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Liberté

Le totalitarisme sans état : Entretien avec Jean Vioulac


Éric Martin

Politiques culturelles, l’héritage de Georges-Émile


Lapalme
Number 303, Spring 2014

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Collectif Liberté

ISSN 0024-2020 (print)


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Martin, É. (2014). Le totalitarisme sans état : Entretien avec


Jean Vioulac. Liberté, (303), 11–17.

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entretien

L E T O TA L I TA R I S M E
S A N S É TAT
Entretien avec Jean Vioulac
La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac,
dresse le portrait d’un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l’État.
Nous avons rencontré l’auteur.

prop os recueillis par éric martin

libertéVous dites que le capitalisme est devenu Dès lors, deux questions se posent. D’une part celle de
«totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par la puissance, puisqu’on ne peut parler de totalitarisme que
excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi s’il y a une puissance effectivement contraignante qui opère
l’usage d’un terme aussi fort est-il justifié pour la totalisation, d’autre part celle de la liberté, puisque le
décrire ce qui arrive à l’Occident et au monde? concept de totalitarisme implique une soumission de tous
La thèse semble en effet paradoxale, puisqu’au vingtième les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc
siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme anti- refuser ce concept parce qu’il prétend que le marché est
thèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché l’interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en
contre le Léviathan de l’État. Mais mon propos consiste réalité, si les actions individuelles sont harmonieuses, c’est
précisément à dégager le concept de totalitarisme de son d’abord que chaque homme est redéfini comme calculateur
usage idéologique pour l’élaborer philosophiquement et de ses intérêts et ensuite que l’intérêt de chacun est stricte-
ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l’État. ment assigné à la recherche d’une valeur abstraite, l’argent.
Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de Chacun ne poursuit que son intérêt, et il se croit libre
totalitarisme pour penser notre situation aujourd’hui. Le quand aucune entrave ne s’oppose à sa quête, mais il ne
phénomène le plus caractéristique de notre époque est en se rend pas compte que son intérêt lui-même est déter-
effet ce que l’on appelle la « mondialisation » ou « globalisa- miné, préformaté, conditionné par le marché. Et d’ailleurs,
tion», processus au long cours qui intègre tous les hommes, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith
tous les peuples et tous les territoires dans un même espace- de « main invisible », ils présupposent bien qu’il y a mani-
temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités pulation des individus, d’autant plus dangereuse qu’elle est
dans une même sphère et par un unique principe, c’est jus- invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes,
tement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous c’est qu’elles convergent toutes vers le fétiche de l’argent, qui
dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de s’impose comme un vortex qui fait tourner l’univers autour
« totalisation » pour définir ce processus. Or historiquement, de lui. Quand l’argent occupe un tel statut, qu’il exerce cette
c’est bien le capitalisme qui en est à l’origine, et la totalité fonction d’attracteur universel, qu’il est capable de réduire
contemporaine est le marché mondial. Le marché est totali- tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abs-
sant, et d’ailleurs tout le monde est à peu près d’accord pour traite, alors il est Capital. Le Capital est en cela le principe
le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.
comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par
un « cosmos » qui se substituait à l’antique nature. lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même

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à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, cette propagande de masse authentiquement totalitaire
le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à qu’est la publicité. Un tel projet n’a rien à envier aux pro-
en faire usage ; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est grammes déments de production d’un «homme nouveau»
donc extrêmement naïf de croire, comme l’affirment jour- par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est
nellement les tenanciers du marché mondial, que moins probablement plus dangereux encore en ce qu’il demeure
il y a d’État, plus il y a de liberté, comme si l’État était la invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de
seule puissance de coercition. La puissance du marché est soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales.
infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu’à accroître sa
puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté Quel lien peut-on faire entre cette transformation et
de puissance aveugle et inconditionnée. le développement de «la Raison»?
Le Capital est aujourd’hui la puissance qui domine le Mon propos consiste en effet à situer le capitalisme dans
monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise le contexte de la crise de la rationalité occidentale. La ques-
tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États tion de départ est donc celle de la crise, mais toute pensée
eux-mêmes n’ont plus aucune marge de manœuvre. L’avène- de la crise impose de la concevoir comme la fin d’un temps
ment du marché mondial n’est rien d’autre que la soumis- d’incubation, comme le moment paroxystique d’un proces-
sion de tous les hommes, de tous les peuples et de la nature sus au long cours qu’elle achève et révèle à la fois. Il n’est
tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, donc pas possible de concevoir la crise de façon purement
il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même systémique, en termes d’efficacité de fonctionnement d’une
qu’il est le fondement, la condition de possibilité des totali- structure, il faut la concevoir de façon historique, c’est-à-dire
tarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne dans l’histoire dont elle révèle l’essence jusqu’ici cachée.
furent que des expressions caricaturales et grossières du prin- Donc, seule une philosophie de l’histoire est à même de
cipe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la mas- penser la crise, et le grand chef-d’œuvre de Husserl, La crise
sification de l’humanité par son assujettissement à la puis- des sciences européennes, procure le cadre conceptuel néces-
sance totale de l’abstraction. saire. Or c’est pour Husserl
Le néolibéralisme est la raison comme telle qui est
ainsi coupable d’avoir aliéné aujourd’hui en crise, dans
et asservi le concept même
de liberté, en promouvant
Si les actions individuelles l’avènement d’une science
entièrement technicisée et
en son nom une doctrine
de la soumission volon-
sont harmonieuses, c’est mécanisée où les idées abs-
traites se déduisent auto-
taire. Ainsi Hayek, apôtre
inlassable de l’évangile du
d’abord que chaque homme matiquement les unes des
autres, de façon purement
marché universel, prétend
défendre la liberté, mais il
est redéfini comme calculateur formelle, sans plus se fon-
der sur les sujets humains
préconise pourtant explici-
tement et constamment la
de ses intérêts et ensuite et leurs intuitions sensibles,
où le concept se développe
« soumission à la puissance
impersonnelle du marché »,
que l’intérêt de chacun de lui-même en court-circui-
tant la subjectivité vivante.
et sa doctrine n’est finale-
ment rien d’autre qu’une
est strictement assigné à Le progrès de la science se
retourne ainsi contre les
pédagogie de la soumission
volontaire. Il ne faut donc
la recherche d’une valeur sujets concrets en leur impo-
sant de vivre dans un monde
pas être dupe de l’opposition
purement idéologique entre
abstraite, l’argent. purement géométrique, abs-
trait et finalement dénué de
néolibéralisme et totalita- sens, un monde inhumain
risme, et il importe encore et inhabitable. Ainsi la crise
plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est por- contemporaine révèle que l’histoire de l’Occident n’est autre
teuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la que le destin d’une rationalité purement abstraite et objec-
logique de la valeur dans tous les aspects de l’existence. tive qui ne se développe que dans l’oubli, le déni et le refou-
Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage lement de son origine dans la subjectivité vivante et la vie
de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à en communauté.
l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus Mais précisément, la puissance de cette rationalité pure-
performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le ment objective et abstraite ne se manifeste pas uniquement
consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la dans le champ des questions théoriques, et la crise de l’hu-
pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères manité européenne n’est pas réservée aux philosophes et
de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs – et par aux scientifiques – et serait-ce le cas qu’elle ne serait pas

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«Oups! Je vais te rappeler, Steve, y a encore ces tatas qui veulent me mettre le grappin dessus.»

bien grave. Saisir la crise dans sa totalité impose de com- pas un domaine annexe et accessoire, réservé aux sociolo-
prendre comment une «crise de la science européenne», gues et aux économistes, elle est au contraire le point nodal
qui, semble-t-il, ne devrait concerner qu’une minorité de où se joue le rapport entre la réalité et le concept, entre la
chercheurs, peut réellement dévaster la terre et menacer raison et le réel.
l’humanité. Question philosophiquement cruciale, celle du Dès lors, si la crise de la rationalité occidentale ne reste
rapport du concept au réel, de l’être à la raison et, finale- pas purement théorique, c’est qu’elle est en rapport avec le
ment, le problème de la vérité en tant que telle. Les philo- travail. Il ne suffit donc pas de mettre en évidence la crise
sophes sont rarement d’accord entre eux, mais ils ont tous des sciences, il faut en outre mettre en évidence une crise
été d’accord pour définir ainsi la vérité, par la concordance du travail. Et ce grand traité d’ontologie phénoménologique
ou la conformité du concept au réel. La question était alors sur la crise du travail européen, c’est évidemment Le capital.
de savoir comment on pouvait garantir cette corrélation Marx constate en effet qu’avec la révolution industrielle et
entre deux éléments si dissemblables. D’un côté le concept, la généralisation du salariat, le statut du travail dans la pro-
éthéré, universel et abstrait ; de l’autre la réalité, rugueuse, duction a été bouleversé. Il n’est plus le sujet et le maître du
particulière et concrète. processus comme c’était le cas dans l’économie artisanale, il
Or il y a dans l’histoire de la métaphysique un penseur n’intervient qu’à titre de médiateur, il n’est là que comme
crucial qui a donné à cette question une réponse authenti- moyen pour la réalisation d’une abstraction qui le dépasse,
quement révolutionnaire : Hegel, qui a compris que le rap- c’est-à-dire l’abstraction de l’élément théorique qu’il contri-
port de l’un à l’autre imposait la médiation du travail. Le bue à produire (c’est-à-dire les prototypes élaborés par les
travail est ce qui réalise le concept, ce qui transforme l’idée ingénieurs des départements recherche et développement,
en chose. Ainsi Hegel repense de façon neuve la vérité ; non qui ont le statut de « paradigme » que Platon attribuait à
plus comme adéquation du concept et du réel, mais comme l’idée), mais surtout l’abstraction de la quantité de valeur
réalisation du concept, qui fait que le concept n’a pas à être qu’il a pour fonction d’accroître.
mystérieusement adéquat à un donné hétérogène, mais qu’il La structure de la production capitaliste est donc celle-là
produit lui-même son propre contenu et ainsi s’autoréalise. même que décrit Hegel quand il met au jour la condition
L’automatisation et la mécanisation des enchaînements de possibilité de l’effectivité du concept. Le travail est le
déductifs que critique Husserl se trouvent alors expliquées : moyen terme, il est subordonné à l’autoréalisation de
si le concept se développe de lui-même, c’est qu’il se subor- l’universel-abstrait. C’est pourquoi la domination capita-
donne au travail. La question du travail est centrale, elle n’est liste est indissociable de la crise de la raison telle que l’a

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pensée Husserl. Le capitalisme, c’est l’effectuation métho- reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totale-
dique et systématique de la configuration métaphysique de ment immanent à la machine, qu’il en est en quelque sorte
la rationalité, qui fétichise le concept, postule l’autonomie le logiciel, et c’est ce que tend à montrer le développement
d’une raison purement objective et lui soumet totalement des transactions à haute fréquence aujourd’hui, c’est-à-dire
la subjectivité vivante. Il faut donc insister : le Capital, c’est l’informatisation complète de la finance mondiale, où les
la logique de l’autovalorisation de la valeur par la subsomp- échanges de valeurs sont faits par des centres de serveurs
tion réelle du travail, c’est-à-dire la logique spéculative de informatiques connectés entre eux, sans qu’aucun homme
l’autoeffectuation de l’universel-abstrait par la subsomp- ne puisse plus intervenir dans le processus. Sur l’analyse de
tion du particulier-concret. C’est pourquoi la question du la technique aujourd’hui, Günther Anders me semble plus
capitalisme est philosophiquement essentielle. Le dispositif pertinent que Marx, parce qu’il montre qu’il y a un « tota-
capitaliste de production est bien l’accomplissement de la litarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de
raison mystifiée qui définit la métaphysique. classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bour-
geois et prolétaires sont pareillement aliénés par la tech-
Quel rapport peut-on établir avec la technique? nique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que
C’est à mon sens la question à la fois la plus importante les différences sont infinitésimales par rapport à l’ampleur
et la plus difficile. Il importe d’abord de préciser que la tech- de sa puissance.
nique moderne n’a plus aucun rapport avec les techniques
ancestrales et qu’une rupture s’est produite. Les techniques Quel est le sort fait à la culture dans les transfor-
anciennes étaient des outils, c’est-à-dire des organes artifi- mations que vous décrivez?
ciels au service des travailleurs; les techniques modernes L’affirmation bien connue de Hegel selon laquelle l’art est
sont des machines, c’est-à-dire des dispositifs autonomes aux- mort, ou plus exactement « l’art est pour nous quelque chose
quels les travailleurs ne sont adjoints que comme organes du passé », me semble un point de départ obligé de toute
naturels. C’est dans cette « inversion du sujet et de l’objet » réflexion sur la culture aujourd’hui. Cette thèse développée
que Marx voit le péril inhérent à l’ère industrielle, et cette dans les années 1820 semble contredite par l’histoire de l’art
inversion advient précisément avec l’automatisme, où le depuis lors, mais je crois qu’il faut, dans un premier temps,
processus de production se développe de lui-même et en reconnaître que Hegel a raison. D’abord parce que l’art des
lui-même, où il s’émancipe des sujets vivants et devient auto- époques anciennes n’était justement pas compris comme
nome. L’«autonomisation», la Verselbständigung, me paraît « culture », c’est-à-dire objectivé, posé comme un ensemble
être le concept central de toute la pensée de Marx. Il y a un d’objets extérieurs aux sujets, il était immanent aux commu-
rapport étroit entre l’automatisation, qui caractérise la tech- nautés humaines, à leur vie quotidienne, et leur procurait
les symboles et les significations avec lesquels ils habitaient
leur monde. Ensuite parce que les œuvres n’étaient jamais
réduites à une source de plaisir esthétique. L’œuvre était
Le travail est ce qui réalise le toujours porteuse d’un sens transcendant, d’un rapport à
l’absolu, et l’histoire de l’art est ainsi inséparable de l’his-
concept, ce qui transforme toire des religions. Le rapport à l’œuvre d’art a totalement
changé aujourd’hui. Il ne relève plus de la contemplation,
l’idée en chose. c’est-à-dire de l’ouverture du sujet à une altérité radicale,
à une dimension d’infini qui le dépasse, mais bien de la
consommation, c’est-à-dire finalement de la digestion, de
l’autosatisfaction et de la jouissance de soi.
nique moderne, et l’autovalorisation, qui définit la logique L’analyse encore une fois est paradoxale, parce qu’en
capitaliste. Ce sont deux phénomènes de l’autonomisation apparence l’art n’a jamais été aussi présent. Et il l’est en
de l’objectivité par rapport à la subjectivité, qui définissait effet. Mais justement, il faut se demander comment il est
déjà la science analysée par Husserl. Mais le fait est qu’il présent, et que signifient cette présentation et cette mise
n’y a pas dans Marx de critique de la technique en tant que à disposition. Le phénomène le plus important des deux
telle, il n’en critique jamais que l’usage capitaliste, postule siècles qui nous séparent de Hegel est celui de l’universelle
que ce même dispositif machinique pourrait avoir un autre muséification. Toutes les œuvres sont arrachées au lieu où
mode de fonctionnement, et donc que l’on peut dissocier elles avaient du sens, et tout particulièrement les espaces
technique et capitalisme. consacrés, pour être mises sous vitrine dans des musées, et le
Or c’est cette hypothèse qui me semble aujourd’hui musée est ainsi devenu l’institution centrale qui aujourd’hui
fortement remise en question. La technique au vingtième médiatise le rapport à l’œuvre. Mais je ne crois pas qu’il y
siècle s’est totalement autonomisée, elle s’est mise en réseau ait beaucoup d’œuvres d’art dans les musées. Fondamentale-
à l’échelle de la planète, se développe d’elle-même dans une ment, il n’y a que des marchandises. Visiter un musée, c’est
accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en déambuler dans les rayons d’un supermarché; en tout cas,
plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement l’accès à la contemplation de l’œuvre au sein du dispositif

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muséal demande une grande capacité de concentration et L’« art contemporain » pourrait sembler trop grotesque
de recueillement, nécessaire pour s’abstraire de ce contexte. pour être vraiment dangereux, je crois pourtant que l’on
Le musée est par là même aussi un coffre-fort, où l’on peut y retrouver des traits authentiquement totalitaires, et
conserve des œuvres jugées de grande valeur, mais, en cela, d’abord parce qu’on y retrouve l’engeance des élites et avant-
l’art est lui-même soumis à l’universelle évaluation. Le gardes qui prétendent détenir la vérité (sur le « progrès » de
musée juge toutes les œuvres en termes de valeur et postule l’histoire de l’art, en l’occurrence), qu’elles se donnent pour
qu’elles se valent toutes. Les œuvres de tout style, de toute mission de répandre dans des populations méprisées, et
époque et de toute origine sont présentées dans le même qui récusent a priori toute critique par le même terrorisme
champ d’équivalence et par là dépouillées de ce qui leur idéologique. Il y a là une tentative de dressage et de norma-
donnait sens et contenu pour être réduites à la même fonc- lisation de la sensibilité, puisque chacun se verra sommé
tion, c’est-à-dire à leur capacité à servir d’objet de consom- de ressentir les émotions requises devant tel ou tel prurit
mation pour la jouissance esthétique. Le processus de muséi- d’« art conceptuel » sous peine d’être traité d’imbécile ou
fication me semble caractéristique de l’ère capitaliste, parce de réactionnaire, et il y a surtout une éradication métho-
qu’on a là finalement une accumulation du capital culturel dique de l’esprit critique à une époque où n’importe quoi
de l’humanité. Le fétichisme de la culture, la mystique de est susceptible de se voir reconnaître officiellement le statut
l’œuvre d’art sont d’ailleurs ce qui tient lieu de religion à la d’œuvre d’art.
bourgeoisie, et les musées sont autant de temples de cette Il faut néanmoins nuancer ce constat. Mon propos
religion positiviste où elle vénère sa propre image fétichisée consiste à exhiber la logique totalitaire d’un processus au
et rit de se voir si belle en ce miroir. long cours, mais il ne s’agit pas de faire une analyse elle-
Mais le capitalisme, ce n’est pas seulement de l’accumu- même totalitaire, qui nierait les exceptions, les marginalités,
lation, c’est surtout de la production, et l’art est en effet les singularités. Or l’art est à cet égard emblématique, parce
entré dans le dispositif de production de masse, avec la pro- qu’au sein même du dispositif de muséification et de pro-
duction des œuvres, des voix singulières vont toujours tenter
de subvertir ce dispositif, de s’installer dans ses interstices, de
le parasiter, voire de le faire jouer à leur profit. Dans l’argot
prolétaire, on dit d’un ouvrier qu’il « fait de la perruque »
Marx n’est pas plus individualiste quand il réalise ses travaux personnels sur son temps de
travail et avec les matériaux et machines de l’entreprise. Un
qu’il n’est matérialiste : Marx créateur authentique aujourd’hui fait de la perruque, en ce
est communiste. qu’il instrumentalise le dispositif. De façon certes toujours
provisoire et risquée, comme on l’a vu avec la tentative de
Marcel Duchamp de ridiculiser l’institution muséale et de
mettre en évidence le statut de marchandise de l’œuvre
d’art. Son geste a été aussitôt récupéré et a permis à bien
duction en série de produits standardisés par l’industrie du des fonctionnaires de l’art contemporain de faire carrière.
spectacle, ce qui a pour effet la standardisation (et la spec- Mais de telles voix singulières ont réussi à se faire entendre,
tacularisation) de ceux qui les consomment. Le problème et c’est ainsi qu’il devient possible de redéfinir le statut de
est alors que cette production en série supprime la notion l’œuvre : comme le cri de vies singulières incarnées venues
d’« original », et ainsi tend à dévaloriser ses propres produits, témoigner contre la monstrueuse puissance impersonnelle
d’où une baisse tendancielle de la valeur marchande des de l’abstraction.
produits culturels. L’œuvre de Kafka serait à cet égard paradigmatique. On
C’est la fonction du secteur de la production, connu sous voit alors ce qu’il est possible d’objecter à Hegel, le pen-
le nom d’« art contemporain », que de réintroduire la pièce seur de l’absolu, où l’œuvre d’art ne fait jamais que rendre
unique et l’original, qui va alors pouvoir servir de réserve sensible une idée. L’œuvre authentique aujourd’hui a forcé-
de valeur. L’art contemporain produit pour un marché ment changé de statut, elle ne manifeste pas l’idée univer-
spéculatif appelé par l’apparition d’une hyperbourgeoisie selle et abstraite, elle témoigne d’une singularité vivante.
qui ne sait plus où investir. C’est-à-dire que les « artistes » L’Art du roman de Milan Kundera me semble en cela très
eux-mêmes produisent directement pour un marché, ils pro- important, justement parce qu’il aborde la modernité euro-
duisent des valeurs d’échange, des produits spéculatifs. Ces péenne à partir de Husserl, c’est-à-dire comme avènement
artistes-là sont en réalité des hommes d’affaires, souvent très d’une raison impersonnelle triomphante, mais il souligne
avisés. Que les œuvres sur ce marché ne soient plus que des aussitôt que la modernité européenne est aussi l’avènement
réserves de valeurs, c’est d’ailleurs ce que montrent réguliè- du roman, c’est-à-dire du témoignage de la singularité de la
rement les ventes aux enchères où des tableaux sont achetés vie. Kundera s’accorde avec Husserl pour voir dans notre
cinquante millions de dollars pour être aussitôt enfermés époque la soumission du monde de la vie à la science mathé-
dans un coffre-fort. matisée, mais il ajoute que cette époque est aussi celle du

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roman, c’est-à-dire une expression de ce monde de la vie; communisme dans Marx comme on aborde par ailleurs en
la modernité européenne commence certes avec Galilée et philosophie l’idéalisme, le rationalisme, le matérialisme ou
Descartes, mais tout autant avec Rabelais et Cervantès. le subjectivisme. Marx pense le monde en philosophe, il
Le statut de l’art a donc bien été bouleversé. D’une part, tente d’en exhiber le principe ontologique primordial, mais
il devient lui-même matière première d’un secteur déter- ce principe n’est plus l’idée, ni la raison, ni la matière, ni le
sujet, mais la communauté. Et non pas l’idée de commu-
nauté, mais une communauté réelle, faite d’hommes et de
femmes en chair et en os, à une époque déterminée d’une
Je ne crois pas qu’il y histoire déterminée, qui travaillent ensemble pour vivre
ensemble et qui, ce faisant, déploient toutes les relations
ait beaucoup d’œuvres et interactions qu’il peut y avoir quand des hommes et des
femmes sont ensemble.
d’art dans les musées. Comme vous le soulignez, Marx ne parle pas de
Gemeinschaft, le mot allemand le plus courant pour dire
Fondamentalement, il n’y a que « communauté », mais bien de Gemeinwesen, qui littéra-
lement signifie das gemeine Wesen, «l’essence commune»,
des marchandises. Visiter un « l’être commun ». Si la question fondamentale de la philo-
sophie depuis les Grecs est : «Qu’est-ce que l’être ?», Marx
musée, c’est déambuler dans répond : « L’être, c’est la communauté.» La communauté ras-
semble en elle l’essence dont tout le reste est phénomène.
les rayons d’un supermarché. Et c’est bien ainsi qu’il conduit toutes ses analyses, en se
demandant toujours quelle est la relation intersubjective,
c’est-à-dire le mode d’être de la communauté, qui se mani-
feste par tel ou tel phénomène.
miné du dispositif de production capitaliste et, d’autre part, Il n’y a donc pas de contresens plus radical que de faire de
il renaît dans ses marges et malgré lui, un peu comme des Marx un individualiste, position diamétralement opposée
fleurs poussent dans les fissures du béton. Il faut alors recon- au communisme. Le principe même de son analyse de l’éco-
naître que l’œuvre est aujourd’hui devenue quelque chose de nomie consiste en effet à récuser ce qu’il appelle les «robin-
très simple et de très fragile, comme des romans de Philippe sonnades», c’est-à-dire la doctrine de «l’état de nature», qui
Djian, des dessins de Hergé, des chansons de Bob Dylan, essaie de déduire l’organisation économique et politique de
qui à l’opposé de toute objectivation muséale accompagnent la vie d’un homme seul, perdu dans la nature. Marx n’a pas
la vie de ceux qui les aiment et leur permettent tant bien de mal à montrer qu’un tel homme, qui serait ce qu’il est en
que mal d’habiter ce monde dévasté. Il n’y a pas là un art lui-même et par lui-même, est la chimère idéologique appe-
résiduel pourtant, mais peut-être l’indice que l’essentiel est lée par les théories du marché, c’est-à-dire l’image mystifica-
justement à chercher dans cette simplicité et cette fragilité. trice du self-made-man, de celui qui prétendument «s’est fait
tout seul », et ainsi « ne doit rien à personne ». Reconnaître
Dans votre ouvrage, Marx n’apparaît pas comme la primordialité de la communauté, c’est dire au contraire
un individualiste, mais comme un penseur de la que chacun doit tout aux autres, et absolument tout. Il ne
communauté (Gemeinwesen) qu’il faudrait se s’agit pas pour autant de nier le sujet individuel, de le fondre
réapproprier; pouvez-vous nous parler un peu de dans une masse anonyme, et l’interprétation individualiste
cette lecture hélas trop peu répandue de Marx? de Marx s’appuie sur sa défense du sujet vivant contre toutes
Marx n’est pas plus individualiste qu’il n’est matérialiste : les puissances d’anonymisation d’une machinerie qui risque
Marx est communiste. Et tout en revendiquant le titre de de l’écraser.
communiste, il critique inlassablement le communisme Cette thématique est en effet cruciale chez Marx. Il est
utopique et récuse dans le Manifeste toutes les formes de bien en cela un penseur de la singularité du sujet, menacée
communisme connues, il refuse d’y voir un « idéal », il pré- par l’uniformisation et la massification du dispositif capita-
cise que le communisme ne peut en aucun cas consister en liste de production, et il définit la liberté par «l’expression
un programme de gouvernement. Il faut répéter que Marx de soi » ou « l’activation de soi » de chacun. Mais tout en
est un philosophe, et un philosophe difficile. Son concept définissant ainsi l’homme par son « soi », son ipséité, tout
de communisme ne peut en aucun cas être réduit à quelque en reconnaissant le danger que cette ipséité soit broyée par
position idéologique que ce soit, ni à des slogans faciles qui son intégration à la machinerie, il refuse d’en faire une par-
ne sont rien d’autre qu’un refus de penser. ticule élémentaire, un noyau atomique indestructible, une
Le communisme chez Marx désigne la position philoso- monade « sans porte ni fenêtre », pour au contraire recon-
phique fondamentale qui consiste à voir dans la communauté naître qu’un homme n’a rien qui ne lui ait été donné. Parler
le fondement de toute son analyse et le niveau primordial de communauté, c’est penser les hommes singuliers, mais
auquel renvoient tous les autres. Il faut donc aborder le en reconnaissant qu’ils ne sont que les uns par les autres,

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entretien | | jean vioulac

les uns avec les autres, les uns pour les autres et même par- telle que Marx l’a conçue désigne alors l’événement par
fois les uns contre les autres, et qu’ils sont ainsi tissés les uns lequel l’humanité se réapproprie son essence objectivée
des autres. dans le Capital, et remet ainsi sur ses pieds le rapport du
La question de la réappropriation telle que vous la posez sujet à l’objet. En tant qu’espoir libérateur, le communisme
ne se pose donc que dans un contexte bien précis, qui est désigne ainsi la communauté des sujets qui ont récupéré
celui du dispositif capitaliste de production. Dans la vie l’universalité de leur essence jusqu’alors disséminée dans
communautaire, l’essence commune est immanente à la leurs objets. L
communauté, et chaque sujet en reçoit immédiatement sa
substance et sa vie et se meut en elle. Mais le travail humain
est une activité d’objectivation, par laquelle l’homme objec-
tive son essence, c’est-à-dire qu’il la sort de soi pour la faire
exister comme objet. L’histoire humaine est le lent processus
de l’objectivation de cette essence d’abord immanente aux Jean Vioulac est professeur agrégé et docteur en philosophie,
communautés, essence qui par là même devient transcen- auteur notamment de L’époque de la technique. Marx, Heidegger et
dante et existe dans l’extériorité. l’accomplissement de la métaphysique (puf, Épiméthée, 2009) et de
La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident (puf, Épiméthée,
Le moment capitaliste advient à la fin de cette histoire :
2013). Il a enseigné à l’Université Paris-Sorbonne, à la faculté de
quand l’humanité a réalisé et objectivé tout ce qu’elle est et philosophie de l’Institut catholique de Paris et dans plusieurs lycées de
donc où elle s’est intégralement réalisée, mais que sa propre la région parisienne.
essence existe désormais comme une réalité séparée, qui
menace de devenir autonome et de l’écraser. Le capitalisme Éric Martin est docteur en pensée politique et professeur au
département de philosophie du Cégep Édouard-Montpetit. Il a publié,
advient quand l’objectivité universelle et abstraite devient
avec Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais
seul sujet du processus de production, et quand les hommes de scolarité et l’économie du savoir (Lux, 2011). Il a également enseigné à
particuliers et concrets ne sont plus que les serviteurs et les l’uqam et à l’Université d’Ottawa, et est membre du Collectif SOCIÉTÉ/
esclaves de son fonctionnement automatique. La révolution Groupe interuniversitaire d’étude de la postmodernité (giep). 

Des idées et des exemples concrets À suivre : Louis-Joseph Papineau, Arthur


pour comprendre pourquoi l’école Buies, Hector Fabre, André Laurendeau,
Le secret le moins bien gardé ne peut plus être ce qu’elle était. Jean Drapeau, Gérard Filion, Pierre Cet abécédaire est une excursion – un
de la littérature québécoise : Dansereau, Lionel Groulx, Gaston Miron. périple, diraient les joueurnalistes –
un personnage intrigant, dans la langue du hockey, ses clichés,
une intelligence lumineuse, ses lieux communs, ses bizarreries.
un esprit d’élite.

DELBUSSO
EDITEUR
Yvette Francoli Marc Turgeon Yvan Lamonde Benoît Melançon
LE NAUFRAGÉ DU VAISSEAU D’OR LE DÉCLIN TRAJECTOIRES INTELLECTUELLES LANGUE DE PUCK
Les vies secrètes de Louis Dantin DE LA CULTURE SCOLAIRE ET POLITIQUES DES XIXe Abécédaire du hockey
ET XXe SIÈCLES QUÉBÉCOIS Préface de Jean Dion
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