative et historique : la littérature n’est pas ; elle
devient, dans le temps.
D’autre part, par-delà les césures que nous avons pu repérer autour de
1930, 1955 et 1980, il y a des permanences, des mouvements continus, des
mutations qui ne s’effectuent que sur une longue durée. Gide et la NRF
prolongent le temps des recherches de l’aube du siècle aux années trente : le
romancier « formaliste » des Faux-Monnayeurs est aussi l’écrivain
« engagé » du Retour de l’URSS. Les surréalistes cherchent à articuler
l’appel du rêve et l’exigence de la révolution depuis les années vingt
jusqu’aux années cinquante, même si leurs priorités ont pu varier dans le
temps. Philippe Sollers et Claude Simon, Philippe Jaccottet et Yves
Bonnefoy plus nettement encore font apparaître le deuxième demi-siècle
comme un flux continu, dont les changements sont de longs méandres, non
des coupes tranchées — pour reprendre deux métaphores de notre
professeur d’histoire…
Dès lors, ce sont les transformations à l’échelle du siècle tout entier,
étendu jusqu’à nos jours, qui sont les plus sensibles. Des apothéoses aux
avatars puis à la disparition du « grand écrivain » — modèle déjà
sérieusement ébranlé par les provocations dadaïstes et surréalistes. D’une
littérature dont la quintessence était encore le vers jusqu’au règne d’une
prose narrative centrée sur le récit de vie. De la naissance à l’effacement du
pouvoir des intellectuels sur la place publique. D’une critique du livre au
nom de la vie (c’est l’appel de Gide à la fin des Nourritures terrestres :
« jette mon livre… ») au dépassement du livre imprimé grâce au numérique
(c’est Après le livre de François Bon). D’une littérature encore étroitement
nationale, voire nationaliste, marquée par la pensée de Barrès et le poids de
l’Action française, à une littérature de langue française ouverte sur le
monde, voire désancrée du territoire national : dans l’histoire de la
littérature française des XXe et XXIe siècles, de fait, le sens de l’épithète a
autant évolué que celui du substantif.

Tradition et modernité : une dialectique trompeuse


Ces mutations lentes, continues, conduisent donc à relativiser les
moments de rupture. Elles conduisent aussi à s’interroger sur l’opposition
entre tradition et modernité. D’un certain point de vue, certes, l’histoire du
XXe siècle littéraire est une histoire des avant-gardes : elle raconte les
tentatives faites par les « modernes », du futurisme à Tel Quel, pour
transformer la littérature par l’exercice d’un sens critique toujours plus aigu,
par l’invention de formes toujours nouvelles, toujours plus surprenantes. Le
siècle s’achève sur le repli et l’épuisement des avant-gardes, dès les années
1980. Mais une vue d’ensemble de l’époque montre que ces courants
modernistes coexistent avec une très vaste production littéraire qui n’est pas
simplement son envers — ce que les modernistes appellent tradition,
conservation, réaction. Les schémas binaires sont commodes mais
trompeurs. Ils entretiennent les mythes symétriques du « progrès » et de la
« décadence », encore à l’œuvre aujourd’hui chez ceux qui voient l’histoire
de la littérature soit comme un mouvement qui va toujours de l’avant, la
littérature contemporaine étant célébrée comme le dépassement dialectique
de la contradiction entre transitivité et intransitivité, soit comme une
irréversible dégradation, la « vraie » littérature ayant pris fin avec Sartre, ou
avec Beckett, ou même avec Proust… Les tensions entre « modernes » et
« antimodernes » existent, les polémiques entre avant-gardes et arrière-
gardes, sous-tendues bien souvent par des clivages politiques, ont animé
l’histoire des lettres depuis 1900 : nous l’avons vu. Mais, avec le recul, les
œuvres qui ont le plus marqué l’époque et qui restent dans les mémoires
sont peut-être celles qui échappent à ces clivages, qui brouillent les cartes et
qui bousculent les étiquettes : la Recherche prolonge-t-elle le roman du
XIXe siècle ou est-elle la première révolution romanesque du XXe ? Le
Soulier de satin est-il l’éloge réactionnaire de l’Espagne très catholique, ou
le triomphe d’un théâtre total, novateur par sa dramaturgie « non-
aristotélicienne » ? Un roi sans divertissement de Giono et Le Rivage des
Syrtes de Gracq, la poésie de Saint-John Perse et celle de Bonnefoy
échappent tout autant à l’opposition entre tradition et modernité — deux
mots insuffisants pour penser l’histoire et évaluer la littérature, alors qu’ils
tiennent lieu trop souvent de jugements critiques.
Notre tentative de synthèse sur la littérature des XXe et XXIe siècles, selon
un point de vue qui est lui-même inévitablement immergé dans son temps,
est donc vouée à être relative, logiquement provisoire. C’est un bilan lui-
même situé, à un moment et à un lieu de l’histoire qui orientent les
perspectives, font apparaître certains choix esthétiques plus que d’autres, et
montrent une vie des lettres encore vibrante et tumultueuse, aux nombreux
acteurs, aux œuvres variées — parce que le travail du temps n’a pas encore
imposé sa sélection négative. Il faut reconnaître avec Barthes la difficulté
d’une entreprise de connaissance appliquée à notre temps : « L’impossibilité
d’une synthèse n’est pas contingente ; elle exprime la difficulté où nous
sommes de saisir nous-mêmes le sens historique du temps et de la société
où nous vivons » (« La littérature aujourd’hui », Tel Quel, 1961). Puisque
toute synthèse est relative, c’est à chaque lecteur d’apprendre à manier à sa
façon le « hachoir » de l’historien et à observer les plis de l’histoire
littéraire à partir de ses propres lectures. Ami lecteur, « jette mon livre »,
comme disait Gide — mais ouvre tous les autres.
Bibliographie

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Index des noms

A
Abirached (Robert), 260, 260
Achard (Marcel), 61, 151
Adam (Paul), 50
Adamov (Arthur), 156, 166, 180, 180, 183, 184, 224
Adorno (Theodor W.), 110, 112, 110, 188
Alain-Fournier (Henri Alban Fournier, dit), 26, 38, 47, 52, 54, 55
Albert-Birot (Pierre), 65
Albiach (Anne-Marie), 254
Albouy (Pierre), 152, 152
Alembert (Jean Le Rond d’), 266
Alferi (Pierre), 244
Althusser (Louis), 242
Angot (Christine), 275, 290
Annaud (Jean-Jacques), 274
Anouilh (Jean), 107, 107, 121, 151, 151, 152, 152, 153, 153, 182
Antelme (Robert), 111, 111, 111, 166
Antoine (André), 62, 62, 63, 63, 64
Apollinaire (Guillaume), 12, 18, 23, 24, 24, 24, 31, 38, 46, 64, 67, 68, 75, 75, 75, 75, 75, 76, 76, 76,
76, 76, 77, 77, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 84, 91, 120, 240, 249
Aragon (Louis), 14, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 80, 81, 84, 85, 85, 91, 91, 92, 92, 101, 101, 105, 105,
106, 106, 107, 108, 109, 109, 116, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 120, 123, 130, 133, 134,
134, 137, 137, 138, 138, 140, 141, 141, 142, 157, 165, 198, 199, 210, 212, 212, 212, 245, 253
Aron (Raymond), 128
Arp (Hans), 79
Arrabal (Fernando), 181, 182, 225, 226, 264
Artaud (Antonin), 40, 64, 65, 65, 65, 65, 65, 65, 84, 84, 85, 86, 86, 91, 115, 150, 155, 155, 155, 155,
155, 155, 156, 175, 182, 183, 200, 222, 224, 224, 224, 240, 259
Audiberti (Jacques), 150, 156, 180
Augiéras (François), 221
Aymé (Marcel), 153, 153, 167

B
Bachelard (Gaston), 161, 167, 197
Badré (Frédéric), 243
Bainville (Jacques), 44, 103
Bakhtine (Mikhaïl), 239
Ball (Hugo), 79
Balzac (Honoré de), 20, 93, 125, 196, 199, 246, 261
Bancquart (Marie-Claire), 236, 258
Barbéris (Dominique), 271, 272
Barbery (Muriel), 299
Barbusse (Henri), 38, 38, 101, 282
Barjavel (René), 169
Baroni (Raphaël), 298
Barrault (Jean-Louis), 66, 66, 151
Barrès (Maurice), 25, 27, 33, 36, 37, 38, 39, 41, 44, 34, 49, 49, 81, 81, 84, 94, 245, 303
Barthes (Roland), 15, 19, 19, 20, 35, 163, 155, 166, 168, 170, 173, 173, 173, 173, 174, 174, 194, 194,
195, 196, 196, 197, 197, 197, 197, 198, 198, 198, 199, 200, 200, 200, 201, 204, 219, 219, 219,
221, 235, 235, 236, 236, 236, 236, 246, 250, 250, 261, 301, 304
Bataille (Georges), 116, 149, 162, 162, 163, 163, 163, 163, 166, 174, 175, 190, 200, 230
Bataille (Henry), 61
Baty (Gaston), 64
Baudelaire (Charles), 26, 68, 84, 91, 116, 121, 161, 161, 199
Bausch (Pina), 224
Bayard (Pierre), 298
Bazin (Hervé), 167
Bazin (René), 22
Beaumarchais (Pierre Augustin Caron de), 261
Beauvoir (Simone de), 109, 124, 127, 128, 141, 159, 162, 166, 214, 217, 217
Beck (Béatrix), 208
Beckett (Samuel), 112, 141, 148, 150, 156, 167, 175, 175, 175, 176, 180, 180, 181, 181, 182, 182,
184, 224, 226, 250, 259, 263, 302, 303
Begag (Azouz), 291
Béguin (Albert), 161
Beigbeder (Frédéric), 299
Ben Jelloun (Tahar), 269
Benda (Julien), 34, 38, 39, 42
Benjamin (Walter), 93
Benoit (Pierre), 55, 90, 168
Bens (Jacques), 202
Benveniste (Émile), 193
Béraud (Henri), 96
Bergounioux (Pierre), 277, 277, 278, 282
Bergson (Henri), 34, 41, 41, 42, 42
Bérimont (Luc), 136
Berl (Emmanuel), 139, 161
Bernanos (Georges), 18, 37, 38, 39, 40, 60, 91, 93, 103, 103, 104, 104, 104, 104, 146, 146, 147, 149,
153, 153, 158, 162, 250, 250
Bernard (Jean-Marc), 44
Bernstein (Henry), 61
Berr (Hélène), 113
Bertina (Arno), 250, 283
Bertrand (Aloysius), 84
Binet (Laurent), 250
Blanchot (Maurice), 17, 103, 112, 112, 112, 112, 141, 148, 161, 166, 174, 174, 190, 197, 235, 249,
302
Blanckeman (Bruno), 14
Blavier (André), 202
Blin (Roger), 185
Bloch (Marc), 212
Blondin (Antoine), 130, 166, 169
Bloy (Léon), 35, 36
Blum (Léon), 36
Bobin (Christian), 271, 271
Bon (François), 237, 292, 301, 303
Bond (Edward), 264
Bonnefoy (Yves), 138, 190, 190, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 236, 255, 255, 255, 256, 256,
302, 304
Bonnet (Marguerite), 83
Bordeaux (Henry), 22, 38, 39
Bory (Jean-Louis), 110
Bouraoui (Nina), 291
Bourdet (Édouard), 61
Bourdet (Gildas), 260
Bourdieu (Pierre), 26, 26, 43, 228
Bourgeat (François), 283
Bourget (Paul), 22, 25, 33, 36, 39, 49, 49, 54, 60, 162
Bourin (Jeanne), 229
Bouvier (Nicolas), 221, 269
Bove (Emmanuel), 126
Brancovan (Constantin de), 44
Braque (Georges), 24, 187
Brasillach (Robert), 103, 106, 106, 107, 108
Brassens (Georges), 170
Braudel (Fernand), 212
Brecht (Bertolt), 19, 150, 154, 155, 152, 155, 155, 155, 181, 196, 223, 223, 264
Bremond (Henri), 71
Breton (André), 50, 50, 56, 56, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 81,
82, 82, 82, 82, 83, 83, 83, 84, 84, 84, 84, 84, 86, 86, 86, 86, 86, 87, 87, 87, 87, 82, 83, 91, 92, 92,
92, 101, 102, 104, 115, 115, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 117, 117, 118, 118, 118,
118, 119, 119, 119, 120, 120, 120, 120, 120, 121, 121, 121, 123, 129, 129, 133, 137, 157, 161,
166, 182, 244
Brisville (Jean-Claude), 262, 262
Broda (Martine), 257
Brook (Peter), 261
Brunetière (Ferdinand), 23, 36
Buñuel (Luis), 85, 116
Butor (Michel), 166, 174, 175, 176, 178, 179, 179, 268

C
Cadiot (Olivier), 244, 244, 254
Cadou (René Guy), 136, 136
Caillavet (Gaston Arman de), 61
Caillavet (Léontine Arman de), 24
Caillois (Roger), 104, 121, 163
Calet (Henri), 142
Calvino (Italo), 202
Camus (Albert), 105, 107, 112, 121, 122, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 128,
128, 128, 128, 129, 145, 147, 148, 153, 155, 155, 155, 156, 160, 162, 162, 167, 169, 181, 215,
216, 216, 216, 216, 216, 216, 217, 245, 250, 259, 276
Camus (Renaud), 277, 277
Caradec (François), 202
Carco (Francis), 45, 142
Cardinal (Marie), 214
Carrère (Emmanuel), 250, 279, 279, 279, 288
Carrière (Jean-Claude), 261
Cars (Guy des), 229
Caubère (Philippe), 236
Cayrol (Jean), 111, 111, 112, 113, 168
Celan (Paul), 191
Céline (Louis-Ferdinand), 19, 38, 91, 91, 103, 107, 108, 108, 126, 130, 142, 143, 144, 145, 145, 147,
149, 157, 159, 162, 167, 176, 215, 215, 215, 215, 216, 221, 282
Cendrars (Blaise), 38, 41, 46, 56, 68, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 78, 78, 91, 92, 96, 159
Césaire (Aimé), 117, 223
Chaillou (Michel), 284
Chamoiseau (Patrick), 268
Chandernagor (Françoise), 239
Char (René), 105, 105, 106, 116, 117, 123, 133, 133, 134, 135, 135, 186, 187, 187, 187, 187, 187,
188, 188, 190, 191, 191
Chardonne (Jacques), 107, 130, 145, 166
Charef (Mehdi), 282
Charle (Christophe), 33
Charles (Michel), 230
Charles-Roux (Edmonde), 167
Chase (James Hadley), 168
Chateaubriand (François-René de), 13, 197, 199
Châteaubriant (Alphonse de), 106
Châteaureynaud (Georges-Olivier), 269
Chawaf (Chantal), 284
Cheng (François), 269
Chéreau (Patrice), 261, 262
Chevillard (Éric), 250, 292, 293
Chirico (Giorgio de), 85, 134
Chomsky (Noam), 201
Chopin (Henri), 255
Cioran (Emil Michel), 162, 198, 250
Cixous (Hélène), 214, 260, 262, 264, 290
Claudel (Paul), 23, 26, 32, 32, 35, 39, 39, 39, 40, 44, 47, 61, 62, 63, 64, 66, 66, 66, 66, 67, 68, 68, 68,
68, 69, 69, 69, 69, 69, 70, 70, 71, 71, 71, 72, 76, 85, 91, 99, 103, 107, 109, 136, 136, 150, 151,
153, 161, 259
Claudel (Philippe), 282, 298
Clavel (Bernard), 208
Cluny (Claude Michel), 258
Cocteau (Jean), 24, 39, 55, 55, 55, 64, 65, 65, 76, 77, 91, 92, 92, 107, 151, 152, 152, 152
Cohen (Albert), 91, 209
Cohen (Isabelle), 288
Colette (Sidonie Gabrielle Colette, dite), 55, 272
Collard (Cyril), 291
Collot (Michel), 186, 237, 238, 237, 258
Commère (Pascal), 258
Compagnon (Antoine), 15, 15, 15, 35, 196, 250, 250, 287
Comte (Auguste), 25
Conrad (Joseph), 93
Copeau (Jacques), 39, 46, 61, 64, 64, 64, 66, 105
Copi (Raoul Damonte, dit), 264, 264
Coppée (François), 44
Cormann (Enzo), 262
Corneille (Pierre), 183
Corti (José), 167
Coupry (François), 269
Courteline (Georges), 62
Crémieux (Benjamin), 96, 104
Curval (Philippe), 169
Cyrulnik (Boris), 287

D
Dabit (Eugène), 91, 142, 142
Dac (Pierre), 293
Dadelsen (Jean-Paul de), 136
Daeninckx (Didier), 238, 282, 282
Dalí (Salvador), 85, 116, 117, 120
Dambre (Marc), 19
Dantec (Maurice G.), 285, 285
Dard (Frédéric), 169
Daudet (Léon), 39, 96, 103, 106
Daumal (René), 86
Debord (Guy), 246
Debray (Régis), 228
Debussy (Claude), 24
Decour (Jacques), 105
Deguy (Michel), 229, 257, 257, 257, 257, 301
Delaume (Chloé), 290
Delaunay (Sonia), 78
Delaveau (Philippe), 258
Delay (Florence), 229
Delbo (Charlotte), 111
Delerm (Philippe), 271
Deleuze (Gilles), 242, 290
Delteil (Joseph), 56, 81, 115
Demanze (Laurent), 248
Denoël (Robert), 91, 91, 108
Denon (Dominique Vivant, baron), 266
Déon (Michel), 130, 166
Derrida (Jacques), 200, 201, 242, 290
Desjardins (Paul), 94
Desnos (Robert), 80, 81, 85, 85, 92, 104, 105, 105, 115, 116, 123
Despentes (Virginie), 290
Deutsch (Michel), 223, 260
Deville (Patrick), 265, 278, 291
Diaghilev (Serge de), 25, 65
Dib (Mohammed), 268
Dicker (Joël), 299
Diderot (Denis), 266, 266
Disney (Walt), 96
Domenach (Jean-Marie), 181
Dorgelès (Roland), 38
Dos Passos (John), 140, 146
Dostoïevski (Fiodor), 60
Doubrovsky (Serge), 197, 198, 221, 221, 236, 273, 275
Doucet (Jacques), 92
Doumet (Christian), 258
Drieu la Rochelle (Pierre), 103, 105, 106, 108
Drumont (Édouard), 36
Druon (Maurice), 104
Du Bos (Charles), 39
Du Bouchet (André), 191, 191, 191
Dubillard (Roland), 180, 183
Dubost (Patrick), 255
Duchamp (Marcel), 79, 117, 120, 121
Duhamel (Georges), 26, 45, 140, 140, 159
Duhamel (Marcel), 168
Dujardin (Édouard), 59
Dullin (Charles), 64, 65
Dumas (Alexandre), 267
Dupin (Jacques), 191, 191, 255
Duras (Marguerite), 20, 149, 166, 175, 177, 178, 178, 179, 180, 181, 184, 214, 229, 236, 239, 245,
248, 259, 261, 274, 274, 283

E
Echenoz (Jean), 242, 250, 265, 265, 280, 280, 282, 282, 291
Eco (Umberto), 250
Eluard (Paul), 80, 81, 85, 85, 85, 91, 92, 105, 116, 117, 117, 117, 133, 134, 137, 137, 137, 138, 138
Emaz (Antoine), 255, 292
Emmanuel (Pierre), 105, 105, 136, 188
Engels (Friedrich), 119
Ernaux (Annie), 239, 248, 278, 278, 278, 298
Ernst (Max), 79, 85, 116, 117, 134
Espitallier (Jean-Michel), 244, 254
Esteban (Claude), 258
Étiemble (René), 128, 129

F
Faulkner (William), 161, 174, 176
Faye (Jean-Pierre), 200, 201, 243, 243
Febvre (Lucien), 212
Fénelon (François de Salignac de La Mothe), 57
Fernandez (Ramon), 146
Ferney (Alice), 282
Ferrat (Jean), 253
Ferré (Léo), 229
Feydeau (Georges), 61
Finkielkraut (Alain), 287
Fitzgerald (Francis Scott), 93
Flament (Flavie), 287
Flaubert (Gustave), 26, 174, 176, 195, 301, 301
Fleming (Ian), 168
Flers (Robert de), 61
Florian-Parmentier, 43, 43
Follain (Jean), 136
Fombeure (Maurice), 136
Forest (Philippe), 271
Forêts (Louis-René des), 147, 166, 191, 276
Fort (Paul), 45, 45, 46, 76
Foucault (Michel), 193, 194, 199, 200, 242, 246, 249, 290
Fouchet (Max-Pol), 105
Fourcade (Dominique), 254
Fourest (Georges), 45
Fourier (Charles), 120, 137, 199
Fournel (Paul), 243
France (Anatole), 23, 33, 34, 36, 37, 39, 49, 84, 85, 115
Frank (Bernard), 130
Franquin (André), 170
Freud (Sigmund), 41, 41, 82, 119, 120, 262, 273

G
Gabily (Didier-Georges), 264
Gadenne (Paul), 147
Gailly (Christian), 265, 265
Gallimard (Gaston), 23, 23, 71, 91, 94
Gardner (Erle Stanley), 169
Garnier (Pierre), 255
Garron (Isabelle), 237
Gary (Romain), 93, 110, 110, 167, 210, 211, 219, 219, 219, 228, 228, 228
Gatti (Armand), 223, 223
Gaudé (Laurent), 264, 264, 282, 282
Gaulle (Charles de), 218, 298
Gauthier (Xavière), 214
Gavalda (Anna), 299
Gaxotte (Pierre), 103
Gefen (Alexandre), 248, 248, 288, 297
Gémier (Firmin), 63
Genet (Jean), 123, 149, 156, 161, 161, 167, 181, 182, 182, 185, 207, 226, 250, 282
Genette (Gérard), 16, 195, 198, 198, 201, 221, 239
Genevoix (Maurice), 91
Géraldy (Paul), 22
Géricault (Théodore), 212
Germain (Sylvie), 238
Ghéon (Henri), 46
Giacometti (Alberto), 119, 187, 256
Gide (André), 12, 23, 23, 26, 32, 32, 40, 41, 44, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 34, 50, 51, 52, 52, 54, 57,
57, 57, 58, 58, 58, 58, 58, 59, 59, 59, 59, 60, 60, 61, 62, 64, 67, 71, 59, 79, 85, 91, 92, 93, 94, 94,
94, 94, 99, 101, 101, 101, 102, 102, 103, 109, 123, 123, 144, 158, 159, 160, 162, 168, 176, 176,
218, 245, 249, 250, 299, 302, 303, 304
Gilbert-Lecomte (Roger), 86
Gillibert (Jean), 261
Giono (Jean), 38, 93, 102, 108, 139, 143, 143, 143, 144, 144, 144, 148, 149, 153, 153, 157, 158, 159,
162, 167, 169, 210, 210, 211, 211, 212, 282, 304
Giraudoux (Jean), 17, 19, 56, 64, 90, 107, 150, 150, 150, 150, 151, 151, 151, 154, 156, 150, 181,
240, 259
Giroud (Françoise), 169
Gleize (Jean-Marie), 244, 244, 254
Glissant (Édouard), 268, 269
Godard (Anne), 268
Godard (Henri), 32, 144, 205, 215, 216
Godard (Jean-Luc), 170
Goffette (Guy), 258
Goldmann (Lucien), 197, 207
Gorki (Maxime), 101
Goscinny (René), 170
Gourmont (Remy de), 46, 46
Gracq (Julien), 15, 19, 15, 90, 118, 129, 129, 129, 130, 148, 153, 153, 165, 165, 167, 168, 210, 210,
211, 211, 211, 240, 245, 304
Grainville (Patrick), 213
Grasset (Bernard), 23, 90, 93, 167
Green (Eugène), 287
Green (Julien), 91, 146, 146, 158
Greimas (Algirdas Julien), 194, 195
Grimbert (Philippe), 284
Grosjean (Jean), 136, 188
Grossman (Vassili), 270
Groult (Benoîte), 214
Groult (Flora), 214
Grumberg (Jean-Claude), 222
Guattari (Félix), 242, 243
Guéhenno (Jean), 101
Guénoun (Denis), 263
Guez (Olivier), 284
Guggenheim (Peggy), 117
Guibert (Hervé), 275, 291
Guillevic (Eugène), 106, 190, 190
Guilloux (Louis), 101, 141, 141, 142, 142, 142
Guitry (Sacha), 61, 151, 151
Guyotat (Pierre), 200, 244

H
Haddad (Hubert), 269
Haenel (Yannick), 243, 250, 270, 270, 280, 281, 284, 284, 301
Halévy (Daniel), 91
Halimi (Gisèle), 214
Hallier (Jean-Edern), 199
Hammett (Dashiell), 168
Hamon (Hervé), 231
Hartog (François), 249, 249
Hébert (Anne), 268
Hegel (Friedrich), 116, 120, 124
Heidegger (Martin), 125, 125, 191
Heidsieck (Bernard), 255, 255
Hemingway (Ernest), 93
Hémon (Louis), 90
Henriot (Émile), 174
Héraclite, 191
Heredia (José Maria de), 44
Hergé (Georges Remi, dit), 96
Hériat (Philippe), 91
Himes (Chester), 168
Hocquard (Emmanuel), 230, 244, 244, 244, 253, 254
Hocquenghem (Guy), 291
Homère, 191
Honoré (Christophe), 291
Houellebecq (Michel), 269, 270, 299
Huelsenbeck (Richard), 79
Hugo (Victor), 12, 12, 13, 17, 79, 102, 121, 123, 245, 259, 301
Huguenin (Jean-René), 199
Husserl (Edmund), 124
Huston (Nancy), 268, 269
Huysmans (Joris-Karl), 25, 31, 35

I
Ibsen (Henrik), 62
Ionesco (Eugène), 19, 122, 130, 150, 150, 156, 180, 181, 181, 182, 182, 182, 183, 183, 185, 185,
186, 226, 259, 264
Irigaray (Luce), 214
Isou (Isidore), 137
Istrati (Panaït), 102

J
Jabès (Edmond), 188, 188, 188
Jaccottet (Philippe), 190, 191, 191, 191, 255, 255, 255, 255, 256, 258, 302
Jacob (Max), 24, 39, 45, 75, 76, 78, 78, 91, 92, 104
Jakobson (Roman), 20, 161, 193, 194, 194
Jammes (Francis), 35, 39, 45
Janvier (Ludovic), 259
Japrisot (Sébastien), 282
Jarry (Alfred), 19, 24, 32, 46, 62, 63, 64, 64, 75, 84, 120, 182, 222
Jauffret (Régis), 272, 292
Jauss (Hans Robert), 239
Jouet (Jacques), 243
Jouhandeau (Marcel), 107, 145
Jourde (Pierre), 241, 241, 299
Jouve (Pierre Jean), 60, 60, 135, 136, 188
Jouvet (Louis), 64, 64, 65, 111, 150, 151
Joyce (James), 59, 60, 60, 93, 174, 176, 176, 177, 218
Juliet (Charles), 277, 277

K
Kaddour (Hédi), 267, 298
Kafka (Franz), 93, 175, 176, 176
Kahn (Gustave), 68
Kane (Sarah), 264
Kantor (Tadeusz), 224
Kaplan (Leslie), 237, 292
Kateb Yacine, 223
Kaufmann (Vincent), 198, 249
Kerangal (Maylis de), 288, 288
Kessel (Joseph), 104, 105, 159, 208
Kierkegaard (Søren), 124
Klein (Gérard), 169
Klossovski (Pierre), 213
Koltès (Bernard-Marie), 239, 240, 260, 261, 262, 264, 282, 291
Kourouma (Ahmadou), 268
Kristeva (Julia), 200, 200, 201
Kristof (Agota), 285
Kundera (Milan), 238, 266, 266, 266

L
La Rochefoucauld (François de), 293
La Tour du Pin (Patrice de), 136, 188
Labiche (Eugène), 61
Lacan (Jacques), 193, 194, 199, 200, 246, 273
Lacarrière (Jacques), 221
Lachaud (Denis), 284
Lagarce (Jean-Luc), 260, 262
Lamartine (Alphonse de), 20
Lambrichs (Georges), 229, 254
Lambron (Marc), 283
Lanson (Gustave), 15, 25, 197
Lanza del Vasto, 159
Lanzmann (Claude), 113, 283
Larbaud (Valery), 26, 47, 55, 55, 56, 60, 68, 93, 272
Lasserre (Pierre), 44
Laudenbach (Roland), 166
Laurens (Camille), 271
Laurent (Jacques), 130, 162, 166, 166, 210
Laurrent (Éric), 265
Lautréamont (Isidore Ducasse, dit comte de), 84, 92, 120, 203, 254
Lavedan (Henri), 61
Lavelli (Jorge), 264
Lavocat (Françoise), 298
Lawrence (Thomas Edward), 218
Le Bris (Michel), 269, 289
Le Clézio (Jean-Marie Gustave), 166, 213, 213, 213, 213, 229, 238, 238, 246, 247, 267, 269, 277,
301, 301
Le Goff (Jacques), 13
Le Lionnais (François), 202
Leblanc (Maurice), 22
Lecarme (Jacques), 216
Lecarme-Tabone (Éliane), 216
Leduc (Violette), 217
Leenhardt (Jacques), 207
Lefèvre (Frédéric), 95
Léger (Fernand), 24
Leiris (Michel), 116, 123, 158, 158, 158, 159, 159, 166, 175, 191, 218
Lejeune (Philippe), 221, 221, 221, 273
Lemaire (Jean-Pierre), 258
Lemaître (Jules), 37
Lemaitre (Pierre), 282
Lemonnier (Léon), 142
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 42
Leroux (Gaston), 22
Lescure (Jean), 202, 202
Levi (Primo), 111, 270
Lévi-Strauss (Claude), 159, 193, 194, 221, 242
Lévy (Bernard-Henri), 12, 230
Lindon (Jérôme), 166, 174, 175, 175
Littell (Jonathan), 270, 271, 284, 284
Loti (Pierre), 23, 49, 49, 49
Louis-Combet (Claude), 280
Luc (saint), 279
Lugné-Poe, 62, 63, 64, 66
Lyotard (Jean-François), 199, 241

M
Maalouf (Amin), 269, 278
Mac Orlan (Pierre), 55, 208
Macé (Gérard), 247, 280, 280
Macé (Marielle), 298
Maeterlinck (Maurice), 24, 62
Magritte (René), 85
Maingueneau (Dominique), 248
Makine (Andreï), 268
Malet (Léo), 169
Malherbe (François de), 288
Mallarmé (Stéphane), 17, 26, 31, 32, 32, 34, 36, 46, 32, 68, 69, 71, 138, 174, 189, 195, 196, 196,
199, 198, 249, 254, 301, 301
Mallet-Joris (Françoise), 167
Malraux (André), 17, 19, 91, 92, 101, 101, 102, 102, 104, 105, 109, 109, 123, 123, 125, 126, 139,
139, 139, 142, 143, 143, 143, 143, 143, 143, 144, 144, 157, 161, 169, 181, 185, 208, 212, 216,
218, 218, 218, 219, 224, 245, 250, 251, 299, 301
Mambrino (Jean), 188
Man Ray, 85
Mandouze (André), 166, 283
Marcel (Gabriel), 124, 127
Margueritte (Paul), 50
Margueritte (Victor), 50
Marinetti (Filippo Tommaso), 45, 45, 76, 244
Maritain (Jacques), 25, 35, 39, 40, 42, 91
Martin du Gard (Maurice), 95
Martin du Gard (Roger), 36, 37, 38, 52, 59, 64, 140
Marx (Karl), 42, 116, 117, 200, 242, 273
Marx (William), 248
Mascolo (Dionys), 166
Maspero (François), 166, 276, 276, 276, 283
Maspero (Henri), 276
Massis (Henri), 37, 39, 40, 44, 80, 91, 94, 106
Masson (André), 85
Masson (Jean-Yves), 258
Matisse (Henri), 24, 212, 212
Maulnier (Thierry), 166
Maulpoix (Jean-Michel), 237, 250, 257, 257, 257, 298
Mauriac (Claude), 175, 175, 218
Mauriac (François), 40, 60, 91, 92, 105, 106, 107, 108, 109, 146, 146, 146, 146, 146, 153, 160, 161,
162, 146, 146, 169, 175, 199, 212, 220, 221, 245
Maurois (André), 91, 212
Mauron (Charles), 197
Maurras (Charles), 34, 36, 39, 40, 40, 41, 43, 44, 103, 103, 104, 106, 108, 109
Mauvignier (Laurent), 283, 283
Mazeline (Guy), 94, 94
Melville (Herman), 93
Merle (Robert), 110
Merleau-Ponty (Maurice), 125, 125, 126, 128
Merlin-Kajman (Hélène), 298
Meyronnis (François), 243
Michaux (Henri), 91, 134, 134, 134, 135, 135, 159, 175, 186, 187, 187, 187, 191
Michon (Pierre), 235, 239, 246, 247, 247, 248, 235, 271, 278, 280
Millet (Catherine), 275
Millet (Richard), 248, 250, 278, 288
Mimouni (Rachid), 283
Minyana (Philippe), 262, 264
Mirbeau (Octave), 33, 62
Miró (Joan), 85
Mnouchkine (Ariane), 225, 225, 225, 262
Modiano (Patrick), 209, 209, 210, 228, 228, 229, 246, 279, 279, 283, 283, 284, 301
Monfreid (Henry de), 208
Monnier (Adrienne), 92, 93
Montaigne (Michel Eyquem de), 157, 302
Montesquieu (Charles de Secondat, baron de), 20
Montfort (Henri), 46, 46, 46
Montherlant (Henry de), 91, 108, 140, 145, 153, 154, 154, 167
Morand (Paul), 56, 91, 107, 130, 159, 166
Mordillat (Gérard), 239
Moréas (Jean), 43, 44
Moreau (Jean-Luc), 269
Morris (Maurice De Bevere, dit), 170
Mouawad (Wajdi), 264, 269
Mounier (Emmanuel), 95
Moustaki (Georges), 229
Mühlfeld (Jeanne Meyer, épouse), 92
Murat (Michel), 253
Musset (Alfred de), 259

N
Nadeau (Maurice), 81, 82, 166
Naville (Pierre), 84, 86, 86, 115
NDiaye (Marie), 250, 268
Némirovsky (Irène), 93, 104, 113
Nerval (Gérard de), 84, 121
Nietzsche (Friedrich), 41, 41
Nimier (Roger), 130, 149, 166
Nizan (Paul), 101, 104, 161
Noailles (Anna de), 24, 44, 44, 80
Noël (Bernard), 190, 244
Noël (Marie), 136
Noguez (Dominique), 248
Nora (Pierre), 230, 284
Norge (Géo), 136
Nothomb (Amélie), 299
Nougaro (Claude), 229
Nourissier (François), 230
Nouveau (Germain), 84
Novarina (Valère), 253, 260, 262, 263, 263, 263, 263, 263

O
Obaldia (René de), 180
Ollier (Claude), 175, 175, 242, 244
Ormesson (Jean d’), 267
Oster (Christian), 242, 265, 266
Ozouf (Mona), 278, 291

P
Pagnol (Marcel), 96
Pastoureau (Henri), 118
Paul (saint), 279
Paulhan (Jean), 47, 94, 105, 108, 123, 128, 161, 174, 196
Pavlowitch (Paul), 228
Péguy (Charles), 12, 13, 15, 24, 25, 26, 34, 34, 34, 35, 36, 37, 38, 42, 68, 68, 70, 136, 285
Pennequin (Charles), 255
Perec (Georges), 113, 202, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 205, 205, 205, 220, 221, 236, 243, 243, 244,
265, 267, 281, 283, 302
Péret (Benjamin), 81, 84, 85, 86, 104, 116, 117, 117
Pergaud (Louis), 38
Péri (Gabriel), 105
Perros (Georges), 190
Philippe (Charles-Louis), 50, 101, 142
Pia (Pascal), 105
Picabia (Francis), 79, 80, 80
Picard (Raymond), 197
Picasso (Pablo), 24, 65, 76, 76
Picon (Gaëtan), 191
Piel (Jean), 230
Pierre-Quint (Léon), 92
Pieyre de Mandiargues (André), 213
Pinget (Robert), 175, 175, 179, 179, 181, 182, 259
Pirotte (Jean-Claude), 237, 237
Piscator (Erwin), 223
Pitoëff (Georges), 64, 64, 65
Pivot (Bernard), 227, 228, 228, 228
Planchon (Roger), 223, 224, 224, 261
Platon, 191
Pleynet (Marcelin), 200, 200
Poe (Edgar), 116
Poirier (Jacques), 99
Ponge (Francis), 105, 112, 134, 134, 137, 138, 138, 161, 186, 186, 189, 189, 189, 189, 190, 190, 190,
189, 199, 236, 244, 254
Pouchkine (Alexandre), 93
Poulaille (Henry), 101, 102
Poulet (Georges), 32, 198
Prévert (Jacques), 116, 120, 122, 135, 137, 138, 151, 253
Prigent (Christian), 201, 201, 229, 244, 244, 244, 254
Privat (Bernard), 167
Propp (Vladimir), 195
Proust (Marcel), 12, 23, 23, 26, 39, 44, 47, 52, 52, 52, 52, 52, 53, 54, 55, 56, 58, 60, 83, 91, 93, 99,
125, 159, 160, 174, 176, 176, 176, 179, 195, 197, 199, 218, 246, 248, 250, 250, 290, 301, 301,
301, 303
Psichari (Ernest), 25, 38, 38
Py (Olivier), 260, 263, 264, 291

Q
Queneau (Raymond), 116, 137, 138, 149, 169, 202, 202, 202, 203, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 243
Quignard (Pascal), 191, 230, 238, 247, 247, 248, 250, 301
Quint (Michel), 284
Quintane (Nathalie), 255

R
Rachilde (Marguerite Eymeri, dite), 24
Racine (Jean), 196, 199
Raczymow (Henri), 248
Radiguet (Raymond), 55, 55
Raimond (Michel), 49, 49, 49
Ramuz (Charles-Ferdinand), 143
Ravel (Maurice), 280, 280
Ray (Lionel), 236, 258
Rebatet (Lucien), 106, 108, 108, 142, 142
Réda (Jacques), 190, 190, 254, 255
Régnier (Henri de), 44, 44, 90, 96
Régy (Claude), 261
Rémond (René), 230
Rémy (Pierre-Jean), 208
Renan (Ernest), 25, 41
Renard (Jean-Claude), 188
Renard (Jules), 293
Resnais (Alain), 112, 179
Reverdy (Pierre), 77, 77, 78, 78, 78, 78, 83, 92, 255
Reverseau (Anne), 293
Reza (Yasmina), 260, 262, 262
Ribemont-Dessaignes (Georges), 65, 80, 116
Ricardou (Jean), 174, 198, 200, 201, 241
Richard (Jean-Pierre), 197, 198, 272, 298
Ricœur (Paul), 177, 177, 238, 239
Rigaut (Jacques), 120
Rilke (Rainer Maria), 191
Rimbaud (Arthur), 68, 69, 71, 83, 84, 116, 117, 120, 208, 246, 254, 267, 280, 280
Rinaldi (Angelo), 230, 230
Rio (Michel), 231, 266, 266, 266
Ristat (Jean), 230
Rivière (Jacques), 25, 47, 52, 55, 58, 61
Robbe-Grillet (Alain), 19, 130, 130, 166, 166, 173, 173, 174, 174, 174, 175, 176, 176, 177, 178, 178,
178, 179, 179, 186, 198, 236, 236, 236, 241, 249, 274, 274, 275, 301, 301
Roche (Denis), 200, 200, 201, 201, 201, 236
Roche (Maurice), 201, 244
Rochefort (Christiane), 136, 167, 214
Rolin (Olivier), 267, 292
Rolland (Romain), 23, 26, 34, 38, 38, 51, 52, 63, 64, 101, 101, 104, 140
Romains (Jules), 45, 104, 140, 140, 140
Rosny aîné (Joseph Henri Boex, dit), 33
Rostand (Edmond), 33, 61
Roth (Joseph), 93
Rotman (Patrick), 231
Rouaud (Jean), 239, 267, 269, 278, 282, 282, 289, 299
Roubaud (Jacques), 201, 202, 202, 203, 243, 243, 244, 244, 253, 254, 254
Rougemont (Denis de), 121
Rousseau (Jean-Jacques), 274, 276, 288
Roussel (Raymond), 84
Rousset (David), 111
Rousset (Jean), 198, 198
Rouveyre (André), 158
Roy (Claude), 15, 103, 109, 209
Ruyters (André), 46
S
Sacré (James), 236, 258
Sade (Donatien Alphonse François, marquis de), 84, 120, 199
Sadoul (Georges), 116, 117
Sagan (Françoise), 167, 214
Sainclivier (Jacqueline), 17
Saint-Exupéry (Antoine de), 19, 93, 104, 107, 126, 126, 143, 143, 160, 168
Saint-John Perse (Alexis Leger, dit), 70, 70, 104, 135, 136, 186, 187, 187, 187, 187, 190, 304
Saint-Pol Roux (Paul Roux, dit), 45, 84
Sainte-Beuve (Charles Augustin), 197, 197, 290
Salacrou (Armand), 63, 63, 65, 151
Sallenave (Danièle), 238
Salmon (André), 24, 75, 76
Salvayre (Lydie), 250, 288
Sangnier (Marc), 40
Sarraute (Nathalie), 20, 91, 147, 149, 161, 166, 166, 174, 174, 175, 175, 176, 176, 176, 177, 178,
179, 181, 182, 214, 236, 239, 259, 263, 274, 301
Sartre (Jean-Paul), 12, 12, 13, 17, 17, 17, 19, 34, 99, 107, 107, 109, 110, 121, 122, 122, 122, 122,
123, 123, 123, 123, 124, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 127,
127, 127, 128, 128, 128, 128, 128, 130, 130, 130, 139, 141, 141, 141, 141, 145, 146, 146, 146,
148, 148, 150, 150, 150, 151, 153, 154, 154, 154, 154, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 160,
161, 161, 162, 162, 162, 163, 163, 146, 146, 146, 155, 166, 166, 166, 167, 173, 176, 176, 181,
181, 181, 183, 197, 197, 198, 198, 199, 216, 217, 217, 217, 217, 227, 227, 230, 231, 240, 245,
248, 250, 250, 251, 259, 276, 287, 301, 301, 301, 302, 302, 303
Satgé (Alain), 246
Satie (Erik), 65
Saussure (Ferdinand de), 194
Savary (Jérôme), 225, 225, 226, 226
Schiffrin (Jacques), 167
Schlumberger (Jean), 23, 46
Schmitt (Éric-Emmanuel), 262, 262
Schopenhauer (Arthur), 41
Schreiber (Boris), 276, 284
Schwartz-Bart (André), 113
Segalen (Victor), 56, 68
Seghers (Pierre), 105, 105, 229
Sempé (Jean-Jacques), 170
Semprun (Jorge), 275, 275, 276, 276, 276, 284, 284, 284
Senghor (Léopold Sédar), 135
Serreau (Geneviève), 157, 157
Serres (Michel), 296, 296
Servan-Schreiber (Jean-Jacques), 169
Shakespeare (William), 62, 191, 256
Simenon (Georges), 169
Simon (Claude), 19, 20, 159, 166, 175, 175, 176, 177, 178, 178, 178, 179, 180, 207, 236, 237, 265,
267, 277, 281, 283, 302
Simonin (Albert), 168
Sivan (Jacques), 244
Sollers (Philippe), 166, 168, 189, 199, 199, 199, 200, 200, 200, 200, 200, 201, 201, 201, 230, 230,
238, 242, 243, 243, 246, 250, 265, 281, 302
Sorel (Georges), 41
Souday (Paul), 96
Soupault (Philippe), 56, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 92, 92, 92, 115, 157, 159
Staël (Nicolas de), 187
Starobinski (Jean), 135, 198, 198, 298
Stéfan (Jude), 229, 258
Steiner (George), 17
Steinmetz (Jean-Luc), 201
Stendhal (Henri Beyle, dit), 275
Sternberg (Jacques), 169
Stravinsky (Igor), 25
Strindberg (August), 62
Styron (William), 271
Suarès (André), 34, 44, 92, 162
Sully Prudhomme, 44
Supervielle (Jules), 56, 68, 91, 104, 137
Swift (Jonathan), 120

T
Tadié (Jean-Yves), 15, 54, 250
Tagore (Rabindranath), 93
Taine (Hippolyte), 25, 41, 197
Tanguy (Yves), 85
Tanner (Alain), 13, 301
Tarde (Alfred de), 37
Tardieu (Jean), 105, 137, 137, 156, 180, 183
Tati (Jacques), 170
Thibaudet (Albert), 35, 35, 35, 59, 89, 96, 160
Thomas (Henri), 229
Todorov (Tzvetan), 195, 198, 195, 221, 238, 248, 249, 249, 250, 287
Toulet (Paul-Jean), 45
Tournier (Michel), 213, 213, 238
Toussaint (Jean-Philippe), 242, 265, 291
Trakl (Georg), 280
Trénet (Charles), 170
Triolet (Elsa), 91, 105, 107, 165
Tristan (Fédérick), 269
Trotski (Léon), 42, 102, 102
Troyat (Henri), 167
Tzara (Tristan), 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 84, 118, 135, 135

U
Ubersfeld (Anne), 226
Uderzo (Albert), 170

V
Vaché (Jacques), 84, 120
Vailland (Roger), 86, 109, 118, 208
Valéry (Paul), 17, 32, 32, 39, 44, 46, 47, 50, 50, 68, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 72, 72, 72, 72, 73, 76,
79, 81, 85, 91, 92, 92, 94, 99, 109, 133, 138, 160, 160, 161, 161, 161, 162, 195, 250, 251, 254,
275, 282, 301, 301, 301
Van Gogh (Vincent), 246
Vauthier (Jean), 180
Vercier (Bruno), 283
Vercors (Jean Bruller, dit), 105, 105, 109, 166
Verhaeren (Émile), 45, 68
Verlaine (Paul), 76
Vernant (Jean-Pierre), 166
Verne (Jules), 267
Viala (Alain), 239
Vialatte (Alexandre), 55, 93
Vian (Boris), 122, 123, 129, 149, 156, 169, 169, 180, 182, 182, 253
Viart (Dominique), 20, 20, 20, 245, 249, 245, 248, 277, 283, 283
Vidal-Naquet (Pierre), 166
Vieira da Silva (Maria Elena), 187
Viel (Tanguy), 265
Vilar (Jean), 151, 154, 224, 260
Vinaver (Michel), 223, 259, 260, 262, 263, 264, 264, 301
Vincent (Jean-Pierre), 261
Vitez (Antoine), 260, 261
Vitrac (Roger), 65, 65, 65, 84, 84, 91, 99, 115, 116
Volodine (Antoine), 285
Voltaire (François Marie Arouet, dit), 12, 123, 245, 301
Vuillard (Éric), 284

W
Weil (Simone), 162
Wenzel (Jean-Paul), 223, 260
Weyergans (François), 246, 271
Wiesel (Elie), 113, 283
Wilson (Robert), 224
Winckler (Martin), 267, 299
Winock (Michel), 34, 94
Wittig (Monique), 214
Woolf (Virginia), 176

Y
Yeats (William Butler), 191, 256
Yourcenar (Marguerite), 92, 149, 209, 209, 209, 214, 220, 221, 277

Z
Zévaco (Michel), 22
Zola (Émile), 17, 22, 26, 27, 31, 32, 32, 33, 33, 33, 33, 34, 34, 36, 36, 36, 37, 54, 62, 102, 123, 245,
301, 301, 301

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