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JEAN-JACQUES MARIE

BERIA

Le bourreau politique de Staline

TALLANDIER
Éditions Tallandier – 2, rue Rotrou, 75006 Paris
www.tallandier.com
© Éditions Tallandier, 2013
EAN : 979-10-210-0302-6
DU MÊME AUTEUR
Staline, Paris, Seuil, 1967.

Les Paroles qui ébranlèrent le monde. Anthologie bolchevique (1917-1924), Paris, Seuil,
coll. « L’histoire immédiate », 1968.

Les Bolcheviques par eux-mêmes, en collaboration avec Georges Haupt, Paris, Éditions
François Maspero, 1969.

Le Trotskysme, Paris, Flammarion, 1970.

Trotsky et la Quatrième Internationale, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1980.

Le Goulag, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1989.

Derniers complots de Staline. L’affaire des blouses blanches, Éditions Complexe, coll.
« Histoire », 1993.

Les Peuples déportés d’Union soviétique, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995.

Trotsky, Paris, Éditions Autrement, 1998.

Staline, Paris, Fayard, 2003.

Lénine, Paris, Balland, 2004.

Le Trotskysme et les trotskystes, Paris, Armand Colin, coll. « Histoire au présent », 2004.
Cronstadt, Paris, Fayard, 2005.

La Guerre civile russe, 1917-1922. Armées paysannes, rouges, blanches et vertes, Paris,
Éditions Autrement, coll. « Mémoires », 2005.

Trotsky : révolutionnaire sans frontières, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2006.

Voyager avec Karl Marx – Le Christophe Colomb du Capital, La Quinzaine littéraire-


Louis Vuitton, 2006.

Le Dimanche rouge, Paris, Larousse, 2008.

L’Antisémitisme en Russie, de Catherine II à Poutine, Paris, Tallandier, 2009.

Khrouchtchev : la réforme impossible, Paris, Payot, 2010.

Lénine : la révolution permanente, Paris, Payot, 2011.


INTRODUCTION
Le 26 juin 1953, Lavrenti Beria, est arrêté sur ordre des autres dirigeants du Kremlin,
enfermé dans une salle de garde, puis transféré dans le bunker de l’état-major de l’armée.
Celui qui fut le chef du Guépéou-NKVD (la police politique), donc de l’espionnage
soviétique et du goulag, membre, pendant la guerre, du comité d’État à la Défense, puis
maréchal de l’armée, membre du bureau politique, chef du comité atomique soviétique,
ministre de l’Intérieur et premier vice-président du Conseil des ministres, est qualifié
d’espion britannique. Accusé d’avoir comploté pour prendre le pouvoir, rétablir le
capitalisme, liquider l’Allemagne de l’Est et rendre une partie des conquêtes territoriales
de la Seconde Guerre mondiale aux pays vaincus, il est jugé à huis clos et fusillé le
23 décembre 1953 pour tous ces crimes – sans rapport avec ses forfaits réels.
L’instruction de son procès commence comme une farce. Dès le 1er juillet, à la veille de
l’ouverture du plénum du comité central, réuni pour condamner Beria qui en est membre
mais n’y est pas convoqué, Roman Roudenko, ancien procureur soviétique au procès de
Nuremberg, nommé procureur de l’URSS le 29 juin, interroge son garde du corps
Sarkissov.
Les questions portent exclusivement sur les aventures féminines de Beria, dont
Sarkissov déclare détenir une liste de vingt-sept noms, sur les viols qu’on lui impute, sur
la syphilis qu’il a contractée auprès de prostituées et sur les avortements qu’il a imposés à
quelques-unes de ses maîtresses. Roudenko ne fait pas la moindre allusion à un complot,
dont ce garde du corps n’aurait pu manquer d’être au moins informé.
Le 3 juillet, Nicolaï Chataline, secrétaire du comité central, consacre l’essentiel de son
intervention au plénum à lire ou résumer de longs extraits de l’interrogatoire de
Sarkissov, et à énumérer en détail les pièces de lingerie féminine, trouvées, soulignera-t-
il, dans le cabinet de travail de Beria (11 paires de bas d’origine étrangère,
11 combinaisons, 7 tricots de soie, des mouchoirs, etc.). L’évocation de la liste des vingt-
cinq femmes (qui, d’ailleurs, contient trente-neuf noms) suscite les rires complaisants de
la salle[1]. Khrouchtchev et consorts ne trouveront jamais d’autres armes de son complot
que ces bas et ces combinaisons.
Ainsi, d’emblée, les adversaires de Beria imposent la vision durable, quoique écornée
(on le sait depuis la chute de l’URSS), d’un Beria monstre et maniaque sexuel, pour qui
son garde du corps rabattait des jolies filles qu’il violait sauvagement dans son hôtel
particulier. Thadeus Wittlin, l’auteur de sa première, mais très fantaisiste, biographie,
rédigée en 1972 et rééditée en 2013 à Paris sans mise à jour, raconte en détail le viol de la
jeune Nina, âgée de 16 ans, qui ne s’en est apparemment pas rendu compte. Elle donnera
en effet de leur rencontre un récit beaucoup plus platonique et épousera Beria.
Beria était un « monstre », déclarent la fille de Staline Svetlana Allilouieva, le
biographe russe de Staline Dimitri Volkogonov et l’historien Anton Antonov-Ovseenko.
Khrouchtchev le qualifie même de « bête sauvage jésuitique ». Le journaliste Simon
Sebag Montefiore dénonce dans Beria « un comploteur-né, […] un dangereux prédateur
sexuel, un subtil intrigant, doublé d’un psychopathe et d’un pervers sexuel […] au
sadisme exceptionnel », que « l’on imagine aisément versant du poison dans des gobelets
de vin ou tranchant la gorge d’un ennemi, après avoir séduit une courtisane » ; d’ailleurs,
prétend-il, « Staline était dégoûté par ses airs flagorneurs et par sa cruauté[2] ». C’est tout
dire.
Lors de la conférence de Yalta en février 1945, lorsque Roosevelt, au cours d’un repas,
lui demanda : « Qui est cet homme assis en face de l’ambassadeur Gromyko ? », Staline
répondit : « Ah, c’est notre Himmler. C’est Beria[3]. » André Gromyko se dit « frappé par
la justesse de [cette] comparaison. Ces deux monstres se ressemblaient non seulement sur
le fond mais aussi dans l’apparence extérieure : Himmler était le seul membre de
l’entourage de Hitler à porter un pince-nez. Beria était le seul dans l’entourage de Staline
que l’on ne puisse se représenter sans pince-nez[4] ». L’argument est décisif : même
pince-nez, même combat !
Ni James Byrnes ni Edward Stettinius, les deux conseillers de Roosevelt à Yalta, ne
rapportent la phrase citée par Gromyko. Si elle est authentique, Staline aurait alors repris,
sans le savoir, une comparaison entre les deux hommes, faite peu avant par le général
soviétique Vlassov, partisan convaincu de Staline passé du côté des nazis et que Himmler
reçoit le 16 septembre 1944. Vlassov ne peut cacher son étonnement. Il se représentait
« Himmler… grand chef de la police allemande… Reichsführer-SS… comme un
tchékiste sanguinaire à la Beria […]. Eh bien, c’est un petit bourgeois, produisant une
impression de simplicité, de modestie, […] un agriculteur, un paysan comme moi et il
aime les animaux[5] ». Pour Emmanuel d’Astier de La Vigerie, qui reprend la
comparaison, Beria est le pire des deux : « Il a derrière ses lunettes sans monture le regard
vitreux de Himmler, mais […] dans son uniforme de maréchal des forces armées
soviétiques, il a une corpulence et des appétits personnels que n’avait pas Himmler[6]. »
Himmler, cependant, n’était qu’un exécutant docile et borné de Hitler, un fonctionnaire
de la solution finale, dénué de toute initiative, et même de toute idée politique ; Beria, lui,
a été, de 1938 à la mort de Staline en mars 1953, un rouage essentiel du système stalinien,
qu’il a ensuite tenté d’amender, voire de réformer, avant de payer de sa vie cette tentative
avortée.
Pourtant, pour renforcer l’image du simple bourreau, on enrichit ses forfaits réels de
crimes imaginaires. Les historiens Popov et Oppokov l’accusent d’avoir fait assassiner le
secrétaire du PC de Leningrad, Serge Kirov, en 1934, le premier secrétaire du PC
arménien Khandjian et Lakoba, président de la république autonome d’Abkhazie en
1937 ; après l’avoir empoisonné, « Beria rendit la veuve folle en introduisant un serpent
dans sa cellule[7] ». Ils lui imputent aussi le meurtre de Salomon Mikhoels, président du
comité antifasciste juif, en janvier 1948, puis celui du Français Yves Farge, compagnon
de route du PCF, mort dans un accident de voiture le 31 mars 1953. On lui attribue même
parfois la mort de Staline.
La description physique complète le portrait moral. Le général Volkogonov semble
effrayé par « l’homme au pince-nez, aux yeux de lézard, qui ne cillent jamais […], des
yeux de bourreau[8] ». Sakharov trouve la main que lui tend Beria « d’une froideur de
mort[9] ». Ainsi Caligula, à côté de Beria, ne serait qu’un plaisantin, Néron un amateur, et
Gengis Khan un dilettante.
Son nom est vite devenu le symbole même et quasi unique du système policier et
concentrationnaire au point qu’on lui attribue souvent la direction de la Sécurité d’État
pendant les dernières années du règne de Staline, alors qu’il l’a perdue en 1943[10].
Lorsqu’en 1967, le dissident ukrainien Valentin Moroz, déporté pour quatre ans au goulag
en Mordovie, en dénonce la sauvagerie, il intitule son récit Rapport de la réserve Beria
(alors mort depuis quatorze ans).
Beria était certes un bourreau. Le 27 février 1944, en Tchétchénie, dans le village de
Khaïbakh, le commandant du NKVD Gvichiani, jugeant intransportables les sept cents et
quelques vieillards, femmes et enfants qu’il doit emmener à Grozny pour être déportés au
Kazakhstan avec tous les Tchétchènes, les entasse dans les écuries du kolkhoze baptisé
« Beria » en l’honneur de son chef, et met le feu. Ils brûlent tous vifs. Beria, chargé
d’organiser la déportation des Tchétchènes déclarés collectivement traîtres par Staline, le
félicite et le fait décorer pour cet exploit. Un criminel donc, mais un criminel très
politique. Le 4 avril 1953, le même Beria, par circulaire interne au ministère de
l’Intérieur, interdit la torture et menace de sanctionner les enquêteurs qui la pratiqueraient
et leurs supérieurs. Cette décision, qui mécontente les tortionnaires dont la sécurité d’État
est peuplée, est dictée par un souci politique.
Les deux décisions illustrent les deux aspects successifs et complémentaires de son
activité. Flanqué d’une petite cohorte de tortionnaires, il a d’abord dirigé la police
politique soviétique de décembre 1938 à décembre 1945, pendant sept années décisives,
au cours desquelles la nomenklatura a assuré et consolidé son pouvoir. Or la police
politique est à la fois le cœur de la nomenklatura, le concentré de son parasitisme, de sa
corruption et de sa violence organique ; et, en même temps, l’instrument qu’utilise Staline
pour contrôler, voire terroriser, la nomenklatura elle-même et l’appareil du Parti.
À la mort de Staline, Beria est le premier à saisir que le régime à bout de souffle ne peut
survivre qu’en desserrant le carcan de la terreur policière ; il prend des mesures en ce
sens, affaiblissant ainsi son contrôle sur le seul instrument à sa disposition ; il veut en
même temps marginaliser le lourd appareil du Parti, sélection de bureaucrates bavards,
improductifs et incompétents, au profit du gouvernement et de ses ministres. Son passé
fait pourtant de lui le symbole même de l’appareil policier dont il diminue lui-même le
poids par ses mesures.
Une biographie de Beria est donc une histoire du stalinisme, de sa crise récurrente et des
convulsions qu’entraîne toute tentative de le réformer. Si plusieurs ouvrages consacrés à
Beria et de valeur très inégale sont parus en Russie, sa dernière biographie éditée en
France, celle d’Amy Knight, date de 1992. Or, depuis lors, de nombreux documents
d’archives rendus publics sur toutes les étapes de sa vie et de son activité, entre autres sur
l’instruction de son procès à huis clos et sur le procès lui-même, permettent de peaufiner
un portrait politique de Beria beaucoup plus précis qu’au lendemain de la chute de
l’URSS.
Sa réputation de « monstre » a d’abord servi à dédouaner Staline, prétendument
manipulé par lui. Le romancier officiel Léonide Leonov affirme : « Beria savait terroriser
le vieux [Staline] et dans son dos il faisait ce qu’il voulait[11]. » La fille de Staline
renchérit : « Beria leurrait mon père, qu’il était pourtant difficile de tromper. Nombreux
sont les actes de ce monstre qui retombent maintenant sur le nom de mon père et le
salissent […] Lavrenti sut bien souvent duper mon père et il en riait en secret[12]. » En
secret ? Comment pouvait-elle le savoir ?
Khrouchtchev l’avouera dans ses mémoires : « En 1953, nous avions, pour parler
grossièrement, une version du rôle de Beria : en un mot, il était totalement responsable
des abus commis sous Staline […]. Après le procès nous nous sommes trouvés
prisonniers de cette version, créée par nous-mêmes pour la réhabilitation de Staline […],
pour blanchir, laver Staline[13]. » La tentative est allée loin. Ainsi une Histoire de la
guerre, publiée en 1960 sous Khrouchtchev, attribue à la « trahison » de Beria les
décisions catastrophiques de Staline : « Le traître Beria, dès mars 1940, interdit
catégoriquement aux troupes postées le long des frontières de faire feu sur les avions
allemands en cas de violation de notre espace aérien et s’assura également que les unités
de l’Armée rouge et les bâtiments de la marine n’engageraient aucune action contre
l’aviation allemande. Il ouvrit pratiquement l’espace aérien soviétique aux
reconnaissances ennemies[14]. »
La diabolisation de Beria a ensuite servi à dédouaner la nomenklatura elle-même : s’il
est un monstre, il représente non la nature même du régime stalinien, mais une anomalie,
sa perversion malencontreuse, une déviation individuelle aberrante. Et plus il est
monstrueux, plus la nomenklatura se voit exonérée de ses propres actes.
Staline a légué à ses successeurs un système policier gérant une pénurie généralisée. Les
débats du comité central de juillet 1953 soulignent le manque dramatique de légumes, de
fruits, de pommes de terre, de viande, de saucisson et de logements, sans parler de la
misère des kolkhoziens, qui ne perçoivent rien ou presque pour leur travail.
Le régime instauré en URSS a besoin de réformes pour se survivre, et donc d’un
réformateur. Or le système du parti unique concentre le pouvoir politique sur un sommet
très étroit et débouche sur le pouvoir (sanglant sous Staline ou mou sous Brejnev) d’un
seul homme.
Que Beria ait été au lendemain de la mort de Staline le premier dirigeant soviétique à
proposer des mesures visant à sortir le régime de sa paralysie, qui faisait de l’URSS un
colosse aux pieds d’argile, la découverte ne date pas d’aujourd’hui. On la trouve, dès
1954, sous la plume d’Isaac Deutscher, qui, dans L’URSS après Staline, évoque avec
enthousiasme « la folle cascade de réformes libérales », dont il exagère la nature et
l’ampleur : « Les rouages de l’administration furent révisés et dépouillés de leur rigidité
byzantino-totalitaire. Une amnistie assez générale fut déclarée […]. Les méthodes
inquisitoriales de la police politique furent condamnées sans ménagement. Les droits
constitutionnels du citoyen furent mis en relief […]. Les libres opinions étaient
encouragées. » Enfin, écrit-il, Beria était invincible « tant que la nouvelle politique
poursuivait sa carrière triomphale, portée par la marée de l’enthousiasme populaire », un
enthousiasme inventé par Deutscher du fond de son bureau londonien et qui s’évanouit
brusquement – on ne sait pourquoi[15].
La perestroïka, puis la chute de l’URSS ont vite conduit à une révision de son image de
simple policier. En 1991, Nina Sobolieva tourne un film, La Purification, consacré aux
répressions staliniennes et à Beria. Dans une interview au journal Troud du 27 juin 1991,
elle évoque « sa personnalité jusqu’à aujourd’hui encore énigmatique ». Elle ajoute :
« J’ai été moi aussi prisonnière des représentations habituelles où le portrait de Beria n’est
peint que de couleurs noires : un despote, un vampire, un sadique, un tyran […]. Mais au
fur et à mesure que j’accumulais les données factuelles, que je rencontrais des gens qui
avaient personnellement connu “le bourreau”, je le voyais sous un autre jour […]. En
Beria, de manière étonnante, coexistaient des aspects totalement incompatibles entre eux.
C’était un homme infiniment cruel, impitoyable […]. Et d’un autre côté c’était un homme
d’État plein de bon sens, qui appréhendait la situation réelle du pays. »
Amy Knight donne une image radicalement différente du portrait traditionnel. Hélène
Carrère d’Encausse, auteur de la préface, souligne que ce Beria « est de loin plus
complexe et ambigu que le monstre décrit jusqu’alors ». Selon elle, « Beria, aussi pervers
et dangereux qu’il ait été, doit trouver place dans le panthéon des quelques réformateurs
que l’histoire russe a comptés ». L’académicienne place la barre très haut : « Ces
réformateurs, dont le premier fut Pierre le Grand, ont été peu nombreux. » Ainsi placé
dans le sillage de Pierre le Grand, Beria prend une dimension inattendue, jusqu’à celle de
« liquidateur du système[16] ».
Selon Amy Knight, en effet, « le programme de Beria avait pour but de miner le
système stalinien et aurait peut-être conduit à son effondrement[17] ». Mais comment
l’homme qui dirigea la police politique, le goulag et le projet atomique fournissant à
l’URSS les bombes A et H, aurait-il pu vouloir miner le système dont il fut l’un des
architectes ?
En 1993, l’ancien dissident Vladimir Boukovski affirme : « Beria, qui est entré dans
l’histoire comme un bourreau et un tueur maniaque, était un homme politique imaginatif
[…] ; s’il avait remporté la victoire dans la lutte pour le pouvoir, la période post-
stalinienne se nommerait “dégel berien” et nul ne se souviendrait plus de
Khrouchtchev[18]. »
Dans les Izvestia du 13 mars 1993, sous le titre « Un bourreau dans le rôle du sauveur »,
Jacob Etinguer, le premier arrêté du « complot des médecins », écrit : « Beria a été le
premier initiateur de la déstalinisation. » L’historien Boris Starkov reprend huit mois plus
tard : « Beria avait effectivement des plans de réforme tout à fait sérieux […]. Mais ce
sont d’autres qui les ont mis en œuvre[19]. » L’idée, depuis lors souvent répétée, soulève
de nombreuses questions.
Beria, qui ne contrôlait pas l’appareil du parti communiste, pouvait-il être candidat à la
succession de Staline, voulait-il la « déstalinisation » de l’URSS, avait-il des « plans de
réforme tout à fait sérieux », en un mot un projet global de refonte du régime, et si oui,
lequel ? Les plans annonçaient-ils la perestroïka qui allait déboucher sur la chute de
l’URSS et la dislocation de la propriété d’État ; ou n’a-t-il avancé que des propositions
empiriques et circonstancielles, seulement destinées à colmater quelques brèches ?
Pourquoi Khrouchtchev a-t-il si aisément rallié les autres dirigeants du Kremlin au
complot contre Beria, alors qu’ils avaient tous voté la quasi-totalité de ses propositions ?
L’élimination de Beria n’est-elle qu’un épisode dans une lutte de clans ? Ou le premier
moment d’une crise ouverte, que le rapport secret de Khrouchtchev, au XXe congrès du
PCUS de février 1956, aggrava en dénonçant certains crimes de Staline ?
I.

UNE JEUNESSE OBSCURE


Lavrenti Beria naît le 29 mars 1899 dans la bourgade de Merkheouli, en Mingrélie dans
la région occidentale de la Géorgie, à 16 kilomètres de Soukhoumi, port de la mer Noire.
Il est le deuxième fils de petits paysans misérables, Pavel Beria et Martha Djakeli, jeune
veuve, déjà mère de trois enfants lorsqu’elle épouse Pavel. Son frère aîné est mort à l’âge
de deux ans. Sa sœur cadette Anna sera sourde-muette de naissance. Dans la brochure
hagiographique publiée sur lui en 1940, dictée par lui-même et rédigée par son adjoint
Vsevolod Merkoulov, ce dernier écrit : « La grande famille vivait dans la peine. Les
maigres moyens fournis par son petit lopin de terre lui permettaient à peine de
vivre[20]. » Même si les dignitaires du régime stalinien en rajoutent parfois sur leurs
origines « prolétariennes », la famille de Lavrenti Beria vit effectivement dans la misère,
comme la grande majorité des paysans, en particulier ceux de Mingrélie.
La Mingrélie est, en effet, l’une des régions les plus pauvres de Géorgie, elle-même
l’une des provinces les plus retardataires de l’Empire russe auquel elle a été annexée au
tout début du siècle. Son développement industriel est aussi modeste que tardif : en 1867
a commencé la construction du chemin de fer Tiflis-Poti (sur la mer Noire, au nord de
Batoum). L’exploitation du pétrole débute quelques années plus tard à Bakou, capitale de
l’Azerbaïdjan, sur la mer Caspienne, reliée à Tiflis (nom russifié de Tbilissi) par un
chemin de fer dont la construction s’achève en 1883. Les cheminots, le plus souvent
russes, transplantés en Géorgie, formeront le premier noyau du prolétariat géorgien.
Pays de petite culture, la Géorgie entretient des traditions féodales, patriarcales et
claniques toujours vivaces. Une nombreuse bureaucratie russe, commandée par un vice-
roi nommé de Saint-Pétersbourg, administre une population formée aux quatre
cinquièmes de paysans sans terres, superstitieux, illettrés et dévots, soumis à une quantité
de hobereaux sans fortune et de modestes princes qui, sauf rares exceptions, ont plus de
quartiers de noblesse que de revenus. Les paysans cultivent avec leurs araires de bois des
exploitations minuscules coincées entre des latifundia princiers ou cléricaux sur lesquels
ils doivent, en plus, travailler gratuitement. Les métayers versent au propriétaire jusqu’à
la moitié de leurs récoltes ; les droits de pacage pour le bétail sont exorbitants ; l’usure
fleurit et connaît des taux d’intérêt de 40 à 50 %. La seule richesse agricole est la
viticulture. Des artisans fabriquent un outillage agricole primitif. Le commerce dans les
villes et les bourgades est massivement entre les mains d’Arméniens, détestés par la
population jalouse de leur richesse. Il existe trois revues littéraires très confidentielles,
lues par une faible catégorie intellectuelle – quelques centaines d’hommes. Dans les
montagnes et les forêts, les abreks, sortes de Robin des bois, incarnent une tradition de
révolte antirusse qui s’accorde avec le brigandage.
En 1907, à l’âge de huit ans, Beria entre à l’école de Soukhoumi. Sa biographie
affirme : « Dès ses premières années d’études le camarade Beria a été contraint de donner
des leçons, de préparer et de faire répéter les élèves des petites classes de l’école pour
aider sa famille restée à la campagne[21]. » Aucun des bénéficiaires de ces services n’a
laissé le témoignage des talents pédagogiques précoces du jeune Beria.
Il part en octobre 1915 pour Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, où l’extraction du
pétrole a connu un développement fulgurant, et s’inscrit à l’école technique de
construction mécanique. Il prétendra plus tard avoir participé à l’activité d’un cercle
marxiste clandestin, ce que personne ne pourra ni attester ni réfuter. Il fait alors la
connaissance de Mir Djafar Baguirov. Ce fils d’un imam du district de Kuba, musulman
traditionaliste, l’accompagnera toute sa vie puis l’accablera après son arrestation, ce qui
ne lui évitera pas d’être fusillé à son tour.
Pendant les vacances d’été 1916, Beria travaille dans un comptoir Nobel près de Bakou,
où la compagnie est largement implantée. Dans une courte autobiographie rédigée en
1923, il prétend avoir organisé dès mars 1917, au lendemain de la révolution qui renverse
le régime tsariste, un cercle bolchevique clandestin, où il remplissait la fonction de
trésorier. Là encore, il est difficile d’infirmer ou de confirmer cette affirmation souvent
discutée. À cette date le parti bolchevique n’éditait pas encore de cartes d’adhérent. On
peut quand même s’étonner de cette affirmation : en mars 1917 le parti bolchevique, très
minoritaire, semblait réduit à un rôle d’opposition face à la vague des mencheviks
(sociaux-démocrates modérés) et des socialistes révolutionnaires. Ces deux partis, qui
soutenaient le gouvernement provisoire partisan de poursuivre la guerre, dominaient les
soviets en formation. Or, dans sa carrière, Beria n’a jamais choisi de se retrouver du côté
des minoritaires.
De plus, loin des capitales, la plupart des comités sociaux-démocrates regroupaient en
réalité mencheviks et bolcheviks, malgré la scission opérée en 1912 entre ces deux
courants. Certains subsisteront même jusqu’au lendemain de la révolution d’Octobre, qui
dressera définitivement les deux partis l’un contre l’autre. Futur membre du bureau
politique de Staline, Serge Kirov, sous la houlette duquel Beria commença sa carrière,
appartint lui-même à l’un de ces comités communs jusqu’à la fin de 1917.
Enfin, jusqu’à l’arrivée de Lénine, la direction du parti bolchevique, assurée par Staline
et Kamenev, apportait un soutien critique au gouvernement provisoire, qui poursuit la
guerre de même que les mencheviks, qui y entrent en mai 1917. La différence paraît alors
si mince entre les deux partis qu’une réunion commune des responsables est prévue le
4 avril, afin d’envisager la fusion entre les frères enfin retrouvés. Le 1er avril, Staline
affirme qu’il est possible de « s’unir » et pose un principe qui ne le guidera pas très
longtemps : « Sans désaccords il n’y a pas de vie dans un parti. À l’intérieur du parti nous
réglerons les petits désaccords[22]. » Il envisage donc la reconstitution du Parti social-
démocrate unifié qui avait existé de 1906 à 1912. Comment les divergences seraient-elles
apparues plus clairement à un jeune adhérent de Bakou ? Par contre, au lendemain de la
guerre civile, on ne pouvait viser une carrière au parti communiste sans s’afficher
bolchevik, avant même octobre 1917, avant même la victoire. Beria ne saurait faire
exception.
Sa biographie officielle, sur le chapitre de son activité politique à cette période, ne porte
guère à admettre cette adhésion précoce. On n’y lit que des généralités : « Le camarade
Beria s’engage totalement dans la vie politique, en offrant à la révolution le
bouillonnement passionné de sa nature, en menant avec un dévouement illimité à la cause
du parti bolchevique un travail politique actif, tantôt légal, tantôt clandestin en fonction
des circonstances[23]. » Quel travail légal ? quel travail clandestin ? dans quelles
circonstances ? Ce lyrisme creux ne répond à aucune question.
En juillet 1917, Beria est enrôlé dans un service hydrotechnique de l’armée, puis en
décembre 1917, alors que la guerre civile commence entre les rouges et les blancs, il est
envoyé sur le front roumain, où l’armée russe est en pleine débandade. Il se fait très vite
réformer pour maladie et reprend ses études au collège technique de mécanique de Bakou,
qu’il achève en mai 1919 en obtenant le diplôme d’architecte constructeur. En pleine
guerre civile, de telles études sont difficilement compatibles avec une appartenance au
parti bolchevique, qui a pris le pouvoir à Petrograd en octobre 1917 et signé la paix avec
l’Allemagne en mars 1918.
Si la date de son adhésion est contestée, la suite l’est plus encore. Au lendemain de la
révolution d’Octobre, une commune révolutionnaire prend le pouvoir à Bakou, dirigée par
les vieux bolcheviks Stepan Chaoumian et Aliocha Djaparidzé – que Staline déteste
depuis l’époque où il militait dans cette ville –, et par des socialistes révolutionnaires de
gauche. Ce parti paysan s’est un moment associé avec les bolcheviks au gouvernement,
mais a rompu par désaccord avec la paix de Brest-Litovsk et la création en juin 1918 des
comités de paysans pauvres, destinés à faire dégorger leur blé aux paysans dits riches. La
haine de Staline va avoir des conséquences fatales. L’armée britannique d’un côté,
l’armée turque et le mouvement nationaliste Moussavat de l’autre encerclent la commune
de Bakou. Moscou envoie six régiments pour la soutenir. Leur route passe par Tsaritsyne
(futur Stalingrad, puis Volgograd) où Staline qui y dirige les opérations retient les six
régiments pour la défense de la ville. Privée de ce soutien, la commune s’effondre à la mi-
août. Les vingt-six commissaires du peuple se rendent aux Anglais qui leur promettent la
vie sauve, les installent sur un navire de guerre et les fusillent tous le 20 septembre 1918.
Les Anglais, dont le fair-play ne saurait résister longtemps à l’attrait de l’or noir,
voudraient mettre la main sur le pétrole de Bakou, mais ils doivent céder la place aux
Turcs, qui après avoir franchi la frontière, massacrent quelques milliers d’Arméniens puis
se retirent, laissant la place au Moussavat.
Que fait Beria pendant cette période décisive ? Sa biographie officielle observe une
extrême discrétion, renforcée par son silence complet sur l’histoire tragique de la
commune de Bakou. On lit : « L’année 1918 [jusqu’à l’occupation de Bakou par les
troupes turques] se passe en études renforcées à l’école et en travail politique intensif au
soviet […] et dans d’autres organisations[24]. » Là encore, on reste dans le flou.
On ne trouve de trace effective de son appartenance au parti bolchevique qu’en
mars 1919. Pourtant dans un questionnaire ultérieur établi au milieu des années 20, une
commission inscrit face à sa date d’adhésion : « Vérifié : depuis 1917[25]. » Admettons.
Selon Svetlana Allilouieva, la bolchevique Olga Chatounovskaia, qui militait alors à
Bakou et passera près de vingt ans au goulag, affirmait que « pendant la guerre civile, le
rôle de Beria au Caucase avait été très ambigu ». D’après elle, il avait servi tantôt les
dachnaks (parti nationaliste arménien) tantôt les rouges, suivant que le pouvoir passait
aux mains des uns ou des autres ; un jour, arrêté par les troupes bolcheviques et pris en
flagrant délit de trahison, il attendait le châtiment. Un télégramme de Kirov, qui dirigeait
alors les opérations militaires en Transcaucasie, aurait exigé son exécution ; les opérations
militaires détournèrent l’attention de ce petit bonhomme. « Mais, prétend-elle, tous les
vieux bolcheviks caucasiens – et Beria lui-même – connaissaient l’existence de ce
télégramme. » Svetlana Allilouieva, dont la vision de l’histoire repose sur de vagues
souvenirs et des rumeurs, se demande s’il ne faut pas voir dans ce mystérieux télégramme
la raison de l’assassinat de Kirov le 1er décembre 1934 – « d’autant, ajoute-t-elle, que
l’ascension fulgurante de Beria commence juste après. Il est sûr que Kirov n’aurait pas
admis que cet homme devienne membre du comité central[26] ».
Malgré cette démonstration rocambolesque, Beria a été élu au comité central à la fin du
XVIIe congrès tenu au début de 1934. Kirov, alors bien vivant, n’a rien objecté.
Lorsque, le 10 février 1922, Beria dut remplir un questionnaire pour entrer dans la
Tcheka d’Azerbaïdjan, à la question : « Avez-vous travaillé dans d’autres organes de
police judiciaire ? » il répondit : « J’ai travaillé environ deux mois, au nom du Goummet
[organisation azerbaïdjanaise proche des bolcheviks], dans la commission pour la lutte
contre la contre-révolution près du gouvernement moussavatiste[27]. » Ce service de
renseignements était alors chapeauté par les Anglais, dont les troupes contrôlaient la
région après le retrait des troupes turques.
Cet épisode mineur, voire dérisoire, fut inlassablement utilisé contre lui par ses
adversaires, jusqu’à son procès en décembre 1953, notamment au plénum du comité
central, les 24 et 25 juin 1937, en plein cœur d’une terreur de masse, qui n’épargna pas les
membres du comité central eux-mêmes, poussés par Staline à se dénoncer entre eux.
Grigori Kaminski, qui, en 1920-1921, était secrétaire du comité central du PC
d’Azerbaïdjan et président du soviet de Bakou, accusa alors Beria d’avoir, en 1918-1920,
travaillé pour les services de renseignements moussavatistes. Kaminski fut arrêté et
Staline ravi d’avoir un moyen de pression sur Beria. Ce dernier, inquiet, envoya peu après
deux de ses agents aux archives de la révolution d’Octobre demander communication des
documents concernant le contre-espionnage du gouvernement menchevique géorgien… et
non azerbaïdjanais. Après l’arrestation de Beria, le responsable des archives, peut-être
soucieux de plaire aux vainqueurs du jour, affirma que le nom de Beria figurait bien dans
les deux dossiers concernés, suggérant que celui-ci aurait été lié aux services
mencheviques géorgiens.
En juillet 1953, Vsevolod Merkoulov, raconta que, pour se défendre d’avoir été un
agent des services moussavatistes, Beria lui avait demandé en 1938 d’aller retrouver les
documents le concernant dans les archives du parti bolchevique à Bakou, pensant donc
qu’il ne pouvait s’y trouver rien de compromettant ; sinon, il n’aurait pas couru le risque
de voir de telles pièces tomber entre les mains d’un subordonné susceptible de s’en servir
pour sa propre carrière. Merkoulov découvrit, affirma-t-il, deux ou trois documents, d’un
« caractère insignifiant », où « on ne trouvait pas de preuve directe que Beria ait agi pour
le Goummet, mais le confirmaient indirectement ». Du reste, « quand Beria prit
connaissance des documents, il en fut satisfait. Manifestement il ne s’attendait pas à y
trouver autre chose[28] ». Néanmoins, une inquiétude subsistait en lui.
À la séance du comité central qui suivit son arrestation en juillet 1953, Khrouchtchev et
d’autres intervenants reprirent l’accusation, qui courut comme un fil rouge pendant
l’instruction de son procès et forma un élément central du verdict. Le vieux dirigeant
soviétique Anastase Mikoyan affirma avoir rencontré Beria pour la première fois à
Bakou, après l’instauration du pouvoir soviétique, et ajouta : « Que Beria ait travaillé
dans le service de contre-espionnage du gouvernement bourgeois azerbaïdjanais, je ne l’ai
appris qu’au moment où cette question a été soulevée au plénum du comité central de
juin 1937. » Il précisa que les bolcheviks avaient bien envoyé dans ce service deux
agents, dont il donna le nom. Mais Beria n’était pas l’un des deux. C’est donc qu’il n’était
pas en mission commandée chez l’adversaire. Mikoyan avait fini par approuver
l’arrestation de Beria, et voulait se défendre d’avoir tu longtemps une vérité si grave :
« J’avais auparavant admis la possibilité que Beria ait pu être envoyé [dans les services
moussavatistes], mais maintenant, en passant en revue les faits dans ma mémoire, j’en
doute fortement. » Et il s’étonnait que Beria « n’ait pas jugé nécessaire de faire confirmer
ses dires par au moins l’un des cadres du parti de Bakou encore en vie, pour effacer lui-
même cette tache[29] ».
Que Beria ait hésité entre les deux camps au cours de la guerre civile n’aurait rien de
surprenant. Combien de thuriféraires de Staline furent d’abord du côté des blancs :
Mikhaïl Koltsov, correspondant en Espagne de la Pravda pendant la guerre civile de 1936
à 1939, Ilia Ehrenbourg, prix Staline de littérature et admirateur verbeux du régime, les
ambassadeurs soviétiques Troianovski et Maïski, le journaliste David Zaslavski qui, en
1918, dénonçait Lénine comme agent allemand… et tant d’autres. Mais aucun d’eux n’est
devenu premier secrétaire du parti communiste d’une République, puis membre du bureau
politique, avant d’arriver à la tête du ministère de l’Intérieur chargé de débusquer les
ennemis du peuple (la plupart du temps imaginaires) et de chapeauter un temps les
services de renseignements.
D’octobre 1918 à janvier 1919, Beria travaille comme employé de bureau à l’usine dite
« La ville blanche ». Il affirme être devenu ensuite le dirigeant d’une cellule bolchevique
de techniciens jusqu’à l’entrée de l’Armée rouge à Bakou en avril 1920.
En avril 1918, les deux principaux dirigeants mencheviques géorgiens, Tseretelli et
Tchkeidzé, hostiles à la paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, ont quitté Petrograd et
sont retournés en Géorgie, dont ils ont proclamé l’indépendance. Jusqu’alors partisans de
la poursuite de la guerre de la Russie avec l’Allemagne, ils ont aussitôt accepté la
protection de l’armée allemande voisine. Lorsque la révolution éclate, en novembre 1918
en Allemagne, ils acceptent contre les Turcs menaçants la protection de l’armée
britannique. La guerre civile prend en Géorgie une forme nationaliste aiguë. Ainsi le
16 décembre 1918 le gouvernement menchevique décide-t-il d’entasser tous les
Arméniens de 18 à 45 ans (c’est-à-dire en âge de porter les armes) dans un camp de
concentration près de Koutaïs.
En mars 1920, Beria sort de la clandestinité et prend un emploi au bureau des douanes
de Bakou. Le mois suivant, les bolcheviks y prennent le pouvoir. En mai 1920, on
l’envoie à Tiflis. Dans une lettre à Malenkov du 1er juillet 1953, après son arrestation, il
écrit : « Anastase Mikoyan m’a envoyé dès 1920 faire un travail clandestin en
Géorgie[30]. » La police menchevique l’arrête en juin, et le trouve en possession d’un
carré de soie orné d’une inscription attestant qu’il était agent des services de
renseignements militaires bolcheviques. Il est interné à la prison de Koutaïs, au centre du
pays, avec d’autres détenus bolcheviques. En juillet, ces derniers déclenchent une grève
de la faim pour obtenir leur libération. Beria se défile. Un questionnaire ultérieur, au
milieu des années 20, porte sur son attitude un jugement sévère : « En prison, il ne se
soumit pas aux décisions de l’organisation du Parti et fit preuve de lâcheté. Ainsi, il ne
prit pas part à la grève de la faim des communistes », qui dura quatre jours et demi ! En
1953, Beria affirmera qu’il fut envoyé à l’hôpital de la prison à cause de son état de santé.
Le questionnaire cité ci-dessus, indiquait, il est vrai, à la mention « santé » :
« faible[31] ».
II.

DÉBUTS POLICIERS
Au début de l’année 1920, les bolcheviks ont reconnu l’indépendance de la Géorgie.
Sur l’insistance de Kirov, plénipotentiaire soviétique, le gouvernement menchevique
géorgien libère Beria. Il repart pour Bakou, où il reprend ses études à l’institut
polytechnique et bénéficie d’une première ascension rapide. En octobre 1920, en effet, il
est nommé à la fois chef du service administratif du comité central du PC d’Azerbaïdjan
et secrétaire responsable de la section spéciale de la Tcheka de Bakou, chargée
d’« exproprier la bourgeoisie et d’améliorer la vie des ouvriers » ! Beau programme sur le
papier, qui consiste surtout à rafler les valeurs, les bijoux, les meubles, voire les
vêtements, des gens riches et à gérer une pénurie chronique au bénéfice de l’appareil du
Parti et des soviets. C’est une responsabilité bureaucratique et policière importante. Dans
la misère générale, où tout le monde ou presque manque de tout, les tchékistes
« expropriateurs » ont une forte tendance à se servir au passage. La nomination de Beria
peut s’expliquer de deux façons opposées : soit il paraît apte à freiner la reprise
individuelle au bénéfice de la reprise collective ; soit la Tcheka locale – de médiocre
renommée – voit en lui un homme capable de récupérer le contenu des rafles à son profit.
On n’a pas la réponse. En tout état de cause, il lui aurait fallu une trempe morale
exceptionnelle – dont la suite de sa carrière ne témoigne guère – pour résister à la
tentation de profiter de ses activités expropriatrices.
En juin 1939, Trotsky écrivit : « Dans le meilleur des cas, le passé de Beria dans le parti
est obscur[32]. » Cette obscurité restera une accusation longtemps inefficace, jusqu’à ce
que Khrouchtchev et ses complices l’utilisent victorieusement contre lui.
La carrière de Beria se développe selon deux lignes parallèles esquissées par la double
nomination d’octobre 1920 : dans l’appareil politique et dans l’appareil policier du parti
dirigeant.
En février 1921, il franchit un nouvel échelon : il est nommé vice-président de la section
politique secrète de la Tcheka d’Azerbaïdjan, présidée par le très douteux Mir Djafar
Baguirov, section chargée des missions les plus délicates. Il abandonne alors ses études.
Pendant la guerre civile, Baguirov s’est rangé d’abord du côté des nationalistes azéris,
moussavatistes. Il est l’assistant du chef moussavatiste du district de Kuba. Élevé dans la
tradition orientale, dont il gardera toujours la trace, même une fois devenu un dignitaire
du régime, ce despote, entouré d’une cour de flatteurs serviles, fut l’un des bureaucrates
les plus brutaux et les plus corrompus du régime stalinien. Étranger à toute conviction
politique, il collecte déjà tous les documents compromettants qu’il peut trouver sur les
communistes locaux pour écarter ceux qui risquent de freiner sa carrière. C’est alors que
se noue entre lui et Beria une complicité durable. Plus tard, chaque fois que Baguirov
viendra à Tiflis, il dormira chez Beria.
Ordjonikidzé et Staline, malgré les réticences de Lénine, envahissent la Géorgie dans la
nuit du 11 février 1921 et provoquent, au cœur d’un district montagneux frontalier, une
insurrection montée de toutes pièces, que l’Armée rouge se hâte de soutenir. Le 14, le
bureau politique entérine. L’Armée rouge prend Tiflis le 25 février, jour où se tient la
première réunion du comité révolutionnaire. Le premier point porte sur la constitution
d’une Tcheka géorgienne. Beria est aussitôt envoyé en Géorgie, où il reste plusieurs
semaines.
À Tiflis, il rencontre la belle Nino (en russe : Nina) Gueguetchkori, nièce du Géorgien
bolchevique Alexandre Gueguetchkori, qui appartient à la petite noblesse géorgienne,
souvent pauvre – ce qui est son cas. Elle raconte que Beria l’arrête un jour sur le chemin
du lycée et lui demande un rendez-vous, qu’elle accepte. Il lui déclare qu’il l’aime et veut
l’épouser. Il précise que le gouvernement veut l’envoyer en Belgique suivre des études
sur les techniques d’exploitation du pétrole et qu’il doit pour cela être marié : quelqu’un
qui part étudier à l’étranger en laissant sa femme derrière lui reviendra plus facilement
dans son pays. Elle donne son accord, non sans réserve : « Mieux valait avoir une famille
à soi que de vivre dans une famille étrangère[33]. » Le mariage, célébré en avril 1921,
semble donc de pure raison. Pourtant, après l’arrestation de Beria, Nina manifestera pour
lui, dans plusieurs lettres, un réel attachement. À la fin de sa vie, elle précisera quand
même dans une interview qu’elle s’est refusée à lui, à partir de 1943, car il avait contracté
la syphilis avec une prostituée.
La journaliste Larissa Vassilieva, croisant un jour Nina dans les couloirs du Bolchoï, la
décrit comme « une femme d’une beauté céleste avec des cheveux dorés, des traits fins,
doux, empreints de bonté […] et un sourire timide et distrait[34] ». Le premier
biographe – fantaisiste – de Beria, Thadeus Wittlin, donne dans un ouvrage publié en
Angleterre en 1972, puis en Russie après la chute de l’URSS, une version beaucoup plus
brutale de cette union : Beria enlève de force Nina, la fait monter dans un wagon, la gifle
puis la viole. Son récit reproduit platement l’accusation grotesque portée contre Staline
d’avoir violé sa future deuxième femme, Nadejda Allilouieva, lui aussi dans un train,
mais sans gifle. Les chemins de fer semblent exciter l’imagination érotique des
biographes en quête de sensationnel.
Quelques mois après son arrestation et deux semaines après l’exécution de son mari,
elle décrit son enfance et sa jeunesse dans une lettre à Khrouchtchev, qu’elle tente
d’apitoyer. Même si elle y joue les Cosette avec une insistance quelque peu
mélodramatique, son récit ne déforme pas la réalité.
« Mon père, écrit-elle, était propriétaire de deux hectares de terres, d’une maison en
bois de trois pièces avec, sous les toits, des cuves pour récupérer l’eau de pluie. Nous
n’avions pas d’animaux de trait, ni de vache, ni de poulailler, car le maïs récolté sur ce
bout de terrain ne suffisait même pas à nourrir la famille. La viande et le pot de lait
n’étaient mis sur la table que dans les grandes occasions ; quant au sucre, j’en ai goûté
pour la première fois à l’âge de onze ans. » Elle a gardé l’image de son père « déjà âgé,
pieds nus et sans chemise, transpirant sang et eau sur ce petit bout de terrain », tué en
1917 par un gendarme. Après la mort du père, puis la maladie de la mère, la famille de
Nina sombre dans une extrême pauvreté. « De 11 à 16 ans, écrit-elle, pour pouvoir
manger un peu de bouillie de maïs et aller à l’école, j’ai dû travailler durant deux ans
comme ouvrière agricole à Koutaïs. » Le travail est si harassant qu’elle tombe malade
plusieurs mois.
Son oncle maternel, Nicolas Chavdia, comptable aux douanes, la recueille chez lui, où
elle assure le ménage. Elle s’inscrit au lycée technique et, afin de payer le tramway pour
s’y rendre, elle fait la lessive pour toute la maisonnée. Lorsqu’elle n’a pas d’argent, elle
doit courir, écrit-elle, « les quinze kilomètres aller-retour, du domicile de Nicolas Chavdia
au lycée technique, pieds nus pour économiser ses sandales, qu’elle n’enfile qu’à l’entrée
du lycée[35] ». Khrouchtchev ne se laissa pas attendrir par ce récit d’une enfance
difficile.
À peine marié, Beria est envoyé exercer ses talents à Bakou comme vice-président de la
Tcheka d’Azerbaïdjan, sous la direction de Baguirov. Impossible donc de se rendre en
Belgique. C’est peut-être une chance pour lui ; dans les années 30, le Guépéou-NKVD
accusera quasi systématiquement les techniciens et ingénieurs ayant fait des séjours à
l’étranger d’avoir été recrutés par les services de renseignements des pays d’accueil. Beria
évita par là tout soupçon.
À la fin de l’année, il est nommé président de la section opérationnelle secrète de la
Tcheka d’Azerbaïdjan, le Tchon. Il fait bientôt la connaissance de Vladimir Dekanozov,
qu’il recrute comme secrétaire. Un ancien du KGB décrit Dekanozov « haut d’à peine
1,50 mètre ; il avait un petit nez aquilin et quelques mèches de cheveux noirs étalées sur
un crâne chauve : une apparence insignifiante. Mais les nombreuses condamnations à
mort qu’il avait prononcées dans le Caucase au début des années 20, ajoute-il, lui avaient
valu la réputation de “bourreau de Bakou”[36]. » On ne voit pas à quel titre ce jeune
secrétaire employé à la section économique de la Tcheka aurait eu à prononcer ces
condamnations à mort ; reste que le portrait physique est juste. Dekanozov suivit Beria
jusqu’à leur mort commune, tout en prenant ses distances avec lui après son arrestation.
En décembre 1921, la commission centrale de révision passe au crible les membres du
Parti, en particulier les cadres de la Tcheka d’Azerbaïdjan. Baguirov fait alors l’éloge de
Beria : « Il est sévère, exigeant, a manifesté de la fermeté lors des mesures
d’expropriation, n’a pas accordé d’indulgences, est direct et sincère, exigeant vis-à-vis de
lui-même et aime que l’on soit aussi exigeant avec lui[37]. » Entre copains on se serre les
coudes… pour le moment.
Car les choses se gâtent pour les deux hommes. Le 25 avril 1922, la commission
centrale de contrôle du Parti répond à une demande de la commission de révision
d’Azerbaïdjan, qui lui a soumis seize dossiers, dont celui des deux hommes. La première
décision sur Beria stipule : « Laisser Beria dans les rangs du parti communiste, en lui
interdisant de travailler dans les organes de la Tcheka. Lui infliger un blâme pour actes
non communistes avec inscription sur la carte du parti. Recommander au comité central
de rappeler Beria d’Azerbaïdjan. » Quels sont ces « actes non communistes » ? Ce n’est
pas précisé. À cette époque, une telle formulation désigne surtout des abus de pouvoir et
des détournements de fonds ou d’objets confisqués.
Pour Baguirov, les choses sont plus graves, puisque la commission azerbaïdjanaise a
demandé son exclusion du Parti. La commission centrale de contrôle préfère « demander
à Staline ». La réponse tombe dès le lendemain : « Rétablir Baguirov dans ses droits de
membre du parti sur la demande de Staline[38] », alors occupé à sélectionner les membres
de l’appareil, dont les plus grandes qualités à ses yeux doivent être la docilité et un
dossier chargé qui permet de les tenir en main. La commission ne prendra la décision que
le 12 août. Lorsqu’en juillet 1954, lors de l’instruction du procès de Baguirov, les services
du comité de contrôle du Parti fouilleront dans leurs archives, ils ne retrouveront que
quatre des seize dossiers. Une partie des autres ont été retirés en août 1941, dont ceux de
Baguirov et de Beria avec leur fiche personnelle. Ils devaient donc contenir des détails
peu glorieux.
Beria, d’emblée, a tendance à utiliser ses fonctions répressives à l’intérieur du Parti ou
contre certains de ses membres. Le 27 juin 1922, en effet, Kirov lui adresse une semonce :
« Veillez toujours à ce que les travailleurs de votre organisation fassent tout leur possible
pour être objectifs et surtout n’interfèrent pas dans la vie intérieure des organisations du
Parti, pour que leur activité ne soit pas celle d’agents secrets, espionnant les membres du
Parti[39]. »
L’année précédente, le jeune Lavrenti Djandjagava, plus connu sous le nom de jeune
fille de sa mère qu’il adopte alors – Tsanava – entre dans la Tcheka. Cet aventurier fut
l’un des compagnons de Beria jusqu’à la fin. Il accumule d’abord les ennuis. En 1922, il
enlève une jeune fille sous la menace de son revolver. Il est condamné à cinq ans de
travaux forcés en isolement sévère et exclu du parti communiste. Pendant sa détention
préventive, il réussit à s’échapper. Un avis de recherche est lancé contre lui. En juin 1923,
Beria fait réexaminer son affaire. Le présidium de la Tcheka de Géorgie le réhabilite et, le
23 juin 1923, Beria sollicite de la commission de contrôle du parti sa réintégration. Il
obtient satisfaction et, en 1925, Tsanava réintègre le Guépéou – à la grande satisfaction de
Beria, qui aime ce genre d’individus.
La formation, en 1922, d’une fédération transcaucasienne intégrant l’Azerbaïdjan,
l’Arménie et la Géorgie – malgré l’opposition, brisée par Staline, des communistes
géorgiens réticents à l’idée de voir liquidée leur faible souveraineté nationale – est
aussitôt suivie, le 12 mars 1922, de la constitution d’une Tcheka (transformée en Guépéou
le mois suivant) de Transcaucasie, coiffant les Tcheka des trois Républiques. Pour contrer
la forte opposition nationaliste en œuvre dans ces pays, un organe supplémentaire est
constitué en mai 1922 : la représentation plénipotentiaire du Guépéou en Transcaucasie.
Les postes bureaucratiques se multiplient comme les champignons, assortis d’avantages
matériels non négligeables dans la Russie soviétique affamée.
Staline, en juin, a fait voter par une conférence l’attribution à 15 500 cadres supérieurs
du Parti de privilèges matériels substantiels : un salaire minimum triple de celui de
l’ouvrier d’industrie, augmenté de 50 % pour le père ou la mère de trois enfants et pour
travail déclaré en plus du service normal le soir et le samedi ; un paquet contenant une
série de produits déficitaires : par mois 12 kilos de viande, 1,2 kilo de beurre et de sucre,
4,8 kilos de riz, des cigarettes et des allumettes, plus le droit, soumis à la décision du
secrétariat du comité central, de prendre des vacances à l’étranger payées en roubles-or,
en récompense du dévouement au prolétariat. Il renouvelle systématiquement les
secrétaires de comités de district du Parti ; près des deux tiers sont remplacés dès la fin de
l’été 1922 par des fidèles aux ordres. Il façonne ainsi un appareil à sa botte, soutenu par
des privilèges qui disparaissent avec la perte de la fonction. Maintenant que
l’enthousiasme de la révolution s’est atténué sinon envolé, ses membres sont prêts à tout
pour ne pas les perdre, et donc à complaire à leur dispensateur, Joseph Staline et son
secrétariat. Beria fait partie des 15 500 heureux bénéficiaires de ces largesses, certes
encore modestes, mais destinées à grossir au fur et à mesure que croît la bureaucratisation
du régime.
En octobre 1922, Beria est transféré à la Tcheka de Géorgie, comme vice-président et
nommé à la tête de la division opérationnelle secrète (Tchon). La situation est difficile en
Géorgie. La paysannerie soutient massivement les mencheviks tandis que la population
arménienne, surtout sa petite bourgeoisie commerçante, appuie le parti nationaliste
arménien, le Dachnaksoution. Le parti bolchevique, historiquement très minoritaire, sauf
dans quelques secteurs de la classe ouvrière comme les cheminots, et largement décimé
sous la domination menchevique de 1918 à 1921, n’a guère d’implantation dans le pays.
Le pouvoir est en fait exercé par le conseil militaire de la XIe armée et par le bureau
caucasien du parti communiste.
La faiblesse du parti géorgien laisse un large espace à la Tcheka. Beria, confronté à une
population largement hostile, organise la liquidation des bandes qui ravagent le pays et
rassemblent des paysans révoltés, des opposants politiques (mencheviks et socialistes
révolutionnaires) et de simples brigands. Sur les 31 bandes officiellement recensées en
1921, le Tchon en liquide 21. Mais c’est un travail de Sisyphe car elles renaissent
aussitôt. Au début de 1923, Beria remporte un grand succès : la Tcheka arrête tout le
comité de Tiflis du parti Dachnak et investit son dépôt d’armes clandestin. Il reçoit une
pluie d’éloges. Selon le secrétaire du parti communiste azerbaïdjanais, Rukhulla
Akhoundov, il possède des « capacités éminentes qui se sont manifestées à tous les
niveaux de l’appareil d’État » et dans ses responsabilités à la tête de la Tcheka.
Akhoundov ajoute : « Il a rempli avec l’énergie et avec la persévérance qui lui sont
propres les tâches que le Parti lui a confiées. » Plus réservé, Miasnikov, secrétaire du PC
de Transcaucasie, écrit : « Beria est un intellectuel. Il s’est montré à Bakou comme un
tchékiste compétent[40]. »
L’été de l’année suivante, 1923, Beria remarque, dans un recueil d’articles stéréotypés
intitulé « Les tchékistes pour le 1er mai », une contribution signée Vsevolod Merkoulov. Il
convoque ce jeune homme prometteur, qui n’adhéra au parti communiste que deux ans
plus tard et resta durant toute sa carrière son proche adjoint, avant d’être fusillé en même
temps que lui. Merkoulov se vanta d’être la plume de Beria, du moins la principale.
Même s’il n’hésitait pas à frapper des détenus, il se distinguait des brutes qui formaient
l’entourage de Beria. Khrouchtchev le qualifie d’« homme cultivé », qui « en général lui
plaisait », ce qui ne l’empêcha pas de le faire fusiller en décembre 1953. Andrew et
Gordievski en font un portrait complexe : « Derrière son stalinisme dogmatique et brutal,
se cachaient les restes en voie de décomposition d’un tchékiste idéaliste, qui avait sacrifié
presque toutes ses convictions pour survivre à la terreur stalinienne. » Ils citent le portrait
dressé par le politicien hongrois Nicolas Nyaradi, qui le rencontra au lendemain de la
guerre et lui attribue une « intelligence exceptionnelle » : « Un véritable paradoxe : à la
fois d’une grande gentillesse et d’une cruauté bestiale ; quelqu’un de profondément
sérieux au moment même où il plaisante […] Il a une telle personnalité que les
ambassadeurs russes se mettent au garde-à-vous en sa présence[41]. » Merkoulov écrivit
plus tard des pièces de théâtre, parfois jouées sous le pseudonyme de Rokk.
Le 28 août 1924, éclate en Géorgie une insurrection, que la Tcheka, informée de ses
préparatifs, n’a rien fait pour prévenir. Des révoltes surgissent en même temps dans
plusieurs villes de Gourie. Un groupe d’insurgés, dirigés par le prince Tseretelli, prennent
les bourgades de Tchiatouri et de Sakhtchari, deux gares et contrôlent un moment les
deux lignes de chemin de fer vers Tiflis. Malgré le soutien d’une bonne partie de la
paysannerie de Gourie, l’insurrection est écrasée en trois jours. Les insurgés s’enfuient
dans les montagnes ; la Tcheka mettra du temps à les éliminer. Mais pour Beria, qui a
dirigé les opérations proprement policières, c’est un succès.
Officiellement la répression fait 44 morts : 44 insurgés fusillés. L’historien émigré
Bezirgani avance le chiffre de 12 578 morts, soit 286 fois plus. La différence entre les
chiffres officiels et ceux des rebelles a rarement été aussi grande. Le rapport de septembre
du Guépéou au Kremlin, qui fait le bilan de son action du mois d’août, note pour
l’ensemble de la Transcaucasie : « 1 465 bandits [terme usuel pour désigner aussi bien les
maraudeurs que les insurgés] ont été capturés ou se sont rendus spontanément ; 300 ont
été fusillés[42]. » La majorité de ces 300 fusillés sont sans doute des Géorgiens insurgés
ou ceux que le Guépéou leur a adjoints.
Stanislas Redens, qui dirigea le Guépéou de Transcaucasie de 1926 à 1928, après avoir
rempli, sans grande compétence, les fonctions de vice-président du Conseil supérieur de
l’économie nationale présidé par Dzerjinski, raconta au chef de la milice du Kazakhstan,
Mikhaïl Chreider, en 1938 : « À Koutaïs a éclaté une insurrection armée des mencheviks,
prétendument “brillamment écrasée par Beria” ; or dans les faits ce soulèvement a été
monté par Beria lui-même pour augmenter son prestige […] On l’a raconté à Staline, mais
je ne sais pourquoi il avait une confiance particulière en Beria et ne voulait rien entendre
de mal sur lui. » La rumeur circule largement, Mirzoyan, premier secrétaire du PC
d’Azerbaïdjan de 1925 à 1929, en cellule avec Chreider, lui répète la version de
« l’insurrection menchevique organisée par Beria lui-même à Koutaïs […], qu’il a
brillamment écrasée[43] ». Que Beria ait été informé par ses agents infiltrés dans le centre
menchevique de l’insurrection envisagée et n’ait rien fait pour la prévenir, c’est probable,
mais il ne l’a pas fabriquée : les mencheviks voulaient prendre leur revanche sur 1921.
Beria aurait-il poussé les mencheviks à l’insurrection pour mieux les écraser, que Staline
aurait apprécié le procédé.
En juin 1924, naît son fils, qu’il prénomme Sergo en l’honneur du principal dirigeant
bolchevique géorgien (après Staline), Sergo Ordjonikidzé, connu pour ses emportements,
ses violentes sautes d’humeur et ses cris. En août, il est nommé chef de la division
opérationnelle secrète du représentant plénipotentiaire du Guépéou de Transcaucasie.
Dans sa biographie, Beria donne de son activité pendant toute cette période une vision
purement policière : toute divergence politique devient sabotage, espionnage, diversion,
contre-révolution et donc « trotskysme ». Il dénonce le prétendu – inventé par lui –
soutien apporté aux « mencheviks et autres ennemis du pouvoir soviétique » par les
dirigeants (et souvent fondateurs) du parti communiste géorgien de l’époque, partisans
contre Staline d’une certaine autonomie de la Géorgie, qu’il stigmatise comme
« nationaux-déviationnistes » ; il les accuse d’avoir épousé dès 1923 entièrement et
totalement les positions trotskystes, d’avoir tenté d’entraîner la Géorgie soviétique dans le
giron de l’impérialisme occidental et d’y rétablir le système capitaliste. Pire encore,
« jusqu’à la nomination de Beria, l’appareil de la Tcheka géorgienne était entre les mains
des nationaux-déviationnistes et des trotskystes […], et favorisait l’activité des partis
antisoviétiques et des groupements antiparti ». Des saboteurs, en somme. Arrive Beria et
tout change ! « Pendant la période de son activité dans les organes de la Tcheka et du
Guépéou [c’est-à-dire jusqu’en 1931] le camarade Beria a, avec un savoir-faire et un
talent exceptionnels, organisé l’écrasement de tous les partis antisoviétiques en Géorgie et
en Transcaucasie, et aussi des groupes antiparti de cette période, au premier chef des
trotskystes et des nationaux-déviationnistes[44]. »
Le 22 mars 1925, un petit avion Junker-13, emportant à son bord le secrétaire du comité
territorial de Transcaucasie du parti communiste, Miasnikov, le président de la Tcheka de
Transcaucasie Artabekov et l’un de ses autres dirigeants, Moguilevski, s’écrase au sol et
prend feu. Les trois passagers et les deux pilotes meurent. Beria déclare alors : « J’ai vu
les restes défigurés de celui sous la direction de qui j’ai travaillé dans la Tcheka pendant
deux ans […] C’est incroyable, c’est impossible à croire […]. Je n’entendrai plus la voix
douce de Salomon Gregorievitch [Moguilevski][45]. » La rumeur parle d’un attentat,
mais par qui ? Trotsky évoque une vengeance des mencheviks. La femme de l’un des
pilotes prétend que son mari, soupçonnant un mauvais coup, avait demandé à être
remplacé.
Une première commission d’enquête attribue l’accident à une défaillance technique
mettant en cause la firme Junker, qui fait construire en URSS les avions qu’elle y vend.
Une seconde commission, présidée par le commandant d’armée Kork, confirme les
conclusions de la première. Les réactions se multiplient. Moscou envoie une troisième
commission, présidée par le chef de la section opérationnelle du Guépéou en personne,
Karl Pauker, ancien coiffeur à l’opéra de Budapest et proche de Staline… pour l’instant.
Des représentants de la firme Junker y figurent. Staline n’a sans doute envoyé cette
troisième commission que pour blanchir la responsabilité du constructeur allemand, avec
lequel il souhaite maintenir de bonnes relations. La commission conclut à l’accident, mais
exclut l’incident technique : les avions Junker sont d’excellente qualité et ne sauraient
souffrir de défaillances.
En 1956, un ancien tchékiste arménien, Souren Gazarian, accusa Beria d’avoir
provoqué l’accident. On ne prête qu’aux riches, c’est connu, et – contrairement au
proverbe – il y a souvent de la fumée sans feu, des rumeurs sans fondement et des
accidents accidentels. Attribuer un attentat à Beria ne coûte rien en 1956. Mais c’est
transférer le Beria des années 30 sur celui de 1925, encore de trop faible envergure pour
organiser un attentat contre de puissants partisans de Staline !
En mars 1926, le rapport mensuel du Guépéou sur la situation du pays pointe les
difficultés de la Géorgie. En février, se sont tenus les congrès des travailleurs de
l’enseignement et des écrivains, en même temps qu’en Azerbaïdjan celui des turcologues.
Les trois congrès, selon le Guépéou, ont été marqués par des manifestations de
nationalisme menées par l’intelligentsia locale. En Géorgie, les enseignants protestent
contre la médiocrité de leur traitement ; à Tiflis, il y a eu des appels à la grève. « Un état
d’esprit antisoviétique a gagné une moitié du corps enseignant. Le congrès a élu un
nombre notable d’anciens mencheviks, d’anciens démocrates nationaux et d’anciens
social-fédéralistes. Les intervenants […] ont accusé en termes vifs les organes du pouvoir
et des syndicats de l’Union d’indifférence à l’égard des besoins du corps enseignant, en
particulier du corps enseignant géorgien[46]. » Des délégués ont dénoncé l’insuffisance
de l’enseignement de la langue géorgienne et la politique de russification marquée par le
refus de développer cet enseignement en Abkhazie. Un délégué communiste qui
intervenait pour défendre la ligne officielle, traité de « provocateur » et autres insultes, a
dû descendre de la tribune sans avoir pu parler… On le voit, Beria a du pain sur la
planche. Son ami Baguirov en a aussi – pour d’autres raisons. La décision d’adopter
l’alphabet latin pour la transcription officielle de la langue azérie provoque une levée de
boucliers.
Moscou désigne alors Ivan Pavlounovski, membre de la commission centrale de
contrôle, plénipotentiaire du Guépéou en Géorgie. Beria semble assez mal accepter la
tutelle de ce cadre russe, qui ne connaît pas un mot de géorgien.
En décembre 1927, Beria est nommé président du Guépéou de Géorgie et vice-président
du Guépéou de Transcaucasie. Il pilote ou supervise donc les opérations de police dans
les trois Républiques : Arménie, Géorgie, Transcaucasie. En novembre 1929, il est
nommé président du Guépéou de Transcaucasie, tout en restant président du Guépéou de
Géorgie. Il détient désormais un énorme pouvoir de police.
La Tcheka, devenue Guépéou en 1922, s’était habituée à l’exercice de la violence et à
l’arbitraire que la guerre civile favorisait inéluctablement ; par là même elle avait attiré
des éléments douteux. Tous les grands mouvements populaires dans l’histoire, soulignait
Lénine dès 1918, ont fait surgir « une écume d’aventuriers et d’escrocs, de fanfarons et de
braillards », dont certains entrent dans la Tcheka, où les militants politiques répugnent à
s’engager, et dans les détachements de réquisition envoyés dans les campagnes rafler les
récoltes pour nourrir les villes et l’Armée rouge. Lénine proposait de les « arrêter et
fusiller[47] », mais la pénurie généralisée et l’arbitraire de la guerre civile nécessitent leur
emploi. Depuis le début des années 20, le Guépéou s’est aussi enrichi d’éléments
carriéristes. Tels sont les individus dont Beria dirige l’activité.
Il soigne ses relations. À l’époque le patron politique de la Géorgie est le vieux
compagnon de Staline, Sergo Ordjonikidzé. Au début de juillet 1928, il relève de maladie.
Le 19 juillet, Beria lui envoie une lettre marquée du sceau de la courtisanerie orientale :
« Votre attitude et votre confiance en moi m’ont donné et me donnent de l’énergie, de
l’initiative et la capacité de travailler. Sergo, à part vous, je n’ai personne. Vous êtes pour
moi plus qu’un père, plus qu’un frère. Je respire et je vis par vous. Et je ne suis pas
capable de vous faire faux bond, je préférerais me tirer une balle dans la tête, plutôt que
de ne pas mériter votre attitude envers moi[48]. » Moins de dix ans après, il aidera Staline
à se débarrasser d’Ordjonikidzé.
En août 1928, Iouri Larine, membre du conseil de l’économie nationale, se rend en
Géorgie pour participer à une réunion de la commission du budget de la République, qui
se tient aux environs de Tiflis dans la datcha de Beria. Il a emmené sa fille Anna, âgée de
15 ans. Lors du dîner qui suit, Beria déclare soudain à Larine : « Je ne savais pas que vous
aviez une fille aussi charmante », puis se tourne vers Mikha Tskhakaia, le président du
comité exécutif des soviets de Transcaucasie, et lui lance : « Buvons, Mikha, à la santé de
cette fillette ! Qu’elle vive longtemps et heureuse ! »
Ces amabilités n’auraient guère d’importance si Anna Larina et Beria ne devaient se
retrouver dix ans plus tard dans des conditions fort différentes, elle détenue au goulag, et
lui chef de la police politique, le NKVD. « Je ne pouvais m’imaginer alors, écrit-elle dans
ses souvenirs, que le nom de l’homme qui nous recevait si aimablement à Kadjory
deviendrait le symbole du bourreau[49]. »
Au début de mars 1929, Beria est confronté à une insurrection surgie dans un district
musulman de l’Adjarie, République autonome au sein de la Géorgie. Au nom du combat
contre la religion, les autorités locales ont décidé de fermer une médersa (école religieuse)
et de contraindre les femmes à retirer leur tchador pour la Journée internationale des
femmes du 8 mars. Beria avait, semble-t-il, exprimé son opposition à une telle mesure.
Les insurgés crient : « Pour le tchador ! », « Contre la fermeture de la médersa ! », « Pour
la religion ! », « Donnez la forêt aux paysans ! ». Un groupe plus radical manifeste « pour
la foi et pour la tradition ». Beria liquide l’insurrection en deux jours, sans ménager sa
critique contre les provocations des autorités locales et les arrestations des femmes
protestataires.
Un quart de siècle plus tard, le fidèle Merkoulov, qui lui doit toute sa carrière,
l’accablera en déclarant aux enquêteurs : « Beria a utilisé contre la direction du comité
central du PC géorgien le soulèvement des paysans adjares dans le district de Khouline en
février 1929, provoqué par les actions injustifiés des autorités locales sur l’enlèvement du
tchador. » Selon lui, Beria cherchait à « accélérer sa carrière », et il conclut : « Les
intérêts personnels de Beria rejoignaient les intérêts de l’État[50]. »
Est-ce à cette insurrection que pense Snegov, ancien membre du comité territorial de
Transcaucasie, quand, sans aucune précision de lieu ni de date, il accuse Beria d’organiser
lui-même des « révoltes » dans les montagnes pour pouvoir les réprimer, se « débarrasser
des prétendus provocateurs », puis annoncer à Staline « l’écrasement d’une rébellion
contre-révolutionnaire et gagner ainsi ses faveurs[51] » ?
Staline ordonne au Guépéou d’ouvrir un procès à Moscou, du 18 mai au 5 juin 1928, dit
« procès des saboteurs de Chakhty ». Dans cette ville, située à 500 kilomètres au nord de
la Géorgie, cinquante-cinq ingénieurs sont accusés, selon la Pravda du 10 mars 1928, de
sabotage organisé dans de nombreuses usines et mines de la région. Chakhty inaugure
ainsi une longue série de poursuites et de condamnations à mort pour « sabotage ». C’est
la tactique – voire la stratégie – élaborée par Staline pour rejeter sur des saboteurs
imaginaires les faux frais de l’industrialisation encore balbutiante. Lorsque
l’industrialisation s’accélère – à dater de 1930 – et que la collectivisation chasse des
millions de paysans non qualifiés vers des usines construites en toute hâte, avaries,
accidents, ruptures de fonctionnement se multiplient. Les procès pour sabotage aussi, sous
l’impulsion directe de Staline.
Puisque le guide génial est infaillible, puisque sa politique géniale est parfaitement
juste, les ratés ne peuvent découler que du sabotage par les forces ennemies : à la fin des
années 20, ces ennemis, ce sont les « spécialistes bourgeois » (ingénieurs, cadres formés
sous l’ancien régime et restés en URSS), un peu plus tard ce seront les koulaks, puis les
trotskystes-zinoviévistes, puis les seuls trotskystes, déclarés agents d’une demi-douzaine
de services d’espionnage, et enfin le bloc des trotskystes et des droitiers (partisans de
Boukharine). Ce « sabotage » doit combler le fossé de plus en plus large entre la
propagande et la réalité. Le mécanisme, rodé en 1928 avec le procès dit de Chakhty, se
perfectionne l’année suivante avec le procès de l’imaginaire parti industriel.
En novembre 1928, Moscou remplace Pavlounovski, au poste de plénipotentiaire du
Guépéou en Géorgie, par Stanislas Redens, beau-frère de Staline. Les rapports entre les
deux hommes susciteront bruits et rumeurs, dans lesquels il est malaisé de définir la fable
et la vérité.
En septembre 1929, la commission centrale de contrôle du Parti dirigée par
Ordjonikidzé, alertée par les bruits, sur les abus de pouvoir, le favoritisme et la corruption
galopante qui ravagent la Transcaucasie, envoie une équipe enquêter sur place. Les
membres de l’appareil ont déjà appris à se dénoncer les uns les autres pour assurer leur
propre position. Le passage de la commission en Azerbaïdjan se traduit par le limogeage
du secrétaire du PC azéri en place depuis 1925, Levon Mirzoyan, et Baguirov, chef du
Guépéou de la République et le grand ami de Beria. Mais, à moins de graves divergences
avec Staline, les membres de l’appareil sont encore assurés de rester dans ses rangs.
Baguirov, ce musulman superstitieux qui blêmissait si un chat noir traversait la rue devant
sa voiture, et qui se soucie du marxisme comme d’une guigne, est muté à l’Institut du
marxisme-léninisme à Moscou. Levon Mirzoyan est nommé secrétaire du comité du
district de Perm dans l’Oural où il s’emploiera à reproduire les pratiques qui lui ont valu
son limogeage, jusqu’à obtenir une promotion avant d’être brutalement liquidé.
Beria, soupçonné d’être le responsable de son limogeage pour se dégager la voie, s’en
défend vigoureusement dans une lettre à Ordjonikidzé. En passant, il tacle sévèrement le
premier secrétaire du comité territorial de Transcaucasie, Mamia Orakhelachvili, qui a
pris la défense de Mirzoyan : « Pour moi, Mamia, dans ces circonstances complexes, s’est
révélé un grand obstacle. […] Toute cette affaire l’a complètement discrédité. » Bref, il
faudrait le remplacer, suggère Beria, d’autant qu’il craint les investigations de la
commission en Géorgie. Il plaide : « L’effort des camarades de la commission pour faire
des généralisations sur la situation en Géorgie et des analogies avec Bakou est une
erreur. » Il ne tente donc pas de défendre Baguirov, tout en concédant : « En Géorgie
comme partout, les scandales ne sont pas rares. Mais rien de comparable avec ce qui se
passait à Bakou[52]. »
D’ailleurs, ajoute-t-il dans une seconde lettre à Ordjonikidzé, le travail est déjà fait :
« Personnellement, je n’ai rien contre une telle enquête, sinon qu’elle n’apportera aucune
révélation que nous n’ayons déjà faite. ». Il vante son bilan de chef du Guépéou
géorgien : « Dans les seules organisations trotskystes, nous avons éliminé plus de deux
cent cinquante personnes d’un coup le mois dernier. […] Sans parler de la lutte contre le
banditisme, contre les crimes économiques… »
Bien sûr, il n’a aucune ambition politique : « J’ai plus d’une fois évoqué la question de
mon départ. Il ne s’agit pas d’un caprice, mais d’une impérieuse nécessité. Chaque nouvel
épisode me crée de nouveaux ennemis. » Ainsi, affirme-t-il, il a « dit franchement tout ce
qu’il savait et appelé les choses par leur nom. Beaucoup n’ont pas apprécié. Je me suis
fait des ennemis, ce qui n’a pas empêché la commission de me reprocher de dissimuler ».
En réalité, Beria a certes dénoncé quelques malversations mais a protégé ses fidèles. La
suite de la lettre évoque de prétendues – à ses yeux ! – zones d’ombre repérées dans son
bilan.
Il joue les victimes. Il rappelle à Ordjonikidzé qu’il avait demandé en vain à reprendre
ses études interrompues et conclut par une requête : « Donnez-moi la possibilité de
travailler dans un autre secteur, même dans celui de l’industrie […], et je prouverai que je
ne suis pas seulement bon à découvrir des agissements criminels et leurs auteurs. » La
lettre s’achève sur une dernière plainte : « Je sens que je ne pourrai plus tenir très
longtemps[53]. » Ordjonikidzé lui évite les sanctions et le laisse à son poste.
Beria se penche alors sur les problèmes aigus de l’industrie du pétrole à Bakou, aux
mains du trust d’État Azneft. Le matériel, hérité de l’avant-guerre, mal entretenu, voire
détérioré pendant la guerre civile au cours de laquelle nombre d’ingénieurs ont péri, est à
peine utilisable. La majorité des ingénieurs survivants ont fui le pays. Les salaires de la
main-d’œuvre sont très bas. Nommé premier secrétaire du comité de Transcaucasie en
janvier 1930, le bouillant jeune stalinien Vissarion Lominadzé est profondément choqué
par le résultat de sa tournée dans les entreprises de Bakou, et d’abord les puits de pétrole.
Dans une lettre à Ordjonikidzé il écrit : « J’ai été stupéfait quand j’ai su le montant du
salaire d’un ouvrier de Bakou. […] De plus, les prélèvements s’élèvent à 12 %, effectués
automatiquement à la source. » Et, pour compléter le tableau, il ajoute : « Le comité
central régional de Bakou fournit aux travailleurs, en guise de nourriture, une effroyable
cochonnerie. […] Les femmes des travailleurs passent des nuits entières à faire la queue
pour se procurer de la viande (en conserve) et du poisson (qui manque presque
complètement). Quant aux syndicats, ils ne s’occupent pas du tout de la défense des
intérêts économiques des travailleurs[54]. »
Beria ignore ces réalités matérielles et choisit, selon les mécanismes du stalinisme
naissant, qu’il ne tarde pas à intégrer, d’expliquer les difficultés d’Azneft par le sabotage.
Il l’affirme dans une lettre à Ordjonikidzé du 1er septembre 1929, où il souligne aussi son
dévouement : « Le camarade Redens est revenu de congé, mais j’ai décidé de ne pas
prendre de vacances et de partir à Bakou […]. Le camarade Sosso [Staline, que Beria
désigne ainsi de façon familière] en parlant avec Redens a douté que nous soyons à la
hauteur de ce travail. J’y passerai un mois, plus si nécessaire, mais je bouclerai le travail
et je découvrirai tous les fils du sabotage[55]. »
Il n’y a pas en réalité le moindre sabotage ? Qu’importe, il va quand même en découvrir
les signes. Il arrête le directeur technique en chef du trust Azneft, Roustambekov, le fait
passer à tabac et avouer qu’il est à la tête d’un groupe militaire d’ingénieurs,
administrateurs et techniciens, arrêtés eux aussi et tous accusés de nombreux actes de
sabotage. Il stigmatise le retard systématique apporté à la construction du pipeline Bakou-
Batoum et les actes de sabotage sur les voies de chemin de fer, destinés, selon lui, à
« masquer les conséquences des autres sabotages », visant les pipelines. Bref, un sabotage
en dissimule un autre, auquel il sert de paravent. Beria jubile. Le 13 mai 1930, il écrit à
Ordjonikidzé : « L’enquête à Azneft avance à marche forcée. »
Mais Roustambekov, une fois délivré des menaces, voire des coups, du Guépéou, est
revenu sur des dépositions arrachées par la violence. Beria feint de lancer un contrôle :
« Conformément à la tâche que vous nous avez fixée de vérifier la déclaration de
Roustambekov, j’ai envoyé Redens à Bakou. Je n’ai pas encore les résultats. » Mais il
connaît d’avance les conclusions : « Il a écrit de sa propre main toutes ses dépositions, et
tous les documents, y compris ses propres dépositions, le démasquent comme une figure
très importante d’une organisation de sabotage[56]. »
Roustambekov et la direction d’Azneft ne peuvent échapper aux griffes de Beria. Le
tribunal condamne alors les accusés à des peines de trois à dix ans de prison. Beria les
fera fusiller en 1937, sur décision d’une « troïka » qui les jugera, si l’on peut employer ce
terme, en un quart d’heure.
Le 7 novembre 1929, pour l’anniversaire de la révolution, Staline publie dans la Pravda
un article annonçant le « grand tournant » vers la collectivisation et n’hésite pas à
prétendre : « Même les aveugles voient que le paysan moyen s’oriente vers le kolkhoze. »
Sauf qu’avec un seul œil, on ne voit rien de tel. Mais la collectivisation par la contrainte
est bien lancée, en Géorgie comme ailleurs. Pour briser la résistance des paysans spoliés,
Staline envoie dans les campagnes 25 000 activistes et les troupes intérieures du
Guépéou, qui poussent les paysans dans les kolkhozes en raflant leur bétail, leurs
volailles, voire leurs objets usuels et, ici ou là, en violant les femmes au passage. C’est le
début de la fin pour l’agriculture soviétique. La famine frappe. Beria persiste.
Il saisit déjà fort bien ce que Staline attend de ses fidèles : la chasse aux trotskystes. Le
27 avril 1930, le Guépéou de Géorgie saisit à Tiflis trois cents exemplaires de tracts
trotskystes, où on peut lire : « La bureaucratie de l’appareil s’est emparée du pouvoir.
L’ouvrier n’est plus le maître de son pays […] même si le plan quinquennal est réalisé,
cela ne fera que renforcer le régime de la bureaucratie. Les ouvriers resteront sans
rien[57]. »
La difficulté de se procurer du pain et de la viande exaspère les ouvriers. Dans les
campagnes, des paysans déracinés forment des bandes qui pillent et ravagent le pays. Dix
jours plus tard, Beria soumet à la direction du PC de Transcaucasie un rapport sur l’état
de la population dans les districts d’Erivan et de Leninakan : les difficultés
d’approvisionnement ne sont pas le fait du gouvernement, les coupables sont les
trotskystes : « Dans la localité de Gueïgoumbent, écrit-il, les trotskystes prétendent que
l’Armée rouge n’est plus en état de s’opposer aux bandes. » Utilisant l’exil de Trotsky à
Prinkipo, en face d’Istanbul, il élabore une histoire à dormir debout : « Trotsky a
rassemblé 6 000 soldats turcs en Turquie avant de passer du côté des dachnaks
[nationalistes arméniens], et bientôt les dachnaks, Trotsky à leur tête, seront en
Arménie[58]. »
Ces affabulations ne changent rien au problème du ravitaillement. L’alimentation dans
les Républiques est d’une qualité déplorable : dans une cantine de Bakou, selon
Lominadzé, les ouvriers ont trouvé des morceaux d’un grand lézard cuit dans le borchtch.
Dans les cantines de quatre entreprises, « où travaillent jusqu’à mille ouvriers, […] on a
découvert dans le borchtch des vers de deux centimètres, le plat principal [viande ou
poisson] est infect et souvent les ouvriers les jettent [tellement leur] odeur [est] pourrie. »
Le choc avec la réalité est rude. Les environs de Bakou sont harcelés par des bandes de
pillards qui égorgent les cadres du régime : « Beria, écrit Lominadzé, m’accompagne en
Géorgie, avec mission d’extirper le plus vite possible le banditisme et de renforcer les
mesures punitives contre les organisateurs d’actions contre-révolutionnaires, de meurtres
de communistes, d’instituteurs, d’agronomes sans parti. » La contrée est ravagée par une
véritable guerre civile larvée. « Les bandits et les moussavatistes ont tué une bonne
centaine de soldats et égorgé plus d’une centaine de membres du Parti et de représentants
de l’intelligentsia locale, et nous n’avons à ce jour fusillé que vingt personnes […]
retenue superflue[59] », écrit-il. Beria va y mettre fin.
Est-ce crainte de ne pas réussir à maîtriser une crise aussi aiguë, et donc d’en payer les
conséquences ? Dans une lettre à Ordjonikidzé du 13 mai 1930, Beria exprime son
souhait d’être déchargé du Guépéou et, une fois de plus, sa volonté de reprendre ses
études interrompues : « Le temps passe, tout autour les gens évoluent, et ceux qui hier
encore étaient loin derrière moi sont aujourd’hui passés devant. C’est sûr, je reste à la
traîne. Avec notre travail de tchékiste, souvent on n’a même pas le temps de lire un
journal […] C’est douloureux et vexant de se sentir en arrière, surtout quand on sait à quel
point le pays a besoin de gens instruits. » Ordjonikidzé lui a déjà répondu que ce n’était
pas le moment de parler d’études. Une fois encore, Beria répète : « Je sens que je n’en
peux plus[60]. » Ordjonikidzé ne répondra pas à sa demande.
Au début de novembre 1930, le Guépéou saisit, dans la zone industrielle de Bakou,
trente-cinq tracts et proclamations critiquant violemment le gouvernement. On y lit :
« Camarades ouvriers, la force est en vous. […] Vos enfants meurent comme vous.
Renversez ce gouvernement galeux si vous voulez vivre comme des hommes. » Mais le
plus gros souci de Beria, c’est le conflit qui ravage la direction d’Azneft. Un petit groupe
dirigé par les frères Agalarov sympathise ouvertement avec les trotskystes. Selon rapport
du Guépéou de Transcaucasie, ils posent la question : « Pourquoi a-t-on exclu du Parti un
chef comme Trotsky ? Aujourd’hui, c’est un ramassis de bandits qui dirigent le Parti. » À
la lecture de ce rapport, Beria est formel : « Le temps est venu de les chasser [les frères
Agalarov] de l’usine[61]. »
Dans un rapport à Staline, il attribue aux trotskystes des déclarations d’un simplisme
naïf : « Le parti se désagrège, le pouvoir a perdu la tête et maintenant n’a plus la
possibilité de rétablir le travail comme il le faudrait. Si jusqu’alors le gouvernement
travaillait assez bien, ce résultat était dû à Lénine et à Trotsky […] ; maintenant c’est le
fils d’un prince, Staline, qui s’est mis au travail […] ; il s’efforce par tous les moyens
d’anéantir nos exploitations. C’est dans ce but qu’il a promulgué la collectivisation[62]. »
Au début de septembre 1930, après un séjour de quelques semaines à Matsesta et
Sotchi, Staline passe plusieurs jours dans la petite station géorgienne de Tskhaltoubo. Est-
ce là qu’il rencontre pour la première fois le jeune chef du Guépéou de Transcaucasie ?
D’après Svetlana Allilouieva pourtant, dès 1929 sa mère ne supportait pas Beria, ce
« gredin », exigeait qu’il ne remette plus les pieds chez eux, et Staline furieux lui
répondait : « C’est mon camarade, un bon tchékiste, il nous a aidés à prévenir un
soulèvement de Mingréliens en Géorgie, j’ai confiance en lui. » Mais la femme de Staline
restait à Moscou quand Staline descendait dans le Sud l’été et Beria venait peu lui-même
à Moscou ; dans ces conditions, à quel moment l’occasion aurait-elle pu se présenter ? À
la mort de sa mère, en novembre 1932, Svetlana n’avait que six ans. Elle répète sans
doute ce qu’elle entendait dans sa famille, dont elle dit : « Tous nos proches haïssaient
Beria […]. La famille éprouvait une aversion unanime et confuse pour cet homme[63]. »
Au début de décembre 1930, la famine provoque une révolte qui ravage une partie de
l’Azerbaïdjan. Un ancien député moussavatiste, Gadji Akhound, réunit un millier
d’insurgés « contre les envahisseurs russes, pour la religion, pour se libérer de la
misère[64] ». Mais la faim, cause du soulèvement, le condamne en même temps. Les
rebelles, pour survivre, ponctionnent les paysans, qui dès lors se détournent d’eux. Un
détachement du Guépéou commandé par Mikhaïl Frinovski – destiné à une ascension
fulgurante et à une chute brutale quelques années plus tard – écrase la troupe le
9 décembre. Beria peut chanter victoire.
En 1930, Staline propulse un petit bureaucrate inculte, peu connu, destiné à jouer un
rôle décisif dans la répression de la fin des années 1930. Nicolas Iejov a sympathisé en
1922 avec l’opposition ouvrière, dirigée par Alexandre Chliapnikov, pourtant menacé
d’exclusion par Lénine. Nommé en 1927 instructeur du comité central, chargé de faire
appliquer ses décisions par la répétition et la pression, puis affecté à de banales tâches
administratives au Kazakhstan, il donne alors l’image d’un bureaucrate inoffensif, selon
l’écrivain Dombrovski exilé dans la région. En 1930, Staline le nomme à la tête de la
section de répartition des cadres près le comité central, dont il n’est pas membre, et
l’autorise à participer aux réunions du bureau politique. Ce modeste début ne laisse pas
deviner son ascension fulgurante, suivie de sa chute vertigineuse, une fois remplie la
mission épuratrice, que Staline voulait lui confier.
Le 30 mars 1931, le chef du Guépéou, Viatcheslav Menjinski, rédige l’ordre no 154/93 à
l’occasion du dixième anniversaire du Guépéou de Géorgie, dont il fait un bilan très
flatteur : la liquidation quasi totale du parti menchevique de Géorgie, l’arrestation de ses
Comités centraux successifs, la liquidation totale des nationaux-démocrates, des
socialistes fédéralistes, des bandes qui ravageaient le pays et des groupes d’espions. « Les
organes du Guépéou de Géorgie ont été constamment à la hauteur de la situation ; ils ont
[…] anéanti la poignée des irréductibles et attiré du côté du pouvoir soviétique ceux qui
s’étaient égarés. » Menjinski souligne avec emphase les mérites de Beria, qui a « élevé et
forgé, dans le feu de l’activité combattante, les cadres nationaux » du Guépéou, qui a su
« avec un flair exceptionnel toujours s’orienter avec précision dans une situation très
compliquée, […] et en même temps inspirer ses collaborateurs par son exemple
personnel[65] ». Beria est présenté comme l’incarnation même du Guépéou de Géorgie,
la main de fer sans gant de velours. On n’a pas trace d’un voyage en Géorgie de
Menjinski, qui d’ailleurs malade et souvent alité à cette époque, laissait la direction
effective du Guépéou à Iagoda. C’est sans doute à ce dernier qu’il faut attribuer
l’avalanche de superlatifs qui ont contribué à la carrière de Beria.
Le 17 mai 1931, son supérieur, Redens, est muté à la tête du Guépéou de Biélorussie.
Selon son fils, Vladimir Allilouiev Redens, Beria et ses complices le faisaient
régulièrement boire malgré lui ; un soir, ils l’enivrèrent, le déshabillèrent et le renvoyèrent
tout nu chez lui. La traversée de Tiflis en cet appareil provoqua un scandale qui permit à
Beria de se débarrasser de lui. Ce récit a tout d’une fable. D’abord, Khrouchtchev
témoigne que Redens aimait et savait boire, comme la majorité des guépéoutistes ;
ensuite, Beria n’aurait pu se permettre de monter une provocation contre un membre par
alliance de la famille de Staline. La réalité semble plus prosaïque : Redens, soûl comme
d’habitude, rentra chez lui tout habillé, mais rata son appartement et entreprit d’entrer
chez un voisin. Il fit un tel tapage que la milice dut intervenir. Le scandale fut étouffé par
une mutation à la tête du Guépéou de Biélorussie, ce qui n’a rien d’une sanction. En 1988,
le juge Terekhov avancera une autre version : Beria, pour le compromettre, lui jeta dans
les bras une de ses collaboratrices qui lui fixa un rendez-vous, où se rendit aussi le
Guépéou qui l’interpella « et le sort de Redens fut réglé[66] ».
En fait, sa carrière a connu une progression qui dément les fables sur les manœuvres
perfides de Beria pour l’éliminer. Redens ne reste à Minsk que deux mois. Le 25 juillet
1931, il est muté à Kharkov, alors capitale de l’Ukraine, et nommé chef du Guépéou
d’Ukraine. Le passage de la lointaine Tiflis – avec une courte halte à Minsk – à la capitale
de la deuxième République soviétique est incontestablement une promotion, bientôt
suivie d’une autre : le 20 février 1933, Redens est nommé plénipotentiaire du Guépéou
pour la province de Moscou. Étrange victime.
Au cours de l’été 1931, la Géorgie occidentale, ravagée par la collectivisation forcée est
à son tour menacée de famine. Staline s’emporte contre Mikoyan, commissaire à
l’approvisionnement, qu’il accuse de le tromper, puis contre le premier secrétaire du PC
de Géorgie, Kartvelichvili, enfin contre la Tcheka géorgienne à qui il reproche d’arrêter
indistinctement des centaines de mécontents. Il exige la construction d’entrepôts pour
recevoir du blé venu du nord du Caucase et, dans une lettre à Kaganovitch, il insiste pour
« confier ce travail notamment à la Tcheka de Transcaucasie, et en particulier à
Beria[67] ». Dans une lettre à Kaganovitch du 26 août 1931, il accuse les dirigeants
géorgiens et d’Azerbaïdjan de se complaire dans des intrigues sans fin et de mentir. Trois,
à ses yeux, ne mentent pas, parmi lesquels il indique « Beria »[68]. Une promotion
s’annonce.
III.

DU GUÉPÉOU À L’APPAREIL DU PARTI


Les querelles de clans et de cliques déchirent le comité central du parti géorgien et celui
de Transcaucasie, querelles d’autant plus violentes qu’elles reposent sur des conflits
d’intérêt et non sur des divergences politiques. C’est le règne de l’« atamanchtchina » (du
nom des chefs cosaques, les atamans, petits chefs locaux). Le 19 octobre 1931, le bureau
d’organisation à Moscou entend les diverses parties en conflit. Le 31 octobre, le bureau
politique dénonce « la lutte sans principe de certaines personnes parmi les cadres
dirigeants tant de Transcaucasie que de la République [de Géorgie] […] et les éléments
d’atamanchtchina[69] » ; il limoge le premier secrétaire du comité territorial de
Transcaucasie, Kartvelichvili, le remplace par Mamia Orakhelachvili, proche de Sergo
Ordjonikidzé, flanqué comme deuxième secrétaire de Beria, nommé en même temps
premier secrétaire du comité central du parti communiste géorgien. En 1937,
Kartvelichvili sera fusillé.
Dans son rapport au XXe congrès, Khrouchtchev attribue la promotion de Beria à une
intrigue douteuse. Il cite d’abord une déclaration au comité central de Snegov, rescapé du
goulag, qui dénonce « le rôle joué par Beria dans l’affaire Kartvelichvili ainsi que les
motifs criminels qui ont guidé son action ». Snegov évoque la réunion du bureau
d’organisation du 19 octobre où, affirme-t-il, « Staline proposa à la fin de son discours de
réorganiser le secrétariat du comité régional transcaucasien : premier secrétaire
Kartvelichvili, deuxième secrétaire Beria […]. Kartvelichvili répondit […] qu’il refusait
catégoriquement de travailler avec lui. Staline proposa alors de laisser la question en
suspens […]. Deux jours plus tard, la décision fut prise d’accorder à Beria le poste en
question et d’éloigner Kartvelichvili de la Transcaucasie[70] ».
Pourquoi Khrouchtchev fait-il appel aux souvenirs de Snegov, alors qu’il a à sa
disposition, dans les archives du comité central, le procès-verbal de la réunion du
19 octobre, où la question fut réglée ? Parce que ce procès-verbal donne une autre image
de la réalité et des violents conflits internes qui déchirent le secrétariat de Transcaucasie.
Kartvelichvili, premier secrétaire, accuse le deuxième secrétaire Polonski, en même temps
premier secrétaire du PC d’Azerbaïdjan, de mobiliser l’ensemble du bureau du comité
transcaucasien contre lui. Polonski accuse en retour Kartvelichvili d’installer des gens à
lui aux divers postes pour imposer sa politique (qu’il ne définit pas). Staline intervient en
modérateur, proposant que Kartvelichvili reste premier secrétaire, Polonski deuxième
secrétaire, avec Beria, qui est, dit-il, « membre du Parti depuis 1912 [sic !] et qui peut-être
organisera la paix entre eux ». Kartvelichvili répond laconiquement : « Pour moi l’affaire
ne marchera ni avec Polonski, ni avec Beria[71]. » Dans ces conflits de personnes sans
raison politique, Beria ne tient qu’un rôle mineur, comme le montre la proposition de
Staline de lui faire jouer le rôle de tampon ou de modérateur. C’est ainsi qu’en
octobre 1931 il passe de l’appareil policier à l’appareil politique.
La bureaucratie victorieuse, soucieuse d’élargir au maximum ses privilèges, est très vite
gangrenée par la corruption. Le premier président de la Tcheka, plutôt ascétique, Félix
Dzerjinski, se soucie tellement peu des biens de ce monde qu’il a constitué une très
utopique chevalerie de refus des privilèges, sans beaucoup d’adhérents[72]. Le second,
Menjinski, plus mélomane que policier et vite cloué dans son appartement par la maladie,
n’y porte qu’un intérêt assez tiède. Mais son adjoint Iagoda, qui assure en fait la direction
effective du Guépéou dès 1927, laisse la corruption s’étendre largement.
Les fonctions du Guépéou lui assurent nombre d’avantages et possibilités : sa section de
lutte contre la contrebande assure la police des frontières. Les produits de contrebande
qu’il confisque sont stockés dans ses magasins, où s’entassent, en plus, les valeurs
confisquées aux spéculateurs et trafiquants de monnaie. L’adjoint d’Iagoda, Boulanov, en
distribue une partie aux femmes des hauts dirigeants du Guépéou : Pauker, Lourié,
Ouspenski. Au cours de l’été 1932, Mikhaïl Chreider, chef de la section économique du
Guépéou de Tatarie, découvre un vol massif d’alcool dans la poudrière de Kazan. Les
coupables sont trente-neuf agents du Guépéou de Tatarie, qui avaient dérobé les caisses
de vodka pour organiser des beuveries avec le chef du Guépéou de Tatarie, Kandybine,
dont Iagoda prend la défense : impossible d’exclure tous ceux qui festoient avec des
produits volés… Il y en a trop.
L’appartement de Boulanov est souvent le lieu de festins largement arrosés.
L’immeuble, à la fin des années 20, abrite le chef de la section de contre-espionnage,
Artouzov, le chef de la section secrète, Deribas, le chef de la section étrangère, Trilisser,
ainsi que le commissaire de la sécurité d’État, Agranov. Mikhaïl Chreider passe un jour
chez l’un des responsables de la section économique du Guépéou, Stanislavski, où il est
frappé, écrit-il, « par le luxe de l’appartement, des meubles, des cristaux[73]… ».
Fléau de l’appareil soviétique, l’ivrognerie est particulièrement développée chez les
membres de la police politique pour deux raisons contradictoires : le sentiment de leur
impunité leur permet, pensent-ils, tous les excès ; puis, lorsque la terreur se répandra
sauvagement en 1937-1938, certains membres du NKVD s’enivreront à mort pour remplir
une tâche qui dépasse leurs forces.
L’un des proches de Beria, Nicolas Roukhadzé – qui se retournera contre lui en 1952 –,
boit par goût, non par désespoir. En 1928, il reçoit un blâme pour ivrognerie, levé
seulement en 1936. Il n’en participe pas moins en 1932, alors qu’il est le chef de la
section politique secrète du Guépéou d’Adjarie, à une beuverie à trois chez un membre du
Guépéou de Batoum. Ivres, les trois hommes finissent par se battre. Roukhadzé n’est pas
sanctionné lorsque l’un de ses deux acolytes meurt quelques jours plus tard.
La normalisation du parti communiste, la liquidation des oppositions ont supprimé tout
débat politique réel. Résolutions et décisions sont votées à l’unanimité. Les conflits qui
déchirent les cercles dirigeants tournent au conflit de cliques, d’intérêts divergents sinon
opposés ; la lutte se mène à grand renfort de ragots, rumeurs et calomnies qui enflent au
fur et à mesure qu’ils se répandent. Ainsi, selon Nestor Lakoba, président de la république
autonome d’Abkhazie, Beria aurait un jour déclaré : « En 1924 en Géorgie [lors de
l’insurrection menchevique], sans moi Sergo [Ordjonikidzé] aurait fusillé tous les
Géorgiens. » Ordjonikidzé répète ces propos à Moscou devant Baguirov qui, de retour à
Tiflis, les rapporte à Beria. Ce dernier, affolé, proteste par une lettre du 18 décembre 1932
adressée à Ordjonikidzé, où il se demande « ce qui guidait Lakoba, quel but il poursuivait
lorsqu’il vous a transmis des choses aussi manifestement mensongères ». Puis il jure :
« Vous me connaissez depuis plus de dix ans […]. Je consacre tout mon temps au travail.
[…] Je n’ai jamais eu le loisir ni l’envie de me livrer à des conversations creuses, et
surtout du genre de celles que j’ai citées plus haut. Je vous respecte trop
profondément[74]. »
Beria ne tarde pas à entrer en conflit avec le premier secrétaire de Transcaucasie,
Orakhelachvili. En pleine réunion du comité territorial il accuse sa femme, Maria, de
regrouper des militants qui, « en répandant des bruits mensongers, se sont efforcés […] de
discréditer certains dirigeants […], en particulier le camarade Beria ». Le 10 juin 1932, le
bureau politique du PC de Géorgie la blâme pour ses pratiques. Son mari intervient auprès
d’Ordjonikidzé et de Staline, qui, tout en soulignant la « raideur des actions de
Beria[75] », lui donne raison contre l’époux de la blâmée.
Au début de juillet 1932, Beria monte à Moscou. Le 13 juillet, il écrit à Kaganovitch :
« J’ai été deux fois chez le camarade Koba [qu’il désigne sous son pseudonyme de
jeunesse utilisé par ses seuls familiers] et j’ai eu la possibilité de l’informer en détail de
nos affaires[76]. » Il rencontre pour la première fois Khrouchtchev, alors deuxième
secrétaire du comité du Parti de Moscou, qui a conservé, dit-il, un excellent souvenir de
cette première rencontre.
À Tiflis, les couteaux sont tirés entre Beria et Orakhelachvili. Les deux hommes se
détestent. Le 1er août 1932, Orakhelachvili se plaint dans une lettre à Ordjonikidzé de voir
son autorité bafouée : « Le camarade Beria ne vient jamais chez moi, nous ne
communiquons même pas par téléphone […]. Parfois il se conduit comme un
commissaire de la Ligue des nations dans un pays sous mandat[77]. » Orakhelachvili, à
bout, demande à être déchargé de ses responsabilités.
Beria a plu à Staline qui, le 12 août 1932, écrit à Kaganovitch : « Beria produit une
bonne impression. C’est un bon organisateur, un cadre actif, capable […] Bien qu’il ne
soit pas membre du comité central (et pas même suppléant) il faudra néanmoins le
promouvoir au poste de premier secrétaire du comité de Transcaucasie[78] », fonction
dont Orakhelachvili veut être libéré. Deux jours plus tard, Kaganovitch répond à Staline :
« Beria était chez moi. Il produit effectivement une très bonne impression de cadre de
premier plan[79]. » Ce même jour le bureau politique discute des demandes présentées
par Beria, dont la baisse des livraisons de blé imposées à la Transcaucasie, la fourniture à
la Géorgie de semences et d’un certain nombre d’autocars – et les approuve.
Le 9 octobre 1932, le bureau politique nomme Beria premier secrétaire du PC de
Transcaucasie à la place d’Orakhelachvili, tout en le laissant premier secrétaire du PC de
Géorgie. Il chapeaute donc dès lors les partis communistes de Géorgie, d’Arménie et
d’Azerbaïdjan.
Durant l’été 1932, Anna Larina a perdu son père. Pour la distraire de son deuil, Rykov
et Kouibychev l’emmènent en Géorgie où, pendant une semaine entière, elle rencontre
Beria, qui s’écrie en la voyant : « La jeune fille est devenue une adulte ! » Dans ses
souvenirs, Anna Larina souligne que, « même en le regardant à travers le prisme des
crimes qu’il a commis, il était impossible de déceler en lui quoi que ce soit de vicieux. Il
donnait l’impression d’un homme assez intelligent et de sens pratique […] et de plus
hospitalier, comme tous les Caucasiens ». Pourtant, elle écrit plus loin : « Beria n’a pas
été brisé par Staline. C’était un criminel dès le début[80]. » En réalité, le Beria qu’elle a
connu en 1932 subira la même mutation que Iejov : son engagement total dans la terreur
sanglante que Staline fait déferler sur l’URSS de 1936 à 1938, puis la déportation de
peuples entiers, façonneront sa personnalité.
On trouve toujours associés les noms de Iejov et de Beria, dans les écrits des
protestataires et dissidents soviétiques. Or, même nommé par Staline, non sans cynisme,
au comité exécutif de l’Internationale communiste et au secrétariat du comité central,
Iejov n’est qu’un apparatchik mué en bourreau sanglant, ivrogne et drogué ; lorsque Beria
reprend ces fonctions, la différence avec Iejov est qu’il ne restera pas un simple bourreau.
Khrouchtchev le dit crûment dans ses mémoires : « Tous les deux sont des crapules.
Beria était, je dirais, un homme plus habile, capable de manifester de la magnanimité et
même de la compassion vis-vis de sa victime, et puis de l’étrangler. Iejov était plus
direct[81] », en un mot, un simple tueur au contraire de Beria.
Le 8 novembre 1932, la femme de Staline, Nadejda Allilouieva, se suicide. Vingt-trois
ans plus tard, le 23 février 1955, son fils Vassili affirme dans une lettre à la direction du
PCUS : « Je relie dans une certaine mesure la mort de ma mère avec l’influence de Beria
sur mon père. » Il n’explique ni en quoi ni pourquoi cette influence, peu vraisemblable,
aurait pu provoquer le suicide de Nadejda Allilouieva, mais il ajoute : « Le dégoût de
Beria m’a été inspiré par ma mère. Elle le haïssait et me dit clairement : “Il apportera
beaucoup de mal et de malheur à ton père”[82]. » De même dans une lettre au parquet, le
1er septembre 1958 : « C’est ma mère qui m’a appris la haine de Beria. Et je ne me gênais
pas pour le dire devant mon père […]. Beria ne pouvait pas me supporter et se vengeait à
chaque occasion[83]. » Le témoignage de cet alcoolique, au moment où les milieux
dirigeants chargeaient Beria de tous les maux, est d’une extrême fragilité.
Les adversaires de Beria ressortent, pour tenter de le discréditer, son bref passage dans
le contre-espionnage moussavatiste. Le 2 mars 1933, il se plaint à Ordjonikidzé qu’un
certain Gogobéridzé répand sur lui « des choses ignobles, en particulier, souligne-t-il, sur
mon activité passée dans le contre-espionnage moussavatiste ; il affirme que le Parti ne le
savait pas et ne le sait pas ». Or, souligne-t-il : « Vous savez bien que j’ai été envoyé dans
le contre-espionnage moussavatiste par le Parti et que cette question a été discutée au
comité central du PC d’Azerbaïdjan en 1920 en votre présence […]. D’ailleurs, en 1925
je vous ai communiqué la note officielle qui me réhabilitait entièrement[84]. » Mais
l’affaire ne cessera de ressortir.
Toujours en cette année 1932, Staline élabore les premiers éléments de sa législation
terroriste. Une loi du 7 août 1932 prévoit la mort avec confiscation des biens de la famille
pour quiconque est convaincu de pillage – si modeste soit-il ! – « de la propriété
kolkhozienne ou coopérative ». Le peuple l’appelle « loi des cinq épis », car elle permet
d’envoyer à la mort quelqu’un qui aurait glané dans un champ après la moisson quelques
grains pour sa famille ou ses enfants. Certains juges eux-mêmes renâclent à l’appliquer,
ce qui n’empêche pas, en cinq mois, la condamnation de 103 000 personnes. Par ailleurs
en décembre 1932, Staline rétablit le passeport intérieur créé sous le tsarisme et abrogé en
février 1917.
Les adversaires de Beria s’obstinent et il se plaint de nouveau à Ordjonikidzé, le
11 mars 1933, en se vantant d’abord d’éviter « chamailleries et intrigues » en
Transcaucasie, mais : « Levan Gogobéridzé […] s’efforce de nous brouiller et en même
temps répand toutes sortes d’ignominies[85]. » Aussi ne néglige-t-il rien pour se faire
bien voir des hautes autorités. Informé par un de ses fidèles, de retour de Moscou, que, le
président des soviets et chef nominal – quoique sans poids réel – de l’URSS, Kalinine,
s’est dit mécontent de lui, Beria lui écrit aussitôt, le 20 juillet 1933, pour lui demander ce
qui a suscité sa contrariété. Il déborde de servilité vis-à-vis de celui qu’il qualifie de
« représentant de la meilleure partie de la vieille garde ». « Je n’admets même pas la
pensée, écrit-il, que j’aie pu consciemment susciter en quoi que ce soit votre
mécontentement. » Il a même mandaté un de ses proches pour aller interroger Kalinine à
Moscou pour savoir « de quoi nous nous sommes rendus coupables afin de corriger tout
de suite ma faute ». Il a toujours été sensible au souci de Kalinine « pour les besoins de la
Transcaucasie et de la Géorgie », et à son attitude « attentive à leurs besoins ». Il veut
dissiper une impression « provoquée manifestement par un malentendu circonstanciel
[…] ou par une information incorrecte[86] ». Bien qu’accablé de tâches, il est même prêt
à en discuter directement avec Kalinine, qui ne lui répond pas. Beria aura sa vengeance
sept ans plus tard.
En 1933, Iejov vint se reposer en Géorgie dans un sanatorium du NKVD. Selon son
adjoint Goglidzé, Beria lui « manifesta un intérêt exceptionnel et obligea le NKVD à lui
accorder le maximum d’attention[87] » – car ses fonctions peuvent le rendre utile.
Selon certains, Beria aurait, délibérément, cultivé la psychose de l’attentat contre
Staline en organisant de faux préparatifs lors des séjours du Guide en Géorgie, à seule fin
de mettre en valeur sa vigilance et son efficacité. Il aurait miné un pont, qui se serait
effondré au passage d’une voiture que Staline venait juste de quitter, fabriqué un attentat
truqué, dont il aurait abattu de sa main le provocateur recruté par ses propres soins ; au
cours de l’été 1933, des gardes-frontières auraient tiré sur une barque où se trouvait
Staline, en ratant soigneusement leur cible. Ces accusations resurgirent en 1955, lors du
procès de collaborateurs de Beria à Tiflis. Selon l’historien Roy Medvedev, on « apporta
la preuve qu’une tentative d’assassinat dirigée contre Beria et Staline, au cours d’un
voyage en bateau en mer Noire, fut en fait organisée par Beria lui-même et que la vie de
Staline n’était pas véritablement menacée. Des acteurs engagés par Beria pour jouer cette
comédie tirèrent en l’air depuis les montagnes, manquant volontairement leur cible, et on
les tua lorsqu’ils vinrent chercher leur récompense ». Mais comment les acteurs
pouvaient-ils « simuler un attentat contre Beria et Staline », qui voyageaient en bateau
très en dessous d’eux…, « en tirant en l’air depuis les montagnes[88] » ?
Le chef de la garde de Staline, Vlassik, donne sa version, où Beria n’apparaît pas, en la
romançant et en la datant par erreur de l’été 1935. Alors que Staline se reposait dans une
villa non loin de Gagra, il partit un jour, écrit-il, faire un tour en canot sur la mer, flanqué
de ses gardes du corps, vers le promontoire de Pitsounda (là même où se trouvera
Gorbatchev en août 1991 lors du coup d’État miteux organisé par quelques apparatchiks
déboussolés), surmonté d’un phare et flanqué d’un poste de garde-frontière. Arrivés à la
baie, les promeneurs descendent de la barque, se reposent, mangent un morceau, se
promènent, puis repartent. « Quand nous sommes sortis de la baie, écrit Vlassik, et avons
tourné en direction de Gagra, des coups de feu retentirent. On nous tirait dessus. » Vlassik
prétend s’être jeté sur Staline pour le protéger de son corps. « Nous avons immédiatement
répondu en tirant à la mitrailleuse. Les coups de feu sur notre canot ont cessé. » Pour
Vlassik, à qui revenait la charge de prévenir les gardes-frontières, mais qui avait oublié de
le faire, cet « attentat » avait été organisé par le « bloc des trotskystes et des
droitiers[89] », dont Staline n’inventera pourtant l’existence qu’à la fin de 1936.
L’enquête révéla une réalité plus banale : les gardes-frontières, voyant un canot dont la
présence en ce lieu ne leur avait pas été signalée, l’invitent à changer de direction et,
devant son refus, tirent quelques salves d’avertissement en l’air. Le chef du Guépéou
d’Abkhazie, Mikeladzé, se trouvait présent ; l’historien Boris Sokolov donne sans doute à
l’incident sa vraie coloration. D’après lui, les gardes-frontières, leur chef et Mikeladzé
festoyaient avec quelques femmes ; ayant bien bu, ils saluèrent la présence inattendue
d’un bateau inconnu en tirant plusieurs salves en l’air. Le chef des gardes-frontières prit
cinq ans de prison, Mikeladzé fut rétrogradé. Tous les deux furent fusillés en 1937.
Vlassik, qui n’avait pas signalé officiellement la promenade aux gardes-frontières, ne fut
pas sanctionné. Beria n’avait rien à voir dans l’affaire.
Le fils de Beria, Sergo, a une façon bien curieuse de relater l’épisode. Dans l’édition
russe de ses souvenirs, Mikeladzé tire en l’air pour attirer l’attention. Sergo Beria insiste :
« Je souligne : en l’air, pas sur le bateau » ; dans la version française, par contre,
Mikeladzé avait « par mégarde tiré sur le bateau dans lequel se promenait Staline[90] ».
Du russe au français les coups de feu changent brutalement de trajectoire. Sergo Beria est
coutumier de telles contradictions.
À la fin de 1933, Beria organise le déménagement de la vieille Keke, mère de Staline,
dans l’ancien palais du vice-roi de Géorgie. Là, entourée de femmes âgées avec qui elle
passe ses jours à jacasser, elle occupe une petite chambre obscure et basse. De temps à
autre, Beria vient bavarder avec elle pour montrer à tous qu’il s’occupe d’elle et flatter
Staline, qui ne vient jamais voir sa mère, à une exception près en 1935.
Du 26 janvier au 10 février 1934, se tient le XVIIe congrès du parti communiste, nommé
par les dirigeants « congrès des vainqueurs », et qui ne ressemble en rien à un congrès.
Acclamations et vociférations enthousiastes remplacent les débats. À la veille du congrès,
Trotsky écrit : « La bureaucratie soviétique s’est familiarisée avec bien des traits du
fascisme victorieux, avant tout en se débarrassant du contrôle du parti et en instaurant le
culte du chef[91]. » Serge Kirov s’exclame : « Notre réussite est véritablement
fantastique. Du diable si je suis capable de dire à quel point il fait bon vivre ici ! » Les
cartes de rationnement fonctionnent toujours, le salaire des ouvriers a été diminué de près
de moitié depuis 1928, près de deux millions de paysans – les koulaks – ont été déportés
en Sibérie, plus de trente mille détenus ont trouvé la mort dans le creusement du canal
mer Blanche-Baltique, si mal construit sous la houlette du Guépéou qu’il ne peut
accueillir que des bateaux à fond plat ; enfin le nazisme a triomphé en Allemagne l’année
précédente et Hitler ne fait pas mystère de sa volonté d’attaquer un jour l’Union
soviétique.
Néanmoins, tout va bien pour Kirov et les nomenklaturistes en poste, qui n’ont qu’un
reproche à faire à Staline : sa main trop lourde sur eux. Or Staline annonce qu’elle va se
faire plus lourde encore. Il dénonce les dirigeants, qui ont eu « des mérites bien connus
dans le passé, qui sont devenus des grands seigneurs, qui considèrent que les lois du parti
et de l’État soviétique ne sont pas écrites pour eux, mais pour les imbéciles […]. Ils ne
respectent pas l’obligation d’exécuter les décisions du parti et du gouvernement, et […]
ruinent les fondements de la discipline du parti et de l’État […]. Ils comptent que le
pouvoir soviétique ne s’autorisera pas à les toucher, vu leurs mérites anciens. Ces grands
seigneurs se pensent irremplaçables et peuvent impunément violer les décisions des
organes dirigeants[92] ». Staline démontrera bientôt à ces anciens cadres de la révolution
qu’ils sont tout à fait remplaçables par les nouveaux qui montent – les Beria, les
Khrouchtchev, les Jdanov et leurs semblables.
Beria prend la parole à ce congrès le 28 janvier, juste après Boukharine, ancien
dirigeant de l’opposition de droite opposée à la collectivisation agricole, puis rallié à
Staline. Son discours d’une parfaite langue de bois salue « la mise en œuvre juste et
inébranlable de la ligne léniniste par notre comité central, avec à sa tête le camarade
Staline. Le parti a écrasé les opportunistes de tout poil et demeure comme jamais uni en
bloc autour de son comité central léniniste et de son chef bien-aimé, le camarade
Staline ». La fin du congrès montrera combien cette union et cet amour sont relatifs. Beria
chante les résultats obtenus en Géorgie, fictifs en grande partie : « Des centaines de
kolkhozes sont devenus bolcheviques [sic !] des milliers et des dizaines de kolkhoziens
sont devenus aisés », mais ils ne s’en aperçoivent pas. Suit une longue énumération de
résultats économiques brillants, dus en général aux « conseils du camarade Staline », qui
font de la Géorgie un vrai paradis. La flatterie et le bluff complètent la langue de bois.
Ainsi « le camarade Staline nous a indiqué la nécessité de développer au maximum les
cultures subtropicales en Transcaucasie ». C’est lui aussi qui a conseillé de « planter des
citronniers sur la côte de la mer Caspienne et le long de la frontière avec la Perse ».
Staline a pensé aux citronniers ? Quel génie ! Dans sa courte péroraison, Beria cite pas
moins de six fois le nom de Staline, dont il vante « la clarté et la simplicité
exceptionnelles, et la clairvoyance géniale ». Il conclut : « Toute l’histoire du mouvement
révolutionnaire de Transcaucasie, toute l’organisation de la construction socialiste sont
intimement liées au nom du camarade Staline[93]. » Un an plus tard, il l’exposera
bruyamment par écrit.
Ses démonstrations de courtisanerie n’ont rien à envier à celles des autres délégués qui
exaltent, dans un hosanna ininterrompu, le « colosse d’acier », le « grand pilote », le
« grand ingénieur », le « grand architecte », le « grand maître », le « grand disciple des
grands maîtres », le « plus grand des théoriciens », le « meilleur des léninistes », le
« meilleur des meilleurs ». Kirov bat tout le monde en saluant « le plus grand chef de tous
les temps et de tous les peuples[94] ».
À la fin du congrès, Beria est élu membre titulaire du comité central, comme
Khrouchtchev et Iejov, sans avoir eu à passer par le rituel stage transitoire de membre
suppléant (en russe « candidat »). Mais ces élections annoncent un drame que personne
n’a pressenti. Le secrétariat du comité central, dirigé par Staline, avait prudemment établi
une liste de candidats égale au nombre de postes à pourvoir ; la seule condition pour être
élu était d’obtenir au moins 50 % des voix exprimées. Selon le résultat officiel, il a
manqué à Staline trois voix. Mais le résultat a été trafiqué. Combien lui en a-t-il
réellement manqué sur les 1 225 bulletins dépouillés dans treize commissions ? 123, 125,
160, 200, 292 ? On ne le sait pas exactement et on ne le saura jamais car les procès-
verbaux des treize commissions ont été soigneusement détruits et la quasi-totalité (60 sur
63) des membres de la commission centrale de recouvrement des votes, présidée par
Kaganovitch, liquidés ensuite par Staline.
Selon Khrouchtchev, qui a lui-même voté pour Staline, seuls les vieux cadres « toujours
fidèles à l’esprit du testament de Lénine » et ne supportant pas le pouvoir exorbitant que
Staline s’était attribué à leur détriment, ont peut-être voté contre lui ; Staline le comprend
fort bien. « Il était impossible même de supposer que Khrouchtchev ou des jeunes gens
semblables à lui, promus sous Staline, qui le vénéraient et buvaient chacune de ses
paroles, avaient pu voter contre[95]. » Staline ne tarde pas à les remplacer par des jeunes
cadres, promus par lui, façonnés par lui et confits d’adoration. Beria est l’un des premiers.
Au lendemain du congrès, les deux nouveaux élus au comité central, Beria et
Khrouchtchev, fraternisent. Dans un des passages de ses mémoires non reproduits dans
leur édition française, Khrouchtchev écrit : « Beria me plut : un homme simple et
spirituel. Aux plénums du comité central, nous étions le plus souvent assis côte à côte,
échangions nos avis et parfois nous nous moquions des orateurs », habitués à pratiquer
une langue de bois indigeste qu’utilisent d’ailleurs en public les deux amis. Khrouchtchev
ajoute : « Beria me plut tant qu’en 1934, lorsque je descendis me reposer pour la première
fois pendant mes congés à Sotchi, je lui rendis visite en Géorgie. […] Je passai le
dimanche dans sa datcha. » Cette bonne impression lui vaut une deuxième mention
quelques pages plus loin : « Lorsque je travaillais à Moscou, je nouai avec Beria des
relations amicales. C’était un homme intelligent, très malin. Il réagissait vite à tout, et
cela me plaisait[96]. » Iejov aussi lui plaisait…
Peu après, Beria se rend au XIVe congrès du PC d’Azerbaïdjan. Sous la houlette de
Baguirov, nombre de délégués placent leurs actions « sous la direction du camarade
Beria », sauf l’un des dirigeants locaux, Rukhulla Akhoundov, qui s’y refuse. Baguirov
tente d’utiliser ce refus pour éliminer son rival du comité central du parti communiste
azéri. Beria l’en empêche : il ne voit aucun mal dans le discours d’Akhoundov. D’une
part, il ne fait pas entière confiance à Baguirov ; d’autre part, il s’expose lui-même à peu
de frais, comme un défenseur de la liberté d’expression.
Dans les campagnes la population est affamée. Beria essaie d’obtenir une aide de
Moscou, sans mettre en cause la politique agricole officielle, en prétextant les conditions
climatiques qui ont perturbé les semailles et annoncent une mauvaise moisson, selon son
télégramme du 3 juillet 1934 : « À la suite des pluies, des chutes de neige et de grêle, et
des ouragans qui ont affecté à la mi-juin une série de districts de la Transcaucasie, les
semailles y ont été sérieusement compromises. » […] elles ont été détruites à 70 % sur
une surface de 37 041 hectares dans les principaux districts céréaliers de Géorgie.
Plusieurs districts d’Azerbaïdjan [qu’il énumère] et d’Arménie ont souffert eux aussi ».
Pour pouvoir leur fournir des semences, il demande l’autorisation d’imposer des
livraisons obligatoires pour les surfaces qui en avaient été exclues. Dès le lendemain le
commissaire à l’agriculture rejette cette demande : « Cela ne donnera pas plus de grain,
mais affaiblira la stabilité de la loi[97]. » Beria devra se débrouiller seul.
Au cours de ce même été, les trois enfants de Staline, Jacob, Vassili et Svetlana, vont à
Tiflis voir leur grand-mère. Ils passent la semaine chez Beria et, accompagnés de sa
femme, Nina, rendent visite à Keke une fois une heure et demie. Il est difficile d’avoir un
échange avec elle : la mère de Staline ne parle pas russe, ils ne parlent pas géorgien ; si
l’on en croit Svetlana, Nina considère la visite à la vieille dame comme une corvée, mais
les enfants témoigneront à Moscou des attentions de Beria pour la mère du grand homme.
Beria s’est engagé dans une entreprise beaucoup plus prometteuse. Si l’on en croit un
article publié dans la revue théorique du parti communiste soviétique, Bolchevik, en
juin 1934, reproduit un mois plus tard dans le quotidien géorgien Zaria Vostoka, il a
entamé la rédaction d’un grand travail sur Les Bolcheviks du Caucase dans la lutte pour
le socialisme. Il ne prend qu’une part minime à la rédaction de l’article et de l’ouvrage
annoncé. Seule compte la signature.
Le 1er décembre 1934, dans l’après-midi, un jeune chômeur, Nicolaiev, exclu du parti
communiste, pénètre dans l’Institut Smolny où se trouvent les bureaux de la direction du
parti de Leningrad. Sa femme, la jolie Milda Draule, a été quelque temps la secrétaire et
maîtresse de Kirov. Nicolaiev abat Kirov d’une balle dans la nuque. Aussitôt Staline dicte
un arrêté ordonnant à l’instruction d’accélérer au maximum les procès des individus
accusés d’avoir préparé ou commis (ce qui est très rare !) des attentats, supprimant le
recours en grâce pour ces crimes et prescrivant l’exécution immédiate des sentences de
mort par le NKVD. Ce même arrêté servira à juger Beria en décembre 1953. La rapidité
tout à fait inhabituelle avec laquelle Staline a réagi laisse soupçonner qu’il a organisé le
meurtre pour promulguer un texte déjà prêt. Mais on n’en a aucune preuve.
Staline fait d’abord fusiller cent trois prisonniers qualifiés, à juste titre ou non, de
« gardes blancs » – donc monarchistes. Étant alors incarcérés, ils ne pouvaient
évidemment pas attenter à la vie de Kirov. Il fait ensuite arrêter treize anciens dirigeants
des Jeunesses communistes de Leningrad accusés d’être partisans de Zinoviev – qui a
abandonné toute activité politique depuis plusieurs années ! Les treize hommes et
Nicolaiev, jugés à huis clos – car aucun d’eux n’a avoué, sauf Nicolaiev – les 28 et
29 décembre, sont condamnés à mort et fusillés aussitôt. C’est le deuxième lot d’une
longue série d’exécutés après l’assassinat de Kirov, que Staline utilise à jet continu pour
liquider ses adversaires réels, potentiels ou imaginaires, dans le parti communiste.
Staline a-t-il organisé et exploité cet assassinat ? On ne le saura jamais. Mais les faits
démentent la fable, reprise par Amy Knight, d’un Kirov libéral qui, selon elle, « à
différentes reprises [non précisées] avait tenu tête à Staline, qui en avait apparemment
conclu que sa présence à la direction du parti était pour lui une menace ». Or Kirov, qui
manquait trois séances sur quatre du bureau politique, n’a jamais tenté d’opposer ni une
autre politique ni sa personne à celles de Staline.
Elle précise : « Même s’il est pratiquement certain que l’assassinat de Kirov fut
organisé par Staline, il se peut que Beria y ait apporté sa contribution. » Si ce qui est
présenté comme « certain » est douteux, ce qui est « possible » l’est encore plus :
comment, de Tiflis, Beria aurait-il pu participer à l’assassinat de Kirov à Leningrad ? Sa
réponse est simple encore que peu convaincante : au début de novembre 1934,
Ordjonikidzé fit un voyage en Transcaucasie. À Bakou, où Beria l’avait accompagné, il
« fut subitement victime, écrit Amy Knight, d’une mystérieuse maladie qui le tint éloigné
de Moscou, juste avant l’assassinat ». Cette mystérieuse maladie fut « peut-être
provoquée par une substance toxique administrée secrètement sur ordre de Beria, afin de
le tenir éloigné de Kirov et de l’empêcher de s’opposer au complot », alors
qu’« Ordjonikidzé, très lié à Kirov, aurait tout fait pour le protéger[98] ». Mais si complot
il y eut, Ordjonikidzé ne pouvait en être informé. Comment, de Moscou, aurait-il pu
protéger Kirov, installé à Leningrad, contre un complot dont, en tout état de cause, il
n’aurait rien su ?
Malgré l’apport du sang jeune des Iejov, Beria, Khrouchtchev et autres Jdanov,
symboles des nouveaux cadres totalement soumis à son pouvoir, Staline n’est pas satisfait
du comité central issu du XVIIe congrès, que domine encore largement la vieille garde
stalinienne de ceux qui l’ont fait roi, l’applaudissent en public, mais, dans son dos,
ronchonnent, voire ricanent et le critiquent.
Le 21 décembre 1934, dans sa villa de Blijnaia, il fête son anniversaire avec ses proches
flanqués de leurs épouses : Beria figure parmi la quarantaine d’invités qui ne semblent
pas affectés par la mort de Kirov. La compagnie mange et boit sec jusqu’à 1 heure du
matin ; on danse et on chante des chansons caucasiennes. Beria fait désormais partie du
cercle étroit des compagnons de Staline.
L’année suivante il apporte une double contribution décisive au culte du chef. Il fait
d’abord encastrer la masure natale de Staline dans une construction en marbre. La cabane
originelle montre que Staline est un authentique fils du peuple ; le pseudo-temple grec qui
l’entoure désormais symbolise son élévation au rang de divinité vivante.
Puis Beria entreprend de rédiger une histoire du bolchevisme dans le Caucase, peut-être
à la demande de Staline, qui souhaite apparaître comme son véritable initiateur et son
véritable chef. Pour construire sa légende, il mobilise un policier de formation. Le sens de
ce choix est clair : l’histoire est désormais soumise au contrôle de la police. Beria en
confie la rédaction à un groupe d’historiens dirigé par un publiciste, Ernst Bedia, et en fait
contrôler la conformité « idéologique » par son adjoint Merkoulov.
À trop vouloir flatter Staline, Beria dépasse la mesure au goût de ce dernier. Alors qu’il
lui avait proposé de rééditer ses articles et brochures de 1905 à 1910, Staline avait
plusieurs fois refusé, arguant du peu de soin avec lequel ces textes avaient été édités et du
caractère approximatif des citations de Lénine. En tout cas, il avait exigé de revoir tous
les textes avant publication. Beria passe outre et fait valider sa décision par le comité de
Transcaucasie. Staline se fâche et exige une résolution du comité central interdisant
catégoriquement la réédition de ses textes sans son accord. Beria s’incline. Il se rattrapera.
Face à l’aggravation de la délinquance juvénile provoquée par la misère galopante, les
services de Staline proposent d’établir la responsabilité pénale des enfants à partir de
14 ans et de les soumettre à des sanctions administratives et à des mesures de rééducation.
Staline durcit brutalement le texte en avril 1935 : toutes les sanctions pénales seront
appliquées à partir de 12 ans, y compris la mort, définie comme « la mesure la plus haute
de protection sociale » en cas de délits graves. C’est l’une des mesures phares de la
législation terroriste élaborée par Staline de 1929 à sa mort.
Juin 1935. Beria, désireux de manifester son orthodoxie stalinienne et son
opportunisme, participe à l’hallali contre le vieux bolchevik géorgien Abel Enoukidzé,
ancien ami de Staline, accusé d’être l’un des chefs du complot dit des « bibliothécaires du
Kremlin », l’un des plus pitoyables jamais fabriqués par le Guide. Une lettre a dénoncé au
NKVD les bavardages « antisoviétiques » de femmes de ménage dans les toilettes du
Kremlin. L’une d’elles a déclaré à sa voisine : « Le camarade Staline mange bien, mais
travaille peu. Les gens travaillent pour lui, c’est pour ça qu’il est si gros. » Une autre a
repris une rumeur qui court depuis le suicide de Nadejda Allilouieva, en novembre 1932 :
« Staline a tué sa femme. » Une troisième a ricané : « Le camarade Staline touche
beaucoup d’argent. » Informé, Abel Enoukidzé, secrétaire du comité exécutif central des
soviets, installé au Kremlin et chargé d’assurer la garde et la sécurité de ses habitants, n’a
accordé aucune importance à ces papotages. Staline, lui, les utilise pour fabriquer une
affaire.
Il confie la direction de l’enquête à Nicolas Iejov. Le NKVD arrête les femmes de
ménage, la téléphoniste et les sept femmes qui gèrent la bibliothèque. Staline expulse
ensuite du Kremlin le comité exécutif central des soviets et Abel Enoukidzé. Le 3 mars,
sur proposition de Staline, le bureau politique limoge le secrétaire, accusé d’avoir protégé
les terroristes imaginaires et couché avec les bibliothécaires. Staline présente le
limogeage de ce vieux bolchevik aimable, célibataire endurci, grisé par la belle vie, les
automobiles, le vin géorgien, l’infect champagne soviétique et les danseuses, comme une
épuration moralisatrice. Iejov le tient régulièrement informé des développements de
l’enquête sur ce complot des bibliothécaires. Au comité central des 5-7 juin, Iejov prétend
avoir découvert, dans l’appareil administratif du comité exécutif central installé au
Kremlin, cinq groupes terroristes préparant un attentat. Staline fait exclure Enoukidzé du
Parti, « pour dégénérescence politique et morale ». Beria applaudit démonstrativement.
Les 21 et 22 juillet 1935, il lit devant les cadres du parti communiste de Tiflis un
rapport de cinq heures consacré à l’« histoire des organisations bolcheviques en
Transcaucasie ». Ce texte sera ensuite édité à des dizaines de milliers d’exemplaires et
diffusé dans toute l’URSS. Beria apporte une contribution décisive à l’élaboration du
mythe de Staline cofondateur du parti bolchevique. Il invente la théorie des « deux
centres » (un en exil, dirigé par Lénine, l’autre en Russie, dirigé par Staline) et des « deux
guides du Parti et de la révolution », là encore Lénine et Staline.
En décembre 1935 le présidium de l’Académie des sciences verse à l’auteur officiel de
ce texte 5 000 roubles prélevées sur le fonds spécial des prix Lénine ; en 1940 l’« Index
des sources fondamentales pour étudier le précis d’histoire du Parti communiste »
conseillera, à trois reprises, la lecture de ce rapport.
Si Beria le signe de son nom, si c’est lui qui en délivre la lecture au comité de Tiflis et
empoche les 5 000 roubles, il n’en a à peu près rien écrit : le rapport est rédigé par une
commission dirigée par un certain Ernst Bedia, qui se répand en propos amers sur la
paternité réelle de l’ouvrage, et sera fusillé en 1937. Ce « plagiat » sera reproché à Beria
lors de l’instruction de son procès en 1953.
Cet épisode met en question le niveau de culture de Beria. Le secrétaire du PC arménien
Aroutinov, qui l’a bien connu, dit de lui après son arrestation : « Il n’a pas lu un seul
livre[99]. » Selon son adjoint Lioudvigov, Beria voulant se procurer un livre, « ne pouvait
ni nommer l’auteur, ni en donner le titre, ni en dire le sujet, ni décrire sa couleur, son
format, son épaisseur, ni entre les mains de qui il l’avait vu[100] ». Merkoulov, qui en
décembre 1936 lui écrivit son article pour l’anniversaire de la mort de Kirov publié dans
la Pravda, puis en février 1937 son discours pour les funérailles d’Ordjonikidzé, et qui
rédigeait ses rapports, confirme que Beria était peu instruit.
Recruté en 1935 comme secrétaire, Piotr Charia détonne dans l’entourage plutôt
grossier de Beria, Merkoulov excepté. Ce jeune instituteur, petit, épais, rond comme une
barrique, avait étudié la philosophie à l’Académie communiste à la fin des années 20,
époque où l’enseignement y était de qualité. Il enseigna ensuite la philosophie à
l’université de Tiflis. Lecteur acharné, il parle ou lit couramment le français, l’anglais et
l’italien, sans compter le géorgien et le russe. Il s’intéresse à la poésie et écrira même en
1943 un poème qui lui coûtera cher.
Charia est sévère avec Beria : « Les lettres qu’il écrira à Malenkov ou Khrouchtchev
après son arrestation révèlent en tout cas une médiocre maîtrise de la langue russe, même
du langage bureaucratique, incolore et inodore, alors de rigueur. » Il ironise : « Beria n’a
pas lu un seul livre publié depuis l’époque de Gutenberg[101]. » Son adjoint, Mamoulov,
renchérit : « Beria était un homme d’un niveau intellectuel et culturel extrêmement bas.
Selon certains cadres du Parti, il n’a jamais lu un livre. Je pense que c’est la réalité. » Il
confie : « Avec d’autres, je préparais les interventions de Beria aux réunions du Soviet
suprême de l’URSS[102]. »
À son tour, Lioudvigov révèle : « C’est Charia et moi qui avons écrit l’article de Beria
publié dans la Pravda pour le 70e anniversaire de Staline et le rapport consacré au
34e anniversaire de la révolution d’Octobre » ; c’est lui encore, qui, avec un autre
rédacteur, s’est chargé du discours de Beria au XIXe congrès du Parti, en octobre 1952 :
« Beria n’a jamais écrit personnellement un seul article de journal, pas un seul discours ni
rapport dans un congrès, dans une cérémonie, etc., parce qu’il n’est capable ni d’exposer
ni de formuler la moindre proposition. » Lioudvigov approuve : « Il n’a jamais établi ni le
plan de ces articles et discours ni jamais participé à leur élaboration. […] Beria n’a jamais
écrit la moindre page d’un seul travail, d’un seul rapport, d’un seul discours[103]. » C’est
l’avis de l’historien Roy Medvedev : « Beria était incapable de rédiger quoi que ce
soit[104]. » L’amertume des auteurs ou coauteurs de textes inodores, incolores et
insipides est d’autant plus grande que, pour chacun d’eux (même le discours au congrès
imprimé dans la Pravda), Beria a perçu des honoraires. C’est le sort traditionnel des
« nègres ».
Cette inculture ne distinguerait pas Beria des dirigeants de l’URSS. Pour un Staline qui
lisait, l’appareil du Parti était composé de haut en bas d’individus ternes, souvent ignares,
bureaucrates professionnels sans aucune compétence dans aucun domaine, plus doués
pour les intrigues que pour les problèmes économiques, sociaux et politiques,
Khrouchtchev, incapable d’écrire sans fautes d’orthographe, se faisait lire à haute voix les
ouvrages qui l’intéressaient ; il dicta ses mémoires sur bandes magnétiques.
La génération de dirigeants promue par Staline sur les cadavres des anciens
révolutionnaires, est surtout formée d’anciens bergers, savetiers ou travailleurs peu ou pas
qualifiés enrôlés dès leur plus jeune âge aux champs ou dans des ateliers enfumés, parfois
quasiment illettrés. Kaganovitch, longtemps bras droit de Staline, est un ancien apprenti
cordonnier, qui n’a fréquenté que quatre ans l’école primaire ; de même le ministre de la
Sécurité d’État Victor Abakoumov (1946-1951), a commencé à travailler à l’âge de
13 ans sachant tout juste lire et écrire ; ou Matveï Chkiriatov, président du comité de
contrôle du Parti, spécialiste des fautes d’orthographe. Vlassik, le chef des gardes de
Staline jusqu’à sa disgrâce en avril 1952, avait pour toute formation trois années d’école
primaire. Vorochilov, commissaire à la Guerre, au travail dès l’âge de 8 ans, n’avait
aucune instruction. Selon Anastase Mikoyan, le maréchal Timochenko n’avait jamais
ouvert un livre.
Les ex-compagnons de Beria devenus témoins complaisants et soucieux de plaire aux
accusateurs de leur ancien maître, noircissent sans doute le portrait. Ainsi, un jour,
Bogdan Koboulov juge suspect un ouvrage intitulé La Sainte Famille. Beria le raille en
lui signalant qu’il s’agit d’une œuvre de Marx. Aucun des hommes cités plus haut n’aurait
pu seulement faire cette remarque.
En tout cas, Staline, satisfait de l’« Histoire » signée Beria qui enjolive son rôle, invite
l’auteur à son anniversaire, le 21 décembre 1935. Le cercle des invités est plus étroit
qu’en 1934 : en dehors de la famille, huit dirigeants seulement : Vorochilov,
Kaganovitch, Kossior, Postychev, Molotov, Mikoyan, Ordjonikidzé… et Beria.
IV.

LES PURGES SANGLANTES


La société soviétique façonnée par Staline prend forme peu à peu. En bas coexistent
d’une part les paysans, dits « dékoulakisés », envoyés au goulag ou recrutés en masse
dans les entreprises construites à la hâte, qui subissent de plein fouet la misère et
l’oppression ; de l’autre, une couche de fils d’ouvriers, voire de paysans, qui se voient
offrir la possibilité d’étudier hier refusée à leurs parents par le régime tsariste. Ils
entendent participer à l’édification de la société nouvelle, dont la propagande leur rebat
les oreilles. C’est eux qui formeront pendant la guerre la colonne vertébrale de la
résistance aux hordes nazies.
Au niveau supérieur une nouvelle aristocratie – la fille de Staline dira « nouvelle
noblesse » – terrorise les hommes et les femmes qui produisent les richesses pour les
piller à son profit. Trotsky explique : « Pour les combattre, il faut sélectionner des
hommes habiles, spécialisés, cent pour cent staliniens, […] une hiérarchie d’asociaux et
de déchets […] entraînés au mensonge, à la falsification, à la fraude. Ils n’ont aucun idéal
au-dessus de leurs propres intérêts personnels[105]. » En même temps ils déchaînent une
chasse hystérique et universelle aux espions imaginaires.
L’entourage de Beria, comme celui de Iejov, est pour l’essentiel composé de ces
déchets et de ces asociaux. Le policier géorgien Nicolas Roukhadzé en est un bon
exemple. Dans sa notice biographique rédigée par lui-même, il souligne sa proximité avec
Beria qui, en juin 1939, le nomme chef de la section d’enquête du NKVD de Géorgie,
puis, en 1948, ministre de la Sécurité d’État de Géorgie. Cette brute stupide doit sa
nomination à la découverte d’une liste impressionnante d’espions et d’ennemis du peuple
imaginaires. Lorsqu’il dirigeait le NKVD à Gagra, il repère un prétendu réseau d’agents
allemands dirigé par l’apiculteur Letkeman, descendant des lointains colons allemands
installés en Russie sous Catherine II : « Dans l’affaire Letkeman, écrit-il, ont été
démasqués dix-sept espions des services de renseignements allemands », passionnés par
l’apiculture soviétique, qu’ils avaient inflitrée ! On conçoit l’importance des abeilles et de
leur miel pour l’espionnage nazi… « Tous, ajoute-t-il fièrement, ont été condamnés à la
peine capitale. Sous ma direction personnelle […], on a arrêté environ sept cents
individus, ennemis du peuple, convaincus d’activités de sabotage, de diversion et de
terrorisme. Une grande partie d’entre eux a été condamnée à la peine capitale […] Sur la
recommandation du camarade Beria, j’ai arrêté les membres d’un complot contre-
révolutionnaire dans l’appareil du NKVD[106]. »
Cette énumération de victimes envoyées au poteau d’exécution cache des violences
bestiales, dont certains collègues de Roukhadzé avoueront une partie en 1953 : passages à
tabac, tortures raffinées, détenus battus à coups de ceinturon et de tringles de métal, coups
violents sur la tête, coups de pied dans les parties génitales, parfois ligotées pour
augmenter la jouissance du tortionnaire, cris et hurlements entendus par les autres
prisonniers.
Tel est le genre d’individus qui accompagnent Beria. L’un des plus représentatifs est
Bogdan Koboulov ; ce quasi-analphabète de 140 ou 150 kilos, bouffi, le visage barré
d’une petite moustache à la Hitler, aime boxer les détenus ou les fouailler à coups de
tringles de fer ; il s’amuse parfois, lors des interrogatoires, à se laisser tomber d’un coup
sur la victime étendue au sol pour l’étouffer de son poids. Beria laisse faire et a même,
paraît-il, inventé le supplice des talons : l’enquêteur frappe inlassablement les talons de la
victime avec une matraque en caoutchouc. La douleur insupportable ne laisse aucune
trace.
Une autre perle de l’équipe est Tseretelli, dit le « chien courant de Beria », que
Koboulov lui-même qualifie d’analphabète. C’est un parfait exemple du matériau humain
dont Beria et ses proches construisent l’appareil du NKVD. Pendant la Première Guerre
mondiale, fait prisonnier par les Allemands, il accepte d’entrer dans la « légion
géorgienne », montée par eux en Turquie ; en 1918, officier dans l’armée du
gouvernement menchevique géorgien, il est arrêté pour le meurtre d’un milicien. Il entre
ensuite dans la Tcheka.
Ces brutes du Guépéou-NKVD, organisateurs réguliers de beuveries interminables,
pillent leurs victimes après les avoir torturées. Ainsi l’agent Savitski, arrêtant un certain
Soultanichvili qui portait une vareuse de bonne qualité, la lui arrache et s’en habille
aussitôt. Normalement les objets confisqués lors des perquisitions doivent être transmis à
la section financière du NKVD, qui les met en vente à des prix très bas dans ses magasins
spéciaux et secrets, réservés à ses propres agents. Il s’agit donc d’un pillage institutionnel,
qui déchaîne les appétits individuels.
Nommé en 1937 chef adjoint de la section politique secrète du NKVD de Géorgie,
Davkianidzé témoigne en 1953 : « Les deux bureaux de la section politique secrète
avaient été transformés, sur l’ordre de Bogdan Koboulov, en dépôt des valeurs
confisquées au domicile des individus arrêtés : bijoux en or, argent, fusils de chasse
coûteux, pièces d’étoffe, fourrures, appareils photo […] Ces valeurs et ces objets étaient
confisqués par Koboulov[107] » et quatre de ses camarades. En 1953, Karanadzé, cadre
du NKVD, devenu vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie, affirme que les femmes de
Goglidzé, Berichvili, Koboulov passaient dans les appartements des gens arrêtés, et
raflaient les valeurs et les objets qui leur plaisaient. Une fois même, affirme-t-il, elles se
sont battues entre elles pour le partage du butin.
Ce pillage artisanal débouche sur la corruption organisée. D’après son ami Lioudvigov,
en 1938 Bogdan Koboulov se voit attribuer une datcha sur le fonds immobilier du NKVD
et la fait restaurer sur le budget du même NKVD. Cette corruption, gangrène la
bureaucratie, particulièrement la Sécurité d’État, pour qui les possibilités de pillage sont
les plus vastes. Mais l’histoire a parfois des vengeances cruelles : Goglidzé est fusillé le
23 décembre 1953 ; sa veuve garde les pierres précieuses et les bijoux raflés ; trente ans
plus tard, le 29 octobre 1984, un cambrioleur, attiré par la rumeur sur ce trésor, assassine
la veuve et sa fille.
L’« Histoire » signée de Beria est publiée à Moscou en 1936. Propulsé sur le devant de
la scène, il vient régulièrement dans la capitale où il mène la vie tapageuse de la
nomenklatura, qui danse sur les os des vieux révolutionnaires, même fidèles à Staline. Il
fait la fête, bamboche sans limites. Un certain Jbankov, ancien tchékiste, séjourne dans
l’appartement au-dessus de celui qu’occupe Beria à Moscou ; il se plaint à son ami, le
professeur Soloviev, de ne pas connaître alors un seul instant de tranquillité. « Beuveries,
cris, femmes, chansons, danses, fumée, boucan de tous les diables » animent les jours et
les soirées. Soloviev, en visite un jour, est édifié : « Dans l’escalier le bruit était
assourdissant. Des deux côtés les portes étaient ouvertes. En fait Beria occupait les deux
appartements [de l’étage]. Des hommes et des femmes ivres gueulaient[108]. » C’est la
vie joyeuse de la nomenklatura « socialiste », avec la bénédiction de Staline.
Beria s’emploie à promouvoir son image en Géorgie, comme font dans leur République
les premiers secrétaires des partis ukrainien, biélorusse, kazakh… Staline en prend
ombrage et décide de liquider ces cultes, répliques dérisoires de celui qu’il entretient
depuis 1929, à son profit, dans toute l’URSS. Pavel Postychev, premier secrétaire du PC
ukrainien, membre du bureau politique, inaugure la série en 1937. Mais personne ne s’en
rend compte.
Désormais, dans toute la Géorgie, les portraits, voire les bustes de Beria fleurissent dans
les locaux gouvernementaux et administratifs, en première page des journaux, sous ceux
de Staline dont les éditoriaux chantent la gloire, et plus modestement celle de Beria. Des
entreprises, sovkhozes et kolkhozes prennent son nom. Un simple appartement ne lui
suffit plus et, au tout début de 1936, il déménage dans une belle maison au centre de
Tbilissi, rue Machabeli, et se fait construire une vaste villa aux murs blancs, entourée
d’un immense parc au bord de la mer. Il a choisi un emplacement à Gagra, non loin de la
villa de Staline, prouvant ainsi son appartenance aux couches supérieures de la nouvelle
aristocratie.
Le 11 juillet 1936, un article émanant de Beria, dans le journal Zaria Vostoka, annonce
le suicide de Khandjian, le premier secrétaire du PC arménien, qui, quelques mois plus
tôt, écrivait : « Gloire au disciple fidèle de Staline, à l’éminent dirigeant des bolcheviks de
Transcaucasie, Lavrenti Beria[109]. » Son geste est condamné : « manifestation de
lâcheté, inadmissible en particulier pour le dirigeant d’une organisation du Parti ». « Le
camarade Khandjian […] a manifesté une vigilance insuffisante pour démasquer les
éléments nationalistes et trotskystes contre-révolutionnaires. Prenant conscience de ces
fautes, il n’a pas trouvé en lui le courage de les corriger et il s’est résolu au suicide. »
Seule circonstance atténuante : il souffrait de tuberculose.
Cet article a suscité le doute sur les conditions réelles de cette mort. Selon plusieurs
historiens, dont Anton Antonov-Ovseenko, Beria l’aurait abattu dans son propre bureau,
enroulé dans un tapis, ramené chez lui à Tbilissi, puis il aurait organisé la mise en scène
d’un suicide. Que Beria ait voulu liquider Khandjian pour obéir à Staline qui exigeait le
renouvellement complet de l’appareil dirigeant du parti – cette hypothèse est
vraisemblable. Mais qu’il l’ait abattu de sa propre main en ferait un vulgaire tueur.
L’élévation du NKVD au-dessus des cadres du Parti, se traduit par un fait très
significatif dans un système de castes. L’historien Oleg Khlevniouk le souligne : « Si
auparavant les tchékistes rencontraient les cadres du Parti dans les mêmes clubs et
passaient leurs vacances dans les mêmes maisons de repos, aujourd’hui des clubs et des
maisons de repos particulières ont été aménagés pour eux seuls[110]. »
Le fils du vice-commissaire du NKVD, Joukovski, en témoigne aussi. Avant d’être
promu adjoint de Iejov, Joukovski était l’un des soixante membres de la commission de
contrôle du Parti, dirigé par Matveï Chkiriatov, qui n’avait pas hésité à protester contre la
trop faible condamnation infligée à son propre frère, coupable d’un petit délit. À cette
époque la famille Joukovski, l’été, s’installait dans une simple datcha avec trois autres
familles de bureaucrates de même rang. Dès qu’il accède au sommet du NKVD,
Joukovski se voit attribuer « une splendide villa à un étage, utilisable l’hiver, avec toutes
les commodités, des meubles marquetés, de la vaisselle de cristal, une salle de billard, un
court de tennis et un garage[111] ». On lui fournit un chauffeur, et sa femme reçoit une
voiture personnelle. Ces avantages préparent le NKVD à accepter la tâche sanglante à
laquelle Staline le destine.
En septembre 1936, après le premier procès de Moscou qui, en août, condamne à mort
seize communistes, dont Kamenev et Zinoviev – ancien président de l’Internationale
communiste –, Staline limoge Iagoda de la direction du NKVD et le remplace par Nicolas
Iejov.
En octobre, Beria fait arrêter sept vieux dirigeants du PC géorgien (dont Boudou
Mdivani et Mikhaïl Okoudjava), qui s’étaient dressés contre la russification de Staline en
1922-1923 et dont certains avaient collaboré avec Trotsky en 1923-1924. Les accusations
reprennent la litanie rituelle : participation à l’assassinat de Kirov – dans la lointaine
Géorgie ! –, appartenance à un « groupe terroriste trotskyste », contacts avec des services
d’espionnage étrangers, liens personnels avec Trotsky… Le procès-verbal saisi chez
Mdivani illustre la pauvreté de l’imagination des services de Beria et l’ampleur de la
censure exercée contre les derniers écrits de Lénine. Il stigmatise en effet « le document
trotskyste contre-révolutionnaire connu sous le nom de “Testament de Lénine” ; le
document trotskyste contre-révolutionnaire sur la question nationale [les deux documents
de Lénine sur la question des nationalités et sur l’autonomie dénonçant le chauvinisme
russe de Staline] ». Ainsi la possession de trois textes de Lénine prouve que Mdivani
appartient à une organisation trotskiste…
À la fin d’octobre, le pays fête bruyamment le cinquantième anniversaire de Sergo
Ordjonikidzé, qui lui-même le célèbre à Kislovodsk, ville de cure où il se soigne. Beria,
sur ordre de Staline, fait arrêter en Géorgie son frère aîné Pavel, dit Papoulia. Impulsif et
coléreux comme son cadet Sergo, Pavel n’avait pas sa langue dans sa poche. Sans doute
persuadé d’être protégé par son nom, qui va pourtant bientôt coûter cher à ceux qui le
portent, il se permet de mettre en cause les décisions du sommet. Depuis 1929, Staline ne
tolère plus de telles libertés. En décembre 1936, une note arrive à la direction du NKVD
de Géorgie : « Au printemps 1935, le trotskyste Papoulia Ordjonikidzé a critiqué Beria en
termes grossiers[112]. »
Sergo Ordjonikidzé, furieux, convoque Baguirov pour négocier la libération de son
frère. Il appelle Beria qui, au mépris de l’ordre hiérarchique, éconduit ce membre du
bureau politique. Staline à son tour l’éconduit. Staline inaugure un procédé qu’il va
largement utiliser jusqu’à sa mort : il fait arrêter la femme, le fils, le frère ou la sœur d’un
collaborateur pour faire pression sur lui et tester sa docilité : Staline fera ainsi arrêter la
femme de Molotov, d’Andreiev, de Kalinine, le frère de Kaganovitch. Celui qui proteste
se condamne. Ordjonikidzé proteste. Mais on ne sait jamais. Et si Ordjonikidzé revenait
en faveur demain ? Beria se méfie. Début novembre le frère cadet d’Ordjonikidzé, Ivan,
dit Valiko, est accusé d’exprimer sa sympathie pour les trotskystes et de clamer
l’innocence de son frère Pavel. Interrogé par le NKVD, il confirme ses propos et affirme
que son frère et d’autres seront bientôt libérés. Par qui ? Sans doute sur l’intervention de
Sergo. Valiko est aussitôt licencié de son travail. Sergo Ordjonikidzé proteste auprès de
Beria qui, une semaine plus tard, le rassure. Il a convoqué Valiko qui a répété ses
déclarations… mais Beria l’a fait réintégrer le jour même à son poste de travail.
En revanche, Beria a probablement joué un rôle dans un incident, qui a contribué à
détériorer les relations entre Ordjonikidzé et Staline. Fin novembre, ce dernier exige
qu’Ordjonikidzé lui remette les lettres critiques que Vissarion Lominadzé lui avait
adressées en 1929. Le 4 décembre, à l’ouverture du plénum du comité central, Staline les
communique avec un commentaire tranchant, transmis aussi à Ordjonikidzé, blâmé pour
n’avoir pas livré lui-même les lettres incriminées : « Si le comité central avait eu en main
à cette époque ces lettres de Lominadzé, il n’aurait en aucun cas donné son accord pour le
nommer au poste de premier secrétaire du comité de Transcaucasie[113]. »
Comment Staline avait-il appris l’existence de ces lettres ? Sans doute sur dénonciation
de Beria ; même s’il ne dirigeait plus le Guépéou-NKVD de Géorgie depuis 1931, il y
avait encore ses hommes en place. Informé de la disgrâce officieuse d’Ordjonikidzé, il
s’est sans doute empressé d’en informer Staline.
En 1953, Beria fut accusé d’avoir provoqué l’arrestation de Pavel Ordjonikidzé, puis sa
mort. Vorochilov dénonça au comité central de juillet « le rôle ignoble joué par Beria »
dans l’existence d’Ordjonikidzé, qu’il « a tout fait pour salir auprès de Staline ». « Sergo
Ordjonikidzé a raconté sur Beria, non seulement à moi mais à d’autres camarades, des
choses effrayantes[114] », que d’ailleurs il ne précise pas ! Andreï Andreiev est
catégorique : « On peut ne pas douter qu’Ordjonikidzé est tombé victime des intrigues de
Beria[115]. » Il ne cite pas pour autant le moindre fait. Anastase Mikoyan, confirme alors,
en déclarant : « Je me rappelle avoir discuté avec Ordjonikidzé quelques jours avant sa
mort. Il allait et venait, très ému. Il s’interrogeait : “Je ne comprends pas pourquoi Staline
ne me fait pas confiance. Je suis absolument fidèle à Staline et je ne veux pas de conflit
avec lui, je veux le soutenir et il ne me fait pas confiance. Les intrigues de Beria jouent là-
dedans un grand rôle. Beria, de Tbilissi, donne au camarade Staline des informations
erronées et Staline le croit”[116]. »
Svetlana Allilouieva reprend cette version.
Mais, dans ses mémoires, Mikoyan en soutient une autre. En 1953, tous les dignitaires
du régime veulent protéger la mémoire de Staline et donc chargent Beria. Mikoyan
expose la vérité : la rupture entre Staline et Ordjonikidzé est due à leur désaccord, auquel
Beria est étranger, sur le « sabotage » et les « saboteurs ». Mikoyan écrit : « Lorsqu’on se
mit à accuser les cadres de l’économie de sabotage et de trotskysme, Sergo a dû défendre
les camarades, qu’il connaissait bien comme des gens honnêtes et dévoués. »
Ordjonikidzé, ajoute-t-il, devait présenter au comité central de février un rapport sur le
sabotage dans l’industrie, destiné « non seulement à justifier les arrestations déjà faites,
mais plus encore leur nécessité ».
Il confie une enquête à un petit groupe de confiance, qui conclut, deux semaines avant
le comité central, qu’il n’y a aucun sabotage, seulement des insuffisances et des erreurs.
« Ordjonikidzé me disait qu’il ne comprenait pas ce qui se passait. » Comment pouvait-il
informer le comité central sur un sabotage dont ses collaborateurs lui démontraient
l’inexistence ? Un soir de la mi-février, Mikoyan et Ordjonikidzé se promènent autour du
Kremlin avant d’aller dormir et Mikoyan écrit : « Nous ne comprenions pas ce qui se
passait avec Staline. Comment jeter en prison et fusiller tant de gens honnêtes, sous le
prétexte de sabotage ? Sergo […] déclara : “Je ne peux plus travailler avec Staline, je vais
me suicider”[117]. » Comment auraient-ils deviné, en effet, que Staline a décidé – à
l’exception de quelques survivants destinés à faire vitrine – de liquider la génération des
cadres du Parti et de l’État formés pendant la révolution, la guerre civile et la NEP – cette
génération qui l’a fait roi et qu’il veut remplacer par des créatures à lui qui lui devront
tout ?
Beria, aux ordres, obéit à Staline qui entend faire payer à Ordjonikidzé les lettres
cachées de Lominadzé et sa résistance à la chasse aux saboteurs imaginaires. C’est ainsi
qu’à la fin de décembre il fait exiler Pavel.
La répression monte d’un cran avec le comité central du 4 au 7 décembre 1936. Iejov
annonce des arrestations massives de « comploteurs trotskystes », la découverte d’un
« centre de réserve » du « Centre antisoviétique », « démasqué » lors du premier procès
de Moscou et accusé d’avoir déployé depuis 1931 « une intense activité de sabotage
extrêmement nuisible pour notre économie », et multiplié les attentats. In fine, il accuse
deux anciens membres du bureau politique, Boukharine et Rykov, hostiles hier à la
collectivisation forcée, d’avoir « été au courant de tous les plans terroristes […] du bloc
trotsko-zinoviéviste », de n’en avoir rien dit et donc d’en être complices. L’assistance
semble pétrifiée. D’après le procès-verbal, la lecture du rapport de Iejov ne suscite aucun
signe d’approbation. À une exception près : Beria, pour plaire à Staline, hurle : « Quel
salaud ! Quelle canaille ! Quelle honte ! Les fumiers ! Il n’y a pas de mots pour les
qualifier[118] », à chaque citation des noms de Boukharine et de Rykov. Boukharine tente
de se défendre. En pure perte, puisque Staline reproche à ces vieux bolcheviks non ce
qu’ils pensent, mais ce qu’ils sont.
Comme Boukharine, à la fin du comité central, tente de lui rappeler ses mérites dans la
révolution, Staline le rabroue : « Personne ne les conteste, lui dit-il. Mais Trotsky aussi en
a. D’ailleurs, personne n’a devant la révolution autant de mérites que Trotsky, entre nous
soit dit[119]. » Si personne n’avait autant de mérites devant la révolution que Trotsky et
si les seize du procès de Moscou ont été fusillés pour de prétendus liens avec lui, c’est
donc que les mérites en question sont devenus une charge.
En juillet 1957, devant le comité central, un membre du secrétariat, Aristov, ironise sur
la campagne contre le sabotage : « Des pièces défectueuses ? Sabotage ! Interruption dans
le travail ? Sabotage ! Non-respect de l’horaire ? Sabotage ! Bref, les infractions dans la
production, c’est du sabotage, l’œuvre de saboteurs et d’espions[120]. » On reconnaît là
le mécanisme de tous les procès.
La vie du régime est secouée d’intrigues permanentes, pas toujours favorables à Beria.
L’un des responsables du NKVD d’Azerbaïdjan, Nodev, répand sur lui des propos peu
flatteurs. Le 25 décembre 1936, le bureau politique du PC d’Azerbaïdjan, réuni par
Baguirov, informe Iejov par télégramme de sa décision de limoger Nodev « pour un
inadmissible bavardage calomniateur antiparti contre le camarade Lavrenti Beria[121] ».
En décembre 1937, Iejov fera arrêter Nodev… qui sera fusillé sous Beria. Le 5 janvier
1937, s’ouvrent à Moscou les dix jours de la Géorgie où les danses folkloriques succèdent
aux hymnes à la gloire de Staline. Beria est à l’honneur. Il parade dans la loge
gouvernementale aux côtés de Staline qui la veille l’a reçu dans son bureau au Kremlin. Il
le recevra encore une fois le 14, sans doute les deux cas pour discuter d’Ordjonikidzé
dont la disgrâce est de plus en plus manifeste.
À Moscou, l’atmosphère s’alourdit, Staline continue à présenter les ratés et les
difficultés du « socialisme dans un seul pays » comme les effets d’un « sabotage »,
ordonné de l’étranger par Trotsky et mis en œuvre en URSS par ses agents imaginaires.
Le 23 janvier, s’ouvre le procès du « Centre antisoviétique trotskyste » qui vise deux
personnalités : l’un nommé (Trotsky), l’autre jamais cité, le commissaire à l’Industrie
lourde, Sergo Ordjonikidzé, qui a tenté de s’opposer à la campagne contre le prétendu
« sabotage » et dont un frère vient d’être condamné à l’exil. Piatakov, à la fois ancien
trotskyste et premier adjoint d’Ordjonikidzé, est donc le principal accusé. Dix des dix-
sept inculpés sont des dirigeants du commissariat à l’Industrie lourde, stigmatisé comme
un nœud de saboteurs, téléguidés par Trotsky au bénéfice de Hitler et de l’empereur du
Japon ! Rallié à Staline depuis 1929, Piatakov a été nommé en 1930 adjoint
d’Ordjonikidzé à la tête du commissariat à l’Industrie lourde, et responsable des plans
quinquennaux. S’écartant de la politique, il a mis toute sa passion et toutes ses capacités
dans l’industrialisation du pays. Au XVIIe congrès, en 1934, il est réélu au comité central.
Dans la Pravda du 21 août 1936 il rend un hommage public « à notre grand Staline,
continuateur et créateur du nouveau développement de la ligne générale tracée par
Lénine ». Le NKVD l’arrête quelques jours plus tard. Accusé d’activité contre-
révolutionnaire, de sabotage et d’espionnage, il est condamné à mort, le 30, avec treize
autres accusés, dont l’ancien secrétaire du comité central Serebriakov, accusé d’avoir
voulu assassiner Staline et Beria, et livrer toute la Transcaucasie à des puissances
étrangères. Ils sont exécutés aussitôt.
Au lendemain du procès, Trotsky écrit : « Aucun bureaucrate ne se sent désormais en
sécurité. Staline possède des dossiers sur tous les personnages politiques ou administratifs
de quelque importance […] Il peut à tout moment renverser et briser n’importe lequel de
ses collaborateurs, y compris des membres du bureau politique. Jusqu’à 1936, grâce à ses
dossiers, il s’est contenté de violer la conscience des gens, les obligeant à dire des choses
qu’ils ne pensaient pas. Depuis 1936 il a commencé ouvertement à jouer avec les têtes de
ses collaborateurs. Une nouvelle période s’est ouverte : avec l’aide de la bureaucratie,
Staline écrasait le peuple ; aujourd’hui il terrorise la bureaucratie elle-même[122]. »
Propos prophétiques. Sept mois plus tard, Trotsky ajoute : « Staline sera demain un
fardeau pour la caste dirigeante[123] », qui n’arrivera jamais à s’en débarrasser et devra
attendre sa mort pour soupirer de soulagement.
Ordjonikidzé, déstabilisé par l’exil de son frère Pavel et la condamnation à mort de son
ancien adjoint Piatakov, craque : le 17 février, il se suicide. Staline se précipite aussitôt
chez lui, flanqué de Molotov, Jdanov, les membres du bureau politique et quelques autres
dignitaires. Parmi eux, Beria. À sa vue, la veuve d’Ordjonikidzé, Zinaïda, le traite de
gredin et veut le gifler. Beria s’esquive. Selon le frère aîné d’Ordjonikidzé, Constantin,
qui raconte la scène, Beria ne remit plus les pieds chez eux. Staline exige que la mort soit
officiellement attribuée à une crise cardiaque. Le lendemain se déroulent les obsèques
solennelles d’Ordjonikidzé ; Beria figure à la tribune du Mausolée.
Staline ne prononce pas un mot sur la tombe de son vieux camarade. Khrouchtchev,
l’un des quatre commis à la corvée, impute la mort d’Ordjonikidzé à Piatakov, « l’espion,
l’assassin, l’ennemi du peuple […] dont le travail contre-révolutionnaire a précipité la
mort de notre cher Sergo[124] ». Dans son rapport secret au XXe congrès du PCUS en
1956, il l’attribue aux malversations de Beria, sous la pression duquel « Staline poussa
Ordjonikidzé lui-même au suicide[125] ». Au XXIIe congrès, en 1961, Khrouchtchev ne
mentionne plus Beria : « Ne voulant plus avoir affaire à Staline et partager la
responsabilité de ses abus de pouvoir, Sergo décida de se suicider[126]. » La vérité est
plutôt fluctuante.
Le comité central réuni peu après, fin février-début mars 1937, donne à la terreur contre
le parti communiste une nouvelle dimension. Malenkov indique que 266 000 membres du
Parti en ont été exclus au cours de l’année 1936. Cette saignée en annonce une pire.
Staline, dans son rapport final, dénonce l’« insouciance politique » des cadres du Parti,
qui n’ont pas réagi aux « signaux et avertissements » donnés sur « l’activité terroriste et
d’espionnage du bloc trotskyste-zinoviéviste », se demande d’où vient « la badauderie,
l’insouciance, la cécité » de ces cadres qui semblent naïvement surpris, car ils « ont laissé
échapper le fait que le trotskysme est devenu une bande de saboteurs dépourvus de
principes, d’agents de diversion et d’assassins agissant sur ordre des services
d’espionnage des États étrangers ».
Il formule un autre avertissement : la bureaucratie dirigeante est divisée en clans et
cliques, constitués autour d’un secrétaire régional qui les protège en échange de leur
soutien selon leurs intérêts propres. Staline dénonce cette reproduction locale d’un
système qu’il a lui-même instauré au sommet. Il pointe deux satrapes, Mirzoyan et
Vaïnov : « Le premier a traîné avec lui au Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et de l’Oural où
il travaillait précédemment, trente à quarante de ses hommes » à lui « qu’il a installés de
même aux postes dirigeants au Kazakhstan. Le second aussi a traîné derrière lui à
Iaroslavl, du bassin du Donets où il exerçait auparavant, plus d’une dizaine de ses
hommes à lui et les a installés de même aux postes dirigeants ». Ces féodalités font
obstacle à son pouvoir absolu et menacent son monopole en cristallisant des intérêts
particuliers : « En choisissant comme collaborateurs des hommes qui leur sont
personnellement dévoués, ces camarades voulaient manifestement se créer un climat
d’indépendance […] à l’égard du comité central[127]. » C’est-à-dire de Staline et de son
propre clan. Or les secrétaires de régions et de territoires sont tous des Mirzoyan et des
Vaïnov, dont la liquidation est un avertissement pour tous.
Comme un certain Pakhomov se glorifie d’avoir recensé dans son commissariat à la
Navigation fluviale « soixante-dix-sept ennemis du peuple, dont les deux tiers sont
arrêtés », Staline ricane : « Ce n’est pas beaucoup. » Pakhomov se rattrape aussitôt :
« Camarade Staline, je vous ai dit que ce n’était qu’un début. » La salle éclate de rire. La
majorité des rieurs seront bientôt arrêtés. Iejov déclare : « Le discours du camarade
Pakhomov est plus que modeste[128]. » Cette modestie en matière de répression lui
coûtera la vie.
Staline est obligé de moissonner large. À tous les niveaux du Parti et de l’appareil
d’État on trouve des mécontents, qui se taisent mais n’en pensent pas moins. Un exemple
parmi d’autres : le 16 juin 1937, le NKVD arrête Soubbotine, directeur de l’usine de
gazogène de Krasnoiarsk. Le second fils de Trotsky, Serge Sedov, ingénieur compétent et
apolitique, y travaille. Soubbotine est bien entendu accusé d’avoir fondé et dirigé une
organisation terroriste de « trotskystes » et de « droitiers », coupable de sabotages,
d’espionnage et d’attentats. Il nie cette fable grossière, mais non ses désaccords
politiques : « Je ne pouvais accepter le régime intérieur du Parti qui privait le militant du
droit de formuler son avis sur sa politique. » Il ne partage pas non plus la politique
« débouchant sur les répressions de masse, et des procès utilisés parfois de façon tout à
fait infondée […], ni les rythmes de l’industrialisation qui débouchent sur la dégradation
de la situation matérielle des ouvriers[129] ». Le NKVD le fusille le 13 juillet 1938.
Les Soubbotine se comptent alors par centaines, voire par milliers : à côté des parasites
arrogants que sont les bureaucrates du Parti, nombre de ces directeurs ou chefs de
chantier, issus des couches profondes du peuple, veulent construire l’industrie soviétique.
Ils croient édifier le socialisme en URSS et n’adhèrent pas, comme Ordjonikidzé, à la
campagne contre le « sabotage » et les « saboteurs ». Staline doit liquider ces gêneurs.
C’est ce qu’il organise avec Iejov, qu’il reçoit presque chaque jour dans son bureau du
Kremlin en 1937, pour planifier la gigantesque saignée qu’il organise dans le pays et dans
le Parti.
Les imprécations rituelles contre les « saboteurs trotskystes » ou « trotsko-droitiers »
préparent une répression de masse à double détente, dont Beria est le grand organisateur
en Géorgie : d’un côté, la liquidation de cadres et militants du Parti, souvent membres de
la génération de la révolution ; de l’autre, une terreur de masse dont les objectifs sont
définis par l’ordre opérationnel du NKVD no 00447 du 30 juillet 1937, concernant deux
groupes à épurer massivement : un groupe social aux frontières vagues, allant des
« koulaks » libérés à l’expiration de leur peine aux « éléments socialement nuisibles », et
à divers groupes nationaux : Polonais, Allemands soviétiques, Lettons, Finlandais, Grecs,
Estoniens, Roumains, Coréens.
Cette gigantesque purge a deux buts : d’un côté, démanteler les petites bureaucraties
tentaculaires locales, installées avec leurs réseaux de solidarités et leur clientèle, en
donnant carte blanche à la police politique (le NKVD), hissée au-dessus du Parti lui-
même pour le contrôler, le terroriser, le décimer ; de l’autre, terroriser la masse de la
population en frappant ses couches les plus fragiles.
Face à la guerre qui menace, Staline sait que la cohésion sociale de l’Union soviétique
est fragile, que les causes de mécontentement, voire de révolte, sont nombreuses. En
liquidant la vieille couche dirigeante du Parti, il se débarrasse d’un groupe de sceptiques ;
en liquidant les clans locaux, il prétend renforcer le pouvoir central ; en envoyant dans
l’autre monde ou au goulag des centaines de milliers de membres de minorités nationales,
il élimine des éléments jugés instables et pense ainsi renforcer la cohésion sociale sous la
houlette de son propre clan. Le calcul produit l’effet exactement inverse : les nazis
n’auront aucune peine à trouver des collaborateurs parmi ces victimes. Molotov déclarera
plus tard : « 1937 était indispensable […] Il restait de nombreux ennemis de tous bords,
prêts à s’unir avec les fascistes ; grâce à 1937, nous n’avons pas eu de cinquième colonne
durant la Grande Guerre patriotique[130]. » Mais Molotov s’aveugle ou ment : l’armée
Vlassov, où s’engagent des centaines de milliers de prisonniers soviétiques pour ne pas
mourir de faim, ou par haine du régime policier répressif, ou pour les deux raisons
cumulées, et les groupes nationalistes ukrainiens antisoviétiques formèrent bel et bien la
seule authentique et redoutable cinquième colonne !
Dans son offensive contre Ordjonikidzé, Staline, au début d’octobre 1936, a ordonné au
NKVD d’arrêter deux de ses protégés : Vartanian, secrétaire du comité de ville de
Taganrog, et Gogobéridzé, secrétaire d’un comité d’usine dans le territoire de la mer
Noire. Tous les deux seraient des « trotskystes déguisés ».
Lors du plénum du comité central, Staline se déchaîne contre les deux hommes et, à
travers eux, contre leur protecteur défunt à qui il reproche de s’être « gâté le sang » pour
défendre ces « fripouilles »[131]. Beria saute sur l’occasion pour se faire bien voir du
maître : il interrompt plusieurs fois Cheboldaiev, premier secrétaire du comité territorial
du Nord-Caucase, que Staline se prépare à liquider dans l’affaire de ces deux « trotskystes
déguisés ». Certes, Cheboldaiev peut être soupçonné d’ironiser quand il énumère une liste
de prétendus ennemis du peuple, qui présentaient d’excellents résultats et réalisaient,
voire dépassaient, le plan. Beria le coupe plusieurs fois pour s’étonner qu’il ait promu ces
Vartanian et Gogobéridzé, plus un troisième homme, un certain Ossipov, dont il dit :
« Nous l’avions chassé de Transcaucasie, exclu du Parti et vous vous l’y avez réintégré. »
Puis Beria lui pose la question qui tue : « Qui avez-vous contrôlé et démasqué, en
fait[132] ? » Cheboldaiev bafouille. Son sort est scellé. Beria a signé son exécution.
D’emblée, Beria dans son discours salue « la signification historique du rapport du
camarade Staline sur les insuffisances du Parti dans les liquidations des trotskystes, des
gens à double face, des saboteurs qui se cachent dans les organisations du Parti ». Il
dénonce ceux qui ont dirigé le parti communiste géorgien avant lui, affirme que la
première tâche de son équipe a été d’éliminer « les éléments contre-révolutionnaires,
antisoviétiques et autres, les mencheviks, les trotskystes ». Au lendemain de l’assassinat
de Kirov, affirme-t-il, « 780 trotskystes et zinoviévistes ont été exclus du parti en
Géorgie » et, en 1936, « 1 050 trotskystes et zinoviévistes ont été arrêtés en
Géorgie[133] ». Ils cèdent la place à 1 050 nouveaux cadres dont Beria chante la valeur :
la jeune génération montante remplace la génération descendante… et descendue.
Malgré sa brutalité, son intervention ne se distingue guère de celles des autres membres
du comité central, qui s’acharnent tous à dénoncer les trotskystes, étiquette que Staline
colle sur tous ceux qu’il veut liquider, y compris la majorité des membres de ce comité
central lui-même. Beria, de retour en Géorgie, convoque les cadres du NKVD de la
République et les invite à « renforcer la lutte contre les éléments ennemis et en particulier
contre les trotskystes et les droitiers ». Selon Goglidzé, il leur ordonne de passer à tabac
ceux qui refuseraient d’avouer leurs crimes.
Le lancement des plans quinquennaux a provoqué la création de brigades d’émulation
socialiste : les ouvriers d’une usine lancent à une autre un défi : dépasser le plan de 10,
20 ou 30 %. C’est l’occasion de communiqués de presse triomphalistes et mensongers,
accompagnés de scènes de beuveries.
Plus discrète mais beaucoup plus sanglante est l’émulation qui oppose les cadres du
NKVD : il s’agit de démasquer le plus d’« ennemis du peuple », de trotskystes déguisés
ou de nationalistes bourgeois dissimulés, de découvrir le plus de complots et d’obtenir le
plus d’aveux en tous genres. On cogne et on torture sans mesure.
L’interrogatoire en 1953 des proches de Beria révélera leur férocité. Des individus
meurent sous les coups pendant les interrogatoires, parfois même dès le premier. Ainsi, en
novembre 1937, Beria arrête le représentant de la république de Géorgie près le
gouvernement de l’URSS, Vermichev. Kriman l’interroge si brutalement que, le
lendemain, il meurt dans sa cellule. En décembre 1936, une note arrivée à la direction du
NKVD de Géorgie a accusé l’ancien commissaire à la Sécurité sociale de Géorgie,
Vachakidzé, membre du parti bolchevique depuis 1908, d’avoir aidé des individus plus
tard reconnus comme trotskystes en leur fournissant des billets de chemin de fer – produit
il est vrai très déficitaire en URSS, comme d’ailleurs tous les produits. Le 15 juin 1937,
Khazan, l’un des enquêteurs – lui-même traité plus tard de trotskyste –, l’arrête sur ordre
de Beria. Il l’interroge et le prévenu meurt aussitôt après dans sa cellule. Les médecins
concluent, rituellement, à une crise cardiaque.
Une autre distraction consiste à frapper les condamnés avant leur exécution. Ainsi, le
jeune Amaiak Koboulov, sous le regard complaisant de son frère, et les Kriman, Khazan,
Savitski, Paramonov, Lazarev, après avoir vidé force verres de vodka, molestent les
condamnés à mort ligotés au poteau d’exécution à coups de crosse de revolver avant de
les faire fusiller. L’aîné des Koboulov semble trouver un vif plaisir à ce spectacle. Aucun
témoin ne signale la présence de Beria dans ce genre de divertissement.
C’est cela, l’homme nouveau stalinien, magnifié dans des sculptures qui ressemblent
étrangement aux sculptures nazies. Le 23 mai 1962, des survivants exposent les méthodes
de Kaganovitch – l’un des accusateurs de Beria en juillet 1953 : injures, gifles et coups de
poing, crachats au visage… C’est la démocratie stalinienne. Beria se contente le plus
souvent d’injures et de menaces.
Beria a nommé l’un de ses proches, Nadaraia, chef de la prison intérieure du NKVD de
Géorgie à Tbilissi. Ils vont régulièrement ensemble à la pêche, l’un des loisirs favoris des
bureaucrates. Nadaraia observe un rituel sauvage : il convoque un à un les condamnés à
mort dans son bureau, vérifie leur identité, puis ses assistants les rouent de coups ; parfois
le camion emporte un ou deux cadavres au poteau d’exécution. En 1939, Beria nomme ce
Nadaraia chef adjoint de sa garde personnelle, dont en 1953 il devient le chef.
Tout au long de l’année 1937, Beria fait déferler une vague de terreur sur la Géorgie. À
son procès de 1953, Roudenko lui présente une liste interminable de victimes, signée par
lui et accompagnée d’un commentaire laconique, mais éloquent : « travailler fortement »
ou « vigoureusement » (c’est-à-dire passer à tabac). Devant les treize tomes que
constituent cette liste, Beria bafouille deux excuses : « Je n’avoue pas que j’ai agi dans
des buts contre-révolutionnaires, mais je reconnais qu’il s’agissait de violations grossières
de la loi et que des innocents ont pu en être victimes, calomniés à la suite de méthodes
d’instruction illégales. » Puis il tente de se défausser piteusement sur ses complices :
« J’affirme que j’ai rédigé ces résolutions après des rapports de Goglidzé et de
Koboulov[134] », qui le chargeront à leur tour, au maximum. Parmi ses victimes figure
Sef, deuxième secrétaire du comité de Bakou, à qui le NKVD fait avouer qu’il a préparé
en août 1934 un attentat contre Beria et Baguirov.
Au procès, les enquêteurs interrogent Merkoulov sur les instructions données par Beria
aux cadres du NKVD de Géorgie, concernant mauvais traitements et tortures à infliger
aux victimes. « En ma présence, répond Merkoulov, Beria n’a jamais donné de telles
instructions » ; mais, « je savais en 1937 et 1938 que l’on battait les individus arrêtés à
Moscou et à Tbilissi. […] Beria ne pouvait pas ne pas [le] savoir[135] ». C’est le moins
que l’on puisse dire…
Le 4 juin 1937, la mère de Staline, Keke, meurt. Staline se fait représenter par Beria,
malgré la tradition qui exige en Géorgie que les enfants assistent aux funérailles de leurs
parents. Mais Staline est trop occupé à maintenir sa répression sanglante contre l’appareil
du Parti et des secteurs entiers de la population, et absorbé par le procès de chefs
militaires (Toukhatchevski, Iakir, Eideman, Kork, Putna, Primakov), jugés à huis clos le
11 juin 1937 et qu’il liquide en prétextant un complot imaginaire avec la Wehrmacht.
Le destin de Beria se joue peut-être au comité central des 24 et 25 juin, d’une durée
inhabituellement courte. Le 24 juin au matin, Staline ouvre la réunion – dont on n’a pas
retrouvé le procès-verbal – en proposant la liquidation de Boukharine, Rykov et autres
« droitiers », en demandant de nouveaux pouvoirs extraordinaires pour Iejov et en invitant
les membres du comité central à exprimer leurs soupçons contre d’autres membres.
Kaminski répond à cette invitation à la délation en accusant Beria d’avoir travaillé en
1918-1920, à Bakou, pour les services de renseignements des nationalistes
moussavatistes, contrôlés par les Britanniques. Il l’accuse aussi d’avoir abattu le premier
secrétaire du PC arménien, Khandjian, et fait empoisonner le président du comité exécutif
central des soviets d’Abkhazie, Lakoba, pour le compte de Staline. Kaminski en fait trop.
Il est immédiatement exclu du comité central et du Parti comme « indigne de confiance »,
arrêté quinze jours plus tard… et fusillé discrètement.
Pourtant, Kaganovitch écrit à Staline le 27 septembre 1937 : « Kaminski n’était pas seul
quand il a prononcé ses calomnies au plénum[136] » où Beria avait donc d’autres
ennemis. Le 8 juillet 1953, Beria évoqua l’accusation portée alors contre lui par Kaminski
et, dit-il, « déclarée sans fondement. Cette question a été à nouveau soulevée en 1938 au
comité central du Parti, mais l’accusation n’a pas été confirmée[137] ».
Interrogé le 25 octobre 1953 sur cette question récurrente, Baguirov répondra : « Beria
ne m’avait rien dit sur le fait qu’il avait servi dans les services du contre-espionnage du
gouvernement moussavatiste. Il m’avait raconté qu’il avait prétendument rempli des
tâches de renseignement sur mandat de l’organisation bolchevique clandestine, mais il ne
m’avait rien dit sur le caractère de ces tâches[138]. »
Le soir du 24 ou le matin du 25 juin 1937, Pavlounovski, membre suppléant du comité
central, rédige à l’intention de Staline une lettre destinée à répondre aux accusations de
Kaminski et peut-être inspirée par Beria lui-même.
Pavlounovski y écrit qu’avant son départ pour Tiflis en 1926, le président du Guépéou,
Dzerjinski, l’a convoqué et informé en détail que Beria avait travaillé dans le service de
contre-espionnage moussavatiste. « Cette circonstance ne devait pas me troubler ni me
prévenir contre Beria, car il avait travaillé au su des responsables de Transcaucasie. »
Dzerjinski ajoute que Sergo Ordjonikidzé le savait aussi. Deux mois après son arrivée,
Pavlounovski va voir Ordjonikidzé et l’informe de ce que Dzerjinski lui a communiqué.
Ordjonikidzé lui confirme qu’il est au courant, ainsi que Kirov, Mikoyan et Nazaretian,
que Beria était en mission du Parti, donc Pavlounovski « doit se comporter vis-à-vis de lui
en toute confiance ». D’ailleurs, insiste Pavlounovski, « pendant mes deux années de
travail en Transcaucasie, Ordjonikidzé m’a plusieurs fois dit qu’il appréciait hautement
Beria, qu’il était en plein développement et deviendrait un cadre de haute volée, ce que
lui-même avait fait savoir à Staline […] Sergo appréciait hautement Beria et le
soutenait ». Pavlounovski n’a pas encore vidé la coupe de la flatterie. Deux ans plus tôt,
insiste-t-il, Ordjonikidzé lui a déclaré : « Sais-tu que les déviationnistes de droite et autres
racailles s’efforcent d’utiliser dans leur lutte contre Beria le fait qu’il avait travaillé dans
le contre-espionnage moussavatiste, mais cela ne donnera rien. » Il le rassure : Staline est
au courant, c’est lui-même qui l’a prévenu[139] ! Mikoyan corrigera, plus tard : « Sergo
[Ordjonikidzé] n’a jamais cru en Beria, il le jugeait “louche”[140]. »
Le malheureux Pavlounovski a un double handicap : il a fait partie des commissions
d’enquête envoyées par Ordjonikidzé sur les sites où le NKVD s’enorgueillit d’avoir
découvert de grandioses actes de sabotage, mais il a signé des conclusions qui en
démentent l’importance, sinon la réalité ; ensuite il ignore que son patron défunt, ledit
Ordjonikidzé, n’est plus en odeur de sainteté auprès de Staline et que sa caution ne vaut
plus rien. Problème supplémentaire : les trois témoins de moralité avancés par
Pavlounovski, tous morts, ne peuvent confirmer les propos qu’il leur prête. Pavlounovski
est mal payé de ses efforts ; quelques heures après avoir remis sa lettre à Staline… il est
exclu du comité central et du Parti comme traître et agent trotskyste, fusillé le 30 octobre
1937. Son témoignage en faveur de Beria pourrait se retourner en sens inverse si Staline a
besoin de faire pression sur Beria : celui-ci, ayant voté l’exclusion de Pavlounovski
comme traître trotskyste, savait donc qu’il en était un !
Beria, revenu en Géorgie, continue l’épuration engagée depuis le début de l’année. Le
9 juillet 1937, la Cour suprême condamne à mort Boudou Mdivani, Mikhaïl Okoudjava,
Philippe Makharadzé et quatre autres vieux dirigeants du PC géorgien.
Il s’acharne sur l’ancien secrétaire du comité de Transcaucasie, Mamoulia
Orakhelachvili. Le 10 septembre 1937, Orakhelachvili est soumis à un interrogatoire
vigoureux ; dès le 19, Beria transmet à Staline le procès-verbal des dépositions arrachées
à ce dernier, contraint de charger Ordjonikidzé. On reconnaît là la consigne de Staline,
scrupuleusement exécutée par Beria. Orakhelachvili décrit le rôle de Sergo Ordjonikidzé
dans sa mythique « organisation contre-révolutionnaire », rôle qui se réduit à une
« attitude protectrice et conciliante à l’égard des porteurs d’opinions antiparti et contre-
révolutionnaires » sans autre précision. Ses amis se réunissaient chez lui ou, les jours de
congé, dans sa datcha et « en l’attendant, menaient des conversations ouvertement contre-
révolutionnaires, qui ne cessaient absolument pas à son arrivée ». Enfin, ajoute
Orakhelachvili, « dans les faits Ordjonikidzé inspirait notre combat contre-révolutionnaire
contre la direction du parti de Géorgie et personnellement contre le secrétaire du comité
central du PC de Géorgie, Lavrenti Beria […] Non seulement il encourageait nos attaques
contre-révolutionnaires contre Staline et contre […] Beria, mais il donnait le ton à nos
conversations contre-révolutionnaires » – toujours aussi imprécises – et, avec trois
complices, « menait le combat le plus actif contre […] Lavrenti Beria en répandant sur lui
des inventions notoirement calomniatrices et révoltantes[141], dont il ne cite aucune. Si
l’on enlève de ces « aveux » les formules rituelles (« contre-révolutionnaires »,
« calomniateurs », « conspirateurs »), dont les enquêteurs enrichissent systématiquement
les déclarations qu’ils extorquent, il reste quelques conversations où on critiquait la
politique de Staline et l’activité de Beria, voire son passé douteux. Transformer des
conversations de cuisine, parfois arrosées, en complots contre-révolutionnaires et en
préparatifs d’attentats contre les dirigeants bien-aimés du peuple est un des mécanismes
policiers du stalinisme. Lorsque, le 2 novembre 1953, Roudenko soumettra le procès-
verbal du 10 septembre à Beria, ce dernier reconnaîtra l’avoir envoyé à Staline, mais
prétendra : « Je n’ai jamais rassemblé de documents calomniateurs contre Sergo
Ordjonikidzé[142]. »
Le directeur de l’opéra de Tbilissi, Evgueni Mikeladzé, époux de la belle Ketevan
Orakhelachvili – elle-même sœur de Mamoulia – est torturé et abattu par Beria lui-même
en cette année 1937[143].
Le 30 octobre 1937, le NKVD arrête Ernst Bedia, principal auteur du célèbre livre de
Beria sur l’histoire du parti bolchevique au Caucase, et à ce moment-là rédacteur en chef
de la revue théorique du PC géorgien, Kommunist. Il lui fait avouer qu’il était au courant
d’un attentat prévu contre Beria, mais n’en avait rien dit. L’adjoint de Beria, Savitski,
expliquera lui aussi en 1953 que les enquêteurs du NKVD avaient consigne de faire
avouer aux détenus qu’ils préparaient un attentat contre Beria.
En août 1937, Beria a fait revenir d’exil Pavel Ordjonikidzé. Il charge Goglidzé de
l’interroger. Goglidzé lui fait avouer qu’il a appartenu au groupe terroriste qui a
assassiné… Kirov. La Géorgie est pourtant loin de Leningrad. Le 9 novembre, Goglidzé
boucle le dossier de Pavel, accusé de terrorisme, d’agitation contre-révolutionnaire et
d’appartenance à un groupe de conspirateurs contre-révolutionnaires. Il préside la troïka
(organisme de juridiction expéditive composé de représentants du NKVD, du parquet et
du Parti) qui, le 13 novembre, condamne à mort l’aîné des Ordjonikidzé – dont le nom est
ainsi entaché –, fusillé le jour même.
Puis Beria fait arrêter la femme de Pavel, Nina. Le mandat d’arrêt est signé de son
adjoint direct Koboulov. Le 29 mars 1938, une troïka la condamne à dix ans de camp,
puis on la ramène du goulag et, le 14 juin 1938, la troïka la condamne à mort ; elle est
aussitôt fusillée. En novembre 1953, Koboulov, interrogé par Roudenko, apportera des
précisions : « Nina Ordjonikidzé a été accusée d’avoir manifesté son mécontentement de
l’arrestation de son mari » et, « comme dans toutes les affaires similaires, elle a été aussi
accusée d’avoir exprimé des intentions terroristes à l’égard de Beria[144] ». Puisque
manifester son désaccord avec l’arrestation de son conjoint ne suffisait pas à envoyer à la
mort, on ajoutait donc mécaniquement la volonté de commettre un attentat contre un haut
dignitaire. Staline voulait liquider le couple. C’est Beria qui en assume la responsabilité
pour exonérer le secrétaire général de cette manipulation.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la Transcaucasie, une fois encore sous la protection
de Beria, Mir Djafar Baguirov se déchaîne. Chargé d’exécuter le plan de fourniture de
laine brute, il le réalise en organisant la rafle de tous les oreillers, couettes et matelas du
territoire. Les mécontents sont aussitôt accusés d’agitation antisoviétique. Baguirov
rassemble autour de lui une brochette de rustres ignares et avides, dont le goût pour les
biens matériels semble perpétuellement inassouvi. Ainsi à la tête du Guépéou
d’Azerbaïdjan, il nomme pour lui succéder – avec l’accord de Beria – un certain
Iouvernali Soumbatov, demi-illettré incapable de rédiger son propre curriculum vitae,
mais d’une brutalité inouïe. Son passe-temps favori était d’assommer les détenus. Un
autre dignitaire du Guépéou azéri, Atakichiev, est un musulman pratiquant.
Quel a été le bilan de l’activité de Beria pendant cette année 1937 ? D’après Simon
Montefiore, « Beria, véritable tchékiste professionnel, remplit scrupuleusement son quota
initial de 268 950 arrestations et 75 950 exécutions. Ce quota fut ensuite relevé[145] ». La
population de la Géorgie s’élevait en 1937 à 3 320 300 habitants. Beria aurait fait arrêter
pendant la seule année 1937 près de 9 % des habitants de la République. Le bilan total de
la Grande Terreur, pour 1937 et 1938, s’élève à environ 1 500 000 arrestations, dont une
moitié de condamnations à mort. Beria aurait donc arrêté, à lui seul et dans sa petite
Géorgie, plus de 15 % et fait fusiller plus de 10 % de l’ensemble des victimes de toute
l’URSS. C’est évidemment faux.
La réalité est suffisamment noire pour ne pas la noircir davantage. Dans une lettre à
Staline du 30 novembre 1937, Beria donne lui-même les chiffres des mois précédents :
12 000 arrestations, et, comme « 5 000 d’entre elles s’entassent dans les prisons […] à
cause des lenteurs de la procédure », pourtant expéditive, il propose, « pour désengorger
les lieux de détention », d’« appliquer la première catégorie [c’est-à-dire la mort] à tous
les contre-révolutionnaires coupables d’actes de terrorisme, espionnage ou
diversion[146] ». Son quota de contre-révolutionnaires exécutés en sera agréablement
augmenté. Son bras droit, Bogdan Koboulov, préside en 1937 et 1938 la troïka de Géorgie
chargée des répressions accélérées qui, pendant cette période, examine le cas de
1 756 accusés. Il en fait fusiller 1 233 et condamner 514 à de lourdes peines de prison ;
seules 9 victimes ont échappé à l’un et l’autre sort, soit 0,7 %. Environ 10 % des membres
du parti communiste géorgien sont éliminés.
L’historien russe Khlevniouk, s’opposant à l’idée longtemps répandue et exagérée que
la terreur déchaînée en 1937 a surtout frappé les communistes, écrit : « En 1937, sur
937 000 personnes arrêtées il n’y avait que 55 000 membres du Parti, soit 6 %[147]. »
Mais Khlevniouk oublie un détail : parmi ces 937 000 figure une partie non négligeable
du million et quelque de communistes exclus depuis 1929, au rythme de 15 à 18 % par an,
et qui ne sont plus recensés comme tels. Or leur exclusion pour sympathie réelle ou
inventée avec l’opposition en fait des cibles privilégiées de Staline, Iejov et Beria.
L’épuration sanglante à laquelle Beria participe largement dégage la voie aux couches
montantes d’une nouvelle aristocratie plébéienne, dont elle assure la domination sociale.
L’ancien premier ministre de Boris Eltsine, Egor Gaïdar, évoque la « nomenklatura », qui
« accéda aux premiers rôles en 1937 », et dont le premier souci est, selon lui, de réaliser
non une « accumulation primitive » du capital mais « sa consommation primitive
maximale »[148]. L’écrivain soviétique David Samoïlov précise : à la veille de
l’épuration massive, « l’appareil du Parti comptait encore beaucoup de responsables
propulsés à leur poste par la révolution, déjà fortement corrompus et dégénérés, mais qui
se souvenaient de l’époque où le Parti était divisé par des luttes et des discussions
fractionnelles. […] L’année 1937 était indispensable pour que la bureaucratie du Parti
s’installât définitivement aux commandes[149] ».
La promotion des Iejov, Beria, Jdanov, Malenkov Khrouchtchev et leurs semblables
passe par la liquidation de ces survivants de la révolution de 1917, mal formés à
l’obéissance mécanique et au culte du chef qu’ils avaient eux-mêmes promu et qui, si
bureaucratisés soient-ils, ont souvent gardé quelques relents et habitudes de l’ivresse
révolutionnaire vécue dans leur jeunesse, avant que le Parti ne soit transformé en simple
machine à applaudir le chef génial.
Au nom de la nouvelle génération, le journaliste Mikhaïl Koltsov célèbre en
février 1938 – avant d’être lui-même liquidé, puisqu’il appartient à la vieille
génération ! – l’ascension de millions de « modestes petits rouages » promus à « un
travail encore et toujours plus grand, encore et toujours plus important[150] ». Au plus
fort du massacre qui décime le commandement de l’armée, le commissaire à la défense
Vorochilov déclare à une réunion de lieutenants : « Chacun d’entre vous est un maréchal
en puissance[151] », puisque les maréchaux et la grande majorité des généraux alors en
place sont envoyés à l’abattoir. Les représentants de la dernière couche des promus, sans
biographie politique, ni attache dangereuse, qui ont commencé leur activité de membre du
Parti en applaudissant frénétiquement Staline, ont effectué en quelques mois une
ascension parfois foudroyante, qui les a menés d’un poste de technicien de base, de petit
fonctionnaire ou de contremaître à un poste de secrétaire de comité de district ou de
région, ou de président de comité exécutif du soviet ; ils occupent les appartements
construits ou aménagés pour l’élite du Parti et de l’État, se voient attribuer une datcha
d’État et une voiture avec chauffeur, ont accès à des maisons de repos confortables et à
des magasins privés leur offrant une alimentation, des vêtements, des biens inaccessibles
à plus de 90 % de la population. Divine surprise. Leur fulgurante ascension n’exige ni
ancienneté ni compétence particulière. Il leur suffit de savoir rabâcher inlassablement
quelques refrains staliniens simplistes ponctués à intervalles réguliers de la formule sacrée
de « marxisme-léninisme ». C’est à cette plèbe en attente d’une promotion que Staline a
lancé son appel, au plénum du comité central de février-mars 1937, par-dessus la tête de
ses membres qui n’ont pas saisi ce qui les attendait. Les destinataires de l’appel, eux, en
ont vite compris le sens et ont participé avec ardeur au massacre de leurs aînés et des
victimes populaires offertes à leur « vigilance » – maître mot du vocabulaire policier
stalinien.
L’un des représentants de cette jeune cohorte avide, le lieutenant du NKVD Pavel
Mechik – qui sera nommé à partir de 1945 responsable de la sécurité du projet atomique
dirigé par Beria, puis ministre de l’Intérieur d’Ukraine en mars 1953 avant d’être fusillé à
ses côtés le 23 décembre 1953 – explique la situation en termes simples au secrétaire
général des komsomols, Milchakov, arrêté et interrogé par ses soins : « Les gens comme
toi ont fait leur temps, même si tu n’es pas vieux. Vous vous accrochez aux vieux fétiches
de la démocratie des soviets et du Parti, à l’autocritique […] Vous n’avez pas compris que
la situation a changé. Il faut un régime nouveau, rénové, et avant tout un pouvoir fort,
dirigé par un “maître” puissant. L’époque de Staline est venue et avec elle celle de gens
nouveaux qui occupent toutes les positions dans l’appareil. À l’avant-garde, marche la
garde de Staline, les tchékistes. Nous, tchékistes, sommes un parti dans le Parti. Nous
allons nettoyer le Parti de toutes ces antiquités comme la prétendue “vieille garde”, et tous
les individus liés aux conceptions d’hier. Nous avons déjà viré environ un million de
membres du Parti. Les autres seront rééduqués. Ils nous suivront, ils suivront Staline
comme des agneaux. Ils occuperont vos places dans tous les appareils[152]. »
Mechik, à l’époque simple lieutenant, n’a pas inventé cette explication cynique ; il
répète ce que Iejov a exposé à ses cadres pendant les réunions préparatoires aux
opérations de purge, ce que Iejov lui-même a compris de ses entretiens quotidiens avec
Staline tout au long de 1937 et 1938. Le succès de cette entreprise suppose à la fois la
corruption accélérée et la purge de l’appareil policier lui-même. Les membres du NKVD
sont à l’avant-garde de cette course aux sommets. Mais nul n’échappe au contrôle, pas
même les membres du bureau politique, dont cinq seront liquidés au cours de cette
tempête. Merkoulov, rapportant à Beria une conversation avec Khrouchtchev et le général
Timochenko, écrit : « Je leur ai dit qu’il y avait dans le NKVD beaucoup de salopards, de
contre-révolutionnaires, d’individus ayant peu le sens du Parti, que nous, les organes du
NKVD, nous avons épurés et épurons ; nous en avons interné et fusillé beaucoup[153]. »
Le régime est paranoïaque, et Staline illustre cette paranoïa sociale et politique collective.
Les « recrues de 1937 » fraîchement promues au pouvoir et ses privilèges, se sentant
entièrement redevables envers Staline, éprouvent à son égard un sentiment sincère, teinté
de servilité et d’obséquiosité. Ils chantent de bonne foi les louanges de Staline qui leur a
ouvert une carrière inespérée. Pour eux le socialisme c’est cela, le marxisme-léninisme
c’est cette aventure réussie. Tout le reste n’est que trotskysme et fascisme… C’est ce
qu’expriment rétrospectivement les interrogatoires de 1953. Les mesures prises alors par
Beria heurteront sur plusieurs points les intérêts de cette couche sociale habituée à son
omnipotence bureaucratique et, dès lors, elle applaudira à sa chute.
Les carnets de l’académicien Vernadski contiennent des jugements peu flatteurs sur les
« recrues » de la fin des années 30. Ainsi, le 26 avril 1941, il note : « Il n’y a que des
voleurs dans le Parti et ils ne pensent qu’au moyen de gagner plus » ; le 17 mai : « Les
escrocs et les voleurs se faufilent dans le Parti. » Vernadski attribue cette corruption
croissante au « dépeuplement » dû aux répressions massives qui ont frappé les meilleurs
militants[154]. La Géorgie et l’Azerbaïdjan sont les républiques les plus marquées par la
corruption. Elles le resteront jusqu’à la chute de l’URSS.
À Bakou, Baguirov se distingue tout particulièrement. Molotov reçoit, pendant les trois
premiers mois de 1938, 699 plaintes contre l’arbitraire en Azerbaïdjan, dont 129
concernant des arrestations et des déportations, et 80 des licenciements[155]. Mais,
solidarité bureaucratique oblige, Molotov retourne les plaintes à Baguirov lui-même, qui
y remédiera en frappant les plaignants. Il peut d’autant mieux se le permettre que l’étoile
de son protecteur Beria ne cesse de monter au firmament bureaucratique. Le procédé se
répétera avec une ampleur beaucoup plus grande en 1948, dans les mêmes conditions :
l’impunité du baron régional et de sa cour.
Dès la fin de 1937, le bruit d’une promotion de Beria à Moscou circule en Géorgie. En
atteste une lettre de Merkoulov à Beria, datée par erreur du 21 novembre 1938 (alors
qu’elle est évidemment de 1937 puisqu’en novembre 1938 Merkoulov sera depuis trois
mois déjà au côté de Beria à Moscou) : « Des bruits circulent ici évoquant ton départ
prochain de Tiflis. […] Je te le demande instamment : ne m’oublie pas ! Si tu as
effectivement décidé de quitter la Transcaucasie, je te prie avec insistance de me prendre
avec toi là où tu vas travailler. La ville et la fonction ne m’intéressent pas : je suis prêt à
travailler n’importe où […] Je mènerai à bien toute mission que tu me confieras. En tout
état de cause, jamais je ne te jouerai un mauvais tour ! » Et il signe « Toujours à
toi ! »[156]. Cette lettre figurera dans le dossier à charge contre Merkoulov après
l’arrestation de Beria. Malgré sa promesse, Merkoulov se parjurera et l’accablera.
À l’aube de l’année 1938, la situation des Républiques est partout similaire à celle que
découvre Khrouchtchev lorsqu’il arrive à la tête du PC ukrainien en janvier… et à celle
qu’il a laissée dans la région de Moscou : « Il n’y avait plus ni secrétaires régionaux du
Parti, ni présidents des comités régionaux des soviets ; […] toute la couche supérieure des
cadres du Parti à plusieurs échelons a été anéantie. On changea plusieurs fois les cadres,
systématiquement soumis aux arrestations et à l’extermination[157]. » Les quelques
dirigeants rescapés n’osent pas nommer un successeur au traître débusqué, de peur d’être
accusés d’avoir promu un possible ennemi du peuple.
Pour tenir en main ses proches et ses subordonnés, Staline s’emploie à les déstabiliser, à
les placer constamment dans l’incertitude. La résolution qu’il fait adopter par le comité
central à la mi-janvier 1938 a de quoi donner le tournis aux exécutants ; elle exige une
nouvelle épuration tout en dénonçant « l’ennemi habilement camouflé, [celui qui] fait
habituellement le plus de bruit, se hâte de “démasquer” autant de gens que possible, tout
cela pour cacher ses propres crimes et pour détourner l’attention de l’organisation du Parti
qui, elle, découvre les ennemis réels du peuple. Homme ignoble à double face, l’ennemi
camouflé fait de son mieux pour créer un climat de méfiance excessive […] les
organisations du Parti et leurs dirigeants le laissent souvent commander, lui assurent la
liberté de calomnier les communistes honnêtes […] Il est grand temps […] de démasquer
et d’exterminer l’ennemi camouflé infiltré dans nos rangs, qui tente de cacher son
hostilité derrière de faux appels à la vigilance[158] ». Beria a bien entendu voté cette
résolution. Depuis plus de dix ans les votes ne sont plus qu’une formalité : on vote pour,
quoi qu’on pense. Il se heurte néanmoins au même problème que les autres rescapés du
comité central : comment distinguer le faux dénonciateur qu’il faut accabler du
dénonciateur honnête qu’on doit encourager, repérer l’excès criminel des uns et la
passivité tout aussi criminelle des autres ? À chacun de se débrouiller. Staline ne donne
pas le mode d’emploi.
Iejov emploie la même tactique : envoyé par Staline en Ukraine le 17 février 1938 pour
y abattre 30 000 victimes supplémentaires, il terrorise les cadres du NKVD local qu’il
réunit pour les préparer au massacre. Il détient, dit-il, des documents compromettants sur
1 244 des 2 918 d’entre eux, c’est-à-dire sur presque la moitié. Nul ne sait s’il fait partie
ou non des 1 244, si bien que chacun s’acharnera à démontrer qu’il n’en est pas en se
déchaînant contre les « ennemis du peuple ».
Le 20 janvier 1938, Stanislas Redens est muté de la direction du NKVD de la province
de Moscou à celle du Kazakhstan ; cette disgrâce annonce sa liquidation prochaine.
Redens détestait Beria. Il dit un jour au responsable de la milice du Kazakhstan Mikhaïl
Chreider : « On a arrêté presque tous les secrétaires du comité central des Républiques
fédérées, des comités de territoire et de province, dont beaucoup étaient de bons
communistes, mais on ne touche pas à cette saloperie de Beria, comme on ne touche pas
aux larbins du genre Kaganovitch et Khrouchtchev[159]. »
En Géorgie, Beria ne cesse pas sa campagne contre les prétendus saboteurs, organisée
dans toute l’URSS pour camoufler les aléas catastrophiques de l’« édification du
socialisme ». Du 25 au 27 janvier 1938, se tient à Tbilissi le procès de sept responsables –
dont le directeur, et son adjoint – de l’Institut géorgien de l’élevage, accusés d’appartenir
à une organisation antisoviétique qui vise à renverser l’URSS, à séparer la Géorgie de
l’Union et qui, à cette fin, donne des instructions pour saboter l’élevage et les pâturages
en prétendant les améliorer, tout en parsemant des mêmes instructions les manuels
d’élevage qu’ils font publier. Cinq d’entre eux sont fusillés, deux condamnés à vingt ans
de camp.
Le 2 mars 1938, s’ouvre le troisième procès de Moscou contre Boukharine, Rykov,
Racovski et dix-huit autres accusés. Il en sort un tableau apocalyptique de la
« construction du socialisme » en URSS. On y apprend que de 1929 à 1935 une
génération d’enfants n’a pas mangé de beurre (sauf, bien sûr, les enfants des privilégiés
disposant des magasins spéciaux). Depuis, le beurre est souvent rempli de verre pilé par
les trotskystes, bien entendu. En 1936, Moscou a plusieurs fois manqué d’œufs. Les
élèves des écoles ont été privés de cahiers ; 30 000 chevaux de Biélorussie sont morts
d’anémie. Et ainsi de suite. Le coupable, ce n’est pas le chef Staline, c’est, du fond de sa
retraite, Trotsky, saboteur, traître et agent nazi, le mauvais génie de l’impossible
construction du socialisme dans un seul pays.
Iejov a promis la vie sauve à ceux qui avouent les crimes invraisemblables qu’on leur
attribue. Certains veulent croire à cette promesse, que bien sûr il ne tiendra pas. Selon
l’enquêteur Lerner, Iagoda, pourtant bien placé pour en connaître l’inanité, lui demande
souvent si on va le fusiller ou pas. La dernière déclaration de Boukharine sème deux
grains de sable dans la machinerie de ce procès, dont le scénario a pourtant été
soigneusement répété : « L’aveu des accusés, dit-il, est un principe juridique digne du
Moyen Âge » et il s’écrie, dans un hommage ambigu à Trotsky : « Il faut être Trotsky
pour ne pas désarmer[160]. »
Avant d’être condamné, Boukharine a pu dicter à sa jeune femme, Anna Larina, une
lettre testament qu’elle apprend par cœur et rendra publique cinquante ans plus tard. Il y
dénonce le NKVD, « cette machine infernale qui a acquis un gigantesque pouvoir qui
fonctionne dans la calomnie et le secret. C’est une organisation de bureaucrates
dégénérés, sans idéaux, pourris et grassement payés, qui utilisent l’ancienne autorité de la
Tcheka pour satisfaire chez Staline son goût morbide du soupçon ». Il accuse le Guide
d’avoir fait un « coup d’État[161] », à ses yeux seulement politique ; or ce coup d’État est
aussi social : l’instauration du pouvoir absolu de la caste bureaucratique parasitaire. Iejov
assiste à l’exécution de Boukharine et d’Iagoda, après les avoir contraints à assister à celle
des autres condamnés à mort.
V.

EN ROUTE VERS MOSCOU


Le 8 avril 1938, s’amorce un premier tournant, encore indiscernable, dans la carrière de
Beria. Ce jour-là, le bureau politique nomme Iejov commissaire du peuple aux Transports
fluviaux en remplacement de Nicolas Pakhomov, que Iejov lui-même vient de faire
fusiller. Il est censé remplir cette fonction en même temps que la direction du NKVD,
engagé jusqu’au cou dans la spirale des arrestations et des déportations. Sept mois plus
tard, dans une lettre à Staline, Iejov se plaindra que le temps consacré à régler les
problèmes de transport fluvial l’a empêché de faire convenablement son travail au
NKVD.
Mais pas de manifester une grande inventivité dans la fabrication des complots. Ainsi,
le 28 avril 1938, il informe Staline et Molotov qu’il a repéré et liquidé dans l’Altaï un
groupe de 329 comploteurs mencheviques, composé essentiellement d’enseignants qui
s’acharnaient à réduire au maximum la réussite scolaire de leurs élèves, et de personnels
hospitaliers qui tuaient les communistes et les stakhanovistes hospitalisés au lieu de les
soigner. Ils se préparaient ainsi à renverser le pouvoir soviétique, on ne sait trop comment
à partir de l’Altaï lointain, qui a même une frontière commune avec la Chine ! Parmi ces
traîtres, 210 ont été arrêtés, et le complot menchevique déjoué.
Les accusations les plus fantaisistes pleuvent sur les victimes de Iejov : Chreider, accusé
d’être l’agent des services polonais, allemand, français et japonais, prend le parti d’en
rajouter : il raconte à son enquêteur ravi qu’il est allé en Éthiopie en 1934, a couché avec
la fille du Négus, qui l’a recruté pour l’Intelligence Service. Il a donc travaillé pour cinq
services de renseignements concurrents. Mais le système a parfois des effets pervers,
même pour ses organisateurs. Chreider reçoit la visite d’Ivan Serov, adjoint de Beria, qui
l’invite à dénoncer le maximum de gens du NKVD : « Comprenez, je suis entouré
d’ennemis que je ne connais pas. Par vos aveux sincères vous m’aideriez. Vous rachèterez
ainsi en partie votre faute. » Exaspéré par ce cynisme tranquille, Chreider demande à
l’enquêteur de noter le nom du principal dirigeant de son groupe terroriste : Serov lui-
même. Celui-ci, estomaqué, blêmit et sort[162]. Les vice-commissaires antérieurs du
NKVD ont tous été traités d’espions trotskystes et de saboteurs. Pourquoi pas Serov ? En
retrouvant Serov dix-neuf ans plus tard au présidium d’une réunion du KGB, Chreider lui
rappellera cet épisode que Serov, alors président du KGB pour quelques semaines encore,
feindra d’avoir oublié.
En mai, sans doute sur ordre de Staline, Iejov théorise son activité de fabricant de
complots truqués. Il rédige un opuscule intitulé Du combat fractionnel à la contre-
révolution ouverte, dont Staline corrige la première partie. Iejov y affirme : l’opposition,
dans sa lutte, recourt désormais au terrorisme. Il faut donc la liquider physiquement.
Ce même mois se tient le congrès du PC de Géorgie. Staline y envoie le romancier
Alexandre Fadeiev, membre du comité central, pour qu’il lui rapporte ses impressions
personnelles. Fadeiev s’y rend avec l’écrivain Pavlenko. Les deux écrivains remarquent
un buste de Beria qui trône au centre de Tiflis et, chaque fois que Beria entre dans le
congrès, toute la salle se lève. Dans leur lettre à Staline, ils signalent ces faits qu’ils jugent
contraires aux traditions du parti bolchevique. Ils auront bientôt des échos de cette
information.
En attendant, les nuages s’accumulent sur la tête de Iejov : dans la nuit du 12 au 13 juin
1938, le chef du NKVD pour tout l’Extrême-Orient, Liouchkov, sentant venir sa fin
prochaine, emplit sa serviette de documents secrets, part officiellement en tournée
d’inspection et passe chez les Japonais du Mandchoukouo, qui l’accueillent à bras
ouverts. Le coup est brutal pour Iejov. Ironie de l’histoire, en août et octobre 1937,
Liouchkov avait, sur ordre de Moscou, organisé la déportation en Ouzbékistan et au
Kazakhstan de 180 000 Coréens soviétiques, accusés en bloc par Staline d’être des
espions japonais potentiels. Un an avant, Iejov, recevant la déposition d’un agent géorgien
du NKVD, Lordkipanidzé, qui accusait Liouchkov d’appartenir au prétendu « complot de
Iagoda », avait mis ce document sous le coude. En avril 1938, Lev Mironov, chef de la
3e division du GOUGB (Sécurité d’État), avait porté contre Liouchkov les mêmes
accusations. Iejov l’avait contraint à les retirer et avait dissimulé le rapport. Après la fuite
de Liouchkov, Iejov, démoralisé, confie à Daguine, chef de la 1re direction du goulag :
« Maintenant je suis foutu[163]. » À la mi-juillet 1938, le résident du NKVD en Espagne,
Alexandre Orlov, est convoqué à Anvers, où l’attend un navire destiné à le remmener à
Moscou. Il en profite pour fuir aux États-Unis. Iejov tient donc bien mal ses hommes et,
de plus, il cache le plus longtemps possible à Staline cette double défection.
Est-ce à ce moment que Staline perd confiance en Iejov et envisage son remplacement
par Beria ? En tout cas, Iejov entreprend de rassembler un dossier contre ce dernier. Le
1er juillet 1938, il demande au chef de la 4e section de la 1re direction du NKVD,
A. Jourbenko, que les responsables des Archives de la révolution lui remettent des
documents extraits du fonds du gouvernement menchevique en Géorgie. Beria y était
peut-être évoqué en tant qu’« agent du contre-espionnage » des mencheviques[164]. On
lui remet un ensemble de documents, dont certains furent restitués le 16 novembre 1938,
les autres après l’arrestation de Beria.
Staline convoque Beria à Moscou en juillet et l’associe aussitôt à l’activité nationale du
NKVD. Il l’invite un soir à dîner avec le cinéaste Tchiaoureli. Ex abrupto, il lui
demande : « Dis-moi, Lavrenti, il paraît que tu instaures ton culte, tu te fais bâtir des
statues ? » D’où Staline tient-il cela ? Staline répond : « C’est un sujet de discussion chez
les écrivains. » Beria comprend alors d’où vient le coup. Il dévide une série de
compliments dithyrambiques sur Alexandre Fadeiev, et obtient que Staline lui transmette
sa lettre. Plutôt que de s’attaquer personnellement à l’écrivain, que Staline apprécie
beaucoup, Beria préfère arrêter une de ses intimes, la belle Marianina, que Fadeiev, dans
ses souvenirs, qualifie de « tchékiste émérite ». Longtemps chargée de la culture au
NKVD, elle vient de le quitter. Beria la fait envoyer pour cinq ans au goulag. Pour la
défendre, Fadeiev écrit à deux reprises à Beria, qui lui conseille, par l’intermédiaire de
son secrétaire, de se mêler de ses affaires, et il laisse au goulag la tchékiste émérite.
Entre-temps, durant ce même mois de juillet 1938, les responsables de l’Union des
écrivains Fadeiev et Pavlenko établissent une liste d’auteurs qu’ils proposent pour une
décoration. Andreï Andreiev, secrétaire du comité central, étudie leurs propositions et,
dans une lettre à Staline, précise par deux fois que la liste a été vérifiée par Beria. Mais, à
l’en croire, le NKVD possède des documents « compromettants dans une mesure plus ou
moins grande » contre… trente et un écrivains, dont pourtant certains sont des soutiens
affichés du régime. Il propose d’abord de n’en rayer que cinq de la liste, tout en
mentionnant l’importance de documents compromettants pour neuf autres (dont Alexis
Tolstoï, Panferov, Constantin Fedine), même si « ces documents ne contiennent rien de
nouveau, d’inconnu du comité central ». La conclusion d’Andreiev, visée par Beria, est
assez surprenante : « En ce qui concerne les autres candidats aux décorations, compromis
à un degré ou à un autre par les documents du NKVD, je considère qu’ils peuvent être
décorés, vu leur place et leur activité dans la littérature soviétique[165]. » Fadeiev et
Pavlenko semblent pour le moins laxistes dans leur gestion de l’Union des écrivains.
Avant toute nomination officielle, Beria, adossé à Staline qui le pousse en avant, fait
arrêter le 29 juillet le deuxième mari d’Evguenia Iejova, Alexis Gldoune, à qui on fait
avouer qu’il a recruté Iejov « dans une organisation antisoviétique » par l’intermédiaire
d’Evguenia qui a épousé Iejov après son deuxième divorce ; Beria le fait fusiller comme
espion et trotskyste. Sentant le danger, Iejov décide de prendre les devants et de liquider
lui-même ses propres hommes par dizaines. Ce même 29 juillet, un groupe important de
condamnés sont fusillés dont plusieurs cadres du NKVD. Le 8 août il arrête Gorevy-
Gourvitch, chef du détachement spécial du contre-espionnage chargé de la protection du
Kremlin ; le 20 août, il présente à Staline une liste de 134 cadres du NKVD, en général
nommés par Iagoda, promis au peloton – dont Zakovski, l’homme qui se prétendait
capable de faire avouer à Karl Marx qu’il était un agent de Bismarck. La plupart sont
immédiatement abattus les 26 et 29 août. Pour manifester son zèle, le 22 août, Iejov fait
fusiller son ancien collaborateur dans l’appareil du comité central Lev Mariassin, arrêté
dès décembre 1936, abominablement torturé, y compris après la conclusion de
l’instruction, condamné à mort en septembre 1937, dont Iejov faisait traîner l’exécution
depuis près d’un an. Les historiens Petrov et Jansen notent : « Iejov comprenait qu’entre
les mains de Beria de tels détenus étaient dangereux, car ils pouvaient déposer contre
lui[166]. » Il faut donc faire le ménage parmi ceux qui en savent et peuvent en dire trop
sur lui.
Le 22 août 1938, Staline nomme officiellement Beria adjoint de Iejov. Selon
Merkoulov, « Beria fut mécontent de cette nomination […]. Il espérait bien être appelé à
Moscou, mais n’imaginait pas qu’il lui faudrait travailler au NKVD, de plus comme
suppléant de Iejov. Il ne s’exprimait pas ouvertement, mais par un certain nombre de
remarques le laissait comprendre[167] ». Khrouchtchev confirme ce mécontentement.
Comme il s’apprêtait, en présence de Staline et de Molotov, à le féliciter pour cette
promotion, Beria « l’envoya au diable ». À Khrouchtchev qui a insisté pour rester en
Ukraine, il déclare : « Pourquoi tu me félicites ? Toi-même, tu ne veux pas aller travailler
à Moscou[168]. » Cette phrase est peut-être destinée à Staline pour le convaincre qu’il n’a
aucune ambition nationale. Peut-être aussi Beria voit-il dans la direction du NKVD une
fonction à haut risque. Après la condamnation à mort d’Iagoda en mars 1938, le sort
réservé à Iejov en atteste. De plus, prendre en charge la répression, même pour la
moduler, ne peut que susciter la crispation des autres dignitaires qui se retrouvent sous sa
menace, et donc freiner son ascension. Beria sait que Staline se réserve le pouvoir de
décision et que la gestion de l’appareil répressif n’offre que peu d’autonomie et ne
garantit pas une position politique éminente. Mais qu’attend-il d’autre avec derrière lui sa
longue carrière de guépéoutiste ?
Le 22 août au soir, Iejov reçoit Beria dans son bureau. On ne sait pas ce qu’ils se disent.
Iejov confie à son adjoint Frinovski, vice-président du NKVD : « Beria a été nommé au
NKVD contre mon souhait. » On s’en serait douté. Frinovski répond qu’il est impossible
de travailler avec Beria : « Il faut tenir fermement les rênes. Ne pas broyer du noir et
s’accrocher fermement à l’appareil, pour qu’il n’oscille pas entre Beria et moi. Ne pas
admettre les hommes de Beria dans l’appareil[169]. » Et Frinovski rassemble un
maximum de documents jugés compromettants pour Beria, que Iejov transmet à Staline.
Dans sa lettre du 25 novembre 1938, Iejov écrit : « J’ai mal vécu la nomination de Beria.
J’y ai vu un signe de méfiance à mon égard, cependant je pensais que cela passerait. Je le
considérais sincèrement et je le considère toujours comme un cadre de valeur, et je
pensais qu’il pouvait occuper le poste de commissaire du peuple. Je pensais que sa
nomination était un préalable à mon limogeage[170]. »
Iejov tente une petite contre-offensive : il pense à nommer Redens second vice-
commissaire du NKVD. Redens, pressentant qu’il n’est plus dans les petits papiers de
Staline, refuse : c’est trop tard, dit-il. Iejov envisage alors de rétablir une direction
collective du NKVD, comme celle qui existait à la tête de la Tcheka. L’idée capote.
Le 23 août, Beria repart en Géorgie régler quelques dossiers urgents, participer au
plénum du comité central du PC géorgien, qui se tient le 31 août à Tiflis, et choisir son
successeur à la tête du Parti. Il sélectionne plusieurs collaborateurs (Merkoulov,
Dekanozov, Koboulov…) qu’il fait venir à Moscou dans les semaines suivantes pour les
installer aux postes clés du NKVD. De retour à Moscou le 4 septembre, il prend les
choses en main et passe tout l’après-midi avec Iejov à préparer la transmission effective
des pouvoirs.
Alors que Iejov est toujours le chef en titre du NKVD, Beria publie sous son nom un
arrêté sur « L’augmentation du salaire des collaborateurs des directions tchékistes
opérationnelles et des sections de l’appareil administratif du NKVD de l’URSS », qui
triple quasiment leur revenu. Le commissaire aux Affaires intérieures et son adjoint, le
chef du NKVD dans les quatorze Républiques fédérées touchent 3 500 roubles par mois ;
les chefs de département et leurs adjoints 3 200 roubles ; les chefs de section et de
secrétariat 2 600-2 800 roubles. Nombre de dirigeants du NKVD sont de plus, comme
Ouspenski, députés au Soviet suprême de l’URSS et perçoivent pour cette nomination
honorifique une mensualité de 600 roubles. Un député sur six est membre du NKVD.
La comparaison avec les salaires fixés depuis le bureau politique du 27 juin 1936 pour
les cadres dirigeants du Parti souligne l’ampleur des avantages du NKVD. Un secrétaire
du comité central du Parti dans les quatorze Républiques ainsi qu’un secrétaire provincial
de Moscou et Leningrad perçoit 1 100 roubles par mois ; un secrétaire du comité central
des komsomols 900 ; un secrétaire des comités de ville de Moscou, Leningrad et Kiev
900, et les cadres des échelons inférieurs encore moins. À niveau de responsabilité
identique ou voisin, le cadre du NKVD touche deux voire trois fois plus que celui du
Parti. Cette situation, qui durera avec des variations minimes jusqu’à la chute de Beria en
juin 1953, alimente la rancœur des cadres du Parti vis-à-vis du NKVD. À l’époque, le
salaire moyen d’un ouvrier qualifié est de 250 roubles ; les ouvriers spécialisés et les
ouvriers non qualifiés touchent de 120 à 150 roubles. Un cadre supérieur du NKVD reçoit
donc de 20 à 25 fois plus (voire 30 fois pour les élus au Soviet suprême) que ces derniers.
Sergo Beria prétend : « Quand mon père fut promu en juillet 1938, le pays menaçait
d’exploser […] des régions entières étaient proches du soulèvement […] à l’intérieur tout
se désintégrait[171]. » Certes il exagère, mais, sous les flonflons de la propagande, reprise
par les partis communistes et les intellectuels dits « progressistes » du monde entier, le
mécontentement populaire est bien réel, causé d’abord par les graves problèmes de
ravitaillement. Rentré en URSS après quatre ans de mission à l’étranger, l’académicien
Vernadski note dans son journal intime, soigneusement caché, ses observations. Le
14 février 1938 : « Il n’y a rien en vente, ni aliments, ni objets […]. Pour acheter du
beurre dans un magasin diététique, il faut une ordonnance du médecin. » Le 26 février :
« Le mécontentement et la perplexité sont sérieux. » Le 24 mars : « Le mécontentement
s’accumule et on en entend les manifestations malgré la peur. Avant cela n’existait pas. Je
constate un profond changement dans la psychologie des gens. » Le 25 avril 1938 :
« Moscou manque de ravitaillement. Rupture de livraison de beurre, de poisson, de gruau.
La qualité du pain noir se dégrade. Le hareng a disparu […]. Tout le monde parle de plus
en plus de la maladie ou du sabotage des dirigeants du NKVD »[172], rendus
responsables de la pénurie et de la disette. Le NKVD traque le moindre groupe qui se
constitue ici ou là.
La répression répond à la grogne. En décembre 1938, un certain Tchernoussov dénonce,
dans une lettre au comité central signée de son nom, les arrestations massives d’innocents
qui touchent quasiment chaque foyer : « Alors que chez nous les salaires sont
extrêmement bas, et que les produits de première nécessité manquent, personne n’est
certain de ne pas se retrouver demain en prison. Est-il difficile de deviner quel est l’état
d’esprit des masses[173] ? » Un habitant de Leningrad, que les nécessités du service
amènent à sillonner le pays, décrit dans une lettre « les spectacles terribles auxquels [il a]
assisté dans les gares de grandes et petites villes. Des milliers de familles s’installaient et,
dans certains endroits, s’installent encore près des gares et dans les gares elles-mêmes,
des femmes, des enfants, des vieillards, des malades. Ce sont tous des gens chassés de
diverses villes parce que des membres de leur famille ont été jugés, condamnés et purgent
leurs peines ». Persuadé à tort que le comité central ignore les faits, il dénonce la brutalité
de certaines directions du NKVD qui donnent vingt-quatre heures aux familles pour
quitter les villes, contraintes de vendre en hâte leurs maigres biens pour quelques kopecks
et qui s’enfuient où elles peuvent[174].
Le mécontentement prend surtout une forme passive (retard ou absences au travail,
grève « à l’italienne » consistant à se tenir à son poste sans rien faire ou en feignant
seulement de travailler), les paysans étant les champions dans ce domaine. Le
gouvernement réagit en promulguant, le 28 décembre 1938, un décret sur la discipline au
travail, qui instaure un régime sévère de sanctions pour retards injustifiés et absentéisme.
Un second décret daté du même jour crée un nouveau livret de travail destiné à enregistrer
les sanctions prises contre les « fautes » des ouvriers. Ce sont les premières d’une série de
lois répressives. Une semaine plus tard, un autre décret assimile à un délit tout retard de
plus de vingt minutes, cas très fréquent dans un pays aux transports collectifs lamentables,
à l’exception du métro de Moscou.
Beria se voit attribuer un bureau au Kremlin, où vivent les dignitaires du régime. Il n’a
aucune envie d’y habiter. Selon le traducteur de Molotov, Valentin Berejkov, il utilise la
peur qui ronge Staline et ses adjoints pour s’installer en ville dans un splendide hôtel
particulier d’une vingtaine de pièces, à l’angle de la rue Katchalov et du Sadovoie
Koltso : en cas de soulèvement, de tentative de diversion, d’insurrection il vaut mieux,
selon lui, que le chef de la Sécurité d’État se trouve à l’extérieur pour organiser la défense
des dirigeants. Puis il s’installe avec sa femme et son fils dans la villa libérée près de
Moscou par Stanislas Kossior, ancien premier secrétaire du PC ukrainien et membre du
bureau politique, arrêté en toute discrétion et fusillé quelques semaines plus tôt. Il se fait
ensuite construire une splendide villa au milieu d’un jardin exotique en Abkhazie. Pour
lui, comme pour la douzaine de hauts dirigeants soviétiques grimpés sur les cadavres de
leurs propres camarades, le communisme, c’est-à-dire le règne de l’abondance, est arrivé.
En cette année 1939, ils proclament d’ailleurs son avènement prochain pour toute la
population soviétique.
Beria entreprend aussitôt une réorganisation de l’appareil du NKVD, adoptée par le
bureau politique le 13 septembre par un décret intitulé « Sur le changement de structure
du NKVD de l’URSS ». Il écarte de la direction du NKVD le bras droit de Iejov,
Frinovski, nommé commissaire à la Flotte de guerre. Le 23 septembre, il fait encore
adopter un décret « Sur la structure du NKVD de l’URSS ». Le 24, il arrête l’ancien
adjoint de Iejov, Boris Berman, chef de la 3e direction du NKVD ; le 29 septembre, il est
nommé chef de la direction principale de la Sécurité d’État (le GOUGB) du NKVD, ce
qui lui donne la haute main sur les interrogatoires des suspects d’atteinte à ladite sécurité.
Il nomme ensuite Bogdan Koboulov chef de la section d’enquête du NKVD.
Iejov, qui appréhende sa disgrâce, se soûle de plus en plus, mélangeant la drogue à la
vodka. Il arrive souvent au siège du NKVD vers 3 ou 4 heures de l’après-midi, dans un
état second. Mais il tente de résister. Il transmet à Staline un dossier compromettant sur
Beria. Le 7 octobre, Beria convoque Merkoulov dans son bureau : « On soulève de
nouveau la question de mon activité dans le contre-espionnage des Moussavats et je dois
rédiger une explication à ce sujet pour Staline[175]. » Il demande donc à Merkoulov de
lui apporter les dossiers sur son activité à Bakou, qu’il l’avait envoyé chercher quelques
années plus tôt et que Merkoulov avait rangés dans son coffre. Merkoulov élabore un
projet dans lequel il recopie intégralement les documents de Bakou, les commente et
conclut que Beria n’a jamais travaillé dans lesdits services de renseignements. Beria relit,
rectifie quelques points de détail, recopie le tout intégralement de sa main, range le
brouillon et le texte définitif dans la chemise qui comporte les documents et se précipite à
Kountsevo chez Staline.
Le lendemain 8 octobre, le bureau politique nomme une commission chargée de
préparer un projet de décret sur les arrestations, le contrôle du parquet et l’organisation de
l’instruction. La commission, composée de Iejov qui la préside, Beria, le procureur des
procès de Moscou Vychinski, le président de la Cour suprême Botchkov et Malenkov,
l’homme de main de Staline pour la gestion des cadres, doit préparer le désaveu au moins
formel des pratiques qui fleurissent sous la coupe de Iejov. La commission, censée rendre
ses conclusions dans un délai de dix jours, les livre plus de cinq semaines plus tard, délai
que Beria utilise pour épurer l’entourage de Iejov avant son limogeage.
Alors même qu’il n’est encore officiellement que vice-président du NKVD, Beria
déclenche à l’intérieur une chasse aux « ennemis du peuple » et aux « conspirateurs ». Il
élimine ainsi les hommes mis en place par Iejov, pourtant toujours officiellement chef du
NKVD, qui assiste impuissant à l’opération.
Le 20 octobre au soir, Beria, Koboulov, Merkoulov, accompagnés de Iejov, viennent
eux-mêmes arrêter les dix-neuf responsables de la garde du Kremlin, accusés de complot,
jugés et condamnés à mort : un premier groupe le 22 février, un second le 2 mars 1939.
Dans la nuit du 22 au 23 octobre il fait arrêter Semion Joukovski, ancien vice-président
du NKVD, assistant direct de Iejov, accusé de trotskysme pour avoir voté en faveur de
Trotsky en 1923. Le mandat d’arrêt est signé de Beria.
Dans la même nuit, le chef de la commandanture du Kremlin, Rogov – dont Beria a déjà
arrêté l’adjoint Tikhomirov, commandant de l’immeuble du gouvernement –, se sentant
cerné, se suicide. Staline voit là une forme supérieure de trahison et déclenche une
nouvelle vague d’arrestations. Redens, rappelé à Moscou l’avant-veille, tombe à son tour.
Vassili Staline, attribue son arrestation à une initiative personnelle de Beria. Il prétend en
effet avoir assisté à une conversation entre son père et Beria, soutenu par Malenkov, tout
juste nommé secrétaire du comité central et chef de la direction des cadres. À Beria disant
qu’il veut arrêter Redens, Staline, d’après lui, rétorque qu’il refuse de voir en Redens un
ennemi, et réclame l’aval de la direction des cadres, donc de Malenkov. Mais ni
Malenkov ni Beria ne peuvent réclamer l’arrestation d’un membre de la famille de
Staline, sinon sur suggestion ou ordre de ce dernier – d’ailleurs de plus en plus méfiant à
l’égard d’une famille qui en sait trop sur lui. Mais surtout Redens a le grand tort d’être
très lié à Iejov qui, au comité central de février-mars 1937, l’a couvert d’éloges. Staline,
en représailles, l’a relégué au Kazakhstan en janvier 1938, bien avant que Beria n’accède
à la direction du NKVD.
Le 28 octobre, Iejov et Beria adressent ensemble à Staline un faux fabriqué par leurs
services contre Trotsky. Ils y affirment que l’ancien président du soviet de Pétersbourg,
Khroustalev-Nossar, dans un ouvrage intitulé « Le passé proche », a qualifié Trotsky
d’agent de l’Okhrana en poste depuis 1902. Ils ajoutent qu’en 1919 Trotsky a fait fusiller
Khroustalev-Nossar afin « de se débarrasser d’un témoin de sa collaboration avec
l’Okhrana ». Ils complètent ce mauvais roman-feuilleton en prétendant avoir découvert à
Gorki (anciennement Nijni-Novgorod) un document énumérant une liste d’agents de
l’Okhrana, dont Trotsky, Khroustalev-Nossar et Anatoli Lounatcharski (ancien
commissaire du peuple à l’Instruction publique, mort – heureusement pour lui – en 1933).
Un post-scriptum affirme que, selon l’attaché militaire russe aux États-Unis et les services
de renseignements britanniques en 1917, « Trotsky dirige en Amérique la propagande
socialiste en faveur de la paix, payée par les Allemands et des individus qui leur sont
proches[176] ».
Les deux hommes manquent de perspicacité (à moins que Beria n’ait tendu un piège à
Iejov). Les trois procès de Moscou avaient dénoncé en Trotsky et les trotskystes « un
détachement d’avant-garde des fascistes, agissant sur les indications directes des services
d’espionnage étrangers […], qui ne reculent devant rien, ni devant le sabotage ni devant
les actes de diversion, ni devant l’espionnage, ni devant l’activité terroriste, ni devant la
trahison de la patrie[177] ». Non seulement le fantôme de l’Okhrana n’avait dès lors plus
aucun intérêt, mais présenter Trotsky comme un agent de l’Okhrana tsariste, c’était lui
donner un vernis quasiment patriotique. Staline n’utilisa donc pas ce « document » qui
finit aux archives.
Le lendemain, 29 octobre, la femme de Iejov, Evguenia, qui sent le danger se
rapprocher d’elle, est hospitalisée pour « état asthéno-dépressif ».
Début novembre, sur mandat de Staline, Beria fait arrêter la femme du chef de l’État
Michel Kalinine, Ekaterina Kalinina. Comme celle-ci s’obstine à ne rien avouer, on la
transfère mi-décembre à la prison de Lefortovo, où Beria en personne vient l’interroger,
flanqué d’un enquêteur féminin. Il la traite d’espionne, de vieille provocatrice et lui
demande pour quel gouvernement étranger elle travaille ; comme elle refuse de répondre,
Beria ordonne à son adjointe de la frapper. La policière lui lance un coup de poing ; Beria
corrige : « Frappez sur la tête[178]. » La tortionnaire frappe sur la tête. Kalinina perd un
instant connaissance. Beria lui donne un verre d’eau. Finalement la femme de Kalinine
reconnaît avoir critiqué la collectivisation avec Abel Enoukidzé, qui vivait près de chez
eux au Kremlin, déjà fusillé. L’enquêteur cherche à lui extorquer des déclarations contre
son époux. Elle refuse. Elle est condamnée à quinze ans de camp, mais sera libérée en
1945 – après avoir signé un document où elle reconnaît ses torts – pour assister à l’agonie
de son mari malade d’un cancer, que les médecins du Kremlin soignent à grand renfort de
lavements alors qu’il est à l’article de la mort.
Le 5 novembre, Beria fait arrêter Israel Daguine, chef de la 1re section du NKVD chargé
de la protection des dirigeants du Parti et du gouvernement. Iejov, sans doute, joue là un
rôle. Depuis que sa disgrâce se précise, Iejov se soûle chaque jour ; ivre mort, il se fait
conduire à la prison de Lefortovo pour cogner sur des détenus. Dans son délire
alcoolique, il raconte à qui veut l’entendre qu’il prépare un coup de force pour le
7 novembre, jour anniversaire de la révolution, et qu’il va arrêter les dirigeants du Parti
avant les festivités. Peut-être Beria feint-il de prêter foi à de telles divagations pour
justifier l’arrestation de Daguine.
En tout cas, elles contribueront à l’extermination de Iejov. Selon l’adjoint de Beria
Pavel Soudoplatov : « Agissant à l’instigation de Beria, deux chefs des sections du
NKVD de Iaroslavl et du Kazakhstan avaient écrit à Staline, en octobre 1938, pour
prétendre que Iejov leur avait laissé prévoir l’arrestation imminente de membres du
gouvernement soviétique à la veille des fêtes de la révolution, au mois de novembre.
L’idée en revenait à Beria désireux d’éliminer Iejov[179]. » Soudoplatov confond sans
doute cette introuvable, parce que imaginaire, lettre mensongère avec celle de Jouravlev
mentionnée ci-dessous. Quant aux divagations menaçantes de Iejov, elles sont attestées.
Le défilé traditionnel du 7 novembre sur la place Rouge illustre le remplacement
imminent de Iejov par Beria. Au début de la parade, Iejov s’installe derrière Mikoyan, à
gauche de Staline, mais s’efface bientôt devant Beria, qui porte la casquette bleu clair
avec le bandeau de sa promotion récente au grade de commissaire de la Sécurité d’État, et
qui ne tarde pas à parader au premier rang. Les correspondants occidentaux, qui
jusqu’alors s’interrogeaient sur les raisons du transfert de Beria de Tbilissi à Moscou,
devinent qu’il va remplacer Iejov à la tête du NKVD.
Après les festivités, Beria reprend l’épuration au sommet du NKVD. Le 9 novembre
1938, il fait arrêter Evdokimov, l’un des adjoints les plus proches de Iejov, celui-là même
qui avait en 1928 aidé Staline à fabriquer le procès truqué de Chakhty ; le 10, tombe à son
tour Jacob Serebrianski, chef du groupe spécial de la direction de la Sécurité d’État du
NKVD, le GOUGB, que Beria sortira du trou en mars 1953, geste qui lui sera ensuite
vivement reproché. Entre le 13 et le 20 novembre, il épingle l’ancien commandant du
mausolée de Lénine, le Letton Ian Ianson, accusé de préparer un attentat au mausolée – on
se demande contre qui. Il arrête ensuite les adjoints directs du commandant du Kremlin,
puis le chef de la section financière, le chef adjoint de la section spéciale, l’adjoint du
commandant du Kremlin à l’économie, les chefs de toutes les sections du NKVD, sauf
une.
Le 11 novembre, le chef du NKVD de la province d’Ivanovo, Jouravlev, rencontre
Beria à Moscou. Jouravlev dénonce la conduite, à ses yeux douteuse, de Iejov. Il l’accuse
de couvrir le comportement suspect du chef du NKVD de Leningrad Litvine, un de ses
proches. Jouravlev ne peut dénoncer son supérieur hiérarchique, encore officiellement
tout-puissant, qu’en réponse à une consigne expresse de Staline transmise par Beria. Beria
invite Jouravlev à coucher ses accusations par écrit et convoque à Moscou Litvine, qui
téléphone aussitôt à Iejov, dont le ton le renseigne sur le sort qui l’attend ; le soir, il se
suicide. Beria le remplace à la tête du NKVD de Leningrad par son homme de main,
Goglidzé.
Le lendemain Staline reçoit la lettre accusatrice de Jouravlev. Il est furieux de voir
Litvine lui échapper. Pour lui, le coupable est Iejov, dont les affaires se compliquent
encore le surlendemain : le 14 novembre, en effet, le chef du NKVD d’Ukraine
Ouspenski, convoqué à Moscou et alerté par Iejov, s’enfuit. Il a laissé sur la table de son
bureau un billet affirmant qu’il allait se jeter dans le Dniepr et invitant, par défi, à
chercher son corps dans les eaux du fleuve ; Staline ne goûte pas la plaisanterie. Il adresse
à Beria un billet comminatoire : « Il faut charger les tchékistes de la tâche d’attraper
Ouspenski à tout prix. L’honneur des tchékistes est entaché et souillé ; ils sont incapables
de rattraper cette fripouille, qui, au vu de tous, a filé dans la clandestinité et se moque de
nous. Impossible de tolérer cela[180]. »
Après la fuite en juin, cinq mois plus tôt, du chef du NKVD de l’Extrême-Orient
Liouchkov, qui s’était livré aux Japonais, puis le suicide de Litvine, l’évasion
d’Ouspenski ridiculise Staline. Au téléphone il affirme à Khrouchtchev que Iejov a écouté
leur conversation téléphonique et prévenu son subordonné. Beria téléphone à
Khrouchtchev : « Fais tout pour qu’il ne parte pas à l’étranger ! » lui dit-il[181].
Ouspenski pourrait en effet passer en Pologne, où il serait très bien accueilli. Il faut
retrouver le fuyard. Khrouchtchev fait sonder le Dniepr. Il n’y trouve que le cadavre d’un
cochon… Ouspenski ne sera arrêté près de Tcheliabinsk qu’en avril 1939, cinq mois après
sa fuite. Lors de son interrogatoire il tentera en vain de se raccrocher à Khrouchtchev, en
soulignant son amitié avec lui et les liens de leurs familles. Il est fusillé avec sa femme,
jugée complice de sa fuite. Les Japonais, eux, rendront aimablement Liouchkov à Staline
en 1945, après leur reddition…
Beria poursuit sa réorganisation du NKVD. Le 14 novembre, il promulgue un décret
« Sur le recensement, la vérification et la confirmation des membres du NKVD » ; le
1er décembre, un décret « Sur les modalités de confirmation des arrestations ». Le même
jour, il arrête L. Kogan, ancien chef de la section politique secrète du GOUGB du NKVD,
accusé de trotskysme et fusillé le 7 mars 1939.
Du 19 au 22 novembre 1938, se réunit le comité central des komsomols. Molotov,
Malenkov, Jdanov et Iejov organisent le massacre des dirigeants, pourtant tous fidèles de
Staline à qui ils doivent leur promotion : 77 des 93 membres titulaires et suppléants sont
arrêtés et 48 d’entre eux, dont le secrétaire général Kossarev, fusillés.
En juin 1957, Vladimir Chelepine, alors chef du KGB, affirmera devant le comité
central que Beria a monté l’affaire avec Malenkov et Molotov. Pourquoi ? « Seulement
parce que Kossarev, alors qu’il se reposait dans le Sud, a mal parlé de Beria en présence
de Baguirov. » Chelepine n’est pas sérieux. Certes, selon la fille de Kossarev, un jour de
1936 son père revenant du Kremlin à sa datcha avec Baguirov, qu’il a invité à dîner,
prononce au début du repas un toast imprudent : « Je bois en l’honneur d’une véritable
direction bolchevique en Transcaucasie, qui n’existe pas aujourd’hui. » Peut-être voulait-
il faire plaisir à Baguirov, qui se hâte de répéter la chose à Beria, en suggérant qu’il
devrait assumer ce rôle. Deux mois plus tard, Beria rencontrant Kossarev lui demande :
« Sacha, qu’est-ce que tu as contre moi ? Est-ce que je suis vraiment un mauvais
dirigeant[182] ? » Mais Staline n’a pas envoyé son commando de choc anéantir les quatre
cinquièmes du comité central des komsomols en faisant fusiller les trois quarts d’entre
eux pour un propos un peu venimeux de leur secrétaire général contre Beria, qui n’est
même pas impliqué dans l’affaire.
La commission Iejov-Beria, formée depuis cinq semaines, rend enfin ses conclusions et,
sur leur base, le 17 novembre, le bureau politique confirme un décret commun du
gouvernement et du comité central, « Sur les arrestations, la surveillance exercée par le
procureur et la conduite de l’enquête ». La liquidation de Iejov se rapproche. Certes le
décret salue l’épuration menée au cours des années écoulées, mais dénonce de « très
graves insuffisances et déformations dans l’activité du NKVD et du parquet, qui ont
permis aux ennemis du peuple et aux espions infiltrés dans le NKVD [sic !] de
désorganiser les enquêtes, de fabriquer des faux, de falsifier les documents […]
d’organiser des arrestations massives injustifiées, tout en protégeant en même temps leurs
complices[183] » ; bref, sous la direction de Iejov, le travail du NKVD a été saboté. Il
n’est pas encore nommément mis en cause, mais il ne saurait tarder à être dénoncé
comme le saboteur en chef. C’est une question de semaines.
Le 19 novembre, le bureau politique discute de la lettre de Jouravlev reprochant à Iejov
d’être resté sourd aux avertissements qu’il lui avait adressés sur la conduite douteuse du
chef du NKVD de Leningrad, Litvine.
Présent à la séance, Iejov précise : « Au cours de la discussion sur la note de Jouravlev,
d’autres insuffisances tout à fait insupportables ont été découvertes dans le travail
opérationnel des organes du NKVD. » Le plus impardonnable : « Dans de nombreux cas,
ce sont des comploteurs du NKVD non encore démasqués qui ont mené l’enquête sur les
individus arrêtés les plus importants et qui ont donc réussi […] à étouffer l’affaire dès le
début et, le plus grave, à dissimuler leurs complices dans le complot organisé par les
cadres de la Tcheka[184]. » Iejov a donc laissé la direction du NKVD aux mains de
comploteurs antisoviétiques dont il va bientôt devenir le patron. On reconnaît dans cette
construction paranoïaque la main et le style de Staline.
Le 21 novembre la femme de Iejov, Evguenia, meurt à l’hôpital, à l’âge de 34 ans, après
avoir quelques jours plus tôt adressé à Staline une véritable lettre d’amour. Selon
l’autopsie elle est morte d’empoisonnement. Elle s’est sans doute suicidée en utilisant un
produit que Iejov lui-même lui aurait fourni pour lui éviter une arrestation imminente et la
torture.
Le 23 novembre, Staline convoque Iejov dans son bureau, à 21 h 30, avec Molotov et
Vorochilov. Iejov en sort à 1 heure du matin. Pendant ces quatre heures Staline a élaboré
avec Iejov la lettre que ce dernier lui adresse officiellement aussitôt après, et qui
synthétise les reproches du bureau politique du 19. Iejov dresse une liste incomplète de
« traîtres » qu’il a laissés (demain il devra dire installés) à la tête de la plupart des services
du NKVD. Récapitulant pour finir ses cinq erreurs gravissimes, il en déduit qu’il n’est pas
à la hauteur de ses responsabilités et demande humblement à Staline – qui le lui a soufflé
et lui répond positivement deux jours plus tard – de le décharger de ses fonctions à la tête
du NKVD. Le 25 novembre, un décret du Soviet suprême nomme Beria pour le
remplacer, mais la décision ne sera annoncée publiquement que par six lignes discrètes en
bas de la dernière page de la Pravda, le 8 décembre.
Beria nomme aux postes essentiels l’équipe qu’il avait constituée autour de lui en
Géorgie : Merkoulov est vice-commissaire du NKVD, chef du GOUGB, Bogdan
Koboulov chef de la 2e direction et de la section d’enquête, puis plus tard chef de la
principale direction économique du NKVD, Salomon Milstein chef de la direction
principale du transport, Stepan Mamoulov chef du secrétariat du NKVD, Charia chef du
bureau spécial près le commissaire du peuple, Dekanozov chef des 3e et 5e sections du
GOUGB ; en décembre, il nomme Sergueï Goglidzé chef du NKVD de la province de
Leningrad, Lavrenti Tsanava à la tête du NKVD de Biélorussie, Amaiak Koboulov, frère
cadet de Bogdan, vice-commissaire du NKVD d’Ukraine. En même temps il poursuit
l’épuration du NKVD ; le 29 novembre, il arrête Jourbenko, que Iejov avait envoyé
chercher dans les archives des documents compromettants sur Beria.
Dès le 26, Beria publie un ordre transformant en décret le texte du 17 novembre sur les
arrestations et l’organisation de l’instruction. Il met ainsi fin à l’épuration massive lancée
le 2 juillet 1937. Mais les cadres régionaux du NKVD ne saisissent pas tous les finesses
de cette nouvelle régulation de la répression. Le chef du NKVD de Crimée, Iakouchev-
Babkine, fait donc fusiller 770 individus dans les seules journées des 28 et 29 novembre.
Pour montrer son zèle, il en a même abattu 553 de sa main. Beria fait arrêter ce
stakhanoviste de l’exécution le mois suivant, mais son acharnement meurtrier lui est vite
pardonné. Condamné à vingt ans de goulag, le 20 juin 1939, il est amnistié par décret du
Soviet suprême le 9 octobre 1941, réintégré dans les troupes spéciales du NKVD, affecté
au mouvement des partisans, puis, après la guerre, à la commission de révision du
ministère des Forces armées. Il mourra paisiblement dans son lit en mars 1986 sous
Gorbatchev, à l’âge de 83 ans. Entre-temps, en 1960, Khrouchtchev l’aura seulement fait
exclure du PCUS…
Avant même l’annonce dans la Pravda de son remplacement, les rumeurs courent sur la
disgrâce de Iejov ; le 2 décembre, l’un des cadres administratifs du NKVD, Jbankov, dans
un état d’extrême agitation, annonce à son ami le professeur Soloviev l’arrestation, pour
lui incroyable, de Iejov : « Un secrétaire du comité central, président de la commission
centrale de contrôle du NKVD, soudain lui-même arrêté ! » Jbankov raconte à son ami
Soloviev un roman-feuilleton : « Il ne s’était pas entendu sur un point avec le secrétaire
géorgien du comité central, Beria, qui a empêché un plénipotentiaire du NKVD d’arrêter
quelqu’un à Tiflis. En fureur, Iejov s’est déplacé pour arrêter le plénipotentiaire et Beria,
lui-même devenu suspect. Mais à Tiflis Beria l’attendait, il le mit en état d’arrestation et
l’envoya à Moscou à Staline, ainsi que des documents compromettants pour lui. Et
maintenant Beria est nommé à la tête du NKVD à la place de Iejov. » Jbankov n’en sait
pas plus et Soloviev se demande s’il doit croire ou non à cette nouvelle « proprement
stupéfiante[185] ». La rumeur anticipe sur la réalité de quelques mois.
En même temps, Beria a fait commencer les interrogatoires de tous ces dirigeants du
NKVD, plus habitués à extorquer de faux aveux qu’à résister aux moyens qu’ils
employaient ou faisaient eux-mêmes employer pour les obtenir. La moisson est riche.
Joukovski craque au bout de quatre jours. Pour faire plaisir à Staline, Beria lui fait avouer
que le beau-frère du secrétaire général, Aliocha Svanidzé, fusillé en 1937, était le chef de
leur groupe trotskyste de Moscou. Ainsi la perspicacité et l’intuition du chef génial se
trouvaient confirmées ! Mais il ne fait sur ce point qu’exécuter les ordres de Staline. Roy
Medvedev souligne à juste titre : « Svetlana Allilouieva a essayé […] de reporter la
responsabilité de la persécution des familles Svanidzé et Allilouiev sur les intrigues de
Beria, elle prétend que Staline subissait son influence, mais c’est un mensonge
délibéré[186]. »
Beria ne fait pas un gros effort d’invention : les dirigeants arrêtés sont accusés d’être
des comploteurs et des terroristes préparant un attentat contre les chefs du Kremlin, dont
ils assuraient la protection ; rien n’aurait été plus facile pour eux que d’en abattre l’un ou
l’autre.
Le 25 novembre 1938, le secrétaire de l’Internationale communiste, Gueorgui Dimitrov,
évoque une séance de « travail » chez Beria avec Vychinski et Merkoulov. Un
responsable du Komintern est décrété « agent de plusieurs services de renseignements » ;
un autre qualifié d’« agent allemand » ; un troisième d’« espion polonais ». Dimitrov ne
signale aucun début de preuve. Il ajoute une « Nouvelle instruction sur ordre de Staline,
mettre au point une instruction sur les arrestations[187] ». Beria envoie donc des
communistes étrangers réfugiés en URSS au goulag ou au poteau pour remplir sa quote-
part de la liquidation massive décrétée par Staline.
Cinq jours après sa nomination officielle, le 13 décembre 1938, le NKVD arrête
Mikhaïl Koltsov, correspondant de la Pravda en Espagne pendant la guerre civile, à la
suite de son rapport enflammé sur la constitution stalinienne devant les membres de
l’Union des écrivains. Le mandat d’arrêt est signé de Beria et Vychinski. Mais c’est
Staline qui en a décidé ainsi après une dénonciation calomnieuse que lui a adressée André
Marty, dirigeant communiste français, envoyé en Espagne un temps diriger les Brigades
internationales. Dans sa lettre, Marty reproche à Koltsov deux faits, qu’il invitait Staline à
« considérer comme frôlant le crime » : il lui reproche d’être « entré en contact avec
l’organisation locale trotskyste, le POUM » ; ensuite il affirme que la compagne de
Koltsov, Maria Osten, est un agent secret des services de renseignements allemands et
que « nombre d’échecs dans la résistance armée sont le produit de son activité
d’espionnage[188] »… inventée par Marty.
VI.

LE RÉGULATEUR DE LA RÉPRESSION ET DU GOULAG


Le remplacement de Iejov par Beria suscite de vastes espérances. Un certain Mark
Laskine note dans son journal : « L’apparition de ce personnage pur et idéal – c’est
l’image que nous donnait Beria – nous réjouit », puisque dès lors « tous les innocents
allaient maintenant être libérés pour ne laisser en prison que les vrais espions et
ennemis »[189]. Les révisions d’arrestations et les libérations effectuées sous Beria
convainquirent un certain nombre de gens, dont l’écrivain Constantin Simonov, que ceux
qui restaient en prison étaient donc sûrement coupables. L’ancien adjoint de Iejov lui-
même, Joukovski, voit dans l’élimination de son chef un espoir et revient sur ses aveux.
Staline a effectivement nommé Beria pour réguler et modérer, voire corriger, la
répression. Dans cette vaste mission, Beria est d’abord amené à s’occuper d’une affaire
étrange, à la fois dangereuse et pittoresque : l’affaire Sadaliouk.
Au début de 1938, ce directeur d’école avait, dans une lettre à Khrouchtchev et au
président de la République Korotchenko, affirmé sa foi dans les idéaux du communisme,
sa compétence dans les moteurs d’automobile et exprimé son désir d’obtenir une voiture.
Curieusement, les responsables du parti de Kiev répondent à sa demande et, début mai, il
reçoit une automobile ; celle-ci éveille les appétits des cadres locaux du NKVD qui
arrêtent Sadaliouk, le 10 juillet 1938, l’accusent d’appartenir à « une organisation de
jeunesse militaro-fasciste trotskyste contre-révolutionnaire », dans laquelle ils incluent
d’autres instituteurs, et lui confisquent son véhicule.
À cette accusation, qui ne manque d’aucun adjectif adéquat et pétrifie le directeur
d’école, l’enquêteur du NKVD ajoute une invitation brutale : « Ce n’est pas tout. Assieds-
toi, gueule de fasciste, et écris que Korotchenko et Khrouchtchev t’ont donné une voiture
avec laquelle tu iras en Moldavie y recruter pour ton organisation. » Sadaliouk refuse.
Iejov tombe à ce moment-là en disgrâce, le directeur d’école est libéré. Il réclame sa
voiture. Le NKVD lui rend une épave. Sadaliouk tente en vain de la remettre en état et,
furieux, adresse à la fin de novembre 1938 une plainte à Staline, Molotov, Iejov,
Khrouchtchev, Korotchenko et au commissaire à l’Intérieur ukrainien. La plainte ne
saurait tomber au meilleur moment. Pourtant Sadaliouk n’y va pas de main morte :
dénonçant le NKVD local, il exige qu’on lui rembourse sa voiture afin de lui donner les
moyens d’en acheter une neuve ! Le bureau politique lui-même examine la plainte dès sa
réception ; le 1er décembre, il décide de fournir à Sadaliouk une voiture neuve et confie à
Beria le soin de suivre l’affaire et d’ouvrir une enquête sur l’enquêteur et « ses
inspirateurs ». Il décide enfin, si les dires de Sadaliouk sont confirmés – ce dont il ne
doute pas puisqu’il lui a déjà accordé la voiture – d’organiser un procès public, de fusiller
les coupables et de publier le verdict dans la presse nationale et locale. Selon l’historien
russe Khlevniouk, Staline et Molotov ont imposé cette décision[190]. On peut douter que
les mésaventures de l’instituteur moldave et de son véhicule les aient réellement émus.
Sadaliouk n’est qu’un prétexte pour corriger le mécanisme de la répression et le faire
savoir.
Trois semaines plus tard, le 22 décembre, Beria informe Staline que l’enquête confirme
les déclarations de Sadaliouk. Il accuse l’ancien commissaire à l’Intérieur de Moldavie
d’avoir fabriqué l’affaire et propose d’organiser à Kiev un procès public de l’homme –
qui se suicide aussitôt – et d’un groupe de ses collaborateurs. La proposition est
transformée en décision du bureau politique le jour même. Le procès débouche sur la
condamnation à mort de tous les cadres du NKVD jugés.
Beria s’attache à réguler le fonctionnement du NKVD en le soumettant au décret du
17 novembre 1938. Le 27 décembre, dans un décret spécial, il interdit aux responsables
du NKVD de recruter des agents et des informateurs parmi les cadres du Parti et de l’État,
à tous les niveaux ; il ordonne d’interrompre tous contacts avec les agents recrutés
jusqu’ici parmi eux et de détruire leurs dossiers, le tout dans les dix jours. En jouant des
rivalités et des jalousies entre cadres du Parti, le NKVD peut obtenir les dénonciations les
plus invraisemblables contre ceux qu’il vise, cela afin de démontrer sa vigilance. La
décision de Beria, en privant le NKVD de ce levier, cherche à rassurer la nouvelle
génération de jeunes bureaucrates arrivés aux postes dirigeants sur les cadavres de leurs
prédécesseurs et désireux de ne pas subir le même sort.
Entre-temps, Beria a été invité à jouer le rôle de justicier dans une plainte du secrétaire
du comité régional d’Orel, Boïtsov. Celui-ci, par une lettre à Staline du 4 décembre 1938,
a demandé que l’on vérifie une affaire qui ne repose que sur les aveux des six accusés
sans aucun élément matériel. Staline lui répond aussitôt que des informations similaires
émanent de plusieurs endroits différents, ainsi que des « plaintes reprochant à l’ancien
commissaire du peuple Iejov, en règle générale, de ne pas réagir à de telles
informations ». Staline, confirmant le rôle de bouc émissaire qu’il fait jouer à Iejov,
ajoute, avant d’informer Boïtsov, que le NKVD va examiner rapidement la sienne[191] :
« Ces plaintes sont l’une des causes de la révocation de Iejov. »
Le 9 janvier 1939, toujours en uniforme de justicier, Beria informe Staline qu’il fait
libérer la chanteuse Sophie Galemba condamnée à cinq ans de prison, mais dont le dossier
ne contient ni charges ni aveux, et suspendre l’arrestation prévue de deux académiciens.
Le 31 janvier, il signe un décret annonçant l’arrestation et le renvoi devant le tribunal
révolutionnaire de 13 membres de la section du transport ferroviaire et routier du NKVD
de la ligne Moscou-Kiev, pour arrestations injustifiées de cheminots et « méthodes
incorrectes de conduite de l’enquête », euphémisme habituel qui désigne les coups et les
tortures.
Le 1er février, Andreiev, Beria et Malenkov remettent à Staline leurs conclusions sur
l’état dans lequel Iejov a laissé le NKVD au moment de sa démission. La conclusion est
sans appel : « Les ennemis du peuple, qui se sont infiltrés dans les organes du NKVD, ont
délibérément défiguré la politique punitive du pouvoir soviétique en organisant des
arrestations massives sans fondement d’individus innocents et en dissimulant en même
temps les véritables ennemis du peuple. » Leur vision policière n’est pas différente de
celle de Iejov : tout est complot et louches manigances d’agents ennemis. Ainsi, selon
eux, même la section du NKVD chargée de la protection des hauts dirigeants a été dirigée
successivement par les ennemis du peuple Kourski, puis Daguine ! Pire encore : « Tout le
réseau d’information et de renseignements à l’étranger était l’agent des services
étrangers. » Enfin, Iejov a dissimulé au comité central des documents compromettants sur
« des cadres dirigeants du NKVD, depuis lors démasqués et arrêtés comme
comploteurs[192] », sans que ces comploteurs installés aux postes clés n’aient jamais,
selon le système des complots démasqués sous Staline, tenté de passer à l’acte.
Le 14 février 1939, le bureau politique autorise le retour en URSS de trois cents
personnes envoyées par le Komintern en Espagne et à cette époque regroupées en France.
Il précise : « confier aux camarades Beria et Litvinov le soin de résoudre tous les
problèmes liés à leur retour[193] », c’est-à-dire d’abord soumettre à un contrôle politique
ou plutôt policier ces gens qui, bien qu’ayant contribué à son étranglement, peuvent avoir
été infectés par les miasmes de la révolution espagnole. C’est évidemment Beria qui est
chargé de ce contrôle. Litvinov n’est là que pour en dissimuler la nature.
La volonté de légaliser la répression prend parfois des formes étonnantes. Le 10 février
1939, Beria demande à Vychinski de signer un document avalisant l’arrestation de Vlas
Tchoubar, membre du bureau politique et vice-président du conseil, et de Pavel
Postychev, membre suppléant du bureau politique et ancien premier secrétaire du PC
ukrainien. Or le premier a été arrêté le 4 juillet 1938 et le second, après avoir été dénoncé
par Staline au comité central de février-mars 1938, le 21 février 1938, soit un an plus tôt.
Le journaliste Arkadi Vaksberg relie cette demande apparemment dénuée de sens à un
incident surprenant : un agent du NKVD, Piotr Tzerpento, avait signalé dans un rapport à
Beria du 29 avril 1938 que les dépositions attribuées à Postychev avaient été entièrement
rédigées par lui-même, sur ordre du chef instructeur, « sans la participation de
Postychev » juste réduit à signer ! Peut-être ce Tzerpento avait-il voulu fournir à Beria,
dont l’étoile montait au firmament, une arme contre Iejov. Il a agi trop tôt. Il est arrêté le
9 juillet 1938, qualifié d’espion trotskyste et soumis à un interrogatoire au cours duquel il
confirme, sans céder, que tous les procès-verbaux des interrogatoires de Postychev étaient
falsifiés[194]. Les enquêteurs de Postychev, dit-il, l’ont roué de coups, lui ont brisé les
jambes et cassé les dents de devant. La validation de leur arrestation par Vychinski sert à
boucler leur affaire. Le 26 février 1939, en effet, Tchoubar et Postychev, ce dernier
incapable de se déplacer et traîné sur un brancard, sont condamnés à mort par le collège
militaire de la Cour suprême et fusillés le soir même. La décision n’est pas rendue
publique : deux membres de la direction politique suprême du parti au pouvoir
disparaissent incognito.
Auparavant, le 3 février, la direction du NKVD de la province de Moscou a annoncé
l’arrestation et le jugement prochain du lieutenant de la Sécurité d’État Sakhartchouk,
accusé d’avoir employé des méthodes incorrectes d’enquête, établi des procès-verbaux
truqués, frappé des accusés pour les leur faire signer. Le 5 février Beria vise un décret
d’arrestation et de renvoi devant les tribunaux d’un groupe de cadres du NKVD de la
flotte de la Baltique, accusés d’avoir procédé à des arrestations massives injustifiées et
utilisé eux aussi des méthodes falsifiées.
Beria entend mener à son terme l’épuration des hommes de Iejov dans le NKVD. En
février 1939, il sanctionne des listes de 413 cadres – du NKVD, du Parti, des instances de
l’État, des komsomols – à fusiller. Parmi eux, des proches de Iejov : M. Berman, ancien
chef du goulag, son frère B. Berman, ancien chef du NKVD de Biélorussie, Zakovski,
ancien chef du NKVD de Leningrad, plus les suppléants et les principaux collaborateurs
de Iejov (Agranov, Berman, Belski, Joukovski). Sont aussi exécutés les anciens chefs des
1re, 2e, 4e, 5e, 6e et 7e sections de la 1re direction du NKVD. Seul échappe à la liquidation le
chef de la 3e section. Selon l’historien russe Nikita Petrov, sous Beria beaucoup plus de
cadres du NKVD furent jugés que sous Iejov, même ceux qui avaient été arrêtés par ce
dernier. « Mais, ajoute-t-il, durant les premiers mois de son activité à la Loubianka, Beria
ne s’est pas montré très empressé pour les faire passer en jugement, dans l’espoir
d’obtenir d’eux des dépositions contre Iejov et ses proches. Ainsi s’explique l’absence de
condamnations entre octobre 1938 et janvier 1939. » Il estime à 1 364 personnes « la
somme totale de collaborateurs des services de sécurité arrêtés du temps de Beria à partir
de la fin 1938 et pendant l’année 1939 », et conclut : « La modification des effectifs du
NKVD avant et après la “grande terreur” est si importante qu’il n’est pas exagéré de
parler de véritable révolution[195]. »
Beria épure les échelons inférieurs avec beaucoup plus de modération ; en tout, en 1939,
7 372 cadres opérationnels du NKVD (soit un peu moins d’un quart de l’effectif) sont
limogés et seulement 937 d’entre eux (soit moins de 4 % de l’effectif total) arrêtés, dont
695 cadres dirigeants de l’appareil central. Plus des deux tiers des limogés le sont pour
abus de pouvoir, malversations diverses (sans aucun doute tout à fait réelles car
universelles, mais tout aussi probablement utilisées comme prétexte pour les renvoyer)
et… activité contre-révolutionnaire. Pour les remplacer Beria avait fait voter par le bureau
politique, dès le 5 avril 1939, le recrutement supplémentaire de 5 189 agents du NKVD.
Une fois la place libérée, les nouveaux dirigeants du NKVD connaissent une ère de
stabilité. Le nouveau commandant du Kremlin nommé par Beria en décembre 1938,
Nikolaï Spiridonov, reste en fonctions jusqu’en septembre 1953, date à laquelle ce
protégé de Beria est limogé par Khrouchtchev et mis à la retraite anticipée en novembre
de la même année, à l’âge de 51 ans.
Les inventeurs de complots et d’agents étrangers voient parfois leurs propres inventions
se retourner contre eux. C’est ce qui menace fugitivement Beria. Toujours en
février 1939, Igor Kedrov, fils de Mikhaïl Kedrov – l’un des dirigeants fondateurs de la
Tcheka dès 1918 –, et Vladimir Goloubiev adressent à Staline et à Matveï Chkiriatov,
président du comité de contrôle du Parti, une lettre dénonçant l’activité « hostile » de
Beria à la tête du NKVD. Le frère d’Igor Kedrov, Bonifati, avec qui j’ai longuement
discuté à Tempere et à Leningrad lors du centenaire de la naissance de Lénine en 1970,
atteste que l’exemplaire destiné à Chkiriatov lui a bien été remis en mains propres par une
amie de sa mère, qui travaillait au comité de contrôle et en fut chassée dès le lendemain !
Quelques semaines plus tard, le NKVD arrête les deux hommes. Mikhaïl Kedrov se
précipite au début d’avril chez Vychinski. Il raconte à son fils cette visite : « Je lui ai dit
en chuchotant : “au plus haut sommet” chez nous siègent des “ennemis du peuple”. Il m’a
demandé de préciser. Je lui ai dit : “dans le gouvernement”. Il m’a demandé : “De qui
s’agit-il ?” Je lui ai répondu : “Je ne peux pas le dire, car même les murs ont des oreilles.”
Puis j’ai pris un morceau de papier et j’ai écrit “Beria”. Je l’ai montré à Vychinski et j’ai
aussitôt déchiré ce bout de papier en petits morceaux que j’ai jetés dans le cendrier sur le
bureau de Vychinski. Puis sur un autre bout de papier j’ai écrit “Merkoulov” et je l’ai
aussi déchiré et mis au même endroit. Tout cela en chuchotant et très calmement. »
Mikhaïl Kedrov raisonne exactement comme Staline et ses proches : des « ennemis du
peuple » dissimulés ont infiltré le bureau politique. Son fils précise d’ailleurs que son père
a noté « Merkoulov » uniquement parce que ce dernier est l’adjoint de Beria : l’adjoint
d’un ennemi du peuple ne peut être qu’un ennemi du peuple ! C’est là encore la logique
de Staline et de Vychinski. Vychinski ne répond rien à Mikhaïl Kedrov, mais, selon ce
dernier, à partir de ce moment, il le « regarde de façon très étrange, presque sauvage,
lorsqu’il le rencontre à la cantine du Kremlin[196] ». Vychinski sait fort bien que c’est
Staline qui fixe ou valide la liste des ennemis du peuple. Or Beria est alors son homme de
main. Il ne peut que s’effrayer à l’idée d’être associé à une manœuvre contre le nouveau
favori. Le sort de Mikhaïl Kedrov est donc scellé.
Il insiste pourtant. Rebuté par le silence de Vychinski, il s’adresse à Chkiriatov et à son
adjoint, Emelian Iaroslavski, qui le dirigent vers Staline. Kedrov rédige un brouillon de
lettre, mais n’a pas le temps de la terminer. Le 16 avril, des agents du NKVD débarquent
chez lui, fouillent son bureau, trouvent le brouillon, seul objet de leur recherche, et
embarquent son auteur…
Beria reçoit alors la veuve de Boukharine, Anna Larina, qu’il avait trouvée si jolie lors
de leur rencontre en 1928. S’attendant à rencontrer Iejov, dont elle ignore le limogeage,
elle est profondément – et d’abord agréablement – surprise de voir Beria, flanqué de
Koboulov, muet tout au long de la séance. Il déborde d’abord d’amabilité et déclare à
cette femme amaigrie et épuisée par plusieurs mois de goulag : « Vous avez étonnamment
embelli depuis la dernière fois que je vous ai vue. » Il lui fait apporter un sandwich, des
oranges, du raisin et du thé, qu’elle refuse. Il lui demande pourquoi elle aimait
Boukharine (fusillé neuf mois plus tôt). La conversation, après ce badinage, prend un tour
plus sérieux. Lorsqu’elle lui rappelle que Lénine qualifiait Boukharine d’« enfant chéri du
Parti » dans la lettre au congrès… alors dénoncée comme un faux document trotskyste
contre-révolutionnaire, il se contente de lui dire : « Lénine a écrit cela il y a longtemps et
il est déplacé de l’évoquer aujourd’hui », – et pour cause puisque cela vaut, au bas mot,
cinq ans de goulag. En reconnaître l’authenticité est un clin d’œil.
Pour tenter de compromettre Litvinov, le commissaire du peuple aux Affaires
étrangères qui, étant juif, doit être éliminé avant la conclusion d’une alliance provisoire
avec Hitler dans laquelle Staline s’est engagé, Beria essaie de faire dire à Anna Larina
que Litvinov et Boukharine étaient liés. Mais il n’insiste pas et l’interroge sur le sens
caché des vers, classés dans son dossier, qu’elle a écrits au camp. Haussant la voix, il
déclame : « Maintenant, après le procès, vous continuez à considérer que Boukharine était
dévoué au Parti ? C’est un ennemi du peuple ! Un traître ! Le chef du bloc des trotskystes
et des droitiers ! Et vous savez ce que représentait ce bloc ! Vous avez eu la possibilité, au
camp, de prendre connaissance du procès par les journaux. » Il récite sa leçon à la fois
pour elle et pour Koboulov présent, à qui il ne faut fournir aucun élément contre son chef.
Anna Larina ajoute d’ailleurs : « Ses sorties brutales contre Boukharine n’étaient
manifestement pas sincères. » Et lorsqu’elle lui dit que les aveux truqués au procès ont
sans doute été obtenus par la torture, il déclare : « On traite les ennemis comme des
ennemis. C’est ainsi qu’il faut agir avec eux ! » Bref, il confirme.
Beria tente enfin de lui dire comment sauver sa vie. En défendant Boukharine, lui
assure-t-il, elle perd son temps : « Nicolaï Ivanovitch n’est plus. Aujourd’hui, sauvez-
vous vous-même ! » À sa réplique : « Je veux sauver ma conscience pure », il lui répond :
« Oubliez votre conscience ! Vous bavardez beaucoup trop ! Vous voulez vivre ? Ne dites
rien sur Boukharine ! Si vous ne vous taisez pas… », et il fait un geste éloquent en plaçant
l’index de sa main droite sur sa tempe. Puis il conclut d’un ton catégorique : « Alors, vous
me promettez de vous taire ? » Comme elle continue à refuser les fruits, il les fait mettre
dans un sac et le donne au gardien qui raccompagne Anna Larina.
« Pour moi, écrit-elle, le nouveau commissaire du NKVD n’était déjà plus le Beria que
j’avais connu en Géorgie, mais pas encore le monstre qu’il était en réalité et que j’appris à
connaître plus tard, d’après les nombreux souvenirs et récits de ceux qui l’avaient
rencontré au cours d’une enquête[197]. »
L’invitation pressante à respecter la « légalité socialiste » gêne vite l’appareil du
NKVD, rénové par l’introduction massive des hommes de Beria. La multiplication des
procédures de recours le met en cause ainsi que ses agents, accusés par des cadres du
Parti, soucieux de revanche et de sécurité, de fabriquer des affaires imaginaires et
d’utiliser la torture. Le danger est d’autant plus grand qu’en plusieurs endroits le parquet
fait du zèle pour examiner les plaintes et contrôler les cadres du NKVD. Deux adjoints
proches de Beria, Goglidzé, chef du NKVD de la province de Leningrad, et Bogdan
Koboulov, chef-adjoint du NKVD d’Ukraine, tirent la sonnette d’alarme dès la fin
décembre. Goglidzé, dans une lettre à Beria, dénonce le procureur régional qui, le
9 décembre, a visité avec un groupe d’adjoints le bâtiment spécial du NKVD régional où
se déroulent les interrogatoires. À l’en croire, ce procureur a interrompu des
interrogatoires en cours, invité les détenus à lui raconter leur déroulement, leur a demandé
si l’on utilisait des méthodes d’interrogatoire illégales, si on les insultait et, en cas de
réponse positive, « le procureur, en présence de l’accusé, faisait sur un ton vif des
remarques à l’enquêteur ».
D’après Goglidzé, le procureur se conduit de la même façon ailleurs dans la région. Or,
ajoute-t-il, à la suite de ses visites, « des détenus se sont mis à renier purement et
simplement leurs déclarations antérieures. Pire encore, ils se conduisent avec insolence,
refusent de fournir une déposition, exigent un changement d’enquêteur, la présence des
procureurs ». Selon Koboulov, qui décrit à peu près les mêmes faits – sans doute exagérés
dans les deux cas –, « tout le travail d’instruction du NKVD est suspecté, on entretient
l’idée que la majorité des détenus ont fait des dépositions fantaisistes sous l’influence de
méthodes de pression physiques[198] », euphémisme pour tortures.
Staline et Beria, assistés par le procureur général aux ordres Vychinski, réagissent vite
pour maintenir leur appareil en état de bon fonctionnement et mettent au pas les
procureurs trop curieux. Le 9 février 1939, le chef de la section du NKVD de Tchita,
Feldman, roue de coups un détenu qu’il faut donc envoyer à l’hôpital. Informé, le
procureur interroge la victime en présence de Feldman lui-même, qui reconnaît : « J’ai
frappé et je continuerai à frapper. » En décembre de la même année, le chef de la section
spéciale de la flotte de la mer Noire, Lebedev, mis en cause par le procureur de la flotte
parce qu’il passait les individus arrêtés à tabac répond lui aussi : « J’ai frappé et je
continuerai à frapper. J’ai une directive de Beria[199]. »
C’est surtout une directive de Staline, qui a adressé le 20 janvier 1939 un message en
code aux comités centraux des partis communistes et aux présidents du NKVD des
Républiques, et plus largement aux cadres des organismes du NKVD pour prolonger
l’autorisation d’utiliser la torture accordée en 1937.
Le 2 mars, mettant les points sur les « i », Beria avertit par lettre Vychinski et le
commissaire à la justice Rytchkov : les responsables régionaux du NKVD l’informent que
« certains cadres du parquet comprennent mal l’arrêté du 17 novembre 1938 », en un mot
mettent un peu trop leur nez dans la bacchanale d’arrestations et de condamnations
orchestrées par eux. Beria dénonce les procureurs qui visitent les cellules des prisons et
« photographient des endroits suspects sur le corps des détenus, révélant les traces de
coups » ; il leur reproche d’encourager les prisonniers à écrire des plaintes contre les
enquêteurs. Selon Beria, ces comportements ont abouti à « la formation de complots et à
l’organisation de grèves de la faim ». Beria accuse même certains procureurs d’activité
« provocatrice ». « Souvent [le procureur] soumet les affaires à un nouvel examen à la
suite de déclarations calomniatrices des accusés et même, dans certains cas, sur cette base
il leur donne raison et libère les individus arrêtés[200]. »
Ce resserrement entraîne une décision, imposée par Beria et Staline au commissariat à
la Justice : par un décret du 20 mars 1940, les individus déclarés innocents par la justice
devront rester en prison et ne pourront être mis en liberté qu’avec l’accord et sur décision
du NKVD. Le commissaire à la Justice de Biélorussie proteste contre cette iniquité.
Vychinski lui explique calmement qu’il se trompe. Dans le même esprit, un décret du
23 avril 1940, signé Beria et Vychinski, affirme que la révision des décisions (souvent
aussi brutales qu’injustifiées dues aux troïkas contrôlées par le NKVD) ne peut être
effectuée que par les conférences spéciales du NKVD, souverain pour corriger (ou plutôt
valider) son propre arbitraire.
L’ancien responsable de la milice du Kazakhstan, Mikhaïl Chreider, roué de coups
depuis son arrestation sur ordre de Iejov, reçoit dans sa prison la visite de Beria qui se
montre poli, lui pose quelques questions ; puis, remarquant que Chreider a manifestement
peur d’être frappé par Koboulov présent dans son dos, il invite celui-ci à s’écarter.
Chreider évoque alors les coups qu’il a reçus, Beria lui rétorque qu’il ne peut « répondre
des actions des fripouilles qui s’étaient glissées à la direction du NKVD et sur l’ordre
desquelles il a été arrêté », mais qu’il soit tranquille : « Personne ne vous battra. » En
quittant la cellule, Beria tend une pomme et une orange à Chreider et, à sa demande, le
change de cellule.
Mais les illusions de Chreider se dissipent vite ; on l’enferme avec Mirzoyan, l’ancien
secrétaire du PC du Kazakhstan, dénoncé par Staline au comité central de février-
mars 1937 et avec lequel Chreider a un moment travaillé. Dans le vieillard voûté qu’il
voit devant lui, Chreider d’abord ne reconnaît pas Mirzoyan, molesté, torturé, sous Beria
comme sous Iejov. Les hommes de Iejov lui ont abîmé les tympans et brisé quelques
côtes ; ceux de Beria se sont acharnés aux mêmes endroits. Parfois Beria assiste en
personne aux interrogatoires et participe au passage à tabac après avoir lancé au visage de
Mirzoyan : « Nous savions depuis longtemps que tu es un vieil espion, un provocateur et
un moussavatiste. Nous connaissons aussi le sale rôle que tu as joué dans l’exécution des
vingt-six commissaires de Bakou. Aussi pas la peine de te tortiller, sinon nous allons
recommencer à te battre. » Mirzoyan explique à Chreider, qui va bientôt le vérifier sur
lui-même, la méthode habituelle de Beria : « D’abord il te caresse, ensuite il te fout sur la
gueule. »
Un jour, Beria exige de Mirzoyan qu’il avoue avoir recruté dans son groupe terroriste
Tevossian, vice-commissaire à l’Industrie militaire et Moskatov, membre de la
commission de contrôle du Parti. Mirzoyan refuse, puis sous les coups avoue. Quelques
jours plus tard, Beria et Koboulov l’injurient : « Provocateur ! Pourquoi as-tu calomnié
des gens honnêtes ? Ordure, pourquoi as-tu sali Tevossian et Moskatov ? Écris que tu les
as délibérément calomniés[201]. » Staline ayant besoin des deux hommes a rejeté le
dossier que Beria avait concocté sur eux, sans doute, comme d’habitude, à sa demande.
Mirzoyan, craignant une provocation supplémentaire, refuse d’abord de revenir sur ses
aveux, puis les récuse à force de coups. À la fin, il a tant de côtes brisées qu’on doit
l’amener aux interrogatoires sur une civière. Beria et lui s’étaient rencontrés en
Transcaucasie, où Mirzoyan avait travaillé neuf ans durant, d’abord de 1920 à 1925
comme président des syndicats de la République, puis de 1925 jusqu’à son limogeage en
1929, comme secrétaire du comité central du PC d’Azerbaïdjan. Une atmosphère
d’intrigues permanentes n’ayant jamais cessé de régner dans cette République, Beria
voulait peut-être régler de vieux comptes.
Un enquêteur de Iejov, tombé entre les pattes des hommes de Beria, l’officier du NKVD
Ouchakov-Ouchimlirski, avait participé à la fabrication du « complot militaro-fasciste »
et donc envoyé à la mort Toukhatchevski – qu’il avait lui-même fait « avouer » sous la
torture – et ses compagnons. Il se plaint dans une lettre à Beria du traitement qu’il a subi
pendant les interrogatoires : « J’étais devenu plutôt semblable à un animal traqué qu’à un
homme torturé. Il m’était arrivé à moi-même à la prison de Lefortovo (et pas seulement
là) de frapper des ennemis du Parti et de l’Union soviétique, mais je ne m’étais jamais
représenté les souffrances et les sentiments éprouvés par ceux qu’on battait. En vérité,
nous ne frappions pas aussi sauvagement », prétend-il, et il ajoute tranquillement : « De
plus, nous interrogions et nous frappions de réels ennemis […]. En bref […] j’ai craqué
physiquement, c’est à-dire que non seulement je ne supportais plus les coups, mais même
leur seule évocation[202]. » Les tortures qu’il avait infligées ne l’avaient pas préparé à les
supporter.
Modulée ou pas, la répression continue, de même que les pseudo-affaires qui alimentent
les interrogatoires. Le 16 février 1939, Beria fait adopter par le bureau politique la
décision de soumettre au collège militaire de la Cour suprême le cas de 469 membres
d’une prétendue organisation de trotskystes et de « droitiers » (on ignore où elle se
trouve) avec cette précision : « en leur appliquant la loi du 1er décembre 1934[203] »,
autrement dit une procédure accélérée, simplifiée et brutale, spéciale pour les accusés ou
les suspects de terrorisme. Le 8 avril 1939, il récidive pour 931 membres d’une autre
prétendue organisation de trotskystes et de « droitiers » (ou la même, élargie) : il faudra
en fusiller 198 et condamner les 733 autres à des peines qui ne peuvent être inférieures à
quinze ans de prison[204].
À la veille du XVIIIe congrès du parti communiste qui s’ouvre le 10 mars 1939, Staline
invite Molotov, Jdanov, Malenkov et Beria à dîner à Kountsevo. Après le repas, Staline
leur distribue son projet de rapport au congrès et sollicite leur avis. C’est à qui se
montrera le plus enthousiaste jusqu’au moment où Staline, excédé, grogne : « Je vous ai
donné une variante bâclée et vous chantez alléluia… J’ai entièrement réécrit la version
que je vais lire ! » Les convives restent bouche bée. Seul Beria trouve la parade : « Même
dans cette variante-là on sent votre patte : si vous l’avez réécrite, on peut imaginer la
puissance du nouveau texte[205]. »
Dans son discours d’ouverture au congrès, alors que tous les secrétaires de comité
régional ou territorial du Parti, en place en 1935, ont été liquidés sauf trois – Beria,
Jdanov et Khrouchtchev –, Staline déclare : « Nous n’aurons plus à employer la méthode
de l’épuration massive[206]. » La vision d’un Iejov fantomatique errant en silence dans
les couloirs paraît confirmer ce changement qui rassure les auditeurs du congrès ; non
délégué au congrès, où il ne peut paraître qu’en tant que membre du comité central, il n’a
pas droit à la parole. Le 13 mars 1939, il supplie Staline de lui accorder une minute
d’entretien, sans doute pour lui demander de lever l’interdiction. Staline ne lui répond
pas, ce qui laisse prévoir son arrestation.
Le 15 mars, Beria prononce un long discours, publié dans la Pravda et les Izvestia du
16, attendu par les congressistes impatients de savoir si la purge commencée avec Iejov
va durer. Il ne les rassure qu’à moitié. Il justifie la liquidation des « saboteurs,
destructeurs boukharino-trotskystes et espions » au service d’agences de renseignements
étrangères », mais lance un avertissement menaçant probablement inspiré ou validé par
Staline : « Il serait erroné d’expliquer les échecs constatés dans différents secteurs de
notre économie nationale uniquement par les activités subversives de nos ennemis. Ces
échecs sont dus, dans une certaine mesure, au travail insatisfaisant et à l’incompétence
d’un certain nombre de responsables de notre économie, qui ne maîtrisent pas encore
suffisamment les principes fondamentaux de la gestion bolchevique[207] », fondée sur la
conviction que la volonté « bolchevique » peut surmonter tous les obstacles. Le NKVD
entend s’attaquer en priorité à ces cadres incompétents.
À la fin du congrès, Beria est réélu au comité central, qui le nomme membre suppléant
du bureau politique. Il fait partie des neuf dirigeants théoriques du pays, aux côtés
d’Andreiev, Vorochilov (simple béni-oui-oui, dépourvu de toute idée personnelle et de
poids réel), Jdanov, Kaganovitch, Kalinine (figure d’opérette dont la femme est au
goulag !), Mikoyan, Molotov, Staline et le suppléant Chvernik, pâle bureaucrate sans
envergure, qui figurera dans le tribunal au procès de Beria en décembre 1953.
Or le bureau politique est devenu un organe fantomatique, qui se réunit de moins en
moins : en 1934 dix-huit fois, en 1935 seize fois, en 1936 et 1937 sept fois, en 1938 cinq
fois. En 1939 et 1940, deux fois seulement dans l’année ! En février 1941, Staline
déclare : « Nous n’avons pas réuni le bureau politique depuis quatre ou cinq mois.
Jdanov, Malenkov et les autres ont préparé avec les camarades compétents toutes les
questions traitées dans les quelques réunions et la direction du Parti ne s’en est pas
trouvée amoindrie, mais augmentée[208]. » Ainsi, moins il convoque les instances élues
pour diriger le Parti et le pays, mieux ça marche ; Khrouchtchev commentera plus tard,
non sans amertume : « Staline considérait le comité central et le bureau politique, en
somme, comme un mobilier nécessaire pour aménager la maison[209]. » La saignée
massive dans le parti communiste s’accompagne de la liquidation de fait de ses instances
légales, pourtant dociles.
À cette époque, selon Khrouchtchev, « Staline et Beria étaient très amis. Dans quelle
mesure cette amitié était sincère, je n’en savais rien, écrit-il. […] Devenu chef du NKVD,
Beria acquit une influence décisive dans notre collectif. Je voyais que les gens qui
entouraient Staline, et qui occupaient des postes plus élevés dans le Parti et dans l’État,
étaient obligés de compter avec Beria et de se montrer quelque peu obséquieux, de faire
des courbettes, de la lèche devant lui, surtout Kaganovitch. […] Molotov était le seul chez
qui je ne remarquai pas une conduite d’adulation aussi vile[210]. »
Par ailleurs, Beria s’emploie à rationaliser le fonctionnement du goulag que les
déportations massives de 1937-1938 avaient désorganisé, d’autant qu’un bon quart des
quelque 800 000 déportés dans les camps en 1938 étaient malades, voire invalides, et
incapables de travailler. Au début de janvier, il crée un bureau technique spécial du
NKVD, confirmé par le secrétariat du comité central le 8 janvier 1939. Ce bureau est
chargé d’utiliser au mieux les compétences des détenus du goulag ayant des
connaissances et une expérience technique spécifiques, surtout à des fins militaires. À la
suite de ce décret, en février 1939, Beria ouvre à Bolchevo, dans la banlieue de Moscou,
la première de ces « charachkas » que Soljenitsyne décrit dans Le Premier Cercle. Il y
rassemble des savants de première grandeur dans le domaine de l’aéronautique, dont
Toupolev et Korolev.
Le 10 avril 1939, il soumet au président du Conseil, Molotov, un projet de
réorganisation du goulag impliquant 12 milliards de roubles de grands travaux de
construction au cours du plan quinquennal 1939-1944. Il s’oppose, à la suite de Staline, à
la libération conditionnelle anticipée des détenus méritants, car leur départ désorganiserait
le travail.
Le 24 avril, il explique qu’il manque au goulag 350 000 détenus aptes au travail
physique. Les objectifs nouveaux, pour être atteints, exigent des centaines de milliers de
détenus supplémentaires. Il propose d’élever la productivité très basse des déportés en
améliorant leur nourriture et leur habillement. La norme d’alimentation est au goulag de
2 000 calories, calculée par rapport à un détenu maintenu en prison et qui ne travaille pas.
Dans la pratique, cette norme basse n’est livrée par les organisations de ravitaillement
qu’à 65-70 %. Et encore Beria ne dit-il rien de la qualité de la nourriture qui, après des
semaines de transport, sort souvent des wagons gâtée, voire avariée, non plus que des vols
et des détournements lors du transfert ou de la réception au camp. Beria y voit
l’explication du nombre important des détenus faibles et inaptes au travail, qu’il estime à
200 000 déportés sur un peu plus de 1 300 000 à la date du 1er mars 1939. Il recommande
donc de nouvelles normes de ravitaillement plus élevées afin que « les possibilités
physiques des camps puissent être utilisée au maximum pour n’importe quelle activité
productive[211] ». Quand on sait que la nourriture distribuée aux ouvriers dans les
cantines d’usine est si infecte qu’il faut accuser les trotskystes de la saboter, on imagine
quelle mixture douteuse est servie aux détenus…
Le 6 avril, Beria fait arrêter l’ancien adjoint de Iejov à la tête du NKVD, Frinovski ;
puis, le 10 avril, Iejov lui-même dont l’arrestation est tenue secrète pendant deux mois,
formalisée seulement le 10 juin par un document du parquet. Beria fait interner Iejov dans
la prison spéciale de Soukhanovka, ancien monastère transformé par Iejov, où Beria se
fait aménager un bureau particulier. Iejov avoue d’abord tout ce qu’on lui demande : il est
trotskyste depuis 1932 et il a organisé au sein de la direction du NKVD un complot,
auquel Beria associe tous les anciens dirigeants du NKVD de l’ère Iejov encore en vie.
Beria mène lui-même les interrogatoires, flanqué de Merkoulov et d’une demi-douzaine
d’autres enquêteurs, dont le sinistre Schwartzmann. Il extorque à Iejov des aveux
compromettants sur Malenkov. Selon le ministre de l’Intérieur Doudorov, « Iejov fournit
une déposition écrite de sa main (une vingtaine de feuillets). Ce document fut saisi lors de
l’arrestation de Beria chez lui[212] ». Toujours d’après lui, lorsque Malenkov eut
connaissance de ce document en février 1955, il le détruisit.
Le 27 avril 1939, Beria envoie à Staline le procès-verbal des interrogatoires de Iejov
qui, tétanisé par la peur de la torture, « avoue » avoir menti en déclarant qu’il travaillait
pour les seuls services d’espionnage polonais ; il a dissimulé qu’il travaillait en même
temps pour les services de renseignements allemands, qui l’ont recruté dès 1930, et il a
travaillé en plus pour les services japonais et anglais. Iejov, qui a lui-même inventé jadis
ces prétendus agents quadruples, fait désormais partie de la bande.
L’enquête le confirme miraculeusement six semaines plus tard. Le 10 juin 1939,
l’enquêteur Sergueienko consigne dans un bref rapport les aveux arrachés à l’ancien chef
du NKVD par deux enquêteurs dont la brute sadique Rodos, qui un jour, pour faire avouer
un cadre du NKVD arrêté, lui brisa les genoux à coups de marteau. Ces deux hommes ont
agi sous la houlette et la surveillance de Iejov. Ils ont dû mettre un empressement
particulier à lui appliquer les traitements qu’il imposait aux autres. Iejov, écrit
Sergueienko, « a entretenu des liens d’espionnage avec les cercles [sic !] de Pologne,
d’Allemagne, d’Angleterre et du Japon. […] Sur mission des cercles gouvernementaux et
militaires d’Allemagne et de Pologne […] il a, en 1936, dirigé un complot antisoviétique
dans le NKVD et établi un contact avec l’organisation militaro-conspiratrice clandestine
de l’Armée rouge [le prétendu complot de Toukhatchevski, Iakir et autres]. Iejov et ses
complices ont préparé les plans d’un coup d’État et de renversement du gouvernement
soviétique en comptant sur la puissance militaire de l’Allemagne, de la Pologne et du
Japon, en échange de quoi ils ont promis aux gouvernements de ces pays des concessions
territoriales et économiques sur le dos de l’URSS ». Encore la rengaine traditionnelle des
complots fantômes fabriqués par Staline et son NKVD.
Quels plans exactement ? Sergueienko ne fait pas beaucoup d’efforts d’invention.
Reprenant les délires alcooliques de Iejov qui, fin octobre, racontait qu’il préparait un
coup pour le 7 novembre, il accuse : « Iejov et ses complices Frinovski, Evdokimov [qui a
résisté cinq mois aux tortures les plus raffinées avant de craquer], Daguine, ont préparé
pratiquement pour le 7 novembre 1938 un putsch […] consistant en attentats contre les
dirigeants de la manifestation sur la place Rouge à Moscou[213]. » Ce complot
rassemblant tout l’état-major du NKVD et celui de l’armée, donc toutes les forces
militaires du pays et appuyé par les services allemands, polonais, anglais et japonais,
quoique « préparé pratiquement », n’a jamais connu le plus petit début d’exécution, alors
que ses prétendus dirigeants contrôlaient tout, même l’accès au Kremlin ! Pourquoi ?
Attendre une réponse serait trop demander à la pauvre imagination des hommes de Beria
qui, aux ordres d’un Staline peu exigeant sur la vraisemblance, ne savent que frapper et
rabâcher les mêmes éternelles formules stéréotypées.
Staline s’acharne à exiger de ses victimes qu’elles se reconnaissent traîtres, à la solde
des services de renseignements étrangers. Ces « aveux » semblent pourtant superflus,
puisque la plupart sont liquidés en silence et à huis clos. Mais il s’agit d’entacher leur
mémoire, et la règle est imposée à tout l’appareil. Staline préparant son accord avec
Hitler, Iejov est dégagé de liens avec la Gestapo.
Au congrès, Staline a fait, en effet, une ouverture vers Hitler. Son discours passe sous
silence le « danger fasciste », jusqu’alors thème quotidien de la propagande soviétique, et
surtout Staline dénonce le « tapage suspect » déclenché à propos de l’Ukraine
subcarpathique, sur laquelle l’Allemagne désirerait mettre la main. Ce tapage « semble
bien avoir pour but, dit-il, d’exciter la fureur de l’Union soviétique contre l’Allemagne,
d’empoisonner l’atmosphère et de provoquer un conflit sans raison apparente[214] ».
Donc, si on laisse de côté cette malheureuse Ukraine subcarpathique et les prétendues
ambitions allemandes, aucune tension n’a de raison d’être entre l’URSS et l’Allemagne
nazie. Staline tend à Hitler une perche évidente, qu’après quelques hésitations le
chancelier allemand va saisir.
Pour l’aider à faire le pas qu’il sollicite, Staline doit évidemment se débarrasser de son
commissaire aux Affaires étrangères juif, Maxime Litvinov. Le 27 avril 1939, il convoque
celui-ci dans son bureau avec Molotov qui, sur mandat du Guide, hurle et accable
Litvinov de reproches. Staline confie la suite des opérations à Beria et Molotov. Le
1er mai, Litvinov apparaît encore sur le mausolée pour assister au défilé officiel. Le 2 mai,
tous les cadres du commissariat aux Affaires étrangères sont convoqués devant une
commission présidée par Molotov entouré de Malenkov, Beria, Dekanozov et Litvinov,
dont le limogeage annonce logiquement la liquidation, à laquelle il échappera finalement
de justesse.
À Molotov qui remplace Litvinov le 4 mai 1939, Staline recommande de « débarrasser
son commissariats de ses juifs ». Molotov commentera plus tard : « Heureusement qu’il
me l’a dit ! Car les juifs formaient la majorité absolue de la direction et des ambassadeurs
[…]. Et chacun en traînait une ribambelle derrière lui[215]. » Tous les membres du
commissariat passent devant une commission de trois membres, Molotov, Dekanozov,
Beria, présidée par ce dernier. Ils ont à prouver qu’ils n’ont aucun lien avec les services
de renseignements étrangers ou de quelconques ennemis du peuple. La majorité d’entre
eux n’y parviennent pas. Beria en fait incarcérer les deux tiers.
L’une des victimes est Gnedine, le fils de Helphand dit Parvus, ancien révolutionnaire
allemand devenu un agent du Kaiser pendant la guerre. Gnedine racontera plus tard sa
mésaventure. Le lendemain de son passage devant cette commission d’épuration, il est
arrêté, comme beaucoup d’autres cadres du commissariat. Le mandat est signé Beria et
visé par Vychinski. Koboulov lui annonce : « Vous êtes arrêté en tant qu’espion », et le
traîne dans le bureau de Beria. Sous le regard de ce dernier qui observe la scène avec une
curiosité tranquille, Koboulov et un lieutenant du NKVD boxent Gnedine, dont la tête
leur sert de punching-ball. Gnedine ne cédant pas, Beria ordonne de passer à un autre
traitement, avec cet avertissement : « Ne laissez pas de traces ! » Ils déshabillent Gnedine,
l’allongent sur le sol et lui martèlent le corps et surtout les talons à coups de matraque de
caoutchouc. Beria, qui veut constituer un dossier contre Litvinov pour justifier un
éventuel procès, exige de Gnedine des révélations accusatrices. Gnedine juge « ses
remarques, avant comme après [son] arrestation, étonnamment mesquines et
primaires[216] ».
Beria continue à débusquer des complots imaginaires. Le 19 mars 1939, une explosion
de grisou se produit dans la mine no 13 du trust Sovetskougol, tuant 95 mineurs. Le
grisou, sous Staline, n’explose jamais sans intervention de saboteurs, trotskystes de
préférence. Le 14 avril, Beria informe Staline qu’il a arrêté les coupables, mais que
l’enquête continue. Le nombre des coupables augmente de jour en jour. Le 6 juin, il en
dresse une liste de dix, essentiellement des ingénieurs, pour Staline à qui il propose un
procès public des prétendus saboteurs.
Le lendemain, dans une lettre au même Staline, il annonce l’étonnante liquidation d’une
douzaine de groupes antisoviétiques repérés dans des écoles et facultés de Moscou,
Leningrad, Krasnodar, Ivanovo, Barnaoul, Souma, Toultchjino et même dans un
orphelinat de la province de Vinnitsa. Chaque fois, Beria qualifie ces adolescents de
terroristes menant « une lutte active contre le pouvoir soviétique, discutant d’attentats
contre les dirigeants du parti communiste et du gouvernement soviétique ». Il accuse les
uns de « détruire les portraits des dirigeants du Parti […] et d’inviter leurs camarades à se
venger du pouvoir soviétique pour leurs parents réprimés ». Un autre est accusé d’avoir
préparé un attentat à la bombe contre les dirigeants sur la place Rouge ; ils sont à peu près
tous accusés d’entretenir des liens avec les services de renseignements fascistes.
Beria ajoute encore un groupe contre-révolutionnaire de filles de communistes victimes
de la répression (Tatiana Smilga, Nina Lomova, Natalia Krestinskaia, Tamara
Medvedeva…). Mais son rapport se conclut sur une affirmation étrange : « Ces derniers
temps, écrit Beria, parmi la jeunesse de tendance antisoviétique apparaît une tentative de
créer des groupes illégaux, qui cherchent à attirer de jeunes ouvriers pour étudier les
classiques du marxisme, les critiquer d’un point de vue antisoviétique et réviser les bases
du marxisme[217] » Étudier le marxisme est donc un acte subversif.
En plus des comptes qu’il règle personnellement avec ses adversaires locaux, Beria, le
plus souvent, exécute les commandes de Staline. Il apporte aussi sa pierre à une
répression contre quiconque peut être vaguement suspecté d’exprimer une ombre de
mécontentement, voire de rien du tout. Les admirateurs de Beria qui louent ses efforts
pour rétablir la justice ignorent ses inventions policières qui envoient à la mort ou au
goulag des centaines de victimes parfaitement innocentes.
Le 27 avril 1939 Beria arrête la femme du secrétaire personnel de Staline Alexandre
Poskrebychev : Bronislava Solomonovna, lointaine cousine de Trotsky… Juive, accusée
d’espionnage. Son frère a réussi à se rendre à l’étranger pour acheter du matériel médical.
Beria signale à Staline ce voyage, qui suffit à fonder une accusation d’espionnage, au
moment où sévit la liquidation partielle des minorités polonaises et lettones vivant en
URSS. Poskrebychev supplie Staline d’épargner sa femme. Staline lui répond : « Cela ne
dépend pas de moi. Je ne peux rien faire. On débrouillera la question au NKVD. »
Bronislava reste deux ans en prison puis, sur ordre ou avec l’accord de Staline, Beria, qui
ne cesse jamais de fréquenter sa famille, la fait fusiller en 1941.
Molotov évoquera plus tard la manière dont fonctionne la machine répressive : « Je
signais pour Beria tout ce que Staline m’envoyait revêtu de sa signature. J’apposais la
mienne, même lorsque le comité central n’était pas parvenu à faire toute la lumière et que
des gens indubitablement honnêtes, braves, dévoués étaient mis en cause. » Honnêtes,
braves et dévoués – mais Molotov signait quand même leur envoi au poteau d’exécution.
Questionné par Staline sur les réponses à apporter aux dénonciations qui parviennent de
toutes parts, Molotov note systématiquement : « Arrêter immédiatement » ou « Fusiller ».
La répartition des tâches est claire : en règle générale, le secrétariat du comité central – ou
plus exactement Staline – établit la liste des victimes qui comprend, Molotov l’avoue, des
partisans du clan au pouvoir, la fait signer par Molotov ou un autre des membres de son
clan (au premier chef Kaganovitch), qui transmet pour exécution à Iejov d’abord, puis à
Beria. Molotov voit dans Beria « plutôt un fonctionnaire, un exécutant […] Je n’ai jamais
tenu Beria pour le principal responsable. Le principal responsable, c’était Staline, et aussi
nous tous qui approuvions[218] ».
Beria ne se satisfait certes pas de ce rôle d’exécutant ; il manifeste sa vigilance en
repérant des groupes contre-révolutionnaires imaginaires. Il tente de moderniser – si l’on
ose dire – les méthodes de travail du NKVD. En 1921, un laboratoire de toxicologie a été
créé sur le papier, sous la responsabilité de Lénine ; il est resté longtemps en sommeil et
dut attendre les années 30 pour avoir un chef, le professeur Kazakov, fusillé en 1938 lors
du procès de Boukharine. Peu après le comité central de février-mars 1937, Iejov réactive
le laboratoire – ou lui adjoint un autre – pour expérimenter des poisons sur des animaux.
Beria, peu après sa nomination, convoque le toxicologue Vesselovski, lui propose d’y
travailler et, selon celui-ci, dit : « Il faut fabriquer des produits à action rapide. On aspire
un coup d’air et terminé[219] ! » Le poison ne doit laisser aucune trace à l’autopsie.
Vesselovski collabore avec le professeur de toxicologie Grigori Maïranovski, qui sera
arrêté en 1951 comme espion japonais et interné à la centrale de Vladimir, d’où il ne
sortira qu’en 1961 pour mourir. Vesselovski rassemble d’abord toute la documentation
disponible et expérimente plusieurs poisons sur des lapins et des chiens en présence
d’Eitingon, l’un des organisateurs, avec Soudoplatov, de l’assassinat de Trotsky.
Staline invite en effet Beria à déployer son activité au-delà des frontières. Dès 1936,
Staline a ordonné au NKVD de préparer l’assassinat de Trotsky. Iejov avait confié la
mission à Sergueï Spiegelglass, qui avait échoué et paya cet échec de sa vie. En
avril 1938, deux anciens combattants d’Espagne, Felipe et Mario, embarqués à
Novossibirsk pour New York, ont été ensuite expédiés au Mexique y préparer la traque de
Trotsky. Le remplacement de Iejov par Beria à la tête du NKVD le 8 décembre 1938, en
provoquant une épuration massive des hommes de Iejov qui chapeautaient la mission des
deux Espagnols et le résident du NKVD à New York chargé de les chaperonner, a
paralysé un moment l’opération.
Mais peu après la proclamation de la Quatrième Internationale, en septembre 1938,
Staline ordonne à la direction principale de la Sécurité d’État d’abattre Trotsky au plus
vite. Selon Christopher Andrew et l’ancien agent du KGB Mitrokhine, « assassiner
Trotsky, c’est toujours, en politique étrangère, l’objectif numéro un de Staline. Même
quand éclate la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, les visées de Hitler lui
paraissent moins importantes que la liquidation du grand hérétique[220] ». Le 30 mars
1939, Beria emmène un jeune agent du NKVD, Soudoplatov, chez Staline au Kremlin.
D’abord, il rappelle à Staline, qui l’écoute silencieusement en déambulant à pas lents dans
la pièce, qu’il a, « sur ordre du Parti, dénoncé la traîtrise des anciens dirigeants du service
étranger du NKVD, prêts à tromper le gouvernement ». Puis il dénonce le « grave
danger » représenté par Trotsky et ses partisans. Il propose de confier à Soudoplatov
l’élimination de ce danger. Staline acquiesce et ajoute : « À part Trotsky en personne, il
n’y a aucune figure politique importante dans le mouvement trotskyste. Si on élimine
Trotsky, le danger disparaîtra […] Il faut en finir dans l’année, avant le début de la guerre
qui est inévitable. Si cela n’est pas fait, lorsque la guerre éclatera, nous ne pourrons pas
nous fier à nos alliés du mouvement communiste international[221]. » Avec l’aval de
Beria, Soudoplatov et Eitingon, qui coopère à l’opération, demandent 300 000 dollars
pour la financer. Staline les leur accorde.
Vesselovski n’aboutit à rien. Tous les produits qu’il essaie laissent des traces. Eitingon
envoie pourtant à l’ambassade soviétique à Mexico, par la valise diplomatique, une
provision de poisons qui resteront inutilisés. Vesselovski craint que Beria n’abandonne. À
la fin de 1945, il expérimente un nouveau poison sur des prisonniers allemands et semble
proche du succès. Mais alors son travail sort du domaine de compétence de Beria.
Maxime Litvinov, rencontrant le vieux communiste Alexandre Soloviev le 22 juin
1939, trace un portrait peu flatteur des protégés de Staline : « Staline choisit des imbéciles
limités et obéissants : « Molotov le besogneux, les carriéristes Kaganovitch, Mikoyan,
Beria et aussi Mekhlis, le borné Malenkov, Khrouchtchev le crétin et autres lèche-bottes
et flatteurs[222]. » Pour Litvinov, Beria n’est donc qu’un carriériste.
Il a commencé à « épurer » le milieu des écrivains et artistes. Le 16 mai 1939, le NKVD
arrête Isaac Babel, que ses enquêteurs, Schwartzmann et Rodos, forcent par la torture à
avouer qu’il est depuis longtemps trotskyste et travaille pour les services secrets français.
Beria, dont la conception de l’art n’est pas très exigeante, qualifie de « véritables œuvres
d’art » les procès-verbaux d’interrogatoires établis par ces deux brutes incultes. Le
27 août 1939, le NKVD arrête Ariadna Efron, fille de Marina Tsvetaieva émigrée et
rentrée en URSS peu avant. Dans la nuit du 9 au 10 octobre, le soir même du
49e anniversaire de Marina Tsvetaieva, le NKVD arrête son mari, Serge Efron, agent du
NKVD, complice de l’assassinat en septembre 1937 de l’agent soviétique Ignace Reiss,
qui avait rompu avec Staline et annoncé son ralliement à la Quatrième Internationale en
construction.
Les adjoints de Beria, dont Schwartzmann qui interroge Babel et Meyerhold,
manifestent une férocité particulière à l’égard des artistes. Ils soumettent le metteur en
scène Meyerhold, âgé alors de 65 ans, à des tortures bestiales que ce dernier décrit dans
une lettre à Vychinski datée du 13 janvier 1940, trois semaines avant son exécution : « On
me faisait coucher sur le ventre et on me faisait aussi asseoir sur une chaise pour me
battre très fort les jambes avec le même instrument. Les jours suivants, alors que mes
cuisses et mes mollets portaient les traces d’abondantes hémorragies internes, on me
frappa de nouveau sur les ecchymoses rouges, bleues et jaunes. La douleur était telle qu’il
me semblait que l’on versait de l’eau bouillante sur les endroits les plus sensibles de mes
jambes. Je hurlais et pleurais de douleur. On continuait à me frapper le dos avec la
matraque et à me gifler à tour de bras, cela pendant dix-huit heures[223]. » L’écrivain
Ardov affirme que Beria abattit lui-même Meyerhold dans son bureau, mais ses
souvenirs, fondés sur des rumeurs, sont suspects.
Beria prépare des dossiers sur les plus proches adjoints de Staline. Le 3 juin 1939, il fait
arrêter l’assistant du premier secrétaire du PC d’Ouzbékistan, Ioussoupov, puis son
deuxième secrétaire, Tchimbourov. Celui-ci survit et, en 1956, au procès de son
enquêteur Rodos, il racontera que celui-ci l’a accusé en 1939 de couvrir par son silence
les ennemis du peuple acharnés Kaganovitch et Andreiev, alors membres du bureau
politique. Le même Rodos exige d’autres victimes tombées entre ses mains qu’elles
confirment que Jdanov – membre aussi du bureau politique – est à la tête d’une « bande
d’espions ». Rodos ne pouvait agir ainsi que sur ordre de Beria qui, à son tour, ne l’avait
fait, certainement, que sur ordre exprès de Staline.
Beria acquiert vite la réputation d’un enquêteur capable de faire avouer n’importe quoi
à n’importe qui. Jdanov aimait à raconter en gloussant une anecdote révélatrice : « Un
jour Staline se plaint d’avoir perdu sa pipe et grommelle : “Je donnerais beaucoup pour la
retrouver.” Trois jours plus tard, Beria a déjà rassemblé dix coupables, qui ont tous
“avoué”. Le lendemain, Staline retrouve sa pipe tombée derrière un divan de sa
chambre. » Cette anecdote confirme la vraisemblance, sinon l’authenticité, douteuse de la
phrase attribuée à Beria : « Donnez-moi n’importe qui et, en vingt-quatre heures, je le
forcerai à reconnaître qu’il est un espion britannique[224]. »
Au tout début d’août 1939, à la veille des ultimes négociations avec Hitler, Beria,
avalise, avec l’accord de Staline, le plan intitulé « opération Canard ». « Canard » a, en
russe, le même double sens qu’en français : une fausse nouvelle et un gibier à abattre. Ce
plan, fondé sur le recrutement d’hommes nouveaux, établi sur des « bases nouvelles »,
énumère une longue liste de moyens possibles pour liquider Trotsky : « empoisonnement
de la nourriture, de l’eau, explosion dans la maison, explosion de la voiture, attaque
directe par strangulation, poignard, coup sur la tête, coup de feu, attaque par un groupe
armé[225] ». Le plan précise : « L’organisateur sur place est Tom. Avec lui sont envoyés
dans le pays “Mère”, “Raymond”. » Un devis prévoit des dépenses mensuelles de
31 000 dollars. La tête de Trotsky n’a pas de prix.
Tom est le pseudonyme de Naoum Eitingon, entré dans la Tcheka en 1920, de 1936 à
1938 adjoint d’Orlov, résident chef du NKVD en Espagne, puis résident-chef après la
défection de ce dernier. La Mère est Caridad Mercader, fille d’un ambassadeur de la
monarchie espagnole au Japon, adhérente du parti communiste espagnol depuis le début
des années 20, recrutée en 1937 au NKVD par Eitingon dont elle devient la maîtresse.
« Raymond » est son fils Ramon.
En attendant la réalisation de ce plan lointain, Beria procède à un double meurtre local
plus simple à organiser, qu’il peut confier à de simples tueurs de son équipe domestique.
En juin, il téléphone au chef du NKVD de Géorgie, Avktsenti Rapava, et lui demande
d’installer dans une maison de repos à Tskhaltoubo l’ambassadeur soviétique et résident
du NKVD (c’est-à-dire chef des services de renseignements) en Chine, Bovkoun-
Louganets, venu en vacances à Moscou ainsi que sa femme, et de les flanquer de deux
agents du NKVD. Peu après leur installation Beria envoie à Rapava un agent du NKVD,
qui commande à ce dernier d’empoisonner ses deux invités accusés d’espionnage et de
lien avec Iejov, puis d’informer la presse de leur disparition. Rapava téléphone à Beria
pour lui faire part de ses doutes. L’autopsie risque de signaler des traces de poison, mais
l’absence d’autopsie, après une double mort aussi brutale, serait suspecte. Beria ordonne
alors d’arrêter le couple et de l’envoyer à Moscou.
Au début d’août 1939, Beria renvoie l’ambassadeur et sa femme en Géorgie, convoque
Tseretelli et Vlodzimirski, et les informe qu’ils doivent les liquider. Ils les
accompagneront en train jusqu’à Tbilissi puis Batoum, et les supprimeront avant d’arriver
à destination. À leur interrogatoire de septembre 1953, les deux hommes racontent
tranquillement leurs exploits. Avant d’arriver à Koutaïs, ils ont séparé l’homme et la
femme, dont Vlodzimirski a défoncé le crâne à coups de marteau, puis, à son tour,
Tseretelli a brisé de même la nuque de l’homme, qu’un troisième membre du NKVD a
achevé en l’étranglant. Rapava les attend avec deux voitures. Les trois hommes
descendent les cadavres dans l’une des deux, qu’ils font dévaler un ravin.
Après avoir ainsi maquillé l’assassinat en accident, Rapava fait enterrer les deux
cadavres. Malheureusement, il doit les exhumer pour organiser des funérailles
solennelles, sur ordre de Moscou qui veut convaincre les membres de l’ambassade
soviétique en Chine que cette mort est accidentelle et qu’ils peuvent tranquillement
rentrer en URSS – où la liquidation de la plupart d’entre eux est programmée. Lors de
leur interrogatoire, ni Vlodzimirski ni Tseretelli ne manifestent ni émotion ni regret.
Tseretelli déclare : « Je jugeai légitime la liquidation de ces gens. » Vlodzimirski, pas
moins cynique, renchérit : « Je ne considérais pas cet acte comme un meurtre, mais
comme une tâche opérationnelle. Beria nous avait signalé qu’il s’agissait d’une mission
gouvernementale ultrasecrète[226]. »
Si l’on en croit Vladimir Petrov, agent du KGB passé à l’Ouest, Beria avait déjà
expérimenté le procédé, un an auparavant, avec un ambassadeur soviétique d’un pays du
Moyen-Orient soupçonné de vouloir faire défection. Il aurait envoyé un agent, Bokov,
dans la capitale où résidait l’ambassadeur. Le correspondant soviétique chargé de
l’accueillir lui fournit une barre d’acier. Bokov demanda à être reçu par l’ambassadeur,
« s’arrangea pour se glisser discrètement derrière lui et lui assena un unique coup, mortel,
sur le crâne[227] ». Ce récit peu vraisemblable n’est probablement qu’une variante du
précédent, dont personne dans le KGB ne connaissait le détail et que la rumeur a répandu
en le modifiant.
Le 23 août au soir, Molotov signe avec Ribbentrop un pacte de non-agression. Staline et
Molotov ont pris la décision dans le plus grand secret. Beria et Mikoyan ont peut-être été
consultés, au moins avertis. Lorsque Khrouchtchev et Vorochilov, revenant de la chasse
au canard où ils étaient partis le matin, se retrouvent chez Staline au Kremlin, ils sont mis
au courant de la signature du pacte en présence des personnalités que Staline juge dignes
d’intérêt : Mikoyan, Molotov et Beria.
Le 1er septembre 1939 la Wehrmacht envahit la Pologne où l’Armée rouge entre le
17 septembre sans rencontrer beaucoup de résistance ; elle en conquiert sans difficulté la
partie orientale, qui lui avait été réservée par les annexes secrètes du pacte Molotov-
Ribbentrop. Dès le 19, Beria crée huit camps spéciaux, dont ceux de Katyn, Starobelsk,
Ostachkov et Kozelsk, pour accueillir les prisonniers de guerre et institue une direction
chargée de leur gestion.
Beria ne néglige pas pour autant son pays d’origine. En octobre 1939, le NKVD de
Géorgie arrête Kerkadzé, ancien chef de la direction de la milice et secrétaire du bureau
du Parti au NKVD de Géorgie ; Rapava et Roukhadzé l’accusent d’avoir voté contre
Beria lors du précédent congrès du PC de Géorgie. Staline n’a, en effet, jamais osé
supprimer l’élection à bulletins secrets dans les instances du parti communiste. C’est la
seule survivance du fonctionnement démocratique du parti bolchevique durant les années
de la révolution. Mais les congrès s’espaceront peu à peu, jusqu’à leur suspension pendant
treize ans. Personne n’aura donc à voter. Rapava et Roukhadzé arrêtent aussi la femme de
Kerkadzé. Ce dernier, malgré les coups, nie d’abord avoir voté contre Beria, puis avoue.
Il avait en réalité voté pour. Roukhadzé lui fait même dire qu’il a voulu tuer Beria et
Rapava. En novembre, Roukhadzé emmène le couple à Moscou, où Beria, après
interrogatoire, les envoie au goulag.
Beria supervise ensuite l’examen du maréchal Blücher, commandant des troupes
d’Extrême-Orient, arrêté le 22 octobre 1938 sur sa décision, prise conjointement avec
Iejov, et accusé de participation à un « complot militaro-fasciste », comme on en avait usé
avec ses prédécesseurs, Toukhatchevski, Iakir et d’autres, jugés et condamnés à mort.
Blücher subit vingt et un interrogatoires, dont sept directement organisés par Beria. Lors
du procès de l’enquêteur Rodos, l’ancien chef de la prison de Lefortovo, arrêté en 1939,
déclare : « Beria venait chaque nuit à la prison pour torturer les détenus. Un jour, je m’en
souviens, on avait amené le maréchal Blücher. Il était interrogé par Beria, Merkoulov,
Koboulov […]. On lui avait mis des menottes avant de le frapper. Blücher hurlait :
“Staline, entends-tu ce qu’on me fait ?” Comme il avait eu un œil crevé, on le conduisit à
la prison intérieure[228]. » Le visage ensanglanté, il meurt le 9 novembre 1939.
L’officier du NKVD qui interrogea Blücher trois fois, Goloviev, et l’autopsie officielle
semblent contredire ce récit. Goloviev affirme que Blücher est mort soudainement à
22 h 50, « dans le bureau du médecin de la prison intérieure ». Ce détail suffirait à
prouver qu’il avait été torturé, même si l’autopsie officielle prétend que le cadavre était
celui d’un « homme bien nourri » et note : « Sur son dos, ses flancs et sa tête on n’a rien
trouvé. La peau et les os du crâne sont intacts, il n’y a pas d’ecchymoses […]. Le sternum
et les côtes sont intacts, il n’y a pas d’ecchymoses dans les muscles de la poitrine[229]. »
Bref, tout en feignant de n’avoir trouvé aucune des traces provoquées habituellement par
les tortures, les médecins en dressent courageusement la liste complète, ce qui laisse
entendre la réalité des traitements subis.
Pour varier les plaisirs, Beria organise un groupe de chant et de danses au sein du
NKVD, où l’on trouve le compositeur Dmitri Chostakovitch, le réalisateur Sergueï
Ioutkevitch, l’acteur Lioubimov et, comme librettiste, Erdmann, l’auteur, interdit de
séjour à Moscou, du Mandat et du Suicidé, contenant cette phrase prophétique :
« Actuellement seul un mort peut exprimer ce que pense un vivant. »
Un jour, Beria vient choisir des numéros destinés à être présentés à Staline lors d’une
représentation privée. La troupe, Chostakovitch en tête, attend dans une grande tension
l’arrivée du chef du NKVD. Soudain les gardes surgissent d’un seul coup par toutes les
portes de la salle, les mains enfoncées dans leurs poches, le col relevé sur la nuque.
« Beria entra à leur suite, raconte Lioubimov, lui aussi engoncé dans un épais manteau, et
dans un silence glacial crie : “Allons-y ! Pas de temps à perdre.” À la pause, après une
demi-heure d’agitation frénétique, de chants et de danses, Beria tranche : “Pour le
Kremlin, on prendra la première chanson sur le Guide, la seconde sur moi – c’était une
chanson en géorgien accompagnée de danses – puis la danse moldave et la danse russe.”
[…] Et ce fut tout. Les portes claquèrent, les gardes disparurent[230]. »
Dans la vie quotidienne, Beria n’est pas d’humeur à plaisanter. Le 29 octobre 1939, à
4 h 25 du matin, l’ascenseur du Kremlin reste bloqué entre le premier et le deuxième
étage, pendant quarante minutes, au moment même où Molotov rentre chez lui. L’arrêt est
dû à une coupure de courant, ordonnée à cette minute précise par le chef de la section
d’exploitation technique pour effectuer une réparation demandée par la femme de
Molotov. Molotov doit monter chez lui à pied. Sabotage ! Le NKVD arrête l’ingénieur,
que l’on ne reverra plus au Kremlin.
Dans cet univers paranoïaque, un incident peut devenir une bombe à retardement. Un
jour de décembre 1939, le chef de la 1re section spéciale du NKVD Petrov, secrétaire de
Koboulov, chargé six mois plus tôt d’ordonner à Rapava de liquider Bovkoun-Louganets
et sa femme, rentre chez lui en pleine nuit. Une heure plus tard, il meurt brutalement. Le
médecin diagnostique une crise cardiaque, diagnostic habituel appliqué aux victimes des
agents du NKVD. Le NKVD arrête le médecin quelques mois plus tard et le fusille. Il
appartenait sans doute à la catégorie, toujours menacée dans les régimes policiers, de ceux
qui en savent trop. Huit ans plus tard, le cadavre de Petrov réapparaîtra dans une intrigue
avortée contre Beria.
Beria a engagé une rationalisation pour dégorger le système pénitentiaire, dont on
constate les premiers résultats. Au cours de 1939, il fait libérer du goulag
223 622 prisonniers, dont moins de 10 000 détenus condamnés pour « crimes contre-
révolutionnaires » (bien sûr inventés) ; donc surtout des détenus condamnés pour de petits
« délits » non politiques. Il relâche la même année près de 110 000 prisonniers, dont
l’instruction est en cours et qui n’ont donc pas encore été expédiés au goulag. Au total,
environ 327 400 détenus sont libérés.
Pourtant, nombre de condamnés pour petits délits restent incarcérés. Le 12 juillet et le
24 novembre 1941, deux décrets du Soviet suprême, inspirés par le NKVD, transfèrent du
goulag vers le front 420 000 détenus déportés pour une broutille (absences ou retards au
travail, fautes de service, petites malversations, etc.). En plus de cette libération massive,
le 13 décembre 1941, le commissaire à l’aviation Chakhourine évoque, dans une lettre à
Staline, l’élargissement prochain du seul camp Berzymianski, près de Kouibychev, de
30 000 hommes « condamnés, écrit-il, pour des délits insignifiants ». « Une grande partie
d’entre eux, précise-t-il, sont des ouvriers qualifiés : tourneurs, ajusteurs, électriciens,
monteurs, ouvriers du bâtiment[231]. » Un tel chiffre pour un seul camp ! Sans parler des
destins détruits, ce gâchis d’une force de travail qualifiée constitue l’un des gigantesques
faux frais du stalinisme.
Le soixantième anniversaire de la naissance de Staline déclenche un concours de
flatteries. La Pravda du 21 décembre 1939 publie un article de Beria : « Le plus grand
homme contemporain », titre bien plat comparé à celui que propose le servile
Kaganovitch, dans le même numéro : « Le mécanicien de la locomotive de l’histoire ».
Ledit mécanicien n’a pourtant pas de quoi pavoiser. L’URSS est engluée, depuis trois
semaines, dans une guerre avec la Finlande que Staline pensait gagner largement avant
Noël. Il a réclamé aux Finlandais, qui ont refusé, un recul de la frontière d’une trentaine
de kilomètres au nord de Leningrad, contre la cession d’un lambeau désertique de la
Carélie. Le 1er décembre 1940, l’artillerie soviétique bombarde le territoire concerné.
Moscou crie à l’agression et riposte en envahissant la Finlande. Staline est persuadé
qu’aux premiers coups de canon les Finlandais se rendront. Mais, abusé par sa propre
propagande, il se trompe. L’Armée rouge, désorganisée par les purges, privée d’un
commandement expérimenté, piétine quatre mois devant la ligne de fortins Mannerheim,
enregistre de lourdes pertes, étale ainsi sa faiblesse aux yeux du monde et donne des idées
à Hitler.
L’année qui s’ouvre marque la dernière étape dans la liquidation de Iejov et de ses
hommes, mélangés, selon la pratique stalinienne de l’amalgame, à d’autres hommes sans
rapport avec eux. Le 16 janvier 1940, Beria soumet à Staline une liste de 457 « ennemis
du parti communiste et du pouvoir soviétique, membres actifs d’une organisation
d’espionnage antisoviétique contre-révolutionnaire trostko-droitière », dont les dossiers
doivent être transmis au collège militaire de la Cour suprême. Il précise qu’à ses yeux 346
de ces 457 dangereux rebelles méritent la mort. Staline approuve l’ensemble le
lendemain. On trouve dans la liste Iejov et sa famille, ses adjoints plus ou moins proches
(Evdokimov, Frinovski, Sergueï Schwartz, Semion Ouristki…) et leur famille, mais aussi
Isaac Babel et le correspondant de la Pravda en Espagne, Mikhaïl Koltsov, que Iejov dans
ses aveux avait accusé d’espionnage. Le verdict condamnant à mort Babel réunit
l’écrivain à Iejov, par l’intermédiaire de sa femme dont Babel avait été l’amant : « Étant
lié de façon organisationnelle dans son activité antisoviétique à la femme de l’ennemi du
peuple Iejov, Gladoun-Khaioutina, Babel a été entraîné par cette dernière dans une
activité conspirative terroriste antisoviétique […] y compris des attentats […] contre des
dirigeants du parti communiste et du gouvernement soviétique[232]. »
Montefiore affirme : « Excepté Iejov, tous furent torturés avec délectation par Beria et
Koboulov[233]. » Les exécutions s’étant étalées sur une dizaine de jours, Beria et
Koboulov auraient donc torturé en moyenne trente-cinq condamnés par jour ! Ce
stakhanovisme renseigne surtout sur la fantaisie de Montefiore…
Le NKVD abat Isaac Babel le 2 février 1940, le jour où le collège militaire de la Cour
suprême condamne Iejov à mort. Dans sa dernière déclaration, il refuse de se reconnaître
coupable des crimes qui lui sont reprochés, mais en admet d’autres ; il évoque la
promesse de Beria de lui « conserver la vie […] s’il avoue et raconte tout honnêtement ».
Il a, dit-il, rejeté ce marché, déclare qu’il n’a été ni un espion ni un terroriste, se vante
d’avoir épuré « 14 000 tchékistes », c’est-à-dire liquidé 14 000 collaborateurs de Iagoda,
et s’écrie : « Mon énorme faute est d’en avoir épuré trop peu[234]. »
Beria fait fusiller Iejov deux jours plus tard. Les gardes le contraignent à se mettre nu,
puis le poussent entre une haie de cadres de la Sécurité d’État, qui le frappent à coups de
pied et de poing. Les hommes de Beria dégainent et criblent de balles le corps sanglant et
inanimé de l’ancien chef du NKVD qui n’était peut-être déjà plus qu’un cadavre. Beria a-
t-il lui-même organisé cette mise en scène macabre, digne d’un règlement de comptes
entre mafieux ? Elle n’a pu se dérouler, en tout cas, qu’avec son accord.
Dans les contraintes quotidiennes plus terre à terre, Beria déploie une grande brutalité.
La pénurie permanente, les difficultés de ravitaillement et de logement favorisent les
trafics. Le 17 janvier 1940, le gouvernement adopte un décret sur la « lutte contre les files
d’attente pour des marchandises de ravitaillement dans les villes de Moscou et
Leningrad », lutte élargie, par décret du 4 mai 1940, à Novossibirsk, Poltava, Oufa,
Ivanovo, Voronej, Stalingrad, Tcheliabinsk, Sverdlovsk et quelques autres centres
régionaux surtout de Russie d’Europe. Un rapport de Beria chargé d’engager cette lutte,
en date du 2 juillet, sur les résultats obtenus à Moscou illustre la triste réalité de la vie
soviétique. Il annonce triomphalement l’arrestation de 947 « accapareurs », la
condamnation de 19 853 individus à des amendes, l’interpellation de 50 089 autres, dont
38 962 ont été soumis à des amendes et se sont vu saisir 582 688 kilos de marchandises,
enfin la présentation de 1 410 personnes devant les tribunaux pour « spéculation ».
Que dissimulent ces chiffres ? Dans la pénurie généralisée, qui débouche souvent sur la
famine, les « accapareurs » tentent de vendre des produits alimentaires de base (lait,
pommes de terre, légumes, saucisson, beurre) fournis par des paysans des lointaines
banlieues ou des employés des grands magasins qui tentent ainsi d’améliorer un maigre
quotidien, ainsi que des produits basiques déficitaires : clous, écrous, vis, marteaux,
peinture, souvent dérobés par les ouvriers dans les usines. Staline ne connaît qu’un seul
moyen de combattre ce système : la chasse aux petits trafiquants. La répression est, là
comme ailleurs, son seul instrument. C’est pourquoi Beria joue un rôle central.
Il connaît pourtant la réalité. En avril 1940, dans un rapport à Staline et à Molotov, il
note : « Les NKVD de plusieurs républiques et provinces signalent que ces derniers
temps, sont apparus des cas de maladies chez certains kolkhoziens et leurs familles, dues
à la sous-alimentation[235] », que Staline attribue à un prétendu sabotage des livraisons
par les kolkhoziens eux-mêmes. Au comité central de juillet, Staline interpelle
brutalement Khrouchtchev, qui a déclaré : « La discipline du travail ne se trouve pas
encore au niveau voulu » ; il explose : « Quel niveau ? De quoi parlez-vous, alors que les
gens refusent de travailler, ne se rendent même pas au travail ? […] Khrouchtchev
bafouille : “Il faut les juger.” Staline le corrige sèchement : “Il faut les envoyer dans des
camps de concentration. Le travail est une obligation dans le socialisme. Nous punissons
les ouvriers qui arrivent en retard au travail, et au kolkhozien qui ne va pas du tout
travailler il n’arrive rien”[236]. »
La misère engendre la criminalité quotidienne. Moscou, surtout sa banlieue, est une
capitale peu sûre. Beria comme Staline, ne connaît qu’un remède : la violence. Le
21 février 1940, Beria signale dans une note à Molotov que la milice a arrêté à Moscou,
depuis le 1er janvier 1939, 28 291 individus coupables de délits divers, dont vols avec
violence et meurtres. Il propose d’envoyer 300 « bandits et pillards professionnels »,
récidivistes, devant le collège militaire de la Cour suprême et de les condamner à mort.
Staline juge la proposition intéressante, mais le chiffre de 300 insuffisant. Il note : « Pour.
Fusillez 600 individus[237]. »
Fin février 1940, Khrouchtchev transmet au bureau politique, qui les adopte le 2 mars,
des propositions de renforcement des nouvelles frontières occidentales de l’URSS,
établies par l’annexion de la Pologne orientale et de l’Ukraine occidentale. Les décisions
sont brutales : condamner à dix ans de déportation au Kazakhstan les familles des soldats
et officiers polonais internés dans des camps de prisonniers (soit de 22 000 à
25 000 familles), arrêter les plus déterminés des individus déportés et transmettre leurs
dossiers à une conférence spéciale du NKVD ; utiliser les maisons et appartements des
familles déportées pour y installer les personnels administratifs et militaires soviétiques
envoyés dans ces nouvelles régions. Ces propositions, transformées en décret du
gouvernement, préparent le massacre de 21 857 officiers et policiers polonais internés à
Katyn, Starobelsk, Ostachkov et Kozelsk.
Le 5 mars, Beria adresse à Staline un document qui scelle leur sort. Selon lui, « les
officiers internés tentent de poursuivre leurs activités contre-révolutionnaires et
entretiennent une agitation antisoviétique » entre eux, puisqu’ils ne peuvent sortir du
camp ! Et il affirme : « Chacun d’eux n’attend que sa libération pour entrer activement en
lutte contre le pouvoir soviétique. » Il énumère 14 736 anciens officiers, fonctionnaires,
propriétaires terriens, policiers, gendarmes, gardiens de prison, colons installés dans les
régions frontalières (les osadniki) et agents de renseignements ; il y ajoute 11 000 autres
Polonais, membres des mêmes catégories, internés dans les prisons d’Ukraine et de
Biélorussie occidentale, et propose que le NKVD « leur applique le châtiment suprême :
la peine de mort par fusillade ». Ce sont tous, jure-t-il, « des ennemis acharnés et
irréductibles du pouvoir soviétique[238] ». Le 13 avril, le NKVD déporte en Sibérie
61 000 personnes. Il achève cette épuration ethnique en déportant 75 000 fuyards de la
zone occidentale occupée par les nazis, en majorité des juifs, qui ont le tort aux yeux du
NKVD d’être… des Polonais, même si souvent ils ne se sentent pas tels vu
l’antisémitisme virulent dont ils ont été victimes dans la Pologne du colonel Beck.
Le 5 mars aussi, le bureau politique décide de « conduire l’examen des cas sans faire
comparaître en jugement les détenus et sans formuler d’accusation, sans étayer par aucun
document ni la conclusion de l’instruction, ni l’acte d’accusation[239] » et de confier la
mise en œuvre de cette décision à Merkoulov, Koboulov et Bachtakov, chef de la
1re section spéciale du NKVD. Les trois hommes organisent une première déportation de
140 000 osadniki.
En même temps, les pelotons d’exécution du NKVD embarquent les officiers détenus,
les abattent d’une balle dans la nuque et les jettent dans des fosses communes. Le 3 mars
1959, le chef du KGB de l’époque, Chelepine, informe Khrouchtchev du résultat de ses
recherches sur cette affaire, d’après les archives, et du nombre d’officiers et de policiers
polonais fusillés : 21 857, dont 4 421 dans le bois de Katyn, 3 820 dans le camp de
Starobielsk, 6 311 dans le camp d’Ostchakov, 7 305 dans divers autres lieux.
Khrouchtchev ordonne alors la destruction de tous les documents concernant ce massacre,
détenus par le KGB. Le 18 avril 1940, Beria a soumis à Staline et à Molotov une liste de
757 agents du NKVD, qu’il propose de récompenser pour leur activité, en particulier dans
la déportation des « colons » polonais.
Au début de mars 1940, enfin, la Finlande, à bout de souffle, a capitulé. Le mois
suivant, Beria est chargé d’organiser l’échange des 800 prisonniers de guerre finlandais
contre les 5 395 prisonniers soviétiques, qu’il juge tous suspects. Dans une lettre à Staline
du 19 avril 1940, il affirme sa conviction que « parmi les prisonniers de guerre se trouvera
incontestablement une quantité significative d’individus travaillés par les services de
renseignements finlandais et peut-être d’autres pays ». Il « estime donc nécessaire
d’organiser une filtration soigneuse des prisonniers de guerre » qu’ils accueilleront et, à
cette fin, « de les isoler pendant un délai qui ne peut être inférieur à deux à trois mois ».
Ni Beria ni Staline n’ont confiance dans les vertus du patriotisme soviétique, dont la
Pravda affirme pourtant la profondeur et l’ampleur sans cesse croissantes. Beria propose
de les interner dans un camp capable d’accueillir 8 000 détenus. Cinquante agents du
NKVD seront affectés à l’interrogatoire poussé de ces 5 395 prisonniers, répartis
d’emblée en trois catégories : « ceux travaillés par les services de renseignements
étrangers, les éléments douteux et étrangers, et ceux qui se sont rendus volontairement
aux Finnois, afin de les livrer ensuite à la justice[240] ».
Finalement, les Finnois livrent 5 175 prisonniers soviétiques, aussitôt internés. Dans un
rapport à Staline du 29 juin, Beria affirme avoir déjà débusqué 414 individus convaincus
d’avoir « mené un travail de traîtres actifs pendant leur captivité et recrutés par les
services de renseignements finnois pour mener un travail hostile en URSS » ; 232 d’entre
eux ont été condamnés à mort et 158 sont déjà fusillés. Beria ne juge pas ce résultat
suffisant. Il propose à Staline – qui accepte –, d’arrêter en plus et d’envoyer devant le
collège militaire de la Cour suprême « 250 individus, dont le travail de trahison a été
démasqué ». Mais la plus étonnante mesure par sa barbarie est sans doute sa proposition,
elle aussi adoptée : « Quant à 4 354 des anciens prisonniers de guerre restants, contre
lesquels il n’y a pas de données suffisantes pour les faire passer en jugement, mais
suspects à cause des circonstances de leur capture et de leur comportement en captivité »,
il propose de « les condamner […] à la détention dans les camps de travaux correctifs
pour une durée de 5 à 8 ans ». Donc le goulag attend des innocents vaguement suspects de
s’être laissé capturer sans combattre. Beria inaugure ainsi avec la guerre de Finlande le
dispositif mis en œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par Staline :
considérer la masse des prisonniers de guerre comme des traîtres réels ou potentiels, et les
traiter comme tels : c’est ainsi que Staline et Beria, à ses ordres, mènent la lutte contre
leurs peuples.
Restent 450 prisonniers de guerre capturés par les Finnois, « blessés, malades ou les
membres gelés », contre lesquels « il n’y a pas de documents compromettants, » et que
leur état rend impropres à tout travail ; Beria propose de les mettre à disposition du
commissariat à la Défense, qui ne saura pas non plus quoi faire de ces mutilés et
invalides[241].
Il reçoit alors de Staline la mission de liquider Litvinov. Il convoque l’officier du
NKVD Goulst, déjà chargé auparavant de tâches délicates, et l’emmène sous la conduite
de son chauffeur Sergueiev vers la villa de Litvinov, à une trentaine de kilomètres de
Moscou. Ils inspectent ensemble les lieux, puis Beria informe Goulst qu’il faut préparer
un « acte de diversion » contre Litvinov, ordre reçu « de l’un des dirigeants du Parti et du
gouvernement », Staline, dont ni lui ni Goulst, bien entendu, ne citent le nom. Le schéma
proposé est simple : lorsque Litvinov revenant de Moscou abordera un virage assez
brusque, Sergueiev, au volant d’un camion, débouchera à vive allure et percutera la
voiture du commissaire déchu. Quelques jours plus tard, Beria le convoque à nouveau
pour lui déclarer que la nécessité de cet « acte de diversion » a disparu, et il lui intime
l’ordre de n’en parler à personne[242]. Staline a décidé de garder Litvinov en réserve. Au
lendemain de l’invasion de l’URSS, il l’enverra comme ambassadeur aux États-Unis.
Les succès de Beria dans ces entreprises lui garantissent une place de choix auprès de
Staline, place qu’il utilise pour s’autoriser des jeux dignes d’un despote oriental. Un soir
de mai 1940, après la réunion du bureau du Conseil des commissaires du peuple, le
secrétaire administratif, Tchadaiev, remet à Staline le relevé de décisions qu’il vient de
recopier. Soudain Beria s’approche de lui, lui tend une grande coupe pleine à ras bord de
cognac arménien et s’écrie : « À la santé du camarade Staline ! Il faut vider le verre ! »
Tchadaiev, qui n’aime pas boire, ne réagit pas. Tous le dévisagent. Staline continue à lire
sans rien dire. Beria insiste : « À la santé du camarade Staline ! » Tchadaiev ne bronche
pas. Staline lève la tête et le fixe, les yeux plissés, sans un mot. Affolé, Tchadaiev
empoigne la coupe, crie : « À votre santé, camarade Staline ! », la vide lentement sous les
regards qui l’entourent, saisit le procès-verbal signé et rejoint son bureau, où il s’effondre.

Pour Beria, le meurtre de Trotsky est une affaire d’une autre ampleur. Dans la nuit du
24 mai 1940, une vingtaine de pistoleros déguisés en policiers mexicains, conduits par le
célèbre « peintre au pistolet » David Siqueiros – un communiste mexicain – et le dirigeant
du NKVD Grigoulevitch, attaquent la maison de Trotsky. Trois groupes mitraillent la
chambre où se reposent Trotsky et sa femme, réfugiés sous un lit, et réussissent à les
manquer. Beria, furieux, convoque Soudoplatov chez lui, où il est en train de déjeuner
avec ses deux fidèles adjoints Serov et Krouglov, qui le trahiront sans hésiter un instant
en 1953. Beria lui réclame des explications et l’emmène, le soir, à la datcha de Staline. Il
lui présente le plan de rechange de Soudoplatov que Staline approuve en affirmant :
« L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement et nous
n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent à combattre les trotskystes et les empêcher
de détruire le Komintern ou de nous détruire nous-même[243]. » « Nous », c’est la
nomenklatura. Confiant dans ce nouveau dispositif, Staline garde Beria et Soudoplatov à
dîner avec lui.
Le 30 mai, l’organisateur sur place de l’assassinat, Grigoulevitch, envoie un rapport à
Staline et à Molotov, réclamant d’urgence de 15 000 à 20 000 dollars US pour boucler
l’affaire. L’homme chargé d’abattre Trotsky, Ramon Mercader, est selon Soudoplatov
capable « d’utiliser trois moyens : tirer un coup de feu, le poignarder ou le battre à mort.
Comme aucun laboratoire spécialisé ne pouvait lui fournir de poison, il ne restait que ces
trois possibilités[244] ».
Le 20 août, Beria et Staline connaissent le succès qu’ils attendent depuis si longtemps.
Dans l’après-midi, Mercader entre dans la maison de Trotsky. Il porte un imperméable
sous lequel il a dissimulé un piolet au manche raccourci et dont les poches contiennent un
poignard et un pistolet. Sous prétexte de montrer un article à Trotsky, il entre avec lui
dans son bureau. Trotsky s’assied, se penche pour lire l’article. Mercader abat le piolet sur
son crâne. Trotsky pousse un cri terrible, mais se débat, s’accroche à l’assassin et réussit à
l’empêcher de s’enfuir. Le lendemain, vers 5 heures, son cœur cesse de battre. Beria,
obéissant à un ordre de Staline, ordonne aussitôt par décret aux responsables du goulag de
« liquider dans les camps les trotskystes actifs[245] ». Après le massacre en 1937 et 1938
des quelque 2 000 trotskystes grévistes de la faim à Vorkouta et Magadan, il n’en reste
pourtant plus guère. Sous ce terme, Staline désigne donc un éventail plus large de
victimes.
Après le retour à Moscou de Caridad Mercader et de Naoum Eitingon, le 6 juin 1941,
juste avant l’invasion allemande, Beria propose à Staline un projet de décret du Soviet
suprême, dont l’exposé dissimule l’objet exact : « Un groupe de cadres du NKVD, est-il
écrit, a rempli avec succès, en 1940, une tâche spéciale. Le NKVD de l’URSS propose de
décorer les six camarades qui ont pris part à la réalisation de cette tâche[246] », dont,
même dans le cercle très étroit des dirigeants soviétiques, Beria évite de préciser la
nature. Il propose d’attribuer l’ordre de Lénine à Caridad Mercader et à son instructeur et
amant, Naoum Eitingon, l’ordre du Drapeau rouge à Lev Vassilevski et à Pavel
Soudoplatov, et l’ordre de l’Étoile rouge à Iossif Grigoulevitch et son adjoint Pavel
Pastleniak. Staline donne son accord. À sa libération de prison, en 1960, Mercader
recevra la médaille de Héros de l’Union soviétique, des mains du chef du KGB de
l’époque Alexandre Chelepine. Malgré son zèle, le procureur général de l’URSS,
Roudenko, accusera Beria en 1953 d’avoir entretenu des liens avec les trotskystes… par
l’intermédiaire du tueur Naoum Eitingon. L’imagination des procureurs staliniens est à la
fois pauvre et sans limite.
Tout aussi ridicule, Sergo Beria prétend que son père était opposé à l’assassinat de
Trotsky. Dans l’édition russe de ses souvenirs, il affirme qu’en 1950 son père lui dit : « Ils
veulent liquider Tito comme ils ont fait jadis avec Trotsky. À cette époque-là je n’ai rien
pu faire [comme s’il voulait faire autre chose qu’exécuter les ordres de Staline]. L’affaire
remontait à 1929 et était allée trop loin[247] » ; dans l’édition française, il met dans la
bouche de son père une tout autre phrase, aux forts relents provocateurs : « Nous
surveillons chaque geste de Trotsky et nous le contrôlons parfaitement », et il ajoute :
« Le NKVD noyautait effectivement tout le mouvement trotskyste. Pour mon père
l’élimination de Trotsky réduirait à néant ses efforts. Il estimait qu’il valait mieux
s’arranger pour l’entretenir au lieu de le laisser dépendre financièrement des Américains,
des Allemands et des Anglais », ainsi tous unis, selon Sergo Beria, pour soutenir à bout de
bras la Quatrième Internationale. Mais, continue le fils, « Staline s’entêta »[248].
Cette mission terroriste est, comme le massacre des officiers polonais ou la déportation
de leurs familles et la filtration des prisonniers soviétiques de la guerre de Finlande, un
volet de la préparation par Staline de la guerre qui vient. Un autre volet est le
renforcement de la législation antiouvrière. Un décret du 26 juin 1940 annule celui de
1927 sur la journée de sept heures et le repos hebdomadaire ; il porte la durée de travail à
huit heures, proclame la semaine de sept jours et interdit à l’ouvrier de « quitter
l’entreprise de sa propre initiative ». Un décret du 10 août 1940, enfin, punit l’absence
injustifiée (dont le retard supérieur à vingt minutes), la production de rebut, fréquente, et
le chapardage sur le lieu de travail, tout aussi fréquent vu les bas salaires et la pénurie
généralisée, d’une peine de prison ou de camp allant d’un à trois ans.
Dans le même sens, les autorités interrompent les réhabilitations engagées depuis le
remplacement de Iejov par Beria. En septembre 1940, le commissaire à la Justice de
l’URSS, Botchkov, ancien cadre du NKVD, adresse une note à tous les procureurs pour
« mettre fin à l’examen des réclamations de parents de condamnés à mort et à la révision
de leur affaire jusqu’à réception d’indications spéciales[249] ». Le 10 septembre 1940,
Staline décide que les condamnés à des peines légères, jusqu’alors envoyés en prison,
seront désormais expédiés au goulag, dont les effectifs frôlent les 2 millions de détenus au
1er janvier 1941.
Au début d’août 1940, Beria remplit une mission que lui confie Staline, et qui le
rattrapera en 1953. Il fait arrêter Ilia Belakhov, membre de la direction de la parfumerie
que commande Paulina Jemtchoujina, la femme de Molotov. Il fait soumettre Belakhov à
d’effroyables tortures, en particulier par l’énorme Koboulov, pour lui faire avouer qu’il a
été l’amant de Jemtchoujina et que cette dernière est un agent des services de
renseignements étrangers. Avant d’être fusillé, le 1er novembre 1941, avec 24 autres
victimes des services de Beria, Belakhov a la force de raconter ses tortures dans une
plainte classée aux archives : « Dès le premier jour de mon arrestation on m’a frappé trois
ou quatre fois par jour, même les jours de congé. On me frappait avec des matraques en
caoutchouc, avec des baguettes et des règles en fer, on me frappait sur les parties
sexuelles. Je perdais connaissance. On me brûlait le corps avec des cigarettes, on
m’aspergeait d’eau, on me faisait ainsi reprendre connaissance et on recommençait à me
battre. Puis on m’envoyait à l’infirmerie, on me jetait au cachot et on recommençait à me
battre le lendemain. Je finis par pisser du sang, on me brisa la colonne vertébrale, je
perdis la vue et fus sujet à des hallucinations[250]. » Koboulov avoue avoir ainsi frappé
Belakhov dans le bureau de Beria. Merkoulov, lui, gémit : « Ma sclérose croissante du
cerveau a tellement affaibli ma mémoire qu’il y a beaucoup de choses dont je ne me
souviens plus du tout, et d’autres […] confusément[251] », à commencer par les tortures
infligées à Belakhov.
Beria prolonge donc, à la demande de Staline, la campagne contre la femme de Molotov
engagée par le Guide dès l’année précédente comme moyen de chantage. Paulina
Jemtchoujina est le modèle de la nouvelle aristocrate parvenue. Toujours vêtue, avec une
élégance tapageuse, de robes achetées en devises à l’étranger, pleine de morgue, elle joue
à la « première dame » du régime. Élue en mars 1939 membre suppléant du comité
central, elle est nommée commissaire à la Pêche, domaine dont elle ne connaît rien. Le
10 août 1939, Staline dicte au bureau politique une résolution rendue publique, l’accusant
d’avoir par légèreté laissé son commissariat infesté d’« espions hostiles [sic !] ». Le
24 octobre 1939, il la fait démettre de ses fonctions « pour insouciance et légèreté[252] »,
puis nommer chef de la direction principale de l’industrie textile et de la mercerie ; il
ordonne son exclusion du comité central en février 1940, puis l’arrestation de Belakhov
peu après. Il maintient ainsi une menace permanente au-dessus de la tête de Molotov.
Beria s’attaque enfin à la reconstruction des services de renseignements soviétiques à
l’étranger démantelés par les répressions des années 1937-1939. La tâche est difficile. Les
contacts interrompus avec les agents Le Corse et Starchina en Allemagne ne seront
renoués qu’en septembre et octobre 1940. Beria a nommé Amaiak Koboulov, frère cadet
de Bogdan, résident de la Sécurité d’État à l’ambassade soviétique à Berlin, où il travaille
sous le pseudonyme de Zakhar. Au début d’août 1940, il rencontre un émigré letton,
Oreste Belinks, qui se prétend au chômage après la disparition du journal où il travaillait
en Allemagne, affirme comprendre les raisons de la présence soviétique dans les Pays
baltes et se dit prêt à communiquer à Moscou les informations qu’il peut recueillir auprès
de ses connaissances parmi les membres du ministère des Affaires étrangères allemand.
Dix jours plus tard, Amaiak Koboulov annonce le recrutement de cet agent sous le
pseudonyme le « Lycéen ». Pendant près d’un an, au cours de rencontres dans des parcs,
au bar d’hôtels ou de cafés divers, ce « Lycéen » abreuvera le jeune Koboulov de fausses
nouvelles fidèlement transmises à Beria.
Cependant Beria n’a rien abandonné de ses activités de basse police. Staline, pour des
raisons inconnues, a déjà des comptes à régler avec le maréchal Koulik qu’il fera
condamner à mort en 1950. Sur sa demande, Beria organise l’enlèvement, puis le meurtre,
de sa jeune et jolie femme âgée de 18 ans, née Simonitch. En octobre 1940, Beria
convoque dans son bureau Benjamin Goulst, chef adjoint de la section de la garde, et lui
déclare, d’après Goulst : « Je t’arrache les intestins, je t’écorche la peau, je te coupe la
langue si tu répètes à quelqu’un ce que je vais te dire maintenant. » Il lui explique qu’il
faut enlever la femme de Koulik, lui fournit comme adjoints les deux tueurs Vlodzimirski
et Tseretelli, et lui ordonne de « l’enlever à un moment où elle est seule »[253]. Les trois
hommes montent une embuscade rue Vorovski (redevenue aujourd’hui rue Povarskaia),
où vivent le maréchal et sa jeune femme. Enfin le jour se présente où elle se trouve seule.
Les trois hommes l’enlèvent et l’emmènent à la prison spéciale de la Soukhanovka. Le
maréchal remue ciel et terre. Beria joue la comédie, lance un avis de recherche et feint de
se démener pour retrouver la jeune femme, que Tseretelli et Vlodzimirski, sur son ordre,
transfèrent six semaines plus tard au siège du NKVD, à la Loubianka, où ils la fusillent
avant même que le procureur Botchkov ait eu le temps de rédiger sa condamnation à
mort, ce qui le contrarie quelques minutes.
Les éditions L’Aube de l’Orient sises à Tbilissi publient à cette époque une biographie
hagiographique de Beria rédigée par Merkoulov, intitulée « Le Fils fidèle du parti de
Lénine-Staline ». Après son arrestation, Merkoulov tentera d’en nier la paternité mais le
procureur lui mettra sous le nez une lettre du responsable des éditions qui le désigne
comme l’auteur. Merkoulov, pour se défendre, dira : « Cette biographie de Beria reflète
de sa vie seulement ce qu’il racontait lui-même sur lui-même[254]. » C’est évidemment
plus simple ainsi.
Les lignes qui concluent cette brochure suffisent à donner une image de son contenu et
du talent littéraire de Merkoulov. Évoquant les dernières élections aux soviets, l’ouvrage,
dans une langue de bois primaire, exalte « le grand guide des travailleurs du monde entier,
l’inspirateur et l’organisateur des victoires mondiales historiques du socialisme, le maître
sage et l’ami, le cher, le bien-aimé Staline ». Puis Merkoulov descend d’un degré dans le
lyrisme pour chanter « le plus proche compagnon d’armes du grand Staline, le chef du
gouvernement de notre puissante puissance socialiste, le camarade Molotov ». Enfin vient
le tour du chef de clan, « le fils bien-aimé du peuple géorgien, le disciple et le compagnon
d’armes fidèle du grand Staline, le dirigeant combatif des célèbres services de
renseignements soviétiques, le camarade Beria »[255].
Mais ces jeux où il excelle ne le protègent pas de la colère de Staline, constamment
occupé à chercher des boucs émissaires pour expliquer les difficultés du pays. Le
7 novembre 1940, Beria participe chez Staline au long déjeuner qui suit sur le mausolée la
parade anniversaire de la révolution, devant une foule moscovite dont l’enthousiasme
officiel dissimule mal la situation matérielle difficile. Staline est dans tous ses états. Il
vocifère : « Nos avions ne peuvent rester en l’air que trente-cinq minutes, tandis que ceux
des Allemands et des Anglais tiennent plusieurs heures », mais, gronde-t-il, « aucune des
institutions militaires ne nous a informés sur la [mauvaise qualité] des avions. Personne
parmi vous n’a pensé à cela […] Je suis seul à m’occuper de toutes ces questions.
Personne parmi vous ne fait ne serait-ce que l’effort d’y penser. Je suis seul ». Il se refuse
à reconnaître que la concentration des pouvoirs entre ses seules mains, sa volonté de tout
décider et de tout contrôler, le recours à la seule contrainte paralysent ses proches eux-
mêmes et interdisent toute initiative. Il ne connaît que la menace : « Les gens sont des
incapables […]. Ils m’écoutent jusqu’à la fin, puis laissent tout comme avant. Mais vous
allez voir si je perds patience. » Puis, selon Dimitrov qui relate la scène, il vise surtout
Kaganovitch et Beria qu’il fixe : « Je vais tellement cogner sur ces [deux] pleins de soupe
que tout ça va se fissurer[256]. » Beria ne peut pas ignorer, s’il ne le savait déjà, que, si
haut qu’il monte au sommet du Kremlin, il sera toujours menacé.
VII.

LA GUERRE QUI VIENT


En décembre 1940, Hitler adopte le plan Barbarossa prévoyant l’invasion prochaine de
l’URSS. Lors de la réunion du 30 mars 1941 qui prépare l’attaque imminente, il déclare :
« Il s’agit d’une guerre d’anéantissement. » L’état-major allemand partage les objectifs
politiques et idéologiques de la guerre formulés par les nazis. Le général Erich Hoepner,
commandant du groupe de Panzers IV et futur membre du complot de juillet 1944 contre
Hitler, signe le 2 mai un ordre d’opération qui met les points sur les « i » : « La guerre
contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du plan allemand
[…]. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie actuelle et doit donc être
menée avec une rigueur sans précédent. Chaque opération, dans sa conception et son
exécution, doit être guidée par une volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable
de l’ennemi. Il n’y a en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel
système russo-bolchevique[257]. »
La directive du 23 mai 1941 évoquant l’avenir allemand du nord de l’URSS, dispose :
vu les mesures prévues, « la population de ces régions, en particulier la population des
villes, connaîtra la plus grande famine […] ; des dizaines de millions d’hommes seront de
trop dans ces régions et mourront ou devront émigrer en Sibérie. Il s’agira de diriger la
population vers les espaces sibériens », à pied bien sûr, les chemins de fer étant réservés
aux troupes allemandes[258].
Une ordonnance de l’état-major du 13 mai 1941 laisse toute liberté à la Wehrmacht
pour sévir contre les civils. En fait, la guerre a pour but de réduire en esclavage des
populations slaves jugées inférieures, et à exterminer les populations juives, associées au
bolchevisme haï, selon la formule du « judéo-bolchevisme ».
Staline semble pourtant occupé par des soucis intérieurs. Le 3 février 1941, il divise le
NKVD en deux, créant un commissariat à la Sécurité d’État (le NKGB) à la tête duquel il
nomme Merkoulov, étroitement lié, voire subordonné, à Beria. S’il se voit retirer le
contrôle direct de la Sécurité d’État, Beria exerce toujours sa tutelle sur les deux tronçons
de son ancien commissariat.
Staline est en même temps confronté à une inflation bureaucratique qu’il maîtrise de
moins en moins. Ainsi le nombre de commissariats du peuple est passé de trente-quatre en
1939 à quarante et un début 1941. Le 21 mars 1941, il crée un bureau restreint du Conseil
des commissaires du peuple présidé par lui-même et formé de huit dirigeants, dont Beria.
Alors que le Conseil se réunit en moyenne une fois par mois, ce bureau exécutif le fera au
moins une fois par semaine et travaillera sur les plans de production mensuels et
trimestriels.
Face à la menace allemande de plus en plus pesante, Staline tergiverse. Il ne réagit pas
aux 324 cas de violations de l’espace aérien soviétique pointés entre le 1er janvier et le
22 juin. Mieux encore, lui qui voit des espions partout, y compris dans son entourage
proche, autorise des groupes d’experts allemands à venir sur le territoire soviétique faire
des relevés topographiques, sous l’aimable prétexte de rechercher les traces des tombes de
soldats allemands de la Première Guerre mondiale. Il confie à Timochenko :
« L’Allemagne ne combattra jamais toute seule contre la Russie[259]. » Le maréchal
Joukov note : « Jusqu’au début de l’agression de l’Union soviétique, l’espoir de différer la
guerre n’a pas abandonné Staline[260]. »
Il espère repousser à 1942 une agression qu’il sait inévitable et tente d’amadouer Hitler
par sa passivité et sa ponctualité à livrer toutes les commandes de l’Allemagne nazie.
Khrouchtchev a sans doute raison d’ajouter à cet espoir naïf un autre facteur : « Staline se
tenait devant Hitler comme un lapin devant un serpent […]. L’inéluctabilité de la guerre
le paralysait[261]. »
Ses services d’espionnage, à peine remis sur pied, tentent de leur côté de savoir ce qui
se prépare. Le 10 avril 1941, un télégramme chiffré (no 54) est adressé au résident
berlinois Zakhar, lui demandant d’accélérer la collecte de renseignements auprès des
agents soviétiques (Starchina, Chved, l’Espagnol, le Suédois, le Grec, l’Italien) dans les
milieux officiels du régime nazi. Le 15 juin, l’attaché militaire allemand à Moscou
Kestring déclare à son adjoint, le lieutenant-colonel Krebs : « Les jours prochains vont
être historiques. » Cette allusion transparente est transmise à Staline, Molotov et Beria par
le NKGB. Le 17 juin, Staline demande à Merkoulov et Fitine de vérifier les informations
inquiétantes apportées par un télégramme envoyé par le Corse et Starchina, annonçant
une attaque imminente de l’URSS par l’Allemagne.
En ces jours de juin, Beria est occupé à une opération de nettoyage intérieur. L’année
précédente, en juin 1940, Staline avait envoyé dans chaque capitale des trois États baltes
un émissaire pour préparer leur intégration forcée à l’URSS ; Andreï Jdanov à Tallin,
Andreï Vychinski, l’homme des procès de Moscou, à Riga, Vladimir Dekanozov,
l’homme de Beria, à Vilnius. Une fois installés des gouvernements dits « populaires », le
Kremlin décide de déporter en Sibérie, dans les mois qui suivent, plusieurs dizaines de
milliers de Baltes. Cette répression quotidienne ne suffisant pas à imposer la loi du
Kremlin, un coup de torchon s’impose. Le 16 mai 1941, Beria propose à Staline, sous sa
signature et celle de Merkoulov, un projet de décret ordonnant de déporter en trois jours
plusieurs dizaines de milliers de Baltes, jugés en bloc et de façon expéditive par une
conférence spéciale du NKVD. Dès réception de l’accord de Staline, Beria charge Ivan
Serov d’organiser le « transfert » : dans la nuit du 13 au 14 juin, le NKVD rafle et charge
dans quelques trains de marchandises 25 714 Baltes : 10 187 Lituaniens, 9 546 Lettons et
5 978 Estoniens.
Arrêtés en pleine nuit, les exilés ont le droit d’emporter cent kilos de bagages, dont de la
nourriture pour un mois : le voyage promet d’être long et le NKVD ne nourrit pas ses
voyageurs forcés. Beria prévoit une nouvelle opération de déportation dans la nuit du 27
au 28 juin 1941. Cette date confirme que le Kremlin ne prévoyait nullement l’attaque
allemande du 22 juin, qui différa la mise en œuvre de l’opération. Ces déportations, même
si la seconde resta trois ans dans les cartons, garantissent à la Wehrmacht un accueil
favorable d’une partie de la population locale et facilitent l’extermination par les nazis de
la quasi-totalité des 155 000 juifs lituaniens dont 6 % seulement échapperont au massacre,
et des quelques milliers de juifs lettons et estoniens.
Dès la mi-juin, la menace de l’invasion allemande se précise fortement et les
informations pleuvent sur le bureau de Staline. Le 19 juin, l’officier SS de la Gestapo
Willy Lehmann, agent du NKVD – nom de code Breitenbach –, informe son agent-chef,
Jouravlev, conseiller de l’ambassade soviétique, que l’Allemagne attaquera l’URSS le
22 juin à 3 heures du matin. Jouravlev transmet au résident du NKVD, Amaiak Koboulov,
qui, à son tour, transmet à Dekanozov, qui transmet à Beria, qui transmet à Staline
l’information enrobée de mille précautions.
Beria sait jouer des faiblesses de Staline avec ruse et même finesse. Le 21 juin 1941, il
lui adresse deux notes qui sont un modèle de jésuitisme. Il sait que Staline, se jugeant
infaillible, ne supporte pas la moindre critique. Il soutient donc son aveuglement, tout en
lui fournissant les éléments d’information et de réflexion indispensables : « J’insiste une
nouvelle fois, écrit-il, pour que soit rappelé et sanctionné Dekanozov, qui continue à me
bombarder de “désinformation” sur une prétendue agression de l’URSS préparée par
Hitler. Il m’a informé que cette “agression” aurait lieu demain. » Puis Beria accuse
l’attaché militaire soviétique à Berlin, de prendre au sérieux les renseignements fournis
par ses agents de Berlin. « Ce général stupide, écrit-il, affirme que trois groupes d’armées
de la Wehrmacht vont attaquer en direction de Moscou, Leningrad et Kiev » – exactement
ce qui se passera. Il critique aussi un informateur de Dekanozov, « qui ment en affirmant
que Hitler a concentré 170 divisions contre nous sur notre frontière occidentale », chiffre
évidemment exact. « Mais, conclut Beria, moi et mes hommes, nous nous rappelons
fermement, Iossif Vissarionovitch, votre sagace prévision : Hitler ne nous attaquera pas
en 1941. »
Il lui envoie peu après une seconde note : après avoir fait la synthèse des
renseignements fournis par eux, il menace de « réduire en poussière dans des camps les
agents secrets Épervier, Carmen, Diamant et Fidèle, pour désinformation systématique,
comme complices des provocateurs internationaux, qui voudraient nous brouiller avec
l’Allemagne[262] ». Ainsi Beria, convaincu de la justesse de leurs avertissements et dont
les menaces tonitruantes ne sont qu’un masque, joue sur les deux tableaux : il flatte la
vanité de Staline, tout en lui fournissant les éléments d’information à sa disposition.
Mais Staline, effrayé à l’idée de cette guerre, s’accroche à toute force au maigre espoir
que Hitler n’attaquera pas immédiatement. Par incompréhension totale de la politique et
de la psychologie de Hitler, il interdit toute mesure que ce dernier pourrait prendre pour
une provocation. Hitler, qui, dans son projet d’envahir la Pologne, avait fabriqué de toutes
pièces un incident de frontières, attribué aux Polonais, n’a pourtant besoin d’aucun
prétexte pour justifier (aux yeux de qui ?) sa décision d’entrer en URSS.
Le 22 juin 1941, la Wehrmacht pénètre en URSS. Ses colonnes enfoncent une Armée
rouge dont Staline a démantelé l’état-major et le corps des officiers. Préparée à ce choc,
elle aurait pourtant pu lui résister. Avant l’attaque, elle dispose sur le front ouest de
678 000 hommes, contre 635 000 pour la Wehrmacht, de 10 296 canons et mortiers contre
12 500, de 2 189 tanks contre 810 et de 1 539 avions contre 1 677. Mais cet avantage
initial est vite balayé : avant de réagir, Staline envoie Molotov à l’ambassade allemande
vérifier si l’Allemagne a bien déclaré la guerre. Von Schulenburg confirme. Mais,
pendant ces heures perdues, la Luftwaffe détruit plus de 1 200 des 1 539 avions
soviétiques, laissés sans camouflage sur des aérodromes que les Allemands ont repérés,
et, une fois cet anéantissement effectué, l’aviation allemande mitraille et bombarde à
cœur joie les tanks soviétiques, dont les carcasses calcinées s’alignent le long des routes.
À 5 h 45 du matin, Staline convoque enfin dans son bureau du Kremlin sa garde
rapprochée (Molotov, Beria et Mekhlis) avec les deux chefs de l’armée (Timochenko et
Joukov). L’agression confirmée, il prend trois décisions, qu’il ne signe pas de son nom,
bien que président du Conseil des commissaires du peuple : d’abord, une directive aux
armées leur ordonnant de repousser l’adversaire et, avec le bluff qui caractérise sa
politique, « de ne pas franchir la frontière jusqu’à instruction spéciale[263], instruction
qui n’arrivera jamais ; ensuite, deux mesures répressives : un décret instaurant les
tribunaux militaires, et la proclamation, signée du seul Beria, de la loi martiale dans les
camps de concentration, dont la garde armée rassemble alors 135 000 hommes pour
2 millions de détenus. Toute correspondance des déportés avec l’extérieur est supprimée ;
le régime de garde et de travail est brutalement renforcé.
Le 23 juin, Staline crée un Grand Quartier général présidé par le maréchal Timochenko,
assorti d’un institut de conseillers permanents, dont Beria. Le 25, celui-ci et Merkoulov
signent un arrêté exigeant que tous les Soviétiques remettent aux organismes de l’État
leurs postes de radio, sous peine de tomber sous la loi martiale. Dans la même logique
répressive, le 27 juin, Beria et Merkoulov demandent à Staline – qui répond
positivement – de sanctionner une liste de 775 « criminels d’État » arrêtés à Moscou et de
527 autres criminels dans les prisons de Vladimir et d’Orel. Ils signalent ensuite que,
parmi les détenus aux mains du NKGB, figurent en plus 1 282 individus qu’ils jugent
relever de la peine de mort et qui seront tous fusillés au cours des semaines suivantes.
La radio allemande annonce la guerre au monde entier. Radio Moscou reste muette
pendant de longues heures. Staline, assommé et incertain, se tait. C’est à 12 h 15
seulement que Moscou diffuse une déclaration rédigée par Molotov, Malenkov,
Vorochilov et Beria, lue par Molotov.
Le 26 juin, Beria, dans une note à Staline, insiste sur la nécessité de revoir le plan de
travaux établis pour le goulag pour l’année 1941, dont de nombreux projets de chantiers
assurés par le NKVD se trouvent dans des districts proches des frontières occidentales de
l’URSS, « où, écrit-il, les conditions pour la réalisation de ces travaux se sont aujourd’hui
compliquées à l’extrême ». Outre les menaces de destruction, « nombre de ces chantiers
n’en sont qu’au stade initial, exigent de nombreuses ressources humaines et matérielle et
ne fourniront pas de production dans l’immédiat[264] », alors qu’il faut concentrer les
efforts sur la production d’équipements militaires. Il propose donc une reconversion des
investissements. Vu l’avance foudroyante de la Wehrmacht, ces modifications
apparaîtront vite inutiles. Beria se lance alors dans une tâche autrement plus délicate : le
transfert d’une partie des équipements menacés.
Le soir du 29 juin, au Kremlin, Staline, Beria, Molotov, Malenkov et Mikoyan attendent
en vain des nouvelles du front, que l’état-major est incapable de leur donner. Staline,
furieux, part se terrer dans sa villa de Kountsevo. Tout lien avec lui est rompu, il refuse de
répondre au téléphone. Or, en son absence, rien ne peut se décider. Le lendemain, 30 juin,
Beria propose de constituer un comité d’État à la Défense, concentrant tous les pouvoirs.
Les six membres titulaires et suppléants présents du bureau politique, dont Beria,
débarquent à Kountsevo et trouvent Staline prostré qui leur demande d’une voix sourde la
raison de leur arrivée.
L’idée du comité d’État à la Défense, présidé par lui, composé de Molotov, Malenkov,
Vorochilov et Beria, et proclamé ce même jour le ragaillardit. Beria racontera plus tard à
Khrouchtchev comment se comporta Staline pendant ces journées décisives et lui citera sa
fameuse phrase : « Lénine a créé l’État et nous l’avons bousillé[265]. » Il était donc
convaincu que Khrouchtchev ne le dénoncerait pas. Il semble même lui avoir raconté
beaucoup de choses.
Les jours suivants, Staline précise les responsabilités de chaque membre du comité, où
entrent peu après Kaganovitch et Mikoyan : chacun est chargé de contrôler un secteur
particulier de la production et son acheminement vers les unités qui en ont besoin.
Ensemble, Malenkov et Beria (qui dirige toujours le goulag) supervisent l’aviation, les
fusées et les mortiers. Le 4 février 1942, Staline confirme cette répartition qui, avec
quelques modifications mineures, fonctionnera jusqu’à la fin de la guerre. Durant le
conflit il ne réunira jamais le bureau politique, remplacé par le groupe des cinq : Staline,
Beria, Molotov, Malenkov et Mikoyan.
Le comité confie à Beria le soin de transférer le plus possible d’équipements et
d’infrastructures industrielles vers l’Oural et la Sibérie. De juillet à la fin décembre 1941,
il organise le transfert de près de 1 500 entreprises démontées, transférées à l’arrière puis
remontées, soit 13 % des capacités industrielles de l’Union soviétique. De même, des
millions de personnes – ingénieurs, cadres, ouvriers et leurs familles – sont évacuées vers
l’Est. Cette prouesse logistique permet à l’URSS de conserver une partie importante de
son potentiel militaire, malgré la débâcle et la perte d’immenses territoires. Même si,
selon la tradition stalinienne, cette opération est organisée sous la contrainte, elle s’appuie
aussi sur la volonté de nombreux ouvriers et cadres de soustraire leurs usines à la
destruction préparée par les nazis. Mais, si le déménagement des entreprises est un
succès, il n’existe à peu près rien pour loger les ouvriers qui ont convoyé les machines,
les équipements et les outils. Ils vivent le plus souvent dans des zemlianki, des cahutes de
planches, des tentes, des hangars, voire des ruines – cela jusqu’à la mort de Staline.
Beria déploie dans ce transfert un certain talent d’organisateur, que rien jusqu’alors ne
laissait supposer et qui contribuera à assurer à l’URSS une supériorité décisive dans la
production de chars et de véhicules blindés, sur l’Allemagne, pourtant adossée à
l’industrie des pays européens occupés. Ainsi, de juin 1941 à l’été 1945, l’URSS produit
88 000 chars contre 23 500 en Allemagne et 106 000 véhicules blindés contre 41 000 en
Allemagne. Dans ce déséquilibre décisif en faveur de l’URSS, Beria joue un rôle non
négligeable.
La débâcle livre aux Allemands des villes aux prisons bondées de prisonniers
politiques, dont Beria organise le massacre avant l’arrivée de la Wehrmacht, sauf en
Biélorussie où elle prend de court le NKVD. Malgré cela, le commissaire politique de la
ville d’Ochminan parvient à faire fusiller 30 détenus et le directeur de la prison de
Globokiev en fait abattre 600, polonais, qu’il accuse, pour justifier son initiative, d’avoir,
contre toute vraisemblance, crié « Vive Hitler ! ».
En Ukraine, en revanche, le NKVD a le temps de se préparer. En juillet 1941, le NKVD
fusille 2 464 détenus politiques dans la province de Lvov, 1 101 dans celle de Drogobych,
1 000 dans celle de Stanislavsk, 674 dans celle de Tarnopol, 230 dans celle de Rovno, 231
dans celle de Volynsk, 125 dans celle de Kiev. Beria fait exécuter 25 détenus, internés à
Kouibychev (20) et à Saratov (5) – dont Mikhaïl Kedrov, Belakhov, Slezberg, le général
Stern, ancien de la guerre d’Espagne et membre du comité central, le général
Smouchkevitch, lui aussi ancien d’Espagne, les généraux Savtchenko, Loktionov et
Rytchagov, ancien chef de la direction des forces aériennes, Skrier, chef adjoint du
service d’approvisionnement des forces aériennes soviétiques, Sklizkov, chef de la
direction de l’armement de l’artillerie et quelques autres cadres militaires et politiques de
l’armée. Un an plus tard, Beria obtiendra du procureur de l’URSS qui a remplacé
Vychinski, l’ectoplasme Botchkov, qu’il valide rétrospectivement la décision d’exécuter
les 25 détenus. Ces 25 fusillés pèseront lourd dans les futurs interrogatoires de Beria,
harcelé à ce sujet en 1953 par le procureur Roudenko. En effet, le tribunal affirmera que
cette exécution avait été ordonnée « dans l’intérêt de Beria », que les victimes étaient
« des citoyens soviétiques honnêtes mais qui déplaisaient à Beria[266] ». Or, répétons-le,
une telle élimination n’a pu être décidée que par Staline lui-même.
Le comble est atteint à Orel, à 300 kilomètres au sud-ouest de Moscou, dernier sursaut
de la répression politique qui déferla sur le pays depuis l’assassinat de Kirov. Le
6 septembre 1941, Beria demande à Staline de fusiller les 170 détenus politiques de la
prison spéciale d’Orel, dont les troupes allemandes s’approchent. Ils constituent une
sélection des derniers survivants de la révolution : Christian Racovski, ancien président
du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, puis longtemps dirigeant de
l’opposition de gauche aux côtés de Trotsky, Maria Spiridinova, fondatrice et principale
dirigeante du Parti socialiste révolutionnaire de gauche ; Olga Bronstein-Kamenev, sœur
de Trotsky et première femme de l’ancien membre du bureau politique Léon Kamenev ;
les dirigeantes trotskystes Varsenica Kasparova et Varvara Iakovleva ; les intellectuels
révolutionnaires Alexandre Aikhenwald et Piotr Petrovski, partisans de Boukharine, tous
condamnés à mort « pour activité terroriste, d’espionnage et de diversion, et autre activité
contre-révolutionnaire[267] », toutes opérations imaginaires organisées du fond de leur
prison ! Staline donne son accord par retour du courrier le 8 septembre, le collège
militaire de la Cour suprême décide l’exécution de 161 hommes sur les 170, les neuf
autres étant des droit-commun. Beria dépêche aussitôt à Orel un plénipotentiaire spécial
du NKVD, et les 161 condamnés sont fusillés le 11 septembre 1941.
L’historien ukrainien Tcherniavski explique ce massacre par un calcul politique : « Les
satrapes staliniens, écrit-il, voulaient faire place nette : les peuples soviétiques ne devaient
avoir qu’une alternative : ou les nazis, ou Staline et sa bande[268]. » Mais on peut douter
que les condamnés, brisés par les tortures, aient pu représenter une alternative réelle à la
bureaucratie en place.
Pour organiser ces massacres, le 17 juillet 1941, Staline réunifie en hâte le NKVD et le
NKGB sous l’autorité de Beria ; la décision est rendue publique le 24 ; deux jours plus
tard, Staline se nomme commissaire à la Défense, puis, le 8 août, chef suprême du Grand
Quartier général. Dans sa lettre à Malenkov du 1er juillet 1953, Beria explique :
« Lorsqu’il a fallu arrêter nos armées qui reculaient en courant, le MVD a été réunifié à
nouveau, incluant la section spéciale retirée au ministère de la Défense ; une fois le travail
effectué pour arrêter les troupes en débandade, après avoir fusillé quelques dizaines de
milliers de déserteurs, créé les détachements de barrage, le MGB a été de nouveau séparé
du NKVD[269]. » Staline attend, pour ce faire, le 14 avril 1943. Une fois le danger passé,
peut-être ne veut-il pas laisser entre les seules mains de Beria l’énorme machine
répressive engagée dans une tâche de plus en plus lourde dans les territoires reconquis.
En attendant, le désordre prouve cruellement le manque de cadres dans un NKVD épuré
deux fois par Iejov, puis par Beria. Soudoplatov propose de sortir du goulag 140 officiers
du NKVD, déportés quelques mois plus tôt. Le NKVD a-t-il besoin d’eux ou pas ? C’est
le seul critère de Beria, peu préoccupé par la question de leur culpabilité, dont il
connaissait mieux que personne l’inanité. Soudoplatov a beau se hâter, certains avaient
déjà été fusillés, comme Serge Spiegelglass, abattu pour avoir échoué à liquider Trotsky,
et Theodore Maly, agent traitant des espions soviétiques britanniques Mac Lean et Philby,
deux des « cinq de Cambridge ».
Le 16 juillet, alors que les Allemands semblent l’emporter malgré une poche de
résistance autour de Smolensk, Hitler déclare : « Il ne faut pas laisser voir que nous
mettons en place une solution définitive. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires :
exécutions, transferts […] cet espace gigantesque doit être pacifié le plus vite possible ; la
meilleure manière sera de tuer ceux qui nous regardent de travers[270] » Cette vision
meurtrière interdit aux nazis de trouver les nombreux collaborateurs, dont ils auraient eu
besoin sur les arrières de leurs troupes. Or le désastre initial subi par l’Armée rouge, la
démoralisation ainsi engendrée, les souvenirs amers de la collectivisation forcée et, en
Ukraine, de la grande famine de 1932-1933 n’inclinent pas d’abord les rescapés à
s’opposer aux envahisseurs. En Ukraine, les paysans accueillent même souvent les
Allemands avec des fleurs, ou en leur offrant le pain et le sel. Puis la brutalité des troupes,
les pillages systématiques feront naître les premiers groupes de partisans, auxquels la
répression féroce de la population civile au cours des opérations menées contre eux
donnera un nouvel élan. La chasse aux partisans débouche sur des massacres de paysans
(surtout juifs) et la destruction de villages entiers, brûlés parfois avec leurs habitants.
Mais ces conséquences n’apparaîtront que plus tard. À la fin de juillet 1941, Staline se
demande surtout comment freiner la débâcle. Le 25 juillet, sur son ordre, Beria demande à
Soudoplatov de contacter Ivan Stamenov, ambassadeur de Bulgarie à Moscou, recruté en
1934 par le NKVD, alors qu’il était en poste à Rome. Stamenov devra faire circuler dans
les cercles diplomatiques proches des Allemands le bruit que Moscou serait prêt à
négocier un accord de paix. « Ce bruit, destiné à saper le moral de l’adversaire, commente
Soudoplatov, devait lui suggérer que la guerre éclair n’ayant pu assurer la prise de
Moscou, de Leningrad et de Kiev en l’espace d’un mois comme prévu, la perspective
d’un conflit prolongé était désormais inévitable […]. Il s’agissait de gagner du temps pour
nous permettre de rassembler nos forces et nos ressources, tandis que les Allemands
gaspillaient les leurs[271]. » Cependant, la Wehrmacht avance toujours quasiment au pas
gymnastique. La prise de Kiev est imminente. La raspoutitsa, qui transformera les
champs et les routes en boue plus ou moins liquide, ne commencera que dans six ou sept
semaines ; le moral de l’état-major allemand est toujours au beau fixe et Hitler pense
encore pouvoir occuper Moscou début octobre.
Soudoplatov n’a pas toujours présenté les choses de cette façon. Le 7 août 1953, il se
hâte, alors que lui-même est encore en liberté, de dénoncer Beria comme traître, par une
lettre au Conseil des ministres, où résumant la mission que Beria lui avait confiée, il
charge son patron : « Beria m’a trompé […]. Maintenant à la lumière de l’activité
traîtresse découverte par le comité central du PCUS, il est tout à fait évident que Beria,
dès 1941, au moment le plus difficile pour le pays, s’est engagé sur le chemin de la
trahison, en s’efforçant, dans le dos du gouvernement soviétique, de passer un accord
avec les envahisseurs fascistes allemands, et s’est décidé à aider l’ennemi à démembrer
l’Union soviétique et à asservir le peuple soviétique à l’Allemagne fasciste[272]. »
Entre-temps, Beria a entamé la déportation des Allemands dits de la Volga – un quart
seulement des Allemands soviétiques vivent dans la république allemande autonome de la
Volga – au Kazakhstan, en Ouzbékistan et dans l’Altaï. Un décret du présidium du Soviet
suprême du 28 août 1941 ordonne la déportation collective du million d’Allemands
soviétiques, descendant des Allemands installés en Russie depuis l’époque de
Catherine II, tous jugés espions et saboteurs potentiels. Dès le 27 août, Beria charge Serov
d’organiser le transfert de quelque 800 000 femmes, enfants et vieillards, entassés dans
des wagons à bestiaux, qui les emportent très lentement vers l’Est où la propagande
officielle annonce aux populations l’arrivée prochaine d’espions et de traîtres. Le NKVD
invite ses agents à « inciter les personnes transférées à prendre du ravitaillement pour une
période d’au minimum un mois[273] ». Le NKVD ne nourrit pas les déportés qui,
incapables de transporter un mois de ravitaillement, sont vite ravagés par la faim. À partir
du 3 septembre, Beria répartit les contingents dans des régions qui au fil des années
s’empliront de nouveaux déportés : 21 450 familles dans le territoire de Krasnoiarsk
(Sibérie orientale), 27 150 dans la région de Barnaoul (zone montagneuse de l’Altaï au
sud de la Sibérie), 28 600 dans la région de Novossibirsk (Sibérie centrale) et
24 300 familles dans la région d’Omsk (Sibérie occidentale).
Le 29 août, quatre membres du bureau politique (Molotov, Malenkov, Kossyguine et
Jdanov) informent Staline de leur volonté de nettoyer les faubourgs de Leningrad des
96 000 habitants de nationalité allemande et finnoise envoyés par tranches au Kazakhstan,
dans le territoire de Krasnoiarsk et de l’Altaï, dans les régions de Novossibirsk et
d’Omsk. Staline acquiesce. Ces mêmes autorités de la ville qui ne perdent pas une minute
pour organiser le déplacement de près de 100 000 citoyens soviétiques suspects pour
simples raisons ethniques, n’ont, malgré l’avance foudroyante des armées allemandes,
pris AUCUNE mesure d’évacuation de la population de Leningrad, AUCUNE mesure pour
constituer des stocks alimentaires en prévision d’un siège éventuel ; elles ont entassé le
peu qui restait dans un unique bâtiment, que les Allemands bombardent évidemment dès
le début du siège.
Beria, jugeant ce nombre insuffisant, l’enrichit en une nuit de plus de 30 000 déportés
supplémentaires. Le lendemain, 30 août, par ses instructions, il ordonne le transfert de
132 000 citoyens d’origine allemande et finnoise : 96 000 par train, 36 000 par eau, sous
la responsabilité de Merkoulov. Mais le Blitzkrieg bouscule ses plans. Le même jour, en
effet, les troupes allemandes débouchent sur la Neva et coupent la voie ferrée qui relie
Leningrad au reste du pays. Le 8 septembre, elles bloquent la dernière liaison routière.
Reste une seule liaison par le lac Ladoga, insuffisante pour déporter 132 000 personnes.
Le NKVD ne peut en traiter que quelques milliers. Les autres restent dans la ville où ils
périront presque tous, eux aussi, de faim et de froid.
Beria tente pourtant d’accélérer le mouvement. Plus de cinq semaines avant l’arrivée
des troupes nazies devant Moscou, le 8 septembre, il décide le transfert des Allemands
vivant dans la capitale et dans la province de Moscou, réalisé entre le 10 et le
15 septembre. Il suggère à Staline d’y ajouter de toute urgence les 11 500 Allemands qui
vivent dans la province de Kouibychev, sur le cours inférieur de la Volga. Staline est
toujours d’accord, du moment qu’il s’agit de déporter ou de fusiller.
Après la prise de Krementchoug, le 8 septembre, le rouleau compresseur allemand
avance vers la Crimée et le Caucase. Le 22 septembre, sur ordre de Beria, se prépare le
transfert des populations allemandes des territoires de Krasnodar, d’Ordjonikidzé, de la
région de Toula, de la république des Kabardes et des Balkars et de l’Ossétie du Nord.
L’opération commencée le 25 septembre doit être bouclée le 10 octobre.
Les victimes se rebellent parfois et Beria menace. Par un décret du 22 septembre, il
ordonne aux agents du NKVD de « prévenir les personnes déplacées que, si certains
membres d’une famille se mettent dans une situation illégale, le chef de famille en portera
la responsabilité pénale et les autres membres seront soumis à des mesures répressives ».
Beria insiste : « En cas de mesures dilatoires, de manifestations antisoviétiques, de
tentatives de résistance armée, prendre des mesures résolues pour liquider les
responsables[274] », c’est à dire les protestataires.
Beria travaille à la chaîne. Le 23 septembre, un décret organise le transfert des
Allemands des régions de Zaporojé, Stalino et Vorochilovgrad vers le sud de l’Ukraine –
opération prévue du 25 septembre au 10 octobre. Entre le 25 et le 30 octobre, ce sont les
48 375 Allemands de Transcaucasie qui sont embarqués dans des wagons à bestiaux pour
le Kazakhstan.
Ce transfert gigantesque de population, effectué en pleine retraite de l’Armée rouge, se
double de l’évacuation des prisons et des camps de Russie d’Europe et d’Ukraine. Pour
transporter ces 750 000 détenus, le NKVD réquisitionne des milliers de camions dont
l’armée aurait bien besoin. Mais Staline et Beria jugent la lutte contre leur propre peuple
plus importante que le combat contre l’envahisseur, peut-être par crainte que les victimes
de leur terreur ne rejoignent l’armée desdits envahisseurs. Crainte injustifiée, tant les SS
et la Wehrmacht déploient le même mépris haineux pour les Untermenschen slaves.
Les conditions de transport et d’accueil transforment l’opération en hécatombe. Sur
48 000 Allemands soviétiques envoyés dans le sud du Kazakhstan seuls 23 832
parviennent à bon port – si l’on peut dire –, 20 994 sur 41 000 dans la région de Djamboul
au sud-est du Kazakhstan et 30 610 sur 60 000 dans la région de Koustanaïs – soit la
moitié –, 5 554 sur 15 000 dans la région d’Aktioubinsk, et 8 354 sur 29 000 dans le
Karaganda – soit un tiers ; 3 608 sur 15 000 dans la région de Kzyl-Ordyn et 8 764 sur
près de 32 000 dans la région d’Alma-Ata, au sud du Kazakhstan – soit un quart. À part
quelques fuyards, les autres sont morts pendant les quatre ou cinq semaines de voyage et
leurs cadavres ont été jetés par la porte des wagons.
Les conditions d’accueil ne sont pas meilleures. Le 11 octobre, le lieutenant du NKVD
Botchkov, à propos de l’installation des Allemands dans la région de Djamboul, note :
« La région ne dispose absolument d’aucun fonds d’habitation appartenant au Comité des
populations déplacées[275]. » En clair, alors que l’hiver va bientôt arriver, il n’y a nulle
part où loger les nouveaux arrivants condamnés à « habiter » – si l’on ose dire – des
zemlianki, des huttes ou des étables.
Beria le signale lui-même : « dans tous les villages de peuplement spécial de l’Altaï [au
sud de la Sibérie] les baraquements ne sont pas adaptés à l’hiver : ils ne comportent ni
poêles, ni vitres aux fenêtres ». Ceux des « régions de Sverdlovsk, Molotov, Iaroslav,
Vologda, Irkoutsk, des districts de l’Altaï et de la république de Komi se trouvent dans le
même état ». Beria ajoute que, dans plusieurs villages de peuplements spéciaux, « les
baraquements, les cantines, les infirmeries, les bains et autres services municipaux sont
dépourvus du matériel nécessaire. Beaucoup d’entre eux ne sont pas éclairés, faute de
lampes à pétrole[276] ».
Beria mentionne avec insistance ces carences, sans doute pour dégager sa
responsabilité ; mais du transport qui relève de lui, il ne dit rien… L’installation revient
aux autorités locales ou régionales prévenues au dernier moment. C’est à elles – et non à
lui – qu’il faut demander des comptes sur la rentabilité dérisoire du travail de ces
déportés. Il n’a usé que de moyens limités (de 6 000 à 15 000 soldats et policiers chaque
fois) pour cette tranche de déportation, étalée sur plusieurs semaines. La leçon servira.
Trois ans plus tard, il s’assurera des moyens décuplés pour déplacer des peuples entiers
du Caucase en trois à quatre jours.
Il s’attaque ensuite à une entreprise aux conséquences tragiques : la constitution d’un
comité antifasciste juif. Au début de septembre 1941, le NKVD installe dans le luxueux
hôtel Métropole à Moscou deux dirigeants du Bund polonais et de l’Internationale
socialiste : Henryk Ehrlich et Victor Alter. Ils reviennent de loin : le NKVD les avait
capturés en Pologne en septembre et octobre 1939, internés à la Loubianka, puis
condamnés à mort, mais pas exécutés. Le 24 août 1941, se tient un meeting antifasciste à
Moscou. Trois jours après, leur peine est commuée en dix ans de détention. À peine sont-
ils installés à l’hôtel Métropole qu’un envoyé de Beria vient leur proposer de constituer
un Comité juif mondial contre le fascisme. Ils acceptent. Beria leur demande un projet de
programme et de statuts, ainsi qu’une liste de personnalités.
Les deux bundistes préparent ces documents et les envoient à Staline et Beria. Ils
envisagent de former en URSS un comité juif antihitlérien, composé de sept représentants
des populations juives de pays sous la domination nazie et d’un représentant des
populations juives de l’Union soviétique, des États-Unis et de Grande-Bretagne. Leur
comité devrait coopérer avec les gouvernements et les ambassades des pays comportant
une nombreuse population juive et tisser un lien permanent avec les juifs des pays réduits
en esclavage par l’hitlérisme. Staline ne peut pas accepter l’idée d’une internationale juive
antifasciste dirigée par deux juifs polonais issus de l’Internationale socialiste, cela en
plein cœur de Moscou. Il décide donc de les liquider au plus vite.
La déroute de l’Armée rouge provoque une marée de prisonniers, de fuyards et de
déserteurs dont Beria, en tant que chef du NKVD, doit s’occuper. Un rapport du NKVD
recense, à la date du 10 octobre 1941, 657 364 fuyards raflés par les sections spéciales du
NKVD, créées dès le 20 juillet, qui en ont renvoyé 632 486 sur le front et arrêté 25 878. Il
en fusille 10 201, dont 3 321 devant leurs unités. Afin de compenser les pertes, il
ponctionne le goulag pour fournir des troupes fraîches. Deux décrets, du 12 juillet puis du
24 novembre 1941, décident la libération anticipée de déportés pour délits mineurs, dont
420 000 sont envoyés en hâte sur le front.
Beria met alors en place les premiers camps de filtration : le NKVD y envoie les soldats
soviétiques qui ont réussi à échapper à l’encerclement par la Wehrmacht qui, dans sa
percée, a d’autres soucis que de s’occuper du million de prisonniers raflés en deux mois et
qu’elle renvoie sous escorte légère vers l’Allemagne. Ces soldats, a priori, sont suspects.
La plupart, après une ou deux semaines d’interrogatoires serrés, réintègrent une unité de
l’Armée rouge ; mais certains, qualifiés de traîtres ou d’espions, sont fusillés.
L’afflux de fuyards n’est pas seulement dû à la peur de la Wehrmacht. Les rapports au
sein de l’Armée rouge sont marqués par le mépris du haut commandement pour les
officiers et de ceux-ci pour les soldats ; par la peur de Staline aussi, capable de faire
fusiller des gradés au moindre doute. Dans ses mémoires, Khrouchtchev souligne que de
nombreux généraux avaient pris l’habitude de frapper officiers et soldats. Les officiers
craignent et souvent haïssent leurs supérieurs immédiats, du commandant de compagnie
au commandant de front, qui peuvent, à tout moment, les faire fusiller, envoyer dans les
bataillons disciplinaires ou en première ligne pour y être sacrifiés, voire déminer par
l’explosion de leur propre corps les champs de mines. Seule la peur de recevoir une balle
dans le dos, à la faveur d’un assaut, peut neutraliser la brutalité du supérieur hiérarchique.
Les litanies sur l’héroïsme de l’Armée rouge relèvent de la légende dorée. Le lieutenant et
écrivain Viatcheslav Kondratiev me l’a répété, quand je l’ai rencontré à Moscou en 1989
et 1990, puis, plus tard, à Paris : le cri « Pour la patrie, pour Staline ! » était en général
lancé par les instructeurs politiques. Les soldats ne mettaient qu’un enthousiasme variable
à le répéter.
Le 15 octobre 1941, Staline signe un ordre d’évacuation de Moscou. Le même jour le
présidium du Soviet suprême et le gouvernement partent pour Kouibychev. Les
commissariats à la Défense et à la Marine doivent déménager « sans tarder ».
Kaganovitch s’occupe de leur transport et Beria de leur protection. Alter et Ehrlich sont
évacués, avec le corps diplomatique, à Kouibychev. Le 4 décembre, le NKVD les arrête.
Le tribunal militaire les condamne à mort trois semaines après. Erlich se pend dans sa
cellule le 12 mai 1942 ; Alter, qui s’étonne dans une lettre à Beria de « cette conclusion si
inattendue de négociations menées sur la base d’une confiance mutuelle[277] », est fusillé
le 17 février 1943. L’ambassadeur soviétique aux États-Unis, Maxime Litvinov, confronté
aux protestations des organisations juives et socialistes américaines, répond, dans une
lettre du 23 février 1943, au président de l’American Federation of Labor, que les deux
hommes ont été condamnés à mort pour avoir lancé un appel (inventé de toutes pièces)
aux troupes soviétiques à arrêter l’effusion de sang et à conclure une paix immédiate avec
l’Allemagne.
En prévision d’une arrivée de la Wehrmacht aux portes de Moscou, Beria doit organiser
le sabotage du télégraphe et des entreprises, entrepôts et établissements qu’il sera
impossible d’évacuer, et neutraliser l’ensemble des installations électriques du métro, en
ne laissant intactes que les conduites d’eau et les canalisations. L’après-midi du 15, il
convoque les premier et deuxième secrétaires du PC de Moscou, Chtcherbakov et Popov,
à la Loubianka pour leur transmettre ses instructions en ce sens. Dans la nuit du 15 au
16 octobre les généraux torturés dans les caves de la Loubianka sont transférés avec un
groupe d’enquêteurs du NKVD à Kouibychev, sauf Meretskov et Vannikov invités par
Staline à reprendre du service ; 300 officiers, pour lesquels on ne trouve pas de moyen de
transport, sont fusillés sur-le-champ. Beria, lui, reste à Moscou.
Le 19 octobre 1941, le comité d’État à la Défense se réunit en présence de
Chtcherbakov et du président du comité exécutif du soviet de Moscou, Pronine, pour
décréter l’état de siège à Moscou et dans la banlieue, à compter du lendemain. Pronine a
affirmé plus tard qu’au moment d’entrer dans le bureau de Staline, alors absent, il entend
Beria déclarer à Molotov et à Malenkov : « Moscou n’est pas l’Union soviétique.
Défendre Moscou, c’est une cause perdue. Rester à Moscou, c’est dangereux. On va nous
abattre comme des pigeons. » À l’ouverture de la réunion Staline demande : « Allons-
nous défendre Moscou[278] ? ». Tout le monde répond : Oui, on va défendre la ville.
À la fin de septembre le bilan de la guerre est lourd : la Wehrmacht a fait plus de
2 millions de prisonniers ; en décembre, ils seront un peu plus de 3 millions, auxquels il
faut ajouter près d’un million et demi de morts et disparus. L’URSS a perdu les deux tiers
de sa production de charbon et de fonte et près de 90 % de sa production d’acier.
C’est alors que se stabilise le fonctionnement, dès lors immuable, du Grand Quartier
général. Staline convoque généraux, commissaires du peuple, chefs de service, qu’il
accable de questions, auxquelles il exige des réponses brèves et précises, et de directives
et réprimandes en présence de Molotov, Malenkov et Beria, en général impassibles et
silencieux.
Le GQG discutait chaque mois de la répartition de l’armement et des munitions pour le
mois suivant. « Un jour, raconte le commandant de l’artillerie de l’Armée rouge Voronov,
Staline fut frappé de lire sur le bordereau “Pour le NKVD, 50 000 fusils” » et lui demande
qui avait présenté cette requête et pourquoi tant de fusils pour le NKVD ? Voronov
nomme Beria, qui, convoqué aussitôt, tente de donner des explications à Staline en
géorgien. Irrité, Staline lui coupe la parole et le prie de répondre en russe : pour quelle
raison et dans quel but avait-il besoin de tant de fusils ? Pour armer des divisions du
NKVD nouvellement formées, répond Beria. La moitié suffira, 25 000, répondit Staline.
Beria insiste. Staline tente deux fois de le raisonner. En vain. « Alors, exaspéré Staline
nous lança : “Rayez ce qui est inscrit là et écrivez 10 000 fusils.” » Voronov ajoute :
« Quand nous quittâmes le bureau de Staline, Beria nous rattrapa et nous dit d’un ton
menaçant : “Ne vous en faites pas, on vous aura”[279]. » Certes, évoqué sous
Khrouchtchev, un souvenir concernant Beria est suspect, mais cette double rebuffade
semble vraisemblable. Staline n’admettait aucune remise en cause de son autorité, et
Beria et les militaires se détestaient cordialement.
Beria organise alors l’activité productive du goulag, malgré le régime de famine des
détenus dans un pays lui-même ravagé par la faim. Sauf l’appareil du Parti et de l’État
qui, lui, ne se refuse rien. Beria ne peut pas ignorer l’état des détenus. Le 24 janvier 1942,
une circulaire du NKVD signée de lui, envoyée à tous les commandants de camp, décrit
une situation lamentable. « Dans toute une série de camps et de colonies de travail, écrit-
il, les conditions de vie et d’entretien des détenus se sont nettement dégradées. » Avant la
guerre déjà les détenus étaient mal nourris, mal vêtus et entassés dans des baraquements
sordides et mal chauffés. Tout a empiré : « Résultat, note Beria, les poux et les maladies
dues au froid se répandent. Le nombre de détenus malades, affaiblis, épuisés augmente
considérablement. Dans les baraquements règne la saleté ; les détenus se lavent rarement,
l’assistance médicale est mal organisée. » À qui la faute ? « Les chefs des camps et des
colonies de travail expliquent la dégradation des conditions d’existence par les difficultés
d’approvisionnement et de fourniture de matériel. » Beria refuse qu’on se défausse sur
des éléments objectifs : « Le caractère insatisfaisant de l’entretien des détenus s’explique
avant tout par l’incurie des appareils qui gèrent les camps, et qui manquent de discipline
et de sens des responsabilités. Les ordres du NKVD sont violés de façon criminelle. Dans
toute une série de camps et de colonies de travail, les cadres s’enivrent, nouent des
rapports avec des détenues, volent les aliments et le ravitaillement[280]. » La productivité
du goulag, déjà basse, s’effondre. Pourtant, il est chargé de fabriquer des munitions et des
armes légères. Beria est comptable de ses résultats. Mais, s’il peut exprimer sa colère dans
une circulaire, que peut-il faire concrètement sur les commandements et l’encadrement
des camps ? En destituer certains… pour les remplacer par d’autres qui feront exactement
la même chose.
Il a en revanche les moyens de liquider les militaires qui commettent un faux pas. Le
26 janvier 1942, dans une note à Staline, il accuse Koulik d’avoir, par « son esprit
défaitiste », livré à l’ennemi la presqu’île de Kertch en Crimée, où l’Armée rouge a subi,
en janvier 1942, un lourd revers dû à Staline qui a obstinément refusé l’évacuation,
proposée par Koulik, de 40 000 soldats soviétiques bientôt encerclés par la Wehrmacht.
Mais Staline ne saurait avoir tort.
Les soucis de la guerre n’empêchent pas Beria de régler quelques comptes personnels.
Le NKVD patronnait l’équipe de football du Dynamo de Moscou, l’armée celle du
Spartak de Moscou, dont les vedettes étaient les frères Starostine et qui avait remporté,
contre le Dynamo, le dernier championnat de football de l’URSS. Le 19 mars 1942,
Beria, dans un rapport à Staline, accuse les trois frères de complicité avec les nazis.
Nicolas Starostine, affirme-t-il, a été démasqué, dès 1938, comme membre d’un complot
pronazi, monté par von Hervardt de l’ambassade d’Allemagne, parmi les sportifs
soviétiques. Trois d’entre eux, arrêtés, ont obéi aux agents du NKVD et accablé Nicolas
Starostine, accusé « d’être lié à Hervardt et d’avoir rempli ses tâches d’espionnage ». Par
la suite, poursuit Beria, « des informations révèlent que les frères Starostine ont une
attitude antisoviétique et répandent des inventions calomnieuses contre les dirigeants du
parti communiste et de l’Union soviétique » (traduire : Staline). Enfin, lors de l’avance
allemande vers Moscou, les mêmes auraient « colporté des rumeurs défaitistes, tout en se
préparant à rester à Moscou » par pur souci de carrière. « En cas d’occupation de la ville
par les Allemands ils comptaient occuper des postes dirigeants dans le “sport russe” ! »
Beria cite ensuite des phrases attribuées aux Starostine, dont certaines, vraisemblables,
voire authentiques, prouveraient leur imprudence. Par exemple, André Starostine aurait
déclaré à son entourage : « Les Allemands vont prendre Moscou, Leningrad […] c’est la
fin du bolchevisme, la liquidation du pouvoir soviétique et l’instauration d’un ordre
nouveau. » Et, pour s’y préparer, un conseil : « Dans une petite semaine les Allemands
seront là ; il faut nous dépêcher de régler la question de l’appartement et tout régulariser
demain […]. Si on prend des chambres, il faut le faire uniquement chez des juifs, car ils
ne reviendront plus ici » – phrase qui n’a rien pour révolter Staline, dont Beria connaissait
la judéophobie. Plus grave, d’après Beria, André Starostine, rejetant le stalinisme, aurait
déclaré : « L’idée bolchevique, qui m’avait attiré au Parti en 1929, s’est complément
évaporée. Il n’en reste pas la moindre trace. » Sa femme, toujours selon Beria, trouvait
que « l’année 1917 était intéressante », parce que c’était celle du « renversement du
tsarisme »[281]. Beria demande à Staline l’autorisation d’arrêter Nicolas et André
Starostine. Pour ces deux vedettes du sport il ne peut se passer de l’autorisation du chef
suprême, qui la donnera, et les Starostine seront exilés en Sibérie.
Depuis septembre 1941, des physiciens et agents soviétiques – par conviction
idéologique – Cairncross, Klaus Fuchs et Bruno Pontecorvo tiennent Beria informé de
leurs travaux. En mars 1942, Beria adresse à Staline sa première « communication
spéciale sur l’utilisation de l’énergie atomique de l’uranium à des fins militaires ».
« S’appuyant, écrit-il, sur les informations fournies par les services de renseignements
soviétiques en Angleterre », il décrit un état très précis du stade atteint par les recherches
effectuées en Angleterre et propose à Staline de « travailler la question de la création d’un
organe scientifique consultatif près le comité d’État à la Défense de l’URSS, formé de
personnalités compétentes pour coordonner, étudier et organiser le travail de tous les
savants, chercheurs des organisations de l’URSS, qui s’occupent des questions de
l’énergie atomique de l’uranium ». Il propose de transmettre les documents du NKVD sur
l’uranium à « des spécialistes éminents, afin qu’ils donnent leur jugement sur eux et
prévoient leur utilisation correspondante[282] ». Et Beria cite à Staline le nom des savants
soviétiques qui traitent les problèmes de la fission de l’atome : Piotr Kapitsa, Skobeltsyne
et Sloutski. Mais Staline, comme d’habitude, attend et tergiverse.
Au meeting antifasciste du 12 octobre 1941, Kapitsa avait annoncé, par un discours
publié dans la Pravda du lendemain, la possibilité théorique de fabriquer un jour une
bombe atomique capable de détruire une ville entière, mais ce jour paraissait lointain. Le
physicien Gueorgui Flerov, à la lecture de ces propos, alerte plusieurs de ses collègues
sans susciter d’abord de réaction. La plupart des rapports établis par des agents
soviétiques restent dans les bureaux du NKVD des mois durant, sans être sérieusement
examinés.
Beria organise néanmoins dans les mois qui suivent, quelques réunions de travail sur
cette question, avec des savants soviétiques qui ont commencé avant la guerre à travailler
sur la fission nucléaire – en particulier Igor Kourtchatov, dont le laboratoire avait été
démantelé au lendemain de l’invasion. Mais le responsable officiel des questions
atomiques pour le comité d’État à la Défense est Molotov. Beria se contente d’évoquer
avec les savants les données très précieuses que lui transmettent ses services de
renseignements et auxquelles il ne comprend rien. Le 28 septembre 1942, Staline signe un
décret du comité d’État à la Défense décidant d’organiser les travaux de recherche sur
l’uranium, dont l’URSS ne possède alors que de très faibles quantités au Tadjikistan. Le
6 octobre 1942, Beria relance Staline : « Dans les pays capitalistes, on a commencé à
étudier la question de l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires. » Il lui
indique le niveau atteint par ces recherches aux États-Unis et en Angleterre, et lui propose
de constituer un comité scientifique consultatif de physiciens chargé de « coordonner,
étudier et orienter tous les travaux sur les questions d’énergie atomique[283] » sous le
contrôle du NKVD. Des savants interrogés par lui ont recommandé certains de leurs
collègues, dont Fok et Landau, deux des meilleurs physiciens soviétiques, alors au
goulag. Staline, méfiant devant toute innovation, ne réagit pas.
Beria doit assumer en même temps des tâches quotidiennes plus urgentes. Au fur et à
mesure de la contre-offensive de l’Armée rouge, le NKVD est chargé de nettoyer les
arrières. Le 18 juin 1942, Beria alerte Staline sur les premiers résultats des « répressions
contre les membres des familles de traîtres à la patrie ». Il juge la législation très
insuffisante : « Les familles des individus condamnés pour espionnage ou pour trahison et
collaboration avec les occupants allemands, pour avoir servi dans les organes punitifs ou
administratifs des occupants allemands dans les territoires occupés par eux, et des
personnes parties de leur plein gré avec les troupes d’occupation lors de la libération des
territoires occupés par l’ennemi, ne sont pas susceptibles de poursuites dans le cadre de la
législation actuelle. » Il estime à 10 398 ce type de familles dans les quelques territoires à
ce jour libérés, soit 37 350 individus, dont 15 251 femmes et… 19 855 enfants, tous
passibles à ses yeux des tribunaux. Il se félicite que les sections spéciales aient arrêté plus
de 23 000 individus (donc des soldats…) dans les unités de l’Armée rouge pour
espionnage, tentatives ou intentions de trahison de la patrie[284]. Il peut même déceler les
intentions…
Une semaine plus tard, le 24 juin, Staline répond à la plainte de Beria. Il fait adopter par
le comité d’État à la Défense un décret stipulant : « les membres adultes des familles
d’individus (militaires et civils) » condamnés à la peine de mort pour les crimes énumérés
ci-dessus par Beria doivent être arrêtés et envoyés en exil pour cinq ans « dans les
localités éloignées de l’URSS », c’est-à-dire dans le Grand Nord ou le fin fond de la
Sibérie. « Sont considérés comme membres de la famille du traître à la patrie le père, la
mère, le mari, la femme, les fils, les filles, les frères et les sœurs, s’ils vivaient avec le
traître à la patrie et se trouvaient à sa charge au moment où il a accompli son crime ou au
moment où il a été mobilisé dans l’armée au début de la guerre[285]. » Il ne manque que
les cousins. Impossible d’échapper à cette responsabilité collective.
Au début de l’été 1942, l’offensive allemande se déploie vers le Caucase. Le 5 août
l’Armée rouge abandonne Stavropol, les 1re et 4e divisions blindées allemandes foncent
sur Maikop, la 17e armée sur Krasnodar, dont le territoire comporte plusieurs camps du
goulag, que le NKVD tente d’évacuer. L’épisode est révélateur des rapports entre le
NKVD, les déportés et la nomenklatura. La ville d’Armavir menacée par l’avance
allemande abrite 3 497 détenus du goulag et 7 404 prisonniers. Le NKVD les embarque
dans un convoi bientôt bloqué par un bombardement de l’aviation allemande. Les gardes
ouvrent le feu sur la colonne des détenus, dont certains parviennent à s’enfuir. Un peu
plus loin entre Armavir et Krasnodar, le NKVD local s’apprête à évacuer les détenus d’un
camp agricole, mais tout le transport est réquisitionné par « les familles des dirigeants de
la colonie et du NKVD, accompagnés d’une énorme quantité de bagages […]. Le maigre
transport à cheval fut réquisitionné par ces familles et leurs bagages[286] ». La
nomenklatura et son mobilier sont prioritaires ! Les détenus partis à pied sont pris par les
Allemands quelques kilomètres plus loin.
Les pillages et massacres de la population civile par la Wehrmacht suscitent la création
sur ses arrières, en Biélorussie puis en Ukraine, de groupes de partisans, souvent à
l’initiative d’unités du NKVD restées à cette fin derrière la ligne mouvante du front.
Staline et Beria y voient d’abord l’occasion d’organiser sabotages et actes de diversion
pour maintenir les arrières de l’ennemi sous tension.
Le 5 septembre 1942, le commissariat à la Défense réunit à Moscou les cadres du
mouvement des partisans, et institue le lendemain un commandement chargé de
coordonner leurs actions dont il confie la direction au maréchal Vorochilov. Celui-ci étant
incapable d’assurer cette tâche, la fonction est supprimée le 19 novembre 1942,
officiellement afin d’obtenir « une plus grande souplesse dans la direction du mouvement
de partisans et afin d’éviter une centralisation superflue[287] ». Beria se retrouve chargé
de chapeauter ce mouvement à partir de Moscou. Selon Khrouchtchev, à cette époque
« Staline avait une confiance totale en Beria et Beria un pouvoir d’influence sur
lui[288] ».
Pour combler les trous provoqués dans l’encadrement de l’armée par les pertes au
combat et par les exécutions qu’il ordonne, Staline adresse, le 1er août 1942, une directive
aux commandants des districts militaires de Moscou, de Stalingrad et de la Basse-Volga
et à Beria : il s’agit de rassembler tous les officiers encore détenus au goulag, du rang de
commandant de compagnie (capitaine) jusqu’à celui de général, pour former des
« bataillons d’assaut de fantassins » de 929 hommes par bataillon, pour envoi immédiat
sur les secteurs du front les plus difficiles. Ce sont donc des bataillons de la mort, mais les
hommes désignés acceptent : plutôt ce risque que de pourrir dans un camp où, dans une
situation de famine générale, la survie est problématique.
Dans le mois, alors que l’Armée rouge recule vers le Caucase, Beria crée un réseau de
« camps spéciaux » pour « démasquer », parmi les soldats soviétiques en fuite interceptés
par le NKVD, « les déserteurs, les espions et autres éléments douteux parmi les divisions
de l’Armée rouge […] qui reculent […] constituer sur eux un dossier sous forme
réglementaire et les traduire en justice[289] ».
Staline craint que Hitler atteigne le Caucase et prenne Bakou, qui fournit alors
l’essentiel du pétrole utilisé par les tanks et les camions soviétiques. Cette perte serait une
tragédie irréparable pour l’Armée rouge qui, privée de pétrole, serait paralysée. Churchill
propose à Staline l’appui des troupes anglaises stationnées en Irak et américaines
stationnées en Iran. Staline, qui ne veut pas entendre parler d’une telle incursion dans ses
territoires, y envoie le commissaire à l’Énergie, Baïbakov, et l’avertit : « Si les Allemands
obtiennent une goutte de pétrole, vous serez fusillé. » Baïbakov pourrait choisir de tout
faire sauter, mais Staline y a pensé : « Si vous détruisez les installations et que nous
restions sans carburant, vous serez pareillement fusillé[290]. »
Il envoie Beria imposer un ordre de fer à l’arrière des troupes. Il arrive le 23 août à
Soukhoumi. Le général Chtemenko, qui commande le secteur, donne deux versions
différentes, à deux dates différentes. Le 30 mars 1948, dans son autobiographie : « Le
camarade Beria a organisé sur place la défense de la Transcaucasie. » Dans une lettre à
Khrouchtchev le 21 juillet 1953, après l’arrestation de Beria : « Au lieu de nous apporter
l’aide concrète dont le commandement et l’état-major de la 46e armée avaient besoin,
Beria changea toute une série de cadres responsables dans l’appareil de l’armée et du
front[291]. » C’est l’habitude chez les mémorialistes soviétiques : leurs souvenirs varient
selon le secrétaire général en poste au moment où ils les publient. Le général Tiouleniev,
en désaccord avec les décisions de Beria, affirme en 1960, sous Khrouchtchev, qu’il fit
surtout beaucoup de tapage et conclut : « Par son attitude et sa conduite criminelle, il ne
fit que désorganiser, entraver et perturber notre travail[292]. » Fidèle à son rôle de chef du
NKVD, Beria a certes dû soupçonner, dépister, démasquer, déplacer, limoger. Mais on ne
peut accorder aucune confiance aux souvenirs sur Beria de quelqu’un qui s’exprime sous
Khrouchtchev.
Dès janvier 1943, la contre-offensive soviétique dans le nord du Caucase repousse les
Allemands. L’Armée rouge libère Naltchik, la capitale de Kabardino-Balkarie, le
4 janvier, Novotcherkassk le 13 janvier, Stavropol le 21 janvier. Ces succès préludent à
une tragédie pour les peuples de la région.
Le 2 février 1943, l’armée de von Paulus capitule à Stalingrad. La majorité des soldats
allemands, gravement sous-alimentés depuis plus de trois semaines, soumis à un froid
intense qui souvent a gelé leurs membres, sont dans un état pitoyable. Dès le 4 février,
Beria rapporte à Staline que, dans les camps et sur le trajet, des milliers de prisonniers
sont morts d’épuisement et de maladies, et il demande que, pendant les trois mois qui
suivent, la ration alimentaire des prisonniers soit augmentée de 30 %. Le 1er juin 1943
Beria reçoit la médaille « Pour la défense de Stalingrad », à laquelle il n’a pris aucune
part.
C’est seulement en ce mois de février 1943 que le comité d’État à la Défense décide
d’organiser la recherche sur l’utilisation militaire de l’énergie atomique. Le 11 février,
Igor Kourtchatov s’en voit confier la responsabilité. Le 7 mars, après avoir dépouillé les
rapports des agents soviétiques dans le bureau de Molotov, il écrit, tout excité, à Beria :
« Ces documents sont d’une importance énorme et inestimable pour notre nation et notre
science […] ils nous donnent une précieuse ligne de conduite pour nos propres
recherches, nous épargnant de nombreuses phases très difficiles dans le développement de
ce problème, nous indiquant de nouvelles voies scientifiques et techniques, créant trois
nouveaux champs pour la physique soviétique[293]. » Le 10 mars est créé un Institut
secret de recherches atomiques, le Laboratoire no 2, présidé par Kourtchatov qui passe
tout son mois de mars au siège du NKVD, à la Loubianka, où il examine les rapports des
services de renseignements, qu’il juge très riches. Malgré les réticences, voire
l’opposition, de Beria qui n’a pas envie d’élargir le nombre de savants admis à consulter
les rapports de ses agents, Kourtchatov obtient la collaboration de trois autres dirigeants
du Laboratoire no 2, les physiciens Alikhanov, Ioffe, et Kikoïne. Le 3 juillet, il note que
les documents américains, fournis par le NKVD, « sont presque tous du plus haut intérêt
pour nous […]. Extraordinairement précieux[294] ».
Mais, pendant les deux années suivantes, les dirigeants soviétiques ne répondent plus
aux demandes des savants soviétiques sur la nécessité d’accélérer les recherches. Beria
craint, semble-t-il, que les rapports émanant de Grande-Bretagne ne comportent une
désinformation qui entraîne l’URSS dans d’énormes dépenses improductives. Un ancien
agent du NKVD confirme que Beria restait soupçonneux et menaça un jour un agent qui
lui rapportait les dernières conclusions de ses services. « Si c’est de la désinformation, je
vous jetterai en prison. »
L’historien britannique David Holloway, citant cette phrase, commente : « Beria a sans
doute transmis à Staline et Molotov ses soupçons sur les rapports des services de
renseignements[295]. » C’est probablement l’inverse. Beria n’ignorait pas que Staline
voyait de la provocation partout, et il le singeait. Même s’il comprend l’importance de la
future bombe A pour l’URSS, Beria ne peut s’opposer à la lenteur d’esprit et à la
méfiance maniaque de Staline, renforcée par le borné Molotov.
Préparant déjà l’après-guerre et le nouvel ordre international, Staline prend la décision
de dissoudre l’Internationale communiste. La Pravda rend la décision publique le 15 mai
1943 et, le 8 juin, annonce triomphalement la dissolution de ses organismes dirigeants. Le
12 juin, Staline réunit Molotov, Vorochilov, Beria, Malenkov, Mikoyan, Chtcherbakov et
Dimitrov pour mettre en place secrètement, une section d’information internationale du
comité central du PC soviétique. Elle sera présidée par Chtcherbakov, bureaucrate
alcoolique, au cuir épais, parfaitement ignorant du mouvement ouvrier international.
Pour donner une ombre de vraisemblance aux refus qu’il oppose aux invitations de
Churchill et Roosevelt à une rencontre hors de l’URSS, Staline se consacre, du 1er au
3 août 1943, à sa deuxième et dernière visite à la zone du front. Un train de quelques
wagons, dont l’un est empli de bois de chauffage pour donner à ce convoi l’allure d’un
innocent transport de marchandises, conduit Staline et Beria à 180 kilomètres à l’ouest de
Moscou. Comme une tranquille promenade de santé…
Quelques semaines plus tard, le NKVD découvre, collés sur les murs de quelques rues
de Saratov, des tracts manuscrits d’une extrême violence, signés « La société des jeunes
révolutionnaires ». On y lit : « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires
staliniens. […] L’URSS, création de Lénine, a été transformée en empire fasciste de
Joseph Ier. […] Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline[296] ! » Le
NKVD repère vite les membres de la société : six jeunes de 11 à 13 ans ; leur chef, Gueli
Pavlov, a perdu son père, mort à la guerre. Il écope de six ans de camp, comme les cinq
autres, sa mère de huit ans. Certes, leur protestation n’exprime qu’un sentiment très
minoritaire, mais la floraison de petits groupes de ce type au lendemain de la guerre en
montre la réalité.
Le 4 septembre 1943, Staline reçoit le colonel de la Sécurité d’État, Karpov. Il
l’interroge sur les dignitaires de l’Église orthodoxe, dont il lui propose un plan de
réorganisation, sous la houlette d’un Conseil des affaires de l’Église orthodoxe. Pour les
tester, il demande à Beria et à Malenkov leur avis : faut-il recevoir les trois métropolites
Serge, Alexis et Nicolas ? Les deux hommes pensent que oui. Staline développe en fait
une politique déjà esquissée avant la guerre. Le 11 novembre 1939, il avait fait adopter
par le bureau politique une instruction adressée à Beria déclarant inopportun de maintenir
la pratique du NKVD de l’URSS, à savoir « les arrestations de serviteurs du culte
orthodoxe et la persécution des croyants », et abrogeant « l’instruction du camarade
Oulianov-Lénine sur la lutte contre les popes et la religion[297] ». Dès le début de la
guerre, il avait liquidé en douceur la société des Sans-dieu.
En 1943 aussi, sort à Smolensk, alors sous occupation allemande, l’ouvrage d’un
collaborateur russe des nazis, V. Loujski : La Question juive. L’auteur insiste sur la
présence juive au sommet de la Sécurité d’État : « Aujourd’hui, le NKVD se trouve dans
les mains du juif caucasien Beria, qui a maintenu toutes les traditions de cet organe de la
terreur judéo-bolchevique, jusqu’à la “judaïcisation” de son appareil[298] ». En 1952, le
ministre de la Sécurité d’État de Géorgie, Roukhadzé, reprendra contre Beria ce bruit
lancé par les nazis. Qui se ressemble s’assemble.
Le 30 septembre 1943, Beria se voit décerner le titre de « Héros du travail socialiste »
« pour mérites particuliers dans le domaine du renforcement de la production d’armement
et de munitions, malgré les conditions difficiles du temps de guerre », pourtant le meilleur
moment pour développer la production d’armes…
VIII.

LES LENTS CONVOIS DES « PEUPLES-TRAÎTRES »


Un rapport de Beria à Staline note qu’en 1943 les troupes du NKVD chargées de la
protection des arrières ont interpellé 931 549 individus « dont 80 296 ont été arrêtés
comme espions, traîtres, vendus, bourreaux, déserteurs, maraudeurs et simples
criminels[299] ». Ces soucis de l’ordre intérieur prennent alors une dimension sans
précédent. L’offensive allemande vers le Caucase au cours de l’été 1942 avait amené la
Wehrmacht à occuper pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, quelques régions
au nord du Caucase. Les autorités allemandes avaient tenté d’y instaurer une politique de
collaboration avec des groupes des populations tombées sous leur domination, parfois,
faute de mieux, avec des émigrés amenés en hâte dans les fourgons de la Wehrmacht. Le
Kremlin fait payer très cher aux peuples concernés ces tentatives plus ou moins avortées.
Dès le 10 janvier 1943, trois semaines avant la capitulation de la VIe armée allemande
de von Paulus à Stalingrad, le comité d’État à la Défense démobilise 400 000 soldats. Une
vingtaine de milliers d’entre eux, dont des Coréens, des Bulgares, des Grecs, des
Kalmouks, des Tatars de Crimée, passent directement du front au goulag. Cette
déportation partielle prépare la déportation totale d’une douzaine de peuples qui va
accompagner le recul permanent de la Wehrmacht.
À la mi-mars 1943, Beria descend une seconde fois dans le Caucase pour s’occuper du
ravitaillement des troupes et, sans doute aussi, pour préparer ces déportations. Sergo Beria
ose affirmer que son père « s’opposa oralement et par écrit[300] » – écrit dont on n’a
aucune trace – à la déportation en 1943-1944 des peuples du Caucase. Or il était venu en
train spécial, avec près de 120 000 soldats des troupes du NKVD, elles aussi « spéciales »
pour l’organiser en personne. Le combat d’un régime contre ses peuples exige de lourds
moyens.
La première mesure frappe le petit peuple des Karatchaïs, éleveurs et agriculteurs
d’origine turque, islamisé depuis le XVIe siècle, qui vit dans les steppes au nord-ouest du
Caucase. Lors de leur offensive vers Bakou, les troupes allemandes ont pénétré sur leur
territoire sans se heurter à une vive résistance, puis constitué un comité national karatchaï
comprenant de nombreux mollahs et placé sous leur contrôle étroit. À la fin de
janvier 1943, la contre-offensive de l’Armée rouge les expulse du territoire. Pendant
plusieurs mois, le NKVD et le NKGB mènent une lutte difficile contre les bandes
antisoviétiques laissées sur place par les Allemands et le comité national disparu. Ils
déportent d’abord 110 familles de chefs de bande, puis Staline décide de frapper fort en
punissant le peuple tout entier. Un arrêté du 14 octobre 1943 ordonne le transfert des
68 938 Karatchaïs recensés par le NKVD en Kirghizie et au Kazakhstan. Il commence
quelques jours plus tard. Beria, responsable de l’opération, désigne son adjoint
Tchernychov, fort de 53 327 soldats des troupes intérieures du NKVD, pour la mener à
bien. Presque un soldat par homme, femme, vieillard et enfant déportés ! La gestion du
désordre intérieur l’emporte sur les besoins du front.
Le scénario mis en place se répète, amélioré au fil des déportations : les victimes,
embarquées par surprise, ne disposent que d’une heure au maximum pour rassembler les
quelques effets qu’ils sont autorisés à emporter. Les wagons à bestiaux où on les entasse
mettent plusieurs semaines à les amener à destination, dans une région où rien n’est
préparé pour les accueillir – les autorités locales ont été informées au dernier moment –,
alors que l’hiver y connaît des températures de moins 20 à moins 40 degrés. Des milliers
meurent en chemin de faim, de froid, de maladie. Les survivants sont parqués sous des
tentes. Dans cette première phase, on fournit théoriquement à chaque déporté
100 grammes de viande, 80 grammes de poisson, 10 grammes de matière grasse et
100 grammes de pain. Ensuite, Beria fera des économies : les déportés suivants devront se
débrouiller eux-mêmes.
L’affaire des Karatchaïs marque le début d’une avalanche de déportations. Selon la
volonté de Staline, Beria accompagne l’avance de l’Armée rouge de déportations en rafles
successives de peuples entiers, dits traîtres, de novembre 1943 à novembre 1944.
D’abord, les Kalmouks. Ce peuple mongol d’éleveurs nomades, de religion bouddhique,
s’était installé dans les steppes au nord et au nord-ouest de la mer Caspienne sur le
pourtour de l’embouchure de la Volga. La Wehrmacht pénètre sur leur territoire en
août 1942, crée une « province kalmouke », régie par un commissaire du Reich, forme
avec un groupe d’émigrés rapatriés en urgence un « comité national kalmouk » qui publie
un journal, Le Kalmouk, et constitue un corps de cavalerie d’environ 3 000 hommes. Au
début de janvier 1943, l’étau se resserrant autour de l’armée de von Paulus à Stalingrad,
les troupes allemandes quittent la Kalmoukie, entraînant avec elles la division de
cavalerie qui accompagnera leur retraite jusqu’en Allemagne, ponctuée d’exploits
sanglants.
Dès le 27 janvier 1943, le haut commandement a dissous les divisions caucasiennes de
l’Armée rouge, en particulier la 110e division de cavalerie kalmouke. Au début, Staline
semble se contenter d’épurer et de réorganiser l’appareil local du Parti, en soumettant ses
membres à une vérification soigneuse dont les résultats sont modestes : sur
5 574 membres du Parti, dont 60,5 % de Kalmouks – les autres étant essentiellement des
Russes –, 125 ont suivi les Allemands dans leur retraite ; 181 militants jugés suspects ou
accusés de collaboration sont exclus. En réalité, la réorganisation de l’appareil n’est qu’un
camouflage destiné à dissimuler les préparatifs de la déportation massive.
Le 25 novembre 1943 Beria s’envole avec Staline, blême de peur quand surviennent des
trous d’air, pour Téhéran où se tient la première conférence des trois grands, dont il doit
assurer la sécurité. Sa tâche est facilitée par le fait que la conférence se tient dans
l’ambassade soviétique. Terrifié par la possibilité d’un attentat des services allemands,
Staline refuse d’en sortir et réussit à convaincre Roosevelt d’y loger la délégation
américaine. Beria reste dans l’ombre.
Le 27 décembre 1943, un premier décret dissout la république autonome de
Kalmoukie ; le 28, un second ordonne d’expulser tous les Kalmouks de cette République
(soit un peu plus de 93 000 hommes) par quarts à peu près égaux dans l’Altaï (25 000) les
régions de Krasnoiarsk (25 000), Omsk (25 000) et Novossibirsk (20 000). Beria dirige
l’opération de son confortable wagon spécial, assisté de Bogdan Koboulov et Ivan Serov,
avec une extrême brutalité. Les soldats du NKVD ne laissent aux victimes qu’une ou
deux heures, parfois une demi-heure, pour préparer leur départ, leur interdisent
d’emporter vêtements, chaussures, ustensiles domestiques et autorisent seulement de quoi
se nourrir pour quelques jours. Les éleveurs que sont les Kalmouks doivent abandonner
leur bétail, qui périra dans la steppe. Dès le 2 janvier 1944, Beria assure Staline et
Molotov du plein succès de l’opération : « 46 convois ont emmené 26 539 familles, soit
93 139 individus sur leurs lieux de dispersion[301] » – euphémisme pour déportation…
En trois semaines, des milliers de Kalmouks, privés d’eau, de nourriture, périssent. Les
vivants sont installés dans des kolkhozes, où ils n’ont rien à faire et, ne gagnant rien, ne
peuvent rien acheter. L’ancien président de la république de Kalmoukie, Pourveiev, se
plaint à Staline : « Les Kalmouks, répartis dans les kolkhozes de Sibérie, ne reçoivent pas
de ravitaillement, car les kolkhozes n’en ont pas[302]. » Les autorités locales doivent se
débrouiller avec les misérables moyens du bord. Quand ces anciens éleveurs se retrouvent
en usine, ils sont si incapables de s’adapter à cette nouvelle existence que leur salaire,
dérisoire, s’évapore en amendes. Réduits à mendier, soumis au climat sévère de la
Sibérie, souvent privés de chaussures, ils meurent comme des mouches.
L’opération suivante, toujours menée par Beria, est d’une autre envergure : la
déportation de 459 486 Tchétchènes et Ingouches, peuples du Caucase distincts par leur
histoire, mais réunis dans une seule république de Tchétchénie-Ingouchie. À la mi-février
1944, Beria arrive à Grozny, la capitale, dans son train blindé. Le 17 février il annonce à
Moscou : « Les préparatifs de l’expulsion des Tchétchènes et des Ingouches s’achèvent.
[…] Vu l’envergure de l’opération et les particularités des régions de montagne, ajoute-t-
il, il a été décidé de consacrer à l’expulsion […] un délai de huit jours. » Trois pour
embarquer les 300 000 hommes, femmes et enfants vivant dans les vallées, quatre pour
embarquer les 150 000 habitants des régions de montagne dont, précise-t-il, « les accès
seront bloqués en temps voulu ». Il demande, « vu le poids de l’opération[303] », à rester
jusqu’au 26-27 février à Grozny. Staline accepte.
Lorsque Beria explique la nécessité de cette déportation au président de la république
autonome de Tchétchénie-Ingouchie, Molaiev, celui-ci éclate en sanglots, puis, écrit Beria
à Staline le 22 février 1944, « se reprend en main » et promet de faire son travail avant
d’être déporté lui-même. Beria affecte 40 cadres tchétchènes et ingouches du Parti et du
gouvernement aux 24 districts de la République, en les incitant à trouver dans chacun
deux ou trois membres du Parti chargés d’expliquer à leurs voisins les raisons de leur
expulsion. Prévoyant une mobilisation un peu molle, il se tourne vers le clergé musulman
et en informe Staline : « Nous avons invité les plus hautes personnalités spirituelles de la
Tchétchénie-Ingouchie à nous aider, par l’intermédiaire des mollahs et des autres
personnalités locales[304] », auxquels Beria fait des promesses qu’il ne tiendra pas.
L’opération commence le lendemain à l’aube, par une ruse grossière : « La population
sera conviée à une réunion, décrit Beria. Une partie ramassera les affaires et l’autre,
désarmée, sera postée aux points d’embarquement[305]. » Il annonce fièrement que
94 741 personnes ont été embarquées le premier jour, et n’a constaté que six cas de
tentatives de résistance, « stoppées par l’arrestation des intéressés ou par le recours aux
armes », bref, par quelques exécutions. Dans trois villages, Pechkhoevsoié, Nachkoï et
Sioujy, la population se rebelle. Les soldats du NKVD incendient les habitations et
plusieurs dizaines d’habitants périssent brûlés vifs. Beria n’en dit mot.
À Khaïbakh, dans le district de Chatoï, le 27 février 1944, le responsable du
détachement du NKVD, le commandant Gvichiani – gendre du futur président du Conseil
des ministres Kossyguine –, enferme un peu plus de 700 femmes, enfants et vieillards
qu’il jugeait intransportables dans les écuries du kolkhoze Beria (au nom admirablement
choisi) et y met le feu. Ils brûlent tous. Gvichiani se vante de son exploit dans un rapport
strictement confidentiel : « Vu leur état intransportable et afin de réaliser dans les délais
prévus l’opération “Montagnes”, j’ai été obligé de liquider plus de 700 habitants du
village de Khaïbakh. » Beria le félicite et le fait décorer « pour avoir agi avec décision
dans le déroulement de l’opération. Vous êtes présenté à une récompense
gouvernementale et à une élévation dans votre grade. Félicitations ». Pour cet Oradour
tchétchène et le rôle qu’il y a joué, Gvichiani sera décoré de l’ordre de Souvorov du
deuxième degré, ses supérieurs directs Krouglov et Serov du premier degré. Puis
Gvichiani, promu lieutenant général, sera dégradé en 1954 « pour s’être disqualifié
pendant son activité dans les organes », sans autre précision.
Le lendemain, 28 février, plus de 500 vieillards, enfants, femmes enceintes, malades,
invalides de guerre du village d’Elkhara sont enfermés dans des bergeries et brûlés vifs.
Ceux qui réussissent à échapper aux flammes sont abattus sur-le-champ.
Le lieutenant du NKVD Malsagov, nommé vice-président du tribunal régional de
Taldy-Kourganskoié, dénonce ces deux massacres en janvier 1945 dans une lettre à
Staline. Le courrier parvient en fait à Beria. Au début de février 1945 il est convoqué à la
direction régionale du NKVD où il doit confirmer qu’il a bien écrit une lettre à Staline. Le
responsable du NKVD l’avertit : « Si tu répètes cette déclaration, tu ne garderas pas la
tête sur tes épaules ; désormais, tu ne travailles plus dans les organes de la justice. » Deux
semaines plus tard, il est limogé.
Informé le 10 juillet 1953 par la Pravda de l’arrestation de Beria, il rappelle ses
exploits, dans une lettre à Malenkov datée du 11 juillet 1953, où il cite le nom de trois
témoins de ce déchaînement de barbarie[306]. Sa lettre, jointe au dossier Beria, ne sera
pas utilisée contre lui. Le vrai maître d’œuvre de la déportation des peuples reste Staline ;
si les dirigeants soviétiques l’ont tous approuvée, aucun ne souhaite qu’on en parle. Beria
n’est responsable que de l’organisation pratique, du détail pour les dirigeants, habitués à
la répression de masse.
Le 24 février, Beria annonce qu’il en a terminé avec la rafle de 333 739 personnes, dont
176 950 sont déjà entassés dans les wagons à bestiaux. Une neige abondante, tombée ce
jour-là dans toute la République, a gêné le transport des victimes, mais rien n’arrête
l’héroïsme des troupes du NKVD face à des populations civiles. Un ancien dirigeant
régional de l’Ossétie du Nord, l’Ingouche Akhrapiev, se rappellera quarante ans plus tard
le mois de février 1944 : « Nous avons passé près d’un mois, embarqués vers une
destination inconnue, entassés dans des wagons à bestiaux bourrés au maximum, sans
lumière et sans eau […]. Le typhus se déclara. Nous ne recevions aucun soin ; […] nous
enterrions nos morts dans la neige lors de brefs arrêts dans des endroits déserts et
perdus[307]. » L’opération exige une grande prudence, car un déporté qui s’éloigne de
plus de cinq mètres du wagon risque d’être abattu par les gardes, et mieux vaut se méfier
de leur précision arithmétique, car ils trompent leur ennui avec de larges rasades de
vodka.
L’adjoint de Beria, Milstein, témoigne : « Des cas de typhus se sont déclarés. » Mais,
« grâce aux mesures prises, l’épidémie a été enrayée »[308]. Comment ? Il ne précise pas.
En l’absence de médecins et de médicaments, le NKVD a sans doute réglé le problème
des typhiques en les jetant du train dans le froid glacial et la neige. Expéditif et peu
coûteux…
Avant même d’avoir achevé cet énorme transfert, Beria s’attaque aux Balkars, petit
peuple islamique d’origine turque, installé sur le versant du mont Elbrouz, entre les
Karatchaïs à l’ouest, les Tchétchènes Ingouches à l’est et la Géorgie au sud. Ils vivent
avec les Kabardes, non convertis à l’islam, dans la république autonome de Kabardino-
Balkarie. Le 28 octobre 1942, les Allemands ont pris sa capitale, Naltchik, et occupé
totalement le pays pendant cinq mois. Ils ont rouvert les mosquées, dissous les kolkhozes
consacrés principalement à l’élevage dans cette région montagneuse, et créé avec
quelques personnalités kabardes et balkares – surtout d’anciens princes émigrés – un
comité national du Nord-Caucase. L’Armée rouge les déloge en février 1943. Le
commissaire de la République Filatov arrête quelques bandits, si mollement que Beria le
remplace par un de ses proches, le Géorgien Bziava. Celui-ci accuse son prédécesseur de
n’avoir pris aucune mesure pour liquider les groupes de brigands et de déserteurs qui,
écrit-il, « ont formé la base et le noyau des appareils et des organismes des forces
d’occupation[309] ». Dès lors, le sort des Balkars est réglé.
Le 24 février, dans son train spécial, Beria avec Bogdan Koboulov, Ivan Serov et
Stepan Mamoulov arrive de Grozny à Ordjonikidzé, la capitale de l’Ossétie du Nord, à
l’est de la Kabardino-Balkarie. Il y installe son quartier général et réclame immédiatement
au NKVD local la liste des Balkars et des villages où ils vivent, ainsi qu’un relevé des
routes carrossables et accessibles aux camions. Le 29 février, il informe Staline que
« toutes les mesures nécessaires pour assurer la préparation et le déroulement favorable
des opérations de déportation des Balkars ont été prises […]. La déportation sera
effectuée le 15 mars ». Sans souffler, il ajoute : « Aujourd’hui, nous finissons ici le travail
[de déportation des Tchétchènes Ingouches] et nous partons pour un jour en Kabardino-
Balkarie, puis nous regagnons Moscou[310]. »
Le 2 mars 1944, Beria débarque à Naltchik, flanqué de ses trois éternels adjoints et d’un
groupe de cadres du NKVD et du NKGB, et expose son projet au premier secrétaire du
comité régional de la Kabardino-Balkarie. Le 5 mars, un décret officialise le transfert au
Kazakhstan (25 000) et en Kirghizie (15 000) des 37 103 Balkars et 3 000 Kabardes. Le
reste de la population kabarde est globalement épargnée. L’opération commence le 8 au
matin et s’achève le 9 au soir.
Cette fois, Beria pulvérise les délais. Le 11 mars, il annonce fièrement à Staline :
« L’opération d’expulsion des Balkars […] a été achevée le 9 mars », et il regagne
Moscou où le bureau politique, le 14, le félicite pour son brillant résultat. Une note du
NKVD précise que 37 713 Balkars (donc augmentés de 700 unités depuis le départ) ont
été répartis dans 14 convois – soit près de 2 500 individus par convoi, ce qui est
probablement un record.
Destinés à servir de main-d’œuvre aux sovkhozes, kolkhozes et usines (surtout dans les
mines), ils sont livrés à une sorte de marché aux esclaves. Les directeurs d’entreprises les
examinent comme du bétail. Comme chez les autres peuples, la grande majorité des
déportés sont des femmes, des enfants, des vieillards et des invalides – les hommes
valides étant au front. Les directeurs refusent systématiquement les familles formées
souvent d’une veuve, d’une grand-mère et de six ou sept enfants. Certaines sont
condamnées à manger de l’herbe. Une vieille femme observe : « Cette herbe-là ne
ressemblait pas à celle de nos montagnes et beaucoup d’entre nous en mouraient[311]. »
Staline, satisfait, veut décorer les acteurs de ces hauts faits d’armes. Il invite Beria à en
dresser la liste. Le 25 mars, sur un décret visé de Staline, il s’attribue l’ordre de Souvorov
première classe, « pour avoir rempli de façon exemplaire des tâches spéciales du
gouvernement », formule aussi vague qu’hypocrite pour nommer la déportation des
peuples. L’année 1944 sera abondante en décorations pour Beria, qui reçoit, le 15 juin
1944, la médaille « Pour la défense de Moscou », le 31 août 1944 la médaille « Pour la
défense du Caucase », et le 3 novembre 1944 l’ordre du Drapeau rouge « pour ancienneté
de service dans les troupes et organes du NKVD et de la milice », ce qui lui vaut aussi
l’ordre de Lénine, le 21 février 1945.
Il fait décerner l’ordre Souvorov à ses adjoints Koboulov, Serov, Merkoulov, Krouglov,
Appolonov et à Abakoumov, alors chef du Smerch, pour l’efficacité avec laquelle ils ont
organisé ces déportations. Souvorov avait combattu les adversaires de la Russie,
Napoléon au premier chef. Beria et ses adjoints sont décorés pour avoir mené une guerre,
sans risques ni pertes, contre leurs propres peuples. Telle est la réalité du stalinisme et de
ses hommes de main.
La déportation des Tchétchènes-Ingouches et des Balkars donne au NKVD l’occasion
de manifester ses qualités de gestionnaire. Ainsi, Milstein, chef de la 3e direction du
commissariat à la Sécurité d’État, rédige un long rapport satisfait sur les économies de
wagons, de planches, de seaux et de poêles, réalisées lors du transfert de ces trois peuples
par rapport aux transferts antérieurs : « L’expérience du transport des Karatchaïs et des
Kalmouks, écrit-il, nous a donné l’occasion de prendre quelques mesures qui ont réduit
les besoins en convois et diminué le nombre de trajets à effectuer. Nous avons, écrit-il,
installé dans chaque wagon [à bestiaux] de 40 à 45 personnes, et, comme nous leur avons
laissé leurs bagages personnels, nous avons économisé un nombre important de wagons. »
La conclusion serait digne du sapeur Camember, si elle ne recouvrait une réalité tragique :
Milstein se vante d’avoir économisé « au total 37 548 planches, 11 384 seaux et
3 500 poêles[312] » ! Il ne cite pas le nombre de morts en chemin dus à ces conditions
inhumaines ni les économies réalisées dans ce domaine. Aucune statistique n’en a été
établie. Milstein ne s’intéresse qu’aux seaux, planches et poêles. Par divers recoupements
on évalue la mortalité à 20-25 % des déportés, surtout des vieillards et des enfants
nombreux dans ces convois, soit environ 250 000 cadavres sur un million de déportés.
C’est sans doute l’un des plus grands crimes de Staline et Beria réunis.
Par contre, Milstein n’épargne aucun détail sur le matériel. Pour transférer les
521 247 déportés, le NKVD a utilisé en moyenne 194 convois de 45 wagons à bestiaux,
soit un total de 12 525 wagons. Il faut y ajouter les 4 711 wagons couverts et
1 984 plateformes découvertes, soit l’équivalent de 6 000 wagons, pour transporter les
100 000 hommes de troupe et les officiers du NKVD chargés du transfert, plus les
19 000 « cadres opérationnels » du NKVD, du NKGB et de Smerch, mobilisés à cette
occasion. Il a donc fallu à ces hommes, armés jusqu’aux dents, un wagon ou une
plateforme pour escorter deux wagons de déportés – essentiellement, rappelons-le, des
femmes, des vieillards, des enfants et des invalides. Ce rapport laisse rêveur. Que
craignait donc Beria ?
La poitrine ornée de sa nouvelle décoration, Beria prépare la déportation des Tatars de
Crimée, ainsi que des Arméniens, des Grecs et des Turcs qui vivent dans la péninsule.
Début avril, quinze jours après la déportation des Balkars, l’Armée rouge entre en
Crimée, qu’elle libère en deux semaines, à commencer, le 13 avril, par deux des plus
grandes villes, Simferopol et Evpatoria. Le même jour, Beria et Merkoulov publient un
ordre « sur les mesures pour la liquidation des éléments antisoviétiques de la république
de Crimée[313] ». Ils divisent la Crimée en sept secteurs opérationnels où doivent se
déployer 20 000 hommes des troupes intérieures du NKVD et des détachements du
NKGB.
Le sort des Tatars se noue dans les derniers jours d’avril 1944. Le 25, Beria envoie au
comité d’État à la Défense une note, qui reprend une information antérieure de Serov et
Koboulov, affirmant que « 20 000 Tatars de Crimée ont déserté la 51e armée lorsque
celle-ci a fait retraite hors de Crimée[314] ». Bien que la déportation n’ait pas encore été
formellement décidée, Serov et Koboulov annoncent le 7 mai à Beria que « le travail
préparatoire à l’opération peut être achevé les 18-20 mai et toute l’opération le
25 mai[315] ». Ils demandent 2 000 camions, ce que Beria justifie dans une note du
10 mai 1944 à Staline : « En 1941, écrit-il, plus de 20 000 Tatars ont déserté et trahi la
patrie en se mettant au service des Allemands et en combattant l’Armée rouge, les armes
à la main. » Puis il élargit sa cible à toute la population : « Compte tenu des actes de
trahison des Tatars de Crimée contre le peuple soviétique et constatant qu’il n’est pas
désirable qu’ils continuent à vivre dans une région frontalière de l’Union soviétique », il
propose de décider « l’expulsion de tous les Tatars hors du territoire de la Crimée[316] ».
L’argument final est étrange : la Crimée n’a en effet de frontière commune qu’avec
l’Ukraine soviétique au nord. La mer l’entoure au sud, à l’est et à l’ouest. Beria le sait,
mais la mer est un lieu de passage !
Beria propose de transférer les Tatars comme « peuplement spécial » en Ouzbékistan et
de les employer dans les sovkhozes, les kolkhozes, les usines et les transports. Beria
commencerait l’opération les 20-21 mai et l’achèverait le 1er juin. Staline confirme par un
décret du Comité d’État à la Défense. La déportation de 191 044 Tatars, décidée en fait le
25 avril, concrétisée par un arrêté du 11 mai, commence donc le 20 mai et s’achève le
1er juin. Les déportés ont le droit d’emporter « 500 kilos d’effets personnels, vêtements,
ustensiles, vaisselle et aliments par famille[317] ». Bétail, production céréalière, chevaux,
tous ces biens leur sont confisqués et attribués aux divers commissariats du peuple
compétents. La rafle est d’autant plus juteuse pour les cadres du NKVD et du NKGB
qu’aucun état des biens n’a été établi. Ils peuvent donc se servir à loisir !
L’opération commence le 18 mai en pleine nuit. Très souvent, le commandement local
du NKVD réduit à 200 kilos les 500 kilos autorisés. Le pillage en sera d’autant plus
rentable et la tâche plus légère. Plus souvent encore, en n’accordant aux familles que
vingt minutes, sinon cinq, pour ramasser leurs hardes et leurs ustensiles, les officiers les
empêchent de réunir leurs affaires. En 1966, une Tatare déportée, dont le mari était alors
au front, témoignera : « Les soldats sont entrés à 3 heures du matin, alors que les enfants
dormaient, et nous ont donné cinq minutes pour nous préparer et sortir de la maison. On
ne nous a pas permis d’emporter avec nous des affaires et des provisions […]. On nous a
chassés du village en nous laissant sans manger des jours entiers. Nous étions réduits à la
famine, mais on ne nous a rien permis de prendre dans la maison[318]. » Ces détails
n’intéressent pas Beria.
En quelques heures, habitants et sacs sont chargés dans les camions Ford et Studebaker
fournis à l’URSS par le lend lease américain. « À minuit, se souvient le soldat du NKVD
Vesnine, tous les convois chargés de Tatars expulsés quittaient les frontières de la
Crimée ; les biens et le bétail des expulsés étaient abandonnés au caprice du
destin[319]. » Staline suit l’opération de près, demande des rapports réguliers à Beria, qui
lui adresse systématiquement des bulletins de victoire. Par exemple, il précise à Staline et
Molotov qu’à la fin de la journée du 19 mai, 165 515 personnes ont été déposées dans les
gares et 136 412 chargées dans les convois qui doivent les emmener – à petite vitesse ! –
à leur destination.
Les rapports officiels sur ce transfert massif effectué en deux jours le présentent comme
une simple formalité : on a embarqué les gens, ils ont été transportés, ils sont arrivés,
point final. Cette vision administrative et bureaucratique cache l’effroyable réalité du
voyage. Un déporté survivant se rappelle : « Dans les wagons, hermétiquement clos, les
gens mouraient comme des mouches, de faim et du manque d’air : on ne nous donnait ni à
boire ni à manger. Dans les villages que nous traversions, la population avait été dressée
contre nous : on leur avait dit qu’on transportait des traîtres à la patrie et les pierres
pleuvaient, dans un bruit retentissant, contre les portes de nos wagons. Lorsqu’on ouvrit
les portes au milieu des steppes du Kazakhstan […], on nous ordonna de jeter nos morts
sur le bord de la voie sans les enterrer, puis nous repartîmes[320]. » Sur trente familles
expulsées d’un village, vingt-cinq moururent, il resta un ou deux survivants dans les cinq
autres. Mais, pour Beria, seuls comptent les chiffres.
La Crimée n’est pas encore nettoyée à fond, estime-t-il. L’expulsions des Tatars n’est
pas achevée que, dès le 29 mai, Beria propose à Staline de « prévoir l’expulsion de tous
les Bulgares, de tous les Grecs et de tous les Arméniens de Crimée[321] », soit, au total,
12 075 Bulgares, 14 300 Grecs et 9 919 Arméniens. On leur reproche d’avoir trahi en
commerçant avec l’occupant !
Les Bulgares ? Beria prétend que, « sous l’occupation allemande, une partie importante
de la population bulgare a activement prêté son concours aux mesures prises par les
Allemands pour la fabrication du pain et de produits alimentaires destinés à l’armée
allemande, et collaboré avec les autorités militaires allemandes dans la recherche et la
détention des soldats de l’Armée rouge et des partisans soviétiques ». En un mot, les
boulangers ont continué à faire du pain, les charcutiers du saucisson et ils ont vendu leurs
produits aux Allemands. Qu’ils aient aussi participé à la traque des partisans soviétiques
paraît douteux : Beria n’en cite pas le moindre exemple.
Les Grecs ? « Une partie importante des Grecs, surtout dans les villes côtières, ont,
après l’arrivée des occupants, fait du commerce ou créé de petites entreprises
industrielles. Les autorités allemandes ont aidé les Grecs à faire du commerce, du
transport de marchandises, etc. » De quoi ont-ils fait commerce ? Mystère. Leur péché est
sans doute d’avoir vendu à des soldats allemands des œufs, du fromage, des légumes, du
poisson, produits de guerre déterminants.
Les Arméniens ? Là, Beria dispose d’un peu plus de matière. Il évoque la création à
Simferopol d’une organisation de collaborateurs (il n’en a pas cité d’équivalent chez les
Bulgares et les Grecs), dite Dromedar, présidée par le général Dro, de comités arméniens
réclamant l’indépendance de l’Arménie et de communautés religieuses arméniennes qui
s’occupent, affirme-t-il, « en plus des questions religieuses et politiques, d’organiser
parmi les Arméniens le commerce et la petite industrie ». Commerce de quoi, encore une
fois ? Industrie fabriquant quoi ? Ou Beria n’en sait rien, ou il ne le dit pas tant c’est
insignifiant. Il ajoute : « Ces organisations ont aidé l’ennemi, notamment en collectant des
fonds pour les besoins militaires des Allemands[322] » et pour aider à la constitution
d’une « légion arménienne », dont Beria tait le modeste nombre de membres.
Sitôt demandé, sitôt fait. Le 2 juin 1944, Staline ordonne de « compléter l’expulsion des
Tatars de Crimée par l’expulsion de 37 000 Bulgares, Grecs et Arméniens complices des
Allemands[323] ». Une fois de plus, Staline ne s’égare pas dans les détails, mais, on ne
sait pourquoi, il s’amuse à découper les malheureux Grecs, Arméniens et Bulgares de
Crimée en cinq tranches, déportant les uns au Kazakhstan, d’autres près de l’Oural, dans
le Kouzbass et en Bachkirie. La production agricole et le bétail des intéressés sont
confisqués, toujours selon le même mode.
Dans certains cas, le NKVD fait appel à la ruse. Envoyés rafler les Bulgares de la
bourgade de Markovka, les soldats prétendent venir aider les paysans à la fenaison. On les
accueille à bras ouverts et on leur offre à manger. Puis les camions surgissent dans la
bourgade. Les Bulgares ont soudain vingt minutes pour faire leurs valises, n’emportant
que ce qu’ils peuvent porter eux-mêmes. Un ancien du NKVD se rappelle : « On avait
organisé une émulation entre les groupes : c’était à qui nettoierait le plus vite son lot de
terrain. Résultat : les gens n’eurent pas le temps de choisir les objets les plus
indispensables et ne purent emporter que ce qui leur tombait sous la main. Puis on les
chargea dans les camions à coups de crosse[324]. »
Le 5 juin 1944, Beria adresse un bulletin de victoire à Staline : « Le NKVD-NKGB a
pendant la période d’avril à juin nettoyé les territoires des éléments antisoviétiques et
espions. » Il y ajoute la liste des peuples déportés pendant ces deux mois et signale que,
pour un total de 227 099 individus, il a mobilisé 32 000 officiers, soldats et membres des
groupes opérationnels spéciaux du NKVD[325].
L’entreprise générale d’épuration des populations soviétiques, dont la déportation des
« peuples traîtres » n’est que l’épisode le plus meurtrier, aboutit à un bilan qu’un bulletin
du 11 juillet 1944 traduit par : « processus de nettoyage du territoire libéré des armées de
l’adversaire ». Il mentionne l’arrestation de 267 141 individus d’avril à juin, dont
115 973 militaires et 151 168 civils. La grande majorité des militaires arrêtés (81 997), le
sont pour détention de documents incorrects ; 70 829 d’entre eux sont simplement
renvoyés dans leurs unités ; les autres, 22 492, sont dirigés vers des centres de
rassemblement de l’Armée rouge, pour être affectés à d’autres unités. Près de 23 000 des
civils arrêtés le sont pour insoumission, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas répondu à la
convocation d’incorporation[326].
Ce nettoyage affecte aussi les sectes religieuses, que Staline veut frapper – après son
alliance avec l’Église orthodoxe. Donc, le 15 juillet 1944, Beria rassure Staline : ses
services ont découvert dans les régions de Voronej, Orel et Riazan quelques organisations
de « chrétiens orthodoxes authentiques », dits « Église des catacombes » ou
« Bouievtsy », du nom de leur évêque Bouï. Beria propose de déporter les membres de
cette secte au fond de l’Altaï. Staline donne son accord. On rafle donc les 1 673 adeptes
dans les 87 hameaux et bourgades où ils sont disséminés et on les expédie à la frontière
chinoise. On ignore combien meurent en route[327].
Beria revient un moment à Moscou pour organiser le défilé des prisonniers de guerre
allemands, prévu le 17 juillet 1944. Quelques jours auparavant, il a soumis un plan
détaillé du trajet, de l’hippodrome jusqu’à la place de la gare de Koursk. Le soir du 17, il
adresse à Staline, qui n’a pas jugé bon d’y assister, une description minutieuse du défilé,
qui, pendant 2 heures 25 minutes, a vu 57 600 prisonniers, dont 9 généraux, traverser la
capitale à vingt de front.
À peine achevé le nettoyage ethnique de la Crimée, Staline et Beria reviennent frapper
le Caucase, surtout la Géorgie. Un arrêté du 21 juillet 1944 ordonne la déportation de
86 000 Turcs-Meskhètes, Kurdes et Khemchiles des régions frontalières de la Géorgie :
46 000 sont envoyés au Kazakhstan, 30 000 en Ouzbékistan, 16 000 en Kirghizie. Le
NKVD doit procéder à cette mesure en septembre. Les Meskhètes sont des Géorgiens
installés depuis des siècles au nord de l’Adjarie, région du sud-ouest de la Géorgie qui
s’étend jusqu’à Batoum et borde la frontière turque. Sous la domination ottomane, ils se
sont convertis à l’islam et, peu à peu, se sont habitués à parler turc. Les Khemchiles sont
des Arméniens originaires de l’Arménie turque, convertis à l’islam. Ils vivent, eux aussi,
dans la république autonome d’Adjarie, au bord de la mer Noire, le long de la frontière
turque. Au nombre de 7 000 environ, ils ont le malheur de voisiner avec
10 000 Khemchiles installés de l’autre côté de la frontière en Turquie. C’est sans doute ce
qui leur vaut la déportation, car aucun d’eux n’a jamais rencontré le moindre soldat
allemand. Quant aux Adjars, eux aussi musulmans, ils n’ont pas de coreligionnaires en
Turquie et ne sont pas déportés.
Le 20 septembre 1944, Beria ordonne au NKVD de « réaliser l’opération en dix jours,
du 15 au 25 novembre de l’année en cours[328] », soit près de deux mois après la
décision. Ce délai sert à opérer un bouclage complet de la frontière turque, afin
d’empêcher quiconque de se réfugier derrière cette frontière. Beria divise la région en
quatre secteurs opérationnels et mandate le vice-commissaire du NKVD, Tchernychov,
pour négocier avec le général d’armée Khroulev, commandant en chef des troupes de
l’arrière, la livraison de 9 000 camions Studebaker, fournis par les Américains pour les
opérations militaires et soustraits à cet usage au profit des opérations de basse police.
Beria affecte six régiments et deux détachements complets des troupes intérieures du
NKVD à l’opération, dont il confie la direction à Bogdan Koboulov, assisté du chef du
NKVD de Géorgie, Rapava – un vieux complice de Beria.
Une fois bouclée la frontière turque après huit semaines de préparation intensive, la
rafle commence le 15 novembre au matin, puis s’achève le 25 novembre, comme prévu.
Un futur académicien, enfant à l’époque, arrêté avec sa mère et ses huit frères et sœurs, se
souvient : « Un matin, au réveil, nous voyons notre maison et notre village encerclés par
des soldats armés de fusils, baïonnette au canon. » Un officier les invite à ramasser leurs
affaires pour partir. « Et nos vaches et notre maison ? On nous répondit : Pour le reste,
vous reviendrez plus tard, et vous l’emporterez[329] ! » Les déportés entassés dans des
wagons à bestiaux, le transfert s’étale sur de longues semaines. Un autre Meskhète
raconte : « On a mis deux mois à nous amener en Asie centrale dans le froid, sans
nourriture chaude. Mon père est mort en chemin[330]. »
Le 28 novembre, Beria envoie un rapport à Staline, Molotov et Malenkov. Rappelant
que l’opération a été précédée d’une période d’intense préparation de près de deux mois,
il se flatte d’avoir arrêté en dix jours 91 095 personnes et juge bizarrement nécessaire de
se justifier : impossible, certes, d’accuser les victimes de collaboration avec les
Allemands, dont l’avance a été stoppée 200 kilomètres au nord de leur lieu de résidence.
Beria les classe donc comme de potentiels espions turcs.
« Une partie importante de la population de cette région, écrit-il, est attachée par des
liens familiaux avec les habitants des districts frontaliers de la Turquie ; ces gens-là
faisaient de la contrebande, manifestaient une tendance à vouloir émigrer et fournissaient
des recrues aux services de renseignements turcs comme aux groupes de bandits[331]. »
Pour combler le vide créé par leur expulsion, Beria annonce le transfert forcé dans les
districts frontaliers de 700 familles de paysans chassées d’autres districts surpeuplés de
Géorgie.
Les survivants du voyage sont pour la plupart casés sous la tente par moins 20°, voire
moins 40 °C, en attendant que des abris soient construits… avec leur argent, quand ils en
ont : le vice-commissaire à l’Intérieur du Kazakhstan, dans un télégramme du 10 janvier
1945 à Moscou, signale : « 15 % des transférés de Géorgie [soit 8 000 hommes, femmes
et enfants] n’ont ni ravitaillement, ni vêtements, ni chaussures, ni le reste[332]. » En un
mot, rien. La mort fait des ravages. Mais Beria ne signale jamais ce genre de détail dans
ses rapports triomphaux.
Staline et Beria accordent une importance toute particulière à cette opération qui
concerne leur patrie d’origine. Le 2 décembre 1944, Beria a demandé à Staline de décorer
cadres et officiers du NKVD et du NKGB qui s’y sont distingués. Accordé : 413 gradés
de ces deux commissariats – chiffre exceptionnellement élevé pour une opération de ce
type – reçoivent l’ordre de la Guerre patriotique du 1er degré (25), l’ordre de la Guerre
patriotique du 2e degré (18), l’ordre de l’Étoile rouge (85), la médaille « Pour courage »
(67), et plus stupéfiant encore peut-être, la médaille « Pour mérite au combat » (218),
contre des victimes désarmées, incapables de la moindre résistance. Selon l’adjoint de
Beria Tchernychov, les 92 307 déportés comprenaient 27 399 femmes et 45 685 enfants
de moins de 16 ans, contre lesquels les officiers de la Sécurité et leurs hommes
lourdement armés n’ont certainement pas eu à déployer des talents militaires
exceptionnels. Ces décorations n’ont pu que semer quelque amertume au sein de l’état-
major de l’armée, qui ne portait déjà qu’une affection limitée à Beria. Le 4 avril 1962, un
décret sans précisions retirera leurs décorations à 700 officiers du NKVD, décorés en
1944 pour avoir déporté une demi-douzaine de peuples du Caucase et les Kalmouks. La
sanction, purement symbolique, est bien dérisoire, au regard des souffrances imposées au
million de déportés du printemps 1944.
En septembre 1944, le commissaire du peuple de la république autonome de Komi (au
nord de Moscou) signale à Beria la présence de 1 564 Coréens et Bulgares dans les camps
de travail de sa République. Beria les expédie tous en Asie centrale, ne négligeant aucune
occasion d’épurer, si modeste que soit le groupe concerné.
Curieusement, la tragédie des Kalmouks, condamnés depuis janvier 1944 à mourir de
faim et de froid, semble émouvoir Beria lui-même. Dans une lettre au commissaire au
Commerce Mikoyan, il écrit, en novembre 1944, onze mois après leur déportation : « Les
Kalmouks déplacés et répartis dans les territoires de l’Altaï et de Krasnoiarsk, et dans les
régions de Novossibirsk, d’Omsk, de Tomsk de Tioumen, de Sverdlovsk et de Kzyl-
Ordyn se trouvent placés dans des conditions d’existence et une situation sanitaire
exceptionnellement difficiles : la plupart d’entre eux n’ont ni linge, ni vêtements, ni
chaussures[333]. »
Il demande à Mikoyan de leur faire livrer, dans les deux mois, 36 tonnes de savon,
18 tonnes de thé, 90 tonnes de sel, 50 tonnes de laine et 60 000 mètres carrés de
cotonnades. Molotov, alors vice-président du Conseil des commissaires du peuple, prend
les choses en main. Cet homme, si prompt à signer des listes de condamnés à mort en plus
grand nombre que Staline lui-même, ordonne la livraison de savon, de thé et de sel,
permettant de vendre à chaque Kalmouk, en novembre et décembre, 200 grammes de
savon, 100 grammes de thé et une livre de sel par mois. Pas vraiment l’opulence. Quant
aux chaussures et aux cotonnades, il n’est pas moins pingre. Il conseille d’en vendre
seulement « aux plus nécessiteux et, au premier chef, aux enfants[334] ».
Quelques mois plus tard, une ombre atteint le triomphal succès de Beria. Le 25 mars
1945, l’écrivain Vanlichi, appartenant au peuple laze vivant dans la région de Batoum, se
plaint à Beria : on a déporté 20 familles lazes, alors que les Lazes, certes musulmans, ne
sont pas des Turcs. Beria n’aurait pu voir là qu’une bavure insignifiante. Mais qui se tient
derrière Vanlichi ? Et si Staline, par une fantaisie imprévisible, s’intéressait au sort de ces
Lazes ? Beria transmet aussitôt l’affaire à son adjoint Tchernychov, en insistant : « Il est
indispensable de ramener tous les Lazes dans leur patrie, de les réinstaller en Adjarie […].
Il faut rembourser le dommage causé, réparer rapidement ses fautes[335]. » Ce zèle
humanitaire donne la mesure de son inquiétude. Mais les dirigeants du NKVD n’aiment
pas reconnaître leurs « fautes ». Aussi Tchernychov coupe-t-il la poire en deux. Il signale
à Beria qu’il a fait rapatrier 32 Lazes de Kirghizie, 29 d’Ouzbékistan et 7 du Kazakhstan,
soit 68 personnes en tout sur un total d’environ 160. Les autres ? Simple : ce sont de faux
Lazes, des Turcs déguisés en Lazes. Dans la société stalinienne, tout le monde est suspect
d’avancer masqué et de dissimuler sa véritable nature. Staline avait déjà inventé les
« êtres à double face ». La majorité des Lazes sont à double face, Lazes à l’extérieur,
Turcs à l’intérieur. Ils restent déportés et Beria peut passer à autre chose.
Ces occupations détournent Beria du projet atomique, dont Staline a, depuis 1942,
confié la direction à Molotov qui l’a géré, à son habitude, en bureaucrate amoureux de
paperasse et de prudence.
En revanche, Beria a le temps d’exercer son extrême vigilance dans l’examen des
destins individuels. Un jour de l’automne 1944, Molotov interrompt brusquement
Valentin Berejkov, son interprète pour l’allemand et l’anglais depuis 1940, en train de lui
traduire une dépêche de Washington, et lui demande : « Que faisiez-vous au consulat
polonais à Kiev en 1934 ? » Berejkov, interloqué, se rappelle qu’il était alors guide
touristique : il allait faire régulariser les visas des touristes polonais dans la région. « Oui,
nous le savons, répond Molotov, mais la visite du consulat polonais dont nous parlons ne
s’est pas produite pendant la saison touristique. C’était plus tard, en automne ; vous y êtes
entré non par la grande porte, mais par l’entrée de service. » Berejkov, de plus en plus
éberlué, se rappelle qu’il allait rendre visite à un copain nommé chauffeur au consulat.
Molotov accepte ses explications et précise : « C’est Beria qui a écrit au camarade Staline
un rapport sur votre visite au consulat polonais. Vous pouvez partir. »
Mais l’affaire du consulat ne tarde pas à rattraper Berejkov, et à briser sa carrière.
Quelques semaines plus tard, en effet, Molotov le convoque et lui demande s’il a des
nouvelles de ses parents, qui vivaient à Kiev. Non, aucune, répond Berejkov, qui suppose
que les nazis les ont chassés en Allemagne ou tués. Or Beria, se fondant sur ses
informateurs, considère qu’ils sont partis d’eux-mêmes en Occident et a soumis à Staline
une note, où il rappelle de nouveau les contacts de Berejkov avec le consulat polonais.
« Vu la disparition de vos parents, ajoute Molotov, Beria estime que ces nouvelles
circonstances exigent une enquête supplémentaire[336] »… et le renvoi de Berejkov, à
qui on retire son emploi, son accréditation au Kremlin et son laissez-passer. Molotov le
place dans un journal, où il publie des articles sous un pseudonyme. Cette discrétion seule
lui sauve la vie.
IX.

LE PARRAIN DE LA BOMBE ATOMIQUE SOVIÉTIQUE


À la fin de janvier 1945, Beria se rend en Crimée pour assurer la sécurité à la
conférence tripartite entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS, qui doit se tenir
du 4 au 11 février 1945 à Yalta, dans un pays vidé de plus de la moitié de ses nationalités.
Il organise aussi l’espionnage des délégations anglaise et américaine mises sur écoute,
comme la délégation soviétique. Staline est ravagé par la hantise d’un attentat. Beria a fait
construire un abri antiaérien sous le palais Ioussopov, où loge Staline, sous le palais
Vorontsov, où loge la délégation britannique, et sous le palais Livadia, où loge la
délégation américaine et où se déroule la conférence. Le palais est entouré de 76 canons
de DCA de gros calibre, de 120 canons de DCA de petit calibre, de 99 mitrailleuses
antiaériennes et de 65 projecteurs antiaériens ; 160 avions de chasse sont stationnés tout
près.
Avant l’ouverture de la conférence, les troupes spéciales du NKVD ont contrôlé
74 000 habitants du secteur et en ont arrêté 835, dont on ne sait ce qu’ils sont devenus.
Les trois palais sont encerclés de deux cordons de gardes du NKVD ; la nuit, s’ajoute un
troisième cordon renforcé par des chiens policiers. En plus de ces mesures générales, des
mesures spéciales concernent la sécurité personnelle de Staline. Beria met 5 000 hommes
d’un régiment de marche du NKVD et une centaine de soldats des troupes spéciales à la
disposition du général Vlassik, qui commande la garde personnelle permanente de
Staline. L’Américain Stettinius a pu, écrit-il, « observer Beria […]. On m’avait dit qu’il
était l’un des hommes les plus puissants du Politburo et il me parut, ce soir-là, dur, violent
et extrêmement alerte[337] ». Mais il n’est à Yalta que le policier en chef et n’y joue
aucun rôle politique, pendant que le maréchal dort tranquille et prépare le partage du
monde en zones d’influence, partage sur lequel se conclut la conférence.
Au lendemain de la conférence, dans la nuit du 12 au 13 février, les aviations
américaine et anglaise lâchent sur Dresde, vieille cité sans importance militaire, une
avalanche de bombes, qui détruisent entièrement la ville et enterrent sous les décombres
ou carbonisent les habitants dont le nombre a suscité d’âpres discussions. Le chiffre le
plus souvent retenu est celui de 135 000. On peut s’interroger sur la raison d’un tel
bombardement, alors que la défaite de la Wehrmacht est patente, comme le soulignent la
tenue et les décisions mêmes de Yalta, et que la prise de Berlin n’est plus qu’une question
de semaines. Selon les historiens Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, « le bombardement
de Dresde, effectué juste après Yalta, a pour objectif non seulement d’anéantir les
Allemands, mais aussi de signifier à Staline le sort qui l’attend s’il ne respecte pas ses
engagements[338] ». Plus insidieux seront les avertissements suivants : alors que le
régime nazi est à l’agonie, l’aviation américaine détruit entièrement l’usine de production
d’uranium pur installée à Oranienburg, au nord de Berlin, quelques jours avant que
l’Armée rouge y arrive. Les mines d’uranium de Tchécoslovaquie et de Saxe subissent le
même sort. Un rappel plus brutal surviendra en juillet, un autre plus sévère encore en
août.
Le 11 mai 1945, Staline, préoccupé par le front intérieur, signe avec le chef d’état-major
Antonov une directive aux dirigeants du NKVD et du NKGB (Beria, Merkoulov,
Abakoumov), à Khrouchtchev et à deux autres responsables, créant 100 camps de
10 000 places (45 sur les fronts de Biélorussie, 55 sur les quatre fronts ukrainiens), pour
« organiser l’accueil et le regroupement des Soviétiques anciens prisonniers de guerre,
militaires et civils, libérés par les Alliés sur le territoire de l’Allemagne
occidentale[339] ». La formulation « accueil et regroupement » dissimule le sévère
contrôle policier auquel ils sont tous soumis et qui se conclut pour environ 10 % d’entre
eux par l’envoi au goulag.
Toujours en mai 1945, le physicien Kourtchatov et le commissaire à l’Industrie
chimique Pervoukhine, dans une lettre au « bureau politique et au camarade Staline »,
attirent leur attention sur les questions atomiques et expriment une inquiétude devant leur
lenteur à réagir. Staline ne bouge pas. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique,
le général Groves assure les savants américains que, vu le retard de son industrie et sa
pauvreté en uranium, l’Union soviétique mettrait vingt ans à construire la bombe A.
Quelques jours après la fin de la guerre, Beria invite à dîner Alexandre Fadeiev. D’après
l’inamovible secrétaire de l’Union des écrivains, le repas se passe d’abord bien : nappe
blanche, vins fins, saumon, caviar. « Beria, affirme Fadeiev, fut très aimable avec moi. »
Les deux hommes parlent littérature, puis Beria répète ce que Staline avait déclaré à
Fadeiev quelques mois plus tôt : l’Union des écrivains est truffée d’espions étrangers.
Fadeiev se fâche et l’accuse de souffler lui-même à Staline les accusations que celui-ci
reprend à son compte. Beria hausse le ton : « Je vois que vous voulez tout simplement
entraver notre travail[340]. » Fadeiev, excédé, claque la porte. Dehors, assure-t-il, une
voiture le suit, occupée par quatre hommes de Beria. Persuadé qu’ils veulent l’écraser
sous prétexte d’un accident de circulation, il se cache dans les buissons et réussit à
s’échapper. Même si Fadeiev, alcoolique invétéré, fabule, le seul fait qu’il ait pu imaginer
une telle hypothèse en dit long sur l’image et sur la réputation de Beria.
Satisfait des mesures prises à Yalta pour assurer sa sécurité, Staline confie à Beria
l’encadrement de la conférence qui doit réunir les trois grands à Potsdam, en zone
allemande d’occupation soviétique, du 17 juillet au 2 août. Le 2 juillet 1945, Beria, donne
par écrit à Staline et Molotov le détail des dispositions impressionnantes qui assureront
leur confort et leur sécurité. Pour le camarade Staline, un hôtel particulier de 400 mètres
carrés comprenant quinze pièces, une véranda, une mansarde et toutes les commodités.
Beria y a stocké des réserves de « gibier, légumes, volaille, épicerie, produits
gastronomiques divers, et boissons ». Cela suffira-t-il aux deux hommes et à leurs
interlocuteurs ? Beria les rassure : « On a constitué à sept kilomètres de Potsdam trois
exploitations auxiliaires, comprenant des bases de bétail, de volailles, de légumes et deux
boulangeries. » Beria sait que le courageux Staline est très soucieux de sa sécurité ; aussi
précise-t-il : « Tout le personnel vient de Moscou » – donc filtré et contrôlé par le NKVD.
Deux aérodromes spéciaux sont aménagés, mais pas pour Staline qui refuse obstinément
de se déplacer en avion depuis la panique qui l’avait saisi lors de son voyage à Téhéran. Il
se rendra à Potsdam en train. Là encore, Beria a tout prévu pour rassurer le Guide.
D’abord, « 7 régiments des troupes du NKVD sont affectés à la garde, plus
1 500 hommes des groupes opérationnels [troupes d’élite]. La surveillance sera organisée
en trois cercles concentriques ».
Le trajet du train spécial couvrira 1 923 kilomètres, dont 1 095, c’est-à-dire plus de la
moitié, en URSS. Beria prévoit 17 000 hommes des troupes du NKVD et 1 515 membres
des groupes opérationnels. À Staline qui le harcèle de questions, Beria précise que « pour
chaque kilomètre de voie ferrée sont prévus de 6 à 15 hommes de garde. Sur le parcours
circuleront 8 trains blindés des troupes du NKVD[341] ». Pendant ce temps la population
soviétique est ravagée par la faim. Quant à Molotov, il aura à sa disposition un immeuble
à un étage, de 11 pièces. Il pourra se servir dans les réserves de Staline, son voisin.
Le 1er ou le 2 juillet 1945, Merkoulov, alors commissaire à la Sécurité d’État, transmet à
Beria un rapport de Fuchs annonçant un essai de la bombe A aux États-Unis pour le
10 juillet, son utilisation future prévue sur le Japon et un dossier technique complet sur les
schémas de la bombe. Staline ne bronche pas. Ou il continue à croire qu’il s’agit
d’intoxication, ou il ne mesure pas la portée de cette information.
Avant de partir pour Potsdam, Staline décerne à Beria, le 9 juillet 1945, le titre de
maréchal de l’Union soviétique. Ses seules activités militaires ont consisté à organiser la
déportation d’une douzaine de peuples de l’Union soviétique. C’est dans doute l’unique
maréchal de l’histoire dont les seuls faits de guerre soient des opérations de police contre
ses propres concitoyens. Telle est l’essence du régime de Staline.
Le 16 juillet, juste avant la conférence, les Américains procèdent à l’essai de leur
bombe atomique, à Alamogordo. Truman, qui a remplacé Roosevelt mort le 11 avril, en
informe vaguement Staline le 24 juillet. Staline ne réagit pas ou feint de ne pas réagir, une
fois de plus.
Le 6 août, les Américains lâchent leur première bombe A sur Hiroshima ; le 8, alors que
le Japon est à genoux, ils en lancent une seconde sur Nagasaki, ce qui montre à Staline
qu’ils en ont plusieurs. L’historien britannique David Holloway peut affirmer à bon droit :
« La bombe atomique prit Staline par surprise, malgré les renseignements détaillés que
l’Union soviétique avait reçus sur le projet Manhattan[342]. » Staline ne prenait pas
l’arme au sérieux, jusqu’à ce que Hiroshima montre qu’elle était d’une puissance sans
commune mesure avec les bombes traditionnelles.
Tétanisé, Staline comprend sans doute que le bombardement atomique de Nagasaki, qui
anéantit entre autres la seule communauté catholique importante du Japon, visait plus
l’Union soviétique que le Japon déjà à terre. À son habitude, après avoir tant traîné et
tardé, il passe soudain de l’attentisme à la précipitation.
Le 20 août 1945, le comité d’État à la Défense crée un comité spécial chargé de mettre
en œuvre tous les moyens possibles pour fournir à l’URSS la bombe atomique aussitôt
que possible. Le comité, présidé par Beria, est plus politique que technique. On y trouve
en effet les membres suppléants du bureau politique, Malenkov et Voznessenski, le
président du Gosplan (le commissariat à la Planification économique) Zaveniaguine, vice-
commissaire à l’Intérieur, et seulement trois scientifiques : Kourtchatov, Ioffé et Kapitsa.
Staline donne l’absolue priorité au comité. Les savants ne s’en rendent peut-être pas
compte, mais Beria, lui, le sait : s’il ne réussit pas dans les délais requis, il le paiera de sa
tête. Or Staline veut à tout prix la bombe pour 1948 ; il ouvre les vannes du crédit, sans
même établir de budget prévisionnel. Ajoutées aux prélèvements énormes de la
nomenklatura pour financer des privilèges de plus en plus exorbitants, ces sommes
colossales interdisent aux dirigeants du Kremlin de nourrir, vêtir et loger convenablement
la population soviétique.
La mise en place de l’équipe scientifique ne va pas sans difficulté. Comme tous les
cadres et dirigeants staliniens, même s’il est plus intelligent qu’un Kaganovitch ou un
Molotov, Beria est habitué à commander et à exiger, pas à discuter et argumenter. Le
physicien Kapitsa, enrôlé en septembre 1945 dans le comité technico-scientifique de la
recherche atomique, réagit très vite contre cette gestion autoritaire, à commencer par le
comportement grossier de Beria, au moment de son recrutement. Dans une lettre à Staline
d’octobre 1945, il s’indigne : « Lorsqu’il a décidé de m’engager, il s’est contenté
d’ordonner à son secrétaire de me convoquer dans son bureau. » Kapitsa oppose cette
désinvolture à la déférence qu’on témoignait aux savants sous le tsar : « Lorsque Witte, le
ministre des Finances du tsar, recruta Mendeleiev pour le faire travailler au bureau des
poids et mesures, il se déplaça personnellement. » Kapitsa poursuit : « Le 28 septembre,
j’étais dans le bureau du camarade Beria et, lorsqu’il a jugé qu’il était temps de clore la
conversation, il m’a simplement tendu la main en me disant : “Bon, au revoir.” Il ne s’agit
pas de bagatelles, ce sont des marques de respect pour une personne : un savant ! » Ce
souci de l’étiquette paraît dérisoire dans l’Union soviétique de 1945, mais Staline, même
surpris, montre néanmoins la lettre à Beria.
Beria présente ses excuses. La bombe atomique avant tout. Il invite Kapitsa à venir le
voir. Kapitsa lui rétorque : « Si vous voulez me parler, venez à l’Institut. » Beria se
déplace… et offre un fusil au physicien. Mais il continue à mener le comité à la baguette.
Le mois suivant, Kapitsa, pour un motif plus sérieux que le respect dû à sa personne, met
en cause le comportement autoritaire des trois membres du bureau politique qui dirigent
le comité. Il accuse Beria, Malenkov et Voznessenski de se conduire au comité « comme
s’ils étaient des surhommes. Surtout le camarade Beria. C’est vrai, c’est lui qui tient la
baguette ». Mais, « la faiblesse fondamentale du camarade Beria, c’est que le chef
d’orchestre ne doit pas seulement remuer la baguette, il doit aussi comprendre la
partition » ; or il ne connaît rien en physique. « Je lui ai dit franchement : “Vous ne
comprenez rien à la physique. Laissez ces questions aux scientifiques.” Il a répondu que
je ne connais rien aux gens[343]. » Kapitsa demande donc à être relevé de ses fonctions
au comité spécial. Staline accepte, mais lui retire ses responsabilités scientifiques. Quand
on sait avec quelle facilité il distribue le qualificatif de traître, c’est une peine bien légère.
Kapitsa, partisan des contacts les plus larges entre les savants du monde, voulait publier
un article proposant un échange général sur les implications de l’énergie nucléaire.
Molotov donne son accord, mais Beria oppose son veto quelques jours après la démission
du physicien. Il s’agit peut-être d’une réaction de vengeance, mais Beria pressent sans
doute que Staline est hostile à ce genre d’échanges internationaux, qu’il dénoncera bientôt
comme un effet du cosmopolitisme haï.
Beria semble pourtant adapter ses méthodes aux savants et techniciens qu’il a sous ses
ordres. Il ne se comporte pas en garde-chiourme. Le physicien Khariton est élogieux :
« Beria agissait avec envergure, énergie et acharnement. Il visitait souvent les
installations, essayait de comprendre sur place et menait tout projet à son terme. Lui qui
n’hésitait jamais à insulter et humilier un individu, se montrait tolérant avec nous et, c’est
même difficile à dire, extrêmement poli. Si les intérêts de la cause exigeaient d’aller au
conflit, au prix de contorsions idéologiques, il allait au conflit. Avec un curateur comme
Molotov, nous n’aurions pas obtenu ces succès impressionnants[344]. » Le professeur
Golovine, assistant de Kourtchatov, le confirme : « À ce moment-là, les talents
d’administrateur de Beria nous paraissaient évidents. Il était doté d’une énergie peu
commune. Les réunions ne duraient pas des heures, les décisions étaient prises
rapidement. […] Beria était un remarquable organisateur, énergique et critique. S’il
prenait un document à lire pendant la nuit, il le rendait le lendemain matin avec des
remarques raisonnables et des propositions pertinentes. Il ne se trompait pas dans le choix
des gens, vérifiait tout personnellement et il était impossible de lui cacher les
ratages[345]. »
Au comité central de juin 1957, le ministre de l’Intérieur Doudorov affirmera : « Les
cadres qui s’occupaient de l’affaire atomique se sont réjouis de l’arrestation de Beria, qui
accompagnait le travail de rebuffades et de menaces, et fondamentalement le
freinait[346]. » Cette opinion, démentie par la plupart des savants, n’est qu’un acte
d’allégeance à Khrouchtchev.
Les savants soviétiques travaillent sur les données très précises que leur ont fournies les
services de renseignements soviétiques. Le 11 octobre 1945, Merkoulov, relayant les
informations communiquées par Klaus Fuchs, transmet à Beria une description détaillée
de la bombe au plutonium. Les savants soviétiques recopient minutieusement les schémas
américains. Dans l’équipe spécialisée, seuls sept ou huit rares initiés (Kourtchatov, Ioffé,
Alikhanov, Kikoïne, puis Khariton, Artsimovitch et Chtchelkine) savent qu’ils travaillent
sur des plans étrangers, auxquels Kapitsa lui-même n’a pas eu accès. Les autres,
stupéfaits par la vitesse de leurs découvertes, admirent leur génie.
Pourtant, l’historien russe Toptyguine prétend : « Le rôle des services de
renseignements a malgré tout été secondaire. La création de l’industrie atomique, les
services de renseignements et l’extraction de l’uranium sur le territoire de l’URSS, de la
Bulgarie, de la RDA, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, toutes les mesures qui ont
débouché sur l’expérimentation de la bombe soviétique et liquidé le monopole des États-
Unis sur l’armement nucléaire, sont le mérite du peuple tout entier, des intellectuels
physiciens, jusqu’au dernier déporté mort dans les mines d’uranium[347]. »
On reconnait là le mythe de la grande guerre patriotique, renouvelé jusqu’à l’indécence
avec cette évocation lyrique des hordes de déportés morts dans l’entreprise. Le but,
clairement, est de dévaloriser le rôle déterminant de l’espionnage soviétique, d’exalter la
grandeur de la « science soviétique » et, indirectement, de préserver le mythe de
l’« édification du socialisme dans un seul pays ». Si le « socialisme » soviétique, censé
développer les forces productives à un niveau supérieur à celui du capitalisme, doit, pour
avancer, copier les réalisations de ce dernier – et donc accumuler un retard toujours
croissant – il se nie lui-même. La campagne nationaliste russe déclenchée par Staline sert
à camoufler le fait que les réseaux de renseignements permettent de copier la bombe
américaine jusque que dans le détail, de même que le bombardier B-29. Pour dissimuler
cette dépendance, Staline et son porte-voix, Jdanov, dénoncent l’agenouillement prétendu
des intellectuels et des savants devant l’Occident pourri et son cosmopolitisme.
Le dernier déporté mort dans les mines d’uranium devient un symbole du peuple
victorieux. Or, pour l’essentiel, les installations nucléaires ont été construites par des
détenus et par des soldats des unités de construction, recrutés le plus souvent parmi
d’anciens prisonniers et habitants des territoires occupés, qui, sous Staline, étaient
considérés comme des Untermenschen, dont la vie ne valait pratiquement rien. Ils
travaillaient presque sans protection. Dès le lancement du projet atomique, Beria crée une
subdivision spéciale du goulag, la Direction principale des camps de construction
industrielle, qui gère treize camps, rassemblant, à la fin de 1945, 103 000 déportés ; puis,
au début de 1946, il intègre à cette Direction celle des entreprises minières et
métallurgiques, qui rassemble alors 190 000 déportés. Ce sont donc un peu plus de
290 000 déportés transformés en héros anonymes et involontaires, dont le nombre ne va
cesser de croître.
Boris Sokolov, qui éclaire cette réalité sordide, ajoute : « Pendant la guerre on lançait
les conscrits des territoires occupés, sans armes, dans des attaques frontales meurtrières
sur les positions allemandes. Après la guerre, les survivants furent désignés pour des
attaques exterminatrices sur un autre front, celui du projet atomique soviétique[348]. »
Un soldat qui a survécu à ces épreuves se rappelle : « Nous vivions sur le chantier à ciel
ouvert, sous des tentes ou dans des zemlianki, et pourtant, l’hiver, la température tombait
parfois à 40 degrés en dessous de zéro […]. On nous nourrissait de pommes de terre et de
chou gelés […] ; pour recevoir une ration supplémentaire (une louche de potage et
100 grammes de pain) il fallait dépasser la norme fixée, ce qui était impossible. Les
conditions d’existence différaient peu de celles des camps. » Un autre raconte : « Les
gens mouraient par dizaines, par centaines, de sous-alimentation et d’un travail écrasant,
épuisant. » Un autre renchérit : « Nous vivions dans des zemlianki, où était installée toute
une compagnie. Nous travaillions onze heures par jour, de 8 heures du matin à 7 heures
du soir. […] Nous étions toujours affamés, nous n’avions pas assez à manger […] et
parfois, après le travail, on s’effondrait par terre. » En 1950, après la mise en service de
l’installation, « nous avons été démobilisés, mais on ne nous a pas libérés, ce n’est que
l’année suivante que j’ai pu échapper à cet enfer. Peu d’entre nous en sont ressortis
vivants[349] ».
C’est sans doute à cet usage massif et meurtrier de détenus sacrifiés au projet atomique
que Beria doit d’avoir vu son nom associé au goulag dans la conscience de ses victimes.
Une lettre de détenu saisie par la censure des camps est explicite : « Combien cet indigne
système a puni de victimes innocentes, combien Beria a-t-il ruiné de foyers humains,
combien a-t-il fait couler de larmes de mères, de femmes et d’enfants[350] ? »
En tant que chef du NKVD, Beria supervise la mise en place des institutions de la zone
soviétique en Allemagne, la future République démocratique allemande (1949). Ses
hommes, Serov, Mechik, Tsanava, s’occupent sur le terrain de sélectionner les Allemands
sûrs (et inlassablement vérifiés) chargés de prendre en main sous leur étroit contrôle
l’organisation de la vie sociale dans cette zone. Sur les talons de l’Armée rouge
s’installent en Allemagne les services de quatre structures policières soviétiques : le
NKVD, le NKGB (Sécurité d’État alors dirigée par Merkoulov), le Smerch (service de
contre-espionnage) du commissariat à la Défense (dirigé par Abakoumov) et le Smerch
du commissariat à la Marine militaire. De plus, dès le 6 juin, 1945, le général Joukov a
créé une administration militaire en Allemagne (ou SVAG), qui installe partout des
commandantures. Les hommes de Beria et les « plénipotentiaires » du NKVD
responsables de l’administration allemande se heurtent souvent aux cadres de cette
administration. Or les représentants du NKVD ne sont pas subordonnés à l’administration
militaire ; ils empiètent sur ses prérogatives, et vice versa. C’est l’une des nombreuses
sources de friction entre Beria et Joukov, ainsi qu’entre Beria et Abakoumov. Sous la
houlette de celui-ci, le Smerch, au rôle théoriquement limité au contre-espionnage,
déborde sur les prérogatives des hommes du NKVD, au grand mécontentement d’Ivan
Serov. Enfin tous ces services pillent à qui mieux mieux le territoire qu’ils contrôlent.
Beria a envoyé à Paris son secrétaire Charia chercher le neveu de sa femme Nina :
Timour Chavdia. Après avoir été fait prisonnier par les Allemands, Chavdia était entré
dans la légion géorgienne SS puis, dit-on, dans les services de sécurité allemands. Beria
n’agit pas ainsi par tendresse familiale. Il espère utiliser ce Chavdia auprès de
l’émigration géorgienne, mais prête ainsi le flanc à ceux qui guettent des éléments
compromettants contre lui. De plus, Beria continue à utiliser les services du frère de
Rapava – chef du NKVD de Géorgie –, Kapiton, lui aussi capturé par les Allemands et
passé de leur côté.
Le 29 décembre 1945, Beria est libéré de ses fonctions de chef du NKVD, remplacé par
son adjoint Serge Krouglov. Il confiera le 1er juillet 1953 que cette décision était pour lui
une mise à l’écart. Ce n’est pas certain pourtant qu’il y perde. Le NKVD gère la milice
chargée de l’ordre ordinaire dans des villes où, depuis la fin de la guerre, des bandes de
déserteurs, de voyous et de petits bandits font régner la terreur dès la nuit tombée, dans
une quasi-impunité. Il n’en porte plus la responsabilité, même s’il exerce encore une
certaine surveillance. En effet, le chef du NKVD, qui envoyait ses textes les plus
importants à Staline, Molotov et Malenkov, ajoute Beria à sa liste. En janvier 1946,
Staline transfère de l’Intérieur à la Sécurité d’État le secteur « S », chargé des attentats et
du sabotage dirigé par Soudoplatov et Eitingon, les organisateurs de l’assassinat de
Trotsky.
Beria a pris l’habitude de lever le coude. Dans ses mémoires, Khrouchtchev le dépeint
comme un ivrogne, organisateur de beuveries chez Staline à qui il fait dire : « Quand
Beria n’était pas à Moscou, on n’avait pas de telles beuveries chez nous, il n’y avait pas
d’ivrognerie. » Il ajoute : « Et je voyais que Beria dans cette affaire excitait Staline. Cela
plaisait à Staline, Beria le sentait. Quand personne ne voulait boire mais que Staline en
avait envie, Beria l’y poussait. […] Les gens se soûlaient littéralement[351]. » On
pourrait récuser le témoignage de Khrouchtchev, prêt à tout pour discréditer Beria, mais
le journaliste anglais Edward Crankshaw, qui travailla longtemps à Moscou, affirme :
« Beria était soûl plus souvent que la plupart. Dans les quelques occasions que j’eus de le
rencontrer, il était invariablement ivre[352]. »
Le communiste yougoslave Milovan Djilas, qui rencontre les dignitaires soviétiques au
lendemain de la guerre, note : « Beria était un véritable ivrogne […] ; il était marqué par
l’embonpoint, il avait le teint verdâtre et les mains moites. » À la boisson il ajoute la
grossièreté. Évoquant un repas au Kremlin en 1948, Djilas relève la « vulgarité » des
participants « et en particulier celle de Beria ». Djilas ayant été contraint de boire de la
vodka au poivre, Beria lui explique, « avec un ricanement, que cet alcool avait un effet
néfaste sur les glandes sexuelles et, pour se faire comprendre, il employa les expressions
les plus crues », au point qu’il suscite la répulsion de Djilas : « Avec sa bouche aux lèvres
très tranchées, ses yeux exorbités derrière son pince-nez, écrit-il, il me fit soudain penser
à Vukovitch, un des chefs de la police royale de Belgrade, spécialisé dans la torture des
communistes. » En le regardant, il a, écrit-il, « l’impression de se trouver entre les pattes
graisseuses et humides de Vukovitch-Beria ». Il souligne en lui « une certaine suffisance
et une certaine ironie, auxquelles se mêlait l’obséquiosité de l’employé de bureau[353] »,
qui se manifeste à l’égard de Staline en toute occasion. Ainsi, au début du repas, Staline
propose à ses invités un de ces jeux puérils et grossiers auxquels il excelle. Chacun doit
deviner combien de degrés en dessous de zéro marque le thermomètre dehors et boire
autant de verres de vodka qu’il y a de degrés d’erreur en plus ou en moins. Beria se
trompe de trois degrés, mais prétend l’avoir fait exprès pour complaire à son patron qui
aime enivrer les invités.
Son ivrognerie est sans doute à la fois celle du bureaucrate qui s’empiffre et celle du
subordonné qui boit pour surmonter sa crainte permanente. Beria sait en effet que ses
titres ne le protègent pas plus qu’ils n’ont hier protégé Iagoda, Iejov ou Postychev. Une
anecdote est révélatrice de cette crainte permanente. En mai 1946, Staline ordonne à Beria
d’annoncer à Chostakovitch que l’État lui accorde un grand appartement à Moscou, une
datcha d’hiver, une automobile et 60 000 roubles. Chostakovitch veut refuser tous les
cadeaux, surtout les roubles, en affirmant qu’il est « habitué à gagner lui-même sa
subsistance ». Obligé de communiquer cette réponse à Staline, Beria, terrifié, en colère,
hurle : « Mais c’est un cadeau ! Si Staline me donnait un de ses vieux costumes, non
seulement je ne refuserais pas, mais je le remercierais[354]. »
Utilisant les nombreux défauts de fabrication des avions de chasse et de bombardement
soviétiques, Staline monte l’affaire dite des « aviateurs », qui rebondira en 1953. En
novembre 1945, il fait accuser le commissaire à l’Industrie aéronautique, Chakhourine, de
« conduite immodeste ». Et pour cause : ce communiste convaincu dispose de huit
voitures personnelles, dont certaines confisquées en Allemagne. Staline joue au yo-yo
avec lui. Il le limoge le 7 janvier 1946, le nomme vice-président du Conseil des ministres
le 9 mars, puis le fait arrêter le 27 mars, avec ses principaux adjoints. De son côté, le
NKVD fait avouer au maréchal d’aviation Khodiakov que le commandant en chef des
forces aériennes, le maréchal Novikov, a accepté la livraison d’appareils défectueux.
Abakoumov, chef du Smerch, lui demande, sur mandat de Staline, si Malenkov était au
courant des malfaçons dues, en réalité, aux exigences de Staline de livrer le plus grand
nombre possible d’avions le plus vite possible.
Le 11 avril 1946, Staline adresse à tous les membres du bureau politique un acte
d’accusation contre Chakhourine, convaincu d’avoir, avec l’accord de Novikov, livré
« des avions de mauvaise qualité […] ce qui a mené nos aviateurs à la mort[355] ». Le
11 mai, le collège militaire de la Cour suprême condamne Chakhourine à sept ans de
camp, Novikov et ses adjoints à des peines allant de deux à six ans de camp, pour avoir
« livré des avions et des moteurs notoirement défectueux […] ce qui a conduit à toute une
série d’accidents et de catastrophes […] ayant entraîné la mort d’aviateurs », dont le sort
n’émeut pas vraiment Staline[356]. En avril 1953, Novikov affirmera qu’il n’a pas rédigé
lui-même la déclaration qui lui est attribuée et qui contient des attaques contre Joukov. Il
n’en connaît pas l’auteur, sans doute Staline lui-même, qui suggère que Malenkov a
couvert la fraude et se prépare à utiliser la déclaration signée par Novikov contre Joukov,
dont il veut se débarrasser.
Coup dur pour Beria : le 4 mai 1946, sur rapport de Staline, le bureau politique chasse
du secrétariat du comité central Malenkov, accusé de complaisance dans l’affaire des
avions défectueux, et surtout remplace, à la tête de la Sécurité d’État, Merkoulov par
Abakoumov. Staline dresse contre Beria ce bellâtre gominé, parfumé, brutal, inculte et
corrompu. Selon Merkoulov, Abakoumov ayant conquis la confiance de Staline, « Beria
se mit à le craindre comme le feu[357] ». Khrouchtchev, voulant liquider – et liquidant –
à la fois Beria et Abakoumov, présente constamment le second comme un agent du
premier. Dans ses mémoires il affirme qu’Abakoumov « ne rapportait à Staline que ce
qui, selon Beria, devait plaire au vieux guide[358] ». Soljenitsyne, quoique sans aucun
moyen de le savoir, prétend, lui aussi, contrairement à la vérité : « La direction
quotidienne de la Sécurité d’État était aux mains de Beria, de qui Abakoumov recevait la
plupart de ses consignes[359]. » Le général d’armée Ivachoutine, qui travailla sous les
ordres d’Abakoumov dans le Smerch, souligne au contraire : « Abakoumov servait
Staline avec une foi aveugle et il exécutait sans broncher les ordres que celui-ci lui
donnait[360]. »
Coup supplémentaire : le bureau politique du 23 août 1946 décide de rétrograder
Merkoulov au rang de membre suppléant du comité central. On lui reproche d’avoir mal
organisé le travail de son ministère et surtout d’« avoir dissimulé au comité central des
lacunes dans le travail du ministère et le fait que dans toute une série d’États étrangers ce
travail s’est effondré[361] ». Cacher la vérité à Staline sur une question aussi sensible est
un crime. Le dixième suffirait à envoyer tout autre au goulag ou au poteau d’exécution.
Or Merkoulov est nommé chef adjoint de la Direction principale de la propriété
soviétique à l’étranger, le Goussimz, que ses membres, en plaisantant appellent entre eux
le Gouss (l’oie) à cause des larges possibilités de pillage que cet organisme offre à ses
dirigeants ; le Goussimz organise en effet le racket systématique et massif de sculptures,
tableaux, bibelots, mobilier, vaisselle de luxe, objets d’art divers emportés vers Moscou
par convois entiers, puis entreposés près de Moscou ou livrés dans les appartements de
hauts dignitaires civils, policiers et militaires. Or plusieurs intimes de Beria occupent, dès
1947, les principaux postes dirigeants de ce Goussimz : aux côtés de Merkoulov, on
trouve Bogdan Koboulov, Vlodzimirski, Dekanozov. Celui-ci, deux ans plus tard, est
envoyé diriger la section autrichienne du Goussimz, encore plus prometteuse. Tous
s’engraissent pendant plus de cinq ans, dans tous les sens du terme, surtout l’énorme
Bogdan Koboulov – sauf Merkoulov, nommé ministre du Contrôle d’État en 1950.
Ces bureaucrates repus ignorent tout des difficultés de la population. L’été 1946, une
terrible sécheresse dépassant en ampleur celle de 1921 qui avait fait près de 4 millions de
morts, s’abat sur la Russie d’Europe, l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie ; dans
certains districts il ne tombe pas une goutte de pluie pendant deux mois de suite ! Le
soleil brûle impitoyablement la terre qui se fendille, les semis se dessèchent. Par contre,
des pluies diluviennes ravagent la Sibérie. La plupart des kolkhoziens ne touchent rien
pour leur troudodien (journée de travail), ni en argent, ni en blé, ni en pain. Traités
comme des serfs, ils ne manifestent aucune ardeur ni aux semailles ni à la moisson, qui
traîne.
La récolte de pommes de terre est aussi mauvaise que celle de blé. Des millions de
paysans se nourrissent d’herbe, d’écorce d’arbre, de cadavres de chevaux, de soupe
d’orties, de pommes de terre gelées, ramassées après la fonte des neiges, avec lesquelles il
façonnent des galettes, auxquelles ils donnent le nom imagé de tochnotiki (vomissures).
La faim réintroduit le cannibalisme. Le secrétaire du comité du Parti d’Odessa,
Kiritchenko, visitant un kolkhoze, tombe sur une femme en train de découper en tranches
à la hache le cadavre de son deuxième enfant qu’elle se prépare à saler, après avoir mangé
l’aîné.
Pourtant, cette même année 1946, Moscou livre 600 000 tonnes de blé à la Pologne et
500 000 tonnes à la France, exportant au total, pour des raisons politiques, 1,7 million de
tonnes de blé. Or la récolte de blé, de 40 millions de tonnes, est la pire de toute l’histoire
de l’URSS. Le gouvernement n’hésite pas à confisquer la quasi-totalité de la récolte des
kolkhozes et sovkhozes, et à rafler la pauvre récolte des paysans sur leurs petits lopins
individuels.
Dans la province de Novgorod, les paysans composent une tchastouchka (quatrain
populaire chanté) de circonstance :

Une partie de notre blé part à l’étranger.


Toutes les patates partent pour la vodka.
Et les kolkhoziens sont affamés.
Allons donc tous au cinéma !
Incapable d’honorer les tickets de pain sur l’ensemble des cartes de rationnement
existantes, le gouvernement décide d’en réduire brutalement le nombre : il y en avait
87,8 millions en septembre 1946. Au 1er octobre, il supprime 23 millions de bénéficiaires
vivant ou travaillant à la campagne et censés pouvoir y trouver de quoi manger. Le
Conseil des ministres révise chaque mois à la baisse la liste des bénéficiaires. Quand des
présidents de kolkhozes essaient de conserver un peu de grain pour nourrir les paysans
qui le récoltent, Staline, comme d’habitude, utilise sa seule méthode : la répression. On
les traduit en justice. En 1946, 1 555 présidents de kolkhozes se retrouvent condamnés
dans la province de Stalingrad.
Pendant les deux années qui suivent, Staline continue à dépouiller le NKVD (rebaptisé
MVD en 1946) au profit de la Sécurité d’État : en janvier 1947, il transfère à la Sécurité
les troupes spéciales, la direction des transports du ministère de l’Intérieur (MVD), les
services de liaison du gouvernement. En octobre 1949, c’est le tour des troupes des
gardes-frontières et, plus étonnant encore, la milice, c’est-à-dire la police chargée de la
petite criminalité. Ces transferts donnent un pouvoir énorme à Abakoumov, instrument
docile de Staline. Par contre, Malenkov est rappelé à Moscou dès le début de 1947.
Décidé à en finir avec Joukov, qu’il soupçonne d’ambitions bonapartistes et dont il
jalouse la gloire acquise au cours de la guerre, Staline réunit, le 1er juin 1946, le conseil
militaire pour bâtir son procès. Chtemenko, général proche de Beria, lit l’acte
d’accusation. Il cite une déclaration de Novikov, alors envoyé au goulag, rapportant des
propos sceptiques de Joukov sur les qualités militaires de Staline : « Staline était et est
resté un pékin ! » (La phrase, authentique, est confirmée par le général Pavlenko dans
Sovietskaia Kultura, le 23 août 1988.) Puis Beria charge Joukov, qui s’en souviendra en
juin 1953. Lui succèdent pour charger un Joukov blême, Molotov, Malenkov,
Kaganovitch et Golikov, l’homme qui, chargé de coordonner le renseignement en 1941,
avait nié jusqu’au bout la menace d’agression allemande en juin. Staline se tourne vers les
généraux présents et leur demande leur avis. Non sans force nuances, ils défendent
Joukov. Certes, ils évoquent son mauvais caractère, grossier, brutal, cassant, vaniteux,
intolérant, reconnaissent qu’il est difficile de travailler avec lui. Encore ne disent-ils pas
tout. Joukov, non content d’insulter ses subordonnés, pouvait à l’occasion, comme bien
d’autres gradés, les frapper ; une fois même, il menaça d’abattre un général qui l’invitait à
se montrer poli et ne dut sans doute la vie qu’au fait qu’il dégaina aussi vite que Joukov.
Mais les généraux interrogés affirment la loyauté politique de Joukov, qui gardera de
cette réunion une vive animosité contre Beria. Pour finir, Staline se contente d’envoyer
Joukov diriger le district militaire d’Odessa.
Vice-président du Conseil des ministres depuis sa formation en mars 1946, Beria garde
toujours un œil sur le goulag et s’inquiète de sa médiocre rentabilité. En juillet 1946, il
signale à Staline qu’au cours de la guerre les camps ont accueilli plus d’une centaine de
milliers de détenus, qui ont perdu toute capacité de travail et dont l’entretien coûte cher à
l’administration. Il propose donc de libérer les grands malades. Staline accepte, à
l’exception des ennemis condamnés au bagne.
En novembre 1947, Staline prépare une réforme financière pour éponger une partie des
liquidités, en changeant dix roubles anciens contre un rouble nouveau, sauf les dépôts sur
la caisse d’épargne qui, eux, bénéficieront d’un échange paritaire : un nouveau rouble
contre un vieux. Cette réforme monétaire promulguée en décembre ruine une bonne partie
de la paysannerie, qui avait tiré quelques misérables profits de la vente de sa production
individuelle pendant la guerre et qui, méfiante envers les dépôts sur les caisses de l’État,
avait conservé ses roubles par-devers elle. Beria, prévenu et pour cause, dépose
40 000 roubles sur divers livrets.
Ce même mois, le 19 décembre 1947, le bureau politique vote l’attribution à ses propres
membres, titulaires et suppléants, de voitures appartenant au parc de véhicules de la
direction principale de la garde du ministère de l’Intérieur (MVD). Staline reçoit deux
Packard et une Tatra ; Molotov une Packard, une Chrysler, une ZIS-110 – voiture de luxe
soviétique (Zis sont les initiales russes pour Usine du nom de Staline) ; Beria, qui vient en
troisième position, reçoit une Packard, une Mercedes, une Zis-110 ; les autres touchent
chacun trois voitures, dont au moins une Packard, voiture préférée de ces constructeurs du
socialisme ; quant au secrétaire du PC de Moscou, Popov, et à Chvernik, ils doivent se
contenter d’une Cadillac et de deux véhicules soviétiques (de luxe quand même !).
Vorochilov, lui, n’aime que les voitures américaines : il reçoit une Packard, une Chevrolet
et une Ford 8. Le secrétaire personnel de Staline, Poskrebychev, se voit attribuer une
Cadillac et une Buick.
En plein déchaînement d’un nationalisme russe, qui se traduit notamment, en 1947, par
l’interdiction faite aux Soviétiques d’épouser des étrangers et étrangères, Staline, comme
la majorité des dirigeants et comme son secrétaire personnel, se fait attribuer deux
voitures américaines. L’avidité des bureaucrates est aussi énorme que leur nationalisme
est frelaté. L’année précédente, marquée par la très mauvaise récolte de 40 millions de
tonnes de blé on l’a vu, la famine a ravagé des régions entières de l’Ukraine et de la
Moldavie, Staline n’a pas importé un gramme de blé. En revanche, il a acheté des voitures
américaines de luxe.
Le comité central se réunit quatre fois seulement jusqu’à la mort de Staline : en
mars 1946, en février 1947, en janvier 1949, en octobre 1952. Laissant dépérir l’organe
dit « suprême » du Parti, il fait valider les décisions qui lui importent par sondage
téléphonique ou écrit : c’est par sondage que les membres du comité central, dissous de
fait comme organe collectif, valident les divers changements dans la composition du
secrétariat. Staline ne réserve pas un meilleur sort au bureau politique, qui se réunit dix
fois en 1947, sept fois en 1948, seize fois en 1949 – mais la moitié de ces réunions sont
consacrées à l’affaire dite de Leningrad, c’est-à-dire à la purge des dirigeants de la ville –
six fois en 1950, cinq fois en 1951 et quatre fois en 1952 (année où Staline ne prend
pourtant pas de vacances !). S’il convoque un congrès en octobre 1952, c’est pour
préparer une nouvelle purge. Signe de la priorité donnée par Staline à l’appareil du
gouvernement sur celui du Parti : en règle générale, les villas attribuées aux ministres sont
plus luxueuses que celles qu’il réserve aux membres du bureau politique et du secrétariat
du comité central.
Au printemps 1948, Baguirov, premier secrétaire du PC d’Azerbaïdjan depuis 1933,
potentat omnipotent, est soudain menacé. Il a transformé l’Azerbaïdjan en fief qu’il pille
avec la protection de Beria. Lui et sa bande prélèvent des pots de vin sur tout et sur tous,
et mènent joyeuse vie dans le luxe. Le président du Conseil des ministres de la
République, Kouliev, a confisqué huit hectares d’un kolkhoze pour s’y faire construire un
luxueux palais aux vastes dépendances. Le budget attribué aux banquets, beuveries,
festivités, cadeaux, réception d’« invités », atteint par exemple, en 1947, 659 400 roubles
auxquels il faut ajouter 467 000 roubles attribués de frais de la « base spéciale » du MGB
consacrés en majorité à des dépenses du même type[362]. L’entretien des wagons de luxe
réservés aux dirigeants de l’Azerbaïdjan coûte ainsi, en 1947, cinq fois plus que le budget
prévu à ces dépenses : 833 600 roubles au lieu de 175 000.
En mars 1940, Staline avait créé un commissariat au Contrôle d’État (devenu ministère
en 1946), dont il avait confié la direction à son âme damnée, Lev Mekhlis. Ce dernier, au
lendemain de la guerre, a débusqué quelques auteurs de prévarications, détournements de
fonds et abus financiers criants. En mai, il s’attaque à l’Azerbaïdjan. Le Conseil des
ministres valide l’envoi à Bakou de dix brigades de contrôleurs à partir du 23 mai.
Chaque brigade reçoit un programme détaillé des vérifications à effectuer. Le contrôleur
en chef Emelianov, qui dirige la délégation, ouvre un bureau pour recevoir les plaintes de
la population : en quelques jours près de deux mille personnes demandent à être reçues et
il reçoit près de mille plaintes écrites.
Baguirov, inquiet, télégraphie à Staline. Il accuse les contrôleurs de « discréditer » la
direction de la République. Le bureau politique nomme une commission d’enquête
dirigée par Malenkov, alors lié à Beria. Celui-ci, qui s’est fait construire en Abkhazie un
petit palais de deux étages débouchant sur un immense et superbe jardin, n’a pu que
soutenir son vieux complice, qui le trahira pourtant dès le lendemain de son arrestation.
La commission condamne les contrôleurs accusés d’avoir manifesté méfiance et
prévention à l’égard des dirigeants de la République et d’avoir utilisé des méthodes
« politiquement nuisibles ». Elle les déclare « inaptes à travailler dans le Contrôle d’État
comme professionnels politiques ». Elle licencie Emelianov et même le vice-ministre du
Contrôle d’État. Mekhlis lui-même, malgré ses liens avec Staline, doit faire son
autocritique. Le ministère est purgé : 47 membres de son appareil central et 99 membres
de ses sections dans les diverses républiques sont limogés.
Le 26 août 1948, le Conseil des ministres réduit brutalement les prérogatives de ce
ministère, qui n’a plus le droit de contrôler les autres ministères, les directions de toutes
sortes et même les comités exécutifs des soviets à tous les niveaux, de limoger et de
traduire en justice les responsables de concussion, pillages et prévarications diverses. Ce
sera désormais la prérogative du seul Conseil des ministres ! Deux ans plus tard, Mekhlis
sera remplacé à la tête du ministère par Merkoulov, rappelé d’Allemagne où il vivait
comme un pacha à la tête du Goussimz. Ainsi la défense de Baguirov et de ses complices
mafieux, à laquelle Beria a largement contribué, pousse Staline à ouvrir les vannes aux
appétits de la nomenklatura parasitaire et à défendre ses intérêts contre la propriété d’État
qu’elle pille déjà autant qu’elle le peut. Ce pillage se développera sous Brejnev, fleurira
sous Gorbatchev et enflera en un véritable tsunami sous Eltsine.
Staline relègue de plus en plus l’appareil du Parti derrière celui du gouvernement. En
1948, sous son impulsion ou, au moins, avec son accord, l’appareil du Parti subit une cure
d’austérité budgétaire. L’État réduit brutalement les subventions au budget du PCUS qu’il
alimentait jusqu’alors généreusement. En avril 1948, le responsable aux affaires
administratives du comité central du PCUS, Dmitri Kroupine, explique à une réunion des
secrétaires régionaux : « Nous allons désormais devoir compter sur nos propres moyens
[…] La dotation de l’État ne couvrira pas plus de 25 % de nos et de vos dépenses[363]. »
Ainsi Staline est le premier coupable du crime que ses pairs reprocheront à Beria : réduire
brutalement le rôle du Parti.
Durant cette même année 1948, Staline porte un coup à Beria en éliminant l’un de ses
hommes de confiance, Piotr Charia, secrétaire du comité central du PC géorgien,
responsable de l’agitation et de la propagande. Au lendemain de la guerre, Beria l’avait
envoyé à Paris prendre contact avec certains mencheviks géorgiens exilés depuis
l’invasion de la Géorgie par l’Armée rouge, en 1922. Il devait d’abord leur racheter les
antiquités géorgiennes qu’ils avaient emportées, et surtout tenter de les convaincre de
revenir en URSS. Il ramène en prime l’encombrant neveu de la femme de Beria, Timour
Chavdia capturé par les Allemands pendant la guerre, on l’a vu, et enrôlé par eux dans la
« légion géorgienne » antisoviétique. Seul un véritable homme de confiance pouvait se
voir confier une triple mission aussi risquée, qui pouvait faire accuser Charia d’être entré
en contact avec les mencheviques – qualifiés selon les besoins d’agents français, anglais
ou américains.
En mai 1948, le bureau politique du PC géorgien accuse Charia d’avoir, en 1943, fait
imprimer à 75 exemplaires sur un beau papier, par les presses du comité central du PC
géorgien, et fait diffuser à ses proches un poème sombre consacré à son fils emporté peu
avant par la tuberculose. On lui reproche d’« avoir écrit, à l’occasion de la mort de son
fils, une œuvre en vers idéologiquement nuisible, pénétrée d’un profond pessimisme et
marquée de tendances mystico-religieuses[364] ». La résolution est reprise mot pour mot
par le bureau politique du PCUS lui-même – ou plus exactement par Staline qui a
consulté certains de ses membres, dont, bien sûr, Beria ! Staline en est donc l’inspirateur ;
indifférent aux élans lyriques de Charia, il se soucie plutôt de menacer sourdement Beria
qui a manifesté là un manque de « vigilance bolchevique ». Mais Staline attendra trois ans
pour jeter Charia en prison…
Une ombre inquiétante plane sur les physiciens chargés de construire la bombe
atomique et qui n’y sont pas encore parvenus en cette année 1948, échéance fixée par
Staline. Le 27 juillet 1948 au soir, Staline convoque dans son bureau le biologiste
charlatan Lyssenko et Malenkov, puis une heure plus tard Beria, Boulganine, Mikoyan,
Voznessenski et Kaganovitch. Ils valident tous le rapport, dicté, revu et corrigé par
Staline lui-même, que Lyssenko doit présenter à la séance de l’Académie des sciences
naturelles pour préparer la chasse aux biologistes et généticiens soviétiques. La physique
semble loin, mais ce n’est qu’une apparence. La dénonciation, saluée par Aragon dans la
revue Europe, de la biologie mendélienne s’insère dans la stigmatisation du
cosmopolitisme qui vise toute idée venant de l’Occident.
Dans la foulée, Staline engage la traque du comité antifasciste, qu’il dissout en
novembre après avoir fait assassiner son président, Salomon Mikhoels, le 13 janvier 1948.
De la fin de décembre 1948 au début de janvier 1949, la Sécurité arrête ses principaux
responsables : Simon Lozovski, ancien vice-président du bureau soviétique d’information
pendant la guerre, le vice-ministre du Contrôle d’État de Russie Solomon Bregman,
l’académicienne Lina Stern, les écrivains David Bergelson, Itzak Fefer, Peretz Markich,
Leib Kvitko. En tout, une cinquantaine de membres du comité se retrouvent sous les
verrous. Ces arrestations restent secrètes, rien n’en filtre publiquement. Staline ordonne à
Abakoumov de relier Paulina Jemtchoujina, épouse de Molotov, au complot nationaliste
juif. Elle nie, en vain. Le 29 décembre 1948, le bureau politique l’exclut du parti
communiste. Molotov s’abstient. Quinze jours plus tard, il écrit à Staline pour revenir sur
son abstention : il vote pour ! Staline l’invite à divorcer. Paulina Jemtchoujina donne son
accord : « Si c’est utile pour le Parti, il faut le faire. » Staline la fait arrêter et emprisonner
le 21 janvier 1949, puis condamner à cinq ans de camp, peine commuée en exil au
Kazakhstan. Le 4 mars, l’ancien procureur des procès de Moscou, Vychinski, remplace
Molotov aux Affaires étrangères.
Lorsque plus tard l’écrivain Ivan Stadniouk, chaud partisan de Staline, interrogera
Paulina Jemtchoujina, celle-ci évoquera, avec la morgue d’une haute bureaucrate, « une
épopée tragique à laquelle Staline a été mêlé » et dont, ajoute-elle contrairement à la
vérité, le « créateur était Beria avec ses larbins. Ils n’espéraient pas seulement m’anéantir,
moi, mais renverser Viatcheslav », son mari[365]. Elle tente ainsi de disculper Staline
auquel elle manifestera toujours une dévotion enthousiaste, sur le dos de Beria, étranger à
l’affaire. Molotov pouvait signer en un jour une liste de 300 hommes – en général des
cadres de son propre parti – à fusiller, et affirmer dans la Pravda du 26 novembre 1992
qu’il le referait sans aucune hésitation. Mais, pour Jemtchoujina, l’« épopée tragique »
concernait le sort de sa petite personne.
L’affaire dite « de Leningrad », qui frappe les dirigeants de cette ville et les
Léningradois promus aux fonctions dirigeantes suprêmes à Moscou (Kouznetsov et
Voznessenski) est à la fois parallèle et similaire à celle du comité antifasciste juif.
Kouznetsov et ses amis avaient lancé une idée qui ne pouvait qu’apparaître suspecte à
Staline : créer un bureau russe du comité central, tout comme il existait un bureau
ukrainien, géorgien, kazakh, etc., et donc un parti russe pas indépendant, certes, mais
distinct, en plein cœur de Moscou, à quelques pas du Kremlin. Le soupçonneux Staline ne
pouvait qu’y voir l’amorce d’un pouvoir concurrent, auquel les Léningradois ne pensaient
certainement pas.
Le nouveau premier secrétaire du PC de Leningrad, Andrianov, nommé par Malenkov,
ajoute une accusation mortelle : « Restaient dans la ville des trotskystes qui n’avaient pas
été liquidés. » Les anciens dirigeants les ont donc protégés. Et Andrianov enfonce le
clou : « Ces gens-là faisaient passer et imprimaient subrepticement des articles écrits par
les pires ennemis du peuple : Zinoviev, Kamenev, Trotsky et d’autres[366]. » Par quel
mystérieux moyen – Andrianov se garde de le dire, mais leur sort est scellé. À la veille du
jugement de la cour militaire, le 30 septembre 1950, Staline fait voter par le bureau
politique (dont Beria) la condamnation à mort des principaux dirigeants de la ville, dont
Kouznetsov et Voznessenski, exécutés le soir même.
Khrouchtchev explique l’affaire de Leningrad par les efforts conjoints de Malenkov et
Beria. La participation de Malenkov est incontestable : c’est lui qui va à Leningrad
installer la nouvelle direction, c’est à la sortie d’une réunion dans son bureau que
Kouznetsov est arrêté. Mais c’est Abakoumov qui dirige les interrogatoires musclés des
Léningradois. Beria n’apparaît nulle part ; il faut prétendre, comme le fait Khrouchtchev,
qu’il a partie liée avec Malenkov pour voir en lui une pièce maîtresse de l’affaire.
C’est ce que fait Vassili Staline, dans une longue lettre qu’il adresse au comité central
de sa prison de Vladimir en 1959. « C’est sur les os des Léningradois et avec l’aide (très
active) de Beria, que Malenkov réussit à récupérer le poste de secrétaire du comité
central. » Il ajoute : « Si l’on suit la carrière de Malenkov et de Beria, il est facile de
remarquer comment ils se poussaient et s’aidaient l’un l’autre. » La méfiance envers le
témoignage très vague de cet alcoolique ne peut que s’accroître lorsqu’il affirme que
« Malenkov et Beria trompaient Staline et écartaient des gens honnêtes[367] »… comme
s’il en existait dans ce milieu !
Jacob Etinguer en tient, lui aussi, dans les Izvestia du 13 mars 1993, pour la
responsabilité de Beria : « L’ancien secrétaire du comité provincial du PCUS de
Leningrad, et du comité exécutif régional des soviets de Leningrad Ivan Dmitriev, avec
lequel je me suis trouvé dans la même cellule dans la prison de Lefortovo à la fin de 1951
et au début de 1952, m’a raconté en détail le rôle de Malenkov et de Beria dans la
fabrication de l’affaire de Leningrad. » Malheureusement Etinguer ne fournit aucun de
ces détails ; il juge « significatif que Beria n’ait pas posé la question de la réhabilitation
des participants de l’affaire de Leningrad, car précisément il y était directement mêlé. »
Mais si, en 1953, Beria n’a pas soulevé l’affaire de Leningrad, c’est d’abord pour ne pas
se fâcher avec Malenkov sur l’appui duquel il comptait. Khrouchtchev ne ressortira ladite
affaire que lorsqu’il voudra mettre Malenkov sur la touche.
Au début de 1949, Beria est soudain confronté à une initiative de Staline qui menace le
travail sur la bombe atomique. Dans sa campagne contre l’intelligentsia soviétique,
Staline envisage de réunir une conférence de physiciens et de mathématiciens dans
l’intention de débusquer l’« idéalisme » et le « cosmopolitisme » qui, selon lui, sévissent
dans leurs milieux. Les réunions préparatoires se multiplient ; la dernière, le 16 mars
1949, annonce une conférence fixée au 21, qui ne se tiendra jamais. Sans doute Beria a-t-
il alerté Staline sur les conséquences fatales d’un pogrome contre les physiciens. Il a
demandé en effet, au début de 1949, à Kourtchatov s’il fallait rejeter la théorie de la
relativité et la mécanique quantique, pièces maîtresses de l’idéalisme. Kourtchatov lui
répond : la fabrication de la bombe atomique repose sur la théorie de la relativité et sur la
mécanique quantique. Renoncer à l’une et à l’autre, c’est renoncer à la bombe. Ni Beria ni
Staline ne sont en mesure de juger de la justesse de sa réponse. Mais le risque est trop
grand. Staline veut la bombe. Il laissera donc les physiciens en paix et se contentera de
terroriser les généticiens, les biologistes, les musiciens, les écrivains, les philosophes…
Le 15 mai 1949, Beria reçoit un télégramme de Dekanozov, alors vice-président du
Goussimz, qui informe Beria d’une curieuse découverte : la section internationale du
comité central, lui écrit-il, a, par le canal de la direction des services administratifs, ouvert
en février 1949 neuf comptes bancaires en Suisse sous des pseudonymes, pour des cadres
de la commission de contrôle du Parti dirigée par Chkiriatov, dont le compte personnel est
alimenté à hauteur de « 800 000 francs suisses ». Les banques suisses ne veulent pas de
roubles, monnaie inconvertible. Pour ouvrir ces comptes, explique Dekanozov, « ont été
utilisés l’or, les pierres précieuses et du platine emportés d’URSS, d’Allemagne et de
Tchécoslovaquie, dans des chargements destinés à l’aide des partis communistes de
l’Europe orientale ». Beria note sur la dépêche de Dekanozov : « Exposer au bureau
politique[368]. » Staline reste de marbre, aucune mesure n’est prise contre Matvei
Chkiriatov, ce sourcilleux défenseur de la morale « bolchevique ».
Le 26 août 1949, Beria s’envole pour le polygone d’expérimentation atomique situé au
nord du Kazakhstan, non loin de Semipalatinsk. Il est ravagé par la peur de l’échec,
comme il le rappellera à Malenkov dans la lettre qu’il lui adressera de sa cellule le
1er juillet 1953 : « Je n’ai jamais oublié ta grande attitude humaine de camarade quand je
suis parti dans un état d’accablement, dû à des causes que tu connais bien, pour le district
de Semipalatinsk […] où, comme tu le sais, l’expérimentation de l’arme atomique a été
réalisée avec succès[369]. »
L’explosion se produit le 29 août à 8 heures du matin. Beria, Kourtchatov et Khariton
s’embrassent de joie. À l’ivresse du succès s’ajoute pour Beria un profond soulagement.
Staline ne pardonnait pas les échecs – sauf les siens, fort nombreux, qu’il faisait payer à
d’autres – et Beria jouait sa tête. Délivré de son angoisse, Beria appelle Staline pour lui
apprendre la nouvelle. Poskrebychev décroche le téléphone et lui déclare que Staline est
déjà couché. Beria insiste pour qu’il le réveille et enfin Staline prend l’appareil : « Je le
savais déjà », lâche-t-il en raccrochant. Rompu aux rapports mensongers et au bluff,
Staline se ménage toujours plusieurs sources d’information. Beria ne sait qui a averti le
guide, et donc était chargé de tout contrôler dans son dos. Furieux, il menace les membres
de son entourage : « Traîtres, même ici vous me mettez des bâtons dans les roues ; je vous
réduirai en bouillie[370]. »
Le 28 septembre 1949, il envoie à Staline un rapport sur les résultats de l’expérience.
Une annexe est transmise au ministère de la Défense. Le lendemain, Staline signe un
décret attribuant des prix Staline 1re et 2e catégorie (agrémentés chacun d’une convenable
somme d’argent !) à près de trois cents savants et participants du projet. Le 18 octobre, les
bénéficiaires répondent par une lettre de remerciements, dont le premier signataire est
Beria lui-même ; cette décoration figure bien dans la liste qui clôt sa biographie dans
l’almanach des membres du comité central publié en 2005 aux éditions Parad… mais pas
dans la notice que lui consacre la Grande Encyclopédie soviétique en 1950. Dans
l’univers bureaucratique, les décorations jouent un rôle majeur. En réalité, Beria n’a reçu
que l’ordre de Lénine et il figure seulement dans la deuxième liste des participants à la
fabrication de la bombe A. Ce faisant, Staline a voulu le remettre à sa place et même un
peu au-dessous !
Auteur d’une étude sur la prison de la Soukhanovka, Lidia Golovkina affirme qu’après
l’explosion de la bombe A soviétique « Beria revient à ses obligations habituelles. Il
retourne souvent à la Soukhanovka, y organise des réunions, interroge personnellement
certains détenus qu’il torture[371] ». Mais à quel titre viendrait-il dans cette prison
désormais sous la juridiction d’Abakoumov ? Golovkina ne cite d’ailleurs aucun nom de
ceux que Beria y aurait interrogés et torturés.
Staline fait alors monter Khrouchtchev de Kiev à Moscou et le nomme premier
secrétaire du comité de Moscou du Parti. Khrouchtchev voit dans sa nomination la
nécessité pour Staline d’« équilibrer les pouvoirs au sein du collectif et de mettre un frein
aux appétits de Beria et Malenkov[372] ». Khrouchtchev se pousse du col. Comment
Staline aurait-il vu un éventuel contrepoids à ces deux personnalités dans celui qu’il traita
un jour de « benêt » et dont il ne plaçait pas bien haut les capacités politiques ? Un soir de
1945, les désignant du doigt à Tito, il raille la nullité de ses adjoints et dit de
Khrouchtchev qu’« il a déjà outrepassé ses petites capacités[373] ». En réalité, Staline
veut simplement remplacer le premier secrétaire du PC de Moscou, Popov.
Khrouchtchev, qui avait occupé ces fonctions peu avant la guerre, prétend qu’il était
constamment en conflit avec Beria et Malenkov. Rien ne confirme une telle assertion,
inventée pour anticiper son combat, après la mort de Staline, pour éliminer le premier,
puis le second.
En mars 1949, Staline remplace au ministère des Affaires étrangères Molotov par
Vychinski, dont la soumission servile à Staline et la peur qu’il éprouve devant lui sont
notoires. Beria a le même effet sur lui. Andrei Gromyko, qui travaille déjà aux Affaires
étrangères, assiste un jour à une conversation téléphonique entre les deux hommes :
« Aussitôt qu’il entendit la voix de Beria, Vychinski se leva respectueusement d’un bond
[…]. Il rampait comme un domestique devant son maître[374]. »
Un jour de décembre 1949, Beria remarque une jeune actrice du théâtre du ministère de
l’Industrie pétrolière, Valentina Tchijova. Il envoie son officier rabatteur, Sarkissov, la
chercher. Il l’invite à dîner et, selon elle, l’enivre, puis la viole. Il la fera revenir chez lui
plusieurs semaines. Mais l’ironie de l’histoire le rattrape. En février 1950, Tchijova fait la
connaissance de Gueorgui Mamoulov, qu’elle épouse en avril 1950. Or Gueorgui
Mamoulov est le frère de Stepan Mamoulov, proche de Beria, ancien chef du secrétariat
du NKVD et alors vice-ministre de l’Intérieur de l’URSS. Il est lui-même cadre dans ce
ministère. Tchijova lui raconte sa mésaventure. Gueorgui demande à Staline le châtiment
de Beria ; il est sans délai chassé du ministère. En novembre 1953, Tchijova raconte sa
mésaventure au procureur Roudenko. Beria se défend mollement : « Je nie la partie de sa
déposition où Tchijova m’accuse de l’avoir violée et enivrée, mais je ne nie pas qu’elle a
été plusieurs fois dans mon hôtel particulier et j’ai eu avec elle une liaison intime[375]. »
Le 21 décembre 1949, des cérémonies tapageuses célèbrent le 70e anniversaire de
Staline, qui apparaît dans la loge gouvernementale du Bolchoï, à moitié assoupi entre
Mao Tsé-toung et Khrouchtchev. Beria publie aussitôt dans la Pravda un long article
célébrant le « grand animateur et organisateur des victoires du communisme ». Il y chante
« la profonde gratitude et l’amour sans bornes » des travailleurs soviétiques « pour Joseph
Vissarionovitch Staline, leur grand chef et éducateur. Chez notre chef, le génie s’allie à la
simplicité, à la modestie, à un charme personnel incomparable, l’intransigeance envers les
ennemis du communisme à une grande sensibilité et à une sollicitude toute paternelle
pour l’homme ». Il exalte enfin chez lui « la netteté exceptionnelle de la pensée, la
grandeur tranquille du caractère ; il méprise, il ne supporte pas le battage ni rien de
spectaculaire ». La suite le montrera, il ne pense pas un mot de ce panégyrique écrit par
ses secrétaires, mais pour lequel il perçoit des honoraires de journaliste puisqu’il est
publié dans la Pravda.
En juin 1957, le futur Premier ministre de Brejnev, Alexis Kossyguine, déclare au
comité central : « Au bureau politique jusqu’à la mort de Staline – à cette époque j’y
participais – on peut dire nettement que le mot définitif appartenait à Malenkov et Beria,
qui pouvaient préparer et faire passer n’importe quelle question[376]. » Mais comment
auraient-ils pu imposer leurs vues à un bureau politique… qui se réunissait de plus en plus
rarement ? Et Molotov, longtemps second de Staline et membre du complot qui renversa
Beria en juin 1953, garantit que « Beria avait peur de Staline[377] ».
Au début de 1950, la Grande Encyclopédie soviétique édite le premier volume B où
figure la biographie de Beria, revue, voire corrigée, par l’intéressé. Elle démarre en
fanfare. Beria y est présenté comme « l’un des plus grands chefs du parti communiste de
l’URSS et de l’État soviétique, fidèle disciple et LE PLUS PROCHE COMPAGNON D’ARMES
de J.V. Staline ». Le plus proche ? Beria se place donc juste derrière Staline. La notice se
conclut par la liste triomphale de ses décorations : « cinq ordres de Lénine, l’ordre de
Souvorov de première classe, deux ordres du Drapeau rouge, sept médailles de l’Union
soviétique », qui lui seront toutes retirées après son arrestation.
X.

UNE AGONIE MENAÇANTE


Pendant les trois dernières années de son existence, Staline cesse de s’occuper des
affaires de l’État pour se consacrer aux intrigues et provocations qu’il monte, entre autres
contre son entourage. Le Conseil des ministres adopte en moyenne une centaine de
décisions par semaine. Poskrebychev en fait un gros paquet qu’il lui apporte chaque jour
avec son courrier, à sa datcha de Kountsevo, pour les lui faire signer, puisque Staline est
le président du Conseil. Or, témoigne Molotov, qui ne cessera jusqu’à son dernier souffle
d’admirer Staline : « Ces paquets attendaient des semaines et des mois d’être décachetés
[…]. Une pile énorme que personne ne défaisait […]. On arrivait à la datcha, où les
paquets s’entassaient depuis un mois, et une nouvelle pile venait s’y ajouter[378]. » Beria,
passant avec Khrouchtchev devant la porte ouverte de la salle à manger, ricane : « Ton
courrier traîne sûrement là aussi[379]. »
En 1950, Staline passe cinq mois dans le Sud, d’où il entretient ses intrigues. Le bureau
politique se réunit six fois ; en 1952, alors que Staline ne passera pas un seul jour dans le
Sud, il se réunira quatre fois. Le 16 février 1951, le bureau politique, par simple
consultation orale, confie la présidence du présidium et du bureau du présidium du
Conseil des ministres alternativement aux trois vice-présidents dudit conseil, « leur
confiant ainsi l’examen et le règlement des questions courantes[380] ». La même
disposition exclut Molotov, Mikoyan et Kaganovitch du présidium du Conseil des
ministres, où Staline, qui ne cesse de privilégier les instances gouvernementales sur celles
du parti, les avait fait entrer dix mois plus tôt, le 7 avril 1950. Staline semble jouer avec
les héritiers présumés ou possibles. Au même moment, en effet, il commence à miner le
sol sous les pieds de Beria.
Le 18 novembre 1950, des agents de la Sécurité d’État arrêtent le médecin Jacob
Etinguer, après avoir arrêté son fils adoptif, prénommé Jacob lui aussi, un mois plus tôt
jour pour jour. Dans les deux cas, le mandat d’arrêt est signé Abakoumov. Etinguer est le
médecin personnel de Beria. Il a, au cours de sa carrière, soigné l’ami de Trotsky, Adolf
Ioffé, puis Kirov, Ordjonikidzé, le maréchal Toukhatchevski, les dirigeants du Komintern
Palmiro Togliatti, Wilhelm Pieck et Georges Dimitrov, le futur maréchal Tito, le
secrétaire du comité central Chtcherbakov mort d’abus de vodka en 1945. Riche, mais
inquiétant palmarès.
Il est interrogé par l’adjoint d’Abakoumov, le lieutenant-colonel Rioumine, brute
hystérique qui ne cesse de courir de long en large devant l’accusé en hurlant des menaces.
Après son arrestation par Beria, au lendemain de la mort de Staline, il adressera à
Malenkov une lettre délirante affirmant : « Les juifs sont bien plus dangereux que toutes
les bombes atomiques et à hydrogène réunies ! Ces juifs, si on ne les arrête pas à temps,
vont forcer toute l’humanité à cracher le sang[381]. » Enfermé dans une cellule glaciale,
Jacob Etinguer père y meurt d’une crise cardiaque, le 2 mars 1951. C’est alors que naît,
semble-t-il, chez Staline, l’idée d’un fantastique « complot de médecins » liés au sionisme
international et acharnés à assassiner hypocritement des dirigeants et chefs militaires
soviétiques.
Abakoumov n’a pas l’air d’y croire trop. Rioumine, sur ordre de Malenkov, envoie à
Staline, le 2 juillet 1951, une lettre l’accusant d’avoir saboté l’enquête sur le « médecin
nationaliste juif » Etinguer et, de l’avoir, à cette fin, fait délibérément mourir. Le 4 juillet
1951, une commission d’enquête de quatre hommes, dont Malenkov et Beria, confirme
ces reproches et accuse Abakoumov d’avoir effacé, dans les procès-verbaux de leurs
interrogatoires, les aveux des membres d’une inoffensive organisation d’étudiants,
pompeusement dénommée « Union de lutte pour la cause de la révolution », sur les
attentats qu’ils étaient accusés de préparer contre les dirigeants du Parti. Le 11, le bureau
politique adopte une résolution sur « la situation malsaine dans le MGB (ministère de la
Sécurité d’État) de l’URSS ». Abakoumov est emprisonné le 12, puis remplacé par
l’apparatchik Serge Ignatiev, muté de Bachkirie, que Khrouchtchev présente, très
abusivement, comme un homme doux.
Depuis l’arrestation de ses principaux dirigeants en janvier 1949, l’affaire du comité
antifasciste juif piétine. Staline en confie la reprise à Ignatiev, qui adresse, le 24 août
1951, une note à Malenkov, chargé de suivre l’affaire au nom du bureau politique, et à
Beria. L’affaire, écrit-il, a été traitée avec négligence et aucun document ne confirme les
dépositions des inculpés sur leurs activités d’espionnage et nationalistes. Il faut reprendre
l’affaire à zéro.
Le 26 septembre 1951, Vlassik convoque Roukhadzé, chef du MGB de Géorgie, à
Tskhaltoubo pour déjeuner avec Staline. Au cours de la conversation, Staline fait une
révélation à Roukhadzé : Beria avait envoyé à Paris son agent Namitchaïchvili pour
recruter dans la Sécurité d’État Evgueni Gueguetchkori, son oncle et ancien ministre des
Affaires étrangères du gouvernement menchevique géorgien, alors installé dans la
capitale française. Mais l’affaire tourna mal : c’est l’oncle qui recruta son neveu pour les
services de renseignements étrangers (Staline ne précise pas lesquels) et le renvoya en
URSS. Les intrigues de Beria avaient abouti à introduire un espion en URSS ! Staline
informe Roukhadzé qu’il a fait arrêter l’agent retourné et conclut : « Beria considère que
les plus intelligents et les plus talentueux des Géorgiens sont les Mingréliens et il fourre
partout des Mingréliens[382]. » À Roukhadzé de saisir l’allusion, assez obscure, surtout
pour l’individu borné qu’il est. Staline a en fait une arrière-pensée plus vaste. Selon
Mikoyan, lors d’un dîner en octobre 1951 avec les membres du bureau politique, dont
Beria, Staline, énervé par une objection de Mikoyan, se lève brusquement et lance à ses
voisins de table : « Vous avez vieilli, je vais vous remplacer. »
Le 10 novembre 1951, coup de théâtre. Lors d’une réunion à huis clos du bureau
politique du PC géorgien, son secrétaire Tcharkviani présente une décision du bureau
politique du PCUS : il dénonce un groupe nationaliste mingrélien, dirigé par le deuxième
secrétaire du parti géorgien, Baramia. Celui-ci est arrêté aussitôt après, avec les frères
Rapava, dont l’aîné est ministre de la Justice de la République et proche de Beria, ainsi
qu’une demi-douzaine d’autres dignitaires de la République. Beria est indirectement visé
par cette rafle.
Talonné par Staline, Roukhadzé frappe dès décembre les malheureux émigrés
géorgiens, qui, saisis d’enthousiasme patriotique, étaient revenus au pays au lendemain de
la guerre : il fait arrêter 42 des 47 d’entre eux installés dans la capitale : puisqu’ils se sont
un jour trouvés à l’étranger, ce sont des espions. Toujours sous la pression de Staline,
Roukhadzé fait circuler le bruit que Beria est juif. Comme Charia venait d’être arrêté,
Staline s’acharne : « Découvrez qui l’a envoyé à Paris, avec quelles instructions, avec qui
il s’est lié là-bas, en faveur de qui il a espionné[383]. » Staline le sait parfaitement, c’est
Beria qui a piloté Charia. En donnant à Roukhadzé mission d’enquêter sur son cas, il le
met à l’épreuve. Mais Roukhadzé, qui déclare à ses collaborateurs : « Celui qui ne cogne
pas est lui-même un ennemi du peuple[384] », ne sait guère que cogner. Il frappe trop et
trop fort. Namitchaïchvili, arrêté par ses soins, meurt au bout de quelques jours sous les
coups, avant d’avoir pu donner les dépositions dont Staline a besoin. C’est une erreur, un
échec : Roukhadzé n’arrive pas à monter le complot exigé par Staline qui, furieux, le fait
jeter en prison en juillet 1952.
En octobre 1951, Staline porte un nouveau coup à Beria. Il fait arrêter et emprisonner le
lieutenant-colonel Eitingon, chef adjoint du bureau du MGB, ancien organisateur de
l’assassinat de Trotsky. Eitingon, juif, est accusé avec Raikhman, Schwartzmann et
quelques autres cadres juifs de la Sécurité d’État, d’appartenir au fameux « complot
nationaliste juif visant à prendre le contrôle de la Sécurité ». Trop de proches de Beria y
sont impliqués pour que ce dernier ne se sente pas menacé.
Au début de 1952, une lettre envoyée de Géorgie parvient aux deux enfants de Staline,
Vassili et Svetlana. Elle met en cause plusieurs amis de Beria en Géorgie, accusés de
corruption, trafic d’influence et malversations diverses – accusations rituelles, en général
fondées, dans ce monde déjà à demi mafieux qu’est la bureaucratie. L’expéditeur n’ignore
sans doute pas que Vassili, souvent ivre et persuadé que, fils de Staline, il peut tout se
permettre, éprouve pour Beria une vive antipathie qu’il ne dissimule pas. À coup sûr,
Vassili transmettra la lettre à son père. Le 27 mars, Staline fait adopter par le bureau
politique réuni pour la première fois de l’année une résolution « sur la situation dans le
parti communiste de Géorgie », qui critique vertement son premier secrétaire,
Tcharkviani.
Staline nomme Beria à la tête de la commission d’enquête envoyée en Géorgie épurer le
parti communiste local, éliminer Tcharkviani et installer à sa place Mgueladzé, patron
d’un clan anti-Beria. Khrouchtchev est affirmatif : « L’accusation de conspiration fut
fabriquée pour se débarrasser de Beria […] mais Staline, vieux et malade, n’alla pas
jusqu’à la conclusion logique de son plan[385]. »
Le 18 février 1952, nouvelle menace contre Beria : la Sécurité d’État arrête le neveu de
sa femme, Timour Chavdia. Le 9 juillet suivant, le tribunal militaire de Transcaucasie
condamne à vingt-cinq ans de prison, pour trahison, cet ancien sous-officier de la légion
géorgienne pronazie en France. L’arrestation de Chavdia, rapatrié en Géorgie depuis sept
ans, n’a pu être décidée que par Staline lui-même.
Selon Jacob Etinguer, Staline aurait des raisons particulières de vouloir s’en
débarrasser. Répétant des confidences de mencheviques géorgiens émigrés rencontrés à
Paris en 1990, il affirme que Beria aurait chargé Charia – encore lui –, envoyé à Paris en
1945, de récupérer auprès d’eux des documents compromettants sur l’activité réelle de
Staline en Géorgie avant la révolution. Étrangement ils n’auraient pas eux-mêmes utilisé
de telles informations depuis leur fuite de Géorgie[386]. C’est toujours la même rengaine
sur les prétendus liens entre Staline et l’Okhrana, la police politique tsariste. De toute
façon, rien de compromettant ne pouvait gêner Staline au lendemain de la guerre, alors
que la propagande l’avait transformé en un surhomme mythique.
Khrouchtchev, pour sa part, avance une hypothèse guère plus vraisemblable. Selon lui,
Staline en avait assez de ses gardes et domestiques géorgiens, nommés par Beria. Mais
Khrouchtchev s’égare : jusqu’en avril 1952, le chef des gardes de Staline, Vlassik, est
hors de son contrôle et son remplaçant est nommé par Ignatiev, responsable de la garde
du Kremlin.
En même temps que Beria, les autres représentants de la vieille génération (Molotov,
Mikoyan, Vorochilov, Andreiev) sont ciblés. Au cours de l’été 1952, Abakoumov, du
fond de sa cellule, écrit à Malenkov et à Beria : « Depuis plus d’un an, on n’a cessé de me
poser des questions étranges, stupides et même provocatrices. Par exemple, sur le procès
des “Léningradois ? Pourquoi ai-je fait fusiller Voznessenski, Kouznetsov et les autres ?
Mais vous le savez bien, vous, comment tout cela s’est passé[387] ! » Abakoumov veut-il
suggérer qu’il a de quoi mouiller les deux destinataires de sa lettre ? La liquidation des
dirigeants de Leningrad serait devenue un crime ? Or Malenkov a directement organisé
cette opération et Beria, qui apparaît lié à lui, l’a votée, comme tous les autres au bureau
politique. Abakoumov étant accusé d’avoir monté un complot sioniste pour noyauter la
Sécurité d’État, l’exécution des dirigeants, tous russes, de Leningrad pourrait être
dénoncée comme un élément de cette entreprise funeste, et Malenkov et Beria compromis
avec lui. Va-t-on les accuser d’avoir, au compte du complot judéo-sioniste téléguidé par
les services américains, monté une provocation meurtrière contre les honnêtes dirigeants
du parti de Leningrad, parmi lesquels, par un étrange hasard – dû à la vigilance de
l’antisémite Jdanov – on ne trouve pas de juifs ?
Dans le pays, en cet été 1952, seules les grandes capitales sont approvisionnées en pain,
viande, pommes de terre et légumes. Mikoyan expliquera, après la mort de Staline, que ce
déficit croissant est dû au fait que l’État paye chaque année moins cher au paysan le blé,
les pommes de terre ou la viande qu’il lui achète. Ainsi, de 1948 à 1952, l’État a divisé
par deux le prix d’achat de la viande. Le paysan, travaillant pour rien, voire à perte, se
croise les bras. Pour mettre fin à cette grève passive, le seul moyen est d’augmenter les
prix d’achat. C’est ce que Malenkov et Khrouchtchev feront en septembre 1953, après la
mort de Staline. Mais, de son vivant, ni Mikoyan ni personne d’autre n’ose se risquer à le
proposer, et Staline trouve une autre solution : élever de 15 milliards de roubles à
40 milliards les impôts prélevés sur les kolkhozes et les kolkhoziens, dont les revenus
annuels sont estimés à 42 milliards de roubles ! Il ne leur resterait rien. À la sortie du
bureau politique où Staline a avancé cette idée, Beria affirme à Mikoyan : « Si nous
adoptons la proposition du camarade Staline sur les impôts, on provoque une insurrection
des paysans[388]. » Staline crée une commission, présidée par Beria et Malenkov, pour
travailler sur cette proposition que la commission, à sa grande fureur, juge finalement peu
réaliste.
Le XIXe congrès du parti communiste s’ouvre, treize ans après le précédent, le
5 octobre 1952. Beria prononce un discours apparemment stéréotypé, mais qui présente
un aspect curieux. Annonçant ce qu’il fera après la mort de Staline, il consacre plus du
tiers de son discours à la question nationale. Certes, dit-il, tout va pour le mieux dans la
meilleure des Unions soviétiques du point de vue de l’égalité des peuples qui la
composent. Mais il évoque la Russie tsariste d’hier, « où les affaires étaient traitées en
russe, langue incompréhensible pour les nationalités locales ». Et il lui oppose l’URSS
d’aujourd’hui où, dans toutes les instances de l’administration, « des hommes élus par le
peuple […] traitent des affaires de l’État dans leur langue maternelle », ce qui est faux,
puisque le russe est la langue de l’administration à peu près partout… et tous les délégués
le savent. Autrement dit, la réalité ne fait que prolonger un héritage tsariste. Du coup, les
délégués du congrès restent muets et n’applaudissent que ses paroles qui saluent « le
peuple russe, la nation russe en tant que nation la plus éminente de toutes celles qui font
partie de l’Union soviétique[389] ».
Décidé à réviser le programme du Parti, le congrès désigne une commission de onze
membres pour s’atteler à cette tâche. On y trouve, outre Staline, Beria, Kaganovitch,
Malenkov. Elle ne se réunira jamais.
C’est dans le comité central, qu’il a composé sans consulter ni Malenkov, ni Beria, ni
Khrouchtchev, et qui se réunit, après le congrès, les 16 et 17 octobre, que Staline frappe.
Lui, qui n’a parlé que sept minutes à la dernière séance du congrès le 14, y prononce
debout un rapport introductif d’une heure et demie, dont il interdit la prise en sténo. Il
supprime le bureau d’organisation et désigne un secrétariat du comité central de dix
membres – contre quatre auparavant, dont lui-même, Souslov, Malenkov, Khrouchtchev,
et les jeunes loups Mikhaïlov et Brejnev. Il remplace le bureau politique d’une dizaine de
membres par un présidium du comité central (désigné dans la suite de ce livre par le seul
mot de présidium) de 25 membres titulaires, dont Beria, plus 11 suppléants, soit
36 membres. Le choix de certains élus surprend même les intéressés. Stepanova, voyant
son nom dans la liste des nouveaux dirigeants, croit d’abord qu’il s’agit d’un homonyme.
Le « philosophe » Tchesnokov, lui, reçoit les félicitations qui lui sont adressées pour sa
promotion inattendue comme une mauvaise plaisanterie, à la limite de la provocation.
Le changement de nom, enfin, et le nombre trop lourd – 36 membres – pour que le
présidium puisse jouer le rôle dirigeant d’un organisme décisionnel, suggèrent un
organisme plus décoratif que l’ancien bureau politique, convoqué d’ailleurs si rarement
par Staline ces dernières années qu’il était devenu quasiment fictif. Le changement
souligne l’éclipse de l’appareil du Parti au profit de celui de l’État. Nombre de nouveaux
membres du présidium, d’ailleurs, sont des dirigeants de l’État, pas du Parti. Un détail
significatif : à Ouspenskoié, où sont regroupées les datchas de nombreux dignitaires, les
plus belles sont attribuées à des ministres et non aux secrétaires du comité central.
Avant l’élection du présidium, Staline déclare : « Je suis trop âgé. Je peux continuer à
assumer mes responsabilités de président du Conseil des commissaires du peuple, à
diriger les séances du bureau politique. Mais je ne peux plus être Secrétaire général et
diriger à ce titre les réunions du secrétariat du comité central. Libérez-moi de cette
fonction. » Sûrs qu’il s’agit là d’un piège contre ceux qui approuveraient cette demi-
retraite, les membres du comité central protestent en chœur. Staline s’incline.
Il désigne ensuite un bureau restreint du présidium, non prévu par les statuts, et qu’il ne
réunira que trois fois au cours des cinq mois qui précèdent sa mort. Cet étrange
organisme, dont l’existence n’est même pas rendue publique, comporte un fantôme
(Vorochilov), deux hommes sans poids politique (Boulganine et Kaganovitch), un chef au
bord de la disgrâce (Beria), et deux nouveaux, Sabourov et Pervoukhine, simples
technocrates qui entourent Staline, Malenkov et Khrouchtchev.
Cette disposition secrète et le nombre de nouveaux promus laissent prévoir un
renouvellement massif des sommets, bref, une purge. Le présidium de 36 membres bâti
par Staline noie ceux qu’il s’apprête à liquider dans le flot des nouveaux arrivants. Beria
figure dans la liste. En novembre 1989, le journaliste Felix Tchouev lit à Kaganovitch un
extrait d’un article de la Pravda, dont l’auteur analyse que « le projet d’écarter Beria
commençait à mûrir chez Staline ». Kaganovitch opine : « C’est certainement la
vérité[390]. »
Au congrès, Malenkov avait déclaré que le problème du pain était résolu. Pourtant, le
secrétariat du comité central est abreuvé de plaintes : plus de pain, plus de saucisson. Le
futur secrétaire du comité central, Aristov, envoyé étudier la famine dans la région de
Riajsk et Riazan, affirme à Staline : « Il y a longtemps que là-bas il n’y a plus de pain, de
beurre, de saucisson […]. Il n’y a de pain nulle part. […] La même pénurie de pain existe
dans d’autres villes[391]. » Staline bougonne, propose mécaniquement le limogeage des
cadres du Parti dans les régions concernées ; en fait, seules l’intéressent les intrigues qu’il
tisse contre ses proches et les complots fantaisistes qu’il mijote. Le 14 novembre 1952, il
se débarrasse de Rioumine, qui a échoué à monter le complot des médecins juifs, et le
remplace le lendemain par Goglidzé, proche de Beria.
Le 1er décembre 1952, dans sa datcha où il a réuni Beria, Malenkov, Boulganine et
Khrouchtchev, il met en cause l’activité de la Sécurité d’État : « Ça va mal au Guépéou,
la vigilance s’est émoussée […]. Il faut instaurer le contrôle du comité central sur son
travail »… et insiste : « L’indolence, la démoralisation ont profondément affecté la
Sécurité d’État[392]. » La phrase est lourde de menaces imprécises, d’autant plus
dangereuses pour tous.
Le 4 décembre, il fait donc voter au bureau du présidium une résolution « Sur la
situation dans le ministère de la Sécurité d’État et sur le sabotage dans le système de
soins », qui décide de « mettre radicalement fin au désordre des organismes du ministère
de la Sécurité d’État[393] », dirigé par Semion Ignatiev. La résolution accuse la Sécurité
de se placer en dehors – ou au-dessus du Parti – et de le soumettre à sa domination. Voilà
qui devrait plaire à la nomenklatura, lasse de voir depuis quinze ans chaque dirigeant
national ou régional du Parti espionné par un responsable de la Sécurité d’État. Après
l’arrestation de Beria, Malenkov reprochera à ce dernier d’« avoir violé criminellement
cette directive et de s’être dressé contre le comité central[394] ». En vérité, Staline vise à
terroriser la Sécurité pour terroriser l’appareil du Parti et la population.
Le 15 décembre, il tient un grand conseil sur l’affaire des médecins. Le 18, Goglidzé
remet à Staline un rapport sur l’avancement de la fabrication du complot. Entre-temps
Staline limoge Poskrebychev, accusé d’avoir perdu des documents secrets. Pour nombre
d’historiens, Beria aurait poussé Staline à ce geste pour que le chef suprême se retrouve
seul. À cette date, cette explication, appliquée aussi au limogeage de Vlassik
précédemment, paraît hautement invraisemblable. La suspicion de Staline s’étendait à
tout le monde – à Beria entre autres – sauf à lui-même. Poskrebychev aurait insinué, selon
sa fille : « Les jours de Staline sont comptés. Il ne lui reste pas longtemps à vivre[395]. »
Ce propos, peut-être inventé, a nourri les fantasmes sur son assassinat.
Le premier entretien de Staline, au début de l’année nouvelle, concerne encore l’affaire
des médecins : le 2 janvier, il reçoit longuement Goglidzé, chargé du dossier, en présence
de Malenkov, Beria, Khrouchtchev et Boulganine, qu’il garde un quart d’heure après le
départ de Goglidzé. Khrouchtchev, souvent si disert dans ses mémoires, n’en dit mot. Il
est tout aussi muet sur la réunion du bureau du présidium, élargi aux six secrétaires du
comité central, qui se tient une semaine plus tard, le 9 janvier 1953. Staline n’y assiste
pas. La réunion approuve le communiqué de presse sur l’arrestation des « médecins
saboteurs » et l’article de la Pravda, qu’il a relus et corrigés. Quelques jours plus tard,
Staline fait arrêter Kouzmitchev, général de la Sécurité d’État, ancien officier de sa garde
personnelle de 1932 à 1950, et proche de Beria, une fois de plus indirectement visé.
Le 13 janvier 1953, en haut et à droite sur la première page de la Pravda, un gros titre
dénonce « De misérables espions et assassins sous le masque de professeurs de
médecine ». L’article stigmatise des « ennemis cachés de notre peuple ». En page quatre,
un titre annonce l’« arrestation d’un groupe de médecins saboteurs […] qui cherchaient,
en leur administrant des traitements nocifs, à abréger la vie des hauts responsables de
l’Union soviétique ». Ils auraient assassiné Jdanov et Chtcherbakov, et préparé le meurtre
de cinq chefs militaires soviétiques (Vassilievski, Govorov, Koniev, Chtemenko et
Levtchenko). Contrairement aux affirmations de nombreux historiens et mémorialistes, le
communiqué ne cite jamais le nom de Staline. Le soir du 13 janvier, celui-ci reçoit
pendant cinq minutes le quatuor Beria, Malenkov, Boulganine et Khrouchtchev, aussi
discret sur cette réunion que sur les deux précédentes. Boulganine le reconnut plus tard,
certains membres du présidium se disaient entre eux que le complot des médecins était de
la « frime ».
Le 19 janvier 1953, la Sécurité arrête le vice-ministre des Affaires étrangères Ivan
Maïski, ancien ambassadeur soviétique à Londres et longtemps bras droit de Molotov.
Interrogé le jour même, puis les 20, 21 et 22 février, le vieil homme avoue tout ce qu’on
lui demande : il a été recruté par Winston Churchill et Anthony Eden en personne dans
l’Intelligence Service. À la fin de sa vie Maïski raconte : « Beria m’a interrogé en
personne. Il me frappait avec une chaîne et une cravache […]. À la fin des fins, j’ai avoué
que j’étais devenu un espion anglais depuis longtemps. […] Or les interrogatoires
continuèrent. Je compris vite qu’il ne s’agissait pas de moi, mais que Beria s’approchait
furtivement de Molotov[396]. » Sa volonté de complaire aux dirigeants en place abuse
Maïski. Beria, étranger à la fabrication du complot et sans aucune fonction dans la
Sécurité d’État, n’a pu ni l’interroger personnellement ni le frapper. Peut-être, en
revanche, a-t-il été interrogé par Goglidzé, aux ordres de Staline et d’Ignatiev.
Le 22 janvier, Staline reçoit un groupe de hauts dignitaires, dont Beria, pour discuter de
vagues projets militaires. Puis de nouveau Malenkov, Beria et Boulganine le 16 février.
Le 17, après une visite de l’ambassadeur de l’Inde, il s’entretient une heure avec un
médecin, puis aussi longtemps avec Boulganine, Beria et Malenkov. Dans les deux cas,
on ne connaît pas le sujet des conversations, ni pourquoi le fidèle Khrouchtchev est
absent.
Le 20 février 1953, le colonel Koniakhine, chef adjoint de la section spéciale de la
Sécurité d’État chargée des « affaires particulièrement importantes », est convoqué pour
l’affaire Abakoumov. Devant lui, Staline déclare : « C’est Beria qui nous a fourré
Abakoumov […]. Je n’aime pas Beria, il ne sait pas choisir les cadres, il s’efforce de
placer partout ses gens à lui[397]. »
Le samedi 28 février 1953, Staline invite le quatuor Beria, Khrouchtchev, Malenkov et
Boulganine à venir voir avec lui un film au Kremlin dans la petite salle de projection qui
jouxte son appartement, puis il les convie à dîner dans sa villa de Kountsevo. Au sortir de
ce dernier repas, Staline est encore vivant pour quelques heures.
XI.

UNE MORT ASSISTÉE


Que se passe-t-il ensuite ? Le long récit que Khrouchtchev donne dans ses mémoires est
peu fiable. Plusieurs historiens s’appuient sur Alexandre Rybine, qualifié de « principal
garde du corps de Staline ». Mais Rybine n’occupait plus cette fonction depuis deux ans.
En 1953, il dirigeait la garde du Bolchoï et ses déclarations sont, au mieux, de seconde
main.
Selon Khrouchtchev, le dîner, bien arrosé, se termina tard vers 5 ou 6 heures du matin.
« Staline était pompette, d’une excellente humeur. » Or, d’après le chef de la garde,
Lozgatchev, il n’avait commandé ce soir-là que deux bouteilles de jus de raisin
légèrement fermenté, à 4 ou 5 degrés d’alcool. Le repas n’était pour Staline qu’un
prétexte à l’une de ces réunions informelles, sans sténographe ni procès-verbal, qui
remplaçaient les réunions officielles. Khrouchtchev ne parle pas des sujets abordés lors de
ce dîner, alors même que l’affaire des médecins doit trouver une conclusion prochaine.
Staline, qui ne pouvait être « pompette » après deux bouteilles de jus de raisin partagées
entre cinq personnes, n’aurait pas discuté avec ses quatre invités de la suite à donner à
cette affaire mal embarquée ? C’est invraisemblable[398]. Mais Khrouchtchev n’en dit
mot. La presse du lendemain, n’évoquera plus le complot des médecins. Est-ce Staline qui
l’a décidé ? Si oui, pourquoi ?
D’après Lozgatchev déjà cité, Staline, après avoir raccompagné ses visiteurs, aurait dit :
« Je n’ai besoin de rien. Je me couche moi aussi. Je vais me reposer. Je ne vous appellerai
pas. Vous pouvez aller dormir[399]. » Staline, ravagé par le soupçon, s’était fait
construire trente voitures blindées de sept tonnes chacune et sortait du Kremlin, tapi dans
une voiture dissimulée au milieu de quatre autres pour que nul ne devine dans laquelle il
se trouvait. Qu’il ait envoyé ses gardes dormir – en dépit de leurs obligations
réglementaires – est invraisemblable. L’aurait-il fait que les gardes ne lui auraient pas
obéi.
Le lendemain, dimanche 1er mars, la fidèle servante de Staline, Istomina, et le chef de la
garde de Kountsevo, le colonel de la Sécurité Orlov, sont en congé. Staline ne donne
aucun signe de vie ; vers 18 h 30, la lumière s’allume dans sa chambre, mais il ne se
manifeste toujours pas alors que, d’ordinaire, à cette heure-là, il appelle pour demander
du thé. Cette fois, pas un bruit, pas un mot. Vers 11 heures du soir, inquiet, Lozgatchev
utilise l’arrivée du courrier du Kremlin comme prétexte pour entrer dans l’appartement de
Staline (selon une autre version, il envoie la femme de chambre, Matrena Petrovna,
remplir cette mission). Lozgatchev découvre Staline allongé sur le sol, inconscient, dans
une flaque d’urine. On l’installe sur une couchette. Lozgatchev appelle Ignatiev, dont
dépend la garde de la villa. Ce dernier demande de prévenir Beria, que Lozgatchev ne
réussit pas à joindre, puis Malenkov, qui téléphone à Khrouchtchev et Boulganine, réussit
enfin à joindre Beria et appelle les trois hommes d’urgence à la villa. Malenkov et
Khrouchtchev, arrivés les premiers, s’arrêtent au poste de permanence extérieur et,
informés que Staline a uriné sous lui et dort, s’esquivent sans constater par eux-mêmes
l’état du malade, plus sans doute par peur que par délicatesse.
Malenkov finit par débusquer Beria et revient avec lui ; ils entrent dans la pièce où
Staline est allongé. Malenkov retire ses chaussures neuves, de peur de faire craquer le
parquet et de provoquer la colère du patron. Beria, plus calme, feint de prendre les
geignements sourds de Staline pour des ronflements et rabroue l’intendant : « Qu’est-ce
qui te prend ? Le patron dort profondément. » L’autre insistant, Beria le menace : « Ne
sème pas la panique ! Laisse-nous tranquilles. Ne dérange pas le camarade Staline ! Fiche
lui la paix[400] ! » Double précaution : si vraiment Staline dort, inutile de lui révéler que
Beria et Malenkov ont pénétré dans son repaire sans son autorisation. Si son état est
grave… qu’il s’aggrave ! Beria a tout à y gagner. La passivité est plus sûre. Ignatiev,
insulté et menacé plusieurs fois par Staline pour son incapacité dans le complot des
médecins, doit penser la même chose, puisqu’il ne bronche pas. Mais en prenant sur lui ce
diagnostic au lieu de faire venir immédiatement des médecins, Beria assume la
responsabilité historique d’accélérer de façon irréversible l’état de Staline qui, laissé sans
soins, entre dans une lente agonie.
Un autre responsable de la garde, Starostine, appelle Malenkov et Beria à 7 heures du
matin le lendemain. L’un d’eux prévient le ministre de la Santé, Tretiakov, qui convoque
des médecins. Khrouchtchev et Malenkov se présentent à la villa vers 9 heures, suivis de
peu par Beria et par des médecins dont les mains tremblent si fort qu’il faut les aider à
ouvrir la chemise du malade. Son attaque étant probablement survenue à 18 h 30 lorsqu’il
a allumé la lumière avant de s’effondrer, près de quinze heures se sont écoulées avant les
premiers soins. En somme, les proches collaborateurs de Staline ont laissé mourir par
manque d’assistance celui qui avait envoyé à la mort tant d’hommes accusés de complots
imaginaires et qui succombe au seul attentat passif contre lui, bien réel celui-là.
Malenkov avertit la fille de Staline, Svetlana. Ni Khrouchtchev ni aucun autre témoin
n’évoquent l’action ou la présence d’Ignatiev. Le scénario semble s’être déroulé dans son
dos, comme s’il avait été déchargé – mais on ne sait pas par qui – de ses responsabilités.
Pour la première nuit, les quatre dirigeants présents se partagent la garde de l’agonisant :
de jour Malenkov et Beria, de nuit Boulganine et Khrouchtchev. Celui-ci assure qu’il a
dès ce moment évoqué les plans machiavéliques de Beria et affirmé : « Il prendra le poste
de ministre de la Sécurité d’État […]. Il nous est impossible de l’accepter. Si Beria prend
la Sécurité, ce sera le début de notre fin. Il nous anéantira tous[401]. » Khrouchtchev, qui
par ces propos anticipe sans doute sa décision de se débarrasser de Beria, prépare la thèse
d’un complot de celui-ci contre les autres dirigeants. Quelques heures plus tard,
Khrouchtchev acceptera pourtant l’intronisation de Beria…
Les proches collaborateurs de Staline, dès le matin du 2, le jugent mort. Le présidium,
sous la conduite de Beria, se réunit en effet deux fois dans le bureau même de Staline, une
première fois à 10 h 40, une seconde le soir à 20 h 25. Leur arrivée, Beria en tête, est
enregistrée par ordre d’entrée sur le registre officiel des visites.
Staline agonise trois jours durant, en présence des médecins qui le couvrent de sangsues
et des dignitaires, crispés, qui tentent de lui faire avaler du bouillon, sous les cris de son
alcoolique de fils, Vassili, qui braille : « Vous l’avez empoisonné ! » Sa fille Svetlana
pleure. Au comité central de janvier 1955, Molotov donne une version plus sobre : « Il y a
là deux personnages, Malenkov et Beria. Nous sommes au premier étage, moi,
Khrouchtchev, Boulganine, Vorochilov, Kaganovitch, et eux en haut. Ils apportent des
propositions toutes prêtes, rédigées, un appel du comité central, les projets de présidium
du Soviet suprême, la composition du gouvernement, le chef du gouvernement, les
ministères, l’unification de tels ministères, etc. Tout cela nous est apporté par Beria et
Malenkov[402]. »
Les versions diverses, les approximations, les hurlements de Vassili Staline et les
souvenirs flous des uns et des autres ont fait soupçonner un assassinat. Lorsque Tchouev
lui demande : « Aurait-on empoisonné Staline ? » Molotov, habitué à détecter partout des
complots, répond : « Peut-être […]. Il n’est pas impossible que Beria ait été impliqué dans
la mort de Staline, d’après ce qu’il m’a dit. » À la tribune du 1er mai 1953, Beria lui glisse
en effet à l’oreille : « C’est moi qui l’ai éliminé. Je vous ai tous sauvés. » Sans doute
Beria bluffe-t-il et transforme-t-il en assassinat la non-assistance à personne en danger
pour impressionner ses collègues et rivaux, pour étaler une toute-puissance en
l’occurrence fantaisiste. Molotov ajoute : « Je ne pense pas que Khrouchtchev l’ait aidé.
[…] Ils étaient tout de même très proches. Malenkov en sait davantage. Bien
davantage[403]. » Mais celui-ci ne dira jamais rien – peut-être simplement parce qu’il ne
savait rien.
Beria menacé n’est pas, pourrait-on objecter, du genre à se laisser égorger comme les
dociles Molotov et Vorochilov ; il aurait pu tenter de jouer son va-tout par un complot. Sa
victoire expliquerait son assurance et son arrogance ultérieures. Mais comploter avec qui,
alors même que la garde de Kountsevo ne dépend pas de lui ? Les proches de Staline se
haïssent, se jalousent, s’observent tant qu’aucun d’eux n’aurait été en mesure de réaliser
une alliance pour s’en débarrasser. La peur d’être dénoncé aurait paralysé toute initiative
en ce sens. Ces déclarations, comme les étrangetés de l’histoire, ne prouvent rien. Nul
besoin d’ailleurs d’abattre Staline, usé jusqu’à la corde. Le laisser sans soins pendant de
longues heures après son attaque suffisait pour l’envoyer dans l’autre monde.
Le 5 au soir, tandis que Staline agonise encore, ses adjoints et candidats à la succession
organisent à 20 heures une séance extraordinaire réunissant le plénum du comité central,
le Conseil des ministres et le Soviet suprême. Khrouchtchev préside. La réunion est
justifiée, dit-il, par la « lourde maladie qui frappe le camarade Staline », lequel, « vu son
état de santé, ne pourra visiblement pas revenir bientôt à la tête du Parti et de l’État ». Il
faut prendre des décisions sur « toute une série de questions urgentes pour améliorer la
structure des ministères, des organismes centraux, de l’État et les affectations de
personnels[404] ».
Pendant la réunion, Joukov observe avec curiosité les visages des dirigeants :
« Malenkov, Khrouchtchev, Beria et Boulganine étaient tout excités et prévoyaient
apparemment mieux que les autres la fin prochaine de Staline. Leurs réflexions et leur
critique des règles étatiques instaurés sous Staline montraient qu’ils étaient absolument
certains de sa mort imminente et ne craignaient plus d’exprimer leur avis, comme de son
vivant[405]. » L’écrivain Constantin Simonov confirme ce récit. Lorsqu’il les voit
s’installer au bureau, il a, écrit-il, « l’impression que les vieux membres du bureau
politique arrivaient avec un sentiment de soulagement, certes dissimulé, qui ne
s’extériorisait pas. Il se manifestait sur leurs visages, à l’exception de celui de Molotov,
qui restait immobile, comme figé […]. On sentait que ceux qui siégeaient au présidium de
la réunion étaient libérés d’un poids qui les oppressait. Ils étaient comme
démaillotés[406] ».
Malenkov et Beria ouvrent par un bref rapport la réunion, qui en quarante minutes
avalise à l’unanimité les dix-sept décisions élaborées au préalable officiellement par le
bureau du présidium, en fait par Malenkov et Beria. La plupart annulent les mesures
prises les mois précédents par Staline. Molotov s’indignera plus tard : « Ils ont des
propositions toutes prêtes, rédigées, un appel du comité central, les projets de présidium
du Soviet suprême, la composition du gouvernement, le chef du gouvernement, les
ministères, etc.[407]. » On retrouvera la liste du gouvernement rédigée de la main de
Malenkov, datée du 4 mars.
Il s’agit en fait d’un mini-coup d’État contre le dictateur mourant. Le bureau du
présidium du comité central – qui ne figure pas dans les statuts – est liquidé, le présidium
ramené de 25 membres titulaires à 11 : parmi les 14 éliminés figurent tous les nouveaux
introduits par Staline, dont Brejnev et Souslov, qui verront dans leur élimination la main
de Beria et de Malenkov et donc soutiendront Khrouchtchev contre eux.
Molotov et Mikoyan reprennent leur place. Beria propose de nommer Malenkov
président du Conseil, assisté de quatre vice-présidents, lui-même, Molotov, Boulganine et
Kaganovitch – ces cinq hommes formant le présidium du Conseil des ministres. Il
propose aussi de nommer premier secrétaire du comité central Malenkov, ainsi désigné,
par le cumul des deux fonctions suprêmes, comme successeur de Staline. Beria prend
cette double initiative sans mandat d’aucun organisme, sur la base de son seul accord
tacite avec Malenkov. Malenkov renvoie l’ascenseur à Beria, en proposant la fusion du
ministère de l’Intérieur (MVD) et du ministère de la Sécurité d’État (MGB) en un seul
ministère de l’Intérieur (MVD), confié justement à Beria.
Le 5 mars au soir, la vieille garde stalinienne se partage les autres postes : Vorochilov
est nommé président du présidium du Soviet suprême, Molotov ministre des Affaires
étrangères, Mikoyan ministre du Commerce extérieur et intérieur, Boulganine ministre de
la Guerre, assisté, en tant que vice-ministres, des maréchaux Vassilievski et Joukov.
Celui-ci apprend avec surprise sa nomination sous les ordres du maréchal d’opérette
Boulganine, qu’il méprise ouvertement.
Enfin, la réunion confie à une commission de trois membres (Beria, Malenkov et
Khrouchtchev) le classement des papiers et archives de Staline, ce qui leur donne toute
possibilité de les utiliser dans la lutte politique qui s’annonce. Khrouchtchev se fait
remplacer à la tête du Parti de Moscou par le jeune Mikhaïlov, pour mieux se concentrer
sur l’activité du secrétariat du comité central.
En juillet 1953, Mikoyan affirme au comité central qu’il a demandé à Beria : « Pourquoi
as-tu besoin du NKVD ? » et que Beria lui a répondu : « Il faut rétablir la légalité, il est
impossible d’accepter la situation qui existe dans le pays. Beaucoup de gens sont arrêtés,
il faut les libérer, ne pas les envoyer pour rien dans les camps. Il faut réduire le NKVD ;
on ne nous garde pas, on nous surveille. Il faut changer cela, envoyer les gardes à Kolyma
[c’est-à-dire au goulag comme gardiens de camp] et n’en conserver qu’un ou deux pour la
protection des membres du gouvernement. Voilà ce qu’il déclara alors. » Mais Mikoyan
n’y voit que pure hypocrisie puisque, dit-il, « il proposa ensuite d’utiliser la conférence
spéciale du MVD qu’il présidait pour condamner des gens, sans jugement et sans
instruction, à dix ans[408] ». Mikoyan reprend là un canard lancé en juillet 1953 par
Khrouchtchev. La réalité, on le verra, est un peu plus compliquée.
Beria, Vorochilov, Kaganovitch, Molotov et Khrouchtchev repartent pour Kountsevo,
où ils arrivent au moment même où Staline passe de vie à trépas, à 21 h 50. Selon
Svetlana Allilouieva, « quand tout fut fini, Beria bondit le premier dans le corridor, loin
du calme de la pièce où nous nous tenions tous en silence près du lit mortuaire, et sa
grosse voix résonna avec des accents de triomphe : “Khroustalev ! Ma voiture !”[409] »
En réalité, les autres foncent tous vers leur véhicule, mais le font en silence. Selon
Khrouchtchev, Beria est prêt à « prendre le pouvoir ». Rien ne le confirme.
Les cinq hommes arrivent au Kremlin, dans le bureau du mort, à 22 h 25. Bientôt
rejoints par une demi-douzaine de membres du présidium et du secrétariat du comité
central, ils y tiennent la première réunion du nouveau présidium. Le fauteuil occupé par
Staline reste vide, flanqué à droite de Malenkov, puis de Khrouchtchev et, à gauche, de
Beria puis de Mikoyan. Le rédacteur en chef de la Pravda, Dmitri Chepilov, relève « la
désinvolture criarde de Beria et de Khrouchtchev […]. Ils manifestaient une excitation
joyeuse et mauvaise et chacun à tour de rôle lâchait des phrases scabreuses […]. Un
sentiment mélangé d’inquiétude dissimulée, d’affliction, de préoccupations, d’irrésolution
régnait dans la salle[410] ».
On commente dans le brouhaha les derniers instants du « Père des peuples », comme on
disait alors, puis Malenkov, présidant la séance, résume les décisions prises trois heures
plus tôt. Le présidium décide de faire embaumer le corps, confie à Pospelov et à Souslov
la rédaction d’un appel à tous les membres du PCUS et à tous les travailleurs soviétiques,
et constitue une commission chargée des funérailles du défunt, présidée par
Khrouchtchev. Un plénum du comité central est convoqué pour le lendemain.
Le communiqué annonçant la mort de Staline engage la population à ne pas céder à la
panique. Les rédacteurs du texte, habitués depuis tant d’années à obéir aux ordres de
Staline, à apparaître comme les meilleurs exécutants de ses volontés, s’adressent en fait ce
conseil à eux-mêmes. Sauf pendant la guerre, où les circonstances les y ont contraints, ils
n’ont guère pu manifester d’initiative que dans le domaine étroit qui leur était confié, sous
la surveillance méfiante de Staline, et dans les manœuvres de clan contre clan, de clique
contre clique. Cette compétence est plutôt faible pour qui veut prendre la direction du
pays. Khrouchtchev le ressent : « Avant, déclare-t-il, nous vivions abrités derrière le large
dos de Staline. Nous faisions tout reposer sur Staline. Nous savions que Staline décidait
de tout correctement. Et nous vivions tranquillement. Maintenant on ne peut compter sur
personne. Il faut tout décider nous-mêmes[411]. » Il avoue son désarroi passager : « Je
craignais sa mort. Et je craignais encore plus les suites de sa mort : que se passerait-il
dans le pays[412] ? » Beria qui, lui, ne ressent manifestement aucun désarroi passager,
fonce sans traîner.
Dès le 6 mars, il ordonne aux membres du personnel de la villa de Staline de rassembler
leurs affaires, de quitter la villa et même la ville ; il fait déménager en toute hâte le
mobilier de Kountsevo dans des entrepôts de la Sécurité, dont il est provisoirement
redevenu le maître.
La population sous le choc, désemparée devant un obscur lendemain, manifeste une
tristesse parfois trompeuse. Parmi les cinq millions et demi de détenus au goulag et de
déplacés spéciaux appartenant aux peuples déportés, certains pleurent, comme Tatiana
Smilga, dont le père, vieux dirigeant bolchevik, et la mère ont été fusillés. Mais c’est de
joie…
Beria n’arrive pas à dissimuler la sienne. Merkoulov, qu’il reçoit le 8 mars pour
préparer, huit heures durant, son discours aux funérailles de Staline organisées le
lendemain, raconte au cours d’un interrogatoire : « Beria était joyeux, plaisantait, on
sentait que non seulement il n’était pas attristé, mais qu’au contraire, il était comme
exalté. Il attendait la mort de Staline pour développer son activité criminelle. » Il répétera
cette phrase dans sa lettre à Khrouchtchev du 21 juillet (ajoutant seulement qu’il « riait »)
et la reproduira encore mot à mot, y compris la mention du rire, dans sa seconde lettre à
Khrouchtchev datée du 23 juillet[413].
Le 9 mars, les dignitaires se rassemblent près du cercueil, exposé dans la salle des
Colonnes à deux pas du Kremlin, où en 1936-1938 s’étaient tenus les procès de Moscou.
Molotov est blême, Vorochilov défait, Malenkov placide, Beria secoué de temps à autres
de tics nerveux ; Khrouchtchev essuie des larmes. Sur la place Rouge, où se déroulent les
funérailles solennelles, il ne prend la parole que pour la donner successivement à
Malenkov, Beria puis Molotov, les trois hommes qui semblent concentrer le pouvoir entre
leurs mains. Vassili Staline, dans une lettre du 23 février 1955 au présidium, affirme qu’à
la différence de Molotov Beria a gardé son chapeau sur la tête pendant son discours. À
haute voix, il a ricané : « La chapka brûle sur la tête du voleur », au moment où Beria
déclarait : « Que nos ennemis ne comptent pas nous diviser[414] ! » Ce vieux proverbe
russe signifie que voleurs et filous se démasquent eux-mêmes par leur propre
comportement.
Le diplomate soviétique passé à l’Ouest, Chevtchenko, qui a entendu Beria prononcer
son discours, assure : « Avec son grand chapeau noir enfoncé jusqu’aux yeux et son
volumineux manteau […] Beria avait l’air aussi sinistre que Raspoutine[415]. » Les
habitants d’un appartement communautaire qui se sont rassemblés dans la cuisine,
lorsqu’ils entendent la voix sourde de Beria et son accent géorgien, plus fort et plus
rauque, selon certains, que celui de Staline, s’écrient dans l’enthousiasme général :
« Comme Staline ! Tout à fait comme Staline[416] ! » Le gendre de Khrouchtchev,
Alexis Adjoubeï, qui avait assisté à son discours le jour anniversaire de la révolution, le
7 novembre 1951, remarque : « Il parlait bien, presque sans accent, distinctement et avec
autorité. Il espaçait bien ses phrases, renversait la tête en arrière en prévision des
applaudissements. Les rédacteurs de ses discours avaient du talent[417]. »
Les funérailles de Staline débouchent sur un massacre symbolique : pendant que les
trois orateurs débitent leur discours, la foule se presse et s’écrase contre les camions qui
bloquent les rues, et piétine des dizaines de vieillards, de femmes et d’enfants. Qui est
responsable ? Khrouchtchev, qui préside la commission d’organisation des funérailles ?
Nicolas Mikhaïlov, le tout nouveau premier secrétaire du Parti de Moscou et futur
membre du tribunal qui jugera Beria en décembre ? Le président du soviet de Moscou ?
Le nouveau ministre de l’Intérieur, Beria ? On ne pose pas la question. À sa façon, cette
hécatombe illustre l’impasse dans laquelle se trouve alors l’Union soviétique et la
nécessité impérative de changements.
XII.

L’IMPROBABLE HÉRITIER
À la mort de Staline, l’Union soviétique, dans un état lamentable, étouffe ; sa
production industrielle patine et son agriculture est ruinée. Depuis plusieurs années, les
kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la
moitié de la viande et du lait qu’ils produisent, à des prix qui ne couvrent même pas les
frais de production. Théoriquement, le kolkhozien reçoit à la fin de chaque année une
rémunération calculée en « jours de travail » (troudodien). Or très officiellement, en
1950, 22, 4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un seul jour de travail. Ils ont travaillé
gratuitement toute l’année ! 20 % des kolkhoziens ont touché, eux, pour toute l’année…
UNE LIVRE de grain[418]. Leur condition est à peu près celle de l’esclavage, d’autant que
leur liberté de déplacement est très sévèrement limitée : depuis 1932, ils ne disposent pas
de passeport intérieur, c’est-à-dire de carte d’identité. Ils font donc le minimum dans le
kolkhoze et, pour survivre, concentrent leurs efforts sur leur petit lopin individuel. En
réponse, et pour les décourager, Staline imposait lourdement ce misérable revenu, y
compris par un impôt sur chaque arbre fruitier, tel que certains préféraient abattre leurs
arbres. L’URSS se retrouve confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans
et à un déficit alimentaire mal dissimulé par des baisses de prix annuelles sur des produits
de plus en plus introuvables.
Au comité central de juillet 1953, Khrouchtchev affirme devant un auditoire déjà
convaincu : « De nombreux secteurs de l’agriculture sont sinistrés : peu de lait, peu de
viande. » Un membre du présidium ajoute : « Ni assez de pommes de terre. »
Khrouchtchev répète : « Pas assez de pommes de terre. » Pourquoi ? Parce qu’on paye
aux kolkhozes 4 kopecks le kilo de pommes de terre. Somme dérisoire. Enfin l’URSS
compte 3,5 millions de vaches de moins qu’avant la guerre (et sur un territoire élargi !).
Khrouchtchev enfonce les portes ouvertes : « Moins de vaches, c’est moins de viande,
moins de beurre, moins de cuir[419]. » Mikoyan souligne que l’État achète la viande aux
kolkhoziens 25 kopecks le kilo, alors que le litre d’essence vaut un rouble, soit quatre fois
plus ; le kolkhozien doit donc vendre quatre kilos de viande pour acheter un litre
d’essence. Quatre ans plus tard, en 1957, Kirill Mazourov, président en 1953 du Conseil
des ministres de Biélorussie, le répète devant le comité central : « En 1953 on en était
arrivé au point que les kolkhozes avaient cessé de planter des pommes de terre, parce que
l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage […] ; l’élevage s’effondrait[420]. »
Selon le secrétaire du comité régional de Smolensk, Pavel Doronine, « l’agriculture de
la région de Smolensk était effrayante […] ; entre 1951 et 1953 100 000 kolkhoziens ont
quitté la région. Vous aviez cinq brigades dans un kolkhoze et, le lendemain, il n’en
restait plus que quatre. Pendant la nuit une brigade s’était réunie en secret et était partie
après avoir condamné toutes les maisons. » Mais, ajoute Doronine, suscitant une vive
agitation dans la salle, « quand nous allions au comité central, comme nous ne savions pas
si nous en ressortirions, nous faisions des rapports mensongers[421] ». Le Géorgien
Bakradzé déclare lui aussi en juillet 1953 au comité central : « Le déficit aigu de légumes,
de pommes de terre, de produits laitiers, etc. se répercute sur l’état d’esprit de la
population des villes[422]. » Même l’ultrastalinien Kaganovitch admet : « Le logement
est la question la plus aiguë dans le pays » et cite l’Oural, où de nombreux travailleurs
vivent, dit-il, dans des « demi-zemlianki[423] », fosses recouvertes de planches ou de
tôles.
La seule réponse à l’immense grève passive des kolkhoziens aurait été d’acheter leur
production à un prix à peu près acceptable. Staline s’y refusait. La solution adoptée, que
Mikoyan rappelle, n’est qu’un énorme gâchis : « Chaque année les établissements de
Moscou et d’autres villes envoyaient des employés, payés 1 000 roubles par mois, planter
ou arracher des pommes de terre, pendant que les kolkhoziens les regardaient en riant. Au
lieu d’engager les paysans à cultiver la pomme de terre, on les remplace dans les champs
par des employés et des ouvriers hautement qualifiés[424] » dans un secteur d’activité
qu’ils sont forcés d’abandonner.
Ainsi, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ne peuvent ni se loger ni se
nourrir convenablement, mais les dirigeants parlent de « socialisme réalisé » – ce qui,
dans leur bouche, reflète seulement la situation sociale de privilégiés, confortablement
installés, bien nourris et bien transportés. Khrouchtchev risque pourtant en plein comité
central : « De quel communisme peut-on parler, quand il n’y a ni galette ni
beurre[425] ? »
Il se répétera en écrivant plus tard : à la mort de Staline, « le pays était ruiné […] les
prisons étaient surpeuplées […] la guerre froide battait son plein. Le poids du primat de
l’industrie de guerre sur le peuple soviétique était incroyable ». Mais, à l’en croire, les
hauts dignitaires n’en savaient rien, même si « dans la dernière période de la vie de
Staline, avant le XIXe congrès et surtout après, des doutes apparurent parmi son entourage
proche (j’ai en vu moi-même, Boulganine, Malenkov et dans une certaine mesure Beria)
[426] », chez qui ils s’exprimèrent le plus vite et le plus nettement.
La crise du système ravage même le goulag où, depuis la fin des années quarante, se
multiplient troubles, grèves, bagarres, révoltes même, qui réunissent toutes les catégories
de détenus (politiques, droit-commun, anciens soldats et officiers de l’Armée rouge,
nationalistes baltes et ukrainiens).
À cette époque, écrit l’historien russe Naoumov, « la société soviétique se trouvait à la
veille d’une explosion sociale […] tous les clichés de la propagande officielle ne
pouvaient déjà plus dissimuler les profondes contradictions qui déchiraient la société. Des
millions et des millions de gens avaient de longues années durant supporté des privations
et des sacrifices incroyables. Leur patience arrivait à son terme. La masse de la population
avait déjà perdu foi dans le “futur radieux” promis par le Parti[427]. »
Or la mort de Staline affaiblissait la peur devant l’État dont il était l’incarnation
suprême voire solitaire. « La mort de Staline bouleversa notre vie jusque dans ses
fondements, écrit Vladimir Boukovski, […] on avait comme le sentiment qu’il n’y avait
plus de pouvoir. » Et il souligne : « L’orientation vers une déstalinisation partielle après la
mort du chef était inévitable et le premier à la proposer fut non Khrouchtchev, mais
Beria[428]. »
Le discours de Beria, au-delà des lamentations rituelles qui constituent l’essentiel des
discours de Malenkov et de Molotov, comporte une annonce politique. Du haut du
mausolée il promet de faire respecter les droits des citoyens. Mikoyan affirmera, en
juillet 1953, lui avoir alors déclaré : « Ton discours contient un passage sur la garantie à
chaque citoyen des droits de la personne garantis par la constitution. Dans le discours
d’un autre dirigeant, ce ne serait qu’une déclaration politique, dans celui du ministre de
l’Intérieur, c’est un programme d’action. » Et, dit-il, Beria lui répondit : « Je le mettrai en
œuvre[429]. »
Le nouveau pouvoir sent une puissante pression muette, passive, mais massive, venue
d’en bas et qui s’exprime dans la certitude diffuse que rien ne pouvait plus durer comme
avant. Les successeurs de Staline ont pour tâche de sauver le régime en liquidant une
partie de son héritage pour mieux en préserver l’essentiel.
De plus, la couche dirigeante de l’appareil du Parti et de l’État tient à sa sécurité, que
les dernières intrigues de Staline (le complot mingrélien, le complot des médecins, etc.)
menaçaient, comme prémices d’une purge aux dimensions imprévisibles. Staline avait
placé tout l’appareil régional et local du Parti sous le double contrôle de l’appareil central
et de la police politique. Les dirigeants des partis des quatorze Républiques (il n’y pas de
parti russe), des comités de régions, de territoires, de districts et de villes aspirent à
échapper totalement au contrôle de l’appareil policier et à desserrer celui de l’appareil
central afin d’acquérir une certaine autonomie de décision, que Staline stigmatisait
comme du « localisme » et leur refusait. Ils veulent pouvoir jouir de leurs privilèges sans
craindre les caprices mortels d’un secrétaire général et les coups de sa police politique, ils
veulent se débarrasser de la peur que Staline maintenait depuis vingt ans. L’homme qui
exaucera ces souhaits aura les plus grandes chances d’accéder au pouvoir. Or, vu son
passé et ses fonctions, Beria n’est pas le mieux placé pour affranchir le Parti de
l’étouffante tutelle de la police politique.
L’ensemble de la population est dans le même état d’esprit. Boris Drozdov, fils d’un
détenu du goulag, vivant à Magadan, le décrit bien : « Quand Staline est mort, tout le
monde a eu la frousse. Mon père a eu peur. Tous craignaient que Beria ne prît le pouvoir
et il leur flanquait la trouille. On associait le goulag à Beria et au MVD, pas à Staline,
dont beaucoup imaginaient qu’il n’avait même pas su la vérité sur les camps[430]. »
Le rejet de Staline commence aussitôt, d’abord discret. Dès le lendemain de ses
funérailles, au présidium du 10 mars, Malenkov déclare : « Nous jugeons obligatoire de
mettre fin au culte de la personnalité[431]. » Beria est d’accord, Khrouchtchev suit. Le
12 mars, est livrée à l’impression une réédition du dictionnaire de la langue russe
d’Ojegov. Le substantif « staliniste », défini en 1952 comme « inébranlablement dévoué à
la cause de Lénine-Staline », a disparu. L’adjectif « stalinien » – « qui a rapport à la
construction du socialisme et du communisme sous la direction du grand chef des peuples
J.V. Staline » – se réduit à la plate définition : « Qui a rapport à la vie et à l’action de
J.V. Staline », et des neuf exemples antérieurs illustrant le sens de ce mot si riche n’en
demeure qu’un seul, tout aussi plat.
Cette dénonciation du « culte de la personnalité » n’est pas l’embryon du futur rapport
secret de Khrouchtchev au XXe congrès de février 1956. Elle concerne surtout le
fonctionnement de la direction, ce que Malenkov précisera au plénum du comité central
de juillet 1953 : « La question du culte de la personnalité est directement et étroitement
liée au caractère collectif de la direction […] le culte de la personnalité de Staline, dans le
fonctionnement quotidien de la direction, avait pris des formes et des dimensions
maladives qui nuisaient à la pratique collective du travail[432]. » Deux exigences précises
apparaissent : la convocation régulière du comité central, qui se réunit en un mois presque
autant qu’au cours des douze dernières années sous Staline (cinq fois), et le refus de toute
déification au profit d’un dirigeant au détriment des autres.
Le réformateur ne se trouve pas parmi les vieux staliniens endurcis – Molotov,
Kaganovitch et Vorochilov –, qui ne peuvent ni ne veulent rien changer. Quel candidat,
alors, pour cette fonction ? L’hebdomadaire du PC italien Vie Nuove du 15 mars 1953,
publiant les noms et les photographies de ceux qui « dirigent aujourd’hui l’Union
soviétique », indique dans l’ordre : Malenkov, Beria, Molotov, Boulganine, Kaganovitch
et Vorochilov, c’est-à-dire les chefs du gouvernement et le président du Soviet suprême,
figure purement symbolique. Pas de Khrouchtchev. Beria et Malenkov semblent les
maîtres du jeu. Ils s’adjoignent Khrouchtchev, sans doute parce qu’ils sous-estiment ce
personnage qui joue au simplet et semble prêt à se contenter de gérer la machine du Parti
dans leur ombre, pendant qu’eux exerceront le véritable pouvoir, celui du gouvernement –
Malenkov comme héritier probable, Beria comme son second.
Pendant plusieurs semaines, Beria, Malenkov et Khrouchtchev paraissent former un trio
d’inséparables. Ils déambulent ensemble dans le Kremlin avant les réunions du présidium
et se mettent d’accord entre eux, parfois avec Molotov, sur les propositions à soumettre,
ainsi assurés d’imposer leurs vues. Khrouchtchev et Malenkov ayant remplacé le rythme
de travail aberrant de Staline (de midi ou 1 heure au milieu de la nuit) par des horaires
normaux, les trois hommes quittent ensemble le Kremlin, où vivent les autres dirigeants, à
6 heures du soir. La voiture de Beria lâche Malenkov et Khrouchtchev devant l’immeuble
de la rue Granovski où les deux hommes habitent, puis dépose Beria à son hôtel
particulier.
À peine installé à la tête du ministère réunifié, le MVD, celui-ci entreprend une vaste
purge de son appareil dirigeant avant d’y placer ses créatures. Le 11, il limoge les vice-
ministres de la Sécurité d’État Alexis Epichev, nommé en août 1951, Riasnoï, Lialine,
Mironenko et Nikiforov ; Alexis Epichev, devenu premier secrétaire du comité régional
d’Odessa, a demandé avec insistance, jure-t-il, à quitter sa fonction de vice-ministre,
jusqu’à ce que Beria lâche, l’air menaçant : « Tu ne veux pas travailler avec moi ? Bon, à
ton aise » ! En fait, il veut suggérer qu’il était depuis le début hostile à Beria. Selon lui,
aux réunions, Beria aime à citer une phrase qu’il attribue à Staline : « Un ennemi du
peuple, ce n’est pas seulement celui qui sabote, mais aussi celui qui doute de la justesse
de la ligne du Parti. Des gens comme ça, il y en a encore beaucoup parmi nous, et nous
devons les liquider[433]. » Epichev, qui sera plus tard l’un des proches de Brejnev, fabule
sans doute car Beria n’a que faire de la « ligne du Parti », et son activité pendant les trois
mois suivants n’aura jamais comme objectif premier, ni même second, de liquider ceux
qui doutent de sa justesse.
Le 12 mars, Beria rappelle en urgence Koboulov, du Goussimz en Allemagne, où il
s’engraissait depuis six ans, et le nomme premier vice-ministre de l’Intérieur. Dès le
lendemain, il réunit les cadres de la Sécurité d’État et de l’Intérieur et leur annonce la
fusion officielle (publiée le 15) des deux organismes en un seul ministère : « Les organes
doivent avoir un seul patron[434]. » Il suspend les interrogatoires d’Abakoumov, mais le
laisse moisir dans sa cellule. Le 14, il limoge un autre vice-ministre, I. Savtchenko, en
même temps chef de la 1re direction du service spécial du comité central ; le 16 mars, il
remercie un autre vice-ministre de l’Intérieur, N. Bogdanov ; à ces postes il place ses
fidèles, qui se bousculent. Ainsi, Merkoulov, alors ministre du Contrôle d’État, écrit le
11 mars à Beria une lettre qui lui coûtera cher quelques mois plus tard. Se définissant
comme un demi-invalide après l’infarctus du myocarde qui l’a frappé quelques semaines
plus tôt, il s’enflamme : « Cher Lavrenti ! Je veux te proposer mes services : si je peux
t’être utile quelque part dans le MVD, je te demande de disposer de moi comme tu le
jugeras le plus rationnel. La fonction ne joue pas de rôle pour moi, tu le sais[435]. »
À la réunion – certes de pure forme – du Soviet suprême le 15 mars pour valider la
composition du gouvernement, c’est encore Beria qui propose Malenkov comme
président du Conseil des ministres. Molotov affirmera l’avoir averti avant la réunion que
la proposition devait émaner du secrétaire du comité central, Khrouchtchev, et non de lui,
mais Beria a tenu à agir lui-même. Il endosse le rôle de patron et se présente comme
l’homme fort de la nouvelle équipe gouvernementale, celui qui désigne le chef du
gouvernement. Une telle prétention ne peut qu’indisposer ses collègues.
La mort de Staline a déchaîné les appétits des différents clans soudain libérés. Quoique
formellement sous la tutelle de Malenkov, Beria a des atouts majeurs pour contrôler, voire
écarter, ses rivaux de la direction collective. En tant que chef du ministère unifié de
l’Intérieur et de la Sécurité, qui dispose de troupes spéciales, il contrôle théoriquement la
garde du Kremlin et la garde personnelle de chacun des membres du présidium et du
secrétariat du comité central, puisque c’est lui qui les désigne. Ces hommes doivent lui
rendre compte des conversations et des activités des personnalités qu’ils protègent et
surveillent, grâce notamment à un vaste réseau d’écoutes téléphoniques. Enfin, maître des
archives du ministère de l’Intérieur, il accède aux dossiers les plus compromettants sur
tous ceux contre lesquels Staline a consigné les aveux les plus délirants, arrachés par la
torture à leurs anciens collaborateurs arrêtés. De plus, les troupes du ministère de
l’Intérieur, amenées à Moscou pour les funérailles de Staline, y restent stationnées sur son
ordre, au lieu de retourner dans leurs casernes. Leur présence suggère l’hypothèse d’une
manœuvre de Beria pour s’emparer du pouvoir.
En réalité, ses forces et ses moyens sont beaucoup moins impressionnants qu’il n’y
paraît ; le ministère de l’Intérieur, produit de la réunification de deux ministères séparés,
n’est pas un organisme monolithique à sa botte. Certes, Beria y a nommé en hâte
quelques-uns de ses fidèles aux principaux postes de direction – dont Soudoplatov et
Eitingon, les deux organisateurs de l’assassinat de Trotsky, nommés chefs adjoints de
deux directions clés. Mais la Sécurité d’État a été pendant près de huit ans sous la
responsabilité d’Abakoumov puis d’Ignatiev, qui y ont placé à divers niveaux des
hommes étrangers à Beria, qui ne lui doivent rien. Ses deux vice-ministres, Krouglov et
Serov, ne lui sont que modérément dévoués. Le troisième, Maslennikov, sans doute plus,
mais il n’a pas le poids des deux premiers. Le quatrième, Koboulov, lui est pour le
moment fidèle.
On prétend souvent que Krouglov est lié à Malenkov et Serov à Khrouchtchev depuis
son affectation en Ukraine en 1939. D’après Boris Sokolov, « si Beria s’était soudain
décidé à entreprendre quelque action suspecte, ses adjoints en auraient aussitôt informé
leurs patrons[436] » à condition, bien entendu, que ceux-ci leur paraissent sûrs de la
victoire. Car présenter quelqu’un comme l’homme d’un tel ou d’un autre, c’est introduire
dans ce monde de bureaucrates cyniques, concurrents entre eux et qui se haïssent, des
liens de solidarité, qui ne peuvent exister que sur la base d’un accord ou d’une entente
politique. La preuve en est que TOUS les « hommes » de Beria l’abandonneront en
quelques heures, sinon en quelques minutes. Ce n’étaient des « hommes de Beria » que
pour autant que celui-ci assurait leur carrière et tenait la barre. De même les « hommes de
Malenkov » l’abandonneront en janvier 1955, quand Khrouchtchev le démettra de la
présidence du Conseil des ministres, et les « hommes de Khrouchtchev » en octobre 1964,
lorsque celui-ci sera démis de toutes ses fonctions.
Krouglov et Serov ont, l’un et l’autre, commencé leur carrière dans le NKVD puis en
1939 dans le MGB sous Beria. Dans un document de 1939, adressé à Beria, Serov
dénonce le comportement grossier de Khrouchtchev à son égard. Beria le défendra plus
tard face à Abakoumov, qui dans une lettre à Staline de 1946 a accusé ce même Serov de
malversations financières – accusation que Serov lui retournera et vraie dans les deux cas.
Beria choisit Krouglov et Serov comme adjoints en mars 1953, parce qu’il pense pouvoir
compter sur eux. C’est pour s’affranchir d’une telle complicité qu’après l’arrestation de
Beria Krouglov se plaint devant le comité central : Beria les aurait marginalisés, lui,
Serov et Maslennikov, en leur confiant seulement la gestion de la milice et des pompiers,
ainsi que des questions économiques, pour les écarter du domaine propre de la Sécurité
d’État et des problèmes politiques. Selon lui, Beria règle les questions importantes,
surtout celles qui concernent la Sécurité d’État, seul à seul avec Koboulov. Or les vice-
ministres n’avaient pas accès aux minutes du présidium. Ils n’étaient consultés que sur les
questions concernant l’ancien MVD, la police quotidienne et les garde-frontières. Limités
à la gestion des affaires courantes, ils ne se sentaient pas pleinement vice-ministres.
Krouglov dit sans doute vrai, car Beria ne doit guère nourrir d’illusions sur le niveau
intellectuel et politique de ces fonctionnaires de la répression policière, qui, connaissant
sur le bout des doigts les règles du jeu, savent estimer les chances des uns et des autres.
Les cadres du ministère obéissent à Beria, parfois à contrecœur, tant qu’il est le chef ; leur
dévouement ne va pas au-delà. De plus, certaines mesures prises par Beria vont en
mécontenter certains.
La police politique n’a joué un rôle décisif sous Staline qu’en tant qu’instrument de
contrôle pour lui et, après sa mort, pour le secrétariat du comité central, qui commande à
l’armée. Or les chefs militaires détestent Beria et l’armée ne ferait qu’une bouchée des
troupes spéciales du ministère de l’Intérieur.
Le contrôle des archives du ministère de l’Intérieur, qui contiennent des documents
accablants sur la participation de tous les collègues de Beria au présidium – sauf les
jeunes technocrates Sabourov et Pervoukhine – à l’épisode sanglant de 1936-1939, est
une arme à double tranchant. Elle représente une telle menace pour eux qu’elle ne peut
que les inquiéter et les pousser à se coaliser contre lui. Ses agissements, au cours des
semaines qui suivent, ne les menacent certes pas directement, mais montrent qu’il peut
s’en servir contre chacun d’eux. Lorsque la Sécurité d’État sera de nouveau isolée du
ministère de l’Intérieur et transformée en comité (le KGB), Khrouchtchev en confiera la
responsabilité à Serov, chargé notamment de détruire les preuves de sa participation aux
massacres. Lui, par contre, les utilisera contre ses adversaires en 1957, puis en 1961. A
posteriori, on mesure le danger que représentait pour tous, en 1953, la mainmise de Beria
sur ces documents explosifs.
Beria, en plus, compte de nombreux adversaires. En débarrassant en hâte son ministère
de ses tâches économiques et de la gestion de la plupart des camps du goulag, il semble
concentrer son ministère sur ses seules tâches répressives, ce qui ne peut qu’inquiéter ses
pairs et l’appareil du Parti. Tous les chefs politiques et militaires ont vécu, vingt ans
durant, sous la menace permanente de la Sécurité d’État, qui pouvait, sur ordre de Staline,
arrêter en pleine nuit, torturer et fusiller n’importe lequel d’entre eux. Ensuite, l’appareil
du ministère de l’Intérieur sur place, espionne, contrôle, voire dénonce les cadres du Parti
et du gouvernement ; il agit comme un pouvoir parallèle, se mêlant de tout, sans être
responsable de rien. Il est donc une menace permanente pour tout cet appareil du parti,
qui veut s’émanciper de sa tutelle et placer la police sous son contrôle. Khrouchtchev le
perçoit mieux que les autres ; c’est lui qui va tisser les fils de l’intrigue pour écarter Beria.
En réalité, l’ambition politique de Beria dépasse le seul contrôle de ses collègues. Il est
le mieux informé de l’état d’esprit réel du pays, grâce au contrôle général exercé par
l’appareil policier qui fournit un état complet de la situation économique, sociale et
politique du pays. Les cadres du Parti, eux, bluffent systématiquement pour se protéger
des exigences et des menaces du sommet ; ils ne sont bons qu’à produire une paperasse en
développement exponentiel. De plus, l’appareil du Parti est constitué d’une foule de
permanents habités, d’abord et avant tout, par le souci de leur maintien en poste, puis de
leur ascension au sein de l’appareil. Cet appareil avec ses multiples ramifications est un
condensé de carriérisme et d’incompétence flagrante, qui suffoque même ses membres.
Lorsque Piotr Chelest, directeur de l’usine d’avions de Kiev, est promu deuxième
secrétaire du comité de ville du Parti en février 1954, il est aussitôt frappé par le règne de
la parlote stérile : « Au début, note-t-il dans son journal, j’ai eu de la peine à m’habituer :
beaucoup de conversations, de conciliabules, de conférences, de réunions, sans qu’on voie
de résultat. » Les rapports des cadres du Parti, à tous les niveaux, comportent selon lui
« beaucoup de mensonges, une tromperie raffinée, des promesses sans fin » jamais
tenues. Quant aux débats menés par le premier secrétaire du comité régional, Grichko, ils
se résument à une succession de « hurlements et menaces[437] ».
Khrouchtchev souligne une conséquence de cette réalité accablante devant le comité
central en 1961. Le secrétaire du comité territorial de Krasnodar, coupable d’avoir raflé
100 000 vaches aux ouvriers des sovkhozes et de les avoir fait abattre pour remplir le
quota de livraison de viande à l’État, a été blâmé pour ce bluff et ce carnage, limogé… et
aussitôt nommé secrétaire du comité du Parti de Kalouga. Khrouchtchev s’en indigne :
« S’il a été mauvais à Krasnodar, il sera meilleur à Kalouga ? […]. Il a échoué comme
premier secrétaire, et voilà qu’on le nomme deuxième secrétaire ! À Kalouga, il va
évidemment remonter au rang de premier secrétaire […] Un homme a échoué et on lui
retrouve une fonction dans le Parti[438] ! » Mais, tout en s’indignant, Khrouchtchev ne
propose pas de le révoquer ni de le renvoyer à la production. Impensable ! Il briserait les
règles mêmes de cet appareil de plus en plus monstrueux et parasitaire. On y entre pour la
vie, et l’on y gravit une longue suite d’échelons, sauf si l’on rompt avec ses mœurs et ses
lois.
Ainsi fonctionne de haut en bas cet appareil, dont le romancier communiste hongrois
Jozsef Lengyel, déporté dix-sept ans en Sibérie, écrit qu’il « ne peut se consolider que s’il
écrase tous ceux qui ont la moindre valeur, honneur ou capacité personnelle. Et même
ceux qui pourraient en avoir. Être soupçonné d’avoir la moindre qualité – même si la
présomption est sans fondement – suffit pour qu’on vous élimine ». Lengyel voit même là
un conglomérat « d’Untermenschen, des sous-produits humains, des prototypes du
fonctionnaire nazi[439] ».
Une fois liquidé le terrorisme instauré par Staline qui les tenait sous une tension
permanente, ces apparatchiks sont assurés d’une carrière à vie, quel que soit leur degré
d’incompétence. C’est ce fonctionnement que Beria menace. Beria souffre d’un dernier
handicap : bien que ne dirigeant plus ni la Sécurité d’État depuis 1943, ni le ministère de
l’Intérieur depuis décembre 1945, il apparait, surtout après leur fusion sous sa direction,
comme le symbole de l’appareil policier, dont l’appareil du parti veut secouer la tutelle.
C’est sans doute pourquoi il passe un accord avec Malenkov, homme du sérail, qu’il
entend manipuler et à travers lequel il entend gouverner.
Sitôt à la tête du ministère de l’Intérieur, Beria ordonne à Soudoplatov de libérer de
prison le vieux cadre du NKVD Jacob Serebrianski, accusé en 1939 d’espionnage, et sa
femme. Soudoplatov lui remet même de sa part une somme d’argent. De même l’ancien
membre de la garde personnelle de Staline, Kouzmitchev, arrêté le 17 janvier 1953 pour
espionnage. Beria le convoque dans son bureau et lui apprend la mort de Staline. L’autre
se met à pleurer. Beria ricane : « Laisse tomber. Sais-tu que c’est Staline qui a ordonné de
t’arrêter[440] ? » Pour la première fois, il manifeste son rejet de Staline. Ses collègues y
assistent en silence et certains le lui reprocheront quand il sera à terre.
Après la dictature de Staline, le cercle des dirigeants, où chacun se méfie de chacun,
tente un bref moment d’instaurer une direction collective ou collégiale, qui impose
certaines exigences. Malenkov, voulant jouer au chef, subit une première rebuffade dès le
12 mars. La Pravda, dans son numéro du 10 mars, a publié une photo montrant Staline,
Mao Tsé-toung et Malenkov, le 12 février 1950, à la signature du traité d’amitié soviéto-
chinois. Les autres dignitaires présents à cette cérémonie, sont effacés pour mieux mettre
Malenkov en valeur, comme héritier légitime. Staline usait de ce système pour gommer
ceux qui lui déplaisaient des photos officielles. Le rédacteur en chef du journal, Chepilov,
est blâmé et Malenkov averti d’emblée qu’il n’a ni les mêmes droits ni les mêmes
pouvoirs que Staline.
La direction collective n’est pas non plus compatible avec la double fonction assumée
par Malenkov de président du Conseil des ministres et de premier secrétaire du comité
central qui, réuni le 14 mars, le libère de cette dernière charge, « à sa demande ».
Malenkov pense sans doute, comme Beria, que l’appareil du gouvernement continue à
l’emporter sur celui du Parti et accepte sans résister de renoncer à une fonction, à ses yeux
désormais secondaire. Le comité central réélit un secrétariat restreint, formé de Pospelov,
Souslov, Ignatiev (dont Beria veut la peau et qu’un plénum réuni le 6 avril limogera),
Chataline (proche de Malenkov) et Khrouchtchev, seul représentant du secrétariat du
comité central à appartenir en même temps au présidium, dont les autres membres
appartiennent seulement au gouvernement. L’appareil du gouvernement semble dominer
largement celui du Parti. Si le poste de premier secrétaire du comité central n’est attribué
à personne, Khrouchtchev, de facto, en assure déjà la fonction.
Malenkov paraît tenir les rênes et le croit : il fait repeindre à neuf, aménager et restaurer
luxueusement pour lui l’appartement que Staline occupait (rarement) au Kremlin.
S’installer au domicile du Père des peuples, c’est prétendre occuper sa place politique.
Les spécialistes étrangers partagent son optimisme. Dès la fin de 1953, André Pierre
publie un Malenkov ou le nouveau visage de la Russie. L’Américain Henri Shapiro,
directeur pendant vingt ans du bureau de l’United Press à Moscou, signe au début de 1954
L’URSS après Staline, où il développe cette analyse : « Son avènement au pouvoir
constitue en soi une seconde révolution » et il ajoute : « Le régime de Malenkov est le
plus populaire qu’on ait vu depuis Lénine […] La légende de Malenkov est déjà établie
[…] Elle grandit avec chaque nouvelle réforme[441]. »
Pourtant Malenkov n’est pas taillé pour tenir la barre. Cet homme de bureau, longtemps
simple exécutant docile et instrument de Staline, chargé de transmettre ses directives et de
contrôler leur application, manquait de certaines qualités nécessaires à un chef politique.
Selon Molotov, « c’était un très bon exécutant, un “téléphoniste” […] ; il était toujours au
téléphone. […] Les questions organisationnelles et administratives, la répartition des
cadres, cela, c’est Malenkov. Transmettre des décisions sur place, passer un accord […].
Il faisait pression ». Mais, « sur les questions essentielles il gardait le silence. Il n’avait
jamais dirigé une organisation du Parti, à la différence de Khrouchtchev, qui l’avait fait à
Moscou, en Ukraine[442] ».
Mikoyan le décrit comme « un homme de faible volonté », souvent silencieux dans les
réunions et aux repas chez Staline. Mais, lorsque celui-ci prenait la parole, Malenkov
sortait de sa poche un carnet où il notait pieusement ses paroles. Une telle attitude d’élève
docile prépare mal à la lutte pour le pouvoir. Son visage montre une mollesse, jugée
féminine par ses pairs, qui gagne au fur et à mesure qu’il s’empâte. Son pouvoir n’est, en
réalité, que l’ombre portée de celui de Staline, dont la mort le laisse en suspens. Dans
l’incapacité de tenir les deux leviers du pouvoir, il abandonne le second au bout de dix
jours. Or le bonapartisme bureaucratique impose une même main sur les deux leviers :
Bonaparte ne supporte pas un clone. Staline n’en avait pas. Khrouchtchev, puis Brejnev,
concentreront les deux fonctions. Gorbatchev, secrétaire général du PCUS, se fera élire
président de l’Union soviétique. Partisan d’assouplir le système, Malenkov n’est pas un
homme d’initiative et se contente d’abord d’affirmer son accord avec Beria, dont le
comportement se fait de plus en plus cassant, voire brutal au fil des semaines.
Beria, lui, cherche non à prendre le pouvoir, mais à imposer sa politique à des collègues
et rivaux plus ou moins poussifs ou réticents, sans propositions cohérentes à lui opposer.
Il s’attaque sans tarder à une partie de l’héritage de Staline, cependant qu’il s’emploie à
en prolonger et renforcer un autre aspect : la suprématie de l’appareil de l’État sur celui
du Parti. Pour ce faire, il s’efforce de déplacer le centre du pouvoir du comité central et de
son secrétariat vers le Conseil des ministres. Molotov en témoigne : « À partir du mois de
mars […] toutes les questions de politique internationale du Parti passèrent au présidium
du Conseil des ministres […]. Tout cela se fit sous la pression de Beria[443] » avec la
complicité de Malenkov.
Le secrétaire du PC hongrois, Rakosi, parlant de ce choix de Beria, dit qu’il ne pouvait
étonner les « camarades soviétiques », puisque Staline l’avait fait lui-même. « Huit mois
avant sa mort, rappelle-t-il, lors d’un dîner du présidium du comité central qui, dans les
conditions d’alors, faisait office de réunion du présidium ou le remplaçait, Staline m’avait
expliqué en détail qu’il fallait mettre au premier plan, de façon plus active, l’importance
du pouvoir d’État[444]. »
Sans doute trop sûr du pouvoir que lui confère le contrôle de la police, chez qui pourtant
il va se faire des ennemis au fil des semaines, Beria part tambour battant, multiplie les
initiatives, bouscule l’appareil ossifié hérité de Staline, avec une précipitation que ses
adversaires dénonceront plus tard et qui sera une cause de sa perte. Il ne se passe
quasiment pas de semaine où il ne propose une décision au Conseil des ministres.
D’abord, un premier train de mesures vise à décrisper un régime paralysé par la crise
économique, sociale et politique. Pour commencer, il bloque la purge préparée par
Staline : le 13 mars, il constitue une commission d’enquête interne au ministère de
l’Intérieur composée de Krouglov, Koboulov et Goglidzé, subdivisée en quatre sous-
commissions chargées de réviser quatre affaires : celle des « médecins-assassins », celle
de l’« organisation contre-révolutionnaire sioniste » au sein de la Sécurité d’État dont
plusieurs responsables, à commencer par Abakoumov, ont été arrêtés en août 1951, celle
des dirigeants de l’artillerie au ministère de la Guerre, arrêtés en 1952, et celle de l’affaire
des « nationalistes mingréliens », où sont visés des membres de la Sécurité d’État de
Géorgie. La commission doit rendre ses conclusions à Beria dans un délai de deux
semaines. Quatre affaires à examiner en deux semaines… Beria et ses trois hommes
savent évidemment à quoi s’en tenir sur ces quatre affaires truquées et leurs conclusions
sont déjà prêtes. Ce même jour, Beria crée une commission chargée de réexaminer la
déportation de citoyens géorgiens hors de leur république.
Les travaux ont à peine eu le temps de commencer que, le 18 mars, Beria charge deux
de ses proches, Goglidzé, pourtant déjà membre de la première commission, et
Vlodzimirski, assistés du chef de la 5e direction du ministère de l’Intérieur, de réexaminer
l’affaire dite des aviateurs, qui avait débouché en 1946 sur l’arrestation du commissaire à
l’Industrie aéronautique Chakhourine, du maréchal Novikov, commandant des forces
armées aériennes soviétiques, et de certains de leurs collaborateurs, tous accusés d’avoir
livré des avions de mauvaise qualité, montrant une tendance fâcheuse à s’écraser au sol.
Là encore, les deux hommes doivent rendre leurs conclusions dans un délai de deux
semaines. Là aussi, Beria connaît donc la réponse.
La veille, le 17 mars, il a soumis à Malenkov une note préparée par Krouglov dès le
6 mars, avant même sa nomination officielle comme ministre. Il propose de transférer les
chantiers gérés par le goulag aux ministères industriels concernés et les camps de travaux
correctifs au ministère de la Justice. Au total, les quatre cinquièmes du goulag sortiront de
la tutelle du ministère de l’Intérieur, qui gardera seulement les « camps spéciaux destinés
à l’internement des criminels contre l’État particulièrement dangereux et ceux des
criminels de guerre parmi les anciens prisonniers de guerre[445] ». La décision est ratifiée
dès le lendemain par le Conseil des ministres.
Le 21 mars, Beria propose au présidium du Conseil des ministres d’annuler plus de
vingt projets grandioses, prévus dans le plan quinquennal en cours et dont les chantiers
déjà ouverts utilisent en majorité une main-d’œuvre de détenus du goulag. La liste est
impressionnante : barrages, voies de chemin de fer (dont la ligne Tchoum-Salekhard-
Igarka, ébauchée par des déportés et qui, vu son inutilité, restera à jamais inachevée),
routes, deux raffineries, plusieurs canaux (dont le grand canal du Turkménistan, au coût
pharaonique estimé de 30 milliards de roubles et à l’utilité mystérieuse, et le canal Volga-
Oural), un centre hydraulique sur le cours inférieur du Don, une usine chimique, un
chantier naval.
Ces projets exigeaient des investissements gigantesques, donc une ponction
supplémentaire sur la population. Les travaux supprimés sont estimés à 49 milliards de
roubles – somme à consacrer aux besoins les plus criants de la population – sur un budget
global pour grands travaux de 105 milliards, soit près de la moitié.
Deux jours plus tôt, il a pris une initiative manifestant une certaine désinvolture à
l’égard des règles de la nomenklatura, qu’il feint encore de respecter. Le 16 mars, dans
une note à Khrouchtchev, il demande de « confirmer, comme ministres de l’Intérieur des
Républiques et chefs des directions territoriales et régionales du MVD », une liste de
82 généraux et colonels du ministère de l’Intérieur, avec leurs fonctions prévues. Puis il
poursuit : « Par la suite, il peut apparaître nécessaire d’effectuer quelques changements
dans ce contingent ; mais, hormis cela, il est indispensable de confirmer les camarades
présentés. » La note est signée Beria[446], sans indication de sa fonction, contrairement
aux règles strictes de la bureaucratie. Khrouchtchev, qui n’a plus qu’à valider, trouve sans
doute la pilule amère. Certes, en apparence Beria respecte les formes. Mais l’initiative
vient de lui, non du secrétariat. C’est ce renversement du rapport entre l’appareil du
gouvernement et celui du Parti que Khrouchtchev et ses alliés qualifieront de « complot
de Beria », pour récupérer le pouvoir.
Afin de présenter au Conseil des ministres des propositions sur des questions qu’il
connaît mal, à la fin de mars 1953 il convoque son adjoint Ordyntsev : « Il est impossible
de continuer à travailler à l’ancienne » (c’est-à-dire en remplaçant la connaissance des
dossiers par le bluff et les slogans) ; « il faut maintenant que je m’occupe de nombreux
problèmes nouveaux pour moi ; je dois donc renforcer mon appareil et engager des
assistants dans divers secteurs, qui m’aideraient à comprendre les sujets et à préparer des
dossiers pour le gouvernement[447] ». L’un traitera les questions agricoles, l’autre les
questions industrielles. Beria se choisit ensuite un expert de politique étrangère, son vieux
secrétaire Charia, dont la compétence, toute relative, se réduit à un voyage à Paris en
1945, mais qui est polyglotte. Pour la politique intérieure, il désigne Lioudvigov, son
assistant depuis 1936. Voilà un bien modeste cabinet pour affronter tant de problèmes.
Il invite ses assistants à lui préparer des dossiers sur toutes les questions, jusques et y
compris les livraisons de fruits ou l’élargissement des emblavures dans les républiques
caucasiennes. À la fin de juin 1953, juste avant son arrestation, il demande encore à
Ordyntsev de lui trouver un économiste capable de l’orienter sur les problèmes
économiques des « démocraties populaires ». Ce n’est pas du ressort du ministre de
l’Intérieur, mais, après tout, il est vice-président du Conseil des ministres…
En même temps, Beria prépare un vaste projet d’amnistie des détenus. Le 24 mars, il
soumet au présidium un document affirmant que, sur 2 526 042 détenus, le goulag ne
compte que « 221 435 criminels particulièrement dangereux pour l’État (espions,
saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres)
détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de
juin 1947 sur les atteintes à la propriété kolkhozienne à 1 241 919 détenus, dont
« 238 000 personnes âgées de plus de 50 ans », sur lesquelles « environ 198 000 détenus
souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail[448] ».
Sa motivation est purement économique : le goulag et son travail forcé coûtent plus cher
qu’ils ne rapportent. Pour se débarrasser de cette main-d’œuvre non rentable, il fait
amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus condamnés au maximum à une peine de cinq
ans de détention. La Pravda du 28 mars publie un décret signé Vorochilov, président du
Soviet suprême, ordonnant la libération de 1 200 000 détenus. Cette amnistie, comme les
suivantes jusqu’à la fin des années 1980, laisse derrière les barbelés les détenus
politiques, qui effraient le régime.
L’amnistie aurait sans doute pu être plus large. En 1954, un an après la libération de
cette main-d’œuvre inefficace de malades, invalides, gens âgés, les frais d’entretien du
goulag sont encore estimés à 7,3 milliards de roubles, pour une production de
7,1 milliards. La différence peut paraître mince, mais le chiffre de 7,1 milliards, gonflé à
chaque étape de la transmission des chiffres, ne tient pas compte de la qualité
extrêmement basse de la production réalisée, parfois inutilisable. L’année suivante, le
3 septembre 1955, un décret du Soviet suprême décidera « la libération anticipée […] des
invalides, gens très âgés, des individus souffrant de maladies graves, des femmes
enceintes ou ayant des enfants en bas âge[449] » qui peuplaient donc encore les camps et
les prisons après l’amnistie de 1953.
Cette amnistie illustre la précipitation avec laquelle Beria agit et bouscule ses collègues.
En deux semaines, il fait libérer plus d’un million de détenus, sans la moindre
préparation, sans qu’aucune mesure pratique ait été prise ni même étudiée sur les
modalités de leur transfert des camps : ni pour aller où, ni comment, ni par quels moyens
de transport. Beria ne s’en soucie pas. De plus, le séjour dans les camps et la dureté de
l’existence y ont souvent transformé des victimes innocentes en petits voyous et bandits
dégoûtés du travail et qui, une fois libérés, s’éparpillent dans les villes russes et y
multiplient vols et agressions. Du coup, une mesure rationnelle se transforme en fléau,
que ses pairs, alertés par les protestations de la population, vont utiliser contre lui.
Enfin, avec cette amnistie qui libère 40 % des déportés du goulag et en annonce une
prochaine, vu le nombre de détenus inaptes au travail qui y séjournent encore, des
dizaines de milliers de gardes se sentent menacés. À la mort de Staline, ils étaient près de
250 000 à assurer l’encadrement au goulag. L’amnistie réduit brutalement leur nombre.
Or ces gardes-chiourme sont inaptes à un retour dans la vie civile. Ils ne savent que
menacer, hurler, tirer, voler les déportés et boire. Ils ne veulent ni ne peuvent s’astreindre
à aucun travail. Ce phénomène est admirablement étudié dans le roman de Gueorgui
Vladimov, Fidèle Rouslan, à travers le destin d’un chien de garde, renvoyé après la
fermeture du camp et qui, ne sachant que gronder et mordre, incapable de s’adapter à la
vie normale, s’attaque aux ouvriers qui ont remplacé les détenus et finit par mourir,
l’échine brisée, le crâne fendu par ces travailleurs libres, dont il ne comprend ni les gestes
ni les mobiles. Certes, le sort des gardes-chiourme renvoyés dans la vie active ne sera pas
aussi tragique, mais leur changement de statut signifie pour eux une dégradation.
En même temps, l’amnistie n’apporte pas à Beria la moindre popularité auprès des
familles des libérés. En effet, si c’est lui qui l’a proposé, le décret est signé du président
du Soviet suprême, Vorochilov, et la population ignore qu’il en est l’inspirateur.
En 1957, Khrouchtchev, qui, n’avait rien objecté en mars, reprochera à Beria de n’avoir
proposé une amnistie que pour les condamnés de droit commun : « Il voulait abandonner
les détenus politiques là où ils avaient été déportés : sans droit de revenir dans les lieux
d’où ils avaient été déportés. » Selon lui, Beria craignait le retour des « centaines de
milliers de gens arrêtés injustement et déportés sur des accusations politiques […]. Il
pressentait que tôt ou tard, on l’arrêterait pour ces crimes ». La version sténographiée de
son discours est plus brutale : « Il savait que, dès qu’ils reviendraient, ils
l’étrangleraient[450]. » Les politiques libérés à dater de 1954 n’ont pas étranglé leurs
anciens bourreaux, ils ont même tenté de se réintégrer dans la société, sans bruit et sans
fureur.
Beria fait feu de tout bois : le 2 avril, il adresse à Malenkov pour toute la direction une
lettre dénonçant le meurtre du président du comité antifasciste juif, Mikhoels, cinq ans
plus tôt. Il y accuse l’ancien vice-président du ministère de la Sécurité de l’URSS,
Ogoltsov, et l’ancien ministre de la Sécurité de Biélorussie, Tsanava, d’avoir « sur
instruction du ministre de la Sécurité, Abakoumov, mené à terme une opération illégale
de liquidation physique de Mikhoels ». Son rapport ne contient pas moins de dix mots
pour dire « assassiner ». Il met directement en cause Staline, au mépris des règles de la
nomenklatura qui exigent qu’à la rigueur on critique les « instances », mais sans toucher
au nom immaculé du Guide.
En effet, il cite les aveux d’Abakoumov, à qui, lors de son procès en décembre 1954, on
interdira de prononcer le nom sacré de Staline, mais qui écrit alors : « En 1948, le chef du
gouvernement soviétique Staline m’a chargé d’une mission urgente : organiser
rapidement la liquidation physique [de Mikhoels]. » Staline, apprenant que celui-ci était
arrivé à Minsk, « ordonna aussitôt d’effectuer la liquidation de Mikhoels […] ; une fois
Mikhoels tué, rapport en fut fait à Staline, qui apprécia hautement cette mesure[451] ».
Beria fait emprisonner Ogoltsov et Tsanava pour cet assassinat. Tsanava mourra en
prison, accusé en plus d’appartenir au complot monté par Beria pour s’emparer du
pouvoir.
Le 3 avril, Beria propose au présidium de dénoncer l’imposture du « complot des
médecins ». Le présidium accepte. Le surlendemain 4 avril, la Pravda et les Izvestia
publient un communiqué affirmant que le « complot des médecins » était une fabrication
et que les médecins, dont les aveux avaient été « obtenus […] par des moyens d’enquête
inadmissibles, strictement interdits par la loi soviétique », étaient innocents. Les
enquêteurs qui ont agi ainsi « ont été arrêtés et inculpés ». Beria signe ce communiqué,
adopté la veille par le présidium, et s’attribue ainsi le mérite d’une décision collective. Ce
petit coup de force ne peut qu’attiser la méfiance de ses collègues.
C’est un coup de tonnerre : pour la première fois, le régime dénonce les pratiques de sa
police politique et annonce la punition des coupables pour abus de pouvoir. Les critiques
qui avaient été formulées lors de l’élimination de Iejov, en 1938, avaient un caractère
beaucoup plus vague. De plus, chacun sait dans le Parti que les campagnes répressives ont
été décidées par Staline, le « patron » ! Par ricochet, le communiqué écorne donc son
image, un mois à peine après sa mort. Sur le site nucléaire d’Arzamas-16, les collègues de
Sakharov, mis au courant, exultent de joie : « Est-il possible que nous y soyons enfin ? »
balbutie l’un d’eux. Un autre s’exclame : « Quand même, c’est notre Lavrenti Pavlovitch
[Beria] qui a compris tout cela. » Sakharov commente : « Il semblait qu’une ère nouvelle
commençait[452]. »
Beria, par son communiqué, dresse contre lui une partie de l’appareil du MVD, à
commencer par les enquêteurs qui ont torturé les 37 médecins et dont seul un petit
nombre a été arrêté. Après l’arrestation de Beria, plusieurs cadres du MVD déclarèrent
que « les enquêtes menées sur un groupe de médecins, en particulier sur Vovsi et Kogan,
furent interrompues illégalement ». Ils protestent : « La commission formée sur l’ordre de
Beria […] ne prit en compte ni les preuves techniques, ni les données sur les déclarations
terroristes de ces ennemis, ignora les conclusions de la commission d’experts, et les
appels des individus arrêtés ne furent pas étayés de documents. Les membres de la
commission organisèrent des confrontations illégales avec les individus arrêtés, lorsque
ces derniers se refusaient à revenir sur leurs déclarations. » Ils accusent un membre de la
commission d’avoir passé « un accord direct avec la femme de Vovsi arrêtée, en lui
donnant les instructions précises pour rédiger des calomnies et couvrir de boue les
organes d’enquête ». Plusieurs enquêteurs prétendent que « l’activité hostile des médecins
Vovsi et Kogan [deux juifs !] a été démontrée ». Ils demandent donc « de revoir la
décision prise de les libérer », et « d’écarter les médecins libérés de leurs fonctions à la
direction sanitaire du Kremlin »[453]. La liquidation du pseudo-complot des médecins a
abouti à susciter la haine des enquêteurs-bourreaux, surtout des antisémites convaincus,
pour Beria.
Deux ans plus tard, Vassili Staline, dont, il est vrai, l’avis n’intéresse personne,
condamnera l’initiative : « Il ne fallait pas faire cela [publier une telle déclaration] car elle
ne servait à rien d’autre qu’à donner du grain aux provocateurs et aux ordures[454]. »
Encore ce même 4 avril, Beria rédige une note interne, envoyée le même jour à toutes
les instances du ministère de l’Intérieur, dans les Républiques, les provinces et les
territoires, qui dresse un peu plus contre lui de nombreux cadres de l’ancienne Sécurité
d’État. Il y dénonce, en effet, et interdit explicitement l’emploi de la torture au cours de
l’instruction.
La note condamne les méthodes du ministère de la Sécurité d’État, dirigé par
Abakoumov jusqu’en juin 1951 puis par Ignatiev, accusé d’avoir « grossièrement violé
les lois soviétiques, arrêté des citoyens soviétiques innocents, falsifié des documents
d’instruction, largement utilisé divers moyens de tortures, sauvagement battu des détenus,
de leur avoir imposé des menottes fermées dans le dos pendant des jours entiers, parfois
pendant plusieurs mois, de les avoir privés de sommeil, enfermés nus dans un cachot
glacial, d’avoir organisé le passage à tabac des détenus dans des pièces aménagées à cet
effet de la prison de Lefortovo et dans des prisons intérieures, par un groupe spécial
d’individus sélectionnés dans le personnel de la prison en appliquant tous les modes
possibles de tortures ».
« Ces méthodes utilisées par des “enquêteurs-falsificateurs” ont mené des détenus
innocents à avouer des crimes imaginaires et détourné la Sécurité d’état du combat contre
les vrais ennemis de l’État », conclut la note.
En conséquence, Beria ordonne :
« 1. D’interdire catégoriquement dans les organes du ministère de l’Intérieur, vis-à-vis
des individus arrêtés, toute mesure de coercition et de pression physique ; d’observer
strictement les dispositions du code de procédure pénale en matière d’instruction ;
« 2. De liquider, à Lefortovo et dans les prisons intérieures, les pièces spécialement
aménagées pour appliquer aux individus arrêtés des mesures de pression physique et de
détruire tous les instruments utilisés pour appliquer les tortures ;
« 3. D’informer tout le personnel opérationnel des organes du ministère de l’Intérieur du
présent arrêté et de les prévenir que désormais la violation de la légalité soviétique
entraînera de sévères sanctions, allant jusqu’à la traduction devant un tribunal, non
seulement des coupables directs, mais aussi de leurs responsables[455]. »
En 1938 déjà, l’arrivée de Beria à la tête du NKVD s’était accompagnée de la
dénonciation des méthodes attribuées à Iejov, non nommé. En janvier 1939, une
commission d’enquête composée de Beria, Malenkov et Andreiev concluait ses
investigations sur le constat que « les méthodes d’enquête étaient dénaturées de la façon
la plus criante ; on pratiquait sans distinction les passages à tabac massifs vis-à-vis des
détenus pour obtenir d’eux des dépositions et des “aveux” truqués[456] ». Mais à cette
date les trois hommes obéissaient à un ordre de Staline pour disqualifier Iejov, et
réguler – comme le signifie la précision « sans distinction » – la purge et l’emploi de la
torture, et non à l’interdire comme fait cette fois Beria.
Si la publication dans la Pravda du communiqué dénonçant le complot des médecins et
réhabilitant les accusés peut être interprété comme un coup de publicité personnelle, le
décret « ultrasecret », qui heurte des centaines de cadres du MVD ne peut être interprété
dans le même sens.
Cet arrêté secret vise Ignatiev et, par ricochet, ceux qui l’utilisent ou le soutiennent :
Malenkov et surtout Khrouchtchev, qui manifeste une vive sympathie pour l’ancien
ministre de la Sécurité d’État auquel il assurera une fin de carrière paisible en le nommant
premier secrétaire du comité régional de Tartarie, puis de Bachkirie, avant de le faire
réélire au comité central à la fin du congrès de février 1956. Il plaint dans ses mémoires
cet homme « très malade qu’une crise cardiaque avait failli tuer ». Khrouchtchev
exagère ; Ignatiev vivra encore trente et un ans après l’affaire des médecins et ne mourra
qu’en 1983. Il ajoute : « C’était un homme de caractère doux, aimable et que l’on aimait
bien. Nous connaissions tous son état de santé. Pourtant Staline avait l’habitude de le
réprimander méchamment en notre présence. […] Fou de rage, hurlant contre Ignatiev, le
menaçant, il lui ordonnait de jeter les médecins aux fers, de les battre jusqu’à les réduire
en bouillie, en poudre[457]. » En un mot le ministre de la Sécurité d’État serait une
victime. Il faut tout l’aplomb de Khrouchtchev pour raconter une telle histoire à dormir
debout.
Pourtant, le 6 avril, un second communiqué annonce qu’Ignatiev est chassé du
secrétariat du comité central, à qui Beria a arraché cette décision. Un secrétaire du comité
central chassé de son poste après avoir été mis en cause par un communiqué du MVD
suggère que Beria veut et peut subordonner l’instance suprême du Parti aux décisions du
gouvernement.
Nouveau coup le surlendemain, 8 avril. Beria adresse à Malenkov et à Khrouchtchev
une note dénonçant la fabrication du prétendu complot nationaliste mingrélien, qui après
enquête apparaît, écrit-il, « une invention provocatrice de l’ancien ministre de la Sécurité
d’État de la république de Géorgie, Roukhadzé, et de ses protecteurs du ministère de la
Sécurité d’État de l’URSS » – donc encore d’Ignatiev et de son équipe. Beria en fait le
récit détaillé. « Alors que Staline [dont le nom est laissé en blanc partout dans le
document tapé à la machine par sa secrétaire, puis ajouté à la main par Beria lui-même] se
trouvait en vacances en Géorgie au cours de l’automne 1951 », Roukhadzé lui présenta
les difficultés politiques et économiques comme « le résultat de l’activité hostile
souterraine d’un groupe de nationalistes mingréliens, inventé par lui. Joseph Staline prit
pour argent comptant l’élucubration provocatrice de Roukhadzé, sans la soumettre à la
vérification indispensable ».
Beria passe ensuite d’un Staline « induit en erreur » à un Staline qui prend l’initiative :
« Il téléphonait régulièrement à Tbilissi […], exigeait un compte rendu du développement
de l’instruction, l’accélération des processus et l’envoi des procès-verbaux
d’interrogatoire à lui-même et à Ignatiev. » Enfin, il faisait torturer les victimes : « Joseph
Staline, insatisfait des résultats de l’enquête, exigeait l’application de mesures de pression
physiques contre les accusés afin d’obtenir d’eux l’aveu de leur activité d’espionnage et
de diversion[458]. » Beria décrit minutieusement les procédés : coups répétés, bras
menottés dans le dos nuit et jour, privation totale de sommeil pendant des semaines
entières, bastonnades, torture par la faim (250 grammes de mauvais pain et un peu d’eau
pour toute une journée). Pour faire craquer l’ancien ministre de la Justice de Géorgie,
Rapava, les tortionnaires ont amené sa femme, avec laquelle il était en train de divorcer,
dans la cellule voisine de la sienne et l’ont rouée de coups, contraignant Rapava à
entendre ses gémissements, puis ses hurlements de douleur.
Beria va plus loin en dénonçant la déportation, organisée par la Sécurité d’État pendant
l’été 1952, de 11 200 Mingréliens au Kazakhstan : « On a littéralement enlevé en pleine
rue des gens, dans leur majorité absolument innocents, et on les a déportés avec les
membres de leur famille, dans un grand nombre de cas sans presque aucun moyen de
subsistance[459]. » C’est exactement le sort qu’il avait lui-même fait subir aux Allemands
de la Volga en 1941, et aux peuples du Caucase en 1943 et 1944. Il sait donc de quoi il
parle. Il demande que la condamnation du prétendu complot nationaliste mingrélien soit
annulée, que tous les condamnés, dont Baramia, Rapava et Charia, soient libérés et
réhabilités, que la décision de déporter les 11 200 Mingréliens soit abrogée, que le
ministère de l’Intérieur soit chargé de les rapatrier chez eux et que le Conseil des
ministres de Géorgie leur restitue leurs biens. Évidemment, il se met à dos les cadres de la
Sécurité qui ont orchestré tortures et déportations, et qui ont sans doute pillé quelques
biens laissés en déshérence.
Deux jours plus tard, Beria a gagné. Le 10 avril, le présidium annule ses « décisions
antérieures prises sous Staline […] sur le prétendu complot nationaliste mingrélien ». Il
décide de libérer immédiatement les accusés et, plus généralement, d’approuver « les
mesures prises par le MVD pour corriger les conséquences des violations de la
légalité »[460]. Le texte est adopté par Malenkov, Molotov, Vorochilov, Khrouchtchev,
Kaganovitch, Boulganine et Mikoyan. Beria ordonne en même temps à Koboulov de
sortir Timour Chavdia de sa prison pour vérifier la légalité de sa condamnation à vingt-
cinq ans de prison, neuf mois plus tôt. Peu après, cette démarche imprudente lui sera
imputée comme tentative de réhabilitation d’un traître.
Beria fait un pas de plus publiquement. Le 10 avril, en effet, les Izvestia annoncent la
comparution prochaine devant un tribunal des « fonctionnaires » coupables d’avoir porté
de fausses accusations contre les médecins, c’est-à-dire Rioumine et ses adjoints. Or, par
rapport au nombre de médecins arrêtés (37), le nombre d’enquêteurs visés dépasse la
soixantaine. Le même jour, sous le titre « La légalité socialiste est inviolable », la Pravda
s’en prend à la Sécurité d’État, accusée de s’être rendue coupable, dans l’affaire des
médecins, d’« arbitraire et d’abus de pouvoir », et d’avoir « orchestré une provocation
dont les victimes étaient d’honnêtes citoyens soviétiques, d’illustres représentants de la
science soviétique […]. L’ancien ministre de la Sécurité d’État, Ignatiev, a fait preuve de
cécité politique et de légèreté […]. Les pièces qui ont conduit à l’arrestation des médecins
étaient des faux et les aveux ont été obtenus sous la torture ». La « torture », ce n’est pas
la première fois que la Pravda utilise ce mot, mais jusque-là, il s’appliquait aux horreurs
de la Gestapo. C’est la première fois qu’il évoque les pratiques de la Sécurité d’État
soviétique.
Le décret du 4 avril, et les articles des 4 et surtout du 10 avril ne peuvent que
mécontenter les vieux cadres de la Sécurité d’État, souvent simples bourreaux à la
psychologie de primates, habitués à cogner les « ennemis du peuple », en général
fabriqués par eux-mêmes, à les obliger à ramper, à s’agenouiller ou à rester debout des
heures durant, sous les insultes, les injures et les coups. Ces plaisirs sadiques favoris des
enquêteurs, expression de leur domination sur la victime, sont pour eux, avec les
beuveries, le « socialisme réalisé » en marche. Beria leur interdit soudain ces plaisirs et
menace de sanctionner ceux qui s’y livreraient. En dressant contre lui des centaines de
bourreaux installés dans l’appareil de son ministère, voire à des postes clés, il affaiblit son
contrôle sur cet appareil, sans en tirer aucune contrepartie en termes de popularité : en
effet, le décret du 4 avril reste interne au MVD, dont les cadres ne risquent pas de
l’ébruiter auprès de leurs victimes, et l’article du 10 avril engage la seule Pravda.
Dans la foulée des « médecins », Beria propose de réhabiliter les condamnés du comité
antifasciste juif mais se heurte à une réticence compréhensible. Malenkov avait été
directement impliqué dans leur liquidation. C’est lui qui avait transmis au juge Tcheptsov
l’ordre d’appliquer la décision du bureau politique condamnant à mort les accusés, sauf la
biologiste Lina Stern, dont Staline comptait un jour utiliser les services. Malenkov a
toutes raisons de redouter les initiatives de Beria, dont la proposition s’insère pourtant
logiquement dans le rejet de l’héritage terroriste de Staline ; les condamnés du comité
antifasciste juif seront réhabilités le 22 novembre 1953, au moment même où se clôture
l’instruction du procès Beria. À cette date, c’est Khrouchtchev qui place cette mine sous
les pieds de Malenkov, dont il prépare la mise à l’écart.
C’est peut-être à ce moment-là que naît en Khrouchtchev la décision d’éliminer Beria et
d’en convaincre les autres dirigeants. La tâche n’est pas si compliquée qu’il le prétend :
Molotov et Kaganovitch, ultrastaliniens, ont depuis les années 30 été toujours partisans de
la torture et du poteau d’exécution. Vorochilov n’a rien contre. Malenkov les a couverts à
plusieurs reprises, en particulier à Leningrad. Enfin Molotov, Kaganovitch et Vorochilov
sont choqués par les insolences de Beria contre leur ancien maître.
Beria, en effet, s’attaque à Staline, d’abord discrètement, puis plus brutalement.
L’écrivain informateur de la Sécurité d’État, Iouri Krotkov, raconte, dans ses souvenirs
publiés après sa fuite aux États-Unis, les propos de Tchiaoureli, le réalisateur du film
grandiloquent La Chute de Berlin, à la gloire de Staline, qui, à l’occasion, buvait un ou
plusieurs verres avec lui. Peu après la mort du maréchal, il rédige un scénario sur sa vie et
se précipite chez Beria, avec qui il avait jusqu’alors d’excellents rapports. À sa grande
stupeur, Beria rejette son projet en hurlant : « Oublie ce fils de chien ! Staline était une
canaille, un salaud, un tyran ! Il nous faisait tous trembler de peur. Un vampire ! Il
opprimait le peuple entier par la peur ! C’est là seulement que résidait sa force. Par
bonheur nous en sommes débarrassés. Que le royaume des cieux accueille cette
vermine[461] ! » Quelques mois plus tard, Tchiaoureli est exclu du PCUS et envoyé en
exil à Sverdlovsk remplir d’humbles tâches de technicien dans un studio de cinéma de
province. Il paie la part qu’il a prise au culte de Staline. On ne saurait mieux illustrer la
profondeur de la haine de Beria pour Staline, même si elle s’exprime en tête à tête, avec
une violence interdite à une expression publique.
Beria arrêté, ses proches collaborateurs insistent tous sur cette haine. Lioudvigov
déclare : « Après la mort du Guide […] Beria le dénigrait et proférait des déclarations
sacrilèges à son égard. Après mars 1953, […] il se permit même une attaque
calomniatrice en le qualifiant de “grand falsificateur”. […] Beria faisait tout pour
rabaisser son rôle en tant que dirigeant et théoricien du parti communiste et de l’État
soviétique[462]. » Certes Lioudvigov est prêt à accabler son ancien patron pour sauver sa
peau – et il y parviendra – mais d’autres témoignages vont dans le même sens.
Ancien membre du bureau politique, Andreiev s’indigne au comité central de
juillet 1953 : « Beria voulait enterrer le nom du camarade Staline[463]. » Kaganovitch
l’accuse d’avoir voulu empêcher que l’on cite son nom après ceux de Marx, Engels et
Lénine dans les classiques du marxisme et ajoute, choqué : « Il a commencé par attaquer
le parti en attaquant Staline. Alors que ce dernier gisait encore dans la salle des Colonnes,
il a commencé à préparer son coup d’État, il a commencé à renverser Staline mort, à le
salir, à raconter : voilà ce que Staline disait sur toi, etc.[464]. »
Les qualificatifs grandiloquents qui accompagnaient jadis le nom de Staline tendent à
disparaître. De la fin mai à la fin juin, son nom n’est cité qu’une seule fois dans les
éditoriaux de la Pravda. Ce n’est pas dû seulement à Beria. Malenkov et Khrouchtchev
sont d’accord avec lui sur ce point.
Le nom de Staline est donc désacralisé. Beria fait même un pas de plus, de façon
discrète, mais éloquente : six semaines après sa mort, le 28 avril, il fait arrêter, Vassili
qui, en état d’ivresse à peu près permanent, ne cesse de clamer partout que son père a été
assassiné par ses proches collaborateurs et se déclare prêt à rencontrer les correspondants
de presse étrangers. Beria l’enferme à la prison de Lefortovo et confie l’instruction de son
affaire à Vlodzimirski, qui s’occupe de Vassili pendant deux mois sans le soumettre aux
passages à tabac brutaux dont il était coutumier. Il ne peut traiter comme un banal détenu
le fils de Staline, dont les interrogatoires sont transmis régulièrement à Beria,
Khrouchtchev et Malenkov. Le fils de Staline en prison, c’est signe que les temps ont
changé, même si seuls les hauts dignitaires en sont discrètement informés. La mort de
Beria, les tensions internes dans la direction, repousseront le procès de Vassili à 1955. Il
sera condamné à huit ans de prison, pour propagande et agitation antisoviétique (un
comble pour le fils de Staline !), abus de pouvoir dans l’utilisation de ses fonctions et
détournement de fonds – accusations, dans l’ensemble, parfaitement fondées.
XIII.

LE FAUX COMPLOT DE BERIA


Beria méprise la majorité de ses collègues au présidium. Il a de bonnes raisons.
Vorochilov n’est qu’un imbécile, dont toute la carrière s’est faite sur quelques charges de
cavalerie, sabre au clair, pendant la guerre civile ; Staline aurait dit un jour de lui : « Nous
savons que c’est un crétin, mais le peuple l’ignore[465]. » Kaganovitch, guère plus
intelligent, ne connaît comme mode de gestion que la menace et la contrainte. Tous les
deux sont incapables de la moindre proposition politique cohérente. Boulganine n’est
qu’un maréchal d’opérette, plus porté sur les danseuses de ballet que sur les questions
sociales et même militaires. Sabourov et Pervoukhine sont des administrateurs, habitués à
mettre en œuvre une politique décidée ailleurs. Le borné Molotov, lui, a une conception :
prolonger Staline le plus possible, au prix d’aménagements mineurs. Pour lui, la
Yougoslavie de Tito est un État fasciste, l’URSS doit être dirigée d’une main de fer…
comme la RDA, etc. Khrouchtchev a cultivé, des années durant, son image de benêt un
peu simpliste, qui devait paraître peu dangereux à Staline. Il a jusqu’alors manifesté peu
d’idées politiques personnelles et, lorsqu’il en a eu, il ne s’est guère distingué : en 1950, il
a proposé de rassembler les paysans dans d’immenses agrovilles dispersées au milieu des
champs. Staline l’a condamné à faire son autocritique et l’a ridiculisé en lui frappant un
jour le front avec sa pipe, en ricanant : « Ça sonne le vide. » Beria le sous-estime.
Il se sent supérieur à tous et se comporte avec une morgue, qui les irrite et l’aveugle lui-
même. Malenkov s’écrie même au comité central de juillet : « Il nous considérait tous
comme des nigauds. » Khrouchtchev approuve : « Il nous prenait tous pour des crétins »,
et il rectifie : « Mais on n’a pas été aussi crétins qu’il le pensait[466]. » Beria traite de
façon aussi cavalière les ministres. Lors du comité central de juillet 1953, de nombreux
intervenants insistent sur cet aspect, et certains détails sonnent vrai. Le Géorgien
Bakradzé raconte qu’un jour Beria, mécontent de lui, le tance au téléphone : « Tu es un
fabricant de conserves, pas un homme politique[467]. » « Il y a ici des ministres, dit
Khrouchtchev, qui savent quels affronts, à prendre avec le sourire, ils ont subis de
Beria[468]. » Malychev, le ministre des Moyens de transport, se plaint : « Beria
commandait sans appel, il offensait et effrayait les gens, même des ministres et des
membres du comité central […] Il nous était pénible d’aller aux réunions du présidium du
Conseil des ministres, quand Beria le présidait […] Avec quelle grossièreté il interrompait
et maltraitait non seulement nous, les ministres, qui nous y étions habitués, mais même les
dirigeants de notre parti et du gouvernement ! » D’après lui, Beria s’attaquait
particulièrement à Vorochilov, qu’il « interrompait grossièrement », et Chvernik qu’il
« rembarrait » systématiquement. « Nous, ministres, nous savions que nous entrions dans
son bureau comme ministres, mais comment nous en ressortirions, ministre ou, peut-être,
en prison, nous n’en savions rien[469]. » Il ne cite cependant aucun ministre jeté en
prison.
Au mépris pour Chvernik, Beria ajoute celui qu’il affiche pour les « syndicats », simple
rouage de l’appareil d’État, que, dit Kaganovitch, Beria « méprisait […]. Il disait qu’ils ne
valaient rien, que c’étaient des fainéants[470] », diagnostic partiel, mais juste : les
dizaines de milliers de permanents du « syndicat », collaborateurs dociles de la direction,
ne s’occupent guère que de distribuer les bons pour les centres de vacances aux
travailleurs les plus dociles ou les plus méritants, et ne défendent jamais la moindre
revendication.
Son vice-ministre Krouglov, à ce comité central, décrit son comportement avec
indignation : « Goujaterie, insolence, grossièreté insupportable, humiliation, destruction
de toute dignité humaine, voilà le sort des gens dont le destin est de discuter avec ce
parasite de Beria. » Certes, le servile Krouglov est prêt à tout pour accabler son ancien
patron, mais de nombreux autres témoignages attestent aussi du comportement méprisant
et brutal de Beria.
En fait, il éprouve un mépris profond pour l’appareil du Parti, où il ne voit qu’un
rassemblement de bavards incompétents. Selon son proche Stepan Mamoulov, il aurait dit
un jour : « Aujourd’hui tu installes une bouteille vide au poste de secrétaire du comité du
Parti du MVD et tu la qualifies de secrétaire, cela n’aura aucune importance[471]. »
Cette brutalité est liée aussi à son impatience : il veut aller vite et se heurte à un appareil
qui, de haut en bas, oppose une énorme force d’inertie à tout changement. Molotov l’a
perçu : « Au cours de ces trois derniers mois, Beria s’est mis à devenir insolent et à
accélérer ses attaques contre notre Parti et contre le gouvernement soviétique. »
Remplaçons les « attaques » par « ses projets de réformes » et la phrase sonne assez
juste[472]. Kaganovitch, lui aussi, évoque « sa précipitation, son agitation frénétique » :
« il nous accablait de papiers, d’informations »[473]. Soudoplatov remarque :
« Khrouchtchev exploitait le mécontentement suscité chez les autres dirigeants par le
débordement d’activité de Beria dans le but de l’écarter[474]. » L’appareil et les
apparatchiks n’aiment pas être bousculés. La routine est leur mode d’existence préféré.
Beria gère son ministère en patron. Il limoge le ministre de l’Intérieur d’Ukraine, le
général du MVD Strokatch, et le 21 mars le remplace par Pavel Mechik, qui travaille avec
lui depuis la fin des années trente. Il lui donne comme adjoint Solomon Milstein, qui
l’assistait dans la déportation des peuples à la fin de la guerre. Les deux hommes,
appliquant les directives de Beria, engagent une vaste purge des directions à tous les
niveaux pour remplacer des cadres russes par des cadres ukrainiens ou parlant ukrainien,
surtout dans la capitale ou dans l’Ukraine occidentale. Cette ukrainisation s’accompagne
d’une libéralisation politique, certes modeste, mais significative. Mechik annonce par
exemple aux cadres du ministère de l’Intérieur d’Ukraine que l’écoute des radios
étrangères n’est pas un délit, contrairement à l’usage alors répandu de jeter leurs auditeurs
en prison. D’ailleurs, leur dit-il, il les écoute lui-même régulièrement. Il prétend même
avoir des contacts avec des « nationalistes déguisés ». Mais le pire pour le secrétariat du
comité central est qu’il s’oppose à l’ingérence de l’appareil du Parti dans le travail du
ministère de l’Intérieur. Un secrétaire du comité central du PC ukrainien ayant prétendu
prendre sous son contrôle l’activité des cadres du MVD dans la région de Lvov, il lui
déclare qu’il n’a « rien à faire » dans ce domaine ! Il ajoute qu’il est là pour mettre en
œuvre une politique qu’il a discutée « avec le membre du bureau politique Lavrenti
Pavlovitch, qui a défini sa tâche de façon extrêmement précise et claire[475] ». Il prétend
donc émanciper l’appareil policier du contrôle de l’appareil du Parti. Ce dernier ne saurait
l’accepter. C’est peut-être le premier accroc visible entre Beria et son entourage.
De plus, Mechik s’entend mal avec les chefs du parti local. Selon Soudoplatov, il se
querellait souvent avec Zinovy Serdiouk, premier secrétaire du comité de Lvov du Parti,
dont Soudoplatov dénonce les détournements de biens sociaux – habituels chez les
bureaucrates. Selon lui, « Serdiouk avait essayé de s’approprier le bâtiment du jardin
d’enfants réservé aux familles du MVD pour en faire sa propre résidence[476] » et voulait
à cette fin que ses gardes du corps investissent le lieu, mais Mechik y a envoyé ses gardes
armés. Si ce n’est vrai, c’est en tout cas vraisemblable.
En Ukraine, Mechik, encouragé par Beria, prend des décisions qui révèlent une
autonomie inquiétante pour le présidium. Ainsi, le 4 mai, par décret il supprime la peine
de mort pour les membres de l’organisation nationaliste ukrainienne insurgée, l’OUN, et
il interdit d’arrêter les maquisards nationalistes qui se rendent volontairement aux
autorités. Il annonce la révision de la situation de certains maquisards arrêtés et déportés
et de leur famille, et s’affirme prêt au dialogue avec ceux qui sans vouloir se rendre,
s’affirment prêts à renoncer aux méthodes « extrêmes ». Mechik veut réguler une
répression qui, de même que dans les Pays baltes, n’aboutit qu’à dresser la masse de la
population contre le régime.
Cet infléchissement de la politique intérieure prend à rebrousse-poil des cadres policiers
et politiques qui, formés à la stalinienne, ne connaissent que la menace et la répression. À
ceux qui font valoir que la liquidation de la résistance et de l’Église est encouragée par le
comité central du PCUS et de l’Ukraine, il répond : « Est-ce que Lavrenti Pavlovitch
Beria, membre du bureau politique, n’est pas le Parti[477] ? » Cette nouvelle politique
dresse contre Mechik et Beria une bonne partie des cadres du ministère de l’Intérieur et
tous les secrétaires régionaux russes.
L’ancien ministre de l’Intérieur Strokatch, démis par Mechik et ravalé au rang de chef
de la direction du MVD de Lvov, s’en plaint au secrétaire du PC de la province, Serdiouk,
qui dénonce la politique de Beria auprès du comité central du PC ukrainien. Alerté, Beria
téléphone à Strokatch et le menace en hurlant : « Je te chasse des organes ! Je vais te
réduire à de la poussière de camp de concentration[478] ! » Il le convoque à Moscou.
Strokatch, avant de partir, note dans son journal : « Je vais à une mort certaine. » Il en
reviendra copieusement insulté, mais vivant. On fera plus tard de Strokatch, félicité par
Khrouchtchev, un véritable héros. En 1989, les studios de Kiev tourneront un film à sa
gloire sous le titre Je vais à une mort certaine. Au cours de ses interrogatoires postérieurs,
Beria, qui récusera la plupart des accusations portées contre lui, reconnaîtra s’être
emporté cette fois-là. Lorsque Roudenko lui rappellera qu’il a menacé Strokatch de le
« faire pourrir en camp » et de le « transformer en poussière de camp de concentration »,
Beria le reconnaîtra et s’excusera : « J’ai agi de façon incorrecte[479]. »
Convaincu de l’incompétence de l’appareil du Parti, Beria invite les instances du MVD
à en regrouper les preuves dans les questions économiques. Il cherche à écarter au
maximum ces cadres (secrétaires régionaux, secrétaires de ville, secrétaires
d’arrondissement) de la gestion de l’économie, pour la transférer aux membres de
l’appareil d’État, a priori plus compétents. Il réclame aussi des données sur la
composition nationale des instances du Parti, et sur leur niveau d’instruction. Il envisage
une refonte du gouvernement fondée sur une séparation entre l’appareil de l’État, chargé
de gérer les affaires économiques et sociales, et l’appareil du Parti cantonné à la
propagande et à l’agitation, en somme dépossédé d’une large partie de son pouvoir. Or
l’appareil du Parti est la véritable colonne vertébrale du régime. Sans lui, l’appareil du
gouvernement est suspendu en l’air ; car il n’a aucun relais réel dans le pays, les
« soviets » n’ayant qu’une existence décorative et formelle.
Beria multiplie les mesures qui modifient le fonctionnement des instances du régime et
atténuent sensiblement son côté terroriste. Le rythme qu’il impose au présidium lui donne
une assurance qui le perdra. Son adjoint Soudoplatov note dès avril un changement dans
son comportement : « Il critiquait ouvertement ses collègues, Malenkov, Boulganine et
Khrouchtchev, en ma présence et devant d’autres hauts fonctionnaires. Il les tutoyait
familièrement au lieu d’employer le vous de politesse. » Un jour Soudoplatov, présent
dans le bureau de Beria, l’entend apostropher vigoureusement Khrouchtchev au téléphone
à propos de la lutte contre les nationalistes ukrainiens partisans de Bandera : « “Écoute,
lui dit-il, tu m’as toi-même demandé de trouver le moyen de liquider Bandera, et
aujourd’hui votre comité central empêche la nomination dans le MVD de cadres
compétents, de professionnels de la lutte contre le nationalisme”. Le ton cavalier de Beria
vis-à-vis de Khrouchtchev me rendit perplexe : auparavant il ne serait jamais permis une
telle désinvolture en présence de ses subordonnés[480]. » S’il imite l’attitude de Staline, il
n’a pas le même ascendant. Il se croit politiquement supérieur à eux, mais sa morgue
l’aveugle.
Cette morgue et son mépris pour les plus hauts dirigeants de l’appareil sont tels qu’il
fait voter par le présidium, le 9 mai, la suppression des portraits des dirigeants, jusque-là
exposés dans les manifestations du 1er mai et du 7 novembre. Ses collègues votent,
puisque la mode est à la dénonciation du culte de la personnalité, mais ils se sentent
humiliés ; à peine Beria sera-t-il renversé qu’ils annuleront cette mesure et le peuple
pourra de nouveau brandir leurs portraits avec un enthousiasme feint.
Lorsqu’il se rendra compte de son attitude et s’en repentira, ce sera un peu tard : « Mon
comportement aux réunions du présidium du comité central et du Conseil des ministres a
très souvent été incorrect et insupportable, introduisant la nervosité et une brusquerie
superflues […], qui sont parfois allées jusqu’à une grossièreté et une insolence
inacceptables à l’encontre des camarades Khrouchtchev et Boulganine, lors de la
discussion sur la question allemande[481] », écrit-il fin juin à Malenkov. Khrouchtchev se
conduira de même, une fois installé au pouvoir. Beria et lui se sont comportés comme les
chefs dans tous les systèmes politiques monarchiques, autoritaires, totalitaires, voire
présidentiels. La chronique est riche en rumeurs sur les humiliations infligées par
Mitterrand, Chirac, Sarkozy, ou d’autres, à leurs ministres.
Toujours à la recherche de compétences, Beria libère le 14 mai l’ancien ambassadeur et
vice-ministre Maïski de sa cellule de la Loubianka, et le reçoit dans son bureau du
Kremlin, entouré de son état-major. Des coupes de fruits et une bouteille de vin géorgien
attendent sur la table. Beria déclare qu’il ne croit pas à ses aveux : « Quel espion êtes-
vous ? C’est du vent… » Maïski, craignant une provocation, commence par les maintenir.
Beria le coupe : « Arrêtez ces bêtises […] On vous a calomnié. Nous avons débrouillé
l’affaire. Les provocateurs seront punis et vous pouvez rentrer directement chez
vous[482]. » Beria lui demande de lui soumettre quelques idées par écrit, bref, de lui
servir de conseiller diplomatique. Maïski accepte. Comment refuser à un ministre aussi
aimable et puissant, qui vient de le sortir de sa cellule puante ? Cette acceptation le
renverra en prison, dénoncé comme un homme de main de Beria, après l’arrestation de ce
dernier.
Une nouvelle entreprise va cristalliser les oppositions latentes, jusque-là encore
contenues, à ses réformes. Il commence à assouplir la politique stalinienne d’étouffement
des nationalités, selon laquelle, systématiquement, des Russes occupaient les postes
décisifs dans toutes les Républiques. Beria fait voter par le présidium la nomination de
cadres nationaux en Ukraine, Biélorussie et dans les Républiques baltes. Ce faisant, il
écorne une prérogative essentielle du secrétariat du comité central, la « nomenklatura »,
qui donne au secrétariat la liberté de nommer qui il veut, où il veut, quand il veut. Le
Russe Brejnev, par exemple, est secrétaire régional en Ukraine, puis premier secrétaire du
PC de Moldavie, et enfin du Kazakhstan. Désigner par principe un Biélorusse, un
Ukrainien, un Lituanien, un Estonien, un Letton respectivement à la tête des PC de ces
Républiques, puis continuer de même plus tard, en Géorgie, au Kazakhstan et dans toutes
les Républiques, c’est ôter à la nomenklatura, le monopole du secrétariat sur la
nomination de quelque 45 000 postes. Monopole qui fait du secrétariat du comité central
le véritable organe du pouvoir en lui réservant le contrôle de l’« élite » chargée de
l’exercer à tous les niveaux.
En Ukraine et dans les Républiques baltes, les mouvements de résistance nationalistes
n’ont pas disparu, quoique affaiblis par une répression brutale qui aliène au régime la
masse de la population. Surtout en Lituanie et en Lettonie, les « Frères de la forêt »
déclenchent encore des coups de main meurtriers. Le 8 mai, Beria expose la situation en
Lituanie dans un rapport adressé au présidium, qui, deux semaines plus tard, adoptera
l’essentiel de ses conclusions. De son côté, Khrouchtchev produit un tableau à peu près
similaire sur le cas de la Lettonie et de l’Estonie.
Beria rappelle l’échec du combat contre les nationalistes. En Lituanie, affirme-t-il, la
lutte menée par le ministère de l’Intérieur contre les maquis nationalistes donne des
résultats « insatisfaisants ». C’est un euphémisme : de 1944 à 1952, 63 011 individus ont
été arrêtés, 20 005 nationalistes abattus, 126 037 déportés comme koulaks, complices des
bandes ; la milice a de son côté arrêté 67 326 Lituaniens dans son activité routinière de
maintien de l’ordre. Au total, donc, environ 270 000 Lituaniens ont été arrêtés, soit plus
de 10 % de la population, et, selon les cas, déportés ou exécutés. Les forces de l’ordre, de
leur côté, ont perdu près de 11 000 hommes, tués, dans cette répression gigantesque et
inefficace.
Les instances du Parti et de l’État en Lituanie sont alors très majoritairement occupés
par des Russes. Ainsi, seulement 27 des 92 directeurs de sovkhozes et 53 des
132 directeurs des stations de machines et tracteurs sont des Lituaniens. Beria propose
donc de revoir la « politique des cadres », pour nommer le plus possible de Lituaniens à
ces postes, et d’introduire le lituanien comme langue officielle dans les actes
administratifs jusqu’alors rédigés en russe, dans tous les secteurs économiques et
politiques et dans toutes les institutions. La direction semble globalement d’accord,
puisque le conseiller de Khrouchtchev, Evgueni Gomov, rédige une note sur la Lettonie et
une sur l’Estonie qui établissent un constat similaire et font des propositions semblables
ou très voisines.
Le 26 mai 1953, Beria fait adopter par le présidium deux décisions « ultrasecrètes »,
l’une « Sur la situation politique et économique des provinces occidentales de
l’Ukraine », l’autre « Sur la situation en Lituanie soviétique », préparées par son
ministère. Elles sont adoptées par un conseil des ministres rassemblant Khrouchtchev,
Kaganovitch, Mikoyan, Beria et Malenkov ; s’ajoutent, pour la première, les dirigeants du
parti communiste et du gouvernement ukrainiens Melnikov, Korotchenko, Kiritchenko,
Korneitchouk et Korniets ; pour la seconde, les dirigeants du PC et du gouvernement
lituaniens, Guedvilas et Snetchkus.
Ces résolutions reprennent les propositions de Beria et parfois les dépassent, en
suggérant que les échecs de la répression reflètent l’échec plus profond de la soviétisation
du pays. Le premier texte déclare : « La situation politique dans les provinces
occidentales de l’Ukraine continue à rester insatisfaisante […] Une partie significative de
la population est mécontente des mesures économiques, politiques et culturelles. » Le
présidium en fait reposer la responsabilité sur « les faiblesses du travail des organismes
locaux du Parti et des soviets, et les insuffisances de la direction animée par le comité
central du PC ukrainien[483] ».
Et pour cause : de 1944 à 1952, selon la note, plus d’un demi-million d’habitants ont été
victimes de la répression ; 203 000 d’entre eux ont été déportés et 153 000 abattus. La
russification a été brutale : sur 311 cadres dirigeants, seuls 18 sont originaires de la
région ; 320 des 1 718 professeurs et assistants des instituts supérieurs de Lvov sont
originaires de la région, mais aucun des directeurs de ces instituts, et l’enseignement est
donné presque exclusivement en russe. Or, si l’Ukraine orientale est russophone,
l’Ukraine occidentale est le berceau et le foyer de la langue ukrainienne, victime de
discrimination sous le tsarisme et depuis le début des années trente. La résolution accuse
d’incompétence le comité central du PC ukrainien et ses comités régionaux, incapables de
comprendre qu’« il est impossible de mener la lutte contre les maquis nationalistes par la
seule voie des répressions massives et des opérations tchékistes et militaires, et que
l’usage stupide des répressions ne fait que susciter le mécontentement de la population et
nuit à la lutte contre les nationalistes bourgeois[484] ». La résolution sur la Lituanie fait
un constat similaire en termes moins brutaux.
En conséquence, le présidium démet le Russe Melnikov du poste de premier secrétaire
du PC ukrainien, le remplace par son adjoint ukrainien, Kiritchenko, qui prend aussi sa
place de membre suppléant du présidium ; elle nomme le très médiocre, mais ukrainien,
écrivain officiel Alexandre Korneitchouk, premier vice-président du Conseil des ministres
d’Ukraine, et ordonne une « refonte radicale de toute l’activité politique et du Parti dans
les provinces occidentales d’Ukraine ». Il propose la baisse des normes de livraisons
obligatoires à l’État pour les kolkhozes de la région, qui disposeraient ainsi de plus blé, de
viande et de légumes pour leurs paysans, et demande que soit « radicalement mis fin aux
actes arbitraires et illégaux accomplis par certains cadres à l’encontre de la
population[485] ».
La résolution sur « la large promotion de cadres lituaniens dans tous les maillons de la
direction du Parti, de l’économie et des soviets » dénonce la russification massive des
institutions de la Lituanie : un seul vice-président du Conseil des ministres est lituanien,
seulement 7 des 15 chefs de section du comité central lituanien, 3 responsables de section
du comité régional de Vilnius, 1 seul des 8 chefs de section du comité de ville de Kaunas.
Le déséquilibre est encore plus net dans l’appareil de la Sécurité d’État : un seul Lituanien
sur 17 chefs de section, 9 des 87 chefs de section territoriale de la Sécurité et 10 sur
85 chefs de section territoriale de la milice.
La résolution refuse de flanquer les cadres lituaniens d’adjoints ne parlant pas
lituanien – donc les Russes – et décide le rappel des cadres relevant de la nomenklatura
qui ne connaissent pas le lituanien. Beria décide même la promotion de cadres parlant
polonais dans les districts de Lituanie ayant une population polonaise[486]. Chez les
milliers de cadres russes qui vont devoir quitter la Lituanie, craignant d’être réaffectés
dans des trous perdus de l’Union soviétique, la colère gronde.
Pour obtenir les chiffres nécessaires à son opération, Beria a court-circuité l’appareil
même du Parti et utilisé les services du ministère de l’Intérieur. Mais le présidium
approuve à l’unanimité, même Kaganovitch, qui, simple exécutant sous Staline, s’incline
sans doute par habitude devant la majorité. Cette même majorité s’unira pourtant pour
renverser Beria, dont la politique heurte brutalement l’encadrement russe de l’appareil.
D’après Lioudvigov interrogé le 4 juillet, Beria se serait vanté : « C’est sur mon
exigence que Melnikov a été limogé. » Puis il aurait rappelé « sur un ton ironique que
Khrouchtchev avait travaillé pendant un certain temps en Ukraine[487] » (très exactement
jusqu’à la fin de 1949), et porte donc une bonne part de responsabilité dans la situation
catastrophique due à la politique de russification. La différence, entre Beria et les auteurs
des résolutions similaires sur l’Estonie et la Lettonie, c’est que Beria les a mises en œuvre
en nommant des Ukrainiens et des Lituaniens de souche.
D’ailleurs, il adopte une position identique vis-à-vis des satellites des « démocraties
populaires ». Il rapatrie un moment à Moscou tous les agents du MVD à l’étranger, afin
de recadrer leur activité. Son objectif affirmé est de réduire leur rôle à celui de conseillers
des services de sécurité nationaux, sans s’immiscer directement dans la gestion de leur
activité. Il l’explicite dans une note sur le travail de la Sécurité d’État soviétique en
Allemagne de l’Est et en Hongrie. Il reproche au responsable du MVD en Hongrie de
s’ingérer dans l’activité pratique de la Sécurité hongroise, de la tenir en tutelle et donc de
se substituer à la direction hongroise, au lieu de lui « apporter une aide quotidienne par
des conseils et des recommandations ». Les conseillers soviétiques omniprésents
contrôlaient même les services d’incendie. Enfin, « les conseillers du MVD en Hongrie,
même après avoir travaillé pas moins de cinq ans dans ce pays, n’ont fait aucun effort
pour apprendre le hongrois[488] ». Désormais les agents soviétiques à l’étranger devront
apprendre la langue du pays, sous peine d’être rappelés au pays. Ceux qui appréciaient
leur existence douillette dans des pays de l’enfer capitaliste, forment bientôt un petit
contingent supplémentaire d’adversaires à Beria.
Pour ne rien arranger, de plus, celui-ci supprime les postes de conseillers soviétiques
dans les 17 subdivisions régionales de la Sécurité polonaise, dans les directions
territoriales de la Sécurité d’État tchécoslovaque et dans les 7 directions territoriales de la
Sécurité d’État bulgare. C’est pourquoi il sera accusé d’avoir désorganisé le travail des
conseillers de la Sécurité dans les démocraties populaires. Krouglov et Serov le
confirmeront, dans une note du 14 juillet à Malenkov et Khrouchtchev, l’accusant d’avoir
changé les conseillers à l’insu du comité central – ce qui est sans doute vrai –, de les avoir
mal conseillés et d’avoir réduit leur nombre « sans tenir compte de la situation[489] ». En
RDA, par exemple, le nombre de cadres du MVD tombe de 2000 à 320 ; c’est donc
1 680 hommes, qui doivent quitter un pays, moins ruiné, plus civilisé et plus riche que
l’URSS, où de plus ils règnent en maîtres absolus. Là encore, se forme un contingent de
mécontents.
Beria à peine arrêté, ses rivaux se hâteront d’annuler toutes ces décisions, augmenteront
sensiblement le nombre de conseillers de la Sécurité soviétique – sinécures
bureaucratiques –, dans certaines démocraties populaires. Ainsi, en Tchécoslovaquie, les
38 conseillers sous Beria deviendront 112 dès le 24 août 1953. Il faut préciser que,
quelques mois plus tard, on reviendra aux mesures, apparemment rationnelles, que Beria
avait prises.
XIV.

LE VRAI COMPLOT DE KHROUCHTCHEV


Toute fissure dans un régime totalitaire ossifié produit des craquements, imputables en
l’occurrence à Beria puisqu’il est responsable de la quasi-totalité des changements et que
ses rivaux ne vont pas manquer d’exploiter.
Le 25 mai, près de 20 000 détenus du goulag dans les mines de Norilsk se mettent en
grève pour protester contre la conduite de plus en plus violente et provocatrice des gardes,
furieux d’une amnistie qui annonce le licenciement de nombre d’entre eux. Le 5 juin,
Beria envoie un cadre supérieur du MVD à Norilsk. Celui-ci engage la discussion avec les
leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande
en échange de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Les grévistes se divisent :
certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville leur
promet l’impunité s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas
résoudre le problème et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet. Or Norilsk
n’est encore rien à côté de ce qui attend Beria en RDA.
Beria continue à avancer tambour battant. Le 26 mai, il adresse au présidium une note
sur l’affaire dite des « aviateurs », montée en 1946, et qui a envoyé en prison le
commissaire à l’aviation Chakhourine, le commandant en chef des forces militaires
aériennes de l’URSS Novikov, et plusieurs de leurs adjoints. Cette affaire avait valu à
Malenkov une disgrâce relative. Beria annonce qu’il soumet le dossier réuni par le
ministère de l’Intérieur au collège militaire de la Cour suprême, qui l’examine trois jours
plus tard, le 29 mai.
Enivré par sa toute-puissance, Beria ne prend pas de gants. Au début de juin, il envoie
une brigade d’agents du MVD en Hongrie, dont un certain Schlüger, arrêté peu
auparavant et qu’il avait fait libérer. Imprudente, la femme de Schlüger adresse un
télégramme de félicitations à Beria pour son anniversaire, le jour même de la libération de
son mari. Le 6 juin, un coup de téléphone l’avertit qu’une voiture va venir la chercher.
Sarkissov l’emmène chez Beria, qui se montre insistant. La viole-t-il ? Un mois plus tard,
Lioudmila Schlüger écrit : « J’ai demandé à Beria de ne pas me toucher, mais Beria m’a
dit que la philosophie n’avait rien à voir et il me prit. Je n’osais pas m’opposer, car j’avais
peur que Beria jette de nouveau mon mari en prison. C’est pourquoi je ne résistai pas. »
La scène se reproduit deux semaines plus tard. Apparemment la même crainte débouche
sur la même absence de résistance[490]. Le procureur Roudenko ne retiendra pas cette
lettre à charge.
Après l’Ukraine et les Républiques baltes, Beria s’attaque à l’Allemagne de l’Est
(RDA). Depuis de longues années, le bureau politique était dessaisi de la politique
étrangère. Jusqu’en mars 1949, Staline en discutait avec Molotov, puis, après son
remplacement aux Affaires étrangères par Vychinski, simple potiche qu’il méprisait, n’en
discutait plus avec personne. Les successeurs se sentent d’abord un peu perdus,
Khrouchtchev plus que les autres. Seul Beria, grâce aux réseaux internationaux de la
Sécurité, a quelques lueurs dans ce domaine. Il en profite pour tenter de modifier
certaines des équipes staliniennes à la tête des partis communistes des pays de l’Est,
Hongrie et RDA en particulier.
Au Conseil des ministres du 27 mai, il propose une inflexion brutale de la politique
allemande. Inquiet de la dégradation de la situation en RDA, marquée par une fuite
massive d’habitants de ce pays-croupion vers l’Allemagne de l’Ouest, il fait adopter à
l’unanimité la création d’une commission formée de lui-même, Malenkov, Molotov,
Khrouchtchev et Boulganine, chargée de présenter dans les trois jours – il y a urgence ! –
un ensemble de propositions pour redresser la situation. Sous la pression de Beria, le
Conseil des ministres insiste pour que cette note parte du constat que « la situation
insatisfaisante en RDA » découle du « cours vers la construction du socialisme ». Le
conseil demande que soient refusées « pour le moment la construction du socialisme en
RDA et la création des kolkhozes à la campagne ». Seul à manifester un léger désaccord,
Molotov demande qu’à l’expression « construction du socialisme » on ajoute
« accélérée »[491]. C’est tout. Le Conseil des ministres donne donc son accord à une
orientation où, un mois plus tard, les autres membres de la direction verront la preuve que
Beria est un agent de l’impérialisme, désireux de rétablir le capitalisme.
La veille, le présidium avait discuté de la question, en présence de Vychinski, ministre
des Affaires étrangères, et de Gromyko, vice-ministre, qui raconte une scène différente :
Malenkov préside, entouré de Beria et Molotov ; il ouvre la discussion en soulignant
l’importance de la RDA. Tout le monde, selon Gromyko, est à peu près du même avis,
lorsque soudain Beria déclare : « La RDA ? À quoi rime-t-elle cette RDA ? Il ne s’agit
même pas d’un véritable État. Elle ne survit que grâce aux troupes soviétiques, même si
nous l’appelons république démocratique d’Allemagne. » Gromyko commente : « Nous
fûmes tous choqués par cette grossièreté et par le fait que Beria parlât d’un pays socialiste
avec ce ton cavalier et ces ricanements. » Molotov s’étrangle : « Je proteste
énergiquement contre une telle attitude envers un pays ami. » Khrouchtchev s’enflamme
lui aussi ; Malenkov, Boulganine, Kaganovitch, Mikoyan, Vorochilov les soutiennent.
« Beria était confondu », dit Gromyko qui ajoute : « Le jugement cavalier de Beria sur la
RDA suffit à le faire chasser du pouvoir. Sa position révélait une attitude hostile et
insultante envers le premier État ouvrier qui existât sur le sol allemand[492]. » Molotov
renchérit : c’est « ce qui nous a définitivement inquiétés à l’égard de Beria […] Pour la
majorité d’entre nous la véritable physionomie politique de Beria s’est définie quand nous
avons abordé la discussion de la question allemande[493] ». Cette unanimité aurait dû
alerter Beria.
Les dirigeants ont peut-être été choqués par sa position sur la RDA, mais on en retrouve
l’essentiel dans le projet adopté le 2 juin par le Conseil des ministres, sur « les mesures à
prendre pour assainir la situation politique en RDA », alors même qu’une délégation du
PC est-allemand, convoquée par les dirigeants soviétiques et conduite par son secrétaire
général Walter Ulbricht, arrive à Moscou, où elle reste jusqu’au 4 juin. Le projet présenté
par Malenkov, président du Conseil des ministres, s’ouvre sur un constat sévère : « Suite
à la ligne politique incorrecte menée en RDA s’est établie une situation économique tout
à fait malsaine […] ; parmi de larges masses de la population, entre autres parmi les
ouvriers, les paysans et l’intelligentsia [en somme, dans toute la population, sauf
l’appareil du Parti et de l’État], existe un sérieux mécontentement à l’égard des mesures
politiques et économiques prises en RDA. » La preuve ? « 447 000 citoyens de RDA ont
fui en RFA de janvier 1951 à avril 1953, dont plus de 120 000 pour les quatre premiers
mois de 1953. » Constat dramatique. « Les éléments travailleurs constituent une part
significative des fuyards » ; de plus, nombre de paysans découragés abandonnent leur
terre et quittent la RDA ! Le mouvement s’accélère et prend une allure d’hémorragie à tel
point, ajoute le texte, que 8 000 policiers, 2 718 membres et stagiaires du parti au pouvoir
et 2 610 membres de l’organisation de jeunesse du Parti ont pris la route de l’Ouest.
Le texte dénonce « le cours vers la construction accélérée du socialisme en Allemagne
de l’Est », décidée par le bureau politique du PCUS du 8 juillet 1952 (en fait par Staline
ainsi indirectement critiqué, mais jamais nommé) et docilement adopté les jours suivants
(9-12 juillet 1952) par la conférence du SED (ou Parti socialiste unifié, en réalité le PC
est-allemand « unifié » avec les sociaux-démocrates contraints et forcés, emprisonnés,
liquidés ou achetés, au choix). Il stigmatise « le développement à marches forcées de
l’industrie lourde, privée de matières premières, la restriction brutale de l’initiative privée,
qui met en cause les intérêts d’un large spectre de petits exploitants à la ville comme à la
campagne », etc. Tous les échecs enregistrés « font peser une sérieuse menace sur la
stabilité politique de la RDA », bref, créent une situation de crise grave, qui va éclater
deux semaines plus tard. Pour la pallier, le texte présente trois séries de propositions
économiques et politiques : a) la dissolution des coopératives agricoles non viables ; b) la
suppression de toutes les mesures répressives et discriminatoires à l’encontre des petits
entrepreneurs privés ; c) l’annulation de toutes les mesures répressives à l’encontre du
clergé.
Plus fondamentalement, pour stopper la crise, le texte se prononce « pour le
rétablissement de l’unité nationale de l’Allemagne », et propose d’orienter la politique de
la RDA dans la « perspective d’une Allemagne unique, indépendante, démocratique et
pacifique », donc réunifiée et neutre[494].
Beria fonde cette position, violemment combattue un mois plus tard par ses adversaires,
sur le fait que l’Allemagne de l’Ouest est alors en dehors de l’Otan, créée en 1949 par les
États-Unis pour faire barrage à l’URSS et à laquelle elle n’adhérera, sous la pression
américaine, qu’en 1955.
Il accompagne ces propositions, reprises par l’ensemble du présidium et du Conseil des
ministres, d’une offensive contre la direction ultrastalinienne du SED, dont il qualifie le
secrétaire général, Walter Ulbricht, de « sous-officier prussien ». Mais sa position heurte
de plein fouet les intérêts de l’appareil politique, policier et militaire, qui tient la RDA à
bout de bras et que la réunification de l’Allemagne renverrait quelque part en URSS, entre
Vladivostok et Mourmansk.
Ce sera l’un des reproches les plus graves qui lui seront adressés au lendemain de son
arrestation. Au plénum du comité central au début de juillet consacré à son affaire,
Malenkov s’indigne : « Lors de la discussion de la question allemande Beria a proposé,
non de corriger l’orientation vers la construction forcée du socialisme, mais d’abandonner
toute orientation vers le socialisme en RDA et de s’orienter vers une Allemagne
bourgeoise[495]. » Plus incisif, Khrouchtchev, qui, comme Malenkov, efface son soutien
à la résolution proposée par la commission dont ils faisaient partie avec Beria, fulmine :
« Là où il s’est montré le plus clairement comme un provocateur, comme un non-
communiste, c’est dans la question allemande, lorsqu’il a affirmé qu’il fallait abandonner
la construction du socialisme, qu’il fallait faire des concessions à l’Occident. » Il fallait,
paraît-il, « construire une Allemagne neutre et démocratique ». Mais Khrouchtchev
s’insurge : « Comment une Allemagne bourgeoise, neutre et démocratique peut-elle
exister entre nous et les Américains[496] ? »
En citant les propos de Beria à ce plénum, les orateurs font toujours disparaître la
mention « réunification de l’Allemagne » ou « Allemagne unifiée », qu’il avait fait
adopter par le Conseil des ministres. Pourtant, le Kremlin est, alors officiellement pour,
mais en réalité contre. Beria, lui, était clairement pour, en partie au moins pour les mêmes
raisons financières que dans le cas du goulag improductif et coûteux : l’entretien d’une
RDA, occupée militairement et rejetée par la masse de sa population, coûterait de plus en
plus cher à l’URSS et deviendrait un boulet pour elle.
Le lendemain, le commandant des forces soviétiques en RDA, le maréchal Choukiv,
jusqu’alors véritable maître du pays, est rappelé à Moscou et la RDA, toujours zone
occupée soviétique, officiellement placée sous contrôle civil, assuré par Vladimir
Semionov, qui semble lié à Beria.
Lors de son interrogatoire du 11 juillet, le procureur Roudenko lui demandera de
reconnaître qu’il était « partisan du développement de l’Allemagne sur la voie capitaliste
et ennemi de la construction du socialisme en Allemagne ». Beria répond : « Mes
propositions sur la question allemande ont été acceptées avec quelques amendements que
je partage entièrement. […] Mes propositions ne visaient pas à refuser le cours de la
construction du socialisme en RDA, mais à adopter une approche très prudente de cette
construction[497]. »
Trois jours avant le Conseil des ministres, le 30 mai, Beria remporte une victoire : le
MVD arrête dans le bunker où ils se terraient le principal dirigeant de la résistance
lituanienne, Jemaïtis, proclamé en 1949 chef de l’Union de lutte pour la libération de la
Lituanie, et son état-major. Ce succès, se retournant contre lui, va lui coûter cher.
Selon Soudoplatov, les relations de Beria avec Malenkov « cessèrent brusquement
d’être cordiales en mai 1953, à cause d’une tension personnelle qu’ils laissèrent s’établir
par inadvertance ». Selon lui, un auteur dramatique géorgien, Grigori Mdivani, fit
remettre à Beria par Lioudvigov, le chef de son secrétariat, une note accusant Malenkov
d’avoir, dans son rapport au XIXe congrès, plagié le discours d’un ministre tsariste.
« Beria, écrit Soudoplatov, intima l’ordre à Lioudvigov d’oublier » – mais pas de
détruire ! – cette note, qui, néanmoins, « finit par atterrir sur le bureau de Malenkov. Le
mal était fait[498] ». La rupture qui se dessine entre les deux hommes a cependant des
causes plus complexes que cet épisode grotesque et douteux.
Beria se comporte comme un chef omnipotent dans son ministère. Le 5 juin, il
convoque le ministre de l’Intérieur de Biélorussie, Baskakov, lui exprime son
mécontentement de la situation dans sa République et, en sa présence, ordonne au
responsable des cadres, Obroutchnikov, de rédiger sur-le-champ l’arrêté révoquant
Baskakov. Rétabli dans ses fonctions après l’arrestation de son ancien patron, ce
Baskakov sera l’un des dix rares témoins convoqués à son procès.
Au présidium du 6 juin, Khrouchtchev, constatant que le prix auquel l’État paye la
pomme de terre aux kolkhoziens ne couvre même pas les frais de transport jusqu’au lieu
de stockage, propose de l’augmenter sensiblement ; Mikoyan le soutient. Beria le critique
et lui oppose, avec le soutien de Molotov et Kaganovitch, l’idée de construire de grands
sovkhozes spécialisés dans la culture de la pomme de terre. Les Soviétiques peuvent
attendre des années !
Ce même 6 juin, Beria, traduisant en actes sa note du 26 mai sur Chakhourine, Novikov
et leurs adjoints, informe le présidium que le collège militaire de la Cour suprême ayant
examiné le dossier de l’affaire des « aviateurs » a décidé d’annuler les condamnations
prononcées contre eux sept ans plus tôt. Beria propose donc d’annuler la résolution du
bureau politique du 4 mai 1946 et celle du plénum du comité central du 6 mai, « adoptées
sur la base de documents falsifiés par Abakoumov[499] », de rétablir tous les condamnés
dans le PCUS, de leur redonner les décorations dont ils avaient été privés et de les rétablir
dans leurs grades. Nouveau coup indirect porté à Staline.
Les interventions de Beria dans la politique étrangère ne se limitent pas à la RDA.
Bientôt, il téléphone à Mathyas Rakosi, à la fois secrétaire général du PSOH (Parti
socialiste ouvrier hongrois, en fait le Parti communiste hongrois unifié de force, comme
en Allemagne de l’Est, avec des sociaux-démocrates terrorisés, achetés… ou
emprisonnés !) et président du Conseil des ministres de Hongrie. Il l’incite à nommer
secrétaire général du Parti Ernst Gerö, vieil agent du NKVD en Espagne en 1936-1938.
Rakosi rejette l’idée. Beria se met en colère. Le lendemain, Rakosi reçoit l’ordre de se
présenter à la tête d’une délégation dont Moscou fixe la composition.
Le 9 juin, un membre du secrétariat de Beria téléphone à Zimianine, Biélorusse, chef de
section au ministère des Affaires étrangères, et lui demande d’appeler Beria, ce qu’il fait.
Beria lui demande pourquoi il travaille au ministère des Affaires étrangères et s’il connaît
le biélorusse. Oui, répond Zimianine. Ces questions sont les prémices d’un changement
du premier secrétaire du PC de Biélorussie, ce qui sera vivement reproché à Beria. Trois
jours plus tard, le 12 juin, dans le droit fil des positions sur l’Ukraine et les Pays baltes, le
présidium adopte une résolution sur la Biélorussie présentée par Beria lui-même,
Vorochilov, Khrouchtchev, Molotov et Malenkov. Dès les premières lignes on reconnaît
l’inspiration. La résolution dénonce la faible présence de cadres biélorusses à tous les
niveaux du Parti et des soviets, du centre aux districts, « tout particulièrement dans les
régions occidentales ». Elle dénonce la politique agricole, qui a abouti « dans une grande
quantité d’exploitations, à un revenu des kolkhoziens insignifiant ». Elle propose de
remplacer le premier secrétaire du PC de Biélorussie Patolitchev par Zimianine, chargé de
mettre en œuvre les mesures adéquates[500]. Le limogeage de Patolitchev est une idée de
Beria, mais il est cautionné par le présidium, peut-être à contrecœur chez certains.
Patolitchev, onze fois décoré de l’ordre de Lénine – un record dans cet univers de
médaillés –, était un parfait représentant de la haute nomenklatura : membre du comité
central depuis 1941 et du Secrétariat, siégeant au bureau d’organisation du comité central
pendant un an de mai 1946 à mai 1947, promu en octobre 1952 membre suppléant du
présidium.
Le même jour, le présidium reçoit Rakosi avec une délégation de membres du PC
hongrois. Dans l’antichambre, la délégation tombe par hasard sur Beria, qui dévisage
Rakosi et lui lance : « Alors quoi ? Vous êtes encore là ? Vous êtes toujours président du
Conseil hongrois[501] ? » On installe Rakosi en face de Beria qui « pour l’essentiel mène
la rencontre ».
Malenkov commence en dénonçant les échecs de la direction hongroise, par un « court
discours vide de contenu », selon Rakosi. Khrouchtchev ajoute quelques mots, puis
Rakosi expose avec satisfaction la politique menée en Hongrie « pour l’essentiel
conforme, précise-t-il, aux conseils reçus ». Beria enchaîne et « donne le ton à une attaque
générale contre l’activité du Parti » hongrois. Les autres membres du présidium abondent
dans le même sens, sans trouver le moindre élément positif dans ce qui se fait en Hongrie.
Attaquant Rakosi personnellement, ils l’accusent d’avoir instauré en Hongrie son propre
« culte de la personnalité », expression que Rakosi entend, d’après lui, pour la première
fois. Puis Beria revient à l’assaut, stigmatise l’arbitraire instauré par Rakosi, « démontrant
en détail » qu’il a fait en Hongrie « la même chose que ce qu’avait fait Staline en Union
soviétique », sans que personne ne proteste contre cette mise en cause du généralissime.
À la seconde rencontre entre les deux délégations, Beria réclame qu’on attribue le poste
de président du Conseil des ministres à Imre Nagy, alors vice-président. Rakosi, à qui il
laisse le poste de secrétaire du comité central, pense que Beria fait cette proposition parce
qu’il juge le poste de président du Conseil des ministres « plus important que celui de
premier secrétaire[502] ». Malenkov, à qui Beria a volé cette idée qui lui revenait, la
confirme.
Beria, arrêté, regrettera son comportement, dans sa lettre à Malenkov en date du
er
1 juillet : « Mon attitude lors de la réception des camarades hongrois n’est en rien
justifiée. Ce n’était pas à moi ou à un autre, c’était à toi de faire la proposition concernant
Imre Nagy, mais j’ai bondi de façon idiote », et il ajoute : « De plus, à côté de remarques
justifiées, j’ai fait preuve d’une désinvolture et d’une impertinence qui méritent que je me
fasse tancer vertement[503]. » Tancé seulement ? Apparemment, il ne s’attend pas alors à
ce qu’on lui prépare. Sa désinvolture et son impertinence à l’égard des dirigeants des
« démocraties populaires » qu’ils traitent comme des domestiques, importent peu aux
membres du présidium.
À leur propre égard, c’est différent. Au cours de la discussion, Beria déclare : « La
tâche du Parti, c’est de veiller à l’organisation de l’agitation et de la propagande ; outre
cela, à soutenir le gouvernement dans la mise en œuvre de ses décisions. » Réduire le
Parti à un rôle d’adjoint à la propagande du gouvernement, c’est retirer à son appareil
central tout pouvoir réel. Le bouleversement serait énorme, car cet appareil, du haut en
bas de la société, est la colonne vertébrale du système. Sans lui, le gouvernement resterait
sans relais réel avec la société. Lorsque Rakosi, surpris par ces « formulations
inhabituelles », lui demande de préciser, Beria, peut-être conscient d’être allé trop loin en
présence de ses pairs, esquive sèchement : « Le camarade Rakosi soulève des questions
oiseuses. » Profitant du délai de la traduction en russe, Beria l’accable, affirme-t-il, de
« menaces » du genre : « Il faut voir d’un peu plus près qui dirige les pays de démocratie
populaire ! Il faut en finir avec la glorification des chefs, la glorification de Staline ! Avec
des phénomènes comme Godvaldovo, Kolarovgrad ! » La ville tchèque de Zlin avait en
effet été rebaptisée Godvaldovo, du nom du chef du gouvernement tchécoslovaque,
Klement Gottwald, celle de Choumen, en Bulgarie, du nom du chef du gouvernement
bulgare, Kolarov.
Les Soviétiques, vraisemblablement sur l’insistance de Beria, insistent pour que les
Hongrois « rétablissent la légalité socialiste […], dissolvent les camps d’internement » et
liquident l’institution même de l’internement. Rakosi, par deux fois, note l’accord des
membres du présidium avec Beria, puis décrit son comportement avec pittoresque :
« Beria, qui lançait de façon démonstrative des regards étincelants et vérifiait l’impression
produite, lut pour moi une note particulière, composée pour l’essentiel de morceaux de
phrases furieuses. Il fit pleuvoir sur moi les attaques les plus inattendues. […] Il me
déclara que je me mêlais de façon tout à fait illégale du travail de la Sécurité d’État. »
Beria s’emporte de plus en plus et injurie les dirigeants des démocraties populaires :
« Ulbricht ! Ah ! on a encore trouvé un drôle de secrétaire général avec lui ! C’est un
sous-officier prussien, pas un secrétaire général ! » Puis, se tournant vers les autres
Soviétiques, il lâche : « C’est un type intéressant, ce Rakosi ! Pour lui tous ou presque
sont des espions, même Gerö ! Mais lui, il est en dehors de toute suspicion ! » Et, ajoute
Rakosi, lorsque la délégation hongroise repartit pour l’aéroport, il répéta ces propos
devant ses membres qui comprenaient le russe. Rakosi remarque qu’« aucun des délégués
soviétiques ne réagit, parce que Beria tenait manifestement les rênes du pouvoir » et le
montre sans doute trop. « Beria comptait conserver et réaliser sa domination à travers le
président du Conseil des ministres, Malenkov, qu’au cours de ces semaines – c’est du
moins ainsi que les choses paraissaient être – il tenait entièrement sous son
influence[504]. »
Pendant ce temps, une tempête s’annonce en RDA. Au début de mai, le gouvernement a
décidé un relèvement des normes de production, qui aboutit à des réductions de salaire, et
provoque des grèves ; le 13 mai, les ouvriers d’un département d’une briqueterie
d’Eisleben débrayent ; la police arrête leurs porte-parole ; les autres ateliers ayant
déclenché une grève de soutien, les délégués arrêtés sont libérés ; le 27 mai, les
1 000 ouvriers et employés de Fimag font grève à leur tour, suivis le lendemain par les
3 000 ouvriers de l’entreprise d’électromécanique Kjellberg, puis le 1er juin par près de
1 000 ouvriers d’une fabrique de vis à Finterwalde. Le 9 juin, aux aciéries et laminoirs de
Henningsdorf, environ 2 000 ouvriers s’élèvent aussi contre la hausse des normes. La
Sécurité arrête cinq protestataires ; les personnels prolongent leur grève pour obtenir leur
libération. Ils l’obtiennent. La direction annule la hausse des normes. Le 13 juin, les
ouvriers de la fabrique de machines lourdes d’Abus-Gotha arrêtent le travail pour exiger
la libération de plusieurs d’entre eux, arrêtés après avoir protesté contre la politique du
pouvoir. Le 15 juin, une équipe de nuit d’ouvriers d’une entreprise de bâtiment de
Brandebourg débrayent contre la hausse. À l’hôpital de Friedrichshain, près d’une
centaine d’infirmiers et employés cessent le travail. Au chantier de Honhenshöpping, les
ouvriers, qui depuis le début juin refusent les réductions de salaires, cessent à peu près
complètement de travailler tout en restant sur le chantier. La tempête s’annonce.
Le 15 juin, Beria prend une initiative qui se retournera contre lui : il adresse au
présidium une note « Sur la limitation des droits de la conférence spéciale du ministère de
l’Intérieur », que Khrouchtchev, trois semaines plus tard, interprétera comme une volonté
d’extension de ses propres prérogatives. La note rappelle les pouvoirs exorbitants
accordés à cet organe de la Sécurité d’État par les décrets du 5 novembre 1934, puis par
plusieurs décrets du comité central pris en 1937 et enfin par un décret du comité d’État à
la Défense du 17 novembre 1941. Ils autorisent la conférence spéciale à prononcer sans
jugement des peines de vingt ans de réclusion en camp ou au bagne, et même la peine de
mort contre les membres des groupes trotsko-droitiers, les « traîtres » et les membres de
leur famille. Ces pouvoirs exorbitants, écrit Beria, ont permis à l’ancien ministère de la
Sécurité d’État de régler des « affaires falsifiées sans fondements suffisants ». Il suggère
donc de confier à la conférence spéciale les seules affaires qui mettent en jeu des secrets
d’État et ne peuvent donc être transférées aux tribunaux. De plus, il propose de réduire à
dix ans maximum les peines de réclusion ou d’exil que cette conférence peut être amenée
à décréter[505].
Si Beria propose de réduire les prérogatives de cet organe terroriste, il en maintient
l’existence. Khrouchtchev commente ce maintien au comité central de juillet : « Beria
arrête, Beria interroge et Beria juge […] Beria n’a pas proposé d’abroger la conférence
spéciale, il la maintient […] afin, l’ayant en main, de pouvoir juger lui-même n’importe
qui […] Il propose que la conférence spéciale puisse jeter en prison, pour dix ans. Cela
signifie qu’il condamne à dix ans, et, dix ans plus tard, il peut encore condamner pour le
même délai. C’est la terreur la plus authentique[506]. » Or Beria ne veut maintenir cet
organisme que pour les affaires touchant les secrets d’État, qui, selon la définition,
appartiennent au gouvernement, non à la police.
C’est le lendemain du 16 juin que tout bascule. À Berlin-Est, les ouvriers de l’Union du
bâtiment de la Stalin-Allee, furieux de la baisse de leurs salaires provoquée par le
relèvement des normes, descendent en colonne manifester vers le centre-ville, bientôt
rejoints par d’autres ouvriers. Au ministre de l’Industrie, Selbmann, qui les accueille, ils
déclarent refuser les nouvelles normes, puis se mettent à crier en chœur : « Nous voulons
être libres. […] nous voulons des élections libres à bulletin secret ! » À 15 heures, le
Conseil des ministres réuni en hâte annule la hausse des normes. Trop tard. Les
manifestants exigent la démission du gouvernement et parcourent les rues en hurlant :
« Grève générale ! » La police, dite populaire, est débordée. Le soir, le président du
gouvernement déclare à la conférence de cadres du Parti : « L’avant-garde de la classe
ouvrière allemande s’est coupée des masses […]. Il faut opérer un tournant. » Les chars
russes vont s’en charger.
Moscou craint la contagion, aux démocraties populaires voisines, de la grève de Berlin-
Est, qui s’étend le lendemain à plusieurs villes de RDA. Une seule réponse : la répression.
En RDA, le maréchal Gretchko, qui commande les troupes d’occupation, et Semionov,
haut-commissaire soviétique, reçoivent de Beria l’ordre d’envoyer les chars écraser les
manifestations et la grève qui a emporté la moitié du pays. Pour renforcer la répression, il
envoie Amaiak Koboulov et Goglidzé. D’après Molotov, qui ne jure que par le
« marxisme-léninisme », pour qui les grévistes ne sont pas des ouvriers mais seulement
des « Allemands » – impossible de supporter qu’ils « se soulèvent contre nous, ç’aurait
été un ébranlement général » –, Beria aurait été l’un des plus acharnés à écraser le
mouvement : « Immédiatement ! Sans pitié ! Sans perdre un instant[507] ! » On avance
souvent qu’il aurait fait un saut à Berlin, pour diriger lui-même la répression, et que les
comploteurs auraient utilisé son absence contre lui, mais rien ne le confirme. Lioudvigov
déclare même avoir discuté avec lui à Moscou « autour du 23 juin »[508].
La grève des ouvriers de la RDA – que l’Humanité qualifie aimablement de
« fascistes » – est un signal doublement inquiétant pour le Kremlin : elle révèle l’aversion
envers les dirigeants de RDA des ouvriers d’Allemagne de l’Est ; de plus, dans l’armée
soviétique s’est produit un flottement imprévu : 42 officiers et soldats ont refusé de faire
tirer ou de tirer sur des manifestants désarmés. Traduits devant un tribunal militaire,
déclarés traîtres à la patrie, ils sont condamnés à mort et fusillés[509]. L’avertissement est
sévère, mais la situation est favorable pour Khrouchtchev, car les autres dirigeants
imputent à Beria l’explosion de Berlin-Est. C’est lui qui l’aurait provoquée en voulant
réformer le régime et remplacer la vieille direction en s’appuyant sur la Sécurité d’État
allemande. Les désordres en RDA scellent probablement son sort ou, du moins, accélèrent
le dénouement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, trois ans plus tard, les
adversaires de Khrouchtchev attribueront à son rapport secret et explosif contre Staline,
au XXe congrès, les secousses de Pologne et de Hongrie survenues en octobre 1956.
Selon Soudoplatov, l’écrasement de la révolte ne pousse pas Beria à abandonner ses
projets de réunification de l’Allemagne : « En affichant sa force, il espérait accroître nos
chances de conclure un compromis avec les puissances occidentales[510]. » Il n’aura pas
le temps de vérifier son calcul.
C’est là, prétend Khrouchtchev, que se cristallise définitivement l’idée de se débarrasser
de Beria, et qu’il prend l’initiative. Dans le but de légitimer son action, il a fabriqué un
imaginaire complot monté par Beria pour prendre le pouvoir et liquider les autres
dirigeants, et réussit à imposer cette vision un certain temps. En réalité, c’est
Khrouchtchev qui a organisé un complot contre Beria, auquel il a vite rallié l’ensemble
des dirigeants. Mikhaïl Smirtioukov, alors chef-adjoint du service administratif du
Conseil des ministres, le confirme : « Le “complot de Beria” dont on a tant parlé ensuite
n’a pas existé en réalité. On l’a inventé parce qu’il fallait expliquer aux masses pourquoi
on avait arrêté le plus fidèle disciple de Staline[511]. » Molotov ajoute son témoignage :
« Beria représentait un danger sur le plan politique, car il s’efforçait, avec le soutien du
veule Malenkov, de devenir le leader du parti. Le fait qu’on lui ait tordu le cou était tout à
fait justifié[512]. »
Le fils de Malenkov, Andreï, tente d’attribuer à son père l’organisation du complot,
auquel Khrouchtchev ne se serait rallié qu’in extremis. Mais c’est bien Khrouchtchev qui
le monte. Mikoyan l’affirme : « Il faut considérer l’élimination de Beria comme un mérite
de Khrouchtchev devant le Parti[513] ». Molotov, dont Khrouchtchev brisera la carrière
en 1957, est du même avis : « L’initiative de l’arrestation de cet aventurier revient à
Khrouchtchev. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir fait tomber ce scélérat dans un
traquenard. […] C’est lui qui avait l’initiative. C’est Khrouchtchev qui avait organisé
toute l’affaire. » Molotov ajoute : « Khrouchtchev était un homme de droite
complètement pourri ; Beria était encore plus à droite et encore plus pourri[514]. » Encore
plus que complètement ?…
Le complot exige l’unanimité des dirigeants, ce que Malenkov, le 7 juillet, explique au
comité central : « Ç’aurait été une stupidité impardonnable de chercher à démasquer Beria
sans que tout le collectif dirigeant soit soudé et unanime sur ce point[515]. »
L’arrestation, dans le dos du comité central, d’un membre du présidium, élu à ce poste par
ledit comité central neuf mois plus tôt, rappelle en effet aux dirigeants les heures les plus
sombres des années 36-39, et les agissements de Staline contre les organes suprêmes du
Parti. De plus, les comploteurs ne veulent pas donner à Beria l’occasion de se défendre.
Ils doivent lui opposer un bloc, y compris avec les plus réticents.
Khrouchtchev commence par contacter Molotov, qui lui donne aussitôt son accord pour,
dit-il, « révoquer Beria, l’exclure du bureau politique[516] ». Khrouchtchev rallie ensuite
son vieux complice Boulganine, puis persuade Malenkov que Beria intrigue contre lui.
Malenkov, effrayé, craque. Khrouchtchev convainc sans peine Vorochilov, dont Beria se
moquait régulièrement, mais par méfiance des bavardages de ce paon vaniteux, il ne
l’avertit de l’arrestation imminente que le matin même du 26 juin. Vorochilov dira au
comité central quelques jours plus tard : « Merci aux camarades qui siègent ici de l’avoir
démasqué, car, à la vérité, j’ai été le dernier à avoir été prévenu. » Khrouchtchev prévient
aussi Pervoukhine au dernier moment. Il semble que personne ne se soucie de Sabourov.
Restent Kaganovitch parti dans l’Oural et Mikoyan. Khrouchtchev s’attaque à ce
dernier… en dernier.
Il lui fait un récit des crimes de Beria en insistant sur le pire, à ses yeux : « Beria, lui
tout seul, par-dessus l’appareil du comité central, a pris langue avec les comités centraux
d’Ukraine et de Biélorussie et fait nommer de nouveaux dirigeants sur qui s’appuyer. »
Mikoyan, à qui cette nouvelle « produit une impression désagréable », est étonné : depuis
mars, il voyait dans Khrouchtchev, Malenkov et Beria un trio d’amis. Il demande à
Khrouchtchev ce qu’il veut faire de Beria. Khrouchtchev lui répond mensongèrement
qu’il propose de « le nommer ministre de l’Industrie pétrolière[517]. » Mikoyan,
impatient de mettre un terme aux liquidations physiques, trouve l’idée fort bonne : Beria
saura se rendre utile à ce poste.
Le groupe qui se forme pour se débarrasser de Beria obéit à des motifs différents, voire
contradictoires. Les ultrastaliniens Molotov, Kaganovitch et Vorochilov reprochent à
Beria ses premières atteintes à l’héritage de Staline, sa dénonciation à peine voilée du
Guide, l’amnistie de 1 200 000 détenus du goulag, la liquidation du prétendu complot des
médecins et Mingréliens, etc. ; si l’on en juge par les deux lettres que Beria lui enverra de
sa prison, Malenkov lui reproche la mise en cause de son autorité de président du Conseil
des ministres, la pluie de propositions qu’il lance à tout bout de champ et dont il tente
parfois d’imposer la mise en œuvre par-dessus les instances du gouvernement.
Khrouchtchev, qui n’a pas encore de projet politique clair, veut d’abord imposer la
prééminence de l’appareil politique du Parti, qu’il dirige, sur celui du gouvernement.
Beria apparaissant isolé, l’opportuniste Mikoyan se rallie aux plus forts, non sans
hésitation : « Tout en connaissant les traits négatifs de Beria et tout en le condamnant, dit-
il en juillet 1953, il me fut difficile d’adopter d’un coup l’idée d’arrêter un membre du
présidium[518]. » Garder l’habitude, prise par Staline, de liquider des membres du bureau
politique, avec ou sans jugement à huis clos, lui paraissait dangereux. Mais l’isolement
aussi.
Beria, en tant que chef du Comité atomique, signe alors, sans en référer ni au Conseil
des ministres ni au secrétariat du comité central, la décision de procéder à
l’expérimentation de la bombe à hydrogène. Elle n’explosera que le 1er août 1953, alors
que Beria croupissait au sous-sol du bunker de l’état-major, mais cette décision autoritaire
lui sera vivement reprochée.
Le 23 juin, pour se gagner les secrétaires régionaux qui forment l’ossature du comité
central, Khrouchtchev informe le présidium qu’il prévoit de réduire de 45 000 à
25 300 postes la nomenklatura du comité central (c’est-à-dire les titulaires
obligatoirement nommés ou validés par le secrétariat), pour élargir les compétences des
régions et des divers départements (services). L’appareil régional et local du Parti est
désormais investi de pouvoirs de nomination, certes toujours soumis à la validation du
secrétariat, mais bien réels et qui lui permettent de constituer une clientèle assurant sa
solidité.
Le complot contre Beria ne peut réussir qu’avec la coopération de l’armée, dont le corps
des officiers supérieurs, pleins d’une haine profonde pour la Sécurité d’État – qui depuis
plus de vingt ans surveille, harcèle, dénonce et décime ses rangs. Si l’on excepte quelques
détails fournis par Molotov et les versions successives de Khrouchtchev, plus suspectes
les unes que les autres, on ne connaît que deux récits de cette intervention : celui, bref, de
Joukov et celui, plus détaillé, du maréchal Moskalenko divergent sur plusieurs points. Il
est difficile de trancher entre la version de Joukov à la vanité complaisante et celle de
Moskalenko que Khrouchtchev, dans ses mémoires, qualifie de « véritable hystérique »,
caractérisé par « la nervosité, le déséquilibre, l’irascibilité, la grossièreté et même plus
que la grossièreté[519] », ce qui ne garantit pas une parfaite objectivité. Mais il fournit le
plus de précisions.
Le 25 juin, Beria vit sa dernière journée de liberté, journée chargée et fatale. Il rédige
d’abord, pour Malenkov, une note très détaillée sur les malversations de la Sécurité
d’État, note fondée sur les aveux de Rioumine présenté comme un protégé
d’Abakoumov –, ce qu’il fut effectivement pendant un certain temps. On peut déduire de
cette note qu’il est décidé à amplifier l’action contre les affaires fabriquées par Staline,
qu’il ne nomme jamais, au cours des dernières années de son règne. Il accuse Rioumine
d’en avoir falsifié un grand nombre depuis 1944 et, en particulier, d’avoir fabriqué, sous
les ordres d’Abakoumov, celle de Leningrad : « comme on sait, écrit-il, ont été arrêtés et
condamnés les dirigeants du Parti et des soviets de Leningrad, Kouznetsov, Popkov,
Kapoustine… ». Il l’accuse d’avoir inventé l’imaginaire centre d’espionnage au cœur du
comité antifasciste juif, qui envoya à la mort la fleur de l’intelligentsia juive soviétique ; il
l’accuse d’avoir monté avec Ignatiev le complot des médecins, et d’avoir arraché de faux
aveux au Dr Etinguer « en utilisant des méthodes illégales d’instruction »[520].
Beria cible plus haut : il s’en prend à Ignatiev. Après l’arrestation d’Abakoumov
décidée par Staline, « Rioumine, avec l’accord et les encouragements d’Ignatiev » a passé
à tabac des innocents et falsifié des documents de l’instruction dans l’affaire des médecins
saboteurs. Enfin, il rend Rioumine et Ignatiev responsables d’avoir couvert la fabrication
par Roukhadzé du prétendu « groupe nationaliste mingrélien », là encore par des aveux
truqués. Il annonce enfin qu’il a constitué une commission d’enquête chargée de faire
toute la lumière sur la liquidation du comité antifasciste juif.
Cette note doit logiquement déboucher sur l’arrestation d’Ignatiev, dont la carrière a été
étroitement liée à celle de Malenkov, lui-même indirectement menacé. Les comploteurs
ont déjà décidé de liquider Beria. Cette note les y encourage plus encore. En effet, la
volonté de Beria de réviser toutes ces affaires mettait indirectement en danger plusieurs
membres de la direction, et au premier chef Malenkov. En 1949, Staline l’avait chargé de
suivre l’affaire du comité antifasciste juif. C’est lui qui avait transmis l’ordre au juge
Tcheptsov de condamner à mort treize des quatorze accusés, dont la majorité des grands
écrivains yiddish. De plus, il était directement impliqué dans l’affaire de Leningrad.
Enfin, Beria a exigé, quelques semaines plus tôt, que le chef de la direction centrale des
archives de son ministère, Syrov, rassemble tous les documents compromettants sur
Malenkov, que Syrov avait trouvés sans peine. Il veut pouvoir faire pression sur lui, sans
doute et non l’éliminer, mais son action pousse Malenkov dans les bras de Khrouchtchev.
Or, indique Soudoplatov, « la situation de Beria dépendait entièrement de Malenkov et de
son soutien[521]. C’est sans doute le soir même que Malenkov achève de rédiger le
brouillon de son acte d’accusation contre Beria, dont l’arrestation est organisée avec une
précipitation étonnante, due probablement aux événements de ce 25 juin.
Le brouillon du rapport introductif que Malenkov prépare pour la réunion du présidium
prévue le lendemain, insiste surtout sur le danger que représente la Sécurité d’État pour
l’appareil du Parti. « Les ennemis [il ne dit pas Beria] voulaient placer les organes du
MVD au-dessus du Parti et du gouvernement. Il faut […] les placer sous le contrôle du
Parti. Les ennemis voulaient utiliser à des fins criminelles les organes du MVD [qui]
occupent dans le système de l’appareil gouvernemental la plus grande possibilité d’abuser
du pouvoir » (possibilité seulement, Malenkov ne dit pas que ce n’est pas une réalité).
Malenkov répète inlassablement : « Le MVD corrigeait le Parti et le gouvernement ; le
comité central était au second plan. » En occupant le poste de ministre de l’Intérieur, « le
camarade [sic !] Beria contrôle le Parti et le gouvernement, situation grosse de graves
périls si on ne la corrige pas en temps voulu, maintenant ». Ces « graves périls » ne sont
encore que potentiels, Beria n’a pas encore monté de complot. Malenkov, qui qualifie
Beria de « camarade », mais ne répétera plus une pareille gaffe, conclut par une
proposition finale fort modérée : « libérer Beria de son poste de vice-ministre du Conseil
des ministres et le nommer ministre de l’Industrie pétrolière[522]. » C’est exactement ce
que Khrouchtchev a dit à Mikoyan pour gagner son appui. Molotov raconte d’ailleurs
que, lorsque Khrouchtchev l’a contacté, sa réaction a été : « Il faut révoquer Beria,
l’exclure du bureau politique[523]. » C’est tout.
À quel moment et pourquoi le groupe dirigeant est-il passé d’une simple exclusion du
présidium et de la vice-présidence du Conseil des ministres suivie d’une mutation au
poste de ministre de l’Industrie pétrolière, à la décision d’exécuter Beria après un procès à
huis clos ? Sur quel élément nouveau ? Qui a transformé une simple rétrogradation dans
la hiérarchie gouvernementale en arrestation et exécution ? Aucun des protagonistes, pas
plus Khrouchtchev que Mikoyan, ne soulève la question et donc n’y répond.
Ce fameux 25 juin, Beria reçoit au Kremlin, « pour des négociations », Jemaïtis et
quelques-uns de ses lieutenants arrêtés trois semaines plus tôt. L’historien Tynou Tanberg
commente : « C’était inouï […] Beria entrait en “négociations” avec le leader du
mouvement de résistance lituanien[524] ! » Une semaine plus tard, le premier secrétaire
du parti communiste lituanien, Snetchkus, dénonce au comité central cette initiative de
Beria : il a « popularisé » Jemaïtis auquel, selon lui, il a proposé de créer, avec le vice-
ministre de l’Intérieur de Lituanie, Martavicius, une « organisation nationaliste
clandestine »[525]. Snetchkus qualifie ce projet de « provocation ». Pourtant Beria voulait
désintégrer la résistance nationaliste en retournant son principal dirigeant et ses associés.
La provocation était en fait dirigée contre la résistance.
L’après-midi, le présidium se réunit dans une atmosphère cordiale. Beria, Malenkov et
Khrouchtchev rentrent dans la même voiture et, selon Khrouchtchev, en chemin, ils
plaisantent, racontent des histoires drôles pour donner le change[526]. Le chauffeur lâche
d’abord Malenkov à sa villa. Khrouchtchev et Beria continuent jusqu’à celle de Beria.
Khrouchtchev descend aussi et les deux hommes se promènent un moment ;
Khrouchtchev félicite longuement Beria pour toutes les mesures qu’il a fait adopter
depuis la mort de Staline. « Attends, Nikita, lui répond Beria, ce n’est qu’un début. »
Comment Beria, formé sous Staline à débusquer partout les « individus à double face »,
peut-il se laisser embobiner par les flatteries grossières de Khrouchtchev ? Il est vrai qu’il
le prend pour un benêt. D’après Molotov, « par la suite, Beria s’est cogné la tête contre
les murs : comment ai-je pu me laisser avoir ? Il ne s’attendait pas à ça de la part de
Khrouchtchev[527] ».
Khrouchtchev attend le soir pour prévenir Vorochilov de l’arrestation de Beria décidée
pour le lendemain. Kaganovitch, alors en province, ne revient à Moscou que le jour même
et apprend le complot in extremis. Il le rappelle quelques jours plus tard au comité
central : « Quand cette affaire a été montée j’étais dans l’Oural, je suis arrivé la veille de
la décision[528] », déjà prise sans qu’il le sache.
Le déroulement du lendemain est difficile à établir clairement, car les témoignages des
maréchaux Joukov et Moskalenko (à l’époque général) et celui de Khrouchtchev, sans
parler de celui du colonel Zoub, loin de se recouper, sont parfois contradictoires, les deux
maréchaux cherchant à tirer la couverture à soi en s’attribuant le rôle décisif. Chacun
d’abord affirme avoir reçu de Boulganine la mission de diriger l’affaire. C’est un de trop.
Le récit le plus fiable est sans doute celui de Moskalenko, car son action est incontestable.
À la réunion du comité central de juillet 1957, où il est démis de toutes ses fonctions en
même temps que Molotov et Kaganovitch, Malenkov affirme sans être contredit :
« Démasquer Beria n’était pas si facile, pas si aisé […]. Le camarade Moskalenko nous a
apporté un concours décisif. C’est vers lui qu’au moment difficile Khrouchtchev et moi,
nous nous sommes tournés car nous étions sans force ni moyen sur ce point[529]. » Le
vaniteux Joukov, qui intervient à tout instant dans cette réunion et ose par deux fois
souligner imprudemment les « erreurs du camarade Khrouchtchev », n’ose pas contredire
Malenkov, et son silence en valide les propos.
Ces témoignages se recoupent quand même sur un point : l’extrême précipitation, voire
l’improvisation, avec laquelle l’arrestation de Beria est organisée. Alors que le présidium
est convoqué le 26 juin, à 13 heures, c’est seulement le matin, à 9 heures, que
Khrouchtchev téléphone au général Moskalenko et lui demande s’il a dans son entourage
des gens fidèles, « dévoués à notre parti comme vous l’êtes ». La réponse est oui.
Pourquoi avoir choisi Moskalenko, que Khrouchtchev a rarement rencontré depuis la fin
de la guerre ? Khrouchtchev prétend s’être d’abord adressé à un autre maréchal, dont il ne
donne pas le nom, qui a refusé. Moskalenko précise : « Je n’avais pas connu Beria
personnellement avant et je ne l’avais jamais rencontré ; je ne le connaissais que par la
presse. » Khrouchtchev invite donc Moskalenko à venir avec ces fidèles au Kremlin, chez
Malenkov, dans le bureau occupé jusqu’à sa mort par Staline. Il doit apporter les plans de
la défense antiaérienne, des cartes et des « cigares ». Moskalenko lui répond qu’il a cessé
de fumer depuis 1944. Khrouchtchev lui rétorque en riant qu’il s’agit d’un autre type de
cigares. Ces paroles destinées à dérouter les agents de Beria chargés des écoutes
téléphoniques, paraissent bien naïves et transparentes. Ou les écoutes téléphoniques de
Beria sont une invention de Khrouchtchev, ou les policiers étaient des nigauds, ou,
étrangement, ils ont oublié de prévenir leur patron.
Moskalenko s’active ; le ministre de la Défense Boulganine lui ordonne, sur décision de
Khrouchtchev, de passer à son bureau au ministère de la Défense avant de se rendre au
Kremlin. Moskalenko arrive avec cinq officiers, anciens du front, dont le commandant en
chef de l’artillerie Nedeline, et le général Batitski qui commande les troupes
antiaériennes. Boulganine l’informe que sa tâche est d’arrêter Beria, qui dispose au
Kremlin, lui dit-il, « d’une garde puissante, nombreuse et dévouée ». Six hommes, ce
n’est pas assez. Il faut du renfort. Qui ? Les deux hommes tombent d’accord sur Joukov.
Dans ses souvenirs, celui-ci présente les choses tout autrement. À l’en croire, c’est à lui
que Boulganine confie la mission de commander le groupe chargé d’arrêter Beria. Vu
l’antipathie mutuelle entre les deux hommes, on peut en douter.
Dans ses souvenirs rédigés en 1959, sous Khrouchtchev, Moskalenko affirme qu’à sa
proposition de s’adjoindre Joukov, Boulganine a acquiescé, en précisant : « sans arme ».
Pourquoi Boulganine voudrait-il que Joukov soit désarmé ? Que craint-il ? Certes Joukov
méprise ouvertement Boulganine, mais il n’y a aucun risque qu’il se rallie à Beria, qu’il
déteste. Moskalenko fabule peut-être parce que Joukov a été éliminé par Khrouchtchev en
1957 et se trouve en disgrâce. S’il ne fabule pas, on peut trouver deux explications
contradictoires à cette consigne « sans arme » : en interdisant à Joukov d’avoir un
revolver, Boulganine se venge du dédain qu’il lui marque, le réduit à un simple rôle de
spectateur. L’explication la plus plausible est politique : Joukov n’est pas seulement
maréchal, il est aussi membre suppléant du comité central depuis octobre 1952, et
ministre adjoint de la Défense. Dépositaire d’une parcelle de la souveraineté politique, il
ne peut être réduit au rôle d’agent d’une opération de simple police.
Moskalenko propose d’adjoindre à son groupe Léonide Brejnev, qu’il dit avoir connu
sur le front ukrainien « comme un général brave et courageux, un instructeur politique
dévoué au Parti », et « rencontré un très grand nombre de fois dans des situations de
combat ». Or, si le courage n’a jamais vraiment caractérisé Brejnev, son étoile monte et,
en 1959, il apparaît comme le second de Khrouchtchev. Trois autres militaires sont
sollicités. Le seul des cinq à détenir une arme est Brejnev, à qui Boulganine donne un
pistolet. Les autres n’ont pas le temps de s’armer.
XV.

L’ARRESTATION
Le 26 juin, à 11 heures du matin, les deux voitures gouvernementales aux vitres teintées
quittent le ministère de la Défense pour le Kremlin. Dans la première s’entassent
Boulganine, le général Moskalenko et quatre militaires, dans la seconde Joukov, Brejnev
et quatre militaires. Les deux voitures gouvernementales, dispensées du contrôle de la
garde à l’entrée, pénètrent dans l’enceinte sans difficulté.
Tout le monde se retrouve dans la salle d’attente, près du bureau de Malenkov, où entre
Boulganine. Quelques minutes plus tard, Khrouchtchev, Boulganine, Malenkov et
Molotov font aux militaires un récit détaillé, mais anecdotique et limité, des agissements
de Beria : « Beria depuis ces derniers temps se comporte insolemment avec les membres
du présidium, les espionne, écoute leurs conversations téléphoniques, les fait suivre pour
savoir qui va chez qui, qui les membres du présidium rencontrent, se montre grossier avec
eux, etc. » Comment des militaires peuvent-ils accepter d’arrêter un membre de l’organe
politique suprême du pays, un vice-président du Conseil des ministres, sur de telles
charges ? Il n’est pas question d’un complot de Beria pour prendre le pouvoir, accusation
que Moskalenko aurait relevée s’il l’avait entendue.
C’est Malenkov, et non Khrouchtchev, qui expose aux militaires la tâche « importante »
qui leur est confiée ; pour eux il vaut mieux recevoir une mission du chef du
gouvernement. Beria, leur dit-il, « mène un travail suspect contre un groupe de membres
du présidium et il est devenu dangereux pour le Parti et l’État » (double définition, plutôt
élastique, d’un « complot » !). « Nous avons décidé de l’arrêter » et – argument décisif
pour les chefs de l’armée –, de « neutraliser tout le système du NKVD. Nous avons
décidé de vous confier personnellement à vous l’arrestation de Beria », conclut
Malenkov. Khrouchtchev, malin, ajoute, à l’intention de Joukov qui l’approuve : « Nous
ne doutons pas que vous saurez remplir cette tâche, d’autant plus que Beria vous a, à vous
personnellement, provoqué beaucoup de désagréments. » Khrouchtchev avertit : « Ayez
en vue que Beria est un homme malin et physiquement assez fort, que, de plus,
visiblement il est armé. » Malenkov conclut par des considérations politiques et les
préparatifs pratiques : « Nous avons convoqué Beria à une réunion du Conseil des
ministres. Mais à la place se tiendra une réunion du présidium, où il sera accusé d’ignorer
le comité central, d’avoir une attitude déloyale vis-à-vis des membres du présidium, de
nommer les cadres du NKVD sans accord du comité central, et on examinera toute une
série d’autres questions[530]. » Si l’arrestation de Beria n’est pas une affaire de
gouvernement, mais de Parti, il était difficile de convoquer une nouvelle réunion du
présidium le lendemain de la précédente sans susciter les soupçons de Beria. Et les
conjurés, craignant que leur secret ne s’évente, ne veulent pas attendre la réunion
réglementaire suivante. Les militaires devront s’installer dans la salle de repos du
présidium et attendre deux coups de sonnette. À ce moment-là, ils devront entrer dans la
salle et arrêter Beria.
Khrouchtchev leur précise : « Si l’opération rate, vous serez déclarés ennemis du
peuple », par Beria… ou par Khrouchtchev lui-même. À midi, s’ouvre la séance du
présidium. Il a donc suffi d’une heure pour fixer l’arrestation de Beria.
Le déroulement de cette réunion, dont aucun procès-verbal n’a été établi, est difficile à
reconstituer. Le récit, étrangement sommaire, de Khrouchtchev est douteux ; Mikoyan ne
lui consacre que six lignes très vagues. Selon Moskalenko, la réunion a pris une heure,
tout en paraissant durer très longtemps. » Molotov parle, lui, de deux heures et
demie[531]. Khrouchtchev dira quatre heures au socialiste français Pierre Commin, en
1956.
On peut, semble-t-il, la résumer ainsi : Malenkov préside. Il est pâle, les poches sous ses
yeux témoignent d’une nuit inquiète. Prononce-t-il le rapport dont il avait rédigé le
brouillon la veille ? Rien n’est moins sûr. On ne sait si c’est lui ou Khrouchtchev qui
ouvre la séance en déclarant : « Avant d’aborder l’ordre du jour, il faut discuter de la
question du camarade Beria. » Celui-ci se crispe : « Quelle question ? Quelle question ?
Qu’est-ce que tu chantes ? » Il ricane : « Qu’est-ce que vous avez à me chercher des
puces dans le pantalon ? » Mais il comprend vite qu’il ne s’agit pas de puces. Molotov se
lance : « Beria est un dégénéré […] ; ce n’est pas un communiste. Peut-être l’a-t-il été,
mais il a dégénéré, c’est maintenant un homme étranger au Parti. » Khrouchtchev
renchérit : « Molotov affirme que Beria est un dégénéré. C’est inexact. Le dégénéré, c’est
celui qui a été un communiste et qui a cessé de l’être. Or Beria n’a jamais été
communiste. Comment aurait-il dégénéré » ?
Dans la salle de repos, les militaires attendent, avec une quinzaine d’adjoints et surtout
de gardes du Kremlin – c’est-à-dire d’hommes de Beria, qui apparemment ne trouvent pas
étrange la présence d’un maréchal, de généraux et d’autres officiers supérieurs dans pièce
attenante au cabinet du présidium.
Enfin, la sonnerie prévue retentit. Moskalenko et quatre officiers armés entrent dans la
salle, accompagnés de Joukov. D’après Moskalenko, seuls étaient prévenus de
l’arrestation Boulganine, Malenkov, Molotov et Khrouchtchev. C’est fort probable. Les
autres se lèvent, surpris et inquiets. Joukov les apaise : « Du calme, camarades ! Asseyez-
vous ! » Les militaires entourent Beria. Malenkov propose alors de reprendre la séance et,
dans la foulée, d’arrêter Beria immédiatement. Le vote est unanime. Moskalenko met
Beria en joue et lui ordonne de lever les mains, pendant que Joukov le fouille. Beria est
décontenancé. On trouve dans sa serviette une feuille sur laquelle il a écrit au crayon
rouge, plusieurs fois : « Alerte ! Alerte ! Alerte ! » Mais il n’a aucun moyen de
transmettre cet appel à la garde. Les généraux l’entraînent dans la salle de repos. Ses
gardes, dont nul n’évoque la conduite, ont disparu. La réunion du présidium dure encore
une vingtaine de minutes. Puis ses membres et Joukov rentrent chez eux. Moskalenko
reste avec quatre officiers et Beria dans la salle de repos, dont les portes sont gardées par
les cinq autres, dont Brejnev.
Beria, énervé, demande plusieurs fois à aller aux toilettes. Pour le neutraliser, l’un des
généraux coupe tous les boutons de son pantalon, que Beria est donc obligé de tenir à
deux mains. De plus, les cinq officiers l’accompagnent pas à pas, l’arme au poing. Selon
Moskalenko, « Manifestement il voulait donner un signal à la garde du MGB,
omniprésente » – omniprésente peut-être, mais singulièrement absente. Les officiers
attendent la tombée de la nuit pour évacuer discrètement Beria. Comment se fait-il que les
gardes du ministère de l’Intérieur ne s’étonnent pas de ne pas avoir vu leur ministre sortir
du Kremlin avec les autres membres du gouvernement ?
Peu après 22 heures, se produit un incident qui aurait pu faire tout capoter. L’un des
vice-ministres de l’Intérieur, Maslennikov, vieil associé de Beria, et le chef de la garde du
gouvernement – que Moskalenko présente bizarrement comme étant Vlassik, ancien chef
de la garde de Staline limogé en avril 1952 et envoyé administrer un camp en Sibérie –
entrent dans la salle de repos. Les deux hommes exigent bruyamment qu’on leur explique
ce qui se passe. Aussitôt Moskalenko appelle au téléphone Boulganine, qui lui ordonne
d’exiger des deux hommes qu’ils quittent immédiatement le Kremlin, puis demande de
passer le combiné à Maslennikov. Après un bref échange, les deux hommes quittent le
Kremlin sans mot dire.
Pourquoi Beria n’a-t-il pas profité de l’occasion pour tenter d’alerter Maslennikov et ne
l’a-t-il pas obligé à ameuter ses gardes ? Moskalenko ne l’explique pas. C’est d’autant
plus étonnant que, selon le capitaine Bystrov qui a recueilli les souvenirs du colonel
Zoub, « les six militaires restèrent de nombreuses heures assis près de Beria, dans un état
d’extrême tension, car ils comprenaient parfaitement que le moindre incident fortuit
pouvait changer la situation, conscient que leur “protégé” était encore fort et dangereux ».
Comment croire que Maslennikov et le chef de la garde ne se soient rendu compte de
rien ? La situation de Beria assis, entouré de colonels et de généraux, était pourtant assez
éloquente ; une fois sorti de la pièce, pourquoi Maslennikov n’a-t-il pas alerté les gardes
du MVD ? A-t-il choisi tout de suite le camp des vainqueurs probables ? Sa passivité est
d’autant plus inexplicable qu’il est le seul haut dignitaire du MVD à ne pas avoir accablé
Beria après son arrestation. Boulganine, pour le dissuader de toute tentative, l’a peut-être
averti que la décision du présidium était unanime et qu’en la violant Maslennikov se
mettait hors la loi. Maslennikov restera vice-ministre de l’Intérieur et se suicidera le
16 avril 1954.
Vers minuit, Moskalenko, aidé par le secrétaire de Malenkov, Soukhanov, fait entrer
dans le Kremlin cinq voitures avec insignes du gouvernement, qui introduisent dans le
Kremlin trente officiers armés. (Bystrov dit cinquante, mais une voiture ne pouvait pas
transporter dix officiers !). La garde du MVD, décidément inerte, les laisse pénétrer sans
vérification. Les trente officiers en descendent, désarment les gardes et prennent leur
place. Aussitôt Moskalenko, entouré de quatre officiers, installe Beria dans une voiture,
suivie d’une seconde, qui transporte six officiers de la défense antiaérienne. Beria est
transféré pour la nuit au corps de garde de la garnison de Moscou, dans le quartier de
Lefortovo, d’où les soldats emprisonnés ont été évacués en hâte. D’après le major
Khijniak, intendant de l’état-major du district de Moscou de la défense antiaérienne,
l’état-major a mobilisé trois cents soldats pour garder l’immeuble et installé des
sentinelles tout autour.
Les conjurés, dès l’arrestation de Beria, organisent la prise d’assaut de son hôtel
particulier 28, rue Katchalov. Ils en donneront la raison, lors du procès de cinq de ses
adjoints, dont Charia, Mamoulov et Lioudvigov en juin 1954. L’acte d’accusation
dispose : « Comme il a été établi dans l’instruction préalable et judiciaire [qui en réalité
n’a rien établi de tout cela], Beria, dans ses plans traîtres pour s’emparer du pouvoir, a
entassé chez lui dans son appartement une prétendue archive personnelle, dans laquelle il
avait accumulé au fil des années par le canal de l’appareil du MVD des documents
provocateurs concernant les dirigeants du parti et du gouvernement, falsifiés par les
comploteurs[532]. »
La perquisition organisée dans son hôtel particulier permet de découvrir
100 000 roubles en liquide, sans compter les obligations et les bijoux, une quarantaine
d’armes à feu, quatre voitures. La perquisition se heurte à une résistance, vite brisée, de la
garde personnelle de Beria ; on évacue un cadavre au visage dissimulé. Le fils de Beria
prétend que ce cadavre était celui de son père abattu, selon lui, ce jour-là. Mais il
reconnaît ne pas avoir vu le visage du mort ; sur ce point, comme sur beaucoup d’autres,
son « témoignage », repris par la fille de Staline, relève du roman-feuilleton et lui sert à
prétendre que les lettres écrites par son père à Malenkov et Khrouchtchev, les 1er, 2 et
3 juillet sont autant de faux, et qu’il n’y eut ni instruction ni procès. Les militaires ont
liquidé les gardes qui résistaient. Le seul souci de leurs commanditaires est de mettre la
main sur les archives compromettantes pour eux que Beria pouvait détenir.
En 1997, l’hebdomadaire Nedelia a publié un roman de l’ancien professeur à l’école de
formation des détachements spéciaux du MVD, A. Vedenine. Selon lui, le 26 juin, à
10 heures, trois véhicules ont emmené une quinzaine d’officiers de l’école rue Katchalov,
sous la direction d’un certain Korotko. Puis l’imaginatif professeur continue : « Krouglov
téléphona à Beria par la ligne téléphonique spéciale et se mit d’accord avec lui : Korotko
accompagné de trois gardes allait lui apporter des documents secrets […]. Korotko et ses
trois accompagnateurs de notre groupe purent entrer dans l’immeuble sans encombre […]
Au bout de deux à trois minutes des coups de feu retentirent, cinq ou six. […] dans la
maison, il y avait trois morts : deux gardes et Beria lui-même. […] Korotko emporta tous
les documents de la maison de Beria[533]. » Ce mauvais scénario exige une suite aussi
sensationnelle : puisque procès il y a eu, il faut inventer un « sosie » de Beria pour assister
aux cinq jours que dure la cérémonie. Sergo se rue évidemment sur le sosie.
Khrouchtchev, sans doute grisé à la fois par sa toute-puissance – provisoire – et la
vodka, s’amusera plusieurs fois à donner consistance au fantasme de l’assassinat de Beria
en avançant plusieurs versions, toutes plus fantaisistes les unes que les autres. En avril-
mai 1956, recevant une délégation de la SFIO dirigée par Pierre Commin, il livre à ce
dernier un récit que Commin résume à son retour : au lendemain de la mort de Staline, lui
dit-il, Beria mit en place partout des hommes à lui, mais grâce à d’anciens tchékistes de
l’époque de Dzerjinski, le bureau politique, qui avait appris l’appartenance de Beria à
l’Intelligence Service en 1920, décide de le mettre sur la touche : « Dans la salle de
réunion du présidium, au Kremlin, une discussion de quatre heures eut lieu et, dit
Khrouchtchev, Beria finit par avouer ses préparatifs de prise du pouvoir. Il est alors sorti
avec ses collègues et, dans une salle ronde qui précède la salle de délibération, Mikoyan
tirant par-derrière l’a abattu. » Ils ont alors remplacé le procureur, un ami de Beria, par un
procureur jeune qui a pu établir la preuve complète de tous les crimes de Beria.
« Heureusement, conclut Khrouchtchev, car si jamais il l’avait innocenté après sa mort,
nous aurions été dans une curieuse situation[534]. » Ce canard fit grand bruit. Le 23 juin
1956 le Daily Mail affirme, dans un titre de sept colonnes, « Mikoyan shot Beria ».
L’information fantaisiste est reprise par plusieurs organes de presse et par l’historien
Bernard Wolfe dans Khruschev and Stalin’s Ghost, publié en 1957 à New York. Même
l’historien Boris Souvarine prend ces élucubrations au sérieux et, bien longtemps avant
son fils, prétend donc que Beria, ayant été abattu dès le 26 juin, il n’y eut ni instruction ni
procès.
Pierre Commin affirmera plus tard : Khrouchtchev n’a pas explicitement désigné
Mikoyan comme le tueur. Il a ajouté son nom parce que c’est celui qui circulait dans le
monde des ambassades. Dans d’autres récits, livrés par Khrouchtchev ou son entourage,
le tireur est Joukov ou Moskalenko. Aux communistes italiens Negarville et Pajetta,
Khrouchtchev raconte la même version… légèrement modifiée : Beria, solidement
maintenu par quelques membres du présidium, aurait été étranglé par l’un d’eux.
Le roman de la liquidation de Beria se poursuit au-delà de ces lendemains qui
déchantent pour lui. Ainsi, dans la notice consacrée à Beria de son Histoire intérieure du
parti communiste, Philippe Robrieux écrit : « Il a été réduit à l’impuissance par
l’intervention de l’armée, qui se déchaîne aussitôt, arrêtant et détruisant sur place
l’appareil de terreur policière, qu’il contrôlait depuis que Staline l’avait placé à sa
tête[535]. » D’où, rappelons-le, Staline l’avait écarté le 27 décembre 1945. Cette
invraisemblable destruction relève de la seule imagination de l’auteur, trompé, pour une
fois, par l’un des multiples canards de la désinformation soviétique officieuse.
Antonov-Ovseenko lui donnera des couleurs encore plus dramatiques en affirmant :
« Deux divisions de blindés – la Kantemirovskaia et la Tamanskaia – se virent confier la
mission de bloquer les troupes du MVD. Le général Jakoubovski commandait la
première. […] Ordre leur fut donné […] de bloquer les deux divisions des troupes
intérieures du MVD du nom de Beria. Ces troupes se trouvaient dans des camps d’été.
Les tanks apparurent soudain et les écrasèrent tous à la file, et ceux qui eurent le temps de
sauter hors de leur tente furent chassés vers la place centrale et placés sous garde
armée[536]. » Mais ce roman paraît d’autant plus douteux que le général Jakoubovski
était alors à la retraite depuis plusieurs années.
Le 26 juin au soir, Constantin Simonov, au siège de la Literatournaia Gazeta, relit les
épreuves du numéro du lendemain. Vers 11 heures, le rédacteur en chef du journal des
forces armées soviétiques, chef adjoint de la section d’agitation et de propagande du
comité central, Vassili Moskovski, lui téléphone, lui ordonne de ne remettre aucune page
à l’impression et annonce son arrivée imminente au siège de la rédaction. Un quart
d’heure plus tard, il débarque dans son bureau et lui ordonne de ne recevoir personne
pendant leur conversation. Simonov ferme la porte à clé. Moskovski lui explique : le nom
de Beria ne doit figurer sous aucune forme dans le numéro du journal. Simonov relit les
épreuves, pour éliminer toute mention de Beria même la plus anodine : celle, par
exemple, d’un kolkhoze ou d’un sovkhoze portant son nom. Rien… Il se sent soulagé par
la liquidation de Beria, et des souvenirs lui reviennent : alors qu’il était en vacances en
Géorgie, il avait entendu évoquer devant lui « les familles disparues, les morts, les
liquidés en Géorgie […] avant qu’on ne transfère Beria à Moscou pour jouer le rôle de
l’homme chargé de corriger les fautes de Iejov[537] ». Chepilov, sitôt informé, note de
son côté : « Après son arrestation nous étions tous ivres de joie[538]. »
Le soir même du 26, un décret du Soviet suprême retire à Beria ses fonctions
ministérielles, « à la suite du fait que ces derniers temps ont été découvertes les actions
criminelles antiétatiques visant à saper l’État soviétique dans les intérêts du capital
étranger ». L’instruction qui n’a pas encore commencé, et pour cause, n’établira rien de
cela. Ce décret est confirmé par un second de même contenu daté du 8 août[539]. Ce
même 26 juin le présidium supprime le comité spécial chargé du projet atomique, créé le
20 août 1945 et dirigé par Beria depuis le premier jour. C’était pourtant l’un des rares
succès parmi les projets grandioses de Staline. Pourquoi une telle hâte ? Que craignaient
les dirigeants soviétiques de ce comité ? Sans doute rien, seulement il fallait effacer le
nom même de Beria lié à un succès.
Le 27, se produit un incident étrange. Krouglov, désigné en hâte nouveau ministre de
l’Intérieur, et son vice-ministre Serov se présentent au corps de garde et déclarent : nous
avons mandat de Khrouchtchev et Malenkov pour mener avec vous l’enquête sur Beria,
accusé d’abus de pouvoir et de quelques autres crimes. Moskalenko, jugeant anormal,
affirme-t-il, que l’enquête sur un ministre soit menée par ses deux subordonnés
hiérarchiques, exige que deux autres officiers supérieurs, Batistki et Guetman, y
participent. Peut-être voulait-il affirmer dans cette affaire la part prééminente de l’armée
sur la police et narguer les vice-ministres de l’Intérieur. Krouglov et Serov refusent.
Moskalenko appelle alors le Bolchoï où, en fin d’après-midi, tout le présidium assiste à
la représentation de l’opéra Les Décabristes. L’œuvre, aujourd’hui oubliée, réunit un
livret de l’écrivain Alexis Tolstoï depuis longtemps chéri du régime, et de Vsevolod
Rojdestvenski, avec une musique de Iouri Chaporine. Malenkov discute au téléphone
avec les autres dirigeants et demande à Moskalenko, Serov et Krouglov de les rejoindre
sans tarder. Le présidium les retrouve à l’entracte. Krouglov et Serov accusent
Moskalenko de se conduire « incorrectement » avec Beria qu’ils jugent mal gardé.
Moskalenko, précisant qu’il n’est « ni juriste ni tchékiste », se défend : « Vous m’avez dit
que Beria est l’ennemi de notre parti et du peuple. Donc nous nous conduisons tous – moi
y compris – avec lui comme avec un ennemi. Mais nous n’admettons pas qu’on se
conduise mal[540]. » A-t-il vraiment dit cela ? Khrouchtchev et Malenkov déclarent que
l’instruction de l’affaire sera menée par le nouveau procureur Roudenko, associé à
Moskalenko lui-même qui se présente en défenseur de la légalité.
Malenkov et Khrouchtchev estiment que la salle de garde, où ils ont installé Beria, est
assez mal choisie, car mal protégée. Quelques dizaines d’hommes de troupes du NKVD,
mobilisés par des fidèles de Beria, le vice-ministre Maslennikov par exemple, pourtant si
passif la veille, ou le commandant militaire de la place de Moscou, le lieutenant-général
Sinilov, un ancien des troupes de gardes-frontières du NKVD, pourraient facilement y
pénétrer. Le 27, Moskalenko déménage Beria dans le bunker souterrain de l’état-major de
la défense antiaérienne de Moscou, au centre de commandement du district militaire, rue
Ossipenko. Il sera gardé par une compagnie entière, sous son commandement, celui de
Batistki et de quatre officiers de garde qui alternent par quart. Beria est consigné dans une
pièce de 25 mètres carrés, obscure, mal éclairée, munie d’un châlit et d’une chaise fixée
au sol.
On rafle ensuite les principaux collaborateurs de Beria, une douzaine en tout – ce qui
révèle la minceur de ses appuis. Le 27 juin, Bogdan Koboulov est convoqué au siège du
comité central, place Staraia, et arrêté dès son entrée. Le mandat d’amener est signé
Krouglov. Le même jour, l’armée arrête Goglidzé et Amaiak Koboulov en RDA, deux
officiers du MVD interceptent Lioudvigov à la sortie du stade Dynamo, où il avait assisté
à un match de football, et l’emmènent à la prison de Boutyrka. Lioudvigov croit tout
d’abord avoir été arrêté sur ordre de Beria, désireux de le compromettre parce qu’il avait
épousé la nièce de Mikoyan. Cette supposition en dit long sur les rapports réels entre
Beria et ses proches. Aussi Lioudvigov est-il très étonné quand, le lendemain, on l’accuse
d’avoir participé à un complot monté par Beria contre le gouvernement soviétique. Il était
persuadé, racontera-t-il à Soudoplatov, que « cette accusation avait été formulée par un
provocateur chargé de l’amener à passer des aveux dont Beria se servirait pour se
débarrasser de lui ». Selon Soudoplatov, « Sarkissov, arrêté pendant ses vacances, crut lui
aussi être la victime de Beria[541] ». Ils changent vite d’avis, car ils ne tardent pas à se
mettre à table contre leur chef déchu.
Pavel Mechik, le ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, ne se doute de rien lorsqu’il est
invité, le 30 juin, à participer à une réunion sur les cadres de son ministère au siège du
comité central du parti communiste ukrainien. Il s’y rend tranquillement pour être aussitôt
arrêté. Le mandat d’amener est signé Serov. Lors du plénum qui suit, le secrétaire adjoint
du comité central, Kiritchenko, souligne les faiblesses de Mechik : son père, sa mère, l’un
de ses frères et sa tante ont depuis longtemps quitté l’URSS et vivent à New York ! Un
autre de ses frères a été condamné pour espionnage. Un tel palmarès, que Beria pouvait
difficilement ignorer, aurait depuis longtemps envoyé un citoyen soviétique ordinaire au
goulag. Plus étonnant : Vlodzimirski n’est arrêté que le 17 juillet. Soudoplatov, lui, ne le
sera que le 21 août, Merkoulov plus tard encore, le 18 septembre.
Le présidium décide de convoquer un plénum du comité central le 2 juillet. La
convocation, signée Khrouchtchev, ne comporte aucune indication d’ordre du jour, fixé
par le présidium seulement le 1er juillet au soir : « examen des actes criminels antiparti de
Beria ». Seuls les membres du présidium et leurs proches ont le temps de se préparer.
Bien entendu, l’arrestation de Beria est secrète. Le 27 au soir, au Bolchoï, l’écrivain
Alexandre Stein, qui assiste aussi à la représentation des Décabristes, scrute la loge
gouvernementale où sont installés, croit-il, tous les dirigeants du régime. Il remarque un
détail qui l’intrigue. De temps en temps, Boulganine se lève, sort puis revient, se penche à
l’oreille de Khrouchtchev, qui se penche à l’oreille de Malenkov. Le manège se répète
plusieurs fois. Stein chuchote à sa femme : « Quelque chose se passe, et pas sur la
scène. » Mais il ne remarque pas l’absence de Beria et ne comprend pas le manège. Le
lendemain matin, son ami, Igor Nejny – dernier arrêté le 5 mars 1953 au matin, des
accusés du « complot des médecins », libéré un mois plus tard par Beria –, lui demande
au téléphone s’il a lu les journaux. Bien sûr ! « Vous n’avez rien remarqué ? Relisez ! »
Stein se préparant à partir en voiture pour sa datcha à Peredelkino, Nejny lui conseille de
passer par la rue où se trouve l’immeuble de Beria : « Regardez bien, la garde a été retirée
autour de la maison. »
Stein reprend la Pravda et avise le communiqué publié en première page, qui énumère
la liste des personnalités gouvernementales présentes la veille à la représentation : « À ce
spectacle assistaient les dirigeants du Parti et du gouvernement : les camarades
G.M. Malenkov, V.M. Molotov, K.E. Vorochilov, N.S. Khrouchtchev, N.A. Boulganine,
L.M. Kaganovitch, A.I. Mikoyan, M.Z. Sabourov, M.G. Pervoukhine, N.M. Chvernik,
P.K. Ponomarenko, V.A. Malychev. » Pas de L.P. Beria[542]. Ce signe ne trompe pas.
Selon l’historien Volkogonov, certains membres de la direction, dont il ne précise pas
les noms, proposent de régler le sort de Beria comme dans les années 1937-1939 : le
remettre à une troïka, qui réglera son sort en quinze ou vingt minutes, sans procureur,
avocat ni témoin. Ce serait le retour à la grande terreur, dont personne ne veut plus, même
les dinosaures staliniens Molotov et Kaganovitch. Volkogonov, qui n’indique aucune
source, invente probablement cette version. Sur proposition de Khrouchtchev le
présidium, réuni le 29 juin, limoge le procureur général de l’URSS Safonov, jugé partisan
de Beria, et le remplace par Roman Roudenko, chargé de former le groupe d’enquêteurs
qui s’occuperont de Beria et ses complices.
Roudenko, petit bonhomme courtaud et carré, au teint blafard, avait été nommé
procureur général de l’Ukraine soviétique en 1938, après la nomination de Khrouchtchev
à la tête du parti communiste ukrainien. Sous Iejov, le NKVD ayant constitué un dossier
sur Roudenko, Khrouchtchev avait pris sa défense. Les deux hommes étaient donc liés.
Roudenko était ensuite monté en grade, au point d’être nommé procureur soviétique au
procès de Nuremberg. Il s’y était battu comme un chien pour obtenir que le massacre des
21 750 officiers polonais (ramenés par lui d’ailleurs à 11 000) à Katyn soit imputé aux
Allemands. C’est lui qui avait prononcé le dernier acte d’accusation contre les chefs
nazis. Mais, alors qu’il paradait au prétoire, il restait sous la surveillance d’un cadre de la
Sécurité d’État, Rassoumov, surveillance dont il n’avait sans doute pas gardé un excellent
souvenir. Il avait été un moment rappelé à Moscou où, selon la version officielle, il avait
été victime d’une crise de paludisme, qui dissimulait peut-être la menace d’une disgrâce.
Le 27 juin, la police arrête Sergo Beria et embarque avec lui sa femme, enceinte de cinq
mois. Commence alors, plus ou moins discrètement, le retrait massif des portraits de
Beria un peu partout. Le petit Gordievski, en vacances en Ukraine, reçoit début juillet une
lettre de son père, colonel à la direction de l’instruction du MVD, qui lui écrit : « Il s’est
passé hier un événement extraordinaire. Les portraits du patron ont disparu des
murs[543]. » Les cadres du MVD devinent par-là que leur chef est envoyé aux oubliettes.
Jusqu’au 10 juillet, la suppression des portraits est le seul signe concret de sa chute. Les
membres du présidium décident de détruire les dossiers, établis contre eux sur ordre de
Staline et fondés sur les aveux souvent extravagants extorqués par la torture. Sergo Beria
affirme que Malenkov lui-même est venu le voir deux fois dans sa cellule pour lui
demander ce qu’il savait sur les archives de Staline et sur celles de son père.
Le 29 juin, Nina Beria écrit cinq lettres – pour Malenkov, Khrouchtchev, Vorochilov,
Molotov et Boulganine. Elle demande à chacun d’intervenir pour son fils Sergo. Si les
lettres présentent la même argumentation, chacune contient une mention particulière.
Ainsi à Khrouchtchev : « Si Lavrenti Pavlovitch a commis une erreur irréparable et a
porté tort à l’État soviétique […] je vous demande de me permettre de partager son sort,
quel qu’il soit. Je lui suis dévouée, je crois en lui comme communiste, je l’aime malgré
toutes les petites tensions qui ont existé dans notre vie conjugale[544]. » C’est la seule à
prendre sa défense.
Dans sa prison secrète, Beria demande du papier et un crayon. Après discussion avec les
membres du présidium, Khrouchtchev lui accorde en tout et pour tout quatre grandes
feuilles de papier. Beria, à qui les gardes ont retiré son pince-nez, ne risque pas de rédiger
des mémoires trop gênants ! Le 28 juin il rédige un billet bref et étonnant pour
Malenkov : « J’étais certain que je tirerais de la grande critique qui m’a été faite au
présidium toutes les conclusions indispensables pour moi et que je serais utile dans le
collectif. Mais le comité central en a décidé autrement. » Pratiquant l’autocritique mise à
la mode par Staline dès la fin des années 20, il approuve l’action du présidium contre lui :
« Le comité central a agi correctement. » Son inquiétude s’exprime dans les deux
dernières lignes : « Gueorgui, je te demande, si vous le jugez possible, de ne pas laisser
sans attention ma famille (ma femme et ma vieille mère) et mon, fils Sergo, que tu
connais[545]. »
Le 1er juillet, il envoie une nouvelle lettre, beaucoup plus longue et argumentée, à
Malenkov, en qui il voit le véritable chef qui l’a fait arrêter et peut décider de son sort. Il
tente de se le concilier : « Tout ce qui est valable dans ma vie est lié au travail en commun
avec toi. » Il décrit longuement leur fructueuse collaboration depuis 1938, surtout pendant
la guerre, puis dans le comité pour la bombe atomique. Il lui rappelle le soutien moral que
Malenkov lui a apporté quand il est parti, mort de peur, en 1949, à Semipalatinsk, pour
l’expérimentation de la bombe. Il souligne : « Nous avons été presque en même temps
écartés, toi du comité central et moi du MVD, et nous avons travaillé au gouvernement. »
Il lui rappelle que c’est lui qui l’a proposé comme président du Conseil ; il juge toujours
cette décision profondément juste, mais bat sa coulpe : « Personne n’avait détruit notre
amitié, si précieuse et si nécessaire pour moi. Et maintenant, uniquement par ma faute,
j’ai perdu tout ce qui nous liait. » Après quatre jours de réflexion, écrit-il, « j’ai soumis
mes actions à la critique la plus sévère, je me blâme fortement. Ma conduite à ton égard a
été particulièrement grave et impardonnable. Je suis coupable à cent pour cent. »
Malgré tout, il revendique son bilan, dressant la liste de ses propositions des trois
derniers mois, dont, pour mieux les lier à lui, il attribue partiellement la paternité à ses
collègues : « Le MVD, écrit-il, a porté au comité central et au gouvernement – sur tes
conseils et, dans quelques questions, sur les conseils de Khrouchtchev – une série de
propositions politiques et pratiques intéressantes. » Il les énumère : « sur la réhabilitation
des médecins, sur la réhabilitation des individus arrêtés en rapport avec le prétendu centre
national mingrélien en Géorgie et le retour en Géorgie des individus déportés
incorrectement, sur l’amnistie, sur la liquidation du régime des passeports, sur la
correction de la déformation de la ligne du Parti admise dans la politique nationale et dans
les mesures répressives en Lituanie, en Ukraine occidentale et en Biélorussie
occidentale ». Il revendique la politique qu’il a fait lui-même adopter, sans percevoir que
plusieurs de ces mesures dressent contre lui une partie de l’appareil du Parti.
Il se persuade que sa seule erreur est le dédain qu’il a manifesté à l’égard de Malenkov,
auquel il rappelle avec insistance leur collaboration depuis plus de quinze ans. Il reconnaît
qu’il a eu tort de doubler l’envoi de résolutions du comité central des partis communistes
de plusieurs Républiques par des notes du MVD, « ce qui a créé une situation
insupportable. On a pu croire que le MVD corrigeait les Comités centraux du PC
d’Ukraine, de Lituanie et de Biélorussie », alors que le rôle du ministère de l’Intérieur, il
ne l’ignore pas, doit se limiter à appliquer les décisions du comité central. Il se repend de
son comportement à l’égard des autres membres du présidium, surtout Khrouchtchev et
Boulganine, lors du débat sur l’Allemagne. Il recense ses fautes de conduite :
« grossièreté inacceptable, insolence, désinvolture, sans-gêne ».
Puis, à chacun des membres du présidium, il renouvelle ses profonds sentiments
d’amitié. Il déclare à Khrouchtchev : « Si l’on ne tient pas compte de la dernière réunion
du présidium du comité central où tu m’as attaqué avec vigueur et colère, ce que
j’approuve entièrement, nous avons toujours été de grands amis et j’ai toujours été fier du
fait que tu sois un remarquable bolchevik et un remarquable camarade. » Il ajoute un
post-scriptum pour regretter d’écrire mal et de façon pas très « cohérente », à cause de son
« état, de la faiblesse de la lumière et de l’absence de pince-nez[546] ».
Sans réponse à toutes ces missives, il commence à s’affoler : et si on voulait le liquider
en silence ? Le 2 juillet, il adresse au présidium un appel au secours désespéré, cahotant et
décousu : « On m’a jeté dans une cave, et personne ne m’explique rien et ne me demande
rien. […] on veut me régler mon compte sans jugement et sans instruction, après cinq
jours d’internement sans le moindre interrogatoire ; je vous supplie tous de ne pas
l’admettre, je vous demande d’intervenir immédiatement, autrement il sera trop tard. Il
faut prévenir directement par téléphone. » Il réclame la formation d’une commission « la
plus responsable et la plus rigoureuse pour organiser une enquête sévère sur mon
affaire », présidée par Molotov ou Vorochilov. Et il proteste encore contre l’idée qu’on
puisse « régler sans jugement […] une affaire qui concerne un membre du comité
central », et le punir « après cinq jours à croupir dans une cave ». Il les supplie « une fois
encore […] d’intervenir et d’intervenir sans tarder[547] ». Cette dernière lettre n’aura pas
plus de réponse que les précédentes. Beria n’écrira plus à ses anciens camarades du
présidium : Khrouchtchev cesse de lui fournir du papier.
XVI.

L’ABSENT OMNIPRÉSENT
En convoquant le plénum du comité central du 2 au 7 juillet 1953, le présidium entend
lui rendre sa place. Il devrait répondre à trois questions : Beria avait-il monté un
complot ? Pourquoi a-t-il été arrêté en toute hâte, au cours d’une séance restreinte du
présidium, sans attendre ce plénum devant lequel, en tant que membre élu du comité
central, il aurait dû être invité à s’expliquer ? Enfin, si Beria est un ennemi, pourquoi a-t-
on attendu si longtemps avant de s’attaquer à lui, pourquoi ne l’a-t-on pas fait du vivant
de Staline ou, au moins, au lendemain de sa mort ? Pourquoi l’a-t-on laissé accéder au
sommet du pouvoir ?
Personne ne répond à ces trois questions au cours du plénum, ni Malenkov qui en ouvre
et en conclut les débats, ni Khrouchtchev qui en est le principal animateur. Malenkov
introduit la séance avec un rapport que les secrétaires ne sténographient pas. On n’en a
que la version écrite corrigée. Il énumère sept griefs : Beria a voulu placer le ministère de
l’Intérieur au-dessus du Parti et du gouvernement ; il a placé leurs dirigeants sous le
contrôle de ses gardes ; il a proposé à Malenkov de normaliser les relations avec la
Yougoslavie titiste ; il a voulu liquider le socialisme en RDA en créant un État allemand
réunifié et neutre ; il a manifesté une hâte nocive dans l’amnistie des détenus du goulag ;
du temps de Staline, il semait la zizanie entre les membres du bureau politique ; enfin, il
est moralement dégénéré.
Malenkov n’apporte aucun élément prouvant la réalité du complot dont Beria est
accusé. Khrouchtchev, qui lui succède, pas plus. Kaganovitch intervient avec ses gros
sabots : « Le lendemain de la mort de Staline, alors que le corps gisait encore dans la salle
des Colonnes, Beria commença dans les faits [dont Kaganovitch ne cite pas un seul] à
préparer son coup d’État, il commença à jeter bas Staline mort [là est sans doute pour lui
le nœud de son coup d’État], à semer le trouble, à commettre des saletés. » Les membres
du comité central ne pourront en connaître le détail… sauf un de son invention : « Il dit à
notre groupe : Staline ne savait pas que, s’il avait tenté de m’arrêter, les tchékistes
auraient provoqué un soulèvement. » Puis, voyant l’incrédulité se peindre sans doute sur
quelques visages, il demande confirmation : « Il a bien dit cela ? » Un membre du
présidium, non précisé, se hâte d’approuver : « Il l’a dit. » Kaganovitch conclut : « Beria
préparait un complot de caractère fasciste. » Son but était de « s’emparer du
pouvoir »[548].
Mais comment, avec qui et en prenant appui sur quelles forces ? Personne n’en dit rien.
C’est un complot sans comploteurs, ni plan d’action, ni calendrier, ni exécutants.
Kaganovitch tente bien une réponse : l’amnistie qu’il a fait proclamer visait à lui fournir
des hommes de main, « des bandits déchaînés, le noyau de la bande fasciste de
Beria[549] », mais on ne sait ni où, ni comment auraient été recrutés ces mercenaires
virtuels, dont il ne sera plus jamais question et sur lesquels Roudenko n’interrogera
jamais Beria au cours de cinq mois d’instruction. Molotov dément involontairement
Kaganovitch. Selon lui, Beria « tendait avec insistance à s’emparer du poste dirigeant
dans le gouvernement », mais « la majorité écrasante des tchékistes ne l’auraient pas
suivi. […] Les calculs de Beria pour utiliser l’appareil du MVD ne pouvaient se
vérifier[550] ». Donc, il n’avait aucun moyen de prendre le pouvoir…
Non seulement le comité central n’apprend aucun fait qui atteste le complot, mais aucun
de ses membres n’en demande. S’ils devinent que l’accusation est inventée de toutes
pièces, ils n’en ont que faire. Seul compte le résultat. L’instruction du procès n’apportera
non plus aucun indice. Pourquoi, alors, avoir arrêté Beria avant le plénum ? Khrouchtchev
est à peu près le seul à tenter de justifier cette arrestation préventive et précipitée : « On
ne pouvait agir que de cette manière avec un homme aussi perfide. Si nous lui avions fait
remarquer que c’était une canaille, je suis persuadé qu’il nous aurait réglé notre compte. Il
sait faire cela. Il est capable de verser du poison, il est capable de toutes les turpitudes.
Nous avons considéré que, s’il savait que l’on discuterait de son cas à la réunion […] il
aurait mobilisé ses coupe-jarret et seul le diable sait ce qui se serait alors passé[551]. »
Pour Vorochilov aussi, il y avait urgence : « S’il était resté plus longtemps à son poste,
toute la direction du gouvernement aurait pu disparaître d’un seul coup[552]. » Mais
aucun fait ne corrobore cette déclaration.
Personne n’en avance aucun. Certes, les uns et les autres accusent Beria de les avoir mis
sur écoute, pratique instaurée par Staline dès le milieu des années 20, d’avoir utilisé des
agents pour surveiller ses collègues (mais depuis longtemps la Sécurité est chargée de
cette mission), de vouloir dresser les uns contre les autres, en disant une chose à l’un et le
contraire à l’autre, pratique assez usuelle et qu’il est difficile de qualifier de criminelle.
Tout cela est probable, mais ne signifie pas un projet de coup d’État. Chataline, secrétaire
du comité central, est aussi vague : « Beria voulait placer le MVD au-dessus du Parti,
échapper au contrôle des organisations du Parti […] Il a tenté de transformer l’appareil du
MVD en arme de combat contre le Parti, contre le gouvernement soviétique[553]. » En
quoi ? Comment ? Avec quels résultats ?
Khrouchtchev produit la note de Beria du 15 juin proposant de limiter les prérogatives
des conférences spéciales. Ce qui aurait signifié, répète-t-il : « Beria arrête, Beria
interroge et Beria juge. » Il argumente : « Beria voulait agir contre le Parti, contre le
gouvernement[554]. » On en reste toujours aux vagues litanies…
Faute de faits concrets, certains nostalgiques reprochent à Beria d’avoir liquidé le
prétendu complot des « médecins » et celui des Mingréliens. Kaganovitch s’écrie :
« Beria a gonflé même l’affaire de la libération des médecins dans laquelle le Parti a agi
correctement, il l’a gonflée de façon sensationnelle, artificielle. Il a activé sa méthode
d’autopublicité pour se vanter : “C’est moi qui ai fait ça, pas le comité central, c’est moi
qui corrige, pas le gouvernement”[555]. »
Chataline, secrétaire du comité central, jugé proche de Malenkov, va plus loin : « Cet
aventurier perfide, dit-il, a obtenu la publication d’un communiqué spécial du MVD, cette
affaire a été reprise dans notre presse sur tous les tons… Il faut dire que tout cela a
produit sur notre société une impression pénible. La faute commise a été corrigée par des
méthodes qui ont porté un tort non négligeable aux intérêts de notre État[556]. » C’est le
seul indice de complot dont Chataline dispose.
D’autres se rabattent sur une rengaine stalinienne : l’agent de l’impérialisme étranger.
Molotov rappelle que toutes les questions de politique étrangère se discutaient au
présidium du Conseil des ministres et plus au comité central, et prête à Beria un projet
politique : « Il est tout à fait évident qu’il dissimulait un plan dirigé contre l’édification du
communisme dans notre pays. Il suivait une autre orientation, une orientation vers le
capitalisme. » Puisque c’est évident, Molotov ne se fatigue pas à chercher des preuves,
d’ailleurs inexistantes. Il mentionnera pourtant un détail particulièrement mal choisi,
comme l’avenir le montrera : quand on a arrêté Beria, il avait dans sa poche un projet de
lettre à Ranković, le ministre du Gouvernement yougoslave, lui proposant d’organiser une
rencontre avec Tito pour effacer les séquelles de la rupture de 1948. Molotov y voit « une
tentative effrontée de frapper dans le dos l’État soviétique et de rendre un service direct
au camp impérialiste. Ce seul fait suffirait à conclure que Beria est un agent de l’autre
camp, un agent de “l’ennemi de classe”[557] ». Accusation malencontreuse : la rencontre
proposée par Beria se tiendra en avril 1955, date où Khrouchtchev et Boulganine
débarqueront à Belgrade.
Faute de complot, Khrouchtchev s’acharne à dénoncer le coût et le poids de l’appareil
policier et sa prééminence sur celui du Parti, dont il est sûr de se gagner l’appui. À la mort
de Staline, l’appareil du ministère de l’Intérieur, avant sa fusion avec la Sécurité d’État,
comprenait 374 800 individus. Après la fusion, qui lui adjoint les quelque 140 000 agents
de l’ancienne Sécurité d’État, il en compte plus de 500 000 et coûte très cher à entretenir.
Malenkov précise : « Nous dépensons 17,5 milliards de roubles pour le ministère des
Affaires intérieures. » Andrianov, le secrétaire du PC de Leningrad, renchérit : l’appareil
du MVD, « hypertrophié, coûte 18 milliards de roubles ». Khrouchtchev touche la corde
sensible des apparatchiks : « Le chef du NKVD perçoit la rémunération la plus élevée,
plus que le secrétaire du Comité régional du Parti. » Dans la salle, on approuve
bruyamment : « Oui il touche deux fois plus que le secrétaire du comité de district ! »
Khrouchtchev en profite : non seulement il touche plus, mais, pour justifier son salaire,
« avec un tel réseau à sa disposition, il doit montrer qu’il fait quelque chose… C’est
pourquoi certains des cadres commencent à fabriquer des affaires et commettent des
saloperies[558] contre les cadres du Parti ».
L’offensive contre Beria recouvre une attaque plus générale des apparatchiks du Parti
contre l’appareil policier, dont ils ont besoin, mais qu’ils veulent étroitement contrôler.
C’est le leitmotiv : « Il faut placer les organes du MVD, dit Malenkov, sous le contrôle du
Parti. » Khrouchtchev renchérit : « Il faut remettre la Sécurité d’État à sa place[559]. »
Pour renforcer cette exigence, Khrouchtchev, qui ne contrôle pas toujours sa
spontanéité, oppose la présence obsédante de la police dans le régime dit « socialiste », à
son extrême discrétion sous le tsarisme : « Je suis un homme, comme on dit, de l’ancien
régime. J’ai vu un gendarme pour la première fois à l’âge de 24 ans. Dans les mines, il
n’y avait pas de gendarmes. Juste un cosaque policier, qui se soûlait. Dans le canton, il
n’y avait qu’un brigadier. Et maintenant, on a un chef du MVD dans chaque district,
entouré d’un vaste appareil de fondés de pouvoir[560]. » En un mot, on respirait mieux
sous les tsars que sous le socialisme triomphant.
Le vrai crime de Beria, que Kaganovitch qualifie de « fasciste », est ailleurs.
Khrouchtchev cite la phrase de Beria à Rakosi : « Qu’est-ce que le comité central ? Que le
Conseil des ministres décide de tout, et que le comité central s’occupe des cadres et de la
propagande. » Khrouchtchev explique : « Cette déclaration signifie que Beria niait le rôle
dirigeant du Parti, limitait son rôle au travail avec les cadres (dans les premiers temps,
manifestement) et à la propagande. » Il s’indigne : « Les opinions de Beria sur le Parti ne
se distinguent en rien de celles de Hitler [sic !] […] Cette déclaration signifie que Beria
niait le rôle dirigeant du Parti […] Il pensait renforcer sa place et anéantir totalement le
Parti. Bien sûr, pas physiquement. » En un mot, pour Khrouchtchev, vouloir réduire
l’activité du Parti à l’agitation et à la propagande politiques, et laisser le gouvernement
gouverner, c’est vouloir détruire le parti communiste, assimilé par lui à son seul appareil
central, sans considération pour la masse des 6 700 000 adhérents (qui sous Brejnev
atteindront les 19 millions !), masse amorphe, qui ne voit dans la carte du Parti qu’un
moteur de carrière. Khrouchtchev se pose en garant de la sécurité de l’appareil du Parti et
de sa primauté sur toutes les autres forces et institutions : « Nous contrôlons chaque
ministre, chaque cadre […] mais, dans le MVD, tout est recouvert du voile du
secret[561] ! »
Là, et dans les conclusions pratique que Beria en a tirées, réside son vrai complot. Il
avait, dans son propre ministère, promu des cadres nationaux dans les diverses
Républiques (Ukrainiens en Ukraine, Lettons en Lettonie…), portant atteinte à la
« nomenklatura ». Serdiouk lui reproche d’avoir, « en un mois et demi à deux mois,
remplacé tous les chefs des directions régionales du MVD en Ukraine à l’insu du comité
central[562] ». Serdiouk met en cause non les compétences des nouveaux nommés,
question qui n’intéresse en réalité personne, mais le fait que leur nomination ait échappé
au secrétariat. C’est sous cet angle que les membres du plénum dénoncent les mesures
prises par Beria, alors même que le présidium les avait validées, avant de revenir en
arrière après l’arrestation du meneur.
Kaganovitch à son tour rappelle un épisode – que nous avons déjà évoqué : un jour
Khrouchtchev convoque Koboulov, vice-ministre de l’Intérieur, pour examiner avec lui
les changements de personnels parmi les cadres de son ministère. Aussitôt, Beria
téléphone à Khrouchtchev : « Sur la base de quoi un chef de section du comité central
convoque mon adjoint, Koboulov ? Je ne le permettrai pas[563]. » L’ancien chef de la
direction des cadres du ministère de l’Intérieur affirme avoir entendu Beria déclarer : « Je
nomme d’abord, je fais confirmer ensuite », prouvant son indépendance à l’égard du
secrétariat. Interrogé sur ce point et confronté à ce témoignage le 11 juillet, Beria
reconnaît : « Il y a eu des cas où des cadres [du MVD] ont été nommés par mon ordre,
sans accord avec le comité central[564]. »
Or, dans la tradition instaurée par Staline, un ministre n’a pas le droit de pourvoir un
quelconque poste de son ministère et de ses structures. Sinon, il empiète sur le pouvoir du
secrétariat qui a la maîtrise absolue des affectations. Cette règle instaurée par Staline est
intangible et inviolable. Elle est le garant du pouvoir du secrétariat du comité central, et
c’est à quoi Beria a porté atteinte.
Ce mécanisme interdit toute autonomie réelle du gouvernement et de son appareil
puisque la nomination d’un ministre, de son adjoint, de ses chefs de bureaux est soumise à
l’accord du secrétariat du comité central ou dépend de sa décision. Ce mécanisme
condamnait à l’échec la tentative de Beria, puis de Malenkov, de transférer le pouvoir au
Conseil des ministres. Staline pouvait l’imposer, car son régime de dictature personnelle,
accepté, ou plutôt subi, par ses proches, annulait toute règle. Mais sa mort rend à
l’appareil central du Parti son pouvoir. Beria ne semble pas en avoir été conscient, peut-
être parce que l’effarante médiocrité des dirigeants qui l’entouraient l’a laissé croire que
l’appareil, sans réaction, pouvait être mené à la baguette, comme sous Staline.
Or la « nomenklatura » est la condition première de la survie collective de cet appareil,
composé de haut en bas de permanents pour l’éternité, qui ont très vite perdu toute
qualification professionnelle ; ce sont en règle générale des individus ternes, primitifs,
souvent incultes, plus doués pour les intrigues que pour résoudre des problèmes
économiques, sociaux et politiques. La seule compétence que l’on exige d’eux est la
capacité à harceler, houspiller, engueuler, menacer, intimider, voter des motions rédigées
dans une langue de bois illisible. Leur inculture, même politique, est phénoménale. Leur
compétence se borne à répéter des formules rituelles. C’est eux que Beria évoque avec
mépris quand il déclare : « Nous avons besoin de bons cadres, des tchékistes, et pas des
gens qui ne savent que bavarder sur Lénine et Staline à une tribune[565]. »
C’est le nœud du problème. Le vrai crime de Beria est d’avoir voulu affirmer
l’autonomie de l’appareil du gouvernement et de l’État (et non de la seule police) en
prétendant l’émanciper du contrôle permanent et tatillon de l’appareil du Parti, dont il ne
pouvait que susciter l’hostilité massive. Certes, cette autonomie aurait renforcé son propre
pouvoir, puisqu’il tenait les leviers du ministère de l’Intérieur, mais ce n’est pas un coup
d’État. Khrouchtchev colore cette volonté de Beria d’une arrière-pensée pro-capitaliste :
« Pour pousser notre pays sur la voie bourgeoise, il voulait liquider le Parti, anéantir le
Parti[566] », c’est-à-dire son appareil central. Au plénum de juin 1957, Khrouchtchev se
répète mot pour mot : « Pour engager notre pays sur une voie bourgeoise il voulait
liquider le Parti, anéantir le Parti[567]. » Cette accusation est à double détente : elle
signifie d’abord que vouloir émanciper plus ou moins l’appareil d’État du contrôle
permanent de l’appareil du Parti, c’est menacer les fondements mêmes du pouvoir de la
bureaucratie ; ensuite, elle tend à transformer cette volonté en élément moteur d’une
restauration capitaliste contenue en germe, en réalité, dans la domination même de la
« nomenklatura » qui, la chute de l’URSS le montrera, aspire à transformer en propriété
privée les produits de son pillage des richesses du pays.
La question est récurrente. Un bon quart de siècle plus tard, lors d’une réunion du
bureau politique le 17 juin 1971, Guennadi Voronov suggéra que la nomination des
secrétaires de comités régionaux du PCUS et des présidents de comités exécutifs des
soviets soit « confirmée aussi par le Conseil des ministres […] ou au moins établie en
accord avec lui ». Andreï Kirilenko, ancien promu de Beria et protégé de Khrouchtchev,
lui répondit : « En Russie il y a un comité central du PCUS et c’est lui qui décide de
toutes ces questions, en particulier les affectations de cadres. Il n’en a jamais été
autrement[568]. »
Faute de matière, les orateurs égrènent contre Beria des griefs grotesques. Au mépris de
toute vraisemblance, Molotov lui met sur le dos certaines décisions de Staline : « Beria a
rempli son rôle ignoble en ce que le travail du comité central du Parti a été affaibli au
point que ses plénums n’ont pas été réunis pendant plusieurs années, que le bureau
politique a cessé de travailler normalement et, en règle générale, ne se réunissait plus en
entier. » Il prétend : « Nous n’avons pas alors assez fait attention au rôle criminel de Beria
dans cette situation[569]. » Or, si Staline ne réunissait plus le bureau politique et le
comité central qu’à de très larges intervalles, Beria n’y était pour rien. Molotov l’accuse
aussi d’avoir « utilisé habilement pendant plusieurs années certaines faiblesses humaines
de Staline[570] ». Khrouchtchev le suit : « Ce carriériste habile avait profondément
plongé ses pattes sales dans l’âme du camarade Staline, il savait imposer son avis au
camarade Staline[571]. » Pour Malychev, c’est Beria qui a poussé Staline à attaquer
Molotov et Mikoyan.
Les orateurs compensent la faiblesse de l’accusation par les torrents d’injures
traditionnelles dans l’univers stalinien. Malenkov parle d’« ennemi du Parti et du
peuple », de « saboteur de l’unité », de « dégénéré […] criminellement dépravé ».
Khrouchtchev le traite de « carriériste adroit », « coquin », « aventurier et provocateur ».
Krouglov, tout nouveau ministre de l’Intérieur, pour faire oublier sa longue collaboration
avec lui, le traite de « dégénéré bourgeois, aventurier, ennemi acharné, rusé et dangereux,
canaille dangereuse, coquin, parasite, etc. ». Cela ne sauvera pas l’insulteur. Pour
Molotov, Beria est un « provocateur », un « agent du camp étranger », un « agent de
l’ennemi de classe ». Pour Kaganovitch, un « criminel antiparti, antigouvernemental », un
« comploteur contre-révolutionnaire, fasciste » et un « espion d’envergure
internationale ». Beria est présenté comme un élément extérieur, étranger même, au
système dont il est rejeté. Mikoyan, concède : « Nous n’avons pas pour le moment de
données précises confirmant si c’était un espion, s’il recevait des instructions de maîtres
étrangers », mais « l’essentiel est que Beria a rempli la commande sociale de la
bourgeoisie, de notre encerclement capitaliste et de leurs agents à l’intérieur du
pays »[572].
Le plus virulent est Mir Djafar Baguirov, ancien protecteur puis protégé de Beria, qu’il
qualifie de « provocateur international, aventuriste de grande envergure, caméléon, pire
ennemi de notre parti, de notre peuple ». Chaque membre du plénum sachant Beria et lui
très proches, Baguirov joue au naïf. Beria, dit-il, était « si malin et rusé que moi, qui l’ai
connu pendant plus de trente ans, je n’ai pu percer à jour sa nature hostile avant qu’il ne
soit démasqué par le présidium du comité central[573]. » Cette pantalonnade ne le
sauvera pas non plus : arrêté en mai 1954, Baguirov est condamné à mort en mai 1956 et
fusillé aussitôt.
Une fois la figure de l’ennemi modelée fermement, certains s’aventurent à reconnaître à
Beria quelques qualités, qui ne font que rendre le portrait plus vraisemblable et l’homme
plus dangereux. Molotov concède : « Il est impossible de nier ses qualités d’organisateur,
qui se manifestèrent dans l’organisation et la mise en œuvre d’une série de mesures
économiques. Le Parti ne pouvait pas ne pas utiliser ces qualités » et, avec une logique
toute stalinienne, il poursuit : « Le Parti ne refuse pas d’exploiter même les qualités de
saboteurs démasqués, quand les possibilités s’en présentent. » En un mot un traître, un
aventurier agent de l’impérialisme peut servir au régime même qu’il tente de saboter,
voire de détruire. Le ministre de l’Industrie pétrolière, Baïbakov, l’admet du bout des
lèvres : « Je ne peux pas dire qu’il ne réglait pas des problèmes. Ce serait incorrect. »
Mais, ajoute-t-il, « la résolution de ces problèmes s’effectuait dans une situation de
tension, grossièrement et de façon brutale ». Mikoyan y va aussi de son compliment : « Il
y a eu pas mal de signes du travail positif de Beria, à l’ombre desquels se dissimulaient
des faits négatifs[574]. »
Malenkov conclut les travaux du plénum par un discours étonnant : certes, il cite quatre
fois Beria, mais son propos est d’abord une longue attaque contre celui qu’il appelle une
fois encore le « grand Staline » et contre son culte de la personnalité. Il évoque la dernière
partie de la vie du Guide : « Le bureau politique depuis un long moment ne fonctionnait
plus normalement. […] Ses membres n’étaient pas invités à participer au règlement de
nombreuses questions importantes. » Et il dénonce l’absence de congrès du Parti pendant
treize ans, et de plénum du comité central pendant des années.
Il continue : « Le culte de la personnalité de Staline, dans la pratique quotidienne de la
direction, avait pris des formes et des dimensions maladives, les méthodes collectives
dans le travail étaient rejetées […] ; un culte de la personnalité aussi monstrueux a
débouché sur le caractère irrévocable de décisions individuelles et, les dernières années, a
porté un tort sérieux à la direction du Parti et du pays. »
Évoquant les reproches injustifiés dont Mikoyan et Molotov avaient été les victimes au
comité central d’octobre 1952 et qui annonçaient pour eux des lendemains douloureux, il
lance à la salle la question de pure rhétorique : « Voulons-nous qu’un tel état de choses se
répète à l’avenir ? » Il répond lui-même, sous des applaudissements tempétueux :
« Décidément non ! » avant de dénoncer plusieurs décisions unilatérales et
catastrophiques de Staline (la volonté de hausser à 40 milliards de roubles les impôts sur
la paysannerie, de construire un canal gigantesque et inutile au Turkménistan, estimé à
30 milliards de roubles (sans rappeler que Beria a fait annuler ces travaux). Il conclut :
« Les décisions sur les plus importants problèmes internationaux, sur les problèmes du
travail de l’État et de la construction économique étaient souvent prises sans l’étude
préparatoire nécessaire et sans discussion collective dans les organismes dirigeants du
Parti. Ces anomalies ont débouché dans les faits sur des décisions insuffisamment fondées
et incorrectes, et sur l’affaiblissement du rôle du comité central, comme organe de
direction collective du Parti[575]. »
Curieusement, le 7 juillet, dernier jour du plénum, Roudenko interroge Ordyntsev, chef
du secrétariat de la vice-présidence du Conseil des ministres. Si celui-ci souligne
« l’immodestie, les fanfaronnades et autres traits de caractère de Beria », qui prirent à
partir de mars 1953 une « autre portée », il donne de son rôle une description objective :
« Après mars 1953, déclare-t-il, Beria a développé une vive activité pour préparer et
présenter au gouvernement divers projets visant à réformer le régime existant jusqu’à
mars 1953. Il cherchait fiévreusement diverses questions à soumettre au gouvernement. »
Bref il voulait pousser le gouvernement en place (auquel il appartenait) à promulguer des
réformes. Ordyntsev, sentant que Roudenko et ses maîtres attendent de lui quelque chose
d’autre ou de plus, ajoute modestement : « Il me semble maintenant qu’il agissait dans le
but de lier directement à son nom les décisions prises par le gouvernement sur ces
questions et acquérir par ce moyen une certaine popularité dans le Parti et dans le peuple,
un capital politique[576]. » Chercher à se rendre populaire n’est pas comploter. Le
modeste cabinet de quatre spécialistes constitué par Beria en mars 1953 paraît bien léger.
Ordyntsev, refusant d’aller plus loin, n’apporte rien à l’instruction ; il sera jugé en
septembre 1954, condamné à huit ans d’exil, puis libéré en 1959 au bout de cinq ans.
Le plénum exclut du comité central et du PCUS les créatures de Beria, Goglidzé et
Koboulov, remercie Joukov de sa contribution à l’arrestation de Beria ; jusqu’alors simple
suppléant, il est promu membre titulaire du comité central ; Kiritchenko, membre du clan
Khrouchtchev en Ukraine, est promu membre suppléant du présidium. Le plénum annule
la décision du 28 avril limogeant Ignatiev du comité central, et le rétablit dans ses rangs.
L’homme qui avait monté l’« affaire des médecins », sous les ordres de Staline, peut
reprendre une carrière plus modeste, mais tranquille. Krouglov est confirmé
officiellement ministre de l’Intérieur et Chataline, réputé proche de Malenkov, nommé
membre du secrétariat du comité central, chargé d’épurer la Sécurité.
Le plénum se conclut par le vote d’une résolution portant l’empreinte du bluff stalinien
rituel. Elle salue d’abord « le puissant essor dans tous les domaines de l’économie depuis
le XIXe congrès » – essor nié au cours des débats du plénum lui-même –, puis le texte
souligne les « succès de l’Union soviétique dans l’édification du communisme », alors
même que le plénum a dénoncé la pénurie de pain, de pommes de terre et de légumes, et
le manque dramatique de logements ; la résolution exalte « une série de succès
[prudemment non précisés] dans l’essor de l’économie socialiste », critique les anomalies
dans la vie politique signalées par Malenkov (absence de congrès pendant treize ans et de
réunions régulières du comité central, du bureau politique et du Conseil des ministres),
expose une attaque générale et anonyme contre le « culte de la personnalité », puis, en
sixième point, seulement, dénonce de façon générale les « actions criminelles et les
actions perfides » de Beria énumérées au cours du plénum[577].
Malenkov semble tenir fermement les rênes du pouvoir. Pourtant ce plénum marque le
début de sa chute et de l’ascension de Khrouchtchev. L’accusation portée contre Beria
d’avoir monté l’affaire de Leningrad – en réalité l’œuvre d’Abakoumov, sur ordre de
Staline, sous la houlette de Malenkov – et fait liquider les principaux dirigeants de la ville
retombe indirectement sur Malenkov, son véritable organisateur. La liquidation de Beria
prive celui-ci d’un allié, dangereux sans doute, mais d’un allié. Or dans les organismes de
la direction, à part l’obscur Chataline, Malenkov n’a pas d’ami : les vieux staliniens
Molotov et Kaganovitch, qui se haïssent l’un l’autre, n’ont aucune sympathie pour ce
promu de la deuxième génération que Staline avait à leur place désigné comme son
héritier. L’insinuant Mikoyan le rejette pour les mêmes raisons. Le pantin décoré
Vorochilov ne compte pas ; Boulganine est, depuis vingt ans, lié à Khrouchtchev.
La liquidation de Beria, c’est d’abord la victoire de l’appareil central du Parti sur la
Sécurité d’État, à qui Staline avait accordé, sous son seul mais étroit contrôle, une
certaine autonomie pour terroriser le Parti lui-même. Le premier article de la Pravda du
10 juillet sur la destitution de Beria souligne qu’il était « nécessaire de mettre les organes
du ministère de l’Intérieur sous un contrôle systématique et inflexible ». C’est la première
étape de la victoire du comité central et de son appareil. Khrouchtchev assure que la
liquidation de ce « vil traître et provocateur contribuera […] au renforcement de notre
direction lénino-stalinienne[578] ».
Plus largement, la victoire des conjurés est celle de l’appareil du Parti sur celui du
gouvernement, qui cherche à s’affranchir de sa tutelle. En ce sens, elle annonce celle de
Khrouchtchev, nommé en septembre 1953 secrétaire du comité central, sur Malenkov,
président du Conseil des ministres. Smirtioukov remarque : « Après la mort de Staline, les
cadres du comité central et les secrétaires des comités régionaux voulaient se hisser au-
dessus de l’appareil du gouvernement et du gouvernement lui-même. Khrouchtchev n’a
incarné que l’expression de leurs intérêts[579]. »
Pour les secrétaires régionaux, qui forment l’ossature du comité central, Khrouchtchev
est l’un d’eux, à la différence de Beria et de Malenkov. Il a fait carrière à tous les niveaux
de l’appareil, dont il a gravi les divers échelons, comme ils y aspirent eux-mêmes. Ni
Beria ni Malenkov n’ont effectué ce parcours rituel. Beria a œuvré, pendant neuf ans, en
Géorgie, comme cadre de la police politique qu’il dirigera ensuite à Moscou pendant
quatre ans. Malenkov a été, quasiment dès le début de sa carrière, un rouage de l’appareil
central, chargé du contrôle des cadres régionaux et locaux, sans jamais en être un membre
de base. Responsable des cadres dans le secrétariat du comité central sous Staline, il a fait
partie des missi dominici envoyés dans les provinces pendant les années 36-39, pour
organiser ou vérifier la mise en œuvre des purges de l’appareil décidées à Moscou. C’est
pourquoi, en 1955, Khrouchtchev rappelle l’affaire de Leningrad où il accuse Malenkov
d’avoir mené à bien avec Beria – qui à l’époque n’y était pas pour grand-chose – la
liquidation de quelque 2 000 cadres du Parti de la ville ou qui en étaient originaires.
L’élimination de Beria, présenté comme un élément extérieur, étranger même au
système, permet à Malenkov et Khrouchtchev de rejeter sur lui la terreur qui décimait les
rangs de l’appareil maintenu sous une pression et une tension constantes. Charger Beria,
c’est défendre Staline, qu’il est encore trop tôt pour mettre en cause, et le système instauré
par lui, tout en exonérant les héritiers de toute culpabilité et de toute responsabilité. Beria
entame ainsi une carrière de bouc émissaire que Khrouchtchev prolongera au maximum.
Il n’est guère d’événement dramatique sans élément de farce. Le discours de l’ancien
secrétaire de Staline, Poskrebychev, le démontre. Le présidium ne le laisse pas prononcer
son discours, qu’il remet par écrit au bureau. Il reproche à Beria d’avoir voulu se
présenter au chef suprême comme « l’homme le plus capable, le plus dévoué et le plus
fidèle au camarade Staline », d’avoir « tenté par tous les moyens d’occuper du vivant de
Staline la place de premier vice-président du Conseil des ministres », d’avoir tenté en vain
de s’opposer à la nomination de Pervoukhine à ce poste, de très mal supporter les
critiques, mais d’en accabler les autres, de se juger infaillible, d’être extrêmement
vaniteux, d’avoir prétendu que son discours pour l’anniversaire de la révolution
d’Octobre était le meilleur – alors que Staline le trouvait émaillé d’erreurs –, d’avoir
proposé une liste de récompenses aux spécialistes chargés du projet atomique sans en
avoir discuté auparavant avec les membres du bureau politique, et d’avoir exaspéré
Staline par l’accumulation des mesures de précaution prises alors qu’il voulait partir en
vacances dans le Sud, incognito, « comme un conspirateur »[580].
Les membres du plénum bavardent. Des rumeurs circulent dans les hautes sphères du
Parti. Dès le 8 juillet, deux jours avant que la nouvelle soit annoncée officiellement,
Bonifati Kedrov, dans une lettre transmise à Chataline qui, lui-même, la transmet au
parquet, raconte en détail l’histoire de son père survenue en février-avril 1939. Deux mois
plus tard, au début de septembre, le procureur adjoint de l’URSS le convoque et l’invite à
réécrire sa lettre en y supprimant les noms de Vychinski, Chkiriatov et Iaroslavski, ce
dernier pourtant mort dix ans plus tôt, en 1943, et bien oublié. Les deux premiers, encore
en fonctions, allaient mourir l’année suivante. Le 21 décembre 1953, Kedrov écrit à
Malenkov pour lui rapporter tout cela et s’étonner de leur silence, bientôt éternel. Il ne
recevra pas de réponse, mais sa lettre sera classée dans le dossier Beria.
XVII.

DES LENDEMAINS QUI CHANTENT ?


Chepilov traduit la satisfaction de la haute bureaucratie : « Nous sortîmes du plénum
heureux et enthousiastes[581]. » En juin 1957, devant le comité central, il reprend :
« Nous avons tous considéré l’élimination de la bande de Beria comme un très grand
résultat […] Après l’arrestation […] la situation s’est purifiée[582]. » En quoi
exactement ? Il ne nous le dit pas.
Mais la liesse n’est pas générale. Oleg Troianovski, qui travaillait alors au ministère des
Affaires étrangères, répercute probablement dans ses souvenirs des critiques qu’il aurait
entendues autour de lui : « On aurait sans doute eu beaucoup de difficulté à trouver ne
serait-ce qu’une poignée de gens sympathisant avec l’ancien kaguébiste en chef, et
pourtant le plénum laissa un certain sentiment d’insatisfaction. Il se conduisait en effet
comme une sorte de tribunal suprême, dont la décision dominait et prédéterminait les
conclusions et le verdict d’un véritable tribunal, lequel ne se tint que six mois plus tard.
De plus, le plénum examina le cas de Beria en l’absence de celui-ci. Les accusations
gratuites le présentant comme un agent de services de renseignements étrangers
suscitèrent le scepticisme, pour ne pas dire plus. Enfin l’essentiel : comment Beria et ses
complices avaient-ils pu accomplir de tels forfaits à l’insu de Staline ? Quel avait été le
rôle du pilote dans toutes ces affaires[583] ? » Le plénum n’apportait aucune réponse à
ces questions, mais, en usant d’une justice expéditive sans la présence de l’accusé, il
ranimait la crainte de voir rejouer le scénario de 1937. Selon la tradition stalinienne, son
unanimité n’était qu’une façade.
Le 10 juillet, la Pravda publie deux communiqués. Le premier informe que le plénum
« réuni ces jours-ci a entendu et discuté le rapport du présidium du comité central
présenté par le camarade Malenkov sur les agissements criminels de L.P. Beria dirigés
contre le Parti et l’État, visant à saper l’État soviétique dans l’intérêt du capital étranger ».
Ces agissements « se sont traduits par des tentatives perfides de placer le ministère de
l’Intérieur de l’URSS au-dessus du gouvernement et du parti communiste » ; enfin le
plénum « a décidé de radier L.P. Beria du comité central du PCUS et de l’exclure en tant
qu’ennemi du parti communiste et du peuple soviétique ». Si ce plénum peut le radier,
c’est qu’il en était encore membre au moment de son ouverture et donc aurait dû être
convoqué. La nouvelle légalité socialiste connaît des débuts difficiles.
Le second communiqué émane du présidium du Soviet suprême de l’URSS, organisme
fantoche présidé par Vorochilov ; il reprend mot à mot les termes du premier sur les
« agissements criminels ». Il informe que Beria est relevé de ses fonctions
gouvernementales et annonce la décision de transmettre son affaire à la Cour suprême.
L’éditorial de la Pravda, sous le titre rituel « L’unité inébranlable du Parti, du
gouvernement, du peuple soviétique », estime « nécessaire de mettre les organes du
ministère de l’Intérieur sous un contrôle systématique et inflexible ».
La nouvelle ébranle un peu plus le culte de Staline. Beria a été l’un de ses proches, il a
dirigé la police politique, le projet atomique. Comment le patron a-t-il pu confier de telles
responsabilités à un individu qualifié, trois mois après sa mort, de provocateur et agent de
l’impérialisme ?
Les événements provoquent un choc dans le pays et dans le goulag. Les détenus des
camps du gorlag (la région minière de Norilsk) conduisaient depuis plusieurs jours une
grève, suivie d’affrontements sévères avec les troupes spéciales du NKVD. Les
nombreuses pertes subies par les grévistes n’ont pas brisé le mouvement. Mais, Beria leur
apparaissant comme le symbole du régime policier, ils ressentent son arrestation comme
une victoire et décident d’arrêter la grève.
À l’inverse, la nouvelle sert souvent de catalyseur à l’opposition. Le 19 juillet,
350 détenus du camp de Retchny refusent de travailler, exigeant une discussion avec le
procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du
camp no 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés « Le comité d’action »,
qui proclament :
« Détenus et bagnards ! Lavrenti BERIA a été décrété ennemi du peuple par le
gouvernement soviétique. Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération
totale. Exigez : la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du
bagne – la réduction maximale de la durée des peines[584]. »
Au camp minier de Vorkouta, gagné par l’agitation, un groupe de détenus décide la
grève : « On a relâché les bandits et les filous, pourquoi est-ce qu’on ne nous relâche
pas ? » Ou : « C’est l’ennemi du peuple, Beria, qui nous a internés, maintenant on doit
nous relâcher. » Le 24 juillet, l’administration autorise les détenus à arracher leurs
numéros d’immatriculation, qu’ils jugent infamants. L’un d’eux s’écrie : « Avec tous ces
numéros que nous avons enlevés, il faudrait tresser une corde pour Beria. » La deuxième
équipe de la mine 14 refuse de descendre au fond, jugeant les concessions de
l’administration insuffisantes : « Nous avons été condamnés seulement sur la pression
hostile de Beria, nous voulons être totalement libérés. » Dans la sixième section du camp,
les détenus dénoncent « Beria et son activité de saboteur ». Dans la seizième section, ils
diffusent des tracts qui énumèrent leurs revendications : « la liberté, l’amnistie, la journée
de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision des affaires, la liberté de
correspondance et de visites ». Les détenus déclarent qu’ils ne reprendront le travail
qu’après avoir rencontré un représentant du comité central[585].
Dans ses mémoires, le dernier chef du KGB, Krioutchkov, note qu’après la mort de
Staline « on continuait à craindre de dire ouvertement ce que l’on pensait, même si la peur
commençait à se dissiper. Le tournant décisif dans la conscience des gens ne se produisit
qu’avec l’arrestation de Beria[586] », symbole du fonctionnement policier du système.
Au lendemain du plénum, le Kremlin convoque d’urgence les dirigeants des partis
communistes membres du Kominform et ceux du PC chinois. Il s’agit de livrer leur
version de l’affaire Beria. Du 12 au 14 juillet, trois séances distinctes sont organisées :
une pour les dirigeants des démocraties populaires, une pour les dirigeants du PC chinois,
une pour l’Italien Secchia et le Français Jacques Duclos.
Khrouchtchev, flanqué de Malenkov, Molotov et deux autres membres du présidium
introduit la réunion des dirigeants hongrois, roumains et bulgares. Il feuillette
nerveusement une brochure à couverture rouge, intitulée L’Affaire de l’ennemi du peuple
Beria, d’une douzaine de pages. Tous, connaissant le russe, commencent à la lire. Puis
Khrouchtchev et les membres du présidium apportent oralement leurs commentaires en
reprenant les points essentiels. On nous raconta, écrit Rakosi, qu’après la mort de Staline
les membres du présidium étaient « de facto les prisonniers de Beria », qui, au nom de la
sécurité, avait « doublé la garde des membres du présidium, organisé leur écoute
téléphonique ». Ils l’accusent d’avoir « avancé des propositions de caractère
provocateur », à commencer par la liquidation de la RDA. Mieux encore, « les désordres
qui s’étaient produits quelques semaines plus tôt à Berlin étaient aussi l’effet de son
action ». Ils dénoncent l’amnistie par laquelle il a « libéré des récidivistes qu’il faut
maintenant remettre en prison, d’avoir libéré les nationaux-chauvins bourgeois les plus
dangereux [des nationalistes baltes et ukrainiens] » et stigmatisent « l’épuration des
Russes des républiques nationales », etc.
Rakosi s’étonne que « Beria, qui, trois semaines plus tôt, réglait de façon si souveraine
les questions essentielles de la démocratie populaire hongroise, apparaisse comme un
ennemi du peuple ». Sans doute pour lui faire plaisir, ainsi qu’à ses camarades,
Khrouchtchev précise : « Le comportement de Beria lors de la discussion de la question
hongroise a beaucoup contribué à le démasquer. » Rakosi est satisfait : « Khrouchtchev
souligna par deux fois l’insolence avec laquelle Beria s’était comporté à mon endroit. »
Puis Khrouchtchev dénonce la volonté de Beria de repousser le Parti à l’arrière-plan et
d’évincer le secrétaire général des questions de sécurité d’État. « Le secrétaire général, dit
Khrouchtchev, est bien obligé de se mêler de ces questions. » Rakosi demande pourquoi
on n’a pas fait cette observation à Beria lors des discussions soviéto-hongroises. Un
membre du présidium lui répond : « D’un côté on ne voulait pas éveiller les soupçons de
Beria, de l’autre, on s’efforçait de conserver l’apparence d’une unanimité d’opinion à
votre égard. » Rakosi insinue : « À voir l’air des camarades soviétiques, on pouvait juger
quelles épreuves avaient représentées les dix derniers jours. » Ils n’avaient donc pas l’air
heureux ?
Les Bulgares et les Roumains, qui ignoraient tout des discussions menées entre Moscou
et Budapest trois semaines plus tôt, suivent avec surprise cette discussion où les
Soviétiques manifestent un certain agacement. Lorsque Rakosi demande quelles décisions
restent à appliquer de celles qui ont été prises lors de cette réunion, on lui fait comprendre
que tout reste en vigueur. Le provocateur Beria a quand même contribué à faire adopter
des décisions « correctes »[587].
Rakosi l’a-t-il oublié dans ses souvenirs ou n’y croyait-il pas ? Dans la liste des
reproches adressés à Beria, il ne mentionne jamais l’accusation de complot pour prendre
le pouvoir, qui, par contre, figure vaguement dans les notes de l’Italien Secchia. Il serait
étrange que Rakosi l’ait oubliée si elle avait été formulée.
Devant les Italiens et les Français, Khrouchtchev présente l’affaire Beria comme un
exemple des agissements des ennemis de l’URSS qui, « déguisés habilement en
communistes, ont tenté de pénétrer dans les rangs du Parti pour faire carrière et mener un
travail de sabotage ». Le présidium a « démasqué Beria comme un agent de
l’impérialisme international […]. Par des manœuvres d’intrigant perfide il a tenté de
dissoudre le noyau dirigeant léniniste de notre Parti et du gouvernement, pour augmenter
son prestige et réaliser ses projets criminels : il a utilisé l’appareil du ministère de
l’Intérieur pour […] s’emparer du pouvoir […] et les gardes du corps des membres du
présidium pour surveiller les dirigeants du Parti et du gouvernement ; il a exigé de ses
agents des rapports réguliers sur la vie quotidienne des dirigeants, le contrôle et
l’enregistrement de leurs conversations téléphoniques, etc. ».
Les accusations politiques sont au nombre de deux : pour l’Allemagne, Beria proposait
d’« abandonner la construction du socialisme et de transformer la RDA en État
bourgeois » ; en Yougoslavie, il voulait établir, par l’intermédiaire de ses agents, un
contact personnel avec Tito et Ranković[588]. Jacques Duclos, de retour en France,
qualifie Beria de « Fouché de bas étage[589] ». Pour une fois, il est plus modéré dans ses
propos que ses maîtres du Kremlin.
Khrouchtchev mobilise militaires et écrivains pour dénoncer Beria dans la Pravda et les
Izvestia. Cholokhov, l’auteur du Don paisible, se refuse à le qualifier d’espion, mais
reconnaît « sa soif démesurée de pouvoir dictatorial[590] ». Khrouchtchev invite le
footballeur Nicolas Starostine, exilé au Kazakhstan par Beria, à lui envoyer d’urgence une
demande de révision de son affaire. Deutscher, de son côté, explique la chute brutale de
Beria : « La police dont il était le chef le haïssait en tant que “libéral”, le peuple le haïssait
en sa qualité de chef de la police. »
Grâce à leur nouvelle liberté, les dignitaires, surtout Khrouchtchev, bavardent et
égrènent des confidences à une cour d’écrivains et de journalistes officiels, académiciens
et autres chantres de la « nomenklatura », flattés de voir les maîtres du jour leur confier
des secrets d’État, même douteux. Un jour d’août, l’écrivain Valentin Kataiev, en
vacances à Koktebé, déclare à ses deux voisins, écrivains comme lui : « Pendant que nous
lézardons sur la plage, à Moscou Lavrenti Pavlovitch Beria stagne dans sa cellule sans
ceinture et, ce qui est plus important, sans pince-nez[591]. »
Après la liquidation de Beria le comportement de Khrouchtchev change. Il commence à
se comporter en patron et ses gardes l’imitent. Comme enivré, il saute sur la moindre
occasion pour rappeler la maestria avec laquelle il a éliminé Beria, dans les réunions des
diverses instances dirigeantes comme devant les délégations étrangères. Parfois, la
griserie du succès et de la vodka l’entraîne à enjoliver le roman, engendrant ainsi une
douzaine de versions différentes. Si les épouses sont là, il se laisse aller à citer des détails
scabreux du dossier : les femmes que Beria faisait rafler dans la rue pour satisfaire ses
désirs pressants, les maîtresses qu’il accumulait et changeait au fil des semaines. Au
début, commente Chepilov, ses auditeurs mettaient ces propos sur le compte de la
« simplicité », du « caractère direct » de Nikita Sergueievitch. « Il n’a pas étudié dans un
institut de jeunes filles nobles », « Il n’est pas passé par une académie diplomatique »,
« C’est un ouvrier, il a un peu trop bu, il a parlé franchement, qu’y a-t-il de mal ? »[592].
Mais ses discours répétitifs finissent par lasser.
XVIII.

UN PROCUREUR À LA PEINE
Durant le plénum, Beria est resté à se morfondre dans sa cellule, sans moyen de deviner
ce qui l’attendait. Roudenko et son adjoint Tsaregradski, tambour battant, avant même
l’ouverture du comité central, commencent les interrogatoires de ses collaborateurs. Ils
s’intéresseront à Beria à la fin des débats. Ils interrogent Sarkissov et Lioudvigov dès le
1er juillet, Charia le 2, enchaînent jusqu’au 8 juillet où ils s’occupent pour la première fois
de Beria lui-même.
D’emblée, Beria essuie un revers qu’il n’attendait sûrement pas : la quasi-totalité de ses
proches collaborateurs, ses dociles exécutants et porte-plume, dont il a construit la
carrière, le lâchent brutalement, passent à table avec une étonnante disponibilité, le
chargent et se chargent les uns les autres. Leur acharnement contre leur ancien patron ne
cessera de se renforcer, jusqu’au procès lui-même, où ils l’accableront avec plus de
vigueur encore que certains témoins de l’accusation.
Le premier interrogé, le chef de ses gardes du corps Rafail Sarkissov, qui se targue
d’appartenir depuis dix-huit ans à sa garde personnelle, détaille ses aventures sexuelles et
abreuve Roudenko de révélations scandaleuses. C’est « un homme débauché et
malhonnête ». Obligé des années durant de rabattre pour lui les jeunes filles et les femmes
qui ont attiré son attention, il se déclare « réduit au rôle de proxénète » et gémit : « Je
réfléchissais souvent à la conduite de Beria et j’étais extrêmement indigné qu’un homme
aussi débauché fasse partie du gouvernement[593]. » Ce malaise ne l’a pourtant pas
décidé à quitter ses pénibles fonctions et son indignation a attendu l’arrestation de Beria
pour s’exprimer.
Son secrétaire, Charia, porte une accusation plus politique : « Beria avait des manières
bonapartistes, dictatoriales. » Il se couvre : « Considérant qu’il occupait le poste de
ministre de l’Intérieur de l’URSS, j’ai commencé à percevoir le danger manifeste que
représentaient pour le Parti et l’État ces façons bonapartistes et dictatoriales[594]. » Lui
aussi a quand même attendu le 27 juin pour s’en apercevoir.
Questionné sans interruption du 1er à la mi-juillet, Lioudvigov dépeint son ancien patron
comme un homme inculte et avide. « Beria, dit-il, n’a jamais écrit lui-même une seule
page d’aucun de ses travaux, d’aucun de ses rapports, d’aucune de ses interventions »,
mais il se fait payer pour des textes écrits par d’autres. Mamoulov qualifie aussi Beria
d’« homme au niveau intellectuel et culturel très bas. Beria n’a jamais lu un seul livre. »
Non content de s’attribuer la paternité de l’ouvrage « Sur l’histoire des organisations
bolcheviques de Transcaucasie », il « a eu, prétend-il, grand-peine à le lire jusqu’au
bout »[595].
Merkoulov, une fois arrêté, renforcera ce portrait à charge : « Dans sa lutte pour le
pouvoir, pour écarter des personnes qui se tenaient en travers de son chemin vers le
pouvoir, Beria ne méprisait aucun moyen. » Il le traite d’« intrigant malin et rusé, […] qui
n’est conduit que par ses intérêts personnels, capable de trahir pour réaliser ses buts
carriéristes, sans s’arrêter, on le sait, devant le crime[596] ». Protégez-moi de mes amis,
mes ennemis, je m’en charge…
Toutes ces généralités, sans rapport avec un quelconque complot, n’intéressent pas le
procureur. Lioudvigov est plus utile quand il dénonce « la fausseté et l’hypocrisie » de
Beria à l’égard de Staline : « Depuis mars de cette année, la conduite de Beria a
brutalement changé […] Il ne se sentait littéralement plus […] Il a complètement
dégénéré. Il critiquait brutalement un dirigeant du Parti[597] » – Staline, bien sûr, dont
Lioudvigov, conformément à une règle non écrite, se garde de citer le nom. Le 8 juillet,
prié de confirmer ses précédentes déclarations sur « l’activité criminelle de Beria, dirigée
contre le Parti et l’État soviétique », il évoque de nouveau son irrespect à l’égard de
Staline, qu’il a, dit-il, « qualifié de grand faussaire » […] Il déclarait que, dans la dernière
période, Staline […] ne faisait rien[598] ».
Un tel reproche, surtout depuis le rapport Khrouchtchev de février 1956, peut paraître
dérisoire ; mais, à l’époque, le nom de Staline est encore sacré. Lioudvigov se sert de cet
aspect, en soulignant les « déclarations sacrilèges » de Beria sur le chef défunt. Se moquer
de lui, c’est se moquer du Parti et de l’État, dont il est encore l’incarnation suprême. Le
9 juillet, Roudenko saisit ce fil et à son tour reproche à Beria d’avoir « sali la mémoire du
Guide, par des railleries sacrilèges ». Beria nie[599]. Cette charge est semble-t-il, si
importante que l’interrogatoire de Koboulov du 11 août est divisée en deux parties, dont
la seconde, intitulée « Perfidie de Beria vis-à-vis de Staline », énumère sur deux pages
entières une longue série de propos critiques émis par Beria contre le maréchal[600].
Un certain Katchmazov écrit à Malenkov, le 10 juillet, après lecture de la Pravda. Selon
lui, Beria abritait un dangereux terroriste et il a, « par deux fois, attenté à la vie du
camarade Staline ». Il demande qu’on lui « adresse une convocation par exprès car des
criminels, créatures de Beria, confisquent son courrier[601] ». La lettre de ce mythomane
est jointe au dossier mais ne sera pas utilisée.
À son manque de respect pour Staline, Beria ajoute, à en croire ses anciens amis, « des
jugements méprisants sur les membres du secrétariat du bureau d’organisation […] ».
Pour lui, « en général ils ne comprennent pas grand-chose »[602]. Ses sarcasmes visent
tout le monde, mais seules les attaques contre Staline relèvent du blasphème et du crime.
Après s’être présenté comme victime d’une « excessive facilité d’oubli », qui l’empêche
de « retrouver dans sa mémoire » de nombreux faits qu’on lui reproche[603], Koboulov,
lui aussi, dénonce « la perfidie de Beria à l’égard de Staline », dont il ose, lui, prononcer
le nom. Il révèle que, évoquant l’« affaire des médecins », Beria a déclaré : « On voulait
anéantir la fine fleur de l’intelligentsia russe. » Koboulov précise : « cette affirmation de
Beria visait le camarade Staline ». Lorsque l’ancien dirigeant du PC géorgien, Baramia,
dut expliquer après la mort de Staline pourquoi il avait fait des aveux mensongers, il
répondit que les enquêteurs l’ont roué de coups sur instruction du comité central. Beria lui
rétorqua : « Le comité central ne savait rien. C’était une décision personnelle de
Staline[604] » – ce qui est la stricte vérité.
D’autres s’empêtrent. Le 21 juillet, Merkoulov, témoin encore libre, déclare : « Je ne
sais rien sur l’activité criminelle de Beria en tant que telle », mais « Beria attendait la
mort de Staline pour développer son activité criminelle ». Il se répète mot pour mot dans
sa lettre à Khrouchtchev du même jour, mais ne fournit aucun élément du fameux
complot, pas plus que dans la seconde lettre, deux jours plus tard.
Ses anciens collaborateurs, en revanche, se répandent en détails sur le portrait d’un
homme vaniteux, brutal et ambitieux. Lioudvigov s’indigne : « Après mars 1953, Beria
passa définitivement toutes les bornes. Il se voyait en grand seigneur […] Il se mit à être
grossier avec ses subordonnés, à les injurier brutalement, à les accabler de mots blessants.
Il m’insultait […] il insultait de nombreux cadres dirigeants : Serov, Krouglov, Stakhanov
[…] Il m’offensait souvent en me traitant de “serin”, de “tête de poulet”. Et, si je
protestais, il hurlait : “Pourquoi tu me regardes comme un mouton ?” » Goglidzé fait le
même constat : « Il ne supporte aucune critique. […]. Dans les réunions et les
conférences, il pouvait traiter quelqu’un de crétin, d’idiot. […] Il injuriait de façon
impardonnable son entourage, ironisait sur les cadres, dépensait sans compter les fonds de
l’État. » Lioudvigov relève sa « mégalomanie » et l’accuse de « se présenter comme
l’homme d’État et l’homme politique le plus important du pays ». Goglidzé reprend : « Il
avait imposé le principe d’infaillibilité, se considérait comme le guide du peuple
géorgien. Il s’entourait de lèche-bottes, de flatteurs et même d’individus douteux », au
premier rang desquels Goglidzé aurait pu se compter lui-même. Ce qui n’empêche pas
celui-ci de conclure : « Tous ces faits m’ont inspiré une vive antipathie personnelle pour
Beria », antipathie qu’il avait soigneusement dissimulée jusqu’à l’arrestation de son chef.
Lorsque Roudenko lit ce témoignage à Beria, celui-ci le juge, non sans humour,
« fortement tendancieux[605] ».
Les Khrouchtchev, Molotov et autres n’ont rien à lui envier en matière de brutalité et se
soucient peu de ses manières cavalières envers ses adjoints et subordonnés. L’enquêteur
Kouptsinov n’est pas dupe et écarte les plaintes de Lioudvigov au profit d’une seule
question : « Que savez-vous de l’activité criminelle de Beria vis-à-vis du Parti et du
gouvernement soviétique[606] ? » Lioudvigov doit se résoudre à un minimum de
révélations.
C’est vrai, dit-il pour aller dans le sens de Roudenko, Beria voulait placer le ministère
de l’Intérieur (MVD) au-dessus de l’appareil du Parti : « Il accompagnait souvent les
notes destinées au présidium du comité central de la consigne d’en faire part, en même
temps que les décisions du comité central, aux secrétaires du comité central des
Républiques, territoires et régions. » C’est là, effectivement une atteinte à la souveraineté
du comité central, même si le contenu des notes est parfois anodin.
Le 8 juillet, Lioudvigov enfonce le clou : Beria a tenté de « saper l’unité des rangs du
Parti et de son noyau dirigeant en opposant les organes du MVD au comité central ». Il
ajoute ce détail (que nous avons déjà cité), sans doute vrai tant il échappe à la langue de
bois : « Beria […] déclara que désormais on pouvait installer comme secrétaire du comité
du Parti du MVD une bouteille vide et lui donner le nom de secrétaire : cela n’aurait
aucune importance[607]. » Le 10 juillet, Roudenko rapporte ces propos à Beria, qui les
nie.
Pourquoi les proches de Beria se retournent-ils aussi radicalement contre lui, alors
qu’ils n’ont subi aucun des mauvais traitements réservés à leurs victimes ? La fameuse
brutalité de Beria à leur égard ne joue sans doute qu’un rôle secondaire.
D’abord la solidarité qui liait ses collaborateurs à Beria reposait non sur un accord
politique, sur des idées et des convictions communes, mais sur des intérêts de clan. Une
fois le chef du clan abattu, la bande se disloque. Khrouchtchev fera la même expérience
lorsqu’il sera limogé par le comité central, en 1964 : il se retrouvera seul avec sa femme,
sa fille et son gendre.
Ensuite, pour détourner l’attention du prétendu complot dont on l’accuse – et dont, s’il
existait, ils seraient forcément les complices, voire les chevilles ouvrières –, ses
collaborateurs déversent en vrac une série de reproches injurieux : il est débauché,
ignorant, inculte, brutal, injurieux, prétentieux, il pratique la torture en 1937-1939, il
martyrise le parfumeur Belakhov, il organise l’assassinat de l’ambassadeur en Chine
Bogdoun-Louganets et sa femme, il couvre l’enlèvement et le meurtre de la femme du
maréchal Koulik, il crache sur Staline et – ce qui frôle enfin le complot – place l’appareil
du ministère de l’Intérieur au-dessus de celui du Parti et du gouvernement. Pour faire
bonne mesure, il nourrit des objectifs criminels, prudemment laissés dans le vague. Ils
mentionnent avec zèle les tortures qu’ils ont eux-mêmes pratiquées (à son instigation), les
assassinats qu’ils ont perpétrés (normal, puisqu’ils ont obéi aux ordres). Mais tout fait
susceptible de se rattacher à une idée de complot se retournerait contre eux puisqu’ils
n’avaient rien signalé avant l’arrestation de leur chef. Ils doivent donc se cantonner
prudemment aux généralités ou à l’ordinaire quotidien : passages à tabac, tortures,
assassinats.
Le premier interrogatoire de Beria, mené par Roudenko commence le 8 juillet et dure de
21 heures à 0 h 35 ; son adjoint Kouptsinov, de son côté, interroge Lioudvigov de
20 heures à 1 h 30 et un autre enquêteur s’occupe de Mamoulov de 13 heures à 23 heures,
avec une interruption de 20 heures à 22 h 30. Suivra une longue série d’audiences qui se
conclura le 17 novembre 1953. Piotr Deriabine, ancien « chef du contre-espionnage en
Autriche », dans son livre Policier de Staline, truffé d’erreurs et de contre-vérités, écrit
que « Beria répond par monosyllabes et fait la grève de la faim[608] ». Or Beria
s’exprime toujours en phrases construites, parfois longues, se défend systématiquement,
tente de se justifier et mange sans mot dire la pitance des détenus.
Le procédé des enquêteurs de la Sécurité d’État est toujours celui des questions
absurdes, auxquelles les victimes innocentes sont contraintes de répondre en inventant
elles-mêmes les preuves de leurs crimes imaginaires. Beria connaît le rite pour l’avoir
pratiqué lui-même. Roudenko lui demande d’emblée : « Vous êtes arrêté pour une activité
conspiratrice antisoviétique contre le Parti et l’État soviétique. Êtes-vous disposé à décrire
votre activité criminelle ? » Beria « nie catégoriquement[609] » et ne décrit donc rien.
Sous Staline, dès 1937, l’accusé qui se défendait ainsi était aussitôt roué de coups pour
le faire changer d’avis. Beria ne subira rien de tel. Roudenko est manifestement si peu
convaincu du supposé complot qu’il se fixe sur le passé de Beria, remontant même à
1917, pour contester son adhésion au parti bolchevique – cela à dix reprises au moins
jusqu’à l’ultime séance du 23 novembre. En traitant le « complot » par l’indifférence,
Roudenko en souligne l’inanité. Les troupes du ministère de l’Intérieur étaient venues à
Moscou pour les obsèques de Staline. Leur maintien dans la capitale servait
traditionnellement d’argument pour prouver que Beria préparait un coup de force. Or
Roudenko oublie de lui demander dans quel but il avait maintenu ces divisions en place…
Dès les premières lignes de l’interrogatoire, on sent que les adversaires de Beria ne
savent pas réellement de quoi l’accuser. Roudenko exploite donc inlassablement les
mêmes éléments – réels, douteux ou hypothétiques – souvent minimes, voire mineurs,
susceptibles de discréditer Beria aux yeux de l’appareil du Parti lui-même. Roudenko
s’acharne sur treize points.
1. L’accusation d’avoir trafiqué sa date d’adhésion au parti bolchevique.
2. L’accusation d’avoir, en 1918-1919, servi dans le contre-espionnage du Moussavat
en Azerbaïdjan, et donc d’avoir travaillé pour l’Intelligence Service britannique, qui le
contrôlait. Roudenko ne s’attarde guère sur le second volet de ce grief.
3. L’accusation de « dégénérescence morale » – étayée par une longue liste de femmes
dont certaines l’accusent, à tort ou à raison selon les cas, de les avoir violées. À ce grief
sans caractère politique, qui ne peut pas lui coûter grand-chose, Beria répond en
grommelant : « Oui, un peu, je suis coupable[610]. » Roudenko essaie de donner à ce
point un aspect politique : les femmes dont il ne cite aucun nom, auraient été des agents
des services secrets étrangers.
4. L’accusation d’avoir, dès ses débuts dans la Tcheka en 1921, œuvré pour accéder aux
marches suprêmes du pouvoir.
5. L’accusation d’avoir, en 1935, signé un ouvrage sur l’histoire du parti bolchevique en
Transcaucasie, rédigé par un groupe de journalistes et enseignants dont Ernst Bedia,
d’avoir commis là un honteux plagiat et d’avoir fait fusiller Bedia en 1937.
6. L’accusation d’avoir organisé, en 1937-1939, une répression sauvage en Géorgie, en
particulier contre les anciens dirigeants du PC géorgien, et d’avoir ordonné les passages à
tabac, voire les tortures des individus arrêtés, dont Roudenko fournit une liste que Beria
reconnaît exacte.
7. L’accusation d’avoir comploté contre Sergo Ordjonikidzé et tenté de le discréditer
auprès de Staline, après l’avoir honteusement flatté pour qu’il favorise son ascension, et
d’avoir fait fusiller deux de ses frères et sa belle-sœur.
8. L’accusation d’avoir fait fusiller, en octobre 1941, vingt-cinq cadres du Parti, dont
l’ancien dirigeant de la Tcheka, Mikhaïl Kedrov, pourtant acquitté par la Cour suprême,
et le parfumeur Belakhov, torturé en vain pour lui faire avouer qu’il était l’amant de la
femme de Molotov, Jemtchoujina, et se livrait à l’espionnage.
9. L’accusation d’avoir tenu des propos sacrilèges sur Staline.
10. L’accusation, reprise du plénum du comité central, d’avoir voulu placer les cadres
du ministère de l’Intérieur au-dessus des cadres du Parti et, ainsi, d’avoir opposé le MVD
au Parti et au gouvernement.
11. L’accusation d’avoir court-circuité la section des cadres du comité central en
effectuant seul les nominations au sein du ministère de l’Intérieur.
12. L’accusation d’avoir voulu liquider la « construction du socialisme » en Allemagne
de l’Est (RDA) et livré cette dernière à la bourgeoisie allemande ; d’avoir envisagé de
rendre les îles Kouriles au Japon, Königsberg (Kaliningrad) à l’Allemagne et l’isthme de
Carélie à la Finlande – bref, d’avoir voulu brader certaines des conquêtes territoriales de
la Seconde Guerre mondiale. Roudenko n’avait pas pensé à cette accusation, fournie par
Lioudvigov rapportant, sans être sollicité, une conversation privée avec Beria[611]. Beria
nie en bloc : il n’a jamais proposé aucune mesure en ce sens.
13. L’accusation d’avoir rédigé une lettre, en réalité un simple brouillon retrouvé dans
sa poche, pour Ranković, ministre de l’Intérieur de Yougoslavie, afin de rétablir avec le
régime de Tito les relations rompues à l’initiative de Staline en 1948.
Aucun de ces treize points ne fonde un complot pour s’emparer du pouvoir. Ici et là,
apparaît parfois dans ces interrogatoires qui tournent en rond un élément nouveau,
souvent dérisoire et vite abandonné. Ainsi, le 10 juillet, Roudenko reproche à Beria
d’avoir voulu instaurer des décorations différenciées selon les diverses nationalités de
l’URSS, rétablir le théâtre juif et éditer un journal juif, et rechercher la
« popularité »[612]. Une autre fois, il évoque sa jeunesse marquée d’obscures
« déviations vers le carriérisme et le bonapartisme, et une déviation à tendances
gauchistes [sic][613] ». Mais le Kremlin n’a que faire de ces « déviations » que Roudenko
laisse donc de côté. C’est sur plusieurs de ces points, surtout ceux de la période 1918-
1941, que Roudenko interroge les loquaces collaborateurs de Beria. Mais jamais il ne leur
pose une question précise sur le prétendu complot, dont ils auraient pourtant été les
chevilles ouvrières s’il avait eu l’ombre d’un début d’existence.
Roudenko revient longuement le 14 juillet sur l’amoralité et la débauche. Beria,
convaincu que ce point ne peut pas l’envoyer à la mort, répond avec complaisance : « Je
me liais facilement à des femmes, j’ai eu de nombreuses liaisons, éphémères. On
m’amenait ces femmes chez moi ; jamais je n’allais chez elles. C’est Sarkissov et
Nadaraia qui me les amenaient, surtout Sarkissov. Dans certains cas, lorsque je
remarquais, de ma voiture, telle ou telle femme qui me tapait dans l’œil, j’envoyais
Sarkissov ou Nadaraia les suivre, établir leur adresse, faire leur connaissance et, si je le
désirais, me la fournir à la maison. Il y a eu pas mal de cas de ce genre. » Roudenko lui
présente une liste de soixante-deux femmes. Beria reconnaît avoir fait avorter deux
d’entre elles[614]. Certes, Staline a interdit l’avortement en juin 1936, mais il y a loin de
l’avortement au complot.
Cependant, si Beria admet qu’il a eu la syphilis en 1943, il nie les viols. Roudenko lui
oppose le témoignage de la jeune Drozdova, violée, selon elle, alors qu’elle était mineure.
Beria nie farouchement ; il avait d’ailleurs, dit-il, envisagé de l’épouser. Drozdova fut sa
maîtresse quatre ans durant, il a eu d’elle un enfant, dont il a confié la garde à
Obroutchnikov, qui n’en dit mot à l’instruction. Roudenko demande à Beria pourquoi on
a trouvé dans son bureau tant de lingerie féminine étrangère. Il voulait faire des
cadeaux…
N’a-t-il pas entretenu « des liaisons avec des femmes liées aux services de
renseignements étrangers » ? Ce serait enfin une preuve – bien mince certes, mais faute
de mieux ! – qu’il aurait travaillé pour l’espionnage étranger. Beria répond de façon
évasive : « Peut-être, je ne sais pas[615]. »
Puisque la débauche intéresse Roudenko, les détails pleuvent, même après son
exécution. Goglidzé accuse Beria de coucher avec sa secrétaire Vardo Maximelachavili.
Ses adjoints Charia, Mamoulov, Lioudvigov et autres, le présentent comme l’amant, en
même temps, de la maîtresse de Mamoulov, de la femme de Lioudvigov et de sa
secrétaire, liée aussi à Lioudvigov et lui[616] !
De son côté, l’enquêteur chargé de Dekanozov interroge longuement son chauffeur.
Celui-ci évoque une série ininterrompue de coucheries quasi quotidiennes, dont il a été le
témoin privilégié, car Dekanozov s’y livrait dans sa voiture : « Habituellement, il
demandait la voiture le soir ou la nuit, se rendait […] chaque fois à un nouvel endroit où
l’attendait une femme, ou bien c’est nous qui l’attendions dans notre voiture […], puis je
roulais sur une chaussée pendant une ou deux heures et il couchait avec la femme dans la
voiture. » Les ZIS utilisées par les hauts bureaucrates étaient spacieuses et Dekanozov
tout petit… Se méfiant des micros et appareils photo installés par le NKVD dans les
hôtels, il préférait éviter de laisser des traces de ses frasques. « Parfois, ajoute le chauffeur
complaisant, Dekanozov organisait des voyages de deux jours avec plusieurs femmes à la
fois[617]. »
Le 18 juillet, Spiridonov, commandant du Kremlin, rédige une lettre à Malenkov, l’un
des textes les plus délirants de l’affaire, qui date le complot fantôme de l’année 1941.
« Alors que les armées hitlériennes étaient aux portes de Moscou, brusquement, de façon
inattendue pour nous, la commandanture du Kremlin de Moscou, forte unité militaire
dotée de canons, fut concentrée dans le GOUM [grand magasin, souvent vide, situé sur la
place Rouge en face du Kremlin], sans que nous en soyons informés au préalable […].
Cet étrange voisinage nous a beaucoup inquiétés. […] Dans ces prétendues unités
militaires du NKVD se trouvaient des gens douteux. » Spiridonov apprit plus tard
l’installation dans les locaux du GOUM d’une « station radio de Beria » et, reliant ces
deux informations, il se demande si « la concentration d’une puissante unité militaire,
composée de suspects, près du Kremlin ne signifiait pas que se préparait là un assaut ».
De plus, le 6 novembre 1942, alors que se tenait au Kremlin une réunion introduite par un
rapport de Staline, un certain Dmitriev tira sur une voiture gouvernementale. On peut
« soupçonner que Beria et ses affidés ont organisé cet attentat, afin d’effrayer le
gouvernement et de saboter la réunion ».
Pour compléter le portrait d’un Beria traître et comploteur, Spiridonov lui impute
l’impréparation de l’URSS face à l’attaque allemande, puisque « la diplomatie et les
services de renseignements se trouvaient entre ses mains, ce qui a permis de dissimuler le
caractère soudain de l’attaque de notre pays par les armées hitlériennes ». Et, conclut-il,
on peut « supposer que […] Beria dès cette époque galopait vers le pouvoir[618] ».
Malenkov et Khrouchtchev, pourtant familiers des procès truqués de Moscou, négligent
cet inutilisable roman-feuilleton.
C’est peut-être quand même ce Spiridonov qui donne à Roudenko l’idée d’accuser
Beria de trahison pendant la guerre. Le 5 août 1953, il présente son argumentation :
pourquoi n’avoir pas utilisé les 121 000 soldats du NKVD, stationnés en Transcaucasie
sur le front, pour résister à l’avance de l’armée allemande, ou plus exactement pourquoi
n’en avoir fourni que 5 000 à 7 000, « et encore sur l’insistance de Staline » ? « Avouez-
vous qu’au lieu d’exécuter l’ordre du Grand Quartier général, vous avez déployé tous vos
efforts pour créer une situation critique sur le front, ouvrir la voie à l’ennemi dans la
Transcaucasie » et « entravé par tous les moyens l’activité du commandement militaire
pour renforcer la défense du Caucase ? » Beria « nie absolument ».
Roudenko a obtenu de l’état-major un acte d’accusation révélateur du bas niveau
intellectuel du haut commandement militaire soviétique. Selon lui, les actions de Beria
visaient d’abord l’« affaiblissement de la défense des armées soviétiques dans les
passages des sommets du Caucase, afin de les ouvrir aux armées fascistes allemandes ».
L’état-major ajoute, sans y voir de contradiction : « En obtenant la complication de la
situation stratégique au Caucase, Beria, visiblement [sic !], comptait aussi sur
l’occupation de la Transcaucasie par les armées anglo-américaines, qui, à cette époque,
avaient concentré des forces importantes en Iran. […] sous le prétexte d’aider l’Union
soviétique. » Donc Beria voulait livrer la Transcaucasie à la fois aux Allemands et aux
Anglo-Américains ! Il nie bien entendu cette double et ridicule accusation, que Roudenko
aggrave en affirmant qu’il se livrait « avec ses proches à des beuveries […] au lieu de
mobiliser toutes ses forces pour la défense du Caucase ». Maigre preuve de traîtrise…
Cette idée vient peut-être du maréchal Boudionny, ancien commandant de la fameuse
1 division de cavalerie rouge dans la guerre civile, qui écrit à Boulganine le 1er août
re

1953 : « Il s’efforçait par tous les moyens de laisser les Allemands atteindre la mer Noire.
Je pense que Beria, en tant qu’ennemi de notre patrie, agissait de concert avec ses maîtres
pour aider l’armée anglaise, qui se trouvait alors en Irak sous le prétexte de nous apporter
une assistance, à s’emparer de la Transcaucasie[619]. » Vieille antienne entretenue par le
NKVD à l’époque de Beria : le même détenu pouvait être accusé d’être à la solde des
services de renseignements allemands, français, anglais et polonais en même temps.
Plus de quatre mois durant, l’instruction piétine, rabâche, revient inlassablement sur la
date réelle d’adhésion de Beria au parti bolchevique, l’épisode moussavatiste, le plagiat
de 1935, la brutale répression déchaînée en Géorgie en 1937, les tortures subies par les
victimes, les affaires Kedrov et Belakhov, le traitement cruel réservé à la famille
d’Ordjonikidzé, les débauches de Beria – en somme, sauf ce dernier sujet fort peu
politique, sur des épisodes antérieurs à la guerre. Sans oublier – ressassée à saturation –
l’accusation d’avoir voulu placer le MVD au-dessus du Parti, bradé la RDA et maltraité le
général Strokatch.
Beria se défend énergiquement. Le 9 juillet, comme Roudenko – qui pas plus que
Lioudvigov n’ose prononcer le nom de Staline –, l’accuse d’avoir « le 9 mars 1953
montré un double visage et trompé le peuple et le Parti » en faisant l’éloge mortuaire du
chef défunt, Beria tranche : « Absolument faux. » Roudenko exige : « Avouez-vous que
[…] vous salissiez la mémoire du Guide, par vos moqueries sacrilèges ? » Beria le
rembarre : « Je refuse de répondre à cette question ; je peux répondre au présidium du
comité central du parti », et à lui seul. Quant à sa supposée liaison avec Tito et Ranković,
la question relève de la direction du pays, dont Beria était membre, et non du
procureur[620]. Il refuse donc de lui répondre sur ce sujet.
Le seul point consistant de l’accusation concernant la suprématie des organes du MVD
sur le Parti et l’État soviétique, même s’il s’en défend « absolument », le met en
difficulté. Roudenko, pour une fois, a un atout, Mamoulov qui déclare : « Beria
développait l’idée que le MVD devait se placer au-dessus du Parti et du gouvernement.
On sentait qu’il voulait transformer le MVD en une sorte de second centre
gouvernemental. » Beria, sans plaider coupable, concède qu’il a mal agi : « J’ai eu tort de
proposer de collecter des données sur la composition des cadres des organismes du Parti
et des soviets, mais je le faisais avec les meilleures intentions du monde ; je voulais
présenter une documentation au présidium. » Roudenko saisit le fil : cette collecte « ne
souligne-t-elle pas la tentative de privilégier les organes du MVD » ? Il rappelle à Beria
comment il a menacé de « faire pourrir en camp » le chef de la direction du MVD de
Lvov, Strokatch, et de le « transformer en poussière de camp de concentration ». Beria
s’incline encore : « J’ai mal agi[621]. » Certes, puisqu’il empiétait ainsi sur les
prérogatives du secrétariat du comité central. Sentant qu’il tient le bon bout, Roudenko
revient à la charge les jours suivants.
Le 10 juillet, comme Roudenko répète une fois de plus cette accusation, Beria cède à
moitié : « Subjectivement, ce n’était pas mon but, mais objectivement les organes du Parti
pouvaient interpréter mes actes comme la volonté d’établir le contrôle du MVD sur les
organes du Parti et des soviets. C’était une faute politique impardonnable et fatale. »
Roudenko enfonce le clou : « Quel droit aviez-vous de convoquer au MVD des
secrétaires du comité central de partis nationaux ? » Beria l’admet : « C’est ma grande
faute politique et un grand crime. » Donc, conclut Roudenko, « vous vous êtes
délibérément mêlé de fonctions qui n’étaient pas les vôtres ? ». Oui, redit Beria, « j’ai eu
tort » – comme il a eu tort de « demander aux cadres du MVD d’Ukraine, de Biélorussie
et des Pays baltes de lui fournir des données sur les cadres du Parti de ces
Républiques »[622]. L’aveu, confirmé par un maximum de témoignages, maintes fois
répété, est un faux pas fatal dans l’univers de bureaucratie hypertrophiée de l’Union
soviétique stalinienne.
Roudenko le bombarde sans cesse de témoignages apportés par ses propres
collaborateurs. Le responsable de la direction des cadres du ministère de l’Intérieur,
Obroutchnikov, celui à qui Beria avait confié l’enfant de Drozdova, déclare : « Beria
ignorait complètement les règles exigeant l’accord du comité central du PCUS pour les
nominations aux postes de la nomenklatura et, si je les lui rappelais, il s’indignait et
rejetait d’un ton méprisant toutes les recommandations sur la nécessité d’obtenir cet
accord. » Beria rétorque qu’Obroutchnikov « s’exprime de façon tendancieuse », puis
reconnaît sa faute, mais la justifie par des motifs honorables : « J’étais animé du souci de
nommer le plus vite possible des gens aux fonctions correspondantes et c’est pourquoi,
incontestablement, j’ai négligé le règlement exigeant la confirmation des cadres par le
comité central ». Mais, ajoute-t-il, « j’avais en vue de présenter à l’appareil du comité
central toutes les nominations relevant de sa nomenklatura ». Ce n’est pas l’intention qui
compte.
Roudenko lui fait remarquer qu’il a nommé non seulement des cadres de son ministère,
mais même des ministres de l’Intérieur des Républiques fédérées, sans accord préalable
du comité central. Oui, dit Beria, il a nommé – et non proposé au secrétariat du comité
central de nommer ! – Mechik ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, « parce qu’il connaît
l’ukrainien » ; il a ainsi enfreint les consignes de la « nomenklatura », beaucoup plus
importantes pour le secrétariat que la connaissance de la langue locale. S’il a procédé à
ces nominations sans solliciter au préalable l’accord du secrétariat, c’est pour faire vite,
explique-t-il, mais il avait l’intention de les présenter pour confirmation à l’instance
suprême. Il n’ignore pas la faiblesse de cet argument et se soumet : « Maintenant, bien
sûr, ces actions apparaissent impardonnables, criminelles[623]. »
Harcelé par Roudenko sur ce point, Beria lâche du lest : « Les organisations du Parti
pouvaient objectivement interpréter cela […] comme l’instauration du contrôle du MVD
sur elles […] Mais je voulais que les organes du MVD remplissent honnêtement les
directives du Parti et du gouvernement[624]. » En jouant sur la distinction stalinienne
entre subjectif et objectif, Beria se met en difficulté : il ne voulait pas subjectivement
soumettre les instances du Parti au MVD, mais, objectivement, c’est ce qu’il a fait.
Le plus gênant, Beria en est conscient, c’est sa tentative d’éliminer le premier secrétaire
du PC de Biélorussie, Patolitchev, et de le remplacer par son adjoint Zimianine[625].
Beria avoue qu’il avait commandé à Koboulov une enquête sur la situation en Biélorussie,
qui devait déboucher sur le limogeage de Patolitchev. En préparant son remplacement
dans le dos du secrétariat, Beria s’attaque au saint des saints. C’est le secrétariat qui, en
1950, avait nommé Patolitchev, et lui seul pouvait décider de la carrière de ce terne
bureaucrate, qui reçut ONZE fois l’ordre de Lénine et multiplia les hautes fonctions dans
l’appareil du comité central. Beria a mis en cause la structuration historique de l’appareil
dirigeant. Il reconnaît avoir convoqué dans son bureau les premiers secrétaires des PC de
Lituanie et d’Estonie. De quel droit ? Ce point de l’accusation, seul valable, paraît
dérisoire, mais il est capital pour les Khrouchtchev, Malenkov et leurs pareils.
L’interrogatoire du 10 juillet montre jusqu’où Beria accepte ses fautes, et quelles limites
il refuse de franchir : à la liste qu’énumère Roudenko, il répond chaque fois « non » :
« Reconnaissez-vous qu’en refusant le cours vers le développement du socialisme en
RDA, vous avez capitulé devant la bourgeoisie et trahi la cause du socialisme ?
— Non.
— Vous reconnaissez avoir déclaré que l’Allemagne doit se développer comme pays
capitaliste ?
— Non.
— Vous reconnaissez que vous avez fait espionner et suivre les dirigeants du Parti et du
gouvernement ?
— Non.
— Vous reconnaissez avoir fait mettre sur écoute les conversations téléphoniques des
dirigeants du Parti et du gouvernement ?
— Non.
— Vous reconnaissez que vous vous êtes comporté en agent de l’impérialisme
international et en dégénéré bourgeois ?
— Non[626]. »
Lioudvigov rappelle que Beria, jugeant inefficace la politique économique suivie en
RDA voulait « dissoudre les kolkhozes ». Le lendemain, Roudenko reprend le sujet, mais
Beria objecte que ses propositions sur la question allemande ont été acceptées par le
présidium avec quelques amendements, qu’il partage entièrement, et qu’elles visaient,
« non à refuser le cours de la construction du socialisme en RDA, mais à adopter une
approche très prudente de cette construction[627] ». Roudenko, gêné par le vote unanime
du présidium, ne reviendra plus sur cette accusation qui est pourtant, politiquement, l’une
des plus importantes portées contre Beria.
Une autre charge apparaît si explosive que Roudenko la laisse tomber : Beria est accusé
d’avoir constitué des dossiers sur les autres dirigeants. Dans leur acte d’accusation, cinq
collaborateurs de Beria affirment : « Comme il a été établi dans l’instruction préalable et
judiciaire [qui en réalité n’établira rien de tout cela] Beria, dans ses plans traîtres pour
s’emparer du pouvoir, a entassé dans son appartement une prétendue archive personnelle,
où il avait accumulé au fil des années, par le canal de l’appareil du MVD, des documents
provocateurs concernant les dirigeants du Parti et du gouvernement, falsifiés par les
comploteurs[628]. » Malgré la prudente réserve : « falsifiés par les comploteurs »,
l’évocation de documents compromettants suggère que la biographie des dirigeants est
fâcheusement entachée. Réservée au procès à huis clos des proches de Beria, elle ne fait
l’objet d’aucune publicité !
L’accusation de corruption que lance Makhnev, ancien collaborateur du projet
atomique, dans deux lettres à Malenkov ne retient pas non plus l’attention de Roudenko.
À l’occasion du prix Staline de première catégorie que Beria s’était fait attribuer, celui-ci
aurait exigé et obtenu en plus un versement de 175 000 roubles, non prévu dans la
récompense. Puis, en janvier 1953, alors que son fils Sergo reçoit un prix Staline, il lui
fait verser une somme de 500 000 roubles au lieu des 150 000 réglementaires. Le fils,
bien sûr, ne s’en vante pas dans ses mémoires truqués. Roudenko ne juge pas nécessaire
d’interroger Beria sur ce double acte de corruption : le cas était trop répandu chez les
bureaucrates de tous rangs.
Par contre, il conserve l’accusation de délit d’initié. Informé de la réforme financière de
décembre 1947 qui remplaçait les vieux roubles par de nouveaux au taux de 1 pour 10…
(sauf, comme on l’a vu, pour les sommes déposées sur la caisse d’épargne). Beria a
déposé, juste à temps, 40 000 roubles, en plusieurs fractions justement, sur divers livrets
de caisse d’épargne. À la question sur ce cas de corruption financière – « Considérez-vous
vos actes comme criminels ? » – Beria répond : « Incontestablement[629] », convaincu
probablement que débauche et manipulations financières ne suffisent pas à le condamner
à mort.
Fin juillet tandis que les interrogatoires patinent, survient une accusation trop grotesque
pour être reprise officiellement : dernier relent des procès staliniens des années trente,
Beria est accusé de sympathies trotskystes. Roudenko écrit : « Sur ordre de Beria,
Eitingon organisait les liens avec les trotskystes[630]. » Un document avalisé par les
dirigeants azerbaïdjanais, en juillet 1953, accuse Beria d’avoir protégé les trotskystes :
« En 1927, Beria reçut un arrêté de la conférence spéciale du Guépéou concernant
l’expulsion de Tbilissi de 30 trotskystes avérés. » Il les envoie à Moscou, accompagnés de
Koboulov et de quelques autres membres du Guépéou à qui il ordonne de « ne pas les
empêcher de se promener lors des arrêts aux gares. Les trotskystes voyagent en train
express dans un wagon de première classe, puis, au lieu de la Sibérie, sont expédiés à
Tachkent. Avant de monter dans leur wagon à Tbilissi, les trotskystes organisèrent un
meeting antisoviétique[631]. »
Moins grave, les enquêteurs dénoncent la présence dans l’équipe de Koboulov d’un
prétendu trotskyste, Khazan, par ailleurs l’un des pires bourreaux du NKVD, qu’ils
l’accusent d’avoir protégé. Koboulov déclare : « Khazan, en 1927 ou 1920, était lié à
Odessa avec un groupe de lycéens en contact avec l’opposition trotskyste. » L’enquêteur
accable Beria : « Donc, alors que Khazan était reconnu comme trotskyste, vous lui avez
confié l’instruction d’individus arrêtés pour appartenance aux trotskystes ? » L’acte
d’accusation établi en mai 1954 réaffirmera « les liens trotskystes de Khazan[632] ».
Krouglov, dans une note à Malenkov, évoque un certain Benedikt Kozlovski, ancien
haut fonctionnaire des Affaires étrangères, puis directeur de la section de littérature
nationale de la bibliothèque Lénine, arrêté en juin 1939 : « En 1928, Kozlovski était un
membre actif de l’opposition trotskyste antisoviétique. » Interrogé par Koboulov le
12 juin 1938, Kozlovski avoua être « un agent des services de renseignements japonais et
membre de l’organisation trotskyste[633] », ce qui, dans les fantasmes staliniens, va
ensemble. Malgré ces aveux sans ambiguïté, Beria le reçut, le libéra et ôta de son dossier
les documents concernant son arrestation. Il soutient donc les trotskystes !
Le 24 août 1953, le chef adjoint de l’Inspection de contrôle près le MVD, Bolkhovitine,
évoque avec indignation les déclarations faites par Beria dans une réunion de cadres du
ministère de l’Intérieur, au printemps 1953, sur « l’intelligentsia “exterminée”, selon ses
propres mots, dans le pays […] sans dire un mot sur le fait que les organes [du NKVD-
MVD] ont combattu non l’intelligentsia, mais les trotskystes, les boukhariniens et autre
pourriture […]. Il est clair que Beria sympathisait avec ce rebut de la société[634] ».
Sur les proches de Beria aussi pèse la même accusation qui rejaillit sur leur patron. Dès
le 10 juillet, un ancien cadre du Guépéou de Transcaucasie déclare dans une lettre à
Malenkov : « Merkoulov a été trotskyste dans le passé. Les dépositions d’un membre du
centre trotskyste […] le confirment. Cependant […] Merkoulov, grâce aux fonctions
dirigeantes de Beria, a été nommé ministre du Contrôle d’État de l’URSS. » Un document
fourni par Roudenko et Krouglov, du 28 septembre 1953, prétend que, dans les années
trente, « Stepan Mamoulov était un trotskyste actif[635] ». Un an plus tard c’est au tour
de Charia et de quatre collègues : « Charia était sérieusement compromis par ses liens
avec les trotskystes. Le sachant, non seulement Beria n’a pas écarté Charia de l’appareil
du MVD, mais il l’y a associé et l’a fait monter en grade[636]. » Donc Beria a protégé et
même promu des trotskystes.
Plus accablant encore, sont, dans les réunions des communistes du ministère organisées
entre le 8 et le 23 juillet 1953, les interventions de cadres du MVD, habitués à voir partout
des trotskystes, pourtant exterminés en 1937-1939. Selon certains, Beria aurait nommé, en
mars 1953, chef adjoint de la 5e direction du MVD un certain Trofimov, qui « reçut une
instruction écrite [de Beria] lui ordonnant de clore l’enquête sur “T” [sans autre précision
sur celui que désigne l’initiale du nom de Trotsky], en dénigrant bruyamment le travail
effectué. » Les mêmes accusent Trofimov d’avoir glorifié publiquement Trotsky, qualifié
de grand « orateur », d’« organisateur », etc.[637]. Ainsi un homme nommé par Beria à
l’un des postes clés du MVD aurait chanté les louanges de Trotsky devant ses cadres sans
que Beria réagisse ! Mais Roudenko et ses adjoints se résolvent à abandonner la piste
trotskyste, encore plus difficile à gérer que l’accusation ubuesque d’espionnage.
Pour compenser le vide ainsi créé, Roudenko remonte de plus en plus haut dans le passé
de Beria, pourtant de plus en plus éloigné du prétendu complot de 1953. Ainsi, le
23 juillet, il revient longuement sur les tortures infligées à Belakhov, ce malheureux
parfumeur accusé bien à tort d’avoir couché avec la femme de Molotov, alors qu’il avait
déclaré à son enquêteur qu’il était « impuissant de naissance[638] ». Roudenko lit une
lettre de Belakhov énumérant les tortures subies – « même les jours de congé », insinue
Belakhov avec un humour peut-être involontaire. Koboulov accuse Beria d’avoir décidé
lui-même d’inscrire Belakhov dans la liste des vingt-cinq fusillés sans jugement de
Kouibychev et Saratov en 1941. Beria signe le procès-verbal mais commente :
« L’arrestation de Belakhov […] a été effectuée en liaison avec Jemtchoujina, sur ordre
de l’instance[639] », c’est-à-dire de Staline, dont Beria évite, lui aussi, de prononcer le
nom.
Il paraît difficile de condamner Beria à mort pour les tortures infligées en 1937-1938 en
Géorgie, ou pour le sort de Belakhov et Kedrov en 1941 puisque tous les dirigeants du
Kremlin ont pris une part active à la terreur sanglante de ces années. Il est impossible
d’expliquer à la masse des citoyens soviétiques, qui n’en ont que faire, qu’il faut
supprimer Beria parce qu’il n’a pas respecté les modalités d’affectation des cadres
dirigeants du Parti et de l’État par le secrétariat du comité central. Or pour l’appareil, c’est
là son seul vrai crime qu’il déguise en présentant Beria comme un agent de
l’impérialisme.
Roudenko a peu d’atouts en main. Il épuise ad nauseam l’épisode du Moussavat en
1919 pour montrer que, dès le début, Beria a été un agent britannique, puis il ressort les
brutalités et les tortures pendant les interrogatoires de détenus en 1937-1940, la traque de
la famille d’Ordjonikidzé et l’accusation rocambolesque d’avoir voulu livrer le Caucase à
la fois aux Allemands et aux Anglo-Américains en 1942.
Le 17 août, le 19 août, toujours englué dans l’épisode moussavatiste, il obtient de Beria
l’aveu que les services du Moussavat étaient dirigés par les Anglais, et triomphe : « Donc
en collaborant avec le contre-espionnage du Moussavat, vous compreniez bien que vous
étiez en même temps un collaborateur des services de renseignements anglais. » Beria nie
cette assimilation. Roudenko prétend que la police menchevik l’a libéré, après l’avoir
arrêté en 1920, parce qu’il était devenu un agent anglais. Beria le nie encore[640].
Roudenko y revient tant qu’il peut – en vain.
En désespoir de cause, Roudenko essaie d’employer contre Beria les aveux arrachés à
Maïski en février 1953 : celui-ci avait reconnu avoir été recruté par Churchill lui-même
dans les services anglais. Beria l’avait libéré, convoqué le 15 mai et sollicité comme
expert pour son ministère. Roudenko saute sur l’occasion : « Avouez qu’en protégeant
Maïski, en le poussant à revenir sur ses aveux initiaux, vous avez agi en faveur des
services de renseignements anglais […] et qu’en devenant un agent des services de
renseignements anglais pendant la guerre civile, vous avez servi l’impérialisme anglais
toutes les années suivantes[641]. » Beria nie.
Interrogé de nouveau sur les tortures pratiquées pendant les interrogatoires à la fin des
années trente, Beria commence par les réfuter avant de concéder que « les méthodes
consistant à battre les détenus, appliquées en 1937 et 1938, représentaient une altération
grossière de la légalité socialiste », à laquelle, ajoute-t-il, il a « aussi participé[642] ».
Mais étrangement il ne répond jamais aux accusations d’avoir ordonné les coups et les
tortures – comme il aurait pu aisément le faire –, en rappelant qu’à peine arrivé à la tête
du ministère de l’Intérieur en 1953, il a interdit ces pratiques et fermé les chambres
spéciales de la prison de Lefortovo. Il ne veut sans doute pas paraître critiquer
indirectement Staline.
Début septembre le dénouement semble proche. Le 10 septembre, Roudenko transmet
au présidium un projet d’acte d’accusation contre Beria. Le 14, il informe Beria que
l’instruction est terminée. Il l’écrit à Malenkov, en précisant que Beria n’a émis aucune
requête, ce qui est faux : Beria en présente six, dont la modestie étonne : quatre
concernent l’épisode des services de renseignements moussavatistes en 1920, où il semble
donc voir un élément essentiel de l’accusation. Il demande que, à ce sujet, soit jointe à son
dossier la décision du comité central du PC d’Azerbaïdjan de 1920, la lettre
d’Ordjonikidzé à Dzerjinski de fin 1925-début 1926, sa lettre à Staline de 1938 où il
s’expliquait sur cette question, le procès-verbal du comité central de juin 1937 où
Kaminski le mettait en cause. Pour répondre à l’accusation de trahison, il demande la
communication de sa correspondance avec le haut commandement du front de
Transcaucasie. Il demande enfin des interrogatoires complémentaires. Trompé par le
déroulement de l’instruction, il ne semble pas craindre une accusation de complot.
Le 15 septembre, Roudenko soumet au présidium un plan du procès : organiser une
session à huis clos de la Cour suprême de l’URSS, car « la majorité des documents
constituent un secret d’État », s’appuyer sur le décret du 1er décembre 1934 instaurant une
justice d’exception, et donc accélérer la procédure « sans participation des parties », avec
trois juges et quinze témoins. Le présidium adopte ces derniers points, suggère quelques
correctifs, que Roudenko apportera dans les deux semaines à venir, et charge Souslov de
contrôler la rédaction de l’acte d’accusation et le communiqué du parquet de l’URSS.
Mais ce procès à la sauvette, avec seulement trois juges professionnels inconnus de tous,
paraît bien étriqué pour un ancien membre de la direction suprême du Parti. D’un seul
coup, Malenkov et Khrouchtchev virent de bord et ordonnent la reprise de l’instruction,
qui pourtant n’apportera aucun élément nouveau.
Les interrogatoires de Beria, de Merkoulov arrêté le 18 septembre et de quelques autres
se succèdent de nouveau et s’enferrent dans la répétition obsessionnelle des mêmes
questions sans rapport avec le soupçon de coup d’État. Ainsi, le 24 septembre, Roudenko
revient au cas d’Orakhelachvili – déjà dix fois soulevé au cours de l’instruction –, arrêté
pour lui arracher des dépositions contre Ordjonikidzé par Koboulov sur ordre de Beria.
Roudenko cite une déclaration de Charia : « Extérieurement Beria se comportait bien vis-
à-vis de Sergo Ordjonikidzé, mais en réalité, dans le cercle de ses proches, il racontait
toutes sortes de cochonneries contre lui[643]. » Beria ne reconnaît rien et refuse, pour une
fois, de signer le procès-verbal de cet interrogatoire.
On tourne en rond. Le 3 octobre, Roudenko reprend pour la énième fois… le
Moussavat, les rapports de Beria avec l’émigration menchevique avant et après la guerre,
les passages à tabac dans les années trente et les rapports de sa femme Nina avec son
oncle menchevik en exil. Beria nie inlassablement ou répète : « Je ne me souviens
pas[644]. »
Pour animer cette instruction en panne, Roudenko envoie au début d’octobre une
mission spéciale dépouiller les archives du MVD de Géorgie. Des treize tomes de
documents récoltés, Roudenko extrait des recommandations éloquentes de Beria sur la
façon de traiter les individus arrêtés : « cogner vigoureusement », « travailler fortement »,
« dès aujourd’hui travailler fortement ainsi que son épouse », « travailler et obtenir des
aveux ». Travailler est évidemment un euphémisme[645].
Roudenko traite ce sujet comme une question centrale car il passe le 9 octobre à faire
parler de Beria de son activité en Géorgie en 1936-1938. Il lui présente des listes signées
par lui de gens arrêtés – au total, du 23 octobre 1937 au 16 décembre 1937, 63 personnes.
Au regard de l’ampleur des répressions exercées dans toute l’Union soviétique, ce chiffre,
très inférieur à celui des 40 000 condamnations à mort signées par Molotov en trois ans,
paraît modeste. Roudenko y consacre pourtant la soirée du 19 octobre, où il se fixe à peu
près exclusivement sur les listes d’arrestations signées en 1937, dont Beria reconnaît
l’authenticité. Roudenko lui demande alors : « Avouez-vous […] que vous avez […] créé
une situation de terreur pour réaliser vos buts de comploteurs[646] ? » Ainsi la répression
de 1937 en Géorgie prouverait que Beria voulait prendre le pouvoir en 1953. Beria le nie,
évidemment.
Plus on avance dans l’instruction, moins Roudenko se sent capable de prouver le
fameux complot, et plus il se focalise sur la répression en Géorgie en 1937-1938. Le
2 novembre, il ressert les dépositions arrachées à Orakhelachvili contre Ordjonikidzé et
l’exécution de Bedia. Leurs fantômes servent à combler le vide du dossier.
Enfin Roudenko considère que l’instruction est close : il transmet à Beria et aux autres
accusés les trente-neuf tomes de procès-verbaux de l’instruction, plus dix volumes
d’annexes. Le rapport du 27 novembre au présidium montre que Beria en a pris
connaissance et n’a pas de demandes complémentaires à présenter.
Pourtant Roudenko trouve soudain un nouveau fil. Délaissant les moussavatistes et les
mencheviks géorgiens, le 10 novembre, il demande à Beria pourquoi son frère est allé en
Chine en 1927. Ledit frère devait débusquer un certain Djakeli, modeste tenancier d’un
buffet dans une gare frontalière avec la Chine et le recruter pour les services secrets
soviétiques. Or, le 5 novembre 1953 les enquêteurs ont fait avouer à ce Djakeli qu’il est
un espion britannique. Roudenko tient là une nouvelle confirmation, bienvenue, que Beria
est un agent anglais ! Beria nie cette accusation ridicule.
Qu’importe ! Roudenko sort de sa manche un second espion, un certain Oucharadzé,
ancien policier menchevik en 1920, que le NKVD avait retourné et utilisé pour infiltrer
les mencheviks géorgiens émigrés en Pologne. Oucharadzé, dont Beria a utilisé les
talents, est accusé d’avoir aussi travaillé pour les services polonais. Donc, déclare
Roudenko à Beria : « Vous aviez avec lui des liens criminels anciens dans votre activité
d’espion[647]. » Voilà Beria devenu agent polonais, ce qui ne manque pas de sel si l’on
pense au massacre de Katyn. Il nie…
Le 17 novembre, Roudenko interroge Beria pour la dernière fois sur l’arrestation de la
belle-sœur d’Ordjonikidzé, Nina, femme de Papoulia. D’abord condamnée le 29 mars
1938 à dix ans de prison, puis accusée d’avoir voulu assassiner Beria, elle est condamnée
à mort et fusillée le 14 juin 1938. Selon Koboulov, le changement du verdict est dû à la
« vengeance de Beria contre la famille d’Ordjonikidzé[648] ». Beria répond que
Koboulov ment.
Cet ultime interrogatoire, où jamais Roudenko ne parle de complot, porte aux trois
quarts – et se conclut – sur des histoires de débauche. Roudenko, sans craindre de
repasser des plats réchauffés, cite la déposition d’une certaine Valentina Tchijovaia, qui
accuse Beria de l’avoir enivrée, violée et contrainte de lui céder pendant deux à trois
semaines en 1950. Beria admet son éphémère liaison, mais nie le viol[649]. L’instruction
se finit en queue de poisson, mais ce fiasco ne changera rien au dénouement.
Le 11 décembre, alors que l’instruction est bouclée, Roudenko décide d’interroger
Ekaterina Kalinina, la veuve de l’ancien chef d’État Kalinine, que Beria avait brutalisée
en 1939 pour lui faire avouer des crimes imaginaires. Cet interrogatoire, accablant pour
Beria, ne servira à rien.
XIX.

UN PROCÈS TRUQUÉ
Le 21 novembre 1953, Malenkov, Khrouchtchev, Molotov et Roudenko rédigent la
version définitive de l’acte d’accusation produite par le parquet, après avoir été discutée
au présidium. Le même jour, le Soviet suprême donne la composition du tribunal chargé
de juger l’affaire du « traître à la patrie Beria », accusé de liens avec le « capital
étranger », sur lesquels Roudenko ne l’a pas interrogé, faute d’éléments factuels[650]. Le
procès se tient à huis clos car Beria, n’ayant avoué que des péchés mineurs, risque de se
transformer en accusateur devant des correspondants de presse étrangers.
La composition de ce tribunal spécial est calculée pour que Beria et ses complices
paraissent jugés par des représentants de la société. Il est présidé par le maréchal Koniev,
qui avait enlevé Berlin en avril-mai 1945, vainqueur d’une concurrence acharnée avec
Joukov, qui avait coûté quelques dizaines de milliers de morts supplémentaires à l’Armée
rouge. La gloriole n’a pas de prix. Cette présidence souligne l’éclat que les dirigeants
veulent donner non au procès lui-même, mais à la sentence et à la place de l’état-major
dans la liquidation de l’ancien chef de la Sécurité.
Koniev s’était distingué dans le complot des « médecins ». Sitôt informé de l’affaire, il
affirma, dans une lettre au secrétariat du comité central, qu’il avait souffert des méfaits
des « médecins assassins » et demandait à être inclus dans la liste des victimes. Staline lui
donna satisfaction et l’intégra à la liste des cinq chefs militaires que ces comploteurs
« sionistes » se préparaient à assassiner. Il a donc une bonne raison d’en vouloir à Beria,
qui les avait réhabilités. Il en avait une autre, plus ancienne. Lorsqu’en juillet 1941 Staline
avait sanctionné la déroute militaire en faisant fusiller le commandant du front de l’Ouest,
l’ancien d’Espagne Pavlov, ainsi que trois autres généraux et cinq officiers accusés de
« lâcheté, inaction et esprit de panique[651] », un sort identique avait failli atteindre
Koniev. Beria préconisait de l’arrêter. Joukov avait pris la défense de Koniev, qui garda
rancune à Beria, mais ne manifesta guère de reconnaissance à Joukov : lorsqu’en
octobre 1957 Khrouchtchev limogea Joukov, accusé d’aspirations bonapartistes, Koniev
signa contre lui un article dont il dira plus tard n’avoir pas écrit la première (ni la
dernière) ligne, mais qu’il avait signé sans barguigner. Malenkov et Khrouchtchev
peuvent compter sur sa docilité, à la hauteur de sa gloire officielle.
Parmi les autres membres du tribunal, il faut accorder une place spéciale à Nicolas
Mikhaïlov, brutalement atteint, en plein essor de sa carrière, par la réhabilitation des
« médecins assassins ». Cet ancien dirigeant des komsomols avait été promu par Staline
au secrétariat du comité central, chargé de prononcer le 21 janvier 1953 le discours
solennel pour l’anniversaire de la mort de Lénine, puis nommé secrétaire du comité
régional du Parti de Moscou en mars. Cet antisémite virulent avait rédigé un projet de
lettre proposant la déportation massive des juifs en Sibérie. Staline, la jugeant trop
brutale, l’avait envoyée aux archives. Mikhaïlov ne pouvait donc pardonner à Beria ni la
réhabilitation des médecins, qui avait compromis sa carrière, ni la dénonciation de la
torture pour arracher leurs aveux. Il avait, de plus, au plénum, accusé Beria d’être un
espion et avait fait partie de la commission chargée de rédiger la résolution condamnant
Beria. Une fois le jugement de Beria prononcé, il fut mis au placard, envoyé ambassadeur
en Pologne, un pays où l’on n’a jamais aimé les Russes, avant d’être transféré dans un
placard plus lointain et plus modeste : en Indonésie.
Siègent aussi au tribunal le général Moskalenko, chargé d’organiser l’arrestation de
Beria le 26 juin, et le président des « syndicats » officiels d’État soviétiques qui n’avaient
de syndicats que le nom, Chvernik. Beria lui avait manifesté un vif mépris ; le 5 mars
1953, il s’était opposé à la proposition de le nommer président du Soviet suprême :
« Personne ne le connaît dans le peuple. » Le président du conseil central des syndicats
n’était effectivement, pour les quelque soixante millions de syndiqués d’office, qu’un
obscur bureaucrate dont ils n’attendaient rien. Beria avait aussi refusé qu’il soit invité aux
réunions du présidium. Chvernik avait de quoi lui en vouloir.
À ces quatre juges s’ajoutent entre autres Koutchava, président du Conseil central des
« syndicats » de Géorgie, petit fonctionnaire aux ordres, convoqué pour montrer que les
Géorgiens eux-mêmes condamnaient Beria et qui sera récompensé de son zèle en étant
nommé au lendemain du procès premier vice-président du Conseil des ministres et
ministre des Affaires étrangères – sans ambassade ni consulat – de Géorgie ; le vice-
président de la Cour suprême, Zeidine ; le président du tribunal de Moscou, Gromov ; le
premier vice-ministre de l’Intérieur de l’URSS, Lounev, promu en juillet 1953 chef de la
direction de la garde du MVD, qui, donc devait sa promotion à l’arrestation de Beria. La
docilité de Zeidine est à toute épreuve : en décembre 1954, il présidera le tribunal qui, à
Leningrad, condamnera à mort Abakoumov comme complice de Beria, alors même que
ces deux hommes se haïssaient.
Le 17 décembre, sous le titre « Au parquet de l’URSS », la Pravda publie un long texte
informant que l’instruction de l’affaire Beria et ses complices est close et que le procès
s’ouvrira le lendemain. Le communiqué expose dans une langue de bois pâteuse :
« L’instruction a établi que Beria, utilisant ses fonctions, a organisé un groupe de
comploteurs traîtres, ennemis de l’Union soviétique, qui se fixait le but criminel d’utiliser
les organes du ministère de l’Intérieur, tant au centre que dans les localités, contre le parti
communiste et le gouvernement de l’URSS dans les intérêts du capital étranger, et
s’efforçait dans ses desseins perfides de placer le ministère de l’Intérieur au-dessus du
Parti et du gouvernement pour s’emparer du pouvoir et liquider le système soviétique
ouvrier et paysan, afin de rétablir le capitalisme et de restaurer la domination de la
bourgeoisie[652]. »
L’instruction n’avait rien établi de tout cela et le procureur n’en avait pas dit un mot. Le
communiqué cite ensuite la liste des complices : Merkoulov, Dekanozov, Koboulov,
Goglidzé, Mechik et Vlodzimirski, puis attribue à Beria plusieurs forfaits annexes, dont
« le sabotage des mesures pour améliorer les sovkhozes et les kolkhozes et le niveau de
vie du peuple soviétique, l’activisation des éléments nationalistes bourgeois dans les
Républiques, le recours au soutien des cercles impérialistes étrangers ». Rien n’en
apparaît dans l’instruction.
Enfin, troisième accusation, parmi les nombreuses « machinations criminelles de Beria
[…] pour empêcher que son visage d’ennemi ne soit démasqué […] il a, pour réaliser ses
buts traîtres, mené, pendant de longues années et avec l’aide de ses complices, un combat
intrigant criminel contre […] Sergo Ordjonikidzé ». Dans la foulée, il est accusé
d’« assassinat terroriste de personnes […] comme Mikhaïl Kedrov » et d’autres meurtres
non précisés.
Ce dernier point est essentiel, car lui seul, malgré son caractère douteux, permet au
tribunal de fonder son jugement sur le décret du 1er décembre 1934, qui autorise une
justice expéditive pour quiconque est accusé d’avoir commis ou projeté un attentat. L’acte
d’accusation n’est remis aux accusés que vingt-quatre heures avant le procès, où ne
figurent ni procureur ni avocat. Enfin le verdict ne permet pas l’appel, les recours en
grâce sont interdits, et la condamnation à la peine capitale exécutée immédiatement. Cette
procédure est réservée aux accusés de terrorisme.
Le tribunal a convoqué dix témoins : Drozdova, la seule femme violée (ou pas) et sa
mère, les généraux Strokatch, Obroutchnikov, Kouznetsov, Savtchenko, Kondakov,
Korotkov, Sergatskov et Chtemenko – tous, sauf le dernier, ayant eu à pâtir de Beria.
Le procès s’ouvre le 18 décembre à 10 heures, dans le bâtiment de l’état-major où Beria
est interné depuis le 28 juin. Du 18 au 21, se succèdent les interrogatoires de Goglidzé,
Koboulov, Dekanozov, Vlodzimirski, Mechik, Merkoulov. Ils tentent tous de se
démarquer de Beria en l’accablant, comme ils l’ont fait lors de l’instruction, au point que
le tribunal s’en étonne et que Chvernik demande à Dekanozov : « Pourquoi vous
distanciez-vous maintenant de Beria[653] » ? Dekanozov bafouille qu’il ne se distancie
pas.
Goglidzé déclare : « Je suis sincèrement content que Beria ait été démasqué et qu’il soit
mis fin à son activité aventuriste criminelle[654]. » Koboulov s’exclame : « En prenant
connaissance du dossier de l’affaire, je suis arrivé à la conclusion que Beria était une
canaille » et, ne craignant pas le pléonasme, ajoute : « C’est un homme à double visage,
un hypocrite[655]. » Vlodzimirski, lui, joue les âmes sensibles : « Lorsque j’ai pris
connaissance des documents de l’instruction et des crimes de Beria, mes cheveux se sont
dressés sur ma tête[656]. » Le tribunal peine sans doute à le croire, car il lui fait avouer
qu’il a assassiné l’ambassadeur Bovkoun-Louganets et sa femme à coups de marteau, puis
la femme de Koulik, qu’il a passée à tabac, Smouchkevitch, Rytchagov, Loktionov,
Kedrov et une vingtaine d’autres. Chaque fois, il oppose qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres
de Beria et Merkoulov, sans soupçonner leur caractère criminel. « J’ai battu Loktionov,
Stern, Meretskov, Rytchagov et d’autres, sur indication de Merkoulov, qui se référait aux
directives des organismes responsables[657]. » Obéir, c’est la rengaine des bourreaux.
Pour Mechik, « le plus grave crime de Beria est d’avoir réussi à convaincre les
enquêteurs que le passage à tabac des inculpés ou, comme on disait alors délicatement,
l’application de mesures de pression physique, étaient secrètement légalisés[658] ». Selon
lui, les enquêteurs, formés par Beria, pratiquent toujours la même méthode.
Les adjoints de Beria se déchirent aussi entre eux. Ainsi, lorsque le tribunal l’interroge,
Merkoulov, qui prétend avoir des défaillances de mémoire, sur la fameuse liste des vingt-
cinq (dont Belakhov et Kedrov) fusillés en juin 1941 à Kouibychev et Saratov, répond :
« Malheureusement je n’ai rien retenu de cette liste. » À ce moment Beria intervient : « Je
n’ai pu confier l’établissement de cette liste des vingt-cinq qu’à Koboulov et
Merkoulov. » Koboulov bondit de son siège : « Je n’ai personnellement pas pris part à
l’établissement de cette liste, mais j’étais présent quand Beria en a confié la tâche à
Merkoulov, et il y avait en plus Mamoulov[659]. » Les efforts des coaccusés de Beria
sont vains. Qui dit complot dit complices. Beria n’aurait pas pu renverser le
gouvernement à lui tout seul.
Le 21 décembre, à 17 heures, c’est enfin le tour de Beria. Selon Antonov-Ovseenko, il
commence par « simuler la folie : il se jetait en avant puis en arrière, agitait les mains…
Soudain Moskalenko se précipita sur lui, lui arracha un bouton de son pantalon, qui
glissa, et l’inculpé se calma[660] ». Antonov-Ovseenko prétend que son récit s’appuie sur
des souvenirs oraux du maréchal Koniev. Mais tout, dans cette scène burlesque, est
inventé.
Moskalenko, lui, apparemment passionné d’histoire, s’intéresse au lointain passé de
Beria : sa non-participation à la grève de la faim de Koutaïs en 1920, le plagiat de
l’histoire des organisations bolcheviques en Transcaucasie et l’arrestation de son principal
coauteur, Bedia. Moskalenko illustre là le comportement du tribunal, qui, faute d’avoir
rien de sérieux à demander à Beria sur son fantôme de coup d’État, se rabat sur les détails
de sa biographie. Personne ne déniche aucun élément supplémentaire, sauf le
témoignage – mineur – de l’ancien ministre de l’Intérieur de Géorgie, Rapava, arrêté en
août, après le meurtre de Bovkoun-Louganets et de son épouse, organisé par Beria –
témoignage qui n’émeut guère le tribunal.
Le 22 décembre, on passe à l’audition des témoins, pour l’essentiel des cadres du
ministère de l’Intérieur, presque tous victimes de décisions de Beria. Leur objectivité est
donc très relative. Ils essaient de démontrer que Beria a géré son ministère sans respect
pour les règles de la nomenklatura, ce qui n’apprend rien à personne, et qu’il a, par ses
mesures autoritaires, désorganisé et affaibli ce même ministère. Mais comment Beria
aurait-il pu monter un complot en désorganisant le seul instrument qu’il avait à sa
disposition ? La manœuvre du tribunal se retournerait contre lui s’il n’était pas protégé
par le huis-clos et l’absence d’avocat.
Strokatch ouvre le feu : il dénonce l’attitude de Beria à son égard et le mode de
nomination adopté par Mechik en Ukraine, à l’intérieur de son ministère. Il lui reproche
surtout d’avoir, voulu sous la houlette de Beria, légaliser l’Église uniate ukrainienne, de
rite orthodoxe mais reconnaissant l’autorité du Vatican. Pour fêter son alliance avec
l’Église orthodoxe russe, au lendemain de la guerre, Staline avait dissous cette Église
forte de quatre millions de fidèles, poussés par-là dans l’opposition, et transféré ses lieux
de culte à l’Église orthodoxe, qui les avait accueillis comme un don de Dieu.
Après lui, le tribunal donne la parole à l’ancien ministre de l’Intérieur de Biélorussie
Mikhaïl Baskakov, limogé au début de juin, puis rétabli par Khrouchtchev à son poste
après l’arrestation de Beria. Il attribue son sort à trois raisons : il n’était pas biélorusse, il
ne convenait pas à Beria et il avait communiqué au secrétaire du PC biélorusse,
Patolitchev, les données que Beria lui avait demandé de rassembler sur les dirigeants de la
République, pour faire le ménage dans leurs rangs.
Le troisième, Obroutchnikov, répète ses propos tenus au cours de l’instruction – ce qui
ne l’empêchera pas d’être exclu du MVD au lendemain du procès. Il reproche à Beria
d’avoir détesté les « gens d’Ignatiev », parmi lesquels il se range ; il cite les insultes dont
l’abreuvait Beria, qui menaçait parfois de l’enfermer dans la cave : « âne, bûche,
imbécile, cochon ». Il l’accuse d’avoir rappelé de l’étranger en une seule fois cent
cinquante résidents qu’il voulait remplacer, dont des résidents en RDA, au moment même
où la situation se détériorait dans le pays. Enfin, il rappelle comment Beria a voulu
« écarter le contrôle du Parti sur l’activité des organes du MVD[661] », rengaine connue,
mais qui correspond à la réalité.
Le quatrième témoin, Alexandre Kouznetsov, chef de la 1re section spéciale du MVD,
assure qu’en avril Beria lui a demandé de rassembler un dossier, concocté en 1937 par
Iejov, contre Poskrebychev dont, selon lui, « une large partie présentait un caractère
provocateur ». Quel intérêt Beria aurait-il eu à monter un dossier contre l’ancien
secrétaire déchu de Staline ? Kouznetsov ne le précise pas, il fait seulement valoir que
Koboulov et Beria « collectaient des documents provocateurs contre des dirigeants du
Parti et du gouvernement[662] ».
Sergueï Savtchenko, ancien vice-ministre de la Sécurité d’État de 1951 à mars 1953,
puis, à partir de mars 1953, chef adjoint de la 2e direction du MVD, accuse Beria d’avoir
réduit de six à sept fois les effectifs des services de renseignements soviétiques à
l’extérieur, surtout en RDA début juin, et « pris des mesures pour les démanteler[663] »,
ce qui frôle la trahison. Mechik confirme cette déposition.
Le sixième témoin est encore un général du MVD, Piotr Kondakov, que Beria,
mécontent de ses rapports sur la situation de la Lituanie, avait copieusement injurié, puis
écarté de son poste de ministre de l’Intérieur de Lituanie. Pour Kondakov aussi, les
mesures prises par Beria « ont conduit à la désorganisation totale de l’activité des organes
du MVD de Lituanie[664] ». Beria est donc un saboteur.
Ensuite paraît l’agent secret Alexandre Korotkov, chef de la 1re direction principale près
le Conseil des ministres, chargée des rapports administratifs avec le comité atomique, que
Beria a déchu de son poste et envoyé en RDA comme plénipotentiaire de la Sécurité
d’État. Pour lui, comme pour les précédents, « Beria avait créé un système visant à
détruire notre réseau de renseignements à l’étranger » ; il a, dit-il, « rappelé de l’étranger
nos résidents légaux et illégaux », pour un motif inédit auquel personne n’avait encore
pensé : « Beria craignait nos services de renseignements à l’extérieur, car ils auraient pu
démasquer ses liens avec les services de renseignements étrangers[665]. »
Les deux derniers témoins sont des généraux de l’armée. Le premier, Sergatskov,
commandait la 46e armée sur le front du Caucase en 1942 lorsque Beria se présenta dans
la région… et le limogea. D’après lui, Beria, doté des pleins pouvoirs du comité d’État à
la Défense, dont il était membre, réunit les généraux, et les « injuria de toutes les
façons ». C’est vraisemblable. « La direction des opérations fut désorganisée, car tout le
commandement fut placé sous le contrôle de cadres du NKVD[666] », certes plus
compétents en matière de dépistage de traîtres sinon réels, surtout prétendus, que de
stratégie militaire.
Enfin, la parole est donnée au général Chtemenko qui, en 1942, avait accompagné Beria
sur le front et, après la guerre, chanté les effets bénéfiques de sa présence. Les temps ont
changé, et lui avec. Les 15 et 20 juillet, il a écrit deux lettres à Boulganine exposant les
méfaits de Beria dans le Caucase. Le 21 juillet il s’est adressé à Khrouchtchev, pour
qualifier Beria de « vil provocateur, traître et aventuriste » et révéler ses « actions
antiparti et antigouvernementales », auxquelles il jure n’avoir pris aucune part[667].
Pourquoi ne l’a-t-il pas dénoncé au plénum du comité central comme « ennemi du
peuple » ? Il y pensait bien, mais craignait que son intervention « ne soit jugée comme
une tentative d’utiliser la tribune d’une instance aussi responsable pour un essai de
justification personnelle ». Il aurait certes pu le faire aux réunions des communistes de
l’état-major général mais on ne l’y a pas convoqué ! Enfin, comme il n’a « jamais
travaillé avec Beria », il n’a pas connaissance « de faits qui le démasqueraient »[668].
Pourtant, il voudrait bien en avoir trouvé, mais ce brillant stratège, qui déploie devant le
tribunal des cartes d’état-major, se contente de pointer le renvoi du général Sergatskov, ce
qui, dit-il, « n’a pas contribué à renforcer la défense », la « vérification superficielle des
fortifications », que Beria avait réduite à une simple « parade car il passait trop vite en
voiture ». Or, s’indigne Chtemenko, « une inspection aussi rapide ne permet pas de juger
la valeur des fortifications[669] ». Mais, de l’excès de vitesse à la trahison, il y a plus
qu’un abîme.
Ni l’instruction ni le tribunal ne mentionnent l’activité de Beria comme chef du goulag
de 1939 à 1945, l’organisation par ses soins de la déportation des Allemands de la Volga
et des peuples du Caucase, son activité à la tête du comité atomique – d’ailleurs difficile à
présenter comme une preuve de son activité d’espion étranger, puisque la construction de
la bombe atomique soviétique dépendait des données recueillies par les services de
renseignements qu’il supervisait alors.
Une allusion inattendue à la déportation est due à Beria lui-même. Évoquant la bataille
du Caucase en 1942, Koniev lui demande : « Pourquoi, alors que vous aviez à votre
disposition 120 000 hommes de troupe du NKVD, ne les avez-vous pas affectés à la
défense du Caucase ? » Beria répond que les troupes régulières étaient en nombre
suffisant, puis ajoute : « C’est aussi que se préparait la déportation des Tchétchènes et des
Ingouches[670]. » Personne ne relève cette information, par ailleurs erronée, car le projet
en sera élaboré une bonne année plus tard.
Le 22 décembre au soir, les accusés sont invités à prononcer leur ultime déclaration,
Beria en dernier. Ils l’accablent tous avec un bel ensemble, et plus ou moins d’ardeur.
Goglidzé commence : « Mon crime consiste en ce que j’ai rempli toutes les instructions
de Beria, qui ont débouché sur l’exécution d’innocents […] Cependant, j’ai agi sans
intention contre-révolutionnaire, en me soumettant aveuglément aux ordres de Beria ».
Koboulov joue les naïfs : « C’est seulement en ayant connaissance de tous les matériaux
de l’affaire que j’ai pris conscience que Beria était un vieil ennemi, qui s’était infiltré
dans le Parti. […] mon malheur consiste à avoir d’abord vu en Beria un honnête homme
et exécuté ses ordres criminels sans réserve. Aujourd’hui, je me rends compte que nombre
de ses instructions étaient criminelles. »
Dekanozov énumère les principaux traits de caractère de Beria : « le carriérisme,
l’ambition et la promotion de son rôle dans l’État », et qualifie l’affaire Kedrov de
« grande provocation de la part de Beria » et de « crime de Beria ».
Vlodzimirski bafouille : « Je n’ai appris que se commettaient des crimes dans le NKVD,
puis dans le MGB et le MVD, qu’en découvrant le dossier ». Il accuse seulement Beria
d’avoir « donné des instructions sur les passages à tabac ».
Mechik confesse : « Je m’avoue coupable d’avoir été le complice de toute une série de
crimes de Beria, dans l’ignorance qu’il était un ennemi[671]. »
Beria pèse soigneusement ses derniers mots : « J’ai déjà indiqué au tribunal en quoi je
me reconnaissais coupable. J’ai longtemps dissimulé mon activité dans les services de
renseignements moussavatistes contre-révolutionnaires. Néanmoins, je déclare que, même
en me trouvant en service là-bas, je n’ai rien fait de mal.
« Je reconnais entièrement ma corruption morale. Mes nombreux liens avec des
femmes, dont on a parlé ici, me déshonorent en tant que citoyen et ancien membre du
Parti.
« J’avoue qu’en entrant en liaison avec Drozdova, j’ai commis un crime, mais je nie le
viol.
« Je m’avoue responsable des exagérations et dénaturations de la légalité socialiste en
1937-1938, mais je demande au tribunal de considérer que, ce faisant, je n’ai pas
accompli d’actes antisoviétiques contre-révolutionnaires. Mes crimes s’expliquent par la
situation de l’époque.
« Ma grande faute contre le Parti est d’avoir donné l’ordre de collecter des
renseignements sur l’activité des organisations du Parti, et de rédiger des notes et des
rapports sur l’Ukraine, la Biélorussie et les Pays baltes. Cependant, je ne poursuivais pas
de buts contre-révolutionnaires.
« Je ne me considère pas coupable de tentative pour désorganiser la défense du Caucase
pendant la grande guerre patriotique.
« Je vous demande, lorsque vous prononcerez votre verdict, d’analyser soigneusement
mes actes, de ne pas me considérer comme un contre-révolutionnaire et de m’appliquer
les articles du code pénal que je mérite réellement[672]. » Autrement dit, le décret du
1er décembre 1934 ne saurait s’appliquer ni à ce que l’instruction et le tribunal ont établi,
ni à ce qu’il a avoué.
Pour finir, le maréchal Koniev lit le verdict : « Condamner L.P. Beria, V.N. Merkoulov,
V.G. Dzekanozov, B.E. Koboulov, S.A. Goglidzé, P. Ia. Mechik, D.E. Vlodimirski à la
peine capitale par fusillade », puis il ordonne de les emmener sans délai.
Les officiers présents se précipitent derrière les condamnés entraînés vers le bunker où
ils doivent être abattus.
Selon le récit que fit à l’historien Volkogonov un maréchal, désireux de rester anonyme,
l’exécution ne se déroule pas dans les règles : « Je ne sais pas si la décision en avait été
prise, ou si les nerfs des gradés qui l’entouraient craquèrent, mais, quelques pas avant
l’entrée du bunker, un coup de feu retentit, puis d’autres. On abattit Beria d’un coup de
pistolet dans le dos. Tout fut terminé en un instant[673]. »
Les Izvestia du 25 décembre publient un communiqué de la Cour suprême « sur le
jugement du traître Beria et de ses complices ». Ce texte, comme celui du 17 décembre,
montre clairement que l’instruction n’a servi à rien. Comparés à l’éditorial du 10 juillet,
ces deux textes n’apportent que trois éléments nouveaux, bien minces :
1. La liste – partielle – des « complices » de Beria – tous cadres du NKVD et de la
Sécurité d’État.
2. L’affirmation que Beria était, dès 1919-1920, lié aux services de renseignements
britanniques, affirmation qui fait rire tout le monde – sauf, comme on le verra plus bas,
Louis Aragon, toujours soucieux de prouver au Kremlin sa docilité sans faille.
3. L’utilisation des méthodes criminelles pour accéder à des postes dirigeants dans le
Parti et le Guépéou-NKVD en Géorgie, puis en Transcaucasie, et en particulier les
intrigues contre Ordjonikidzé, les exactions contre sa famille et l’assassinat de vieux
bolcheviks, dont l’ancien tchékiste Mikhaïl Kedrov.
Étrangement, ce troisième point qui conclut le verdict ne figure pas dans le
communiqué de la Cour suprême rendu public le même jour :
1. « Le tribunal a établi que le début de l’activité criminelle de trahison de Beria et
l’établissement de liens secrets entre lui et les services de renseignements étrangers
remonte au temps de la guerre civile quand, en 1919, se trouvant à Bakou, il a trahi en
entrant comme agent secret au service de renseignements du gouvernement réactionnaire
moussavatiste en Azerbaïdjan, agissant sous le contrôle des services de renseignements
anglais. »
2. « Étant devenu, en mars 1953, ministre de l’Intérieur de l’URSS, l’accusé Beria, se
préparant à s’emparer du pouvoir, se mit à pousser avec insistance les membres de son
groupe de comploteurs vers des postes de direction, aussi bien dans l’appareil central du
ministère de l’Intérieur que dans ses organismes locaux. Beria et ses complices ont sévi
contre les travailleurs honnêtes du ministère de l’Intérieur qui refusaient d’exécuter les
ordres des comploteurs » – aussi obscurs que le sort de ces travailleurs honnêtes.
Les deux textes ayant été avalisés par le présidium, c’est donc celui-ci qui a effacé
Ordjonikidzé et Kedrov dans le communiqué, alors que leur sort avait constitué l’un des
refrains de l’instruction. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils ne servent pas à renforcer
l’image de Beria ni en agent de l’étranger ni en comploteur.
Le 25 décembre, Boulganine propose à Moskalenko d’attribuer la médaille de Héros de
l’Union soviétique à cinq officiers supérieurs, dont Moskalenko lui-même. Moskalenko
renâcle : leur action ne lui paraît pas tellement héroïque ! Comment ? répond Boulganine :
« Tu ne comprends pas, tu ne te rends pas compte quelle grande œuvre révolutionnaire
vous avez réalisée en écartant un homme aussi dangereux que Beria et sa clique[674]. »
En même temps Boulganine avertit les officiers qui ont participé à l’arrestation :
« Oubliez tout ce que vous savez, tout ce que vous avez vu. Et n’en parlez jamais nulle
part[675]. »
Dans son Histoire de l’URSS, Aragon, paraphrasant l’article de la Pravda du
16 décembre 1953, garantit la validité du verdict : « Il a été établi, écrit-il, que Beria,
accusé de sabotage pour créer des difficultés alimentaires dans le pays et renverser le
régime kolkhozien […] avait partie liée avec des services secrets étrangers depuis la
guerre civile même […] Beria et ses complices étaient en rapport avec des agents
géorgiens de l’émigration, appartenant à divers services secrets. Diffamation et intrigues,
provocations contre des militants honnêtes et des fonctionnaires avaient pris les
proportions d’une conspiration antisoviétique pour le pouvoir. Cette bande […] se
débarrassait des gêneurs par l’illégalité et la violence […]. De nombreux faits [dont le
lecteur d’Aragon ignorera tout] révélaient de la part de Beria une série de machinations
[qui resteront, autant que les faits, inconnus du lecteur !][676]. »
Bien que le complot dont parle le communiqué de la Cour suprême ne contienne pas
l’ombre d’une preuve, il sera présenté comme un fait établi et à charge dans les procès
ultérieurs des complices de Beria. Amaiak Koboulov, condamné à mort en
novembre 1954, utilisera la faiblesse de l’accusation pour se défendre de la complicité
qu’on lui reproche. Dans sa demande de grâce, il dit qu’on lui a présenté comme acte
d’accusation le verdict du procès Beria, publié dans la Literatournaia Gazeta du
27 décembre 1953, et il ajoute : « Si je suis un membre actif d’un complot, pourquoi ne
me présente-t-on pas les dépositions du chef de ce complot ? » À quoi il répond lui-
même : « Parce qu’il n’y en pas ! » Puis, soulignant la légèreté des interrogatoires qu’il a
subis, il s’enflamme : « Je ne sais pas et je ne vois pas comment Beria pouvait et devait
s’emparer du pouvoir et renverser le régime existant […], mais je dois déclarer qu’il faut
être un idiot complet pour y penser. Comment renverser un État auquel Hitler s’est
attaqué avec ses divisions mécanisées armées jusqu’aux dents, son énorme aviation et ses
tanks, pour ne réussir qu’à se briser le cou[677] ? »
Le présidium du comité central rejette la demande de grâce d’Amaiak Koboulov, sans
répondre à son argumentation. L’acte d’accusation du procès Rapava-Roukhadzé, en
janvier 1955, dispose : « En misant sur la mobilisation générale des forces impérialistes
réactionnaires contre l’Union soviétique, l’ennemi du peuple Beria se préparait à prendre
le pouvoir et à instaurer une dictature contre-révolutionnaire[678]. » Tout ce qu’ont fait
les accusés depuis 1937 n’est qu’une lente préparation à « ces plans criminels des
comploteurs[679]. »
L’acte d’accusation de l’ancien cadre du MVD Libenson, le 28 mars 1955, se fonde sur
la même condamnation du « groupe traître de comploteurs, dirigé par l’ennemi du peuple
Beria », « se fixant comme but criminel […] de s’emparer du pouvoir, de liquider le
régime soviétique et de rétablir le capitalisme en URSS[680] ».
Khrouchtchev s’acharnera lui-même à valider le complot inexistant. À en croire ses
mémoires, l’éviction de Beria a évité l’apocalypse : « Ce monstre et bourreau nous aurait
tous liquidés, et il était tout près d’y parvenir. Il avait déjà rassemblé à Moscou les tueurs
qui exécutaient ses instructions secrètes. […] Après l’arrestation de Beria on a établi la
liste nominale de ces gens. Je ne me rappelle plus leurs noms. » Et pour cause, car cette
liste est imaginaire. Il en est pourtant sûr : « Beria devait d’abord faire tomber les têtes de
Molotov et de Khrouchtchev […] pour avoir les mains libres. » Et, sans souci de
vraisemblance, il prétend : « Une mer de sang aurait coulé, encore plus que sous
Staline[681]. »
Khrouchtchev n’est pas à un complot près. Ainsi justifie-t-il l’élimination de Joukov, en
octobre 1957, par ses « tentatives d’organiser un putsch militaire pour prendre le
pouvoir[682] ». Ce complot de Joukov est encore plus imaginaire, si possible, que celui
de Beria. Mais, lors du comité central de juin 1957, où se décide l’élimination de
Molotov, Kaganovitch et Malenkov, Joukov a l’audace de critiquer les « insuffisances de
Khrouchtchev », de brandir des extraits d’archives sur les répressions de 1936-1939 et
d’affirmer que leurs principaux responsables devraient comparaître en justice. Ceux-ci – à
commencer par Khrouchtchev – ne peuvent tolérer une telle menace. Telle est la véritable
nature du « putsch bonapartiste » de Joukov.
Le huis-clos du procès a suscité des rumeurs, niant soit sa tenue, soit la présence de
Beria. Un ancien collaborateur de Beria, le colonel B. Weinstein, n’hésite pas à affirmer :
Beria a été tué dès le 26, il y a pourtant eu un procès, mais « on a jugé un sosie qui ne
comprenait même pas le géorgien[683] ». Sergo Beria reprend la fable en prétendant
qu’en 1958 on lui envoya des photos, prises alors en Argentine, d’un homme qui
ressemblait étonnamment à son père, le prétendu « sosie », libéré après avoir rendu le
service demandé.
Nombre d’historiens ont adopté tout ou partie de ce roman, même le très compétent
Boris Souvarine, même le sérieux biographe russe de Beria, Boris Sokolov, et même
Nicolas Werth qui, dans son Histoire de l’Union soviétique, dénonce « les conditions de
la chute de Beria, la dissimulation de son exécution sommaire derrière une fausse
instruction et un faux procès ». Comment cela ? « La toute-puissance de la Sécurité d’État
ne laissait aux adversaires de Beria d’autre issue que celle du complot et de l’exécution
immédiate du chef de la police, qui seule pouvait couper court à toute tentative de ses
partisans d’organiser un contre-complot. Mais parce que la base du pouvoir de Beria
s’était élargie, que son prestige était réel, parce que le système se réclamait désormais de
la légalité, ses adversaires ne pouvaient avouer qu’ils avaient liquidé sommairement le
redoutable chef de la police politique qui avait pris l’habit d’un homme politique
respectable et “libéral”[684]. »
En réalité, Beria ne bénéficiait d’aucun appui dans aucun clan de la nomenklatura, il
n’avait pas de partisans, seulement des collaborateurs. Tous le suivent par intérêt ou par
peur, et le lâchent à la première seconde.
XX.

BERIA POST MORTEM


L’exécution de Beria est suivie aussitôt de mesures contre sa famille. Dès le 15 août, le
premier secrétaire du PC de Géorgie, Mirtskhoulava, avait proposé d’expulser de la
République tous ses membres. Le 31 décembre, Roudenko et Krouglov reprennent la
proposition, élargie aux familles des six autres condamnés. Le présidium examine la
proposition le 21 avril 1954 et l’approuve. Sont ainsi expulsés du Caucase et interdits de
séjour dans les grandes villes la mère de Beria, âgée de 81 ans, à qui le premier secrétaire
du PC de Géorgie, Mikhtsoulava, reproche de fréquenter beaucoup trop l’église, sa sœur,
sourde-muette de naissance, deux femmes peu dangereuses pour le pouvoir, sa demi-sœur
(par la mère), leurs maris, les deux demi-frères de Beria (par la mère), deux neveux et la
mère de Nina, épouse de Beria.
Le 7 janvier 1954, Nina Beria, de prison, écrit à Khrouchtchev : « Une accusation
terrible est portée contre moi d’avoir été pendant plus de trente ans [depuis 1922] la
femme de Beria et de porter son nom. De plus, jusqu’au jour de son arrestation, je lui ai
été dévouée, j’ai manifesté un grand respect pour les fonctions qu’il occupait dans l’État
et dans le Parti, et j’ai cru aveuglément que c’était un homme dévoué, expérimenté et
nécessaire à l’État soviétique (il ne m’a jamais donné, par le moindre mot, aucun
fondement et aucune raison d’en douter). » Elle continue, non sans humour : « Je n’ai pas
deviné qu’il était un ennemi de l’Union soviétique, comme on m’a l’a signifié à
l’instruction. Mais, dans ce cas, je n’ai pas été la seule à avoir été abusée ; l’ensemble du
peuple soviétique, à en juger par sa situation sociale et les fonctions qu’il a occupées, lui
faisait confiance[685]. »
Avec un sens certain du mélodrame, elle soumet à Khrouchtchev une demande
modeste : « Je suis, écrit-elle, déjà une vieille femme très malade, je ne vivrai guère plus
de deux ou trois ans, et encore, dans des conditions plus ou moins normales. Que l’on me
renvoie dans ma famille chez mon fils, où trois petits attendent les bras de leur grand-
mère. » Khrouchtchev prend son temps ; la requête de Nina Beria sera examinée par le
présidium du 27 novembre 1954, qui décidera d’envoyer Nina et son fils Sergueï en exil
administratif dans la région de Krasnoiarsk. Nina vivra un peu plus de trente ans après sa
lettre, jusqu’à l’âge de 86 ans…
Beria mort sert à de nombreuses manœuvres, parfois sans aucun rapport avec son
activité réelle. Maurice Thorez, soigné en URSS depuis 1950, après avoir fait liquider
Marty et Tillon en 1952, veut se débarrasser d’Auguste Lecœur, qui a géré le PCF en son
absence et qu’il soupçonne de jouer au dauphin trop pressé. Laurent Casanova, membre
du bureau politique du PCF, lâche à la fin d’une réunion : « Il est possible qu’Auguste ait
été manœuvré par Beria. » Louis Aragon s’empresse de répandre partout : « Laurent nous
a dit que Lecœur était manœuvré par Beria[686]. » L’historien du PCF Philippe Robrieux
écrit : « La disgrâce de Lecœur intervient après la liquidation de Beria. Or, Lecœur a eu le
contact avec les Russes, en 1952 et au début de 1953, à une époque où Beria était tout-
puissant[687]. » Lecœur répond qu’il n’a rencontré en URSS, à la fin de 1952, que
Souslov, Staline et Ponomarev. C’est sans doute vrai : Beria ne s’intéressait pas aux partis
communistes des pays capitalistes. Il avait des hommes dans les « démocraties
populaires », comme Wolweber et Wilhelm Zaïsser, ancien général, sous le pseudonyme
de Gomez, dans les Brigades internationales d’Espagne en 1937-1938, en RDA aussi,
mais pas au-delà.
La liquidation de la « bande à Beria », dans laquelle Khrouchtchev inclut des cadres de
la police politique étrangers, voire hostiles, à Beria, comme Rioumine et Abakoumov,
s’étale sur trois ans. Elle a pour effet d’épurer les cadres de la police politique et de
réduire sa place. La Pravda du 23 juillet 1954 annonce la conclusion du procès de
Rioumine, le fabricant maladroit du « complot des blouses blanches », condamné à mort
et fusillé à Moscou le 7 juillet 1954. Dans le même esprit, se déroule à Leningrad, du 14
au 19 décembre 1954, le procès de l’ancien ministre de la Sécurité d’État, Abakoumov, et
de cinq de ses proches collaborateurs. Abakoumov et trois d’entre eux sont condamnés à
mort et fusillés aussitôt, les deux autres respectivement à vingt-cinq et quinze ans de
camp. Le jugement paraît dans la Pravda du 24 décembre, un an jour pour jour après la
publication par le quotidien du jugement de Beria et de ses six collaborateurs –
anniversaire délibérément choisi.
Contrairement à la vérité, le verdict présente Abakoumov comme un proche de Beria :
« L’accusé Abakoumov, placé par Beria au poste de ministre de la Sécurité d’État, s’est
avéré le complice direct du groupe comploteur criminel, a exécuté les missions hostiles
que lui a confiées Beria contre le parti communiste et le gouvernement soviétiques. En
accomplissant les mêmes crimes que Beria […] il a arrêté des militants de l’appareil du
Parti et des soviets […] et obtenu des accusés des dépositions mensongères », après
torture, naturellement.
L’accusation concerne évidemment l’affaire de Leningrad, dont Khrouchtchev a fait
réhabiliter les dirigeants en avril 1954. Abakoumov refuse de s’avouer coupable : « Cette
affaire provocatrice a été montée par Beria, Koboulov et Rioumine » – ce qui est faux
sauf pour ce dernier. Dans sa dernière déclaration, il se présente en victime de Beria, dont
il n’aurait donc pas à subir le sort : « J’ai été emprisonné à la suite des manigances de
Beria et d’une dénonciation mensongère de Rioumine. » Abakoumov, en fait, couvre
Staline, dont ni lui ni les accusés, ni les juges ne prononcent le nom encore sacré,
remplacé par d’anonymes « instances » ou par « comité central ». Abakoumov, dans sa
dernière déclaration, réitère : « Je n’ai rien fait tout seul. C’est le comité central qui
donnait des instructions et moi je les exécutais[688]. » Le comité central, c’était le seul
Staline, qui ne le réunissait à peu près jamais.
En septembre 1955, se tient à Tbilissi un quatrième procès, celui des dirigeants du
NKVD de Géorgie dans les années trente, qui donc ont servi sous Beria : Rapava,
Roukhadzé, Tseretelli, Savitski, Krimian, Khazan, condamnés à mort et fusillés,
Paramonov, qui écope de vingt-cinq ans de prison, et Nadaraia, qui en prend pour dix ans.
Zaria Vostoka annonce le verdict deux mois plus tard, le 22 novembre.
Le dernier des procès collectifs se tient du 12 au 26 avril 1956 à Bakou, au lendemain
du rapport secret de Khrouchtchev contre Staline au XXe congrès. Le principal accusé est
Mir Djafar Baguirov, accompagné d’une brochette de dirigeants du MVD de la région :
Borchtchev, l’ancien vice-commissaire à l’Intérieur d’Azerbaïdjan en 1937-1938, puis
chef du NKVD et du MGB en Turkménie et à Sverdlovsk ; Makarian, qui, après avoir
occupé de hautes fonctions dans le NKVD d’Azerbaïdjan, a été, de 1943 à son arrestation
en 1953, ministre de l’Intérieur du Daghestan ; Grigorian, ministre de l’Intérieur
d’Arménie de 1947 à 1953, après avoir lui aussi occupé de hautes fonctions dans le
NKVD d’Azerbaïdjan ; Atakichiev, ministre de l’Intérieur d’Azerbaïdjan de 1950 à
1953 ; Emelianov, ministre du NKVD puis du MGB d’Azerbaïdjan de 1939 à 1953. Ces
deux derniers prennent vingt-cinq ans de prison. Les autres sont fusillés, Baguirov en tête.
Le journal Bakinski Rabotchi l’annonce dans son numéro du 27 mai. De décembre 1953 à
l’exécution de Baguirov en avril 1956, une cinquantaine de cadres de la police politique,
proches ou ennemis de Beria, sont fusillés. On est encore loin des épurations massives
dans le NKVD dues à Iejov, puis à Beria, de 1936 à 1939.
D’autres proches de Beria sont jugés individuellement à des moments divers. Cinq
d’entre eux, dont Lioudvigov, Mamoulov et Soudoplatov, sont internés dans la centrale de
Vladimir pour quinze ans. L’ouvrier Martchenko, envoyé en prison en 1960 à Vladimir
pour avoir tenté de fuir l’Union soviétique, les côtoie durant plusieurs années. Il constate
que leurs conditions de détention diffèrent beaucoup de celles des autres condamnés, qui
d’ailleurs les détestent. Ils ne portent pas l’uniforme de déporté, mais arborent un épais
manteau vert. Comme leur cellule jouxte celle où Martchenko et ses codétenus sont
entassés, ceux-ci l’aperçoivent lorsqu’ils sortent se promener. Ébahis, ils découvrent
« une luxueuse salle de séjour » avec de vraies couvertures sur le lit et une nappe sur la
table. « Pendant la journée ils avaient le droit de rester allongés à leur convenance sur leur
lit. Ils pouvaient recevoir des paquets, en nombre illimité, de leurs parents » et vivaient
sur leurs provisions. Le bruit court parmi les détenus que ces conditions spéciales
récompensent leur promesse de ne rien dire sur des dirigeants dont ils connaissaient le
palmarès en matière de répression. Cependant, entre eux ou avec leurs geôliers, ils se
laissent aller à d’amers commentaires : « Qu’est-ce qu’il a fait, Lavrenti Pavlovitch ?
Comme si c’était le seul ! Les autres, qui paradent aujourd’hui, ils n’ont rien fait, eux ?
Toutes les décisions étaient prises en commun. Il fallait juste un bouc émissaire. » Un jour
de 1963, le régime de faveur est supprimé. « Leurs couvertures et leur nappes disparurent
[…] Leurs colis furent réduits à la norme générale : deux par an, de cinq kilos
maximum[689]. » Cet insupportable alignement sur les droit-commun détériore leurs
relations internes ; ils se querellent pour un rien, en particulier pour la distribution des
anchois servis dans une écuelle commune.
L’appareil du Parti ne se contente pas de frapper la « bande à Beria ». Il entend
domestiquer l’appareil policier. En mars 1954, la Sécurité d’État rétablie, privée de son
rang de ministère, est réduite au statut de simple comité (le KGB). Le 6 janvier 1960, le
comité de contrôle du Parti en exclut l’ancien ministre de l’Intérieur Krouglov, au motif –
trois ans après le rétablissement de la république de Tchétchénie-Ingouchie –, entre autres
qu’il a pris part à la déportation des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Krouglov est
alors expulsé de son confortable appartement, logé dans un petit deux-pièces, et sa retraite
fixée à 280 roubles par mois. Il périra en 1977, écrasé – ou poussé, disent certains, mais
on voit mal pourquoi – sous un train.
En septembre 1954, Khrouchtchev se rend à Pékin. Il raconte longuement la liquidation
de Beria aux dirigeants chinois qui l’écoutent sans mot dire, jusqu’à ce que Mao lâche
soudain : « Nous avons eu nous aussi notre Beria, Gao Gang », que Mao, sans
concertation avec Moscou, avait fait arrêter et qui s’était (ou avait été) suicidé en prison le
17 août 1954. Or Gao Gang, membre du bureau politique, avait des années durant
rapporté les débats du bureau politique chinois à Staline, qui avait fini par s’en ouvrir à
Mao pour lui montrer qu’il savait tout. En somme, Mao assimile un agent soviétique réel
à un espion britannique prétendu. Cette nuance semble avoir échappé à Khrouchtchev.
En juillet 1954, sur ordre de Khrouchtchev, Serov collecte et brûle la majeure partie des
archives de Beria, qui comprenaient, selon Serov, « des documents contenant des données
provocatrices et calomniatrices[690] », c’est-à-dire susceptibles de compromettre ses
collègues. Puis Khrouchtchev entreprend d’écarter Malenkov de la présidence du Conseil
des ministres en janvier 1955. Malenkov, contraint à une autocritique en règle au
présidium du 22 janvier 1955, « reconnaît sa proximité avec Beria[691] », le 25 janvier
1955 au plénum du comité central. Khrouchtchev prétend que Malenkov a soutenu la
proposition avancée par Beria d’une Allemagne réunifiée et neutre, donc de rejeter
« l’édification du socialisme en RDA[692] », et enfin d’avoir monté avec Beria l’affaire
de Leningrad et de nombreux procès politiques dans les années quarante et cinquante.
Beria est encore utile.
Quatre mois plus tard, Khrouchtchev, effaçant la condamnation portée par Staline
contre Tito – dénoncé sept ans durant comme un fasciste, une réincarnation de Goebbels
et un valet de l’impérialisme –, veut renouer les relations avec lui, et de nouveau il se sert
du cadavre de Beria. Dès son arrivée à l’aéroport de Belgrade le 26 mai 1955, il fait porter
la responsabilité de la rupture sur « le rôle provocateur joué […] par les ennemis du
peuple démasqués depuis lors : Beria, Abakoumov[693] », qu’il présente comme le
paravent de Staline. Tito, sourit, reconnaissant là une répétition dérisoire et grotesque
d’un procédé bientôt usé jusqu’à la corde.
Sous les rires de l’assistance, le ministre de l’Industrie minière, Voukmanovitch,
interpelle Khrouchtchev : « Vous rejetez tout sur Beria et Abakoumov, mais […] où était
le bureau politique [c’est-à-dire Staline] ? […] Où sont les preuves ? Nous sommes en
train de discuter avec vous, et voilà qu’un certain Beria apparaît dans vos rangs[694]… »
Khrouchtchev esquive par une plaisanterie. Il rapporte dans ses souvenirs : « J’ai
commencé à sentir la fausseté de notre position [attribuer à Beria tous les crimes de
Staline], lorsque je suis arrivé en Yougoslavie et que j’ai discuté avec Tito […] Lorsque
[…] nous avons chargé Beria, ils se sont mis à sourire et à échanger des répliques
ironiques […]. Nous avons défendu Staline[695]. »
La propagande officieuse auprès des diplomates et journalistes occidentaux sur un
registre différent présente Beria comme un nostalgique de Staline. Ainsi le correspondant
américain à Moscou, Henry Shapiro, abusé par les spécialistes soviétiques de la
désinformation qui multiplient les fausses confidences auprès de la presse et des
ambassades, dépeint en 1954 un Beria violemment opposé aux mesures qu’il avait
imposées lui-même aux autres dirigeants : « Beria passe pour s’être opposé à la loi
d’amnistie de Vorochilov et à la réhabilitation des médecins, suivie de la révélation des
méthodes de torture employées par le MVD […] C’est aussi à Beria que l’on impute
maintenant la trouvaille du fantastique complot des médecins. » Enfin « Beria […] était
plus staliniste que Staline. L’élimination des plus mauvaises pratiques de l’ère stalinienne
l’avait empli d’amertume […] On avait l’impression qu’après la mort de Staline Beria
était devenu une sorte de loup solitaire, de voix solitaire hurlant dans le Kremlin : retour
au stalinisme ![696] ».
Beria sert quelque temps encore de paravent à Staline. Dans son rapport secret au
XXe congrès du PCUS, le 25 février 1956, Khrouchtchev stigmatise longuement le
« provocateur Beria […] un ennemi fieffé de notre parti, agent d’un service de
renseignement étranger, qui avait gagné la confiance de Staline ». Il évoque la
« répression bestiale » subie par Kedrov et ses amis, la « sauvagerie » avec laquelle Beria
a traité la famille d’Ordjonikidzé, au point que celui-ci « fut contraint de se suicider ».
Enfin, Khrouchtchev se rengorge : « Une enquête judiciaire soigneuse a permis d’établir
les forfaits monstrueux accomplis par Beria et il a été fusillé. » Désormais, Beria égale
Staline. « Il n’a pas été démasqué plus tôt, dit-il, parce qu’il savait utiliser habilement les
faiblesses de Staline, nourrissait son penchant aux soupçons, s’attachait à lui complaire en
tout et agissait avec son appui[697]. »
En réaction au rapport Khrouchtchev lu dans tout le pays, le 9 mars 1956 à Tbilissi près
de cinquante mille habitants crient : « Réhabilitez Staline et Beria ! », « À bas
Khrouchtchev, Mikoyan et Boulganine ! », « Autonomie de la Géorgie ! »,
« Indépendance de la Géorgie ! ». Par un étrange renversement de l’histoire, Staline et
Beria servent de prétexte pour rejeter la russification et exiger l’autodétermination et les
libertés civiles. L’armée tue une cinquantaine de manifestants.
La résolution du comité central du PCUS du 30 juin 1956, qui diffuse la version
officielle et publique de la condamnation du « culte de la personnalité », lancée par
Khrouchtchev dans son rapport secret, instrumentalise encore Beria, en subordonnant à
son arrestation la découverte d’une vérité jusqu’alors dissimulée et donc ignorée des plus
hauts dirigeants du Parti eux-mêmes. Expliquant le développement de la répression par la
substitution du « contrôle personnel de Staline » sur la Sécurité d’État au contrôle du
Parti, la résolution prétend : « La situation se compliqua encore davantage lorsque les
organes de sécurité d’État tombèrent sous le contrôle de Beria, cet agent de
l’impérialisme international. De sérieuses violations de la légalité soviétique furent
commises », c’est-à-dire après le remplacement de Iejov par Beria. Le texte poursuit :
« Toute une série de faits et d’actes de Staline, surtout concernant la violation de la
légalité soviétique, n’ont été connus que ces derniers temps seulement, après sa mort, et
surtout après que la bande de Beria a été démasquée[698]. »
Dans la même optique, Rakosi, le bourreau en chef de la Hongrie depuis 1948, explique
le réexamen de l’affaire de l’ancien ministre de l’Intérieur Rajk, fusillé en 1949 sous
l’accusation d’espionnage et de titisme, par le fait que « les agents impérialistes Beria,
Gabor Peter [chef de la police politique hongroise] et sa bande ont été démasqués[699] ».
L’ultrastalinien Enver Hodja, secrétaire général du Parti du travail d’Albanie, cite
l’argument à tout propos pendant son IIIe congrès, en mai 1956. Il adopte les accusations
de Khrouchtchev accusant Beria d’être responsable de la rupture avec Tito en 1948, tout
en qualifiant d’« agent de Beria[700] », l’ancien ministre de l’Intérieur Koçi Xoxe,
liquidé par lui… comme titiste, en juin 1949.
Lorsque, sous le choc du rapport secret de Khrouchtchev, la Pologne commence à
bouillonner à l’été 1956, l’un des représentants de la gauche communiste naissante, Jan
Jozef Lipski, qualifie dans l’hebdomadaire Po Prostu du 1er avril 1956, la période
stalinienne de « beriovchtchina », qu’il définit comme la volonté d’« exproprier les
travailleurs pour engendrer une nouvelle classe[701] ». Beria n’est ici que le masque
transparent de Staline, que l’auteur n’ose pas encore mettre en cause, alors même que la
traduction polonaise du rapport Khrouchtchev commence à circuler dans le pays.
Lorsqu’une délégation de la SFIO se rend à Moscou, en mai 1956, les débats sont
parfois rudes entre les socialistes français et les dirigeants du Kremlin. L’un d’eux, las de
s’entendre sermonner, finit par éclater : « En fin de compte, Beria, c’est nous ou vous qui
l’avez arrêté[702] ? » Le Kremlin fait même dire ou faire à Beria le contraire de ce qu’il a
fait et dit. Ainsi, en janvier 1957, l’écrivain communiste américain Howard Fast, dans une
lettre à l’écrivain soviétique Boris Polevoï, dénonce l’antisémitisme en Union soviétique.
Un responsable de l’agitprop conseille à Polevoï, dans sa réponse, de rendre Beria
responsable des regrettables manifestations d’antisémitisme, qui se sont produites en
effet, alors « qu’en son temps Staline […] a vivement stigmatisé l’antisémitisme ». Il doit
souligner que « la bande de Beria n’a pas exterminé seulement des juifs, mais des artistes
éminents de toutes les nationalités ». Polevoï répète cette fable à Howard Fast, qui n’en
croira pas un mot : « L’une des affaires les plus perfides de Beria […] a été la tentative de
ressusciter dans notre peuple l’antisémitisme […] ; la fameuse affaire des “médecins”, a
été fabriquée par Beria et sa bande […] ; des innocents sont morts à cause de Beria, ce
dégénéré, et de sa bande »[703].
Dans la lutte contre ses rivaux (Molotov, Malenkov, Kaganovitch, Vorochilov,
Chepilov, Pervoukhine et Sabourov), coalisés contre lui en juin 1957, et qu’il fait traiter
de « groupe antiparti » et condamner, Khrouchtchev récupère Beria comme bélier, surtout
contre Malenkov : « Malenkov était un instrument docile entre les mains de l’ennemi
avéré du parti communiste et du peuple soviétique, Beria. » Il ne manque pas d’audace :
« Ce fait a été très bien montré au plénum de juillet 1953 », où Malenkov avait présenté le
rapport introductif contre Beria, puis conclu les débats, sans que personne, pas même
Khrouchtchev, ait alors suggéré le moindre rapport entre les deux hommes. Aux
dénégations de Malenkov, qu’il accuse de « courir sur la pointe des pieds devant Beria »,
Khrouchtchev rétorque : « Malenkov a pris part à l’arrestation de Beria […] pour
préserver sa vie ! » Prétendant que Staline était hostile à l’arrestation des dirigeants de
Leningrad Voznessenski et Kouznetsov, il s’indigne : « Mais les bêtes sauvages, les
jésuites Beria et Malenkov […], ces intrigants, ont consciemment roulé Staline », présenté
tout à coup comme victime de leurs manœuvres. Frol Kozlov, premier secrétaire du Parti
de Leningrad, éructe : « Tout le monde sait que Malenkov est le meilleur ami de Beria ! »
De la salle, quelqu’un approuve : « Son homme de main ! » Un certain Loubennikov
affirme que le « groupe antiparti » reprend « les méthodes de Beria ».
Khrouchtchev, ressort la fameuse gestion autoritaire par Beria du ministère de
l’Intérieur, pour soupçonner Malenkov de l’avoir soutenu dans sa volonté de s’assurer le
contrôle total de l’appareil répressif : « Beria décidait tout seul toutes les questions du
travail de la Sécurité d’État et Malenkov, en tant que secrétaire du comité central, non
seulement ne s’y opposait pas, mais le couvrait. » Le vieux stalinien Andreiev l’enfonce :
« Le comité central aurait depuis longtemps démasqué Beria si Malenkov ne l’avait pas
protégé. » Comment Malenkov l’aurait-il pu, puisqu’il n’était plus secrétaire du comité
central depuis le 14 mars 1953 ? Évoquant les répressions des années 1936-1938,
Khrouchtchev déclare : « S’il n’y avait pas eu autour de Staline les deux mauvais génies,
Beria et Malenkov, on aurait pu éviter beaucoup de choses », alors qu’à la tête du PC de
Moscou puis de l’Ukraine, loin de chercher à éviter quoi que ce soit, il a lui-même mis en
œuvre avec ardeur les directives les plus sanglantes de Staline. Tout est bon pour
démontrer la collusion entre les deux hommes, jusqu’au petit banditisme : Beria aurait
volé à Boulganine une obligation de 10 000 roubles, que, selon Khrouchtchev, le
secrétaire de Malenkov, Soukhanov, vola ensuite à Beria au moment de son arrestation et
que l’on retrouva dans le coffre de Soukhanov arrêté en 1955.
Pour renforcer la démonstration, Khrouchtchev n’hésite pas à dédouaner Staline, dont il
prétend étrangement que l’« on pouvait discuter avec lui » ; il fanfaronne : « Quand Beria
était au loin, je réglais beaucoup de questions avec Staline. » Dans ses mémoires, qui du
reste démontrent le contraire, il n’en cite qu’une seule, de plus inventée : il prétend avoir
détrompé Staline sur le complot imputé au secrétaire de Moscou, Popov, qui de son côté
niera la prétendue intervention salvatrice de Khrouchtchev.
Chvernik rend Malenkov et Beria responsables de la répression sanglante des années
1936-1939 : « Malenkov est le plus proche compagnon d’armes de Beria. Ensemble Beria
et lui ont formé [Chvernik corrige sur le texte sténographié : « empoisonné »] la
conscience de Staline dans la mise en œuvre des répressions de masse. Ils “découvraient”
partout des complots hostiles, semaient le trouble, la méfiance et le soupçon », et auraient
ainsi manipulé Staline. D’après le même Chvernik c’est Beria qui aurait élaboré les plans
de la prison spéciale du comité central, « destiné aux cadres dirigeants de notre parti,
après le coup d’État que préparait Beria, le compagnon d’armes de Malenkov ». Le
Lituanien Snetchkus, raillant « les mérites que Malenkov s’est attribués dans l’arrestation
de Beria », l’accuse d’avoir « lui-même recouru aux procédés aventuristes de Beria […] Il
a appris chez Beria et, après que ce dernier a été démasqué, il n’a jamais pu se démarquer
des méthodes de son maître[704] ».
La chute de Malenkov entraîne celle de l’ancien adjoint puis successeur de Beria au
ministère de l’Intérieur, Krouglov. Malgré les remerciements que Malenkov lui avait
adressés en juillet 1953 pour l’aide qu’il aurait apportée contre Beria, Roudenko déclare :
« Pendant toute l’instruction de l’affaire Beria, Krouglov ne nous a en rien aidés à
démasquer Beria[705] », et il lui reproche d’avoir demandé au parquet de ne pas
poursuivre les médecins qui, à la demande de Beria, avaient pratiqué des avortements
(interdits depuis 1936 en URSS) sur ses maîtresses enceintes.
Peu à peu, Beria s’efface de la scène. En octobre 1961, lors du XXIIe congrès du PCUS
qui prolonge, publiquement cette fois, la dénonciation de Staline, Khrouchtchev concentre
ses feux sur le « groupe antiparti » évincé en 1957 et n’évoque plus Beria que deux fois,
en passant. Dans son rapport introductif, il note que le comité central « a démasqué
l’aventurier et l’ennemi avéré Beria ». Quant à Ordjonikidzé, il a pris la décision de se
suicider parce que, affirme Khrouchtchev, « il ne voulait plus avoir affaire à Staline et
participer à ses abus de pouvoir ». Il efface du même coup les intrigues de Beria,
invoquées en 1953 et 1956 pour expliquer sa mort. C’est en parlant d’Aliocha Svanidzé,
frère de la première femme de Staline, que Khrouchtchev y fera une brève allusion :
« Beria, recourant à toutes sortes de machinations, présenta les choses de façon à suggérer
que Svanidzé aurait été envoyé auprès de Staline par les services secrets
allemands[706] », fable rituelle à l’époque.
Avant de l’évoquer longuement dans ses mémoires, non publiés en URSS jusqu’en
1989, Khrouchtchev le cite une dernière fois devant les écrivains, auxquels il s’adresse le
8 mars 1963. Prenant la défense de Staline, qu’il dit « dévoué au communisme et
marxiste », il attaque : « Ce n’est qu’après la mort de Staline et après avoir démasqué
Beria, cet ennemi farouche du Parti et du peuple, espion et vil provocateur, que nous
avons appris les abus de pouvoir auxquels se livrait Staline. » Puis il ajoute, sans rapport
apparent avec cette grossière justification : « Beria, ce dégoûtant, incapable de dissimuler
sa joie devant le cercueil de Staline, convoitait fébrilement le pouvoir, la place de leader
dans le Parti », menaçant ainsi « les conquêtes de la révolution d’Octobre » et le
« mouvement communiste international dans son entier », car, « dès les jours qui suivirent
la mort de Staline, il commença à saper les relations amicales de l’Union soviétique avec
les pays frères du camp socialiste », à commencer par la RDA[707].
Le nom de Beria, désormais, disparaît de l’histoire de l’URSS. La biographie de Sergo
Ordjonikidzé par Doubinski-Moukhadzé, publiée en 1963 sous Khrouchtchev, ne le cite
jamais et passe sous silence les épisodes auxquels ce nom et celui d’Ordjonikidzé sont
liés.
De même sous Brejnev. Au début des années 70, le maréchal Joukov achève la
rédaction de ses souvenirs, un manuscrit de près de mille pages, où le nom de Beria n’est
cité que cinq fois, dont une fois dans une énumération et deux fois de façon négative. La
censure supprime même ces cinq mentions, qui ne seront rétablies que dans la réédition
des mémoires du maréchal en 1990.
Un manuel scolaire de 1969 lui impute des actes de répression réduits aux seules
mesures contre les cadres et les dirigeants du Parti. « Dans le contexte du culte de la
personnalité, le carriériste Iejov et l’aventurier politique Beria, se trouvant à la tête des
organes de la Sécurité d’État, ont fabriqué des accusations de toutes sortes contre les
cadres dirigeants du Parti et de l’État, dont nombre d’entre eux, sur la base d’accusations
mensongères, ont été victimes de la répression[708]. »
En 1970, les éditions du Parti, Politizdat, publient une énorme Histoire du PCUS en six
tomes. Le premier volume du cinquième tome couvre la période de 1938 à 1945. Les
auteurs évoquent une réunion du bureau politique, dont ils énumèrent les membres dans
l’ordre alphabétique. Beria n’y apparaît pas : il n’est pas cité une seule fois dans ce
volume, alors même qu’il est à cette époque le chef du NKVD.
En 1985 encore, dans une histoire de la grande guerre patriotique publiée par les
éditions Sovietskaia Encyclopedia, le nom de Beria n’apparaît même pas dans la liste des
membres du comité d’État à la Défense[709].
Cependant, cette même année, une pantalonnade grotesque l’évoque – discrètement tout
de même – et présente son arrestation comme un exploit héroïque. En avril 1985, dès que
Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS, trois des officiers supérieurs survivants de
l’arrestation de Beria, le général colonel Baksov, le général major Zoub et le colonel
Iouliev, demandent au comité central que les six généraux et colonels qui ont participé à
l’opération (trois à titre posthume : Joukov, Moskalenko et Batitski) reçoivent la médaille
de Héros de l’Union soviétique pour cet exploit. Ils expliquent : « L’opération à toutes ses
étapes les plus complexes – l’arrestation de Beria et de ses complices, la neutralisation de
la garde, le blocage des troupes spéciales subordonnées à Beria, etc. – a été menée à bien
sans verser de sang et sans aucune perte » – ce qui prouverait plutôt l’excessive confiance
en soi de Beria et l’amateurisme ou l’aveuglement de ses adjoints. Puis ils exaltent
« l’importance énorme de la mission historique remplie par un petit groupe de
communistes pour isoler les pires ennemis de notre parti, débarrassant l’humanité d’une
menace permanente pesant sur l’existence des fondements mêmes de l’État soviétique ».
Ces généraux ne reculent pas devant l’usage du bluff, et présentent comme un exploit
quasiment épique l’arrestation de « Beria et de ses complices ». Ils ont, ce faisant,
prétendent-ils, « isolé les pires ennemis de l’URSS ». Ce pluriel est superbe, car, à dix, ils
ont arrêté le seul Beria, de plus désarmé. Les « complices » ont été arrêtés par d’autres,
plus tard et en ordre dispersé.
Puisqu’ils ont sauvé l’Union soviétique et l’humanité, leur action n’est moins glorieuse
que la victoire de l’URSS sur l’Allemagne : « À la veille du 40e anniversaire de la victoire
du peuple soviétique sur le fascisme dans la grande guerre patriotique, nous avons jugé
rationnel de nous adresser au comité central de notre parti, dans l’espoir que sera résolue
de façon positive l’attribution de la médaille de Héros de l’Union soviétique aux
camarades ci-dessus mentionnés, qui ont accompli un exploit lors de l’exécution d’une
mission extraordinaire du Parti[710]. » Malgré ce tapage publicitaire, les héros fatigués ne
décrocheront pas leur médaille.
Avec le renouveau de l’histoire à la fin des années 80, et après la chute de l’URSS, la
figure de Beria suscite un nouvel intérêt. Le 25 décembre 1988, un groupe de membres du
bureau politique du PCUS, dont les deux derniers dirigeants du KGB, Tchebrikov et
Krioutchkov, achèvent la rédaction d’un document consacré à la « responsabilité
personnelle de Staline et de son entourage immédiat » dans la répression. Si le texte
nomme Beria dans une liste de douze dirigeants, il n’examine en détail que les
responsabilités de Molotov, Kaganovitch, Jdanov, Vorochilov, Khrouchtchev, Mikoyan,
Malenkov, Andreiev, Kalinine et Souslov ; aucun paragraphe n’est spécifiquement
consacré à Beria[711]. Celui-ci, à leurs yeux, n’est qu’une incarnation de la machine
policière exécutant les ordres du pouvoir, exonérée de toute responsabilité politique. Cette
impasse sur les responsabilités de Beria équivaut à une défense silencieuse de la police
politique, présentée comme un simple instrument du pouvoir politique.
En 1990, un jeune historien soviétique, Sergueï Soukharev, écrivant, dans la revue
officielle du comité central du PCUS, formule les doutes modestes que suscite en lui le
portrait démoniaque de Beria et juge nécessaire d’« expliciter les fondements politiques et
idéologiques de ses actes[712] ». La même année, les éditions du quotidien Izvestia
publient en URSS les Vingt lettres à un ami de la fille de Staline, Svetlana Allilouieva,
qui impute à Beria les crimes de son père, et même ses propres difficultés à le rencontrer
au cours des dernières années de sa vie. Mais elle ne connaît de l’histoire que les
confidences familiales, les rumeurs, voire les ragots, qui circulent dans le cercle étroit
qu’elle fréquente.
Commence alors une campagne de révision qui favorise la publication de véritables
panégyriques sur Beria. Dans les Izvestia du 29 janvier 1993, l’ancien capitaine de la
Sécurité d’État et cadre du ministère de l’Intérieur Boris Wainstein clame : « Lavrenti
Beria aurait su obtenir l’épanouissement économique du pays. » Pourquoi et comment,
Wainstein ne l’explique pas et le lecteur doit prendre l’affirmation pour argent comptant.
Ainsi débute le remodelage de l’image de Beria, présenté comme un organisateur hors
pair, qu’un certain Kremlev poussera à son terme en publiant, en 2008, un ouvrage
intitulé Beria, le meilleur manager du XXe siècle.
Dès 1994, certains historiens russes réagissent à une telle révision. Dans les Nouvelles
de Moscou du 4 septembre 1994, Vladimir Naoumov et Alexandre Korotkov alertent
leurs lecteurs : « Ces derniers temps, écrivent-ils, dans la presse et à la télévision
apparaissent des tentatives de blanchir Lavrenti Beria […] ; certains historiens et
journalistes tentent de nous convaincre que Beria a lutté contre l’arbitraire et défendu la
légalité et l’ordre. » Ils s’inquiètent : « Pourquoi ce désir de revêtir le loup d’une peau de
brebis ? » Ils soupçonnent certains de vouloir réhabiliter l’époque de Staline et ses
dirigeants.
L’histoire de Beria est encombrée de légendes et de faux, dont un faux « journal de
Beria ». La palme en ce domaine revient à son propre fils, Sergo, qui publie à Moscou en
1994 un livre de souvenirs consacrés à son père ; la version française, parue cinq ans plus
tard avec le concours d’une universitaire française, la présente comme une « traduction »
du texte russe, malgré les différences, parfois criantes, sur de nombreux points. La version
française dit souvent autre chose, voire l’inverse, de la russe. En modifiant ses souvenirs
en fonction du public auquel il s’adresse, Sergo évoque irrésistiblement la fable de La
Fontaine, La chauve-souris et les deux belettes. Une comparaison entre les deux versions
persuade vite le lecteur le plus bienveillant que l’on ne peut accorder la moindre
confiance à ce fils versatile, pourtant souvent cité comme une source fiable.
Ainsi le lecteur de l’édition française ne peut pas lire la phrase stupéfiante qu’on trouve
dans l’édition russe : « Mon père était un homme très doux […] Il a toujours repoussé
toute violence[713]. » Il reste privé d’anecdotes fantasques, par exemple : « À la fin de
1939 un jeune homme fit son apparition chez nous », un certain Robert qui parlait anglais
et que la famille Beria héberge aimablement pendant deux semaines. Ce jeune Robert
n’est autre que le physicien américain Oppenheimer, futur directeur du centre de
recherches atomiques de Los Alamos, qui vient « leur proposer de réaliser le projet
atomique[714] ». Ni plus ni moins ! Ce scoop grotesque, que personne, de toute façon,
n’aurait pris au sérieux, a disparu de l’édition française.
Sergo écrit parfois en français le contraire exact de la version russe. Ainsi, racontant
l’arrivée à Leningrad, en mai 1941, d’un sous-marin allemand dont l’officier – prétend-
il – livre à son père les plans de guerre hitlériens, il affirme en russe : « Je ne montai pas à
son bord[715] » ; puis en français : « Nous montâmes à son bord. » Dans l’édition russe,
il traite d’« accusation sans fondement » l’affirmation que Staline, respectant les
obligations prises à Yalta auprès de Churchill, laissa tomber les insurgés communistes
grecs. Dans l’édition française, il se vante d’avoir, en 1946, lors d’un exposé de formation
politique, héroïquement « expliqué comment nous avons laissé choir les communistes
grecs à la suite d’un accord avec Churchill[716] ».
Les hommages vibrants qu’en russe il rend aux bourreaux Krouglov et Serov, futur chef
du KGB de 1954 à 1958, coorganisateurs avec Beria de la déportation des peuples en
1943-1944, disparaissent en français. En russe, il manifeste une vive admiration pour Ivan
Serov, « homme d’une honnêteté irréprochable, qui fit beaucoup pour le renforcement de
la légalité », « dirigeant talentueux et très courageux », dont il affirme : « Je ne croirai
jamais un mot de mal sur cet homme extraordinairement probe[717]. » Sergo Beria
manifeste son estime – moins tapageuse – pour Krouglov, le ministre de l’Intérieur de
Staline, « homme très modeste »[718]. Or en 1948 Staline créa des camps spéciaux à
régime sévère pour des adversaires politiques et fixa un objectif de 200 000 détenus dans
ces camps. En 1951, Krouglov, en toute modestie, demanda à Staline d’augmenter leur
capacité à 250 000 détenus.
Dans l’édition russe, deux fois Beria sauve Tito de la mort, entre autres en 1952
lorsqu’il se serait opposé à la liquidation physique du chef yougoslave… regrettant par
ailleurs de n’avoir pu empêcher, comme il l’aurait voulu, celle de Trotsky ! Le fils met
dans la bouche de son père les paroles suivantes : « Ils veulent liquider Tito comme ils ont
fait jadis avec Trotsky. À cette époque-là je n’ai rien pu faire. Le cas remontait à 1929 et
était allé trop loin. Maintenant la situation est différente et il est absolument impossible
d’admettre le meurtre de Tito en aucune façon[719]. » Ce passage a totalement disparu de
l’édition française, qui, en revanche, contient des développements absents de l’édition
russe.
Par exemple, il ajoute un chapitre entier intitulé « Le grand dessein de Staline », dont la
dernière partie, intitulée « Vers la lutte finale », apprend au seul lecteur français (rien pour
le public russe) : « Nous préparions la troisième guerre mondiale et ce serait une guerre
nucléaire […]. Nos préparatifs montraient à l’évidence que nous envisagions une guerre
offensive. » Pour confirmer ce scoop fabriqué de toutes pièces, il ajoute : « Staline me
convoqua à plusieurs reprises vers le mois de mai 1952 pour me demander si nos missiles
pourraient démolir les ponts sur le Rhin, rayer de la carte tel ou tel site industriel
allemand[720]. » Hélas, le registre des visiteurs de Staline en avril-mai-juin 1952 n’en
porte aucune trace. Après la mort de Sergio Beria, une maison d’édition russe publie, en
2002, une version fondée sur l’édition française.
Au moment où les membres du marginal parti national bolchevique de Limonov
défilent en hurlant « Staline ! Beria ! Goulag ! », la Russie de Poutine voit paraître une
série d’ouvrages glorifiant l’ancien chef du NKVD.
En 2002, une biographie de Beria, signée Alexis Toptyguine, se conclut par
l’affirmation que « Beria était un homme intelligent et un organisateur talentueux dans le
bien comme dans le mal[721] ». En 2005, une certaine Proudnikova publie Beria, le
dernier chevalier de Staline, présenté en preux chevalier de l’État mythique des ouvriers
et des paysans ; la même année, Toptyguine, encore lui, signe un Lavrenti Beria, le
maréchal inconnu de la Sécurité d’État.
Le summum du panégyrique est atteint par Arden Martirossian, ancien gradé du KGB,
qui affirme en 2010 dans Cent mythes sur Beria : « Dans l’histoire de la Russie au
XXe siècle, pas un seul personnage n’a été aussi massivement calomnié et diffamé que
Lavrenti Pavlovitch Beria. Même dans le cas Staline […] la calomnie et le mensonge
n’ont pas atteint de telles dimensions universelles. […] Il n’y pas une seule page vivante
de la biographie de Beria qui n’ait été calomniée et diffamée. De mille et une façons on
piétine, on foule aux pieds, on couvre de boue Beria, à tour de bras[722]. » Avec une
fureur monomaniaque, Martirossian répète près de vingt fois l’expression « sabbat des
trotskystes rescapés[723] » pour désigner le XXe congrès du PCUS de février 1956, qui
rassembla la haute nomenklatura des secrétaires régionaux du PCUS, élevés sur les
cadavres des trotskystes réels.
Dans la même veine, un certain Iouri Moukhine publie un pavé, Ils ont tué Staline et
Beria, où il se pâme devant Beria avec une emphase toute stalinienne : « C’était un
communiste […] C’était un homme d’État du premier État socialiste du monde, c’était un
homme d’État de la Grande Russie. C’était comme Staline, un héros solitaire[724]. »
Cette réhabilitation débouche parfois sur une caricature, double inversé du portrait de
Beria en monstre sadique et débauché. Les deux journalistes Hélène Blanc et Renata
Lesnik, auteurs d’un ouvrage publié en 2009, en donnent un exemple saisissant. Elles
énumèrent une série de « mesures avant-gardistes » dues à Beria, dont certaines
parfaitement imaginaires : « Il annule les déportations des juifs dans des zones
inhabitables du pays, tel le Birobidjan », décision d’autant plus facile à annuler qu’elle
n’a jamais été prise. Plus surprenant encore, « il propose le retour au pouvoir des Soviets,
créés […] après la révolution de Février 1917 et où les bolcheviks étaient
minoritaires[725] », avant d’y être majoritaires en octobre 1917. Le retour au pouvoir des
soviets en URSS était l’un des éléments centraux du programme de Trotsky pour l’URSS,
c’est-à-dire de la révolution politique. L’attribuer à Beria, qui n’a jamais rien écrit de tel,
relève de la fable.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine s’est accompagnée d’une valorisation de la
police politique et d’une réhabilitation rampante de Staline, présenté comme le grand
vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et l’incarnation d’une puissance russe pourtant
bien affaiblie. Cette glorification, tapageusement orchestrée par les milieux nationalistes,
débouche sur une tentative de réhabilitation de Beria.
Khrouchtchev et la nomenklatura qui le soutenait ont dès 1954 ravalé la police politique
au niveau d’un simple comité. Or sa place toujours centrale, dans la vie sociale et
politique d’un pays aux fondements économiques bouleversés, mais à la structure
bureaucratique et policière globalement inchangée, se traduit par l’accession de son
ancien chef Andropov à la tête du PCUS en 1982, puis en 2000, de l’ancien officier du
KGB, Poutine, à la tête de la Russie.
La place et le rôle de la police politique (FSB) dans la Russie, dite démocratique,
d’aujourd’hui sont, par-delà les convulsions de l’URSS puis de la Russie, un héritage de
la période de Staline et de Beria et s’expliquent, notamment, par la place et le rôle que le
Père des peuples lui avait donnés en URSS.
La décision prise par le collège militaire de la Cour suprême en 2002, concernant les
sept condamnés du procès du 23 décembre 1953, reflète les limites officielles du
processus. Le 29 mai 2000, le collège refuse toute réhabilitation des sept, puis change
d’avis le 29 mai 2002, comme les Izvestia du lendemain en informent leurs lecteurs : il
annule la condamnation à mort de trois des sept (Dekanozov, Mechik et Vlodzimirski)
fusillés du 23 décembre 1953. L’arrêté souligne que la peine de mort ne pouvait être
appliquée, conformément à la loi du 12 janvier 1950, que pour « trahison de la patrie,
espionnage et actes de sabotage et de diversion », dont les intéressés ne sont pas rendus
coupables, malgré leur participation à la répression de masse. Il remplace donc leur
condamnation à mort par vingt-cinq ans de prison et annule la confiscation de leurs biens.
Les trois, auxquels on ne peut guère rendre leurs biens confisqués, bénéficient alors d’une
demi-réhabilitation, refusée à Beria, Merkoulov, Koboulov et Goglidzé, dont le collège
militaire maintient la condamnation à mort, signifiant par là qu’ils sont toujours
considérés comme traîtres, espions et saboteurs.
Ce collège sait qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. La décision est bien politique, et
concerne d’abord la personne même de Beria.
Poutine, auquel le collège militaire est étroitement subordonné, n’a aucun intérêt
politique à réhabiliter Beria, fût-ce partiellement, pour plusieurs raisons. L’une est sans
doute le rôle joué par Beria dans la déportation des peuples « traîtres » en 1943-1944,
déportation qui laisse des traces toujours vivaces. Une autre, c’est que Beria apparaît
comme le symbole du régime policier et du travail forcé. Or Poutine, quoique s’appuyant
sur les structures policières héritées de l’URSS, a besoin d’attirer les investissements
étrangers et de jouer le jeu de la « démocratie », même si ce jeu est largement truqué.
Beria n’est donc pas un bon parrainage favorable.
Le culte d’Andropov, chef du KGB sous Brejnev, puis éphémère secrétaire général du
PCUS en 1984-1985, présenté comme un homme d’ouverture aux mécanismes du marché
et qui a, dans l’ensemble, assez peu de sang sur les mains, lui suffit.
Francette Lazard, membre du bureau politique du PCF, évoquant ses rares voyages en
URSS dans les années 1960-1980, écrit : « Je reçois du haut des tribunes des leçons de
“marxisme-léninisme”. Mais, dans les conversations de table ou de couloir […] on me dit
avec condescendance : “Comment, tu crois encore au communisme ?” » Ceux qui lui
adressent cette remarque ironique expriment en fait l’aspiration profonde de la
nomenklatura à transformer son contrôle de l’économie d’État en propriété durable, donc
à privatiser l’économie et, pour ce faire, insérer l’Union soviétique dans le marché
mondial. C’est le processus qu’a enclenché la perestroïka de Gorbatchev, et auquel la
dislocation de l’URSS en 1991 et la présidence de Boris Eltsine ont donné une
accélération foudroyante.
Certaines mesures esquissées par Beria semblaient aller, certes modérément, dans ce
sens : la proposition de fondre la RDA dans une Allemagne réunifiée « démocratique et
neutre », projet qui signifiait que les formes de la propriété – privée ou étatique –
n’avaient qu’une importance secondaire, voire nulle ; la volonté de transférer le pouvoir
au gouvernement, en marginalisant à tous les niveaux l’appareil du Parti et en faisant du
Conseil des ministres, libéré d’un contrôle tatillon, et non plus du secrétariat du comité
central, la véritable direction du pays ; la volonté de renouer en Ukraine occidentale et
dans les Pays baltes avec une résistance nationaliste farouchement opposée à la
« soviétisation ».
Au fond, Beria arrivait trop tôt et trop seul pour lancer la première perestroïka. Il ne
bénéficiait pas de l’appui que les États-Unis et plus largement l’Occident fourniront à
Gorbatchev. La décomposition de la nomenklatura en clans rivaux, qui fournirait une base
à une telle politique, commencerait de façon balbutiante sous Khrouchtchev et
s’épanouirait seulement, sous forme mafieuse, pendant l’ère Brejnev. Beria était suspendu
en l’air, sans appui dans la nomenklatura dirigeante. La chute rapide de Malenkov, qui
pensait diriger le pays en tant que président du Conseil des ministres, prouve la faiblesse
de cette fonction. Beria est apparu comme un aventurier isolé, avec pour seul soutien un
appareil policier dont beaucoup de cadres le rejetaient. Ce fut le sentiment de ses plus
proches collaborateurs, qui l’abandonnèrent au premier revers.
CHRONOLOGIE
9 mars 1989 : naissance de Lavrenti Beria à Merkheouli, en Abkhazie, province de la
Géorgie.

2 août 1914 : début de la guerre en Europe.

février-mars 1917 : renversement de la monarchie ; instauration d’un gouvernement


provisoire qui décide de continuer la guerre ; date officielle mais douteuse de l’adhésion
de Beria au parti bolchevique.

25-26 octobre 1917 : les bolcheviks prennent le pouvoir à Petrograd.

mai 1919 : Beria achève ses études à l’institut de mécanique technique de Bakou. Reçoit
le diplôme d’architecte-constructeur.

1921 : Beria épouse Nina Gueguetchkori, est nommé vice-président de la section


opérationnelle secrète de la Tcheka et enfin vice-président de la Tcheka d’Azerbaïdjan.

octobre 1922 : Beria nommé président de la section, opérationnelle secrète du Guépéou


(nouveau nom de la Tcheka) de Géorgie, puis vice-président du Guépéou de la
république.

1924 : mort de Lénine. Beria participe à l’écrasement de l’insurrection menchévique en


Géorgie.

décembre 1927 : XVe congrès du parti communiste qui parachève la victoire de Staline
sur Trotsky. Beria est nommé président du Guépéou de Géorgie et vice-président du
Guépéou de Transcaucasie.
décembre 1929 : Staline lance la collectivisation totale et forcée de l’agriculture.

octobre 1931 : Beria est nommé premier secrétaire du PC de Géorgie et deuxième


secrétaire du PC de Transcaucasie, dont il devient le premier secrétaire l’année suivante
en octobre 1932.

janvier-février 1934 : XVIIe congrès du parti communiste de Russie dit « congrès des
vainqueurs ». Beria est élu pour la première fois au comité central comme
Khrouchtchev.

1er décembre 1934 : assassinat de Serge Kirov.

juillet 1935 : Beria publie sous son nom l’ouvrage Sur la question de l’histoire des
organisations bolcheviques de Transcaucasie, rédigé par une commission.

août 1936 : premier procès de Moscou contre les anciens dirigeants bolcheviks (Zinoviev,
Kamenev et autres)

septembre 1936 : remplacement de Iagoda par Iejov à la tête du NKVD.

janvier 1937 : deuxième procès de Moscou.

février 1937 : suicide de Sergo Ordjonikidzé.

mars 1938 : troisième procès de Moscou qui condamne à mort Boukharine.

août 1938 : Beria nommé vice-président du NKVD.

25 novembre 1938 : démission de Iejov remplacé par Beria à la tête du NKVD, décision
rendue publique le 8 décembre.
mars 1939 : XVIIIe congrès du parti communiste.

septembre 1939 : La Wehrmacht envahit la Pologne ; le 17 septembre l’Armée rouge


occupe les territoires orientaux de la Pologne.

décembre 1939-mars 1940 : guerre contre la Finlande.

5 mars 1940 : note de Beria adoptée par le bureau politique décidant l’exécution de
22 000 officiers polonais capturés en septembre 1939.

20 août 1940 : assassinat de Trotsky organisé sous la direction politique de Beria, par ses
adjoints Eitingon et Soudoplatov et exécuté par Ramon Mercader.

8 avril 1941 : le NKVD est divisé en NKVD dirigé par Beria et NKGB dirigé par
Merkoulov, réunifiés le 20 juillet 1941 sous la présidence de Beria, flanqué de
Merkoulov, puis à nouveau divisé en avril 1943 sous la même direction.

22 juin 1941 : la Wehrmacht envahit l’URSS.

30 juin : création du comité d’État à la Défense présidé par Staline et dont Beria est
membre.

2 février 1943 : la VIe armée allemande capitule à Stalingrad.

octobre 1943-juillet 1944 : Beria organise la déportation des « peuples punis » du


Caucase.

4-11 février 1945 : conférence des « trois grands » à Yalta. Beria chargé de la sécurité.
17 juillet-2 août 1945 : conférence des « trois grands à Potsdam ». Beria chargé de la
sécurité.

20 septembre 1945 : création du Comité atomique soviétique dont la direction est confiée
à Beria.

29 décembre 1945 : Beria déchargé de la présidence du NKVD.

mars 1946 : Beria nommé membre du bureau politique du PCUS.

29 août 1949 : explosion de la première bombe atomique soviétique.

5-14 octobre 1952 : XIXe congrès du PCUS.

5 mars 1953 : mort de Staline. Beria nommé ministre de l’Intérieur réunifié avec la
Sécurité d’État et vice-président du Conseil des ministres.

26 juin 1953 : arrestation de Beria.

23 décembre 1953 : condamnation à mort et exécution de Beria et de six de ses


collaborateurs.
BIBLIOGRAPHIE
En plus des ouvrages, recueils de documents et article de revues signalés dans les notes,
citons les ouvrages suivants eux aussi consultés :

Evguenia Albatz, Mina zamiedlennovo deistvia, Moscou, Rouslit, 1992.

Anne Appelbaum, Goulag, Paris, Grasset, 2005.

N.F. Bougaï, Deportatsia narodov Kryma, Moscou, Insan, 2002.

N.F. Bougaï et A M. Gonov, Kavkaz, narody v echelonakh (20-60e gody), Moscou, Insan,
1998.

Sheila Fitzpatrick, Le Stalinisme au quotidien, La Russie soviétique dans les années 30,
Paris, Flammarion, 2002.

Istoria Stalinisma, Itogui i problemy izoutchenia, debaty, Moscou, Rosspen, 2011.

Johan Keep, Alter Litvine, Epokha Stalina v Rossii, Moscou, Rosspen, 2009.

Guennadi Kostyrtchenko, Prisonniers du pharaon rouge, Solin, 1998.

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Oleh Khlevniouk, Le Cercle du Kremlin, Paris, Seuil, 1996.


Heinz-Dietrich Löwe, Stalin, Moscou, Rosspen, 2009.

David E. Murphy, Ce que savait Staline, Paris, Stock, 2006.

François-Xavier Nérard, 5 % de vérité, Paris, Tallandier, 2004.

Pavel Polian, Ne po svoiei volie, Moscou, Memorial, 2001.

Iouri Roubtsov, Alter ego Stalina, Moscou, Zvonnitsa MG, 1999.

Boris Souvarine, Staline, Paris, G Leibovici, 1985.

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Léon Trotsky, La Révolution trahie, Paris, Minuit, 1963 ; Staline, Paris, Grasset, 1948 ;
Les Crimes de Staline, Paris, Grasset, 1937.

Nicolas Werth, La Terreur et le désarroi, Paris, Perrin, 2007 ; L’Ivrogne et la marchande


de fleurs, Paris, Tallandier, 2009.
Notes

[1] Politburo i delo Beria, Moscou, Koutchkovo Pole, 2012, p. 34 et Izvestia, 1991, no 1,
p. 158.
[2] Simon Sebag Montefiore, Staline. La cour du tsar rouge, Éditions des Syrtes, Paris,
2005, p. 61, 91, 196, 294-295 et 572.
[3] Beria, Koniets Kariery, Moscou, Politizdat, 1991, p. 221. Ce passage n’est pas
reproduit dans l’édition française de ses mémoires.
[4] Ibid., p. 222.
[5] Wilfried Strik-Stricfeldt, Contre Staline et Hitler, Paris, Presses de la Cité, 1971,
p. 187-188.
[6] Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Sur Staline, Paris, Plon, 1963, cahier photos.
[7] Beria, op. cit., p. 268.
[8] Dmitri Volkogonov, Sem vojdei, Moscou, Novosti, 1996, t. 1, p. 224 et 347.
[9] André Sakharov, Mémoires, Paris, Le Seuil, 1990, p. 169.
[10] Dans sa notice biographique du Polititcheski dnevnik, le bulletin clandestin de Roy
Medvedev, on lit : « chef de la sécurité d’État de 1938 à 1953 ». Polititcheski Dnevnik,
Fonds Herzen, Amsterdam, 1975, t. 2, p. 823. Or Beria a été dessaisi dès 1943 de la
direction de la sécurité d’État, alors séparée du ministère de l’Intérieur, confiée en 1946 à
son ennemi personnel Abakoumov, puis, en 1951, à un apparatchik qui lui est hostile,
Ignatiev. De même, le biographe de Gorbatchev, Gert Ruge, écrit : « Pendant les
dernières années de Staline […] la police secrète de Staline et de son ministre de
l’Intérieur Beria, qui poursuivait et faisait arrêter quiconque s’écartait de la ligne tracée,
entretenait le climat de terreur. » Gert Ruge, Gorbnatchev Parsi, Le Seuil, 1990, p. 55. Or
Beria a cessé d’être ministre de l’Intérieur le 27 décembre 1945.
[11] Minouvcheie, no 5, Moscou, Phenix, 1991, p. 100.
[12] Svetlana Allilouieva, Vingt lettres à un ami, Paris, Le Seuil, 1967, p. 21-22.
[13] Nikita Khrouchtchev, Souvenirs, Paris, Robert Laffont, 1971, p. 326 et 334,
traduction libre des passages de l’édition russe Vospominania, Moscou, Moskovskie
Novosti, 1999, t. 1, p. 187 et 189.
[14] Istoria Velikoï patriotitcheskoï Voiny, Moscou, 1960, p. 47.
[15] Isaac Deutscher, L’URSS après Staline, Paris, Le Seuil, 1954, p. 162, 166 et 171.
[16] Amy Knight, Beria, Paris, Aubier, 1992, p. 10 et 11.
[17] Ibid., p. 28 et 40.
[18] Vladimir Boukovski, Jugement à Moscou, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 115.
[19] Argumenty i Fakty, troisième semaine de novembre 1993.
[20] Aleksei Toptyguine, Neizvestny Beria, Saint-Pétersbourg, Olma Press, 2002, p. 382.
[21] Ibid.
[22] Voprossy Istorii, 1962, no 6, p. 40.
[23] A. Toptyguine, op. cit., p. 382.
[24] Ibid., p. 383.
[25] Andreï Soukhomlinov, Kto vy Lavrenti Beria, Moscou, Detektiv-press, 2004, p. 105.
[26] S. Allilouieva, Vingt lettres…, op. cit., p. 154.
[27] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 103.
[28] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 3, p. 59.
[29] Izvestia, 1991, no 1, p. 149.
[30] Beria, op. cit., p. 77.
[31] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 105-106.
[32] Trotsky, Œuvres complètes, Institut Léon Trotsky, 1986, t. 21, p. 196.
[33] Komsomolskoie Znamia, 30 septembre 1990.
[34] Larissa Vassilieva, Kremliovske Jony, édition russe, p. 354, édition américaine, New
York, Arkade Publishing, Kremlin Wives, p. 163.
[35] Nicolas Werth et Gaël Moullec, Rapports secrets soviétiques 1921-1991, Paris,
Gallimard, 1994, p. 601-602.
[36] Christopher Andrew, Oleg Gordievski, Le KGB dans le monde, Paris, Fayard, 1990,
p. 246.
[37] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 469.
[38] Ibid., p. 696.
[39] B. Popov et V. Oppokov, Berievchtchina, Voenno-Istoritcheski Journal, 3e partie,
1990, p. 68.
[40] A. Toptyguine, op. cit., p. 19.
[41] C. Andrew et O. Gordievski, op. cit., p. 260.
[42] Soverchenno Seketno, Moscou, 2001, t. 2 p. 213.
[43] Mikhaïl Chreider, NKVD iznoutri, Moscou, Vozvrachenie, 1995, p. 111 et 175.
[44] A. Toptyguine, op. cit., p. 386.
[45] Zaria Vostoka, 1er avril 1925.
[46] Soverchenno Sekretno, op. cit., t. 4, 1re partie, p. 183.
[47] Lénine, O.C., t. 36, p. 172, 175, 178, 189,193, 199-200.
[48] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 553-554.
[49] Anna Larina-Boukharina, Nezabyvaemoie, Moscou, APN, 1989, p. 172-173.
[50] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 133.
[51] A. Adjoubeï, op. cit., p. 171.
[52] A. Knight, Beria, op. cit., p. 69.
[53] Ibid., p. 69-70.
[54] Cahiers du mouvement ouvrier, mars 1999, no 5, p. 15.
[55] A. Toptyguine, op. cit., p. 25.
[56] Ibid., p. 26.
[57] B. Sokolov, op. cit., p. 53.
[58] Ibid., p. 54.
[59] Cahiers du mouvement ouvrier, op. cit., p. 17 et 18.
[60] A. Toptgyguine, op. cit., p. 27.
[61] B. Sokolov, op. cit., p. 57.
[62] Ibid., p. 60-61.
[63] S. Allilouieva, Vingt lettres…, op. cit., p. 33.
[64] Ibid., p. 58.
[65] Beria, op. cit., p. 353-354.
[66] Ogoniok, no 18, 1988, p. 29.
[67] Stalin i Kaganovitch, Perepiska, 1923-1936, Moscou, Rosspen, 2001, p. 52.
[68] Ibid., p. 68.
[69] Sovietskoie roukovodtsvo Perepiska, 1928-1941, Moscou, Rosspen, 1999, p. 188-
189. Stalin i Kaganovitch Perepiska 1931-1936, Moscou, Rosspen, 1999, p. 104-105.
[70] Branko Lazitch, Le Rapport Khrouchtchev et son histoire, Paris, Le Seuil, 1976,
p. 128.
[71] Sovietskoie Roukovodstvo et Stalin i Kaganovitch, op. cit. ; Ibid.
[72] Cahiers du mouvement ouvrier, no 24, p. 48-49.
[73] M. Chreider, op. cit., p. 12.
[74] Sovietskoie Roukovodtsvo, Perepiska, 1928-1941, op. cit., p. 197-198.
[75] Stalin i Kaganovitch, Perepiska, op. cit., p. 185 et 190.
[76] Ibid., p. 276.
[77] Sovietskoie roukovodstvo, Perepiska 1928-1941, op. cit., p. 187.
[78] Stalin i Kaganovitch, Perepiska, op. cit., p. 276.
[79] Ibid., p. 284.
[80] A. Larina, Nezabyvaiemoe, op. cit., p. 173 et 192.
[81] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 3, p. 148.
[82] Iossif Stalin v Obiatiakh semii, Moscou, 1993, p. 123.
[83] B. Sokolov, op. cit., p. 262.
[84] Sovietskoie Roukovodstvo, Perepiska, op. cit., p. 204.
[85] Ibid., p. 226.
[86] Ibid., p. 245.
[87] Beria, op. cit., p. 355.
[88] Roy Medvedev, Le Stalinisme, Paris, Le Seuil, 1972, p. 349.
[89] B. Sokolov, op. cit., p. 79.
[90] Sergo Beria, Moï Otiets Lavrenti Beria, Moscou, Sovremennik, 1994 p. 28. Beria
mon père, Paris, Plon/Criterion, 1999, p. 53.
[91] Trotsky, Œuvres, t. 3, p. 203.
[92] XVII szjezd Stenografitcheski Otchot, Moscou, 1934, p. 34.
[93] Ibid., p. 129-132.
[94] Selon Amy Knight, Beria aurait déclaré à ce congrès : « À notre grande honte il faut
avouer qu’à ce jour nous ne disposons pas de la moindre histoire sérieuse, scientifique,
élaborée de notre Parti et du mouvement révolutionnaire en Géorgie. L’histoire de notre
Parti, de tout le mouvement révolutionnaire en Géorgie et en Transcaucasie depuis ses
premiers jours est inséparable de l’œuvre et du nom du camarade Staline. Il est impossible
de trouver un seul fait important dans l’histoire de la lutte pour la lutte léniniste qui ne
porte pas la marque des idées de Staline. » Et elle affirme que Makharadzé lui répondit
avec quelque insolence que lorsqu’il avait écrit ses études historiques « le rôle
exceptionnel joué par Staline dans le mouvement révolutionnaire n’avait pas encore été
découvert ». Mais l’historienne américaine se trompe. Ces lignes ne figurent pas dans le
PV du congrès (p. 129-132) et pour cause. Elles figurent dans un article signé Beria
publié le 12 janvier dans le journal Zaria Vostoka huit jours avant l’ouverture du congrès
et seize jours avant l’intervention même de Beria qui ne les reprend pas. Amy Knight
affirme que dans son discours Beria accusa le vieux dirigeant géorgien Philip
Makharadzé, citations à l’appui, d’avoir sous-estimé le rôle de Staline et que Makharadzé,
présent au congrès, répondit avec quelque insolence « en soulignant non sans ironie que
lorsqu’il avait écrit ses études historiques le rôle exceptionnel joué par Staline n’avait pas
encore été découvert » (p. 94). Ce qui suggère que ce rôle exceptionnel du camarade
Staline avait été récemment inventé. Mais Makharadzé ne prit pas la parole au congrès et
sa réponse, certes ironique, n’a pas été prononcée à la tribune, mais figure dans un article
publié dans Zaria Vostoka le 14 janvier, six jours avant l’ouverture du congrès et exige
moins d’audace qu’un discours devant un congrès solennel. Il la paiera néanmoins de sa
vie trois ans plus tard : il en savait trop sur le rôle réel de Staline dans l’histoire du
bolchevisme en Transcaucasie, rôle certes important, mais nullement décisif.
[95] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 98-99 et Mémoires inédits, Paris,
Belfond, 1990, p. 40.
[96] Ibid., t. 1, p. 140 et 177.
[97] Traguedia sovietskoï derevni, 1934-1936, Moscou, Rosspen, 2002, t. 4, p. 195-196.
[98] A. Knight, Beria, op. cit., p. 109.
[99] Izvestia, 1991, no 2 p. 181.
[100] Ibid.
[101] Minouvcheie, Moscou, Phenix, 1992, t. 7, p. 366.
[102] Politburo i Beria, op. cit., p. 68-69.
[103] Ibid., p. 81.
[104] R. Medvedev, Le Stalinisme, op. cit., p. 377.
[105] Trotsky, Œuvres, t. 20, p. 228.
[106] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 781.
[107] Ibid., p. 799.
[108] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 4, p. 189.
[109] Zaria Vostoka, 17 novembre 1935.
[110] O. Khlevniouk, 1937, Staline, NKVD, Moscou, Respublika, 1992, p. 165.
[111] V. Joukovski, Loubianskaia Imperia NKVD, 1937-1939, Moscou, Vetche, 2001, p.
46.
[112] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 767.
[113] Znamia, no 11, 1997, p. 150.
[114] Beria, op. cit., p. 195.
[115] Ibid., p. 204-205.
[116] Ibid., p. 167.
[117] Anastase Mikoyan, Tak Bylo, Moscou, Vagrius, 1999, p. 329.
[118] Voprossy Istorii, 1995, no 1, p. 9-11.
[119] A. Larine, Boukharine ma passion, Paris, Gallimard, p. 319.
[120] Molotov, Malenkov, Kaganovitch, 1957.
[121] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 471.
[122] Trotsky, Œuvres, t. 14, p. 240.
[123] Ibid., p. 286.
[124] Pravda, 19 février 1937.
[125] B. Lazitch, op. cit., p. 131.
[126] XXIIe congrès du PCUS, Cahiers du communisme, décembre 1961, p. 508.
[127] Staline, L’homme le capital le plus précieux, Paris, Éditions sociales, sans date,
p. 15, 17 et 37.
[128] Voprossy Istorii, 1994, no 2, p. 16.
[129] Voprossy Istorii, 1993, no 10, p. 159-160 ; Jean-Jacques Marie, Le Fils oublié de
Trotsky, Paris, Le Seuil, 2011, p. 158.
[130] F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 297.
[131] Voprossy Istorii, 1995, no 11-12, p. 14.
[132] Voprossy Istorii, 1995, no 4, p. 14 et 15.
[133] Voprossy Istorii, 1995, no 5-6, p. 8-13.
[134] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 448.
[135] Ibid., p. 453.
[136] Sovietskoie Roukovodstvo Perepiska 1928-1941, op. cit., p. 376.
[137] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 61.
[138] Ibid., p. 469.
[139] Istotchnik, no 3, 1996, p. 164.
[140] A. Mikoyan, op. cit., p. 332.
[141] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 474-475.
[142] Ibid., p. 477.
[143] Orlando Figès, Les Chuchoteurs, Paris, Denoël, 2011, p. 422.
[144] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 487.
[145] S. Montefiore, Staline, op. cit., p. 268.
[146] Nicolas Werth, La Terreur et le Désarroi, Paris, Perrin, 2007, p. 286.
[147] Oleg Khlevniouk, Khoziaïn, Moscou, Rosspen, 2010, p. 383.
[148] Literatournaia Gazeta, 30 novembre 1994.
[149] David Samoilov, Pour mémoire, Paris, Fayard, 1997, p. 469.
[150] Krasnaia Zvezda, 23 février 1938.
[151] Ibid., 21 février 1938.
[152] Reabilitirovan postmerstno, Moscou, 1988, p. 415-416.
[153] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 353.
[154] Vadim Rogovin, Mirovaia Revolioutsia i Mirovaia voïna, Moscou, 1998, p. 32-33.
[155] O. Khlevniouk, op. cit., p. 385.
[156] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 52.
[157] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 147 et 151.
[158] L’Internationale communiste, mars 1938, p. 423-426.
[159] M. Chreider, op. cit., p. 111.
[160] Le Procès du bloc antisoviétique des droitiers et des trotskystes, Moscou, 1938,
p. 826.
[161] Stephen Cohen, Nicolas Boukharine, Paris, Maspero, 1979, p. 447.
[162] M. Chreider, op. cit., p. 228.
[163] Nikita Petrov, Mark Jansen, Stalinski Pitomets, Nikolaï Iejov, Moscou, Rosspen,
2009, p. 171 et 351.
[164] Ibid., p. 165.
[165] Vlast i Khoudojestvennaia Intelligentsia 1917-1953, Moscou, Democratia, p. 413,
414.
[166] N. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 222.
[167] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 3, p. 70.
[168] N. Khrouchtchev, op. cit., t. 1, p. 179.
[169] N. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 167.
[170] O. Khlevniouk, op. cit., p. 343.
[171] S. Beria, Beria mon père, op. cit., p. 63.
[172] Drujba Narodov, 1991, no 2, p. 221,228-229, 235, 245.
[173] O. Khlevniouk, op. cit., p. 386.
[174] Ibid.
[175] N. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 169.
[176] Rgaspi fonds 33 987, inventaire 3, dossier 1103, feuillets 146-149.
[177] Le Procès du bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques, op. cit., p. 6 et 35.
[178] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 538.
[179] P. Soudoplatov, op. cit., p. 91.
[180] N. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 180.
[181] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 172.
[182] Ogoniok, no 7, février 1988, p. 27.
[183] N. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 177-178.
[184] B. Brioukhanov, E. Chochkov, Opravdaniou nie podlejit, Saint-Pétersbourg, PF,
1998, p. 126.
[185] Neizvestnaia Rossia, t. 4, p. 199-200.
[186] R. Medvedev, op. cit., p. 245.
[187] Gueorgui Dimitrov, Journal, Paris, Belin, 2005, p. 280.
[188] Victor Fradkine, Dielo Koltsova, Moscou, 2002, p. 297-298.
[189] O. Figès, op. cit., p. 335.
[190] O. Klevniouk, op. cit., p. 355-357.
[191] Ibid., p. 358.
[192] Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 194.
[193] G. Dimitrov, op. cit., p. 298.
[194] Arkadi. Vaksberg, Vychinski, Paris, Albin Michel, 1991, p. 166.
[195] Cahiers du monde russe, no 42-44 p. 375, 388, 390.
[196] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 559-561.
[197] A. Larina, op. cit., p. 177, 181, 187, 192.
[198] O. Khlevniouk, op. cit., p. 362-363.
[199] Ibid., p. 366-367.
[200] Ibid., p. 363-364.
[201] M. Chreider, op. cit., p. 167, 171, 172, 179.
[202] Evguenia Albats, Mina zamedlennovo deiïstvia, Moscou, Rousslit, p. 95.
[203] Stalin i NKVD-NKGB, GOURK 1939-mart 1946, Moscou, Materik, 2006, p. 25.
[204] Ibid., p. 32.
[205] Dmitri Volkogonov, Staline, Novosti, Moscou, 1996, t. 1, p. 385.
[206] Compte rendu sténographique du XVIIIe congrès (en russe), Moscou, 1939, p. 28.
[207] Ibid., p. 143-144.
[208] V. Rogovin, op. cit., p. 40.
[209] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 222.
[210] Ibid., p. 287.
[211] O. Khlevniou, op. cit., p. 376.
[212] Molotov, Malenkov, Kaganovitch 1957, Moscou, Demokratia, 1998, p. 44.
[213] B. Brioukhanov, E. Chochkov, op. cit., p. 136-137.
[214] Compte rendu sténographique du XVIIIe congrès, op. cit., p. 14-15.
[215] F. Tchouev, op. cit., p. 232.
[216] Evgueni Gnedine, Moscou, Memorial, 1994, Vykhod iz labyrinta, p. 25-26.
[217] Loubianka-Stalin i NKVD, op. cit., p. 97-100.
[218] F. Tchouev, op. cit., p. 317-318.
[219] Troud, 5 mars 1996.
[220] C. Andrew et V. Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest, Paris, Fayard, 1999, p. 137-
138.
[221] P. Soudoplatov, op. cit., p. 99.
[222] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 4, p. 204.
[223] Vitali Chentalinski, La Parole ressuscitée, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 41-42.
[224] Ibid., p. 223 ; A. Iakovlev, Tsel Jizni, Moscou, 1969, p. 509.
[225] Otcherki istorii rossiskoï vnechneï razvedki, Moscou, Medjdounarodnye
otnochenia, 1997, t. 3, p. 93.
[226] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 331 et 334.
[227] C. Andrew et O. Gordievski, op. cit., p. 175-176.
[228] A. Vaksberg, op. cit., p. 118.
[229] Arsène Martirossian, Sto mifov o Beria, Moscou, Vetche, 2010, t. 2, p. 162.
[230] Youri Lioubimov, Le Feu sacré, Paris, Fayard, 1985, p. 28.
[231] A. Martirossian, op. cit., t. 2, p. 174.
[232] B. Brioukhanov, O. Chochkov, op. cit., p. 123.
[233] S. Montefiore, op. cit., p. 341.
[234] B. Brioukhanov, O. Chochkov, op. cit., p. 146.
[235] V. Rogovine, op. cit., p. 132.
[236] Ibid., p. 14.
[237] I. Petrov, M. Jansen, op. cit., p. 215.
[238] Victor Zaslavsky, Le Massacre de Katyn, Éditions du Rocher, 2003, p. 124-125.
[239] Ibid., p. 127.
[240] Loubianka Stalin i NKVD, op. cit., p. 154.
[241] Ibid., p. 181.
[242] Politburo i Beria, op. cit., p. 329.
[243] P. Soudoplatov, op. cit., p. 109.
[244] Ibid., p. 110.
[245] V. Rogovine, op. cit., p. 329.
[246] Loubianka i Stalin, op. cit., p. 286.
[247] S. Beria, Moï Otiets Beria, op. cit., p. 368.
[248] S. Beria, Mon père Beria, op. cit., p. 96.
[249] O. Khlevniouk, op. cit., p. 365.
[250] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 391.
[251] Ibid., p. 392.
[252] Oleg Khlevniouk, Le Cercle du Kremlin, Paris, Le Seuil, 1996, p. 257-258.
[253] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 329.
[254] Ibid., p. 367.
[255] A. Toptyguine, op. cit., p. 402.
[256] G. Dimitrov, op. cit., p. 391-392.
[257] Omer Batov, L’armée d’Hitler, la Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris,
Hachette, 1999, p. 187.
[258] Christian Baechler, Guerre et extermination à l’Est, Paris, Tallandier, 2012, p. 279.
[259] Gueorgui Joukov, Vospominania i Razmychlenia, Moscou, Novosti, 1992, t. 1,
p. 383.
[260] Ibid., p. 368.
[261] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 281-282.
[262] Pravda, 13 avril 1991 ; Argumenty i Fakty, no 4, 1 989 ; A Vaksberg, Vychinski,
op. cit., p. 219.
[263] Velikaia Otetchesvennaia Voïna, Moscou, Naouka, 1998, p. 131.
[264] Zaklioutchennye na stroïkakh kommounizma, Moscou, Rosspen, 2008.
[265] Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 695.
[266] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 862-863.
[267] Izvestia, 5 septembre 1990.
[268] V. Tcherniavski, Racovski, Kharkov, 1992, p. 181.
[269] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 77.
[270] C. Baechler, op. cit.
[271] P. Soudoplatov, op. cit., p. 189.
[272] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 230.
[273] N. Bougaï, Iossif Stalin, Lavrenti Beria : « Ikh nado deportirovat », Moscou,
Droujba Narodov, 1992, p. 45.
[274] Ibid., p. 56.
[275] Ibid., p. 64.
[276] Ibid., p. 225.
[277] EAK V SSR, Moscou, Mejdounaronie otnochenia, 1996, p. 19.
[278] Neivestnaia Rossia, op. cit., t. 3, p. 178.
[279] N. Voronov, Na sloujbe voiennoï, Moscou, 1963, p. 194-195.
[280] A. Toptyguine, op. cit., p. 187-188.
[281] Loubianka Stalin i NKVD…, op. cit., p. 340.
[282] Ibid., p. 338.
[283] Ibid.
[284] Ibid., p. 350.
[285] Ibid., p. 351.
[286] Cahiers du mouvement ouvrier, juillet-septembre 1998, no 3.
[287] Rgaspi fonds 644, inventaire 1, dossier 55 feuillet 55 ; Velikaia Otetchesvennaia,
op. cit., t. 4, p. 138.
[288] N. Khrouchtchev, Vospomlinania, op. cit., t. 1, p. 449.
[289] J.-J. Marie, op. cit., p. 664-665.
[290] Troud, 23 février 1995.
[291] A. Toptyguine, op. cit., p. 149 et 150.
[292] Tiouleniev, Tcherez tri voïny, Moscou, voenizdat, 1960, p. 197.
[293] C. Andrews, V. Mitrokhine, op. cit., p. 182.
[294] Ibid., p. 183.
[295] David Holloway, Stalin and the Bomb, Yale University Press, Londres, 1994,
p. 115.
[296] Cahiers du mouvement ouvrier, mars 1999, no 5, p. 58-62.
[297] Ekonomika i Jizn, no 17, avril 2000, p. 29.
[298] B. Sokolov, op. cit., p. 150.
[299] J.-J. Marie, op. cit., p. 691.
[300] Beria, op. cit., p. 151.
[301] N. Bougaï, op. cit., p. 85.
[302] Ibid., p. 87.
[303] Ibid., p. 101.
[304] Ibid., p. 102-103.
[305] Ibid., p. 103.
[306] B. Sokolov, op. cit., p. 166 ; Politburo i delo Beria, op. cit., p. 934-935.
[307] Sotsialistitcheskaia Ossetia, 10 juin 1988.
[308] N. Bougaï, op. cit., p. 115.
[309] Ibid., p. 110.
[310] Ibid., p. 112.
[311] Vladimir Loukiaiev, Iounost, 1989, no 1, p. 71.
[312] N. Bougaï, op, cit., p. 115.
[313] Ibid., p. 129.
[314] Ibid., p. 131.
[315] Ibid., p. 133.
[316] Ibid., p. 134.
[317] Ibid., p. 135.
[318] Tachkentski Protsess, Biblioteka samizdata, no 7, p. 27.
[319] A. Vesnine, Iounost, 1989, no 8, p. 70.
[320] Tachkentski Protsess, op. cit., p. 27.
[321] A. Toptyguine, op. cit., p. 166.
[322] N. Bougaï, op. cit., p. 141.
[323] Ibid., p. 142-143.
[324] A. Vesnine, op. cit., p. 70.
[325] A. Toptyguine, op. cit., p. 166.
[326] Loubianka i Stalin, op. cit., p. 438-440.
[327] Minouvcheie, Moscou-Saint-Pétersbourg, Atheneum-Phenix, 1996, no 19, p. 332.
[328] N. Bougaï, op. cit., p. 153.
[329] Soiouz, 1990, no 38.
[330] Izvestia, 30 janvier 1989.
[331] N. Bougaï, op. cit., p. 156.
[332] Ibid., p. 161.
[333] Ibid., p. 91.
[334] Ibid., p. 92.
[335] Ibid., p. 164.
[336] Valentin Berejekov, Riadom so Stalinym, Moscou, Vagrius, 1999, p. 402-403.
[337] Edward Stettinius, Yalta, Roosevelt et les Russes, Paris, Gallimard, 1951, p. 207.
[338] Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Russie. Révolutions et stalinisme, p. 292.
[339] D. Volkogonov, Staline, édition française, Paris, Flammarion, 1992, p. 402-403.
[340] Minouvcheie, op. cit., no 5, p. 89-90.
[341] D. Volkogonov, Staline, édition russe, op. cit., t. 2, p. 410-411.
[342] D. Holloway, op. cit., p. 129.
[343] Ibid., p. 140.
[344] B. Sokolov, op. cit., p. 215.
[345] Les Nouvelles de Moscou, 1989, no 41.
[346] Molotov, Malenkov, Kaganovitch, 1957, op. cit., p. 45.
[347] A. Toptyguine, op. cit., p. 219.
[348] B. Sokolov, op. cit., p. 212-213.
[349] Ibid., p. 213.
[350] Zaklioutchonnye na stroïkakh kommunizma, op. cit., p. 16.
[351] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t.1, p. 86.
[352] Note à l’édition française des Mémoires de Khrouchtchev, op. cit., p. 107.
[353] M. Djilas, Conversations avec Staline, Paris, Gallimard, 1962, p. 120-121 et p. 175.
[354] Muzykalnaia Akademia no 4,1997, p. 77.
[355] R. Pikhoia, SSSR, Istoria vlasti, Moscou, RGAF, 1998, p. 46.
[356] Ibid., p. 46-47.
[357] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 3, p. 73.
[358] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 295-296.
[359] Alexandre Soljenitsyne, Le Premier Cercle, Paris, Robert Laffont, p. 109.
[360] Kirill Stoliarov, Golgotha, Moscou, 1991, p. 73-74.
[361] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 119.
[362] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 524 et 626.
[363] Istoria stalinisma, Itogui i perspektyvy, Moscou, 1989, p. 455.
[364] Izvestia, 1991, no 1, p. 168-169.
[365] Pravda, 26 novembre 1992.
[366] Demidov, Koutozov, Lenigradskoie Delo, Leningrad, 1990, p. 118.
[367] B. Sokolov, op. cit., p. 230-231.
[368] I. Bounitch, Zoloto partii, Moscou, 1992, p. 154 ; V. Tortchinov, A. Leontiouk,
Saint-Pétersbourg, 2000,Vokroug Stalina, p. 547.
[369] Beria, 1953, p. 75.
[370] Les Nouvelles de Moscou, 1989, no 41.
[371] Lidia Golovkina, Soukhanovka, Moscou, Memorial, p. 34.
[372] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 159.
[373] Boris Souvarine, Est-Ouest, 15-31 juillet 1957, p. 37.
[374] André Gromyko, Mémoires, Paris, Belfond, 1989, p. 302.
[375] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 508.
[376] Molotov, Malenkov, Kaganovitch, 1957, op. cit., p. 289.
[377] F. Tchouev, op. cit., p. 278.
[378] F. Tchouev, op. cit., p. 221.
[379] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 127.
[380] Iouri Joukov, Nezavissimaia Gazeta, 21 décembre 1994.
[381] K. Stoliarov, Golgotha, op. cit., p. 77.
[382] K Stoliarov, Palatatchi i Jertvy, op. cit., p. 163.
[383] Ibid., p. 171.
[384] Ibid., p. 158.
[385] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., p. 296.
[386] Izvestia, 13 mars 1993.
[387] K. Stoliarov, Golgotha, op. cit., p. 37.
[388] Izvestia, 1991, no 1, p. 154.
[389] XIXe congrès du PCUS ; numéro spécial des Cahiers du communisme
(novembre 1952), p. 173 et 179.
[390] Felix Tchouev, Tak govoril Kaganovitch, Moscou, Otetchestvo, 1992, p. 64.
[391] Istoricheskii Arkhiv, 1993, no 4, p. 66.
[392] Istotchnik, no 5, 1997, p. 140-141.
[393] Izvestia, 1991, no 1, p. 142.
[394] Ibid.
[395] F. Tchouev, op. cit., p. 325.
[396] V. Berejkov, op. cit., p. 407.
[397] K. Stoliarov, Palatchi i Jertvy, op. cit., p. 78.
[398] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 129.
[399] Edouard Radzinski, Stalin, Moscou, Vagrius, 1997, p. 613.
[400] Ibid., p. 617 ; D. Volkogonov, Staline, édition française, op. cit., p. 499.
[401] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 131.
[402] Rgaspi, fonds 2, inventaire 1, dossier 136, feuillet 125.
[403] F. Tchouev, op. cit., p. 270 ; Sto sorok, op. cit., p. 326.
[404] Istoritcheski Arkiv, 1999, no 3, p. 42.
[405] Ibid., p. 43.
[406] K. Simonov, Glazami tcheloveka drougovo pokolenia, Moscou, Pravda, 1990,
p. 228.
[407] Rgaspi, fonds 2, inventaire 1, dossier 136, feuillet 125.
[408] Izvestia, no 2, 1991, p. 150-151.
[409] S. Allilouieva, Vingt lettres…, op. cit., p. 21.
[410] Voprossy Istorii, 1998, no 8, p. 3.
[411] Ibid.
[412] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 157.
[413] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 128, 133 et 150.
[414] Stalin v obiatiahk semii, op. cit., p. 123.
[415] Arkadi Chevtchenko, Rupture avec Moscou, Paris, Payot, 1985, p. 90.
[416] Izvestia, 3 mars 1991.
[417] . Adjoubeï, À l’ombre de Khrouchtchev, op. cit., p. 103.
[418] Istoria SSSR s drevneishikh vremion do naszikh dnei, Moscou, 1971, t. 2, p. 208.
[419] Beria 1953, op. cit., p. 236.
[420] Istoritcheski Arkhiv, 1993, no 6, p. 28.
[421] Ibid., 1993, no 6, p. 37.
[422] Izvestia KPSS, 1991, no 1, p. 186 Passage supprimé du texte de Bakradzé revu et
corrigé in Beria 1953, op. cit., p. 1234.
[423] Ibid., p. 193 ; Beria 1953, op. cit., p. 133.
[424] Izvestia, 1991, no 1, p. 154 -155.
[425] Beria 1953, op. cit., p. 236.
[426] N. Khrouchtchhev, Vospominania, t. 1, p. 14.
[427] Voprossy Istorii, 1997, no 4, p. 29.
[428] Vladimir Boukovski, Et le vent reprend ses tours, Robert Laffont, 1978, p. 140 ;
Jugement à Moscou, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 115.
[429] Izvestia, 1991, no 2, p. 151.
[430] O. Figès, op. cit., p. 587.
[431] XX sjezd KPSS io jego istoritcheslkie realnosti, Moscou, 1991, p. 13.
[432] Beria 1953, op. cit., p. 350-351.
[433] D. Volkogonov, Staline, édition russe, op. cit., t. 1, p. 478.
[434] Troud, 7 février 1989.
[435] A. Soukhomlimov, op. cit., p. 125.
[436] B. Sokolov, op. cit., p. 244.
[437] Piotr Chelest, Da ne soudymi boudete, Moscou, éditions Q, 1992, p. 111-112.
[438] Présidium 1954-1964, op. cit., p. 480-81, 483-84, 486, 488.
[439] Jozsef Lengyel, Deux communistes, Paris, Fayard, 1974, p. 85-86 et 173.
[440] Ibid., p. 567.
[441] Henri Shapiro, op. cit., p. 10-11, 28-29 et 32.
[442] F. Tchouev, Sto sorok, op. cit., p. 336.
[443] Beria 1953, op. cit., p. 161-162.
[444] Istoritcheski Arkhiv, 1998, no 3, p. 16.
[445] A. Toptyguine, op. cit., p. 265.
[446] Vladimir Nekrassov, Trinadtsat Jeleznikh narkomov, Moscou, Versty, 1995, p. 239.
[447] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 56.
[448] Beria 1953, op. cit., p. 19-21.
[449] V. Nekrassov, op. cit., p. 281.
[450] Molotov, Malenkov, Kaganovitch 1957, op. cit., p. 451 et 516.
[451] Beria 1953, op. cit., p. 25-28.
[452] A. Sakharov, op. cit., p. 189.
[453] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 1019-1020.
[454] Stalin v obiatiakh semii, op. cit., p. 124.
[455] Beria 1953, op. cit., p. 28-29.
[456] J. Mark, N. Petrov, op. cit., p. 360. La traduction anglaise remplace « sans
distinction » par « sans fondement ». La nuance est de taille ! Dans l’original russe on
admet les passages à tabac… mais pas aveuglément pour tous !
[457] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., p. 272-273.
[458] Beria 1953, op. cit., p. 30.
[459] Ibid., p. 35.
[460] Ibid., p. 41.
[461] Novy Journal, no 133, p. 220.
[462] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 64-65.
[463] Beria 1953, op. cit., p. 344.
[464] Izvestia, 1991, no 1, p. 196.
[465] S. Beria, Moï Otiets Beria, op. cit., p. 172.
[466] Izvestia, 1991, no 1, p. 155.
[467] Ibid., p. 185.
[468] Ibid., p. 158.
[469] Beria 1953, op. cit., p. 302 ; Izvestia, 1991, no 1, p. 204 et 205.
[470] Ibid., p. 193.
[471] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 67.
[472] Izvestia, 1991, no 1, p. 169.
[473] Ibid., p. 197.
[474] P. Soudoplatov, op. cit., p. 458.
[475] Tynou Tanberg, Politika Moskvy v Pribaltike, Moscou, Rosspen, 2010, p. 92.
[476] P. Soudoplatov, op. cit., p. 439. Soudoplatov ajoute : « Piotr Chelest en sa qualité
de secrétaire régional du parti de Kiev, avait réquisitionné un bateau appartenant aux
pompiers pour aller à la chasse et ne l’avait jamais restitué. » Là, Soudoplatov se trompe.
En 1953, Chelest était seulement le directeur de l’usine d’aviation de Kiev, et ne
deviendra secrétaire régional qu’en 1955 après avoir été nommé en février 1954
deuxième secrétaire du comité de ville de Kiev, un peu tard pour que Mechik, fusillé le
23 décembre 1953 avec Beria, puisse rien entreprendre contre lui !
[477] Ibid., p. 92.
[478] Troud, 7 février 1989.
[479] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 63.
[480] Pavel Soudoplatov, Razvedka i Kreml, Moscou, Teia, 1996, p. 405. Les éditeurs
américains des souvenirs de Soudoplatov, trouvant le ton de Beria trop courtois,
trafiquent la phrase et lui font dire : « Vous m’avez demandé de trouver un moyen pour
liquider Bandera et en même temps vos minables petits voyous [sic !] de Kiev et de Lvov
sont en train d’entraver toute action réelle contre les véritables opposants » (p. 436-437).
C’est une caricature. Beria ne parle pas de voyous dans le texte russe.
[481] Beria 1953, op. cit., p. 73.
[482] V. Berejkov, op. cit., p. 409.
[483] A. Toptchyguine, op. cit., p. 270.
[484] Beria 1953, op. cit., p. 47.
[485] Ibid., p. 48-49.
[486] Istoritcheski Arkhiv, 1993, no 6, p. 75 ; Beria 1953, op. cit., p. 52.
[487] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 37-38.
[488] Nikit Petrov, Po stenarii Stalina, Moscou, Rosspen, 2011, p. 256.
[489] Ibid., p. 257.
[490] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 388.
[491] Beria 1953, op. cit., p. 401.
[492] Andreï Gromyko, Mémoires, Paris, Belfond, 1989, p. 301.
[493] Izvestia, 1991, no 1, p. 162.
[494] Beria 1953, op. cit., p. 55-58.
[495] Ibid., p. 223.
[496] Ibid., p. 97.
[497] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 91.
[498] P. Soudoplatov, Missions spéciales, op. cit., p. 441-442.
[499] Beria 1953, op. cit., p. 61.
[500] Ibid., p. 61-62.
[501] Tibor Meray, Imre Nagy, l’homme trahi, Paris, Julliard, 1960, p. 13.
[502] Istoritcheski Arkhiv 1998, no 3, p. 9 et 13.
[503] Beria 1953, op. cit., p. 73.
[504] Istoritcheski Arkhiv, 1998, no 3, p. 13-16.
[505] Beria 1953, op. cit., p. 63-64.
[506] Ibid., p. 92.
[507] F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 283.
[508] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 67.
[509] Cahiers du mouvement ouvrier, mars 1999, no 5, p. 64-66.
[510] P. Soudoplatov, Missions spéciales, op. cit., p. 450.
[511] Kommersant-Vlast, 8 février 2000.
[512] Literatournaia Gazeta, 18 avril 1990.
[513] A. Mikoyan, op. cit., p. 586.
[514] Literatournaia Gazeta, 18 avril 1990 ; F. Tchoue, Conversations avec Molotov,
op. cit., p. 277, 280 et 283.
[515] Izvestia, 1991, no 2, p. 195.
[516] F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 281.
[517] A. Mikoyan, op. cit., p. 587.
[518] Izvestia, 1991, no 2, p. 150.
[519] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 651-652.
[520] Beria 1953, op. cit., p. 64-66.
[521] P. Soudoplatov, Missions spéciales, op. cit., p. 424.
[522] Beria 1953, op. cit., p. 69.
[523] A. Mikoyan, op. cit., p. 587 ; F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit.,
p. 281.
[524] Tynou Tanberg, op. cit., p. 98.
[525] Beria 1953, op. cit., p. 149.
[526] Voprossy Istorii, 1998, no 8, p. 16.
[527] F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 283.
[528] Izvestia, 1991, no 1, p. 188.
[529] Molotov, Malenkov, Kaganovitch 1957, op. cit., p. 49.
[530] Moskovskie Novosti, 10 juin 1990 ; A. Mikoyan, op. cit., p. 586-588 ; F. Tchouev,
Conversations avec Molotov, op. cit., p. 282 ; Sovietskaia Estonia, 1er avril 1988 ; Troud,
25 décembre 1993.
[531] Izvestia, 1991, no 1, p. 161.
[532] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 661.
[533] Nedelia, 1997, no 22.
[534] Est-Ouest, 16-31 décembre 1961, no 269, p. 5-6.
[535] Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste français, Paris, Fayard,
1984, t. 4, p. 91.
[536] A. Antonov-Ovseenko, Beria, Moscou, AST, 1999, p. 443.
[537] C. Simonov, op. cit., p. 275.
[538] Voprossy Istorii, 1998, no 8, p. 18.
[539] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 106 et 236.
[540] Moskovskie Novosti, 10 juin 1990.
[541] P. Soudoplatov, Missions spéciales, op. cit., p. 456-457.
[542] A. Stein, I nie tolko o niom, Moscou, Sovietski Pissatel, 1990, p. 221-222.
[543] C. Andrew et O. Gordievski, op. cit., p. 421.
[544] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 26.
[545] Ibid., p. 16.
[546] Ibid., p. 16-22 ; Beria 1953, op. cit., p. 72-78.
[547] Ibid., p. 22-23 et 79.
[548] Izvestia, 1991, no 1, p. 187 et 191.
[549] Ibid., p. 192.
[550] Ibid., p. 160 et 165.
[551] Ibid., p. 158-159.
[552] Ibid., p. 177.
[553] Ibid., p. 160.
[554] Ibid., p. 151 et 154.
[555] Ibid., p. 192.
[556] Ibid., p. 157.
[557] Ibid., p. 161 et 164-165.
[558] Ibid., p. 154-155 et p. 172.
[559] Ibid.
[560] Ibid., p. 155.
[561] Ibid., p. 153.
[562] Ibid., p. 178.
[563] Ibid., p. 195.
[564] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 94.
[565] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 332.
[566] Istoritcheski Arkhiv, 1993, no 4, p. 15.
[567] Molotov, Malénkov, Kaganovitch 1957, op. cit., p. 135.
[568] D Volkogonov, Lénine, Moscou, Novosti, t. 2, p. 121-122.
[569] Izvestia, 1991, no 1, p. 166.
[570] Ibid.
[571] Ibid., p. 149.
[572] Ibid., no 1, p. 146, 149, 165, 177, 187, 190 ; no 2, p. 156.
[573] Ibid., no 1, p. 200-201.
[574] Ibid., no 1, p. 167-168 ; no 2, p. 148 et p. 189.
[575] Ibid., no 2 p. 191- 196.
[576] Ibid., p. 56.
[577] Ibid., p. 200-203.
[578] Ibid., no 1, p. 160.
[579] Kommersant-Vlast, 8 février 2000.
[580] Beria 1953, op. cit., p. 373-375.
[581] Voprossy Istorii, 1998, no 8, p. 19.
[582] Molotov, Malenkov, Kaganovitch 1957, p. 133 et 137.
[583] O. Troianovski, op. cit., p. 172.
[584] Istoria Stalinskogo goulaga, Moscou, Rosspen, 2004, t. 6, p. 434-435.
[585] Ibid., p. 442,447,449, 458.
[586] Vladimir Krioutchkov, Litchnoe Delo, Moscou, Olympe, 1996, p. 29.
[587] Istoritcheski Arkhiv, 1998, no 3, p. 35.
[588] Giulio Seniga, Togliatti e Stalin, Milan, Sugar Editore, 1961, p. 401-402.
[589] Dominique Desanti, Les Staliniens, Paris, Fayard, 1975, p. 379.
[590] Valentin Ossipov, Cholokhov, Moscou, Molodaia Gvardia, 2005, p. 414.
[591] A. Stein, op. cit., p. 227.
[592] Voprossy Istorii, 1998, no 8, p. 21.
[593] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 34-35.
[594] Ibid., p. 651.
[595] Ibid., p. 68-69 et 81.
[596] Ibid., p. 285 et 437.
[597] Ibid., p. 37.
[598] Ibid., p. 64-65.
[599] Ibid., p. 61-62.
[600] Ibid., p. 248-250.
[601] Ibid., p. 921.
[602] Ibid., p. 70.
[603] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 150-151.
[604] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 248-249.
[605] Ibid., p. 38, 66 et 106.
[606] Ibid., p. 66.
[607] Ibid., p. 38 et 67.
[608] Pïotr Deriabine, Policier de Staline, Paris, Fayard, 1966, p. 150. Il prétend ainsi que
le chef de la garde personnelle de Staline, Vlassik, est « limogé en 1947 sous prétexte
qu’il a forcé la porte de la datcha de Staline pour un motif personnel » (p. 108). Or il est
limogé cinq ans plus tard et accusé de dissimulation de documents Selon Deriabine,
Abakoumov, qu’il appelle Avakoumov, « mêlé à un complot anticommuniste contre
Beria, est relevé de ses fonctions en 1951 », tellement relevé qu’il est même arrêté, mais
nullement accusé de « complot anticommuniste contre Beria, mais de complot
nationaliste juif pour noyauter la Sécurité d’État au compte du sionisme !
[609] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 58.
[610] Ibid., p. 60.
[611] Ibid., p. 67.
[612] Ibid., p. 76-77.
[613] Ibid., p. 60.
[614] Ibid., p. 98.
[615] Ibid., p. 78.
[616] Ibid., p. 106 et 662.
[617] A. Soukomlinov, op. cit., p. 188.
[618] Ibid., p. 951.
[619] Ibid., p. 217 et 962.
[620] Ibid., p. 62.
[621] Poliburo i delo Beria, op. cit., p. 62-63 et 76.
[622] Ibid., p. 76-77.
[623] Ibid., p. 94-95.
[624] Ibid., p. 313.
[625] Ibid., p. 92.
[626] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 75-79.
[627] Ibid., p. 80 et 91.
[628] Ibid., p. 661.
[629] Ibid., p. 304.
[630] Ibid., p. 279.
[631] Ibid., p. 257.
[632] Ibid., p. 326, 627 et 798.
[633] Ibid., p. 304.
[634] Ibid., p. 320.
[635] Ibid., p. 380 et 919.
[636] Ibid., p. 649.
[637] Ibid., p. 1022-1023.
[638] Ibid., p. 219.
[639] Ibid., p. 152 et 156.
[640] Ibid., p. 289.
[641] Ibid., p. 291.
[642] Ibid., p. 281.
[643] Ibid., p. 365.
[644] Ibid., p. 401-403.
[645] Ibid., p. 442.
[646] Ibid., p. 422.
[647] Ibid., p. 487.
[648] Ibid., p. 273 et 505.
[649] Ibid., p. 508.
[650] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 509-510.
[651] Neizvestnaia Rossia, op. cit., t. 2, p. 111.
[652] Poliburo i delo Beria, op. cit., p. 550.
[653] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 301.
[654] Ibid., p. 295.
[655] Ibid., p. 296.
[656] Ibid., p. 304.
[657] Ibid., p. 307.
[658] Ibid., p. 308.
[659] Ibid., p. 316.
[660] A. Antonov-Ovseenko, op. cit., p. 446.
[661] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 338.
[662] Ibid., p. 339.
[663] Ibid., p. 341.
[664] Ibid., p. 344.
[665] Ibid., p. 345.
[666] Ibid., p. 391.
[667] Neizzvestnaia Rossia, op. cit., t. 3, p. 49.
[668] Ibid., p. 56.
[669] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 395.
[670] Beria, Koniets Kariery, op. cit., p. 410.
[671] A. Soukhomlinov, op. cit., p. 382-384.
[672] Beria, Koniets Kariery, op. cit., p. 411.
[673] D. Volkogonov, Sem vojdeï, Moscou, Novosti, 1999, t. 1, p. 355.
[674] Moskovski Novosti, 10 juin 1990.
[675] Sovietskaia Estonia, 31 mars 1988.
[676] Louis Aragon, Histoire de l’URSS, Paris, Presses de la Cité, 1962, t. 2, p. 145.
[677] Politburo i delo Beria, op. cit., p. 728.
[678] Ibid., p. 791.
[679] Ibid., p. 742.
[680] Ibid., p. 817.
[681] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 1, p. 641.
[682] Ibid., p. 651.
[683] Izvestia, 29 janvier 1993.
[684] Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, Paris, PUF, 2001, p. 418.
[685] A. Toptyguine, op. cit., p. 477-478 ; N. Werth, G. Moullec, op. cit., p. 602-603.
[686] Pierre Daix, Les Hérétiques du PCF, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 330.
[687] Ibid., p. 329-330.
[688] K. Stoliarov, op. cit., p. 68.
[689] A. Martchenko, Mon témoignage, Paris, Le Seuil, 1970, p. 136-137.
[690] D. Volkogonov, op. cit., t. 1, p. 356.
[691] Présidium KPSS, 1954-1964, Moscou, Rosspen, 2004, t. 1, p. 35.
[692] Ibid., p. 39.
[693] Pravda, 27 mai 1955.
[694] Istoritcheski Arkhiv, 1999, no 5, p. 32.
[695] N. Khrouchtchev, Vospominania, op. cit., t. 2, p. 189-190.
[696] Henry Shapiro, L’URSS après Staline, Paris, NRF, 1954, p. 50, 65 et 70.
[697] B. Lazitch, op. cit., p. 128-131.
[698] Sur le culte de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1956, p. 22.
[699] Le Peuple libre, 29 mars 1956.
[700] Thomas Schreiber, Enver Hodja, Le Sultan rouge, Paris, JC Lattès, 1994, p. 144.
[701] P. Broué, J.-J. Marie, Balasz Nagy Pologne-Hongrie, 1956, Paris, EDI, 1966, p. 10-
11.
[702] Giuseppe Boffa, Le Grand Tournant, Paris, Maspéro, 1960, p. 61.
[703] Znamia, 1992, no 8, p. 171-172.
[704] Molotov, Malenkov, Kaganovitch 1957, op. cit., p. 201-202, 241, 293-294, 349,
356, 381-383, 454, 480, 490.
[705] Ibid., p. 419.
[706] XXIIe congrès du PCUS, Cahiers du communisme, décembre 1961, p. 99 et 508.
[707] Khrouchtchev et la culture, Paris, Preuves, 1963, p. 47.
[708] Berkhine, Belenkine et Kim, Istoria SSSR, Moscou, 1969, p. 221-222.
[709] S. Beria, Moï Otiets Beria, op. cit., p. 183-184.
[710] A. Toptyguine, op. cit., p. 289-290.
[711] Istotchnik, 1995, no 1, p. 123-130.
[712] VIKPSS, 1990, mars, no 3.
[713] S. Beria, Moï Otiets Beria, op. cit., p. 16.
[714] Ibid., p. 288-289.
[715] Ibid., p. 173 ; S. Beria, Beria mon père, op. cit., p. 108.
[716] Ibid., p. 217 ; S. Beria, Beria mon père, op. cit., p. 267.
[717] Ibid., p. 99 et 103.
[718] Ibid., p. 99.
[719] Ibid., p. 368.
[720] S. Beria, Beria mon père, op. cit., p. 324-325.
[721] A. Toptyguine, op. cit., p. 364.
[722] Arden Martirossian, Sto mifov o Berii, Moscou, Vetche, 2010, t. 1, p. 4.
[723] Ibid., t. 2, p. 30.
[724] Iouri Moukhine, Oubistvo Staline i Beria, Moscou, Krymski most, 2007, p. 6.
[725] Hélène Blanc et Renata Lesnik, Les Prédateurs du Kremlin, Paris, Le Seuil, 2009,
p. 54-56.
INDICE
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DU MÊME AUTEUR 4
INTRODUCTION 6
I. UNE JEUNESSE OBSCURE 12
II. DÉBUTS POLICIERS 18
III. DU GUÉPÉOU À L’APPAREIL DU PARTI 35
IV. LES PURGES SANGLANTES 50
V. EN ROUTE VERS MOSCOU 72
VI. LE RÉGULATEUR DE LA RÉPRESSION ET DU GOULAG 86
VII. LA GUERRE QUI VIENT 118
VIII. LES LENTS CONVOIS DES « PEUPLES-TRAÎTRES » 139
IX. LE PARRAIN DE LA BOMBE ATOMIQUE SOVIÉTIQUE 154
X. UNE AGONIE MENAÇANTE 175
XI. UNE MORT ASSISTÉE 184
XII. L’IMPROBABLE HÉRITIER 191
XIII. LE FAUX COMPLOT DE BERIA 212
XIV. LE VRAI COMPLOT DE KHROUCHTCHEV 221
XV. L’ARRESTATION 237
XVI. L’ABSENT OMNIPRÉSENT 248
XVII. DES LENDEMAINS QUI CHANTENT ? 259
XVIII. UN PROCUREUR À LA PEINE 264
XIX. UN PROCÈS TRUQUÉ 282
XX. BERIA POST MORTEM 294
CHRONOLOGIE 310
BIBLIOGRAPHIE 314
Notes 316

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