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Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez

L es voix qui s’expriment ici entendent demeurer dans les


parages de la déconstruction, et notamment de la pensée
de Jacques Derrida. Autrement dit, elles ne séjournent pas
Philosophie

sous la direction de
sur le lieu même, mais restent dans le voisinage théorique
d’une réflexion exigeante où l’expérience concrète – celle de
l’art en particulier – précède toujours le passage au concept,
loin de toute systématisation abstraite. Il ne s’agit pas de
« déconstruire » une esthétique ou une philosophie de l’art,
que l’auteur de La vérité en peinture a bien pris garde, au de-
meurant, de ne jamais élaborer, mais de s’approprier au plus
LA PENSÉE
juste les traces qu’il nous a léguées pour assurer notre pré-
sence dans le monde contemporain. COMME
EXPÉRIENCE
Esthétique
et déconstruction

LA PENSÉE COMME EXPÉRIENCE


Préface de Jean-Luc Nancy
Contributions de :
Vangelis Athanassopoulos, Jean-Marie Brohm, Michel Gaillot, sous la direction de
Christophe Genin, Marc Jimenez, Jacinto Lageira, Apostolos Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez
Lampropoulos, Anna Longo, Benjamin Riado et Isabelle
Rieusset-Lemarié.

Prix 19 € PUBLICATIONS DE LA SORBONNE


ISBN 978-2-85944-948-3
ISSN 1255-183X

PUBLICATIONS DE LA SORBONNE
Série Philosophie – 38
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La pensée
comme expérience
Esthétique et déconstruction

sous la direction de
Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez

Ouvrage publié avec le concours de la Commission de la recherche


de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et avec le soutien de l’équipe Æsthetica
de l’Institut Acte (Arts, créations, théories esthétiques), UMR 8218,
université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CNRS

Publications de la Sorbonne
2016
© Publications de la Sorbonne, 2016
212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.publications-sorbonne.fr

Loi du 11 mars 1957


Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.
« Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation,
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ISBN 978-2-85944-948-3
ISSN 1255-183X
Avant-propos
Vangelis Athanassopoulos

Qu’est-ce qu’une expérience ? Quelque chose que l’on a, ou quelque chose


que l’on fait ? Car, même si l’on peut penser que l’on ne peut vraiment en
avoir que dans la mesure où l’on entre dans un commerce actif et effectif
avec le réel, il n’est pas moins vrai que le « faire » d’une expérience présup-
pose – contient en lui-même, comme sa condition de possibilité – de s’abs-
tenir de la posséder comme un bien cumulable. « Faire » une expérience,
c’est reconnaître un arrêt ou un pli dans le continuum spatiotemporel, un
arrêt ou un pli qui, tout en étant historiquement déterminable et dans la
mesure même où il l’est, accuse le nom même d’« expérience » qu’on lui
donne comme tentative contradictoire de catégoriser et de cumuler ce qui,
précisément, se donne comme non catégorisable – car non pas différent du
reste une fois pour toutes, mais chaque fois différent de lui-même.
Faire et avoir, expérimentation ou accumulation, événement et/ou connais-
sance, tel semble être le double bind, ou double contrainte, qui constitue le
rapport esthétique à l’art et au sensible :
L’esthétique souffre d’une dualité déchirante. Elle désigne d’une part la
théorie de la sensibilité comme forme de l’expérience possible ; d’autre
part la théorie de l’art comme réflexion de l’expérience réelle. Pour que les
deux sens se rejoignent, il faut que les conditions de l’expérience en général
deviennent elles-mêmes conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art, de
son côté, apparaît alors réellement comme expérimentation1.
Certes, le réel doit être possible (n’est-ce pas la vocation de la théorie
– de la connaissance en général – de comprendre comment ?) et le possible
contient en lui-même la dynamique – le potentiel – de sa réalisation (n’est-
ce pas la pratique de l’art qui montre l’effectivité de cette dynamique – ou
comment ce potentiel peut-il se matérialiser historiquement ?). Cependant,
il reste que ces quelques mots de Deleuze sont susceptibles d’être lus de deux
manières : d’une part, s’agirait-il de rendre réel ce qui n’est encore que possi-
bilité, faire coïncider ce que l’expérience pourrait (ou devrait être) avec ce

1. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, p. 300.


6 vangelis athanassopoulos

qu’elle est ; d’autre part, rendre le réel lui-même possible, c’est-à-dire incer-
tain, éventuel, contingent, mais aussi tirer l’expérience réelle du néant de
l’indistinction et de l’équivalence (de l’accumulation), la dédoubler pour
lui permettre d’accéder à l’existence en tant qu’expérience, faire deux pour
en avoir une (double), choisir la possibilité de choisir et rejeter son impos-
sibilité, ou plutôt l’accepter, comme une négation dont dépend la possi-
bilité initiale même de choix – c’est peut-être ça que Deleuze appelle une
« expérimentation ».
Aux origines de l’esthétique en tant que discipline philosophique, la
double contrainte permet de fonder simultanément l’autonomie de son
objet et sa propre autonomie, le jugement esthétique kantien n’étant soumis
ni à l’entendement et ses déterminations conceptuelles ni à la sensation et
ses séductions matérielles. Or, de Schiller à Adorno, en passant par Hegel,
elle cesse d’être l’instrument qui trace les limites extérieures d’une région
séparée de l’expérience pour se déplacer vers l’acte même de cette séparation,
désignant désormais, au sein de l’expérience esthétique, ce qui la voue à ce
qu’elle ne peut plus, ou pas encore, être – la contradiction entre la radicale
autonomie de l’art et la promesse d’une émancipation politique et sociale2.
En même temps, la question que la théorie pose à l’expérience, on est
en droit de la poser à la théorie elle-même : le discours esthétique serait-il
de l’ordre du faire ou de l’avoir ? La tentative de catégorisation serait-elle
consubstantielle au processus d’accumulation ? Qu’est-ce que la théorie
fait à l’expérience – et à l’expérience artistique plus particulièrement – et
comment s’en trouve-t-elle affectée en retour ?
Ces questions traversent, sous des formes variées, l’ensemble des textes
rassemblés ici, balisant le terrain de la rencontre entre l’esthétique et la
déconstruction. Car au-delà (ou plutôt en deçà) de la reconnaissance de la
place privilégiée qu’occupent l’art et l’expérience esthétique dans le corpus
déconstructif, et notamment dans le travail de Jacques Derrida, ainsi que des
tensions créées par la remise en cause radicale, opérée par ce dernier, du logo-
centrisme et des distinctions métaphysiques sur lesquels se fonde le discours
esthétique, il nous semble que la tâche par excellence que la déconstruction
s’est donnée est celle de penser le double bind de la pensée comme expé-
rience, d’une pensée qui fait dans sa confrontation avec l’art l’expérience
de ses propres limites – les limites de la pensée et de l’expérience, c’est-
à-dire pas seulement les limites entre elles, mais aussi leurs limites à elles
– en même temps que celle de ses conditions de possibilité.
Le point de départ du présent ouvrage a été le colloque international
Esthétique et déconstruction. Parages de l’art et de la philosophie organisé à l’UFR

2. Voir Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.


avant-propos 7

Arts plastiques et Sciences de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


les 6 et 7 décembre 2012. S’appuyant sur une sélection de communications
présentées lors de cette manifestation, auxquelles sont venues s’ajouter des
études inédites, ce volume (qui doit beaucoup aux échanges et discussions
qui y ont eu lieu, notamment avec Luc Lang et Michel Salsmann, que nous
tenons tout particulièrement à remercier) se propose d’interroger à nouveaux
frais l’apport de la critique déconstructive à la théorie de l’art, en explo-
rant autant les regions instables de leur interpénétration que les contradic-
tions qui surgissent à l’endroit de leur rencontre. Tout en rendant compte
des facteurs qui ont souvent polarisé le débat entre les esthéticiens et les
déconstructeurs, il s’agit de tenter d’en déconstruire les plans hiérarchiques,
et de remettre ainsi à jour l’agenda de la pensée esthétique dont les enjeux
contemporains, marqués indissociablement par l’extension sans précédent
de son champ de questionnement et par le défi corrélatif de son effectivité
analytique et critique, appellent de nouvelles articulations.
L’un des motifs les plus saillants de cette polarisation a été l’association
du terme de déconstruction à celui de postmodernisme – de Gianni Vattimo
à Hal Foster, en passant par Arthur Danto3. Or, cette association constitue
simultanément l’une des plus grandes chances et l’un des accidents les plus
handicapants pour la déconstruction : si elle est en grande partie à l’ori-
gine de la réputation internationale de Derrida et du large retentissement
de sa pensée en dehors des canaux (et des canons) philosophiques tradition-
nels, elle n’en a pas moins été source de détournements, de malentendus,
de raccourcis et de simplifications qui passent souvent à côté des enjeux
posés par le processus déconstructif, quand ils n’en usent pas comme légi-
timation théorique d’un conservatisme intellectuel et du statu quo qui le
nourrit. Ainsi, d’un côté, la déconstruction a gagné en influence et visibilité
en dehors de son pays d’origine – dans lequel elle a longtemps été soumise
aux cloisonnements et aux rigidités du système académique –, entrant en
interaction avec la culture contemporaine et jouant un rôle catalyseur dans
l’émergence de nouvelles disciplines (études culturelles, visuelles, de genre4).
De l’autre côté, elle a souvent été déconnectée de toute une tradition de
pensée dont elle est issue et avec laquelle elle dialogue, autant que de son
rapport étroit à l’histoire et à la sensibilité.
Sans insister particulièrement sur la question du postmodernisme, un
de nos objectifs a été de remettre en cause cette association, et ceci non pas
3. Voir Gianni Vattimo, La fin de la modernité, trad. C. Alunni, Paris, Seuil, 1987 ; Hal
Foster (éd.), The Anti-Aesthetic, Seattle/Washington, Bay Press, 1983, préface, p. ix-xvi ;
Arthur Danto, L’art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. C. Hary-Schaeffer, Paris,
Seuil, 2000.
4. Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations
de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2005.
8 vangelis athanassopoulos

pour la condamner sans appel, mais dans l’espoir d’y récupérer les éléments
critiques qui nous permettront de penser l’articulation du discours théorique
contemporain avec l’état actuel de la culture et de la société. Considérée
dans ce contexte, la déconstruction marquerait-elle le dépassement de l’es-
thétique en tant que discipline philosophique, voire constituerait-elle une
sorte d’« anti-esthétique » incompatible avec les objectifs et les méthodes
de son objet de critique ? Ou, au contraire, dans la mesure même où elle
est directement concernée par les contradictions inhérentes au processus
créatif et la nature constitutivement ambiguë de l’expérience artistique, la
déconstruction réactiverait et perpétuerait-elle des problématiques élabo-
rées au sein du discours esthétique tout en démontrant ses propres ambi-
guïtés et indéterminations ? Ou, pour reprendre la préface de Jean-Luc
Nancy au présent volume5, n’est-ce pas le propre de l’acte de philosopher
que de se poser d’une manière persistante et toujours renouvelée la ques-
tion de sa propre validité ?
Plutôt que de revendiquer une lecture « orthodoxe » ou « canonique »
de la déconstruction, il s’agit de mettre en mouvement la polyphonie de ses
lectures et interprétations, et ceci non pas afin d’avaliser le « pluralisme »
d’une vision relativiste de la théorie mais dans le but d’explorer le rôle cata-
lyseur qu’a joué la sphère de l’art dans le devenir historique du discours
déconstructif, sa dissémination dans le champ plus vaste de la culture et son
implication dans un ensemble de problématiques qui font notre contem-
poranéité. Autant dire que, contrairement à la tendance bibliographique en
la matière6, cet ouvrage ne porte ni exclusivement ni principalement sur le
travail de Jacques Derrida. Même si plus d’une contribution se confronte,
directement ou indirectement, à ce dernier, notre parti pris a été de favo-
riser une pluralité de voix, d’angles d’approche et de champs d’étude, dans le
souci de dresser un aperçu – par définition non exhaustif – des divers aspects,
versions, ramifications et implications de la pensée déconstructive dans ses
rapports avec l’art et le discours esthétique. Dans les pages qui suivent, l’ap-
proche derridienne se trouve ainsi confrontée à celle de Paul de Man, de
Martin Heidegger et de Jean-Luc Nancy, sans négliger des penseurs qui,
venant d’horizons divers, croisent les problématiques de la déconstruction
proprement dite (si tant est qu’une pareille chose existe) par des biais diffé-
rents, comme Gilles Deleuze et Theodor W. Adorno dans le champ de la
philosophie ou Rosalind Krauss dans celui de la critique d’art.

5. Voir infra, p. 16.


6. Voir Adnen Jdey (éd.), Derrida et la question de l’art, Nantes, Cécile Defaut, 2011 ;
Nathalie Roelens (éd.), Jacques Derrida et l’esthétique, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000 ;
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), éd. par Ginette
Michaud et al., Paris, La Différence, 2013.
avant-propos 9

Ainsi, dans les pages qui suivent, la réflexion esthétique part à la rencontre
d’objets, de discours et de méthodes qui viennent de disciplines différentes :
la sociologie, l’anthropologie, la philosophie politique, la phénoménologie,
la musicologie, la critique d’art et les études culturelles y sont invoquées à
des degrés variés et dans des contextes divers, dans un esprit transdiscipli-
naire qui reste pourtant ancré dans une tradition critique.
La composition du volume se déploie en trois parties, intitulées respec-
tivement « Le partage du possible », « Déterritorialisations de l’art ou les
usages de la théorie » et « Le texte à l’œuvre ».
La première partie comprend quatre chapitres qui, adoptant chacun
une perspective épistémologique et méthodologique différente, s’articulent
autour de la question de l’impossible comme point de tension, mais aussi de
possible convergence entre la critique déconstructive et le discours esthétique.
Que ce soit au travers du rapprochement de Derrida et d’Adorno (Marc
Jimenez), de la lecture critique de Paul de Man (Vangelis Athanassopoulos),
de la question de l’hospitalité (Isabelle Rieusset-Lemarié) ou de celle du don
(Jacinto Lageira), ce qui est visé, c’est le double bind auquel se confrontent la
pensée philosophique et à plus forte raison l’esthétique dans leur rencontre
avec l’art en tant que rencontre avec leurs propres conditions de possibilité.
En prenant le contre-pied de l’idée reçue qui voit dans le discours
déconstructif l’exact opposé de la pensée historique et de la tradition critique7,
idée reçue remise en question par les travaux de Pierre V. Zima8, Marc Jimenez
propose une lecture de la déconstruction informée par la Théorie critique,
lecture qui vise à y récupérer une commune exigence intellectuelle et un
commun potentiel de résistance aux conditions actuelles d’acculturation et
de marchandisation de l’art et aux impasses qui les accompagnent. Partant
du discours de remerciements de Derrida lors de la remise du prix Theodor
W. Adorno que lui a décerné la ville de Francfort le 22 septembre 2001,
l’auteur envisage le paradoxe de la « possibilité de l’impossible » comme
rapport dialectique entre la dimension spéculative et la dimension perfor-
mative de la théorie.
Vangelis Athanassopoulos, pour sa part, insiste précisément sur la perfor-
mativité du geste déconstructif dans une étude consacrée à la fonction des
catégories esthétiques et aux rapports qu’elles entretiennent avec la question
de l’histoire dans la pensée de Paul de Man, filtrée à travers celle de Fredric

7. Voir Geoffrey Bennington, « Apprendre à lire enfin », Le Magazine littéraire, 498, 2010,
Derrida en héritage, p. 64-65.
8. Cf. Pierre V. Zima, La déconstruction. Une critique, Paris, L’Harmattan, 2007, et
« L’esthétique de la déconstruction, du romantisme à Nietzsche et Derrida », Multitudes,
numéro spécial, juin 1992, Le texte et son dehors (http://multitudes.net/L-esthetique-de-
la-deconstruction, consulté le 8 janvier 2014).
10 vangelis athanassopoulos

Jameson et son commentaire de la partie des Allégories de la lecture consa-


crée à Rousseau. En proposant une approche métadialectique d’un auteur
peu étudié en France, cette contribution vise non seulement à stimuler de
futures recherches dans ce domaine, mais aussi à interroger la possibilité
d’une réappropriation critique du devenir postmoderne de la déconstruc-
tion et du potentiel évaluatif que celle-ci peut receler dans le domaine de
la critique d’art.
Les contributions d’Isabelle Rieusset-Lemarié et Jacinto Lageira opèrent ce
qu’on pourrait appeler une « déconstruction esthétique » de certaines thèses
de Derrida, envisageant toutes les deux la sphère de l’art comme horizon
d’effectuation collective et intersubjective de ce qui se laisse entendre chez ce
dernier comme impossible ou l’ impossible (c’est-à-dire, aussi, la déconstruc-
tion elle-même). La première passe au crible l’approche derridienne de la
philosophie morale de Kant en puisant autant chez Hannah Arendt que dans
la littérature sur la charis grecque les arguments d’une lecture du concept
d’hospitalité inconditionnelle qui voit dans la confrontation à l’imprévisible
le terrain commun de l’esthétique et de l’éthique. La seconde se focalise sur
l’analyse que Derrida fait de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, la confron-
tant autant avec la critique sociologique et anthropologique qui lui a été
adressée qu’avec la phénoménologie husserlienne. Se départant d’une lecture
économiste du phénomène du don, l’auteur aborde celui-ci au croisement
du discours maussien et des travaux d’Edmund Husserl sur la temporalité,
élaborant une conception de l’œuvre d’art en tant que donation du temps.
La deuxième partie comprend trois chapitres qui explorent trois aspects
différents du déplacement, voire du détournement de l’opération artistique
dans et par le discours théorique, les modalités selon lesquelles s’y opèrent
l’attribution et la distribution du sens, leurs stratégies et leurs effets, ainsi que
leurs implications politiques. S’agirait-il d’un déplacement d’ordre poïétique
ou idéologique ? Ses effets seraient-ils purement textuels ou engageraient-
ils, directement ou indirectement, la place et le rôle de l’art dans la société
et l’histoire ?
Michel Gaillot se focalise sur la fonction politique de l’art et ses conditions
de possibilité dans la situation actuelle où la créativité comme reconfigura-
tion du sensible tend à coïncider avec la communication comme produc-
tion de consensus et l’élaboration d’un monde commun avec le design de
la sphère publique et de la conscience collective. S’opposant à une concep-
tion de l’art contemporain comme fabrique de sociabilité, l’auteur insiste
sur la nécessité critique de maintenir la séparation entre la sphère de l’esthé-
tique et celle du politique, non pas pour plaider en faveur d’une quelconque
essence ou transcendance de la première, mais pour relever les pièges du « rapt
théorique de l’art » qui fait que ce dernier, au moment même où il apparaît
avant-propos 11

comme vecteur de politisation de l’espace public, sert d’alibi à l’absence de


conscience politique, absence à laquelle il se substitue et qu’il rachète. En
ce sens, la focalisation stratégique sur les vertus relationnelles et la dimen-
sion participative de l’art contemporain tend à présenter comme déjà exis-
tante une communauté qui est toujours à construire, réduisant au passage
la démocratie à l’interactivité et l’art à son réseau. La pensée déconstruc-
tive sert dans ce contexte d’instrument critique qui permet d’envisager une
autre conception de l’« être-ensemble », non réductible à l’opposition entre
la politisation de l’art et l’esthétisation du politique, conception informée
notamment par la pensée de Jean-Luc Nancy.
Benjamin Riado, quant à lui, se propose de soumettre la lecture derri-
dienne de Platon et de Kant aux instruments critiques mêmes de celle-
ci, en remettant en doute le refus, répandu auprès des commentateurs 9,
d’attribuer à Derrida une quelconque théorie esthétique. S’appuyant sur
une lecture rapprochée de La Pharmacie de Platon et de La Vérité en pein-
ture qui vise à démontrer l’emploi stratégique que leur auteur réserve à la
notion de parergon, cette étude esquisse ainsi, à partir du processus même
de la « déconstruction de l’esthétique », une potentielle « esthétique de la
déconstruction ».
Christophe Genin, pour sa part, dresse une cartographie comparative
de l’approche heideggerienne de l’art, et plus particulièrement de son inter-
prétation de Hölderlin, et des plans d’expansion territoriale du Troisième
Reich, soulevant, d’une façon subtile et argumentée, des questions qui font
écho à la récente actualité française de Heidegger10. À cette différence près
que, ici, il n’est pas question du rapport du philosophe allemand à l’antisé-
mitisme, mais plutôt de celui entre sa réflexion esthétique et son position-
nement politique, deux aspects de sa pensée que ses commentateurs ont
maintenu jusqu’ici séparés.
La troisième et dernière partie comprend trois chapitres qui portent
chacun un regard critique sur la rencontre de la déconstruction avec l’objet
artistique, dans les champs de la musique, de la photographie et du cinéma

9. Pour une exception, voir Rudy Steinmetz, « Spectres de l’esthétique », dans Nathalie
Roelens (éd.), Jacques Derrida et l’esthétique, op. cit., p. 43-60.
10. Liée aux « Cahiers noirs » (Schwarze Hefte), une sorte de journal de pensée de Heidegger,
dont certains extraits ont circulé dans la presse française avant même leur publication alle-
mande aux éditions Vittorio Klostermann, dans la Gesamtausgabe (les « œuvres complètes »).
Voir Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord (éd.), Dictionnaire
Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2013 et Nicolas Weill, « Heidegger, la preuve du nazisme
par le “Cahier noir” ? », « L’affaire Heidegger (suite) vue d’Allemagne », « Du nouveau sur
Heidegger et les “Cahiers noirs” » (http://laphilosophie.blog.lemonde.fr/, consulté le 15 mars
2014) et « Martin Heidegger, titan et maître toujours inquiétant » (http://laregledujeu.
org/seminaires/2013/12/16/15098/martin-heidegger-titan-et-maitre-toujours-inquietant/,
consulté le 15 mars 2014).
12 vangelis athanassopoulos

contemporain. Plutôt que de se servir de la théorie comme moyen de saisie


et de maîtrise conceptuelle d’un objet qui ne cesse de se dérober, il s’agit
de confronter la pratique artistique et le discours théorique dans le but de
mettre en lumière les limites, les apories, les écarts et les angles morts qui
conditionnent leur rencontre autant que les chances d’un dialogue qui ne
se réduirait pas à la logique de l’« explication » ou de l’« influence ».
Dans un texte investi autant par la passion du mélomane que par le regard
acéré du critique, Jean-Marie Brohm envisage la musique comme un objet
qui résiste par définition à toute entreprise qui tenterait de le déconstruire.
S’attaquant à une certaine attitude postmoderne qui voit dans l’acte inter-
prétatif une forme de déconstruction exogène et forcée du texte musical,
l’auteur convoque toute une tradition philosophique et musicologique qui
situe la musique à la limite de la discursivité, engageant une réflexion propre-
ment esthétique sur sa nature et son expérience.
Anna Longo se focalise sur la photographie contemporaine et plus parti-
culièrement sur la lecture croisée, par Rosalind Krauss, de l’approche deleu-
zienne du simulacre et du travail de l’artiste américaine Cindy Sherman.
En confrontant la philosophie et la critique d’art autour d’une œuvre qui
est devenue l’un des emblèmes de la postmodernité en photographie, l’au-
teur déconstruit d’une manière méthodique le discours de la critique améri-
caine tout en proposant une interprétation alternative du rapport entre la
théorie et la pratique artistique, interprétation qui renouvelle le débat sur
l’applicabilité de la déconstruction dans l’évaluation de la production artis-
tique contemporaine.
La contribution d’Apostolos Lampropoulos, qui clôt le volume, propose
une approche herméneutique du film de Claire Denis L’Intrus (2004), qui
s’interroge sur la nature du lien qui attache ce dernier au texte éponyme de
Jean-Luc Nancy, dont la cinéaste française s’est déclarée inspirée. Menée
à partir d’un point de vue intertextuel, cette étude met en résonance une
partie du corpus théorique de la déconstruction (et plus particulièrement
le dialogue de Derrida avec Geoffrey Bennington et Hélène Cixous) avec
la problématique de l’« adoption illégitime » du texte de Nancy par le film
de Denis. À travers une réflexion sur la corporéité et son rapport à l’image
et au discours, l’auteur démontre la profonde interdépendance qui existe
entre l’attachement déconstructionniste au texte et son ancrage dans la chair
même de l’expérience sensible. Si la déconstruction est une pensée tendue
tout entière vers ses limites, le corps se donne justement comme ce qui est
sillonné par ces limites, performant l’impossible séparation de l’intérieur et
de l’extérieur, du sens et des sens, du dis-cours et du par-cours.
Au-delà de ce découpage, une multiplicité de liens et de renvois se tisse
entre les différents chapitres, débordant les limites de la partie à laquelle
avant-propos 13

ils sont assignés. L’impossible déconstruction de l’objet musical (Brohm),


par exemple, fait écho aux diverses formes d’impossibilité traitées dans la
première partie ; l’insistance sur la fonction critique de la sphère esthétique
(Jimenez) et son rapport à l’« être-ensemble » (Rieusset-Lemarié, Lageira)
anticipe le questionnement de la rencontre de l’art avec le politique (Gaillot,
Genin) ; et l’intérêt d’Anna Longo pour l’emploi de la déconstruction
dans le domaine de la critique d’art croise le questionnement de Vangelis
Athanassopoulos sur l’acte d’évaluation esthétique. Le lecteur établira sans
doute d’autres correspondances qui viendront se superposer à la structure
tripartite proposée, reconfigurant en conséquence l’agencement des textes.
Mais surtout, au-delà de leurs différences et particularités respectives, tant
au niveau du contenu qu’à celui de la forme, et de la trame des correspon-
dances locales et partielles qui les lient entre elles, toutes les contributions
qui composent le présent volume partagent un esprit commun qui recon-
naît en l’opération artistique non pas un objet mais un mode de penser et
en la théorie une manière de réfléchir avec l’art plutôt que sur ou à propos
de lui. D’où aussi leur ressort commun qui consiste à interroger ce que l’on
pourrait appeler la valeur d’usage de la théorie, à un moment historique où
elle semble, elle aussi, fatalement prise dans le circuit de l’équivalence du
marché de la connaissance.

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