Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
sous la direction de
sur le lieu même, mais restent dans le voisinage théorique
d’une réflexion exigeante où l’expérience concrète – celle de
l’art en particulier – précède toujours le passage au concept,
loin de toute systématisation abstraite. Il ne s’agit pas de
« déconstruire » une esthétique ou une philosophie de l’art,
que l’auteur de La vérité en peinture a bien pris garde, au de-
meurant, de ne jamais élaborer, mais de s’approprier au plus
LA PENSÉE
juste les traces qu’il nous a léguées pour assurer notre pré-
sence dans le monde contemporain. COMME
EXPÉRIENCE
Esthétique
et déconstruction
PUBLICATIONS DE LA SORBONNE
Série Philosophie – 38
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La pensée
comme expérience
Esthétique et déconstruction
sous la direction de
Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez
Publications de la Sorbonne
2016
© Publications de la Sorbonne, 2016
212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.publications-sorbonne.fr
ISBN 978-2-85944-948-3
ISSN 1255-183X
Avant-propos
Vangelis Athanassopoulos
qu’elle est ; d’autre part, rendre le réel lui-même possible, c’est-à-dire incer-
tain, éventuel, contingent, mais aussi tirer l’expérience réelle du néant de
l’indistinction et de l’équivalence (de l’accumulation), la dédoubler pour
lui permettre d’accéder à l’existence en tant qu’expérience, faire deux pour
en avoir une (double), choisir la possibilité de choisir et rejeter son impos-
sibilité, ou plutôt l’accepter, comme une négation dont dépend la possi-
bilité initiale même de choix – c’est peut-être ça que Deleuze appelle une
« expérimentation ».
Aux origines de l’esthétique en tant que discipline philosophique, la
double contrainte permet de fonder simultanément l’autonomie de son
objet et sa propre autonomie, le jugement esthétique kantien n’étant soumis
ni à l’entendement et ses déterminations conceptuelles ni à la sensation et
ses séductions matérielles. Or, de Schiller à Adorno, en passant par Hegel,
elle cesse d’être l’instrument qui trace les limites extérieures d’une région
séparée de l’expérience pour se déplacer vers l’acte même de cette séparation,
désignant désormais, au sein de l’expérience esthétique, ce qui la voue à ce
qu’elle ne peut plus, ou pas encore, être – la contradiction entre la radicale
autonomie de l’art et la promesse d’une émancipation politique et sociale2.
En même temps, la question que la théorie pose à l’expérience, on est
en droit de la poser à la théorie elle-même : le discours esthétique serait-il
de l’ordre du faire ou de l’avoir ? La tentative de catégorisation serait-elle
consubstantielle au processus d’accumulation ? Qu’est-ce que la théorie
fait à l’expérience – et à l’expérience artistique plus particulièrement – et
comment s’en trouve-t-elle affectée en retour ?
Ces questions traversent, sous des formes variées, l’ensemble des textes
rassemblés ici, balisant le terrain de la rencontre entre l’esthétique et la
déconstruction. Car au-delà (ou plutôt en deçà) de la reconnaissance de la
place privilégiée qu’occupent l’art et l’expérience esthétique dans le corpus
déconstructif, et notamment dans le travail de Jacques Derrida, ainsi que des
tensions créées par la remise en cause radicale, opérée par ce dernier, du logo-
centrisme et des distinctions métaphysiques sur lesquels se fonde le discours
esthétique, il nous semble que la tâche par excellence que la déconstruction
s’est donnée est celle de penser le double bind de la pensée comme expé-
rience, d’une pensée qui fait dans sa confrontation avec l’art l’expérience
de ses propres limites – les limites de la pensée et de l’expérience, c’est-
à-dire pas seulement les limites entre elles, mais aussi leurs limites à elles
– en même temps que celle de ses conditions de possibilité.
Le point de départ du présent ouvrage a été le colloque international
Esthétique et déconstruction. Parages de l’art et de la philosophie organisé à l’UFR
pour la condamner sans appel, mais dans l’espoir d’y récupérer les éléments
critiques qui nous permettront de penser l’articulation du discours théorique
contemporain avec l’état actuel de la culture et de la société. Considérée
dans ce contexte, la déconstruction marquerait-elle le dépassement de l’es-
thétique en tant que discipline philosophique, voire constituerait-elle une
sorte d’« anti-esthétique » incompatible avec les objectifs et les méthodes
de son objet de critique ? Ou, au contraire, dans la mesure même où elle
est directement concernée par les contradictions inhérentes au processus
créatif et la nature constitutivement ambiguë de l’expérience artistique, la
déconstruction réactiverait et perpétuerait-elle des problématiques élabo-
rées au sein du discours esthétique tout en démontrant ses propres ambi-
guïtés et indéterminations ? Ou, pour reprendre la préface de Jean-Luc
Nancy au présent volume5, n’est-ce pas le propre de l’acte de philosopher
que de se poser d’une manière persistante et toujours renouvelée la ques-
tion de sa propre validité ?
Plutôt que de revendiquer une lecture « orthodoxe » ou « canonique »
de la déconstruction, il s’agit de mettre en mouvement la polyphonie de ses
lectures et interprétations, et ceci non pas afin d’avaliser le « pluralisme »
d’une vision relativiste de la théorie mais dans le but d’explorer le rôle cata-
lyseur qu’a joué la sphère de l’art dans le devenir historique du discours
déconstructif, sa dissémination dans le champ plus vaste de la culture et son
implication dans un ensemble de problématiques qui font notre contem-
poranéité. Autant dire que, contrairement à la tendance bibliographique en
la matière6, cet ouvrage ne porte ni exclusivement ni principalement sur le
travail de Jacques Derrida. Même si plus d’une contribution se confronte,
directement ou indirectement, à ce dernier, notre parti pris a été de favo-
riser une pluralité de voix, d’angles d’approche et de champs d’étude, dans le
souci de dresser un aperçu – par définition non exhaustif – des divers aspects,
versions, ramifications et implications de la pensée déconstructive dans ses
rapports avec l’art et le discours esthétique. Dans les pages qui suivent, l’ap-
proche derridienne se trouve ainsi confrontée à celle de Paul de Man, de
Martin Heidegger et de Jean-Luc Nancy, sans négliger des penseurs qui,
venant d’horizons divers, croisent les problématiques de la déconstruction
proprement dite (si tant est qu’une pareille chose existe) par des biais diffé-
rents, comme Gilles Deleuze et Theodor W. Adorno dans le champ de la
philosophie ou Rosalind Krauss dans celui de la critique d’art.
Ainsi, dans les pages qui suivent, la réflexion esthétique part à la rencontre
d’objets, de discours et de méthodes qui viennent de disciplines différentes :
la sociologie, l’anthropologie, la philosophie politique, la phénoménologie,
la musicologie, la critique d’art et les études culturelles y sont invoquées à
des degrés variés et dans des contextes divers, dans un esprit transdiscipli-
naire qui reste pourtant ancré dans une tradition critique.
La composition du volume se déploie en trois parties, intitulées respec-
tivement « Le partage du possible », « Déterritorialisations de l’art ou les
usages de la théorie » et « Le texte à l’œuvre ».
La première partie comprend quatre chapitres qui, adoptant chacun
une perspective épistémologique et méthodologique différente, s’articulent
autour de la question de l’impossible comme point de tension, mais aussi de
possible convergence entre la critique déconstructive et le discours esthétique.
Que ce soit au travers du rapprochement de Derrida et d’Adorno (Marc
Jimenez), de la lecture critique de Paul de Man (Vangelis Athanassopoulos),
de la question de l’hospitalité (Isabelle Rieusset-Lemarié) ou de celle du don
(Jacinto Lageira), ce qui est visé, c’est le double bind auquel se confrontent la
pensée philosophique et à plus forte raison l’esthétique dans leur rencontre
avec l’art en tant que rencontre avec leurs propres conditions de possibilité.
En prenant le contre-pied de l’idée reçue qui voit dans le discours
déconstructif l’exact opposé de la pensée historique et de la tradition critique7,
idée reçue remise en question par les travaux de Pierre V. Zima8, Marc Jimenez
propose une lecture de la déconstruction informée par la Théorie critique,
lecture qui vise à y récupérer une commune exigence intellectuelle et un
commun potentiel de résistance aux conditions actuelles d’acculturation et
de marchandisation de l’art et aux impasses qui les accompagnent. Partant
du discours de remerciements de Derrida lors de la remise du prix Theodor
W. Adorno que lui a décerné la ville de Francfort le 22 septembre 2001,
l’auteur envisage le paradoxe de la « possibilité de l’impossible » comme
rapport dialectique entre la dimension spéculative et la dimension perfor-
mative de la théorie.
Vangelis Athanassopoulos, pour sa part, insiste précisément sur la perfor-
mativité du geste déconstructif dans une étude consacrée à la fonction des
catégories esthétiques et aux rapports qu’elles entretiennent avec la question
de l’histoire dans la pensée de Paul de Man, filtrée à travers celle de Fredric
7. Voir Geoffrey Bennington, « Apprendre à lire enfin », Le Magazine littéraire, 498, 2010,
Derrida en héritage, p. 64-65.
8. Cf. Pierre V. Zima, La déconstruction. Une critique, Paris, L’Harmattan, 2007, et
« L’esthétique de la déconstruction, du romantisme à Nietzsche et Derrida », Multitudes,
numéro spécial, juin 1992, Le texte et son dehors (http://multitudes.net/L-esthetique-de-
la-deconstruction, consulté le 8 janvier 2014).
10 vangelis athanassopoulos
9. Pour une exception, voir Rudy Steinmetz, « Spectres de l’esthétique », dans Nathalie
Roelens (éd.), Jacques Derrida et l’esthétique, op. cit., p. 43-60.
10. Liée aux « Cahiers noirs » (Schwarze Hefte), une sorte de journal de pensée de Heidegger,
dont certains extraits ont circulé dans la presse française avant même leur publication alle-
mande aux éditions Vittorio Klostermann, dans la Gesamtausgabe (les « œuvres complètes »).
Voir Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord (éd.), Dictionnaire
Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2013 et Nicolas Weill, « Heidegger, la preuve du nazisme
par le “Cahier noir” ? », « L’affaire Heidegger (suite) vue d’Allemagne », « Du nouveau sur
Heidegger et les “Cahiers noirs” » (http://laphilosophie.blog.lemonde.fr/, consulté le 15 mars
2014) et « Martin Heidegger, titan et maître toujours inquiétant » (http://laregledujeu.
org/seminaires/2013/12/16/15098/martin-heidegger-titan-et-maitre-toujours-inquietant/,
consulté le 15 mars 2014).
12 vangelis athanassopoulos