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CONTEMPORANÉITÉS

L E ROMAN FRANÇAIS
DE L ' EXTRÊME CONTEMPORAIN
ÉCRITURES , ENGAGEMENTS , ÉNONCIATIONS

SOUS LA DIRECTION DE

B ARBARA H AVERCROFT,
PASCAL M ICHELUCCI ET PASCAL R IENDEAU
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN :
ÉCRITURES, ENGAGEMENTS, ÉNONCIATIONS
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN :
ÉCRITURES, ENGAGEMENTS, ÉNONCIATIONS
EST LE TROISIÈME TITRE
DE LA COLLECTION CONTEMPORANÉITÉS
DIRIGÉE PAR RENÉ AUDET

COMITÉ SCIENTIFIQUE : ANNE BESSON ET FRANCES FORTIER

La collection « Contemporanéités » se spécialise dans la publication


de travaux portant sur la littérature actuelle et sur la problématisation
des singularités littéraires de la période contemporaine. Alliant des réflexions
fondamentales avec l’étude d’œuvres récentes, elle vise à investir le flou
de la notion de « contemporain » pour tenter de mieux la saisir,
dans la pluralité de ses significations et de ses manifestations.
LES AUTEURS

René AUDET
Yves BAUDELLE
Bruno BLANCKEMAN
Florence DE CHALONGE
Jean-Michel DEVÉSA
Robert DION
Catherine DOUZOU
Valérie DUSAILLANT-FERNANDES
Frances FORTIER
Bertrand GERVAIS
Barbara HAVERCROFT
Liesbeth KORTHALS ALTES
Andrée MERCIER
Pascal MICHELUCCI
Warren MOTTE
Élisabeth NARDOUT-LAFARGE
Joëlle PAPILLON
Pascal RIENDEAU
Catherine RODGERS
Gianfranco RUBINO
Gill RYE
Ralph SARKONAK
Dominique VIART
Sous la direction de
BARBARA HAVERCROFT,
PASCAL MICHELUCCI ET PASCAL RIENDEAU

Le roman français
de l’extrême contemporain
Écritures, engagements, énonciations

Éditions Nota bene


Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des Arts du Canada
et la SODEC pour leur soutien financier.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise


du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
pour nos activités d’édition.

La publication de ce livre a été rendue possible grâce à l’appui


du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises
(CRILCQ), site de l’Université Laval
et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

© Éditions Nota bene, 2010


ISBN : 978-2-89518-342-6
FRONTIÈRES DU ROMAN,
LIMITES DU ROMANESQUE.
INTRODUCTION

Barbara Havercroft,
Pascal Michelucci et Pascal Riendeau
Université de Toronto

Peut-on encore parler du roman français au singulier aujour-


d’hui ? C’est sans doute possible, mais une recherche plus at-
tentive sur les esthétiques principales ou singulières du roman dit
de l’extrême contemporain permet de constater qu’aucune école
ou aucun groupe ne domine l’univers romanesque, et qu’aucun
mouvement n’impose profondément sa marque sur la scène
littéraire. Il arrive qu’un regroupement soit créé à posteriori – les
minimalistes, par exemple –, mais une telle occasion reste
marginale. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne reste que des
œuvres disparates et qu’il soit impossible d’organiser une
cohérence en arrêtant des corpus. Dans de tels cas, c’est moins
chercher du côté d’un projet romanesque bien circonscrit que du
côté de certaines pratiques transversales. Ces constats expliquent
notre prédilection pour quatre grands axes (l’écriture des idées,
du jeu, du réel, de soi) qui nous sont apparus parmi les plus
pertinents pour interroger les romans français de notre époque1.

1. Les articles de cet ouvrage collectif ont d’abord été présentés, dans une
version plus courte, à un colloque international intitulé « Enjeux du roman de
l’extrême contemporain. Écritures, engagements, énonciations », tenu à

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Notre point de départ ne consistait pas tant à nous demander si


le roman conservait une pertinence en tant que témoin privilégié
de la littérature aujourd’hui – cela nous semblait relever de l’évi-
dence –, mais plutôt à identifier ce qui lui conférait cette légiti-
mité. Tout en reconnaissant qu’il existe une pléthore de discours
sur le déclin de la littérature en général et sur la mort du roman
français en particulier, nous n’avons pas souhaité2 entrer sur ce
terrain miné, préférant dépasser les polémiques et les discours
défensifs.
Les auteurs des articles réunis ici ne se sont pas tous enquis
du roman comme forme ou de l’extrême contemporain comme
période ou problématique ; il faut rappeler que l’idée même de
ce qui est contemporain reste très difficile à définir. Comme le
souligne René Audet, « une large part du malaise provoqué par le
contemporain, dans une perspective historique, est fondée sur
l’incapacité à saisir cette période » (2009 : 13). En ce sens, c’est
par simple convention que certains évoquent l’ouverture vers les
nouvelles formes romanesques ou fictionnelles apparues au cours
des années 1980 pour marquer le début de la période de la litté-
rature de l’extrême contemporain. Plus généralement, pour la
plupart des auteurs, la littérature de l’extrême contemporain de-
vient synonyme de celle du présent. Pourtant, si on le considère
en tant que notion critique, l’extrême contemporain se présente
telle une possibilité supplémentaire pour mieux comprendre
notre rapport à la contemporanéité. Celle-ci serait, selon Giorgio
Agamben, « une singulière relation avec son propre temps, au-
quel on adhère tout en prenant ses distances » (2008 : 11). Dans
cet ordre d’idées, l’extrême contemporain pourrait signifier ce qui

l’Université de Toronto du 23 au 25 mai 2007. Ce colloque a été organisé par


le Groupe de recherche et d’étude sur la littérature française d’aujourd’hui
(GRELFA) du Département d’études françaises de l’Université de Toronto. Il
est dirigé par Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau. Nous
tenons à remercier Sarah Anthony pour son aide précieuse dans l’organisation
du colloque, ainsi que Geneviève De Viveiros et Halia Koo pour leur lecture
attentive du manuscrit.
2. D’autres l’ont déjà fait avec pertinence ; voir par exemple la « Préface »
de Blanckeman et Millois (2004).

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

se situe le plus près de nous – l’immédiatement contemporain, le


présent –, mais dont nous pouvons nous éloigner par une
distance critique et en interrogeant les limites (temporelles, phi-
losophiques, littéraires) de ce que nous concevons ou acceptons
comme faisant partie de notre contemporanéité.
Cet ouvrage collectif nous offre donc la possibilité de
repenser la contemporanéité à partir de la littérature, du roman.
Plus globalement, sans chercher à offrir un vaste panorama du
roman français d’aujourd’hui, notre objectif consiste à mieux
saisir la pertinence du roman aujourd’hui au moyen d’un ensem-
ble d’études conçues à partir d’axes précis sur les possibles du
roman, qu’il adopte une forme fragmentée ou théâtralisée, qu’il
préconise un savant collage ou un métadiscours narrativisé, qu’il
puise abondamment dans l’autobiographie ou l’essai. Nous
sommes partis du postulat qu’il existait des romans français im-
portants ou singuliers à notre époque et que nous devions les
découvrir et mieux les comprendre. La définition de l’objet et
son traitement sont toutefois restés souples, ce qui explique que
quelques contributions ont privilégié le récit ou la prose nar-
rative au roman en tant que tel ; d’autres ont décidé d’inscrire
leur réflexion à la croisée de deux axes (le ludisme et le réalisme ;
l’autobiographique et l’idéel) ; d’autres encore ont « ouvert » le
corpus afin de comparer les œuvres françaises à celles d’autres
horizons (Québec, Allemagne, Espagne, États-Unis).

LE MONDE DES IDÉES


Les univers idéel et romanesque n’entretiennent pas toujours
des rapports harmonieux, mais quand cela se produit, on arrive
à des œuvres d’une grande profondeur. Dans ce corpus de fic-
tions qui recourent au monde des idées, deux grandes possibilités
semblent se dégager : les romans qui pensent 3, qui font de la pen-
sée un élément intrinsèque du roman, et les romans qui
3. C’est l’expression que propose très justement Kundera dans son essai Le
rideau (2006 : 85-89) ; c’est également la voie qu’il privilégie dans ses propres
romans.

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

provoquent le lecteur – au sens d’un appel qui lui est lancé – par
une intégration explicite de problématiques sociales ou poli-
tiques. Ces derniers, il est vrai, peuvent représenter des cas
limites du roman. Sans que nous puissions les réduire à une
cause ou une idéologie, ils transforment certains événements en
problématique et en font un élément de la texture romanesque.
À l’inverse, les romans qui pensent procèdent autrement ; ils
peuvent adopter la forme du roman essayistique, c’est-à-dire une
œuvre qui laisse les pensées et les idées s’infiltrer dans la
narration, la rendant ainsi plus méditative. En revanche, d’autres
sont construits comme de longues œuvres idéelles novellisées par
la narration et par une mise en fiction. C’est le cas de l’œuvre de
Pierre Senges qu’analyse Élisabeth Nardout-Lafarge, dont
l’hypothèse constitue la règle de départ. La réfutation majeure
propose une sortie du romanesque par le commentaire, mais
revient au roman comme seul lieu possible d’exploration d’une
proposition anachronique mais séduisante : et si la découverte de
l’Amérique n’était qu’un leurre ? Quant au projet de François
Taillandier, La grande intrigue, Pascal Riendeau le conçoit
comme un excellent exemple d’un nouveau roman essayistique.
Il voit dans la pentalogie (inachevée pour l’instant) de Taillandier
une véritable traversée du roman moderne, qui ne rejette aucune
forme, si désuète puisse-t-elle paraître ; le roman devient alors le
lieu d’exploration privilégié d’hypothèses sociologiques et de
réflexions esthétiques ou éthiques.
Les romans qui provoquent (ou romans de l’appel) soulèvent
des questions conflictuelles, pour ne pas dire controversées
relatives à l’engagement et au politique dans la littérature de
l’extrême contemporain. Plusieurs estiment que l’engagement en
littérature est disparu, irrémédiablement entraîné du côté des
notions périmées et dont le retour paraît impossible. D’aucuns
tiennent pourtant à suggérer un discours plus nuancé afin d’ou-
vrir la perspective du social et du politique dans la littérature de
fiction. Nous avons ici deux points de vue qui se rapprochent sur
le fond, puis qui divergent sur l’interprétation à donner sur le
sujet : d’un côté, Dominique Viart croit que les formes d’engage-

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

ment, nouvelles ou anciennes, ne sont plus possibles ; de l’autre,


Liesbeth Korthals Altes pense qu’un certain type d’engagement
persiste à travers l’ethos de l’auteur. Celui-ci, insiste Korthals
Altes en parlant du François Bon de Daewoo, inscrit « son enga-
gement social et éthique au cœur même du travail langagier ».
Par contre, Viart estime que pour les auteurs qui reprennent la
question du politique – parmi eux, l’œuvre plurielle de Bon est
aussi largement convoquée –, il s’agit plutôt de penser le roman
(ou la littérature au sens large) comme fiction critique 4, qui
aborde « directement les questions sociales et politiques », mais
n’est ni littérature engagée ni littérature de l’engagement.
Le dernier article de l’axe « Idées » propose un léger retour en
arrière afin de s’arrêter à une œuvre dont l’influence reste indé-
niable pour les auteurs d’aujourd’hui, celle de Marguerite Duras.
Florence de Chalonge s’intéresse en fait à la dernière période de
Duras, à partir de son « retour à la littérature » en 1980, puis au
roman en 1989. Si Duras préfère alors parler de livre pour
décrire des publications qui relèvent à la fois de l’essai et de la
fiction et de l’autobiographie, Chalonge y voit poindre une
forme originale qui reste une catégorie non attestée : le roman de
l’entretien. En s’appuyant sur l’étude des procédés énonciatifs,
elle montre comment Duras a transformé l’entretien et le repor-
tage afin de proposer une nouvelle façon de repenser les rapports
entre le roman et le romanesque dans l’écriture des idées.

L’ÉCRITURE DU JEU
Warren Motte a montré comment, à l’âge de la « banque-
route de la représentation traditionnelle » (1999 : 13), les pra-
tiques de jeu avec les formes de la narration, depuis l’invention
comique jusqu’au renouveau expérimental des narrations paral-
lèles, qu’elles prennent possession de nouveaux médias ou fractu-
rent l’objet livre, redeviennent des modes d’expression artistique
culturellement essentiels. La multiplication des points de vue,

4. Sur cette question, voir aussi Dion (1997).

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’inflation de la répétition ou de la digression, l’incongruité, les


situations loufoques, ou la platitude de l’intrigue, mais aussi le
jeu des générateurs et des contraintes d’écriture, établissent un
rapport d’un autre ordre avec le lectorat grâce à une littérarité
pleinement assumée (Motte, 1995). Ce nouveau ludique serait-
il plus à même de restituer la « nature instable de l’existence »
(Bessard-Banquy, 2003 : 33) ?
C’est dans cet esprit que Motte se penche sur la complai-
sance poussée de la narration de Western, un roman de Christine
Montalbetti qui saisit son lecteur au collet pour le perdre dans
des digressions interminables. La narration hachée, fuyante et
formellement déstabilisante enjoint le lecteur à considérer le
genre romanesque, et le répertoire de ses techniques, comme une
« forme culturelle ». Le parasitage, les interférences, les impuretés
qui sont productivement intégrées dans le roman mettent en
perspective nos attentes d’une satisfaction bien et vite atteinte et
de la gratification instantanée qu’offrirait un texte transparent.
Traitant d’un type d’« implosion » narrative similaire, Bertrand
Gervais étudie la « fabrique » (Goux, 1999) du discontinu dans
Le décodeur de Guy Tournaye, un roman tronçonné à l’instar du
personnage (réel) qui l’a inspiré. L’usage de la seconde main, du
collage et de la remédiatisation soutiennent une herméneutique
du soupçon poussée à l’extrême et jouent sur des angoisses crois-
santes devant une information moderne de plus en plus parcel-
lisée, désinvestie, et de moins en moins porteuse de message.
Comment composer une intrigue linéaire sur de telles ruines ?
Gianfranco Rubino s’intéresse pour sa part à une autre inflation,
mais pour souligner une pénurie par compensation. Rubino
explore l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint sous l’angle du mou-
vement qui l’anime – le souci de l’ailleurs, la mobilité des
moyens de transport, l’appel du lointain, l’élan de fuite entrent
de façon croissante dans les romans de Toussaint après la fixité
paralysante de La salle de bain. L’instabilité de plus en plus étour-
dissante – ce que Rubino appelle la « frénésie cinétique » de
Toussaint – correspond à une réduction minimaliste de la moti-
vation de l’intrigue et du sens de la vie assumée et prise en main.

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

Toussaint fait ainsi mieux ressortir des moments épiphaniques


dans un continuum de bruits et de mouvements où les person-
nages, immergés comme malgré eux, sont livrés aux aléas de
l’amour et du hasard. Ainsi, ce qui rassemble ces trois études,
c’est leur façon d’analyser les multiples manières dont les romans
étudiés jouent sur le dosage de types d’information pour attein-
dre de puissants effets de sens.
René Audet prend comme point d’appui et de départ le
cliché de la « mort » du roman pour souligner que, bien au
contraire, la littérature, aujourd’hui plus que jamais, « laisse sour-
dre des histoires apocryphes à l’invite de figures » et de divers
déclencheurs de l’imaginaire – voire de la mémoire. Cette invita-
tion à puiser aux archives et à la bibliothèque s’illustre diverse-
ment : par la figure du manuscrit en train de se faire ou qu’on
découvre, par l’activation d’intertextes et la réécriture d’hypo-
textes, par la résurrection de figures biographiques du panthéon
des lettres. Ce qui se remarque, selon Audet, c’est la liberté de
ton et de posture de ces fréquents « dialogues avec la Littéra-
ture », les plus loufoques et les plus loyaux. Le dernier article de
cette section consacrée au jeu aborde le jeu narratif de front, à la
fois dans le sens d’écart et dans celui d’amusement : Joëlle
Papillon étudie La nouvelle pornographie – titre à focale varia-
ble – de Marie Nimier. Papillon souligne que l’identité nominale
du personnage et de l’auteure, ainsi que leur sexe, dans une
généricité floutée, donnent en combinaison un retentissement
particulier à une figuration de l’écriture qui (se) joue du sexe.
L’étude du travestissement de plusieurs clichés et figures du
genre pornographique s’inscrit dans le travail de l’écriture à
double fond, faussement autobiographique, qui est ainsi mis en
exergue.

L’ÉCRITURE DU RÉEL
Dans un ouvrage récent qui a bénéficié d’un large écho
critique, William Marx souligne qu’on « est aujourd’hui aussi
convaincu que le langage n’a pas de rapport avec la réalité qu’on

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’était de la thèse inverse il y a deux ou trois siècles » (2005 : 147).


Il semble pourtant évident que les écritures dites « transitives »
abondent en marge ou en dépit de ce credo qui se dit le mieux
du monde partagé. Certes, le roman d’aujourd’hui entretient un
rapport profond mais complexe à un « réel malade » (Viart et
Vercier, 2008 : 230). En effet, même quand l’écrivain le plus
impliqué ou le plus activiste situe le débat sur le terrain des
conflits sociaux qui marquent la France depuis 1990, son roman
ne peut plus traiter du réel selon l’ancienne logique mimétique
simple en se tournant candidement vers la vie. C’est un état de
fait que les œuvres – sinon les auteurs – qui entretiennent un
rapport privilégié avec le vécu inscrivent de façon polémique le
monde tel que nous le connaissons au jour le jour, avec ses cadres
de vie et ses outils du quotidien tels le portable ou la télévision,
au risque de la présence parfois envahissante de l’insignifiant.
Quelles possibilités de revendication ou de simple prise de parole
reste-t-il au sujet d’un réel dont le statut vacille et qui peine à
« habiter » les lettres (Heidegger, [1951] 1971) ? Il paraissait donc
important d’identifier ce que le roman français d’aujourd’hui
sait et fait du réel. Comment le roman contemporain poursuit-
il, dans le sillage du roman moderne, la critique des langages
neutres, celle des ontologies naïves, voire de l’illusionnisme ver-
bal, critique qu’un des principaux tenants de la vague textualiste,
Jean Ricardou ([1966] 1968 : 225), tenait lui aussi à exhausser ?
Dans cette section, Bruno Blanckeman a opté pour une
réflexion de fond, illustrée, sur le statut du réel dans le contem-
porain, en interrogeant à la fois sa présence, sa problématisation
et la « modification profonde du contenu et des contours de cette
notion » à travers diverses approches qu’il nomme minimalistes
et maximalistes. Avec une tout autre méthode, Catherine
Douzou livre une étude détaillée de deux fictions d’auteures qui
interrogent le rapport à l’Histoire, la période de l’Occupation
telle que l’exploitent deux écritures et deux tempéraments aussi
différents que Lydie Salvayre et Sylvie Germain. Douzou montre
comment la forme « en lambeaux » de l’anecdote mime le para-
sitage du présent par un passé qui ne passe pas, avec une

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

construction en écho qui étend la difficulté de la transmission


familiale à la mémoire collective. L’innovation formelle, marquée
dans les deux cas, illustre comment le réel est reconfiguré par le
nouveau réalisme contemporain, qui donne une nouvelle réso-
nance aux affects et rejoue le trouble privé sur la scène collective.
L’étude suivante, celle des déclinaisons de l’autorité que livrent
Frances Fortier et Andrée Mercier, porte elle aussi sur deux
auteurs, Tanguy Viel et Jean-Philippe Toussaint : comment l’effet
de présence du narrateur, qui met en avant ses perceptions,
vient-il compenser une teneur plutôt mince en événementiel
dans un pan de la trilogie asiatique de Toussaint ? Comment et
avec quels effets le narrateur se projette-t-il sur et par son récit,
par-dessus un réel qu’il finit par vider de son sens, par ruiner ?
L’analyse de l’instauration et de la sape de l’autorité montre
comment la narration fait et défait le personnage et le « rapport
au réel » en remaniant une catégorie fondamentale du récit –
l’autorité.
Il appartenait de conclure en tournant les questionnements
en direction des changements de mœurs dont le roman contem-
porain se fait le témoin et le commentateur. Certains romans
français de l’extrême contemporain sont de puissants réflecteurs
des problèmes personnels et sociaux d’aujourd’hui, en particulier
ceux des rapports de couple dans ce qu’on a pu nommer le « nou-
veau désordre amoureux » ; c’est ce qu’illustre l’article de Jean-
Michel Devésa. Se consacrant à des romans de Christine Angot,
de Judith Brouste, d’Hélène Duffau, de Michel Houellebecq, de
Camille Laurens et de Philippe Sollers, qu’il examine à la lumière
des propos de Virginie Despentes dans King Kong théorie, ce der-
nier travail met en relief la représentation d’une société parfois
dépourvue de tout désir de sexe qui hésite en tout cas à prendre
« le risque de l’amour ».

L’ÉCRITURE DE SOI
Toute étude du roman français de l’extrême contemporain
doit nécessairement tenir compte de « l’écheveau complexe des

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

“écritures de soi” » (Viart et Vercier, 2008 : 29) actuelles, une


véritable panoplie de textes qui ne cessent de se multiplier depuis
plus de deux décennies. Cette prolifération de récits de soi ou-
trepasse les seuls confins de l’autobiographie proprement dite et
comprend plusieurs formes narratives relevant de l’intime :
l’autofiction (dans toutes ses diverses apparitions, stricto sensu et
autres), le roman autobiographique, les mémoires, les biofic-
tions, les récits de deuil, les autopathographies (Couser, 1997 : 5)
ou récits de maladie, les « romanesques », et ainsi de suite. Quelle
que soit la forme de la transposition du « réel » dans le texte, il
faut convenir que ces variations autobiographiques, dont cer-
taines font l’objet des analyses de collaborateurs de ce collectif,
constituent le lieu propice de la réécriture, de la relecture, voire
de l’invention de soi, autant d’opérations alimentées par le
recours à la fiction, aux fantasmes, à l’imaginaire ou à l’autre
comme pôle d’identification dans la reconstitution de soi. Ces
textes s’avèrent aussi être les sites d’expérimentations formelles et
énonciatives diverses, car l’accent porte souvent moins sur les
seuls événements de la vie du personnage du passé – le sujet de
l’énoncé – dont le narrateur fait état que sur le sujet qui narre le
récit, qui se découvre et qui s’invente lors de l’acte d’écrire. Cette
préoccupation pour l’acte de dire et de se dire reflète le prolon-
gement d’une réflexion approfondie sur la notion de sujet, à la
suite de la mise en question de ce dernier par divers courants
théoriques (philosophique, psychanalytique, structuraliste, post-
structuraliste), ainsi que par sa crise provoquée par des
événements marquants du XXe siècle. Comme le constate
Blanckeman, la crise du sujet, telle qu’elle se manifeste dans ces
récits de soi, ne constitue ni un retour au sujet uni et univoque,
ni « quelque humeur narcissique généralisée » (2008 : 489). Il est
plutôt question d’explorer les diverses facettes de la subjectivité
« depuis sa part de doute, d’incertitude, de décentrement exis-
tentiel » (Blanckeman, 2008 : 490), ce qui donne lieu à un ques-
tionnement sur la condition humaine actuelle et à différentes
formes d’engagement scriptural conçues en fonction des enjeux
particuliers de cette condition.

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

L’œuvre romanesque de Laurens est un véritable laboratoire


d’expérimentations récentes des écritures de soi, comme elle en
présente maintes variantes : autobiographies, autofictions et
romans autobiographiques. Constatant que « le thème directeur
du discours de Laurens sur l’écriture du moi est bien celui de la
réinvention de soi », Yves Baudelle propose d’analyser le renou-
vellement de l’autofiction chez Laurens. Son étude, qui parcourt
toute l’œuvre de Laurens, puis se concentre sur Ni toi ni moi,
met en évidence les multiples traits scripturaux, ayant tous un
rapport avec la question de l’identité, qui contribuent à la
virtuosité énonciative de ses textes : le métadiscours sur la fiction
de soi, la pluralité de références intertextuelles, les jeux onomas-
tiques et pronominaux, l’emploi de l’ironie, etc. Ce qui se dégage
de la légèreté manifeste et de l’élégance du style de Laurens, c’est
en fait une dimension éminemment tragique où la fictionnalisa-
tion de soi et la poétique de l’insaisissable fonctionnent comme
« une réponse à la souffrance à vivre ». C’est justement sur cette
douleur au cœur de l’œuvre de Laurens que se penche Barbara
Havercroft, dont l’étude complète celle de Baudelle en ce qu’elle
porte sur l’écriture du deuil dans Philippe, une autobiographie
qui témoigne d’un style tout autre, dépouillé et grave, et qui fait
partie d’un ensemble de récits français de l’extrême contem-
porain traitant de la mort d’un enfant. En ayant recours aux
textes de Jacques Derrida sur les enjeux éthiques et énonciatifs
du deuil, Havercroft examine les procédés textuels mobilisés par
Laurens pour dire l’impossible par rapport au trauma indicible
consécutif au décès de son nouveau-né : le travail de la citation,
le jeu intertextuel, la construction des isotopies médicale et
affective, et la fabrication des souvenirs inventés.
Une vision du monde dysphorique, ou encore douloureuse,
se lit également dans certains ouvrages d’Angot et de Renaud
Camus, deux auteurs qui ont suscité des réactions véhémentes de
la part du lectorat, encore que les enjeux de la controverse dans
ces deux cas soient très différents. C’est effectivement la question
d’une politique de lecture chez Angot qui intéresse Gill Rye, qui
explore à la fois la contribution de l’œuvre autofictive d’Angot à

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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

la construction du sujet d’écriture contemporain et les raisons


pour lesquelles ses textes sur le trauma de l’inceste provoquent de
si vives réactions. Notant que l’œuvre d’Angot s’engage à contes-
ter les frontières entre l’écriture et la réalité vécue et celles entre
autofiction, confession et témoignage, Rye s’attarde à l’inscrip-
tion des relations de pouvoir dans ses textes, relations qui se re-
flètent dans la dynamique du processus de lecture, qui « devient
trope de la narration de l’inceste comme la narration devient
trope de la lecture ». Pour sa part, Ralph Sarkonak se consacre à
l’autofiction L’inauguration de la salle des Vents de Renaud
Camus, un texte qui témoigne du désarroi de l’auteur face à la
tragédie du sida. Soucieux de relever des stratégies discursives
précises, Sarkonak analyse trois facettes de la textualisation du
thème de l’absence dans le roman : le non-dit, qui met en relief
l’impossibilité de dire et de nommer ; le presque non-dit, autant
de façons indirectes (synonymes, litotes, euphémismes, ellipses,
autocorrections) de dire la vérité ; et enfin, l’intertextualité, où
La chute d’Albert Camus, entre autres renvois intertextuels, joue
un rôle prépondérant dans l’inscription de la mémoire, de la
« présence absente » dans le récit.
L’hybridation du genre dans le contexte de la douleur se
donne aussi à lire dans Le manteau noir de Chantal Chawaf, qui
y raconte son trauma occasionné par le décès de ses deux parents
sous les bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale,
au moment même de sa naissance. Si l’auteure effectue un flotte-
ment constant entre les registres fictionnel et référentiel, comme
le souligne Valérie Dusaillant-Fernandes, c’est pour atteindre
simultanément deux buts : se rappeler un passé pénible et témoi-
gner du sort des nombreux civils morts sous les bombardements.
Pour rendre compte de ce va-et-vient perpétuel, de ce jeu
d’occultation et de monstration du vrai alimenté par la fiction,
Dusaillant-Fernandes étudie de près certains procédés textuels
dont plusieurs, tels les glissements pronominaux et onomasti-
ques, relèvent d’un questionnement identitaire. Une réflexion
sur l’identité et une oscillation générique analogues se manifes-
tent dans Le pays de Marie Darrieussecq, un roman d’inspiration

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FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

autobiographique qui contient bon nombre de biographèmes


tirés de la vie de l’auteure. Dans son analyse, Catherine Rodgers
met en évidence les stratégies utilisées par Darrieussecq pour
représenter un sujet textuel aux contours flous, un moi fissuré
qu’incarne l’alter ego fictif (Marie Rivière) de l’auteure, soulevant
des questions de l’étrangeté et de l’identité, où l’écriture de soi
s’avère un processus que la narratrice ne domine pas.
Dans un autre ordre d’idées, Robert Dion se penche sur
deux biographies littéraires et « imaginaires » d’écrivains qui
constituent deux exemples de la transposition textuelle du vécu,
où la fidélité au vraisemblable est mise en question. Comme le
montre Dion, dans Goethe et un de ses admirateurs, l’auteur alle-
mand Arno Schmidt se sert de dialogues ludiques entre le nar-
rateur (un avatar de Schmidt lui-même) et le grand écrivain afin
d’indiquer le caractère anachronique des attitudes et des dires de
ce dernier dans la seconde moitié du XXe siècle. Par contre, dans
Le manteau de Fortuny, Gérard Macé emploie la vie de Mariano
Fortuny, artiste réel et personnage périphérique d’À la recherche
du temps perdu, comme point de départ d’un processus de trans-
lation qui suit un Proust recomposé, aux allures orientales, en
une Schéhérazade « dévoilée au bout d’une série d’associations et
de filiations imaginaires ».

*
* *

Pour mener à bien cette entreprise sur le roman français de


l’extrême contemporain, nous ne voulions pas dresser un bilan
de la littérature en France aujourd’hui, encore moins réunir une
série de réflexions sur la littérature française en tant que litté-
rature nationale. S’intéresser essentiellement à des œuvres nar-
ratives françaises présentait néanmoins un défi de taille, car les
auteurs français – et surtout les romanciers – se trouvent à la fois
jugés au regard d’une longue et lourde tradition de grands écri-
vains, et critiqués (voire condamnés) parce qu’ils n’écrivent pas
comme on le fait ailleurs, là où le sens du récit, de l’invention, de

19
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’imagination dominent et caractérisent le domaine de la « fic-


tion ». Comme notre parcours permettait l’étude d’une grande
diversité d’œuvres et de discours, nous avons pu constater que les
paroles romanesques, et parfois autobiographiques, sur lesquelles
portent les articles de cet ouvrage relèvent moins de la manifes-
tation de particularismes que de l’expression de voix singulières.
Les quatre axes retenus (les idées, le jeu, le réel, le soi) nous ont
aussi donné l’occasion de mieux cerner les oppositions ou les
contradictions qui existent dans le roman français d’aujourd’hui.
Ce que plusieurs études montrent, c’est que nous nous heurtons
parfois à des cas limites – un texte entièrement fait de collages et
de citations, un ouvrage hybride qui fracture le livre comme
objet –, mais qui s’inscrivent encore à l’intérieur d’un projet
romanesque. Si le roman multiplie ainsi les nouvelles possi-
bilités, d’autres ne se sont jamais vraiment réalisées : pensons, par
exemple, à ce qu’aurait pu nous donner un roman de l’entretien.
En revanche, le rapport au réel, aussi complexe ou problé-
matique qu’il soit, continue de tisser la matière et la manière des
romanciers ; le réalisme – même quand on le décline en plusieurs
néos – est une esthétique qui évolue et qui peut encore trans-
former le roman. Contrairement à un nouveau lieu commun, le
roman français de l’extrême contemporain n’est pas envahi par
une littérature du moi, mais il est vrai qu’une pluralité de textes
autobiographiques – dont plusieurs se veulent dysphoriques –
occupe maintenant une place significative dans l’espace littéraire.
Alors que certaines des formes (auto)biographiques résistent au
roman, et même au romanesque, d’autres, au contraire, grâce
aux possibilités créées par une variété d’autofictions, ouvrent la
voie à un déplacement des frontières du roman et des limites du
romanesque.
FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE

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I. L’ÉCRITURE DES IDÉES
LA DERNIÈRE DURAS :
AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

Florence de Chalonge
Université Charles-de-Gaulle–Lille 3

L’œuvre durassienne a une longévité telle qu’elle nous


conduit jusqu’à la fin du XXe siècle, en 1995, avec C’est tout, un
petit livre au titre testamentaire. Il y aurait cependant quelque
artifice à dater son caractère d’extrême contemporain de 1985. En
effet, il faut remonter à 1980 pour trouver la dernière Duras, celle
qui retourne à la littérature, abandonnée dix ans durant pour
une écriture filmique devenue la source et le principe de toute
création. En mai, elle publie L’homme assis dans le couloir (1980),
le premier texte depuis L’amour (1971) à n’être pas issu d’un
film ; quelques mois plus tard, en novembre, L’été 80, « ce journal
de la mer et du temps », écrit à la demande du directeur de
Libération, Serge July, paraît en volume (Duras, [1987] 2005 :
13). Ce retour à l’écrit est le prélude à l’apparition d’une écriture
que Marguerite Duras décrira pour L’amant (1984) comme une
« écriture courante » (Duras, 1984c : 93). Écriture de la « sim-
plicité », cette écriture de la totalité, qui veut emporter dans sa
course tout « ce qu’elle rencontre, sans discrimination » (Duras,
1984b), agrandit les contours du littéraire par l’introduction
d’un « je », dont le caractère auctorial permet au livre de traverser
les frontières du biographique et du fictionnel, de la chronique
et de la fable. Dans cet ensemble, Emily L., un roman de 1987,
présente une configuration inédite : l’écrivain apparaît, aux côtés

25
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

de son compagnon, pour mener avec lui une conversation.


Comme dans un entretien d’écrivain classique, on y parle d’écri-
ture, mais à la différence des romans à caractère dialogué de
l’auteur, du Square (1955), de Moderato cantabile (1958) ou de
Détruire dit-elle (1969), ce livre, conduit entre un « je » et un
« vous », fait naître la fabulation de l’entretien même.

LA DERNIÈRE DURAS
L’œuvre durassienne des quinze dernières années reste d’une
grande diversité et d’une étonnante fécondité, quand on connaît
l’âge et l’état de santé de cette femme née en 1914, qui surmonte
une cure de désintoxication alcoolique, en 1982, puis se réveille
d’un long coma, en 1989. Dans la liste des trente ouvrages
qu’elle publie durant cette période, on voit apparaître des textes
aux modalités d’écriture jusqu’alors inédites. D’une part, elle
inaugure une écriture logée dans un entre-deux du fictionnel et
du vécu, à caractère rétrospectif. L’amant et L’amant de la Chine
du Nord (1989) nous donnent le « roman familial » (Freud,
[1909] 1973) de l’auteur ; La douleur (1985), les années de
guerre ; Yann Andréa Steiner, paru en 1992, revient sur l’épisode
de la rencontre, douze ans plus tôt, entre « le très jeune Yann
Andréa Steiner et cette femme qui faisait des livres » (Duras,
[1992] 2001 : 16). Mais ce dernier livre ne se contente pas de
remonter le temps, il appartient à un second registre, plus specta-
culaire, et déjà bien rodé, qui consiste pour l’auteur à proposer
des livres installés dans son actualité même. L’été 80 (1980), La
pute de la côte normande (1986)1, Emily L. (1987), ainsi que le
dernier texte durassien qu’est le court journal de C’est tout
(1995) mettent en scène un couple, celui du jeune homme et de
l’écrivain, décrit dans l’exercice de sa vie quotidienne, pris dans
les difficultés d’une écriture à venir, absorbé par les affabulations

1. Cet opuscule témoigne de l’échec de la transposition théâtrale par


l’auteur de La maladie de la mort (1982) et évoque un travail d’écriture en cours
qui est celui des Yeux bleus cheveux noirs (1986).

26
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

nées du regard qu’il pose sur le monde. Ainsi que le résume


Duras, « le livre, c’est l’histoire de deux personnes qui aiment
[…] : qui aiment sans en être prévenues » ([1987] 2005 : 97).
Dans ces livres, le lecteur reconnaît sans nul doute Duras
comme l’écrivain célèbre qu’elle est désormais, sans être
convoqué cependant par des pactes toujours semblables. Si l’on
en vient à lire L’amant comme une autobiographie fictionnelle
ou fictive – selon qu’on s’intéresse à la dimension romanesque ou
à la véracité des faits –, sa réécriture, L’amant de la Chine du
Nord, introduite avec l’avertissement « je suis redevenue un écri-
vain de romans » (1989 : 12), nous suggère un cheminement
inverse, de la fiction annoncée à l’autobiographique reconnu2.
L’ouverture de cet « espace autobiographique » (Lejeune, [1975]
1996) a considérablement augmenté le nombre des lecteurs de
l’œuvre, et, de son côté, Marguerite Duras a tout fait pour
agrandir son image publique. Déjà, dès les années 1970, Duras
cinéaste nous avait habitués aux déclarations publiques sur sa vie
et son œuvre, mais à partir des années 1980, ses interventions
prennent une ampleur telle qu’elles influencent la conception et
la réception de certains ouvrages. C’est en effet le foisonnant
« épitexte », tous ces commentaires donnés par Marguerite Duras
dans la presse, livrés au moment de la sortie des livres, ou à peine
retardés, élaborés par d’autres ouvrages, qui attirent L’homme
atlantique (1982), La maladie de la mort (1982) et Les yeux bleus
cheveux noirs (1986) dans la sphère du biographique, en dépit de
l’absence d’un « péritexte3 », ou de mentions textuelles explicites
qui viendraient assurer une telle lecture.
D’autre part, et très différemment, le deuxième grand
registre de l’écriture de ces années-là renvoie, en premier lieu, à
l’activité journalistique de Marguerite Duras. En effet, de 1957

2. Ce qui se présente alors comme un roman (autobiographique) offre, du


point de vue des faits, comme différence remarquable avec l’autobiographie
(fictionnelle ou fictive) la consommation de l’inceste fraternel.
3. « Péritexte », pour ce texte livré « autour » du texte ; « épitexte », pour
celui qui « ne se trouve pas dans le même volume » (Genette, [1987] 2002 :
346).

27
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

à 1993, Duras fait paraître dans la presse plus de cent articles.


Toutefois, le public n’en prend véritablement connaissance que
dans cette dernière période de l’œuvre, à travers la publication de
deux recueils. Outside, en 1981, réunit une soixantaine d’articles
parus depuis 1957, puis Le monde extérieur, sous-titré Outside II,
rassemble en 1993 des articles, comparables en nombre, publiés
entre 1962 et 1993, mais dont beaucoup étaient restés inédits4.
En second lieu, à côté de l’écriture des Outside, menée par une
Duras happée par le dehors, aimantée par le fait divers ou la
rencontre avec d’insolites personnalités, paraissent deux livres
qui ressortissent plutôt au genre de l’essai. En 1987, La vie
matérielle réunit de courts textes pour former un livre dont les
idées de l’auteur portent tant sur les ressources du quotidien, à la
manière de l’anthropologie sociale de Michel de Certeau, que sur
la création littéraire, et singulièrement la sienne5. Avec cette
nuance près que, des idées arrêtées, Duras déclare ne pas en
avoir, « sauf sur l’injustice sociale », précise-t-elle ([1987] 2005 :
9). Sous-titrés Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, ces
propos de La vie matérielle ont été oralement confiés à un inter-
locuteur. En 1993 paraît l’autre essai, Écrire, constitué prin-
cipalement d’une réflexion sur l’écriture. Conduite à la première
personne, cette réflexion qui laisse, comme à l’habitude, une
grande place à la vie ordinaire et banale des travaux et des jours,
est augmentée de quatre textes, dont deux à caractère auto-
fictionnel, présentant une véritable dimension narrative. L’essai
sur l’écriture est en fait, comme le livre précédent, issu d’un
dialogue, mené selon la préface du livre avec le réalisateur Benoît
Jacquot, à l’occasion d’un film, et retranscrit ensuite par Yann
Andréa. La littérature essayiste représentée par La vie matérielle
et Écrire ne date pas à proprement parler des dernières années
Duras, puisque avec Les parleuses (Duras et Gauthier), en 1974,
Les lieux de Marguerite Duras (Duras et Porte), en 1977, et Les

4. Sur Duras journaliste, voir Bouthors-Paillart (2000) et Royer (2001).


5. Sur La vie matérielle, on peut se reporter aux articles de Sheringham
(1998) et de Murphy (2000).

28
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

yeux verts, un numéro spécial des Cahiers du cinéma, en 1980,


l’auteur avait proposé au public ses vues – au sens propre, en
ouvrant les albums photo, comme au sens figuré – sur sa vie/son
œuvre. La conception était à l’origine journalistique : il s’agissait
pour Les parleuses de donner au Monde une double page sur
l’écriture des femmes, qui n’a jamais paru, et, pour Les lieux de
produire deux interviews télévisées pour l’Institut national de
l’audiovisuel (INA) qui, elles, furent diffusées sur TFI en mai
1976, l’année précédant la sortie du livre.

DURAS ET L’ENTRETIEN
Cette littérature qui prend place dans la bibliographie de
Marguerite Duras au même titre que les romans, les récits, les
scénarios, les pièces de théâtre et les films, ces quatre livres que
sont Les parleuses, Les lieux, La vie matérielle et Écrire, ont en
réalité une seule et même origine, celle de l’entretien ; de cet en-
tretien d’écrivain dont la pratique est introduite en France à la
fin du XIXe siècle (Yanoshevsky, 2004). Parole vive, où le sens est
produit en collaboration, parole partagée au point où l’on ne
sache plus vraiment à qui attribuer le propos délivré, l’entretien
chez Marguerite Duras affiche et revendique ce caractère
d’échange dialogal à son apparition dans les années 1970. À l’in-
térieur d’un préambule aux Parleuses, Xavière Gauthier emploie
le « nous » pour introduire ces « deux discours [qui] se che-
vauchent, se piétinent, s’interrompent l’un l’autre, se répondent
comme en écho, s’harmonisent, s’ignorent […] » ; elle glose
même le pronom pluriel et précise : « beaucoup de questions […]
mettaient en jeu beaucoup de choses en nous. (Je dis “nous”, car
il est évident que Marguerite Duras me pose au moins autant de
questions que je le fais et que j’y suis impliquée autant qu’elle) »
(Duras et Gauthier, 1974 : 7, 10). À cet égard, Les parleuses sont
proches du roman de facture dialoguée des années 1970, de
Détruire dit-elle, où la « surdétermination de l’interaction
verbale » (Wahl, 2001 : 187) – c’est-à-dire le partage de la parole

29
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

entre les personnages – est telle qu’elle va jusqu’à bannir l’idée


même d’idiolecte.
L’activité journalistique avait fait de Duras une question-
neuse, une intervieweuse. Un tiers des articles regroupés dans
Outside correspondent en effet à des interviews, bien que peu
d’entre eux soient à proprement parler des entretiens d’artistes ;
il y a celui de Francis Bacon, en 1971, et un seul entretien d’écri-
vain, conduit auprès de Georges Bataille, en 1957. Elle s’est en
revanche souvent adressée aux comédiennes, et notamment à
celles qu’elle a fait travailler, Delphine Seyrig ou Madeleine
Renaud. Mais, d’une manière générale, Duras s’est surtout em-
ployée à mettre en valeur des individus ordinairement privés de
parole, des enfants, la femme d’un accusé, une carmélite, un
« “voyou” sans repentir » ([1981] 1995 : 151).
Toutefois, à la différence des Parleuses et des Lieux, qui
affichent les deux noms d’auteurs sur la couverture, les essais de
la dernière Duras, ceux des années 1980 et 1990, ont perdu dans
leur présentation au public leur structure dialogale d’origine
pour se donner à lire comme des ouvrages monologiques, coupés
du cours de la conversation qui les a vus naître. Dans la préface
de La vie matérielle, Marguerite Duras précise qu’à la reprise des
interviews, l’idée fut « d’abandonn[er] les questions […] » ;
ensuite, elle a fait ses corrections, relues par Jérôme Beaujour, et
s’est consacrée, pour la « dernière partie du travail […] à abréger
les textes, les alléger, les calmer » (Duras, [1987] 2005 : 9). Ainsi,
ce que le lecteur découvre « n’est pas un journal, […] n’est pas du
journalisme ». Le livre est « dégagé de l’événement quotidien.
Disons qu’il est un livre de lecture. Loin du roman mais plus
proche de son écriture – c’est curieux du moment qu’il est oral –
que celle de l’éditorial d’un journal », nous dit son auteur (p. 7-
8). Ce livre de lecture est dit proche du roman en raison de son
écriture, et non de ses attributs fictionnels ; il est un livre qui, en
abandonnant l’oral, s’est du même coup affranchi des cir-
constances qui l’ont fait, comme il s’est éloigné des genres
journalistiques, pour devenir spéculatif.

30
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

En fait, dès les années 1970, au sein de son activité de jour-


naliste, Marguerite Duras abandonne cet humble, sans doute
trop humble, statut d’intervieweuse, et, tandis que sa notoriété
grandit, remplace ces rencontres par l’instauration d’une parole
qu’on a souvent qualifiée, non sans ironie, mais aussi pour sa
posture énonciative, d’oraculaire (voir de Certeau, 1985 ; Wahl,
2001). On se souvient qu’à Libération, elle donne un article sur
Christine Villemin qui, en 1985, sous le titre « Sublime, forcé-
ment sublime Christine V. » fait scandale (Duras, 1985b ; voir
Amar et Yana, 1986). Dans ses dernières années, elle ne tient en
fait qu’exceptionnellement ce rôle d’interlocutrice à l’occasion
d’entretiens menés avec des hommes publics de grande noto-
riété, et avec le tout premier d’entre eux, un ancien compagnon
de résistance, François Mitterrand, alors président de la Répu-
blique française, en 1985. D’une manière générale, il faut
constater que la dernière Duras est passée de l’autre côté de la
barrière : c’est elle qu’on interviewe désormais. En témoigne le
recueil d’entretiens intitulé Marguerite Duras à Montréal et pu-
blié en 1981, comme les très nombreuses interviews qu’elle ac-
corde à la parution de chacun de ses livres : dans Outside II, la
seule interview qui demeure est celle conduite par Jean Versteeg
au sujet d’Emily L. On est passé de la parleuse des années 1970 à
l’écrivain des années 1990.

JE ET VOUS
Commentant L’homme assis dans le couloir, ce texte érotique
qui, en 1980, représente son retour à l’écrit, l’auteur insiste sur
la nécessité de faire valoir les droits d’« une personne qui voit et
qui raconte » (Lamy et Roy, [1981] 1984 : 37). Elle introduit
pour ce faire un « je », absent de la première version du texte,
écrite en 1962. Originale, la position de cette voix, qui n’existe
pas comme personnage, semble tout droit venue de l’écriture fil-
mique. Dans ce livre, en effet, l’énonciation écrite correspond à
la fois à une figure de spectateur (à un voir pour le dire) et à une
figure d’auteur (à un dire au-delà du voir). D’un côté, la voix s’en

31
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

tient strictement à ce qu’elle distingue des deux amants : « je ne


vois rien que [l’] ovale [de son visage] détourné, le méplat très
pur, tendu […] » (Duras, 1980a : 13) ; de l’autre, elle s’émancipe
du regard pour penser : « Je vois que rien n’égale en puissance
cette douceur, sinon l’interdit formel d’y porter atteinte » (p. 26).
Dans les œuvres à venir, une place sera réservée à ce « je », non
pas comme simple présence, mais aussi comme vecteur de
connaissance ; la vision s’y manifeste comme le support d’une
voyance qui parvient à comprendre, et à transmettre, le sens
d’une fable née du regard.
La même année que L’homme assis, paraît à l’automne L’été
80, le recueil des dix articles publiés cet été-là dans Libération. À
la demande de July, Duras se consacre à une actualité dite « pa-
rallèle », celle qu’elle aurait trouvée digne d’intérêt, sans qu’elle
soit nécessairement « l’information d’usage » (Duras, 1980c : 7).
Bien qu’on y retrouve les grèves de Gdansk menées par Solidar-
nosc, l’enterrement du shah d’Iran et le cyclone Allein qui ont
fait les gros titres des derniers mois, dans ce nouveau régime
d’écriture, où réalité et fiction s’entremêlent, la « chronique jour-
nalistique » (Lamy et Roy, [1981] 1984 : 48) enchâsse une fable.
Aussi le livre déroule-t-il la brève histoire d’une rencontre, celle
d’une jeune monitrice et d’un enfant aux yeux gris venu en
vacances au bord de la mer. Le roman journal de L’été 80, écrit
par « celle qui avait vu la mer, qui avait vu cet enfant […] »
(Duras, [1981] 1995 : 59), celle que Marguerite Duras prend
soin de ne pas identifier à sa propre personne, la femme de la
« vie vécue », sera après coup décrit comme le « seul journal de
vie » de l’écrivain ; [1987] 2005 : 13). À « la fin de l’été », il nous
introduit à l’arrivée d’un « vous », encore soigneusement préservé
par le silence et l’anonymat (Duras, 1980c : 66).
Surgie elle aussi du regard, la fable de L’été 80 est conforme
au dispositif de L’homme assis. Cette fois, c’est en surplomb, à
travers la fenêtre de l’hôtel des Roches noires, dans « cette espèce
de belvédère, […] au-dessus de la mer » (Duras, [1981] 1995 :
47), que la voix auctoriale se situe. Avec le « vous », elle partage
le spectacle :

32
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

Et vous voyez, le soleil s’est levé sur le monde. Le ciel était nu


et blanc mais la mer était encore déchaînée […] C’est au
milieu du jour de ce samedi d’août que la nouvelle est arrivée.
Oui, Gdansk. Acceptée […]. Je ne sais pas comment vous
parler de cette nouvelle […]. Gdansk est mortelle, elle est
l’enfant aux yeux gris, elle est ça. Comme vous, ça (Duras,
1980c : 72-73, 89).

La chronique s’est écrite de Gdansk à l’enfant, de l’enfant


jusqu’à « vous », dans une métonymie généralisée : « sur Gdansk
j’ai posé ma bouche et je vous ai embrassé » (p. 97). Avec
L’homme assis, un « je » était apparu ; avec L’été 80, il s’est trouvé
un interlocuteur, encore silencieux. Ce « vous » du « je » sera dé-
sormais présent dans la plupart des livres qui se rapportent à
cette nouvelle veine autofictionnelle : on le retrouvera dans
L’homme atlantique, dans La maladie de la mort, dans Emily L. et
Yann Andréa Steiner, ainsi que dans C’est tout. Le seul livre dont
il est absent, Les yeux bleus cheveux noirs, est aussi le seul dédié
« À Yann Andréa6 » – comme hommage, la dédicace reste le signe
d’une reconnaissance faite à la deuxième personne.
Ces livres qui font de l’adresse le principe et la forme de leur
écriture sont-ils de ceux qu’on peut appeler des romans de
l’entretien pour les échanges ainsi promus entre un « je » et un
« vous » ? Pour qu’il y ait entretien, il faut que le « vous » accède
lui aussi au statut de locuteur. Qu’il soit un véritable alter ego, et
non un simple allocutaire. Selon la célèbre formule d’Émile Ben-
veniste : « est “ego” qui dit “ego” » ([1958] 1966 : 260). Or dans
L’homme atlantique, le « vous », qui prend la place d’un acteur
devant la caméra, a pour seule réplique la question « Regarder
quoi ? », à laquelle le « je », metteur en scène, répond : « Je dis, eh
bien, je dis la mer, oui ce mot, devant vous, ces murs devant la
mer, ces disparitions successives, ce chien, ce littoral, cet oiseau
sous le vent atlantique » (Duras, 1982a : 8-9). Quant au « vous »
de La maladie de la mort, il s’adresse à un « elle », tandis que le

6. Il n’y a pas de « vous » non plus dans La pute de la côte normande, mais
le compagnon y est là aussi nommé : « il n’y avait rien dans ma vie qui avait été
aussi illégal que notre histoire, à Yann et à moi » (1986b : 18-19).

33
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« je », jamais énoncé, reste sous-entendu par le personnage de


deuxième personne : « Elle demande […] : Qu’est-ce qu’on
entend ?/ Vous dites : La mer. / Elle demande : Où est-elle ? Vous
dites : Là, derrière le mur de la chambre. Elle se rendort » (Duras,
1982b : 13). Dans ces deux livres, le face-à-face énonciatif entre
le « je » auctorial et le « vous » n’existe pas : la deuxième personne
reste une adresse, ou un appel.

UN ROMAN DE L’ENTRETIEN : EMILY L.


Différemment, Emily L. est le premier livre7, un « roman »
comme le précise la mention générique, où l’entretien donne
corps à la fiction en mettant en scène un couple de voix, un « je »
et un « vous » coprésents cette fois. Les deux protagonistes
arrivent d’une promenade en voiture, en fin d’après-midi, à
Quillebeuf, où ils s’attablent à la terrasse de l’Hôtel de la Marine,
comme ils le font « trois ou quatre fois par semaine » cet été-là
(Duras, 1987 : 27). Le lieu et le temps offrent un cadre stable et
uniforme à leur dialogue. On les découvre accaparés par le
voisinage, des « Coréens assis aux autres tables », puis, une fois
qu’ils sont entrés dans la salle, leur attention se porte sur un
couple, assis au bar, avec « la Pilsen noire pour lui et pour elle le
double bourbon ». Ils regardent cet homme et cette femme,
d’abord « sans les voir », pour « ne plus jamais ensuite pouvoir
faire autrement » (1987 : 13, 17). Ce sont des « voyageurs an-
glais », le Captain et sa femme Emily. Non contents de les obser-
ver, lui, dans « sa tenue blanche de yachtman », elle, « habillée
comme une jeunesse, de nippes usées […] », nos deux curieux se
mettent à affabuler : « ce qu’on pressentait c’est qu’ils avaient dû
vivre ensemble une certaine adversité et que c’était à travers elle
qu’ils avaient dû se connaître […] » (1987 : 27, 32, 43). Le
lecteur est alors introduit à l’histoire de ce couple anglais,

7. Yann Andréa Steiner ([1992] 2001) et C’est tout (1995) reprendront


partiellement le mode de la conversation entre le « je » et le « vous » ; pour Yann
Andréa Steiner, tant au sujet de l’écriture (24-25) que dans la perspective de
faire avancer la fable de l’écrivain (38-41).

34
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

rencontré par hasard, à l’univers et au passé de ces improbables


voyageurs, échoués dans un bar de Normandie devant bière et
whisky.
Au sein du couple de spectateurs, seul le « je », compris
depuis L’été 80 par le « nous » ou le « on », est en réalité la source
fabulatrice, l’auteur de l’histoire d’Emily et de son Captain. C’est
lui qui, par-delà le dialogue, prend en charge l’énonciation
narrative et donne de ce fait à son vis-à-vis un rôle d’auditeur et
de narrataire : « vous avez écouté l’histoire. Vous avez dit à votre
tour que c’était bien ce qui était arrivé entre eux. Que vous aviez
reconnu le poème et la lumière d’hiver qu’il faisait ce jour-là »
(Duras, 1987 : 89). Bien que le « vous » d’Emily L. prenne la
parole, bien qu’il lui arrive d’émettre des hypothèses, voire de
relancer la narration, les rôles entre les partenaires ne sont pas
interchangeables.
Il faut en effet rappeler que la « femme de ce récit », celle qui
dit « je », est un écrivain. Assise face à son compagnon cet après-
midi-là, elle lui fait part du projet « d’écrire l’histoire [qu’ils] ont
eue ensemble » : « J’avais décidé d’écrire notre histoire », lui
annonce-t-elle (1987 : 14, 21). Le « vous », attiré par le « je » dans
le « nous », reste en retrait et, après avoir nié jusqu’à l’existence
même de l’histoire (« — Il n’y a rien à raconter. Rien. Il n’y a
jamais rien eu »), on le voit qui endosse le rôle scrupuleux de
l’interrogateur : « — Pourquoi écrire cette histoire ? », lui
demande-t-il (1987 : 23, 55). C’est que, par-delà leur histoire,
par-delà celle du poète Emily L. et de son Captain, et sans
compter l’évidente « mise en équivalence » des deux fables, le
roman nous introduit au « sujet de l’écriture » (Duras, [1988]
1993 : 219 ; 1987 : 56) : « Je découvre ça avec cette histoire que
j’ai avec vous : écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Rem-
placer » (Duras, 1987 : 23). À ce sujet de l’écriture, le « vous » est
« toujours d’une attention extrême », notamment en raison d’une
qualité que lui impute le « je » : « vous n’écrivez pas parce que
vous savez tout sur cette chose-là […] c’est parce que vous êtes
un écrivain que vous n’écrivez pas » (1987 : 56). Cet « écrivain

35
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

qui n’écrit pas8 », celui qui sait tout de l’écriture sans écrire,
occupe la position idéale de l’intervieweur chargé de recueillir la
parole de l’auteur ; instruit de la vie d’écrivain, il est voué à la
faire connaître : écrire, « — C’est une question d’orgueil »,
suggère-t-il, « — Pour le premier livre, sans doute, oui […] mais
après […] c’est aussi une question de peur […]. Je ne sais pas »,
conclut l’écrivain (1987 : 58).
Suivant le protocole de l’entretien d’écrivain, le « vous »
s’applique donc à faire surgir les certitudes et les doutes d’un
auteur soumis à la question. Et comme dans un entretien clas-
sique, le lecteur aurait dû pouvoir porter son attention sur cette
figure de l’auteur. Or la seule description (définie) qui, dans le
livre, qualifie le « je » renvoie à « moi, la femme de ce récit, celle
qui est à Quillebeuf cet après-midi-là avec vous, cet homme qui
me regarde » (1987 : 14). Ainsi cet homme qui la regarde ne trace
pas le portrait de l’écrivain : le « je » auctorial n’est pas allé jusqu’à
faire naître, dans le regard du « vous » qui l’entretient, le visage et
le corps de la « femme » impliquée par l’histoire. Par contraste,
celle qui est l’écrivain impose à son vis-à-vis, à l’écrivain qui
n’écrit pas mais fait l’intervieweur, le passage du « vous » au « il ».
L’un des « amants » devient pour le lecteur personnage « de ce
récit » (1987 : 24). Il prend les traits d’un « homme aux yeux
rieurs et aux cheveux blonds », celui qui a tantôt « les mains
jointes sous le menton, très blanches, très belles », tantôt ce
« sourire dans [les] yeux », celui qu’une réplique fait « pâli[r], là,
autour de la bouche. Très peu. Mais c’est arrivé » (1987 : 24, 14,
10, 129, 23).
En raison de cette assignation des rôles dans l’interlocution,
par le statut auctorial du « je », et la vocation de personnage du
« vous », on ne peut assimiler Emily L. aux romans dialogués dont
Marguerite Duras inaugure l’écriture dans les années 1950, avec
Le square, et dont on retrouve la facture dans Moderato cantabile
ou Détruire dit-elle. Bien que la catégorie ne soit pas attestée, on
peut parler ici d’un roman de l’entretien, car le « vous » y est bien

8. Sur cette figure de « l’écrivain qui n’écrit pas », voir Fourton (2007).

36
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

cette fois un sujet, un alter ego, né de l’interlocution. Toutefois,


pour le « je », le « vous » reste l’Autre, comme absolu. Celui dont
on ne peut s’emparer du point de vue, et en particulier du point
de vue porté sur soi, à travers la question de l’amour. Il reste que,
pour la poétique durassienne, la présence de cet autre est
indispensable. L’invention de la fable d’Emily et de son Captain,
déclenchée par la vision directe des personnages, repose sur les
clichés de voyance de l’auteur ; à ses côtés, le « vous » demeure
celui qui la regarde, sans offrir l’image à la vue. Si, comme le dit
la dernière phrase d’Emily L., écrire « c’est laisser tout dans l’état
de l’apparition », l’apparaître de l’écriture est offert au lecteur par
le cadre ainsi conçu de l’interlocution9.

UN « ÉGAREMENT DANS LE RÉEL »


Ce que la dernière Duras n’appelle plus que livre, et décrit
comme un « objet égalitaire par excellence » (1984b), élargit le
territoire littéraire en agissant sur la littérarité « constitutive » de
ses œuvres, celle qui repose sur leur caractère fictionnel (Genette,
1991 : 31). Elle suit en cela l’une de ses « plus grandes lectures »,
la lecture de Robert Musil, qui fut intéressé, soutient-elle, non
pas uniquement par la littérature, mais par tout « ce qui semble-
rait irréductible à toute littérature […], par exemple la vérité
historique, l’incidence indéfinie d’une idée quelconque – qu’elle
ait trait à l’aviation […] ou à la reconsidération de l’essayisme au
début du siècle. Musil, c’est […] la tentative de tout, du tout du
monde » (Duras, [1982] 1993 : 134). Englober le « tout du
monde », c’est alors pour le livre durassien inclure l’outside, ce

9. Cette interlocution figure l’écriture durassienne des dernières années.


Dans La pute de la côte normande, on lit que « Yann tape sous dictée. Tandis
qu’il tape, il ne crie pas. C’est après que cela survient » (1986b : 11). Dans Cet
amour-là, l’auteur Yann Andréa confirme : « on est enfermé ensemble et on
écrit. Je suis là et je tape les mots, les phrases, je ne cherche pas à comprendre,
j’essaie seulement de taper assez vite pour ne pas oublier un mot, pour suivre
parfaitement ce qui est en train de s’écrire » ([1999] 2001 : 35). L’étude des
documents d’Emily L. montre qu’il n’existe pas toujours de version manuscrite
du texte ; voir à ce sujet Stimpson (2005 : 86).

37
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« dehors » dont on a vu qu’il était autrefois l’activité exclusive de


la journaliste, et dont la vertu principale était de faire « sortir
[l’écrivain] de [sa] chambre », à l’occasion d’écrits de pure
circonstance (Duras, [1981] 1995 : 8). Avec L’été 80, la dernière
Duras s’installe dans son livre. Bientôt rejointe, elle va désigner
devant elle un monde où les choses, les êtres et les événements,
placés sous son regard, immédiat ou médiatisé (par l’image
télévisuelle), sont à l’origine d’inserts fictifs ou de commentaires
sur le dehors. À mi-chemin entre fiction et littérature d’idées, ou
réflexions sur l’écriture, le livre assortit chez Duras le politique
au quotidien, l’exceptionnel à l’ordinaire, la vie passionnelle à
l’existence matérielle, comme marque d’un essayisme, inclus ou
redéfini par le littéraire.
Ainsi, à cette période, l’auctorialité durassienne change : il
n’y a plus de réelle séparation entre la journaliste, l’essayiste,
conduite jusqu’aux idées par l’intervieweur, et l’écrivain, dit de
littérature. La même année qu’Emily L., en 1987, paraît La vie
matérielle. Pour cet essai, Duras, comme on l’a vu, efface soi-
gneusement la présence textuelle de son interlocuteur. Ce que la
fiction exhibe, le réel veut l’occulter. Ce face à face, entre « je » et
« vous », à la source de l’essai, l’auteur ne l’instaure en définitive
qu’avec son lecteur. Le livre procède d’une « écriture flottante »,
dit-elle en préface à La vie matérielle, faite des « aller-et-retour
entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est
commun » ([1987] 2005 : 9). Le « vous » devient celui du lecteur :
rien que moi, et vous, mon lecteur, semble dire l’écrivain. Exit
l’intervieweur comme partenaire.
Avec une certaine inquiétude toutefois, Duras constate, dans
La vie matérielle, que son « livre est comme un essayisme larvé à
la Barthes » : « j’ai des idées, et j’en fais montre » ([1987] 2005 :
90), semble-t-elle regretter. L’essai chez Roland Barthes a beau-
coup évolué et il est difficile de savoir si Duras en a suivi les
transformations. Sa remarque, faite à l’encontre d’un auteur avec
qui elle a entretenu des relations ouvertement conflictuelles,
vise-t-elle les ouvrages des dernières années, ceux tentés par le

38
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

romanesque10 ? On peut le penser, car dans ce même livre, Duras


fait allusion aux Fragments d’un discours amoureux qu’elle assure
n’être « pas parvenue » à lire11. Dans toute son œuvre, Barthes,
qui s’est exprimé « sans le roman », c’est-à-dire hors du roman,
dans l’essai, décrit le romanesque12 comme une faculté imagi-
native et d’improvisation, se développant à la manière d’une
« errance pure, [d’]un devenir sans finalité » ; c’est « le tout, en ce
qu’il peut d’un seul coup et à l’infini, recommencer » ([1971]
1994 : 1292 ; [1977] 1994 : 697). Chez Duras, l’écho de cette
écriture de la totalité est assourdissant, mais on entend aussi que
L’été 80 se présente comme un « égarement dans le réel » (Duras,
1980c : 8). À l’errance de Barthes répond la désorientation
durassienne ; mais avec ces mouvements, désireux de ne fixer par
avance aucun terme à l’« écriture de la vie », s’arrête sans doute le
rapprochement entre les deux essayismes (Barthes, [1971] 1994 :
1292). En effet, le romanesque de Barthes est avant tout un
« romanesque sans les personnages »13 et cette ambition n’est
évidemment pas celle de Duras qui a délibérément inclus dans ce
territoire littéraire né des années 1980 le biographique14.
La force de conviction du livre durassien s’appuie désormais
sur la présence marquée, et remarquable, de son auteur s’aventu-
rant sur les terres de l’« universel reportage », pour reprendre une

10. On pense aux trois grands essais placés sous le signe du romanesque
que sont Roland Barthes par Roland Barthes ([1975] 1994), Fragments d’un
discours amoureux ([1977] 1994), La chambre claire ([1980] 1994).
11. « Une fois clos le cycle des “Mythologies” je ne suis plus arrivée à le
lire », confirme-t-elle ([1987] 2005 : 42). Mais citer Barthes, n’est-ce pas aussi
pour Duras nous signifier la dette de La vie matérielle envers les Mythologies ?
Un rapide examen des rubriques des deux livres en convainc – dont « Le Steak
vert » qui fait écho au célèbre « Le Bifteck et les frites » de 1957.
12. Pour la question du roman et les diverses acceptions du romanesque
chez Barthes, voir Macé et Gefen (2002).
13. Barthes déclare : « […] ce qui vraiment me séduirait, ce serait d’écrire
dans ce que j’ai appelé “le romanesque sans le roman”, le romanesque sans les
personnages : une écriture de la vie, qui d’ailleurs pourrait retrouver peut-être
un certain moment de ma propre vie, celui où j’écrivais par exemple les
Mythologies » ([1971] 1994 : 1292).
14. Un biographique qui, cependant, et à la manière du Roland Barthes, se
défie absolument du récit ; sur cette question, voir de Chalonge (2006).

39
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

expression mallarméenne. Est-ce que Duras s’y promène en


ayant laissé derrière elle toutes les réticences de Stéphane
Mallarmé pour le monde prosaïque, celles réaffirmées au XXe siè-
cle par Maurice Blanchot lorsqu’il fait de la littérature un
« espace clos, séparé et sacré » ([1959] 1986 : 280) et désigne l’ex-
périence littéraire comme celle de la neutralité ? On sait que le
neutre est au centre de la réflexion durassienne sur l’écriture. Au
cours des entretiens donnés à Montréal en 1981, Duras revient
sur la conception de L’été 80 pour déclarer : « [dans ce livre], je
suis partout, je vois tout […] mais on ne me voit pas et je ne
peux pas être vue, je ne veux pas être vue. Si on me voit, je n’écris
pas » (Lamy et Roy, [1981] 1984 : 49). Invisible voyant, l’auteur
résiste toujours et encore à la figuration, y compris dans le cadre
de l’interlocution conçu par Emily L. Toutefois, avec le roman de
l’entretien, la voix ne se contente plus de hanter le livre : cette
apparition de l’écrivain en ses terres va de pair avec l’agrandisse-
ment d’un royaume où, plus que jamais, il faut s’assurer que
l’auteur règne. Il reste que la conversation, gommée dans La vie
matérielle pour être exhibée dans Emily L., ne saurait être
confondue avec l’écriture, tout comme l’échange de paroles ne
s’apparente pas à un partage de l’auctorialité. Dans ce territoire
agrandi, ou recouvert, de la littérature, Duras est restée celle qui,
à la sortie de L’amant en 1984, se définissait, de manière absolue,
comme « l’écrivain ».
LA DERNIÈRE DURAS : AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN

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DE L’OPTION PARADIS
AU CINQUIÈME MONDE :
LES HYPOTHÈSES ROMANESQUES
DE LA GRANDE INTRIGUE
DE FRANÇOIS TAILLANDIER

Pascal Riendeau
Université de Toronto

À première vue, La grande intrigue de François Taillandier –


un projet romanesque commencé en 2005 qui comptera cinq
tomes en 2010 – pourrait facilement éveiller le scepticisme ou
signaler un retour vers une conception désuète du roman. Tou-
tefois, les trois premiers romans parus, Option Paradis, Telling et
Il n’y a personne dans les tombes, prouvent le contraire et montrent
déjà l’ampleur et l’originalité du projet de Taillandier, soit l’ex-
ploration et l’étude, à travers deux familles, de la société française
sur un peu plus d’un demi-siècle. Il est possible de voir dans cette
entreprise un ensemble romanesque post-balzacien, car l’auteur
reprend des procédés de La comédie humaine, mais il mise
davantage sur une subjectivité à la fois dans le ton, le propos et
dans les points de vue narratifs privilégiés, tout en délaissant le
désir de donner une vision globale du monde représenté. Ce qui
se dégage du travail de Taillandier, c’est la proposition d’une
forme romanesque nouvelle – s’inspirant ouvertement d’autres
plus anciennes – qui puisse englober le plus grand nombre de

45
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

discours sociaux, artistiques et littéraires. Dans son essai Tous les


secrets de l’avenir, Taillandier affirme, non sans ironie :
l’école du roman n’est pas une bonne école. Le roman n’exclut
rien. Tout est pour lui, le temps, la vie intérieure, le réel et
l’imaginaire, l’action, les sensations et les idées, tous les reflets
du monde, tous les langages des hommes. De Pantagruel à La
mort à Venise, de Restif à Nathalie Sarraute, c’est encore du
roman (1996 : 68).

« Tout est pour lui » et « c’est encore du roman » : ces deux


énoncés résument en quelque sorte la façon dont l’œuvre de
Taillandier invite à repenser le roman et à faire de celui-ci un
outil de réflexion – sociale, politique, littéraire ou éthique –, qui
se manifeste par une présence significative de l’essai. En plus de
mettre au jour la possibilité d’un roman familial, les deux pre-
miers tomes1 de La grande intrigue s’articulent autour de deux
grandes hypothèses. La première suggère que le monde occi-
dental aurait cherché, durant les cinquante ans qui ont suivi la
Deuxième Guerre mondiale, à rassembler toutes les conditions
visant à créer un paradis sur terre (Option Paradis). La seconde
stipule qu’un monde vient de s’achever (celui de « l’option Pa-
radis ») et que celui qui commence, le « Cinquième monde »,
bouleverserait notre rapport à l’histoire et suggérerait une nou-
velle configuration du temps (Telling). Dans ce va-et-vient entre
événements et idées, actions et réflexions, au milieu des mul-
tiples situations romanesques légères ou troublantes, la narration
de Taillandier réunit une distance évidente dans la représentation
des différentes époques passées, un regard critique et ironique
sur les mœurs actuelles et un point de vue très subjectif, qui
culmine par une entrée inattendue de l’auteur dans son œuvre à
la fin du deuxième tome. La petite dissertation ironique sur la
France qu’il propose alors enrichit l’univers idéel de La grande
intrigue et devient une occasion d’interroger succinctement les

1. Faute d’espace, je n’analyserai pas ici le troisième tome, Il n’y a personne


dans les tombes (2007), auquel je ferai toutefois allusion aux moments
opportuns.

46
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

propositions éthiques qui se dégagent du discours romanesque et


le rôle du romancier en tant que moraliste.

POURQUOI LA GRANDE INTRIGUE ?


Le mot intrigue est à entendre, chez Taillandier, non pas
comme les éléments au cœur du roman que le lecteur découvre
peu à peu, mais comme le récit complexe, caché qui doit être mis
au jour2. Ainsi, l’intrigue traditionnelle dans La grande intrigue
reste modeste : peu de péripéties, de rebondissements ou de sur-
prises. L’ensemble romanesque raconté par un narrateur hété-
rodiégétique est consacré à deux familles, les Herdoin et les
Maudon, originaires de Vernery-sur-Arre, petite ville imaginaire
de l’Yonne, non loin d’Auxerre. L’œuvre parcourt 55 années, soit
de 1955 à 2010, et s’attarde à 5 générations, même si la toute
première n’occupe qu’un rôle mineur. Sont privilégiés les per-
sonnages vivants, surtout ceux de la quatrième génération, qui
ont atteint la quarantaine au début du XXIe siècle. L’épisode
initial met en scène deux d’entre eux, Nicolas Rubien et Louise
Herdoin, le cousin et la cousine qui se retrouvent en 2001 après
de nombreuses années et entament une liaison érotique dans la
maison ancestrale. Tous les récits de famille qui s’accumulent se
trouvent en quelque sorte enchâssés dans les écrits de celui que
le narrateur appelle d’abord le prophète, puis Charlemagne –
son nom véritable n’est jamais révélé –, un professeur dont les
idées circulent et façonnent la vision du monde de différents
personnages. Les titres des romans sont d’ailleurs inspirés de ses
théories ; c’est à Charlemagne qu’on doit l’hypothèse de
l’« option Paradis », l’apparition du néologisme telling en français
ou l’acception nouvelle du mot intrigue. En fait, il convient de

2. L’intrigue est au cœur de l’argumentation romanesque ; elle était déjà


présente chez Taillandier dans l’essai Tous les secrets de l’avenir : « Entre le
journaliste, l’historien et le romancier, il y a en commun le récit, c’est-à-dire la
reconstitution plus ou moins conjecturale d’une causalité ou, mieux, d’une in-
trigue. Il n’y a pas à inventer l’intrigue : l’intrigue est dans ce que l’on dépeint »
(1996 : 77).

47
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

parler d’une forme de dialogue entre le narrateur et Charle-


magne ; le premier reprend quelques idées du second, mais reste
à distance de certaines autres. Il n’y a donc pas d’adéquation
entre les idées qu’il véhicule à travers la fiction et celles du
personnage surnommé le prophète, même s’il existe des recou-
pements qui brouillent les pistes. Par ailleurs, la récupération,
souvent superficielle, pour ne pas dire erronée de ses théories par
des personnages épisodiques semble faire la preuve que
beaucoup d’idées semblables circulent dans des lieux différents,
à la même époque, sans que l’on sache trop d’où elles viennent
ou ce qu’elles signifient réellement.

UN ROMAN DE L’ENTRE-DEUX
Dans sa conception d’ensemble, La grande intrigue s’éloigne
du roman-cycle constitué à posteriori comme La comédie hu-
maine, mais peut se rapprocher du roman-fleuve, tant par son
ampleur prévue que par l’ambition avouée de son auteur d’en
faire un tout homogène et même symétrique : chaque tome
comptera 11 chapitres, pour un total de 55, comme le nombre
d’années parcourues (de 1955 à 2010). Cependant, il s’en dif-
férencie légèrement au sens où l’autonomie de chaque ouvrage
demeure très grande et que l’ordre de lecture n’est pas non plus
déterminant. Créer un nouveau type de roman-fleuve n’a de sens
pour un romancier du XXIe siècle que s’il en assume les contra-
dictions : une chronologie bien circonscrite et une linéarité
brisée ; une architecture d’ensemble minutieusement calculée et
des fragments narratifs ; une organisation spatiale très cohérente
et une temporalité éclatée, qui recourt à de multiples analepses
et prolepses. De plus, l’enchaînement des épisodes reste variable,
voire aléatoire, et semble relever davantage de la juxtaposition, à
laquelle s’ajoute un décentrement, que d’un principe de cau-
salité. Cette démarche s’inscrit bien dans ce que Milan Kundera
appelle un esprit de continuité3 avec l’ensemble des œuvres
3. « L’esprit du roman est l’esprit de continuité : chaque œuvre est la
réponse aux œuvres précédentes, chaque œuvre contient toute expérience

48
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

romanesques du passé, y compris celles dont les formes ne sont


plus prisées, et reprend des procédés qui assurent la vitalité du
roman d’aujourd’hui : l’essai, la métalepse ou le mélange des
genres et des styles.
La critique4 a parfois rapproché le roman-fleuve du roman
de formation, tout en lui concédant une proximité avec le roman
de l’humanité et le roman familial ; ce dernier se distingue non
seulement par son étude des mœurs familiales, mais aussi par la
couverture d’au moins trois générations ainsi qu’un développe-
ment chronologique suffisamment long. La grande intrigue s’in-
téresse à deux vieilles familles de la province française, mais sans
qu’il soit question d’une possible déchéance, en montrant plutôt,
sans nostalgie ni sarcasme, comment un certain univers – une
façon de vivre, une vision du monde – a irrémédiablement dis-
paru. Le témoin le plus éloquent en est Étienne Maudon, grand-
père maternel de Louise et Nicolas, né la même année qu’André
Breton (à qui le narrateur le compare) et présenté comme
l’homme le plus silencieux de son siècle. Cet homme qui « n’avait
jamais rien fait d’autre que de toucher les loyers de ses terres »
(Taillandier5, 2006 : 221) n’avait, dans toute sa vie, été vraiment
touché que par un roman, un seul : Les Roquevillard (1906)
d’Henry Bordeaux, dont il « approuvait le message : les désirs
individuels sont destructeurs, et doivent céder devant la nécessité
de proroger un ordre des choses, un domaine, une famille, un
pays » (TEL : 234). Cet exemple et de nombreux autres prouvent
que l’ironie du narrateur ne devient pas – du moins pas unique-
ment – un moyen de ridiculiser un personnage (une attitude
ou une idée), mais qu’elle demeure essentielle pour ancrer

antérieure du roman » (1986 : 30). Selon Taillandier, Kundera « a fondé un


certain regard romanesque sur la société dans laquelle nous vivons, regard dont
les meilleurs écrivains d’aujourd’hui sont tributaires. Ce qui se fait de bien dans
la littérature française d’aujourd’hui, c’est Kundera qui l’a déclenché » (cité
dans Sangars, 2005, II : 3).
4. Voir van Gorp (2005) et Berthier et Jarrety (2006).
5. Les renvois à Telling seront désormais indiqués par la mention TEL,
suivie du numéro de la page.

49
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’intrigue au cœur de la tradition familiale et souligner l’écart


entre l’avant et le maintenant, entre la vie d’autrefois et celle qui
l’a remplacée.
La grande intrigue ne fait pas que s’attarder à ce qui n’existe
plus ou à ce qui est en train de se défaire, il suggère plusieurs
hypothèses sur ce qui nous attend dans un avenir rapproché. Ni
vraiment crépusculaire ni totalement pessimiste, l’œuvre de
Taillandier, à l’instar de celle de Michel Houellebecq, s’inscrit
dans une littérature du constat. En ce sens, recourir à l’anticipa-
tion permet d’extrapoler à partir du constat proposé et de mon-
trer que dans La grande intrigue il existe néanmoins un espoir en
l’humanité. Cet espoir n’est ni un retour à l’ancien monde ni la
promesse d’un monde meilleur, mais l’affirmation implicite que
le roman reste essentiel à décrire notre monde, car il y aura un
autre romancier pour prendre la relève. En 1995, alors qu’il a
12 ans, Athanase, un Bantama, est chassé de son village d’un
pays d’Afrique équatoriale. Il ne peut pas s’imaginer qu’en 2010,
alors qu’il habite Bruxelles, il décidera de devenir romancier,
mais le narrateur l’a déjà prévu. À la fin de Telling, il annonce
que c’est à Athanase qu’il passera le relais, pour qu’il continue,
qu’il cherche une autre intrigue – dans le troisième tome, Atha-
nase entreprend d’ailleurs une œuvre romanesque audacieuse
sous le pseudonyme de Sobel.
En plus de l’anticipation, le décentrement constitue une
autre stratégie narrative qui empêche La grande intrigue de for-
mer un système clos. Le roman familial de Taillandier est décen-
tré par la présence significative du prophète Charlemagne – qui
n’a aucun lien direct avec les personnages des deux principales
familles –, et par la portée du sujet romanesque qui tend à tracer
un portrait beaucoup plus large que celui des seules familles et à
embrasser l’ensemble de la société française. Pour cette raison –
et parce que l’espoir reste possible –, La grande intrigue se rap-
proche peut-être d’un roman de l’humanité, dont Les hommes de
bonne volonté (1932-1946) de Jules Romains demeure
emblématique.

50
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

La pertinence d’une interrogation sur le roman familial, le


roman de l’humanité ou le roman-fleuve (connoté de façon
péjorative) provient du projet romanesque de Taillandier lui-
même, présenté en abyme au début d’Option Paradis par Nicolas
Rubien. Pour souligner les origines bourgeoises et provinciales
de ses grands-parents maternels (les Herdoin), il reprend l’ex-
pression de son père, fils d’un Juif d’Ukraine installé à Belleville,
qui les avait rebaptisés les Purjus de la Souche. Sa cousine Louise
lui demande :
— Où as-tu pêché ce nom ?
— C’est mon père qui s’amuse à dire ça, quand par hasard il
en parle. […] Tout ce monde-là pourrait entrer dans un
roman-fleuve en huit volumes, écrit dans les années trente par
un romancier humaniste chrétien. Les Purjus de la Souche
(Taillandier, 2005 : 32)6.

Énoncée ironiquement par un personnage à qui on pourrait


attribuer le rôle de porte-parole – un architecte qui s’interroge
sur sa profession dévaluée, qui ne possède plus le privilège d’or-
ganiser l’espace et le temps –, cette hypothèse montre à la fois le
lien à une conception romanesque des années 1930 (c’est bien ce
que fait Taillandier : la description et l’analyse d’un univers fami-
lial) et les limites d’un tel projet jugé dérisoire au début du
XXIe siècle. Cette plongée dans l’histoire du roman permet à
Taillandier de reprendre une structure romanesque tradition-
nelle et de la modifier afin de l’intégrer à une composition
narrative plus actuelle. La grande intrigue se présente ainsi telle
une traversée de l’histoire du roman moderne, accompagnée
d’un nécessaire détachement ironique.

LE ROMAN ESSAYISTIQUE
La présence significative de l’essai dans La grande intrigue en
fait une méditation sur le monde actuel. Taillandier reprend la

6. Les renvois à Option Paradis seront désormais indiqués par la mention


OP, suivie du numéro de la page.

51
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

leçon kundérienne relative au sens ou à la portée de l’essai, qui


« reste hypothétique, ludique, ou ironique » (Kundera, 1986 :
83). Il ne privilégie pas les longs dialogues idéels du roman phi-
losophique, mais choisit plutôt des moments judicieux pour
faire intervenir le narrateur ou un personnage clé afin de donner
libre cours à l’essai dans le roman. En revanche, contrairement à
Kundera, certaines parties essayistiques peuvent se détacher
davantage de l’ensemble romanesque ; leurs liens semblent plus
aléatoires, plus souples. Aussi, Taillandier emploie un person-
nage délégué (ce que ne fait jamais Kundera), mais en s’assurant
de créer un équilibre entre la proximité et la distance. La pré-
sence de l’essai imprègne l’ensemble de La grande intrigue au
point d’en faire un véritable roman essayistique, notamment par
la reprise et la transformation de certaines caractéristiques essen-
tielles : la fragmentation, la tension entre les discours esthétique
et cognitif, l’ajout d’un observateur privilégié, le dialogue qui
s’engage entre les nombreuses citations qui émanent d’un texte
source (les écrits de Charlemagne), et les commentaires du nar-
rateur sur ces mêmes citations. Comme le précise Claire de
Obaldia,
la présence d’extraits essayistiques au sein de la fiction conduit
inévitablement à une interruption mutuelle de la théorie et de
la fiction, tendant visiblement vers la mise en œuvre d’un
roman fragmentaire. Cette fragmentation manifeste avant
tout une opposition à l’égard de la continuité narrative et de
la totalisation […] (2005 : 290).

Contrairement à Marcel Proust, Robert Musil ou Hermann


Broch, auteurs à l’origine de ce qu’on entend aujourd’hui par
roman essayistique, on ne peut pas attester chez Taillandier « la
pré-existence et l’autonomie d’une large partie des matériaux
essayistiques postérieurement intégrés dans les romans […] »
(Obaldia, 2005 : 287). Il est vrai que dans l’œuvre de Taillandier,
la prétention scientifique et le degré d’abstraction de l’essai
restent modestes. Ses emprunts théoriques relèvent plus d’une
interprétation de phénomènes culturels inspirés de la sociologie,

52
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

dont la qualité argumentative tient davantage à la finesse ou à la


pertinence de son intégration à l’intrigue romanesque qu’à une
grande rigueur méthodologique. Les fragments essayistiques
sont nombreux dans les romans de Taillandier, et apparaissent
dans plusieurs textes antérieurs à La grande intrigue. Souvent, ils
s’articulent autour de théories originales (parfois sérieuses,
d’autres fois plus loufoques), et s’accompagnent d’un question-
nement sur l’écriture. Dans Anielka (1999), le narrateur tisse une
série de liens entre la protagoniste, Anielka, et le monde qui
l’entoure dans cette société occidentale de la fin du XXe siècle, et
suggère quelques considérations sur ce qu’il nomme une nou-
velle anthropogenèse, moins au sens d’une « évolution de l’espèce
humaine » que de celui d’un « modèle d’individu ». Dans Les
clandestins (1990), l’idée de décrire l’apparition d’un « modèle
humain unique » émerge à travers les écrits du personnage
d’Alban – préfiguration de Charlemagne – qui développe le
concept de « l’homme-caddie » dans un essai empruntant large-
ment à la sociologie et à la démographie. Dans La grande
intrigue, on peut postuler une corrélation entre un refus de la
totalisation, de la linéarité et de la scientificité du discours es-
sayistique, faisant de celui-ci un espace de liberté et une critique
implicite du roman en cours.

L’OPTION PARADIS
Dans Option Paradis, des parties essayistiques tiennent aussi
de l’analyse sociologique, notamment quand le narrateur prend
en charge le discours. Ce qui distingue ce type d’essai des autres,
c’est non seulement son recours plus marqué aux sciences
sociales, mais aussi une distance affichée entre l’observateur et
son sujet. Chapitre au titre peu romanesque, « Mutations socio-
logiques dans la commune de Villefleurs (94) » constitue un long
commentaire sur la banlieue qui reprend indirectement le
concept de « l’homme-caddie » développé dans Les clandestins.
Phénomène marquant de la civilisation occidentale au XXe siècle,
le village rattrapé par la banlieue dont Villefleurs est le modèle –

53
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

apparition du supermarché, transformation du vieux château7 –


appuie indirectement une hypothèse importante de Charlema-
gne : l’opposition entre l’avant (le monde des villageois ou
archéos) et le maintenant (celui des nouveaux arrivants ou néos).
Villefleurs représente le paradigme de cette transformation ; c’est
aussi l’endroit où a grandi Nicolas Rubien, ce qui permet au
narrateur de rapprocher les considérations sociales de la situation
romanesque, en passant du général au particulier, mais sans trop
insister sur les liens entre le personnage et son milieu, car Nicolas
n’a pas été témoin des changements principaux apparus après
son départ, au début des années 1980. Il s’agit là d’un premier
exemple qui montre que c’est l’essai qui recourt à la fiction pour
illustrer les hypothèses sociologiques. L’essai engendre également
la fiction par l’amorce d’un fait divers insolite qui vient mettre
en lumière le changement des mœurs sexuelles, soit la décou-
verte, en 2000, d’un pendu, qui aurait vraisemblablement suc-
combé à une expérience érotique extrême.
La stratégie romanesque s’inverse dans Telling , car c’est la
fiction qui vient générer l’essai sociologique. Le chapitre « Deux
histoires de pendus » reprend là où s’est arrêté « Mutations socio-
logiques » dans Option Paradis. Le narrateur suggère que c’est
l’échec du couple qui aurait conduit l’homme au suicide, ce qui
n’est pas sans rappeler « la peine de sens » du penseur d’Option
Paradis. Le pendu de Villefleurs est accompagné d’une série de
considérations du narrateur sur les pratiques sexuelles actuelles ;
par la juxtaposition, il procède à un retour vers un autre pendu,
celui qui a été retrouvé à Vernery-sur-Arre en 1944, dans des
circonstances étranges, du moins ambiguës. Il refait d’abord
surface dans le récit quand Jeanne, la sœur de Nicolas, voit des
morts, dont ce pendu, puis au début du XXIe siècle par l’entre-
mise d’un étudiant en sociologie qui en a fait l’objet d’un mé-
moire de maîtrise. Le discours sociologique n’est pas engendré
par le narrateur, mais bien développé par un personnage épiso-

7. Une anecdote similaire se retrouve dans Tous les secrets de l’avenir


(1996 : 119).

54
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

dique (l’étudiant) ou renforcé par l’instance de Jeanne à le réin-


troduire dans l’intrigue familiale. Dans les deux cas, l’histoire du
pendu sert de révélateur du non-dit, de la culpabilité, de la
honte, mais les récits qui l’accompagnent sont mis en doute par
le narrateur. Jeanne et l’étudiant en sociologie ont en commun
« cette conviction d’appartenir à un temps nouveau. Il y avait
“avant”, et il y a “maintenant”. Avant, on se résignait, on obéis-
sait, on se soumettait à la loi du silence. Maintenant, ce n’est plus
comme avant » (TEL : 215).
Les deux autres passages essayistiques importants d’Option
Paradis prennent la forme de réflexions libres sur le monde attri-
buées au prophète, qui se rapproche alors du personnage délégué
du roman réaliste. Sa présence consiste essentiellement à émettre
des hypothèses, à énoncer et développer des concepts ou des
idées-mots, tels intrigue ou paradis, que le narrateur peut repren-
dre ou interpréter. L’entrée dans la pensée du prophète se fait in
medias res dans le chapitre intitulé « L’acte unique », qui instaure
un véritable dialogue entre Charlemagne et le narrateur ; ce der-
nier ne cherche pas tant à expliquer la pensée du prophète qu’à
la relativiser. Les sept extraits reproduits d’un ouvrage de Char-
lemagne sont entrecoupés de commentaires ou d’analyses iro-
niques du narrateur sur son enfance ou son désir de coucher avec
ses étudiantes. Sa théorie est basée sur la présence d’un « acte
unique […], la proclamation du Paradis. Je l’appelle l’acte
unique en ce sens qu’il contient ou sous-tend tous les autres
actes, toutes les tendances, toutes les prétentions » (OP : 45). La
proclamation du Paradis, selon le prophète, appartiendrait à
« l’intrigue de notre temps » (OP : 46). L’hypothèse très roma-
nesque, qui pouvait tenir « d’un point de vue esthétique » (OP :
49), s’articule autour de l’option Paradis et agit comme élément
structurant du roman.
Ce chapitre sert à mettre en place non seulement les princi-
pales idées du prophète – récurrentes dans le roman –, mais aussi
une voix essayistique singulière, la sienne. « L’acte unique » joue
cependant un rôle encore plus significatif : il établit aussi un
doute. Dans ce dessein, le narrateur se sert d’un tiers

55
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

personnage ; il paraphrase le compte rendu d’un critique qui


semble avoir vu juste en visant au cœur non pas des propos
controversés ou provocateurs de Charlemagne, mais de sa
posture intellectuelle :
Pas d’intelligence intègre et authentique, notait ce critique
perfide, qui puisse renier toute solidarité avec l’objet qu’elle
s’efforce d’éclairer. On est toujours perdant ou perdu dans la
parole ; toute énonciation qui omet de faire place à son propre
échec, de désigner sa propre carence, ne reflète que le désir
pathologique de l’énonciateur de congédier le réel et de se
réfugier dans le solipsisme. […]
Charlemagne se sentait deviné, et s’en irrita (OP : 60-61).

Sur le plan romanesque, ce doute conduit à une interrogation


sur la place du romancier par rapport à son œuvre. L’extériorité
radicale dans laquelle le prophète tente de s’installer face à l’an-
cien et au nouveau monde qu’il décrit dans ses ouvrages peut
s’interpréter comme une métaphore de la position du romancier,
soit celle de l’auteur extratextuel ne faisant pas partie du même
univers que les personnages de fiction qu’il crée. Il s’agit là d’une
première forme de renversement entre l’auteur et le personnage,
qui connaîtra un avatar singulier à la fin de Telling, lors d’une
intervention inattendue de l’« auteur de La grande intrigue ».
« Éléments d’une histoire européenne », deuxième chapitre
essayistique d’Option Paradis, consiste en une relecture de l’his-
toire récente présentée sous forme de propos enregistrés par le
prophète durant l’an 2000. À la différence du chapitre précé-
dent, il n’y a pas d’alternance de discours ; le narrateur présente
très brièvement les propos de Charlemagne sans intervenir par la
suite. Les idées qu’il développe avaient toutes été proposées
antérieurement et elles s’articulent autour de son hypothèse
principale – l’acte unique, ou proclamation du Paradis –, qu’il
dit avoir trouvée après s’être rendu compte qu’on avait changé de
monde. Il ne vise pas à rivaliser avec une Histoire plus officielle,
mais plutôt à créer une sorte de récit historique parallèle,
fragmenté, qui insiste moins sur les grands événements et
davantage sur de petits mouvements significatifs, souvent d’ap-

56
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

parence anecdotique, mais dont l’impact a été déterminant sur


notre conception du monde : la découverte de l’ADN qui nous
force à repenser la notion d’individu, l’invention de la pilule
anticonceptionnelle qui a pour conséquence une nouvelle atti-
tude à l’égard de la sexualité et de la reproduction ou encore le
deuxième concile de Vatican qui annonce le début du mouve-
ment de rectitude politique. Si l’essai du prophète occupe tout
l’espace, sa pensée est néanmoins présentée de façon fragmentée.
La narration devient secondaire, cédant au registre cognitif ; elle
réapparaît grâce aux nombreuses anecdotes qui illustrent les
arguments de l’essai. Les fragments historiques de Charlemagne
ne constituent pas un grand récit qui servirait à tirer une leçon
du passé, encore moins à inciter son lecteur à faire un retour en
arrière, mais servent bien davantage à créer un bilan iconoclaste
du XXe siècle, et rattachent ainsi encore plus clairement La
grande intrigue au roman du constat.
Le roman Anielka s’attardait déjà à l’idée d’une nouvelle
anthropogenèse. C’est une des hypothèses qui revient en force
dans les fragments historiques d’Option Paradis : « Le commu-
nisme comme le nazisme avaient tenté une anthropogenèse. Dès
les années cinquante, la société libérale s’y met également, avec
des points de départ beaucoup plus sûrs » (OP : 149). Cet énoncé
s’apparente à un autre du narrateur d’Anielka, mais Charlemagne
développe l’argumentation plus avant. Sa proposition la plus ori-
ginale reste celle qui envisage un nouveau rapport temporel,
l’opposition entre l’avant et le maintenant, ce qui le conduit à la
conjecture de « l’homme inchoatif, celui qui détient ses propres
clefs, énonce sa propre définition » (OP : 150). Résumé laconi-
quement, on obtient : « avant, on était soumis à la fatalité ; main-
tenant, on aura le choix » (OP : 151). Cette configuration inédite
nous donne le temps autorésorbant, c’est-à-dire que le mainte-
nant finira par avaler totalement l’avant. À la lumière des essais
du prophète, la démarche de Taillandier de replonger dans l’his-
toire du roman devient plus claire : afin de contrebalancer l’in-
choatif et le temps autorésorbant, il convient d’aller vers ce qui
nous attache au passé et ce qui semble déjà nous lier à l’avenir.

57
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

LE CINQUIÈME MONDE
On ne remarque aucune rupture entre Option Paradis et
Telling ; la question initiale que met en jeu le deuxième roman est
simple : qu’est-ce qu’un telling ? D’après la définition tirée d’un
dictionnaire fictionnel qu’on retrouve en épigraphe du roman,
c’est un « récit propre à donner un sens et une valeur aux actes,
aux comportements et aux processus de la vie. Un telling fami-
lial, historique, individuel » (TEL : 7). Semblable à la pratique
kundérienne des mots clés (nouveaux ou redéfinis), la stratégie
de Taillandier consiste à explorer dans le roman ce néologisme à
la fois très précis dans sa conception et qui, ironiquement,
devient vite galvaudé par les personnages qui le reprennent (sans
vraiment savoir d’où il vient) et tentent de l’appliquer à toutes
les circonstances possibles. Pourquoi ce néologisme ? « Le terme
de telling a bien son utilité. On pourrait certes parler d’idéologie,
de récit fondateur, de morale, de discours identitaire ; seulement
aucun des mots à lui seul ne recouvre tout le territoire désigné
par le mot telling » (TEL : 278). Initialement attribuée au per-
sonnage du prophète, la notion de telling trouve ici une justifi-
cation, quand elle est reprise par le narrateur transformé en
essayiste à la fin du roman. Il donne donc une pertinence sup-
plémentaire à ce mot clé en montrant de quelle façon le telling
permet surtout de créer du sens nouveau.
À l’intérieur des deux autres chapitres essayistiques, ce qui
change du premier au deuxième tome, c’est la voix privilégiée.
Dans Telling, les propos de Charlemagne ne nous sont plus
donnés en discours direct ; ils sont présentés et commentés en
discours indirect par le narrateur, puis repris par celui-ci, qui
semble associer ses propres idées à celles de son personnage. Le
détachement clair entre la voix du prophète et celle du narrateur
dans Option Paradis s’atténue dans Telling. Le rapprochement
entre les deux devient plus évident lorsque le narrateur décrit ou
analyse le plus récent livre de Charlemagne sur la fin de l’option
Paradis, publié en 2002, qui inclut un recensement de faits très
récents prouvant sa nouvelle théorie :

58
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

Menaces islamistes en Égypte. Attentat dans une boîte de


nuit, en Indonésie ; nombreux vacanciers tués. Les profession-
nels du tourisme sont inquiets. Il se régalait. Ah, ils allaient en
voir, du paradis ! De même, il faisait ses choux gras des « jours
rouges » du mois d’août, des énormes encombrements, des
accidents qui ensanglantaient les autoroutes. En voilà encore,
du paradis ! Il dégustait, comme on aspire une douzaine
d’huîtres, les statistiques sur l’abus des somnifères par les
Français ; n’en avaient-ils pas assez, de paradis ? Et les vio-
lences ! Les bagarres de supporters à la sortie des stades ! Ah !
Quel beau paradis ! (TEL : 98-99)

Ce qui frappe ici, c’est l’ajout dans le récit du narrateur de quatre


énoncés en discours indirect libre qui contiennent tous une
occurrence du mot paradis, chaque fois employée différemment,
mais intégrée à une argumentation progressive et bien structu-
rée : le défi (ou la provocation) initial, le renforcement idéolo-
gique, l’interrogation négative – qui exprime un faux doute – et
l’exclamation ironique finale. L’oscillation entre une participa-
tion (aux propos) et une distance (par rapport au prophète) dans
ce passage révèle la complexité de l’échange entre le narrateur et
le personnage, ainsi que l’ambiguïté créée dans le partage des
idées.
Dans Telling, la principale hypothèse de Charlemagne –
moins éprouvée que la précédente – repose d’abord sur un autre
constat : l’option Paradis est terminée ; ensuite, elle postule l’ap-
parition de quelques signes indéniables, prodromes du monde
nouveau (le cinquième), qui a plus de sens, selon Charlemagne,
si on le dit en anglais : World V. Sa théorie générale la plus
récente s’inspire encore du catholicisme : « une fois dissipée l’illu-
sion de l’option Paradis, nos sociétés étaient vouées à connaître à
nouveau leur réalité, leur seule et unique et vraie réalité, qui était
celle du Purgatoire » (TEL : 106). Le dogme du Purgatoire impo-
sé par les théologies catholiques reposait sur bien peu de choses :
« [p]our Charlemagne, l’erreur était dans le principe. Il n’y avait
pas besoin de supposer un Purgatoire : le Purgatoire, c’était ici-
bas et maintenant. […] C’était ici et maintenant que nous endu-
rions la peine du sens et la peine du dam ! » (TEL : 110) Tout ce

59
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

développement est présenté comme une sorte d’explication de


texte, un résumé de la pensée du prophète par le narrateur.
L’échange entre le narrateur et le personnage donne alors l’im-
pression de glisser : le premier semble prendre en charge l’argu-
mentation du second, rendant difficile l’identification de la
parole, comme si la proximité et la distance, clairement établies
au départ, se confondaient véritablement.
La conception du dernier chapitre de Telling, « Way to
World V » donne à l’auteur l’occasion de faire le point sur son
entreprise romanesque. Il convient de parler de l’auteur ou du
romancier, car dans un long passage essayistique qu’on pourrait
intituler « Petit essai sur la France », Taillandier recourt à la méta-
lepse, « une manipulation – au moins figurale, mais parfois fic-
tionnelle – de cette relation causale particulière qui unit, dans un
sens ou dans l’autre, l’auteur à son œuvre » (Genette, 2004 : 14).
Autrement dit, la métalepse est une « transgression de la frontière
ontologique entre le monde réel et le monde raconté » (Colonna,
2004 : 127). La métalepse de l’auteur se présente notamment par
l’arrivée incongrue ou inattendue de l’auteur dans son roman.
Ce qui permet plus facilement l’utilisation de ce procédé dans
Telling, c’est la reprise du renversement des rôles suggéré dans
Option Paradis, alors que Charlemagne maintient une position
de recul auctorial face au monde qu’il décrit et que l’auteur
cherche à s’inclure dans l’univers fictionnel. L’auteur apparaît
dans son œuvre non en tant que personnage, mais en essayiste ou
moraliste, c’est-à-dire que sa présence dans le roman n’est créée
que par son discours ; il n’est à l’origine d’aucune action fictive,
ne rencontre pas les personnages qu’il a lui-même inventés,
n’évolue pas dans un univers parallèle.
Le « Petit essai sur la France » est à la fois cognitif et intros-
pectif ; il mise sur l’expression des idées et propose une réflexion
incisive sur la France, surtout sur ce qu’elle représente pour l’au-
teur. Affirmant d’abord être à l’intérieur de cette intrigue qu’il
tente de faire ressortir, il se place ensuite au cœur de la conjecture
mise de l’avant dans l’essai : « la France n’est rien d’autre qu’une
idée » (TEL : 261) ou une construction de l’esprit. Après les

60
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

préambules ironiques sur l’incongruité de son apparition dans le


texte, son résumé de la situation impose un ton singulier à
l’essai :
La France, phare des peuples ! Ses vins, sa cuisine, ses châteaux
historiques, son immortelle Révolution, ses idéaux universels,
ses parlers locaux, ses mariages à la campagne, ses vieilles
baraques pleines de vieux meubles et de secrétaires où s’em-
pilent des papiers, chartes de drames balzaciens. La France et
sa langue surtout, sa langue incomparablement plus claire et
précise que, par exemple, le mourske. La France, célèbre éga-
lement par ses exactions et déprédations en différents points
de la planète, accompagnées des idéaux universels déjà cités,
ainsi que des poèmes lyriques de François Coppée ou de Sully
Prud’homme.
Je suis un produit de ça (TEL : 261).

Cette envolée faussement lyrique, qui insiste à la fois sur la cri-


tique et l’autodérision, désigne mieux la différence entre le pen-
seur (Charlemagne) et l’auteur-essayiste. Comparer cet exemple
au précédent sur la fin de l’option Paradis permet de noter des
similarités quant à l’importance du rythme de la phrase et du
recours volontiers à l’ironie, mais aussi un contraste frappant
dans la façon dont l’énonciateur du premier se détache le plus
possible de son objet, alors que le second est à la fois sujet et
objet d’étude. Non seulement existe-t-il un renversement entre
l’auteur et le personnage délégué, mais aussi entre le romancier
et l’essayiste, puis l’essayiste et le moraliste.

ÉTHIQUE ROMANESQUE
La présence d’une voix essayistique soutenue par un ques-
tionnement éthique (ou moral) dans un roman ébranle-t-elle le
principe du jugement moral suspendu ? Pour Kundera, « suspen-
dre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est
sa morale. […] Non que le romancier conteste, dans l’absolu, la
légitimité du jugement moral, mais il le renvoie au-delà du
roman » (1993 : 16). Paul Ricœur avait développé une idée ana-
logue qu’il explique d’une manière particulièrement éclairante

61
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

afin de montrer ce que l’éthique offre d’essentiel à la compréhen-


sion du roman :
Le plaisir que nous prenons à suivre le destin des personnages
implique certes que nous suspendions tout jugement moral
réel en même temps que nous mettons en suspens l’action
effective. Mais, dans l’enceinte irréelle de la fiction, nous ne
laissons pas d’explorer de nouvelles manières d’évaluer actions
et personnages (1990 : 194).

La position très juste de Kundera n’est pas contredite par celle de


Ricœur. Au contraire, les propos du philosophe apportent des
nuances essentielles à ceux du romancier, en particulier parce
qu’il déplace la question du jugement (que déplore Kundera) du
côté de l’évaluation. Si porter un jugement moral sur un per-
sonnage romanesque est une opération futile, étudier le contenu
et les propositions éthiques d’un roman ne l’est assurément pas.
Dans de nombreux romans de l’extrême contemporain,
l’interrogation éthique (et non seulement sa mise en scène à tra-
vers une situation fictive où des personnages se trouvent devant
un conflit, doivent faire des choix, assument une responsabilité
singulière) semble s’insérer dans l’essai ou une nouvelle forme de
dialogue philosophique. Il en résulte souvent un roman dont le
récit est indissociable de la réflexion. Dans La grande intrigue,
cette réflexion tend vers celle d’un moraliste, dont la tâche
consiste, selon Éric Blondel à « réfléchir sur l’action aujourd’hui
[…], exige d’observer, de connaître et de comprendre l’époque :
percevoir ses grandes tendances et prendre conscience des pro-
blèmes qu’elle pose du point de vue moral » (2000 : 231). En
élaborant ses théories, Charlemagne se met en position de mora-
liste davantage que de moralisateur. Alors, qu’en est-il du narra-
teur, et même de l’auteur qui intervient dans son roman ?
Concevoir le roman comme une observation et un commentaire
sur les mœurs du monde actuel laisse aisément place à une éthi-
que narrative ; celle-ci se trouverait entre autres dans l’incursion
de l’auteur, dans sa manière non pas tant de cautionner un récit
disparate, fragmenté, mais dans le constat qu’il propose, voire
l’inquiétude qu’il sous-entend.

62
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

Dans l’ensemble, le narrateur s’intéresse surtout aux com-


portements ou à comment ceux-ci ont changé, tout en restant
plus près de la situation concrète des personnages. Certaines des
scènes les plus pertinentes à ce sujet conjuguent le regard iro-
nique du romancier à celui très lucide du moraliste, observateur
attentif des phénomènes sociaux et culturels de son époque. À
partir du fantasme (véritable idée-mot), le narrateur crée un long
dialogue très romanesque nettement axé sur la question éthique,
sans jamais perdre de vue la petite intrigue :
L’Occident, par magazines interposés, découvrait depuis une
vingtaine d’années les fantasmes. Les fantasmes étaient deve-
nus la vache à lait de la presse magazine. […] Tout le monde
était censé avoir des fantasmes. Il était normal d’avoir des
fantasmes. Fallait-il réaliser ses fantasmes ? Encore fallait-il
connaître ses fantasmes (OP : 80).

Un long échange sur la question se poursuit entre Louise et


Nicolas sur les émissions de télévision qui exploitent ces situa-
tions, notamment au sein des couples :
— Il s’agissait en gros de défendre la stabilité du couple, tout
en reconnaissant l’aspiration de chacun à une certaine liberté,
la légitimité du désir…
— Oui, c’est tout le paradoxe de la morale moderne. On veut
concilier la vie conjugale stable et la légitimité du désir, deux
réalités en principe inconciliables, sauf dans le cadre du
mariage de raison, modèle que par ailleurs on condamne
résolument (OP : 94-95).

Dans ce chapitre au titre exagérément banal, « Louise relate sa vie


conjugale », le narrateur met en place la situation sur les fan-
tasmes (leur traitement par les médias), mais l’évaluation de la
morale de leur époque est laissée à l’interprétation de Louise et
Nicolas. Le partage des discours entre le narrateur et les person-
nages diffuse suffisamment l’origine ou l’autorité de la parole
pour qu’on ne réussisse pas à y lire un jugement moral émanant
d’une voix auctoriale.

63
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

CONTINUITÉ ROMANESQUE
Roman familial décentré, La grande intrigue est également
un roman sans centre. Certes, Nicolas Rubien et Louise Herdoin
occupent une place plus importante que les autres personnages,
mais toute l’intrigue ne gravite pas autour d’eux. L’événement
initial – leur rencontre dans la maison familiale de Vernery-sur-
Arre – constitue une illustration assez évidente de leur rupture
avec la morale familiale, mais surtout la possibilité de créer un
nouveau telling. L’absence de centre dans le roman s’explique par
un refus de respecter à la fois la chronologie des événements – les
chapitres paraissent plutôt juxtaposés – et la logique narrative.
Par exemple, il n’existe aucun préambule à La grande intrigue,
mais une « préface » apparaît inopinément au milieu du troisième
tome. En revanche, ce qui lui donne une cohésion, ce sont les
essais, les hypothèses de Charlemagne, mais aussi l’accent mis sur
l’étude des mœurs et la réflexion éthique. Taillandier s’inscrit
sans doute dans une tradition bien française, celle d’une littéra-
ture moraliste qui, de Blaise Pascal à François Mauriac, « dénonce
les faux-semblants immoraux de la morale » (Blondel, 1999 : 19).
L’auteur s’engage encore plus clairement dans la continuité du
roman, qui n’exclut d’ailleurs pas la reprise de situations ou
d’idées de ses textes antérieurs. En plus de son mélange de
subjectivité et de réalisme assez caractéristique du roman de
l’extrême contemporain – l’apparition de l’auteur à la fin de
Telling en est l’exemple le plus éloquent – La grande intrigue
donne peut-être lieu (malgré un anachronisme apparent) à une
nouvelle conception d’un roman de l’humanité.
DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE

BIBLIOGRAPHIE
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littéraire. Modernités. XIXe-XXe siècle, Paris, Presses universitaires de
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« Corpus ».)
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Paris, Éditions du Seuil.
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Paris, Stock.
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raires, Paris, Honoré Champion. (Coll. « Dictionnaires &
références ».)
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE
CONTEMPORAIN –
À PROPOS DE DAEWOO DE FRANÇOIS BON
ET PRESQUE UN FRÈRE
DE TASSADIT IMACHE

Liesbeth Korthals Altes


Université de Groningue

Si les années 1970 ont été marquées par le déclin de la figure


de l’écrivain engagé comme intellectuel public (Sapiro, 2006 ;
Denis, 2000 ; Gefen, 2005), cela ne signifie pas pour autant que
l’engagement ait disparu du domaine littéraire. Bien au
contraire, depuis les années 1980, il refait surface dans la litté-
rature en France sous des formes et avec des enjeux parfois nou-
veaux, comme dans l’œuvre de François Bon, d’Olivier et de
Jean Rolin, de Maurice Dantec, de Jean Echenoz, de Didier
Daeninckx, de Tassadit Imache, voire de Michel Houellebecq. Il
semble d’ailleurs s’agir d’un phénomène international, avec des
modulations particulières à chaque pays, tenant aux traditions
propres concernant le rôle public de l’écrivain et le prestige
accordé à la littérature ; phénomène repérable également dans
d’autres arts, notamment dans les arts visuels, et les perfor-
mances et community arts.
Je voudrais ici cerner de plus près les caractéristiques de cet
engagement dans deux œuvres, Daewoo (2004) de Bon et Pres-
que un frère (2000) d’Imache. Bon est un des auteurs français

67
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

contemporains les plus connus, bien reçu également à l’étranger.


Daewoo part d’un événement réel, la fermeture des usines
Daewoo en Lorraine ; le narrateur en documente l’effet dans la
vie des ouvrières licenciées, dans la région, mais aussi sur lui.
Imache a publié quatre romans, en plus de livres pour la jeunesse
et quelques essais. Dans Presque un frère, « conte du temps
présent », elle évoque les relations complexes et tendues qui se
tissent entre ceux des « Terrains », banlieue « problématique », et
ceux du dehors. Pour ces deux écrivains, le travail sur la langue
et sur la forme littéraire s’avère tout aussi important et tout aussi
engagé que leur matière thématique. Sans effacer tout ce qui les
distingue, on verra que les œuvres analysées ont en commun leur
dépassement de l’opposition entre, d’une part, le type d’engage-
ment associé à Jean-Paul Sartre, basé sur une conception du
langage comme transitif et de l’écriture comme acte, et d’autre
part celui appelé par Roland Barthes – et sur un mode plus
radical par Theodor Adorno –, résidant dans le questionnement
de la forme littéraire même (voir Denis, 2000). Je voudrais mon-
trer que l’écriture d’Imache et de Bon répond à un triple enjeu :
mettre en scène la réalité à travers ses représentations multiples
et mettre en cause l’exclusion de certaines d’entre elles ; transfé-
rer, grâce à la mise en forme esthétique, une valeur symbolique à
des existences et des objets qui jouissent de peu de prestige dans
notre société ; enfin, trouver une nouvelle légitimation pour
l’activité littéraire et le rôle d’écrivain dans une culture où la
littérature a perdu beaucoup de son prestige et de son autorité.
L’engagement littéraire actuel, comme l’indiquent aussi
quelques synthèses récentes (Gefen, 2005 et notamment Viart,
2006), se caractérise par le rejet d’une affiliation idéologique
précise, ainsi que des « grands récits », au profit de récits indivi-
duels, partiels, ceux justement qui n’accèdent pas à la représen-
tation dans le domaine public par l’entremise des médias ou de
l’historiographie, par exemple. Ces œuvres montrent souvent des
caractéristiques génériques hybrides, à forte dimension référen-
tielle (docufiction, autofiction) ou autoréflexive (fiction-essai).
Accordant une grande importance à l’authenticité, elles tendent

68
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

dans leur composition à se modeler sur des pratiques vouées à ce


qui est de l’ordre des faits, comme l’enquête sociologique ou
ethnographique, la recherche dans les archives ou l’exploration
de faits divers. « Fictions critiques », loin de se servir du langage
comme simple instrument pour dire le réel, elles mettent en
scène l’« interrogation des représentations (intimes ou sociales) qui
traversent le sujet ou le corps social » (Viart, 2006 : 195). Elles
favorisent le fragmentaire, comme dans une structure en « mo-
saïque », constituée de récits disparates et de perspectives juxta-
posées. La thématique porte souvent sur l’exclusion sociale (le
monde des SDF, des sans-travail, des « zones péri-urbaines sen-
sibles »), le déracinement (migration, exil, volontaires ou non) ou
la persistance des traumatismes historiques1.
Ce qui frappe, également, sur le plan des représentations en
jeu de la littérature, ce sont des changements dans les postures de
l’écrivain engagé. Semblent abandonnées celles de guide, pro-
phète, « intellectuel public » ou « intellectuel total », qui
reposaient sur des conditions du champ littéraire ayant changé
depuis, sous l’effet de plusieurs facteurs. Beaucoup d’écrivains,
comme leurs collègues artistes, se sentent appelés à reformuler le
rôle social, esthétique et éthique de l’écrivain et de son art dans
la culture et la société. Nombre d’entre eux s’en expliquent, dans
des préfaces, entretiens et autres paratextes, et se situent expli-
citement par rapport aux pratiques traditionnelles d’engagement
littéraire comme aussi aux formes concurrentielles dans d’autres
médias, artistiques ou non (notamment le documentaire),
souvent estimées plus accessibles, moins « élitaires ».
Si l’écriture engagée n’a de fait jamais disparu (il suffit de
penser à la production ininterrompue de « fictions critiques » à
tendance féministe, postcoloniale ou autre), l’engagement sem-
ble retrouver une reconnaissance et une actualité comme sujet de
recherche universitaire, avec une intensité relativement forte en

1. On peut y ajouter une tendance postcoloniale et mondialiste, et l’ex-


ploration de modes « alternatifs » de cohésion sociale, dans des microcommu-
nautés locales.

69
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

France, peut-être grâce au prestige qui, traditionnellement, y


était accordé à l’écrivain comme intellectuel public2. Cette
« reconnaissance » semble également sensible dans la réception
par les critiques professionnels : l’engagement a été longtemps
soupçonné d’« hétéronomie », dans une esthétique de la
modernité où de manière plutôt restrictive l’autonomie de la
littérature signifiait primauté de l’attention pour la forme esthé-
tique3. Or cette autonomie esthétique s’avère tout à fait compa-
tible avec d’autres intérêts, sociaux ou éthiques. Comme beau-
coup d’autres séparations proclamées dans le « modernisme »,
celle entre pratiques artistiques et non artistiques, ou celle entre
formalisme, voire esthétisme, et engagement, sont actuellement
contestées de manière tantôt provocatrice, tantôt aussi abandon-
nées sans autre forme de procès, comme si elles étaient tout sim-
plement périmées. Sans doute, la forme plus sophistiquée de ces
nouvelles formes d’engagement y est pour beaucoup (Viart,
2006), comme nous le verrons aussi dans l’œuvre de Bon ou
d’Imache.

« REJOINDRE LE RÉEL » :
DAEWOO, DE FRANÇOIS BON
Un des intérêts de l’œuvre de Bon réside dans son désir de
faire intervenir la littérature dans la réalité sociale au moyen,
justement, du travail sur la langue et sur les perceptions particu-
lières du monde que les différents emplois de la langue permet-
tent d’exprimer. Toute une série d’œuvres – textes à lire et pour
le théâtre, composés à partir de sa propre expérience, de ses lec-
tures et de ses ateliers d’écriture avec des détenus ou des SDF,

2. Voir Bouju (2005), Kaempfer, Florey et Meizoz (dir.) (2006), Sapiro


(1999, 2003) et Denis (2000).
3. Comme l’écrit Sapiro : « Selon la logique hétéronome, la valeur de
l’œuvre est ramenée soit à sa valeur marchande […] soit à sa valeur pédagogi-
que, suivant les critères moraux ou idéologiques. À l’opposé, la logique auto-
nome fait primer la valeur proprement esthétique de l’œuvre, valeur que seuls
les spécialistes […] sont en mesure d’apprécier » (2006 : 120).

70
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

textes poétiques accompagnant des photos d’usines abandon-


nées – témoignent de cette recherche des rapports au réel par le
biais des manières de dire et de voir particulières.
Daewoo porte la mention générique de roman, ce qui est
presque une provocation, vu le rejet antérieur de ce genre par
l’auteur et la forme du texte, qui semble davantage se présenter
comme une enquête, doublée d’une méditation, sur le réel. Le
texte en effet présente un montage fragmentaire de chapitres
brefs, souvent sans véritable clôture, « diffractions » des enquêtes
sur le terrain menées par Bon à la suite de la lecture dans L’Est
républicain d’un article sur la fermeture des usines Daewoo dans
la région de Nancy. Écrire, pour Bon, c’est « convoquer cette
diffraction des langages, des visages, des signes qu’on a, toutes
ces semaines, accumulés. Les déclarations, les reportages, les rap-
ports. Les chiffres et les commentaires » (Bon, 2004a : 124). Sont
juxtaposés des fragments d’entretiens (présentés comme authen-
tiques, mais qui peuvent aussi bien être fictifs) avec notamment
des ouvrières licenciées ; des fragments d’une pièce de théâtre,
modulation sur les paroles de ces femmes ; des descriptions des
usines démantelées, de « non-lieux » comme ces terrains indus-
triels longeant les autoroutes ; des faits, noms et chiffres concer-
nant les usines Daewoo et leur implantation dans la région
lorraine moyennant de fortes subventions ; des fragments de rap-
ports officiels sur le licenciement et les programmes de réinser-
tion, dont l’hypocrisie ou l’impuissance éclatent sous l’effet d’un
montage ironique ; et enfin, des réflexions du narrateur sur
l’écriture même, sur ses efforts pour rendre justice à la perception
de la situation qu’en ont les intéressés. Cette écriture fragmen-
taire, qui cherche à saisir un événement social dans toutes ses
facettes grâce à un cadrage multiple (psychologique, sociologi-
que, documentaire, fictionnel), se laisse au moins pour une part
lire comme une dénonciation précise d’acteurs et d’actions réels,
en particulier de la stratégie commerciale minutieusement

4. Les renvois à Daewoo seront désormais indiqués par la mention D,


suivie du numéro de la page.

71
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

documentée du groupe Daewoo, épinglée dès le titre.


Dénonciation d’ailleurs généralisée aux politiciens (Jacques
Chirac, Philippe Séguin, Alain Juppé…, expressément nommés ;
voir D : 240-245), aux fonctionnaires (ministères, gendarmeries)
et agences de toutes sortes, qui apportent leur concours à ce
genre de manœuvres, ainsi qu’à de nombreuses autres entreprises
(D : 149-153, passim). À l’« effacement », dans le discours des
médias et des autorités, de la perspective des personnes dont la
vie quotidienne a été « fracturée » par la fermeture des usines,
Bon oppose ce texte qui présente au lecteur, sur le dispositif du
témoignage, « comment l’autre [moitié du monde] vit » (épi-
graphe du roman, empruntée à François Rabelais, attestant de
cette intention démonstrative)5.
L’engagement de Bon passe, en partie, par les topoï du
roman engagé si clairement analysés par Benoît Denis (2000,
surtout chap. 3). On a ainsi l’urgence sociale et morale justifiant
l’acte d’écrire : le narrateur mentionne la nécessité de « faire face
à l’effacement », « que le roman soit mémoire » pour ces « ou-
vrières qui n’ont plus leur place nulle part » (D : quatrième de
couverture). On a l’insistance sur l’expérience d’un partage réel
avec ces femmes, dont serait issu le livre : « Ce n’est pas un livre
prémédité : […] à cause des visages, pour la densité des mots en
partage, je décide d’écrire » (quatrième de couverture). On a le
topos du risque qu’entraîne l’acte d’écrire, qui exige des enquêtes
dans des quartiers où la présence d’un « étranger » n’est guère évi-
dente, ou sur le terrain des usines, où des chiens sont de garde.
Le narrateur met en relief combien il s’engage en tant que per-
sonne : « sensation d’écrasement […], insomnies »(D : 97), mais
ses sacrifices sont dictés par sa mission, par son devoir de parole.
Comme l’a encore relevé Denis, la littérature engagée impose au
scripteur toute une mise en scène de soi, susceptible de dé-
montrer son ethos dans son écriture et de l’« autoriser » (2000 :

5. « “Et là commençay à penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la
moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit”, François Rabelais, Pantagruel,
1532 » (cité dans D : 7).

72
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

47-48). Dans Daewoo, tout d’abord, le lecteur est fortement in-


vité à identifier narrateur et auteur. Comme l’auteur lui-
même – dans les nombreux entretiens, sur son site –, le narrateur
est mis en scène comme allant enquêter et enregistrer les mots et
les images sur place. L’ethos de l’auteur implicite que suggère ainsi
le texte sera sans doute, par beaucoup de lecteurs, assimilé à
l’ethos que l’on aura tendance à attribuer à l’auteur réel. Son
intérêt pour toutes sortes d’exclus et sa solidarité avec eux se
manifeste clairement, ethos extra-textuel qui vient consolider et
« authentifier » celui construit par/pour son narrateur – effet
également assuré par les motifs et procédés dégagés ici.
L’effet d’authenticité est renforcé, paradoxalement, par l’ex-
hibition de la médiation qu’opère le scripteur, qui communique
au lecteur ses réflexions sur la difficulté et le désir de rendre
justice aux femmes à qui il a parlé. C’est justement parce qu’il
montre la difficulté, mais aussi son souci de rapporter de ma-
nière intègre, sinon intégrale, les mots des femmes, que le lecteur
est invité à avoir confiance en sa capacité à les représenter avec
justesse. Le texte met en scène de manière presque solennelle le
pacte dans lequel une ouvrière transmet au narrateur le droit de
représenter ses mots. À la question de la femme sur ce qu’il prend
en note, de ses paroles, le narrateur précise : « j’ai répondu que
ma raison de noter avec précision, c’était aussi pour la nécessité
de librement peindre : qu’à ce prix seulement on est juste » (D :
103) ; la description de la réaction de la femme suggère que le
pacte est accepté. D’autres scènes mettent en relief comment le
scripteur est affecté par ce sur quoi et ceux sur qui il écrit, expé-
rience offerte à la ré-actualisation par le lecteur. Tout cela valorise
et légitime le rôle de l’écrivain, dépositaire légitime et relais des
paroles qui lui ont été confiées.
Mais si le texte présente une figure du scripteur singularisée,
sinon héroïsée, il réalise à d’autres endroits un brouillage de per-
sonnes, caractéristique des « fictions critiques » contemporaines
(Viart, 2006 : 198). Le narrateur, en effet, renvoie souvent à lui-
même sous une forme impersonnelle (« vous », « tu », « on »). Il
arrive aussi que l’usage de pronoms personnels indéterminés

73
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

établisse un flou sur le statut de la personne concernée par


l’énoncé, comme dans la citation suivante :
La société laisse s’effondrer des pans entiers de ce qui, pour
celles et ceux qui le vivent, représente l’essentiel et cela vous
cerne, sape ce que l’on revendique pour soi-même, ses enfants
et ses proches, de destin à construire, d’aventure à guider où
la vieille tâche d’homme signifie. Des fractures courent la
surface du monde et la délitent (D : 12 ; je souligne).

Mais à qui réfèrent ce « vous », ce « on » ? Au narrateur lui-même ?


Ils peuvent tout aussi bien inclure le lecteur ou même « tout le
monde », offrant un partage solidaire de cette condition parti-
culière évoquée.
Le texte de Bon présente ainsi de frappantes continuités avec
un engagement traditionnel. Sa mise en scène presque documen-
taire d’événements réels et de la manière dont ils sont vécus par
les personnes concernées, ainsi que sa dimension démonstrative,
accusatrice, inscrivent bien ce texte sous un régime « civique »,
pour employer le vocabulaire de Luc Boltanski et Laurent
Thévenot (1991 : 201-260). Cependant, le travail esthétique sur
l’écriture et la revendication très nette de l’autonomie de la litté-
rature le place, au contraire, nettement sous un régime « ins-
piré », celui, notamment d’une conception autonomiste de la
littérature où le travail sur la forme est primordial. Ou pour le
dire plus justement, Bon vise clairement à surmonter ces cloison-
nements, en inscrivant son engagement social et éthique au cœur
même du travail langagier, qui est à la fois, et de manière
intimement liée, esthétique et social ou éthique.
En particulier, ce qui fait l’intérêt du matériau linguistique
recueilli, ce ne serait pas, au dire de l’auteur, l’aura de l’authen-
tique, pourtant bien exploité, mais l’aperçu qu’il donne d’une
perception particulière, concrète, du monde. Si la réalité est un
« espace des représentations » concurrentielles, c’est la tâche et le
métier de l’écrivain de déployer cette diversité, exposant ainsi la
réduction opérée par toute représentation monologique. Ces for-

74
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

mulations de Bon rejoignent de très près celles d’un sociocritique


comme Marc Angenot, qui écrit, par exemple :
si les textes, littéraires ou non, se réfèrent au réel, cette réfé-
rence s’opère dans la médiation des langages et des discours
qui, dans une société donnée, « connaissent » différentielle-
ment et même de façon antagoniste, le réel duquel je ne puis
rien dire antérieurement aux diverses manières dont il est
connu (1992 : 16).

L’écrivain, pour Bon, est spécialiste du langage, donc aussi de


l’hétéroglossie qui est le propre de la vie sociale du langage ; il
recueille la diversité des paroles, qu’il exhibe ensuite sur scène ou
dans l’écriture.
On comprend alors l’importance du travail de montage de
ces paroles distinctes, qui permet des effets de contraste et d’en-
cadrement contextuels indignés ou ironiques, comme dans cette
longue scène (D : 103-114) où Bon fait parler une des ouvrières
licenciées, Géraldine Roux, qui accumule dans un dossier toutes
sortes de textes sur le cas Daewoo. C’est un passage où Bon
exploite à fond le potentiel de la mention ironique. Il suffit en
effet à Géraldine de citer les mots mêmes de l’auteur d’un rap-
port interministériel concernant les ouvriers licenciés (dont font
partie Géraldine et ses camarades) pour que le lecteur en saisisse
les présupposés ressentis comme injustes. Ces ouvriers, selon le
rapport, sont incapables de se recycler, puisqu’« on garde tou-
jours un haut-fourneau dans la tête » ; la fermeture des usines,
elle, est « incontournable » : manière de créer, par les mots, des
réalités. Géraldine stipule : « vous remarquez que je ne change
pas un mot », avec en outre cette injonction au narrateur : « vous
mettrez des italiques, si vous voulez en parler dans votre livre :
qu’on comprenne bien que c’est lui qui parle, et pas moi ? » (D :
107). Ce montage ironique du discours de l’autre sur soi-
même – Géraldine citant le rapport qui parle d’elle et des siens –
est une stratégie verbale qui permet de mettre en scène, serait-ce
sur un mode purement symbolique, la revanche de l’ironiste sur
ces discours de pouvoir.

75
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Écrire, pour Bon, semble fonctionner dans un échange : les


« victimes » de Daewoo lui offrent leur confiance et leurs mots, et
son travail à lui, c’est de les leur rendre, transformés en valeur.
Celle-ci est conférée par un regard et une description esthétisants
(qui « fait voir » comme neuf ou digne d’attention), telles les
nombreuses description de lieux, dont le texte souligne en même
temps le peu de valeur symbolique :
Le monde ici, avec l’autoroute d’un côté et les immeubles de
l’autre, ne prête pas à poème, ni à la création de mondes fan-
tastiques […]. Pourtant, c’est cela qu’il y avait ici aussi à
extorquer : ce mystère qui soude un lieu à l’énigme des
hommes se passe parfois de traces. Et la tension poétique
d’une prose est ce mouvement, par quoi on extorque au réel
ce sentiment de présence (D : 119).

Ou encore : « Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on


a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes,
était redevenu géométrie pure » (D : 13). La dimension esthé-
tique (le réel visible transfiguré en « géométrie pure ») est intro-
duite au cœur même des évocations à caractère fortement
référentiel (« ce hall », dont on peut voir des photos sur le site de
Bon, photos qui d’ailleurs elles aussi représentent ces espaces
réels comme des peintures abstraites).
Cette extorsion de présence, qui est aussi une extorsion de
valeur à la fois poétique et sociale, exige l’intervention et le
travail de l’écrivain. Pour Bon, écrire n’est évidemment pas une
activité de luxe, pratiquée dans une tour d’ivoire, mais une pro-
fession avec une dimension publique et une responsabilité ci-
vique. Elle relève d’une corporation (« nos métiers de plume »,
D : 83), d’une déontologie et d’une compétence spécifiques :
l’écrivain est voué à la vérité et à la justice : « Mon champ de
travail à moi est bien précis : comment cela passe par les mots,
qu’est-ce qu’il en advient pour le langage ?6 » Ou encore, dans les
mots du narrateur de Daewoo : « Mon travail, c’est de rendre

6. « Parler pour », entretien avec J.-Cl. Lebrun (1998), [En ligne], [http://
www.tierslivre.net/arch/itw_Lebrun.html] (2 février 1010).

76
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concer-


nent les hommes entre eux » (D : 223). Par sa dimension arti-
sanale, son travail est en continuité avec le travail manuel des
ouvriers dont il parle. Justification « civique » du travail de
l’écrivain qui, toutefois, est constamment conjointe au régime
« inspiré », autonomiste, en particulier, dès que pointe le risque
d’un classement « hétéronome ».
En effet, Bon prend grand soin de se démarquer de tout clas-
sement « dans la case documentaire, voire sociologique » (Bon,
2004b). Interrogé de manière (trop) directe sur son « engage-
ment », il répond systématiquement en mettant en avant son
attitude foncièrement esthétique, plaçant son œuvre sous un
régime autonomiste. Dans cette perspective, sa valorisation
contradictoire du documentaire en tant que genre prend tout
son sens : rejeté comme trop étroit, relevant de la « case sociolo-
gique » quand il implique l’absence de réflexion sur la médiation
esthétique, le documentaire est au contraire valorisé dans la
mesure où il cherche à dire le réel, tâche primordiale pour Bon.
Ainsi, dans son « récit » Impatience, plutôt essai sur l’écriture, il
affirme : « Le roman ne suffit plus, ni la fiction […]. On préfé-
rerait un pur documentaire […], la succession muette des images
[…], l’inventaire […]. Comment imposer que nous n’ayons pas
à l’inventer [le réel] mais seulement à le rejoindre » (1998 : 12-
13).
Ce qui fonde la valeur à la fois esthétique, éthique et critique
du travail de l’écrivain, et du coup justifie la littérature dans la
société, pour Bon, c’est de représenter la réalité vécue, toujours
singulière, de faire « entendre » les manières individuelles de la
percevoir, et de corriger par là des représentations dominantes ou
réductrices ; c’est aussi de montrer, sinon assigner, de la valeur –
symbolique, éthique, esthétique – à ce qui, sur la scène publique,
apparemment n’en possédait pas et contribuer ainsi à une redis-
tribution des valeurs en société. Son écriture témoigne d’une
haute idée de la littérature et illustre l’importance d’un art qui
prend la langue comme médium.

77
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« RENDRE ENFIN JUSTICE » : TASSADIT IMACHE


DANS PRESQUE UN FRÈRE
Imache n’a pas la même notoriété que Bon, ni son œuvre, la
même ampleur, même si elle a obtenu une réception positive. La
critique souligne volontiers l’actualité de sa thématique (l’exclu-
sion sociale, l’expérience de la violence dans les « ghettos » des
banlieues), tout comme son travail sur la langue et la mise en
forme littéraire. Son roman Presque un frère (2000) évoque en
brefs chapitres, focalisés ou narrés tour à tour par différents per-
sonnages, les destins entrecroisés de ceux-ci dans une banlieue
désignée, de manière indéterminée, comme « les Terrains » : il y a,
outre quelques autres, Sabrina, jeune femme, employée au
supermarché, qui chaque jour fait le va-et-vient entre la banlieue
où elle vit et le monde au-delà de la passerelle sur les autoroutes,
auquel appartient le supermarché ; sa mère, Hélène, l’épouse
française d’un ouvrier algérien ; une vieille femme des Terrains,
anonyme ; et trois hommes : Bruno, un vigile originaire, lui, du
XVIe arrondissement, dont la vie a été marquée par un « accident »
(il a trop vite tiré sur un jeune malfaiteur, mort sur le coup),
E’dy, le copain de Sabrina, qui revient aux Terrains après une
période dans l’armée, où il a cherché en vain l’égalité et la fra-
ternité, espérant effacer la trace de ses origines de banlieusard de
souche algérienne ; et Pascal, l’ami écrivain d’E’dy, qui vit em-
muré, littéralement, et dans le silence de ses quatre murs
couverts de mots.
De même que Bon, qui dit vouloir « faire face à l’efface-
ment », Imache souhaite « rendre enfin justice aux invisibles, aux
absents, à ceux qu’on était en train d’oublier dans ce pays, cette
société française, les miens, mon père… pour que ces gens soient
devant, les héros d’un livre », les arracher au « silence et au
mépris » (Chevillot, 1998 : 639). Comme Bon, mais avec des
techniques différentes, elle met en scène la parole et la percep-
tion du monde des exclus et entend intervenir par l’écriture dans
la distribution des valeurs en société. Et tout autant que celle de

78
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

Bon, cette écriture engagée relève d’une conception « autonome »


de la littérature.
Son choix de la fiction et sa posture de narrateur estompée
font que son engagement n’est toutefois pas décliné de manière
aussi appuyée. Ni dans ses entretiens ni dans ses textes, on ne
trouve de revendications de l’urgence de son œuvre. En fait, le
lecteur l’établira sans doute de lui-même, à la lumière de ce qu’on
peut savoir sur les problèmes de certaines banlieues et de l’exclu-
sion sociale. Guère d’exploitation de l’« authenticité » d’un vécu
autobiographique – sauf quand même la mention, en quatrième
de couverture, que l’auteur est originaire d’Argenteuil. La plu-
part des critiques ne font qu’effleurer ce « détail », comme pour
respecter le positionnement autonome de l’auteur, plutôt que de
rattacher son œuvre à des origines sociales (« beurette » originaire
de la banlieue, étiquette « sociologique » que rejette avec force
l’auteur – voir Chevillot, 1998). Il est probable, cependant, que
beaucoup de lecteurs intègrent cette information dans leur
construction de l’ethos de l’auteur, lui faisant crédit d’une
expérience personnelle qui garantit l’« authenticité » globale.
Un écart important par rapport au texte de Bon et à de
nombreux romans engagés est évidemment l’absence de scrip-
teur dramatisé : pas de narrateur qui se mette en scène comme
recueillant et transposant la parole des « autres ». Pour le roman
simultanéiste, qui juxtapose différents points de vue comme le
fait cette composition en mosaïque d’Imache, Denis avait ob-
servé que cette structure contrevient à une des exigences
majeures de l’engagement, qui est d’assumer et d’objectiver le
positionnement du scripteur. Dans ces cas, en effet, l’auteur
« s’efface au profit d’une série de points de vue entre lesquels il ne
choisit pas. Il en résulte que sa position est nécessairement
incertaine et ambiguë » (Denis, 2000 : 88). Il y a là une question
intéressante, qui touche à la manière dont un lecteur perçoit
l’ethos d’une œuvre ou plutôt celui d’un auteur à travers son
œuvre. La conception à laquelle Denis renvoie sous-estime, il me
semble, la tendance qu’auront beaucoup de lecteurs à se
construire une figure d’auteur responsable de ce montage de

79
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

voix ; et le fait que faire œuvre engagée, pour de nombreux


écrivains, consiste moins à transmettre une position idéologique
déterminée que d’impliquer le lecteur dans un questionnement
d’états de faits en société.
Ce genre de texte, portant sur des groupes d’exclus placés en
face de figures de l’autorité (les vigiles, les représentants de l’« Of-
fice »), court le risque de présenter une structure dichotomique,
comme l’a dégagée pour le roman à thèse Susan Suleiman
(1983). Mais par différents procédés, Imache brouille les
oppositions trop rigides et approfondit son questionnement des
représentations qui forment le tissu social. Parallèlement, son
écriture assure un fort effet de réel, tout en l’atténuant systé-
matiquement par l’abstraction ou le décalage. Dans l’entretien
avec Frédérique Chevillot (1998), Imache oppose le « flou » du
vécu à la « précision » de la fiction, et conclut que toute fiction
qui veut s’approcher du vécu doit créer ce flou. En effet, l’écri-
ture dans ce roman sous-titré « conte du temps présent », tout en
contribuant à rendre lisible notre époque, vise la stylisation
plutôt que le vérisme, grâce notamment à de brusques effets de
« zoom » (rapprochement/distanciation) et de brouillage (alter-
nance d’évocations précises avec des représentations elliptiques
ou indirectes). Ainsi, comme Bon, elle réussit à faire précisément
de son travail sur la forme esthétique le lieu de son engagement
social et vise à un réalisme qui réside dans l’opacité du réel
évoqué et la juxtaposition de perspectives différentes.
Certes, le monde des banlieues coincées entre les autoroutes
est évoqué à coup de détails précis : la couleur du béton, les
escaliers pleins de graffitis, les espaces à traverser pour sortir des
Terrains produisent un fort « effet de réel ». En même temps,
parfois dans les mêmes sections, leur évocation est très elliptique,
comme abstraite, effaçant justement toute lecture trop référen-
tielle. Par leur indétermination, ils renvoient à toutes les ban-
lieues, et au-delà, à tous les lieux de l’exclusion. Cela vaut aussi
pour la manière d’évoquer les personnages alternativement
comme individus distincts, vus de près, et comme collectivité où
disparaissent les individualités, ou encore comme un être

80
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

individuel ou collectif étrange : le troupeau « a les visages du petit-


fils de la vieille […]. On les voit bouger ensemble, avec leurs
visages » (Imache, 2000 : 7 ; je souligne7), comme si les visages
étaient un masque, une protection ou une arme détachables, que
l’on pourrait prendre avec soi.
Une même alternance de flou et de précision se présente
dans ce qui se laisse construire comme intrigue. Des événements,
dramatiques et concrets, sont suggérés : le meurtre d’un gardien
d’un HLM, celui d’un garçon des Terrains ; une descente de po-
lice ; une scène de violence, que beaucoup de lecteurs reconstrui-
ront comme le massacre de manifestants algériens du 17 octobre
1961. Mais la plupart de ces événements sont présentés en flash-
back, de manière curieusement elliptique, ou déformée par des
prismes divers. La violence, les meurtres mêmes, pourtant évo-
qués avec force détails crus, précis et suggestifs, semblent se pro-
duire sur le mode impersonnel de l’« il y a » : les motivations des
acteurs, et même souvent leur identité, restent indéterminées, « il
y a du meurtre ». Du coup, tout en maintenant dans l’attention
la plus aiguë du lecteur la violence qui hante les rapports sociaux,
le récit se soustrait à une structure actantielle claire et ne se laisse
pas interpréter comme la narrativisation « démonstrative » d’un
conflit de valeurs, qui conforterait les lectures habituelles de
tensions sociales, offertes dans les médias. Le déroulement de la
relation entre Bruno et Sabrina, elle aussi, aurait pu facilement
se prêter à démontrer des clichés comme l’« irréductibilité du
clivage social, qui rend l’amour impossible » ; ou au contraire,
son « dépassement par l’amour ». Le lecteur ne peut que conjec-
turer de la fin de leur histoire : suicide de Sabrina ? Est-elle tuée
par Bruno, qui, dans les chapitres « narrés » par lui, associe régu-
lièrement Sabrina au gars des Terrains qu’il a tué ? Le texte ne
permet pas de trancher.
On retrouve cette combinaison de précision et de flou dans
les relations familiales, voire dans les nationalités – « détails »

7. Les renvois à Presque un frère seront désormais indiqués par la mention


P, suivie du numéro de la page.

81
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

dont l’importance cruciale, dans le milieu social évoqué, est bien


établie dans le texte. Souvent ce n’est qu’à retardement que le
lecteur apprend que tel personnage est Arabe ou Français, ou
quels sont les liens de parenté qui les lient. De manière similaire,
Imache joue avec la façon dont les pronoms personnels
construisent des in-groups et out-groups (Sabrina parle de « leur
beau temps », comme si le soleil ne brillait pas pour tous, au
même endroit – P : 16). Qui sont « eux », « nous », « vous », dans
ces nombreux passages où un énonciateur glisse de son discours
à lui (à elle) à des discours cités, discours de l’« autre », qui à leur
tour parlent en lieu et place du groupe auquel appartient le sujet
énonciateur (P : 8, 55) ? Pour reconstruire les positions énon-
ciatrices fondant la deixis, le lecteur ne peut qu’avoir recours à
des inférences qui mettent en jeu des stéréotypes. Qui prendrait
à son compte les jugements de valeur impliqués dans les énoncés
cités ? Du coup, on se voit ironiquement renvoyer les clichés qui
sous-tendent notre propre répertoire de savoir sur le monde.
Comme Bon, Imache est sensible à la fonction distinctive
des sociolectes ou idiolectes, manières d’exprimer des percep-
tions du monde spécifiques. Ainsi, du « troupeau » (c’est ainsi
que le texte désigne le groupe que forment les jeunes des Ter-
rains), il est dit : « ils parlent entre eux, dans leur langue », « ils
gesticulent dans une langue étrange » (P : 7). Ou à propos de
ceux qui viennent de la ville, représentant les autorités : « Le
messager parlait comme le gardien des Terrains » (P : 7). Ailleurs,
elle fait entendre ces manières de parler en discours direct, ce qui
donne des échanges savoureux entre Sabrina et Bruno, où la dif-
férence sociale éclate dans les emplois de la langue (P : 12,
31 sqq.). Cependant, si elle campe ses personnages par leur idio-
lecte ou sociolecte, ces effets d’expressivité trop directs, docu-
mentaires, du « parler populaire authentique » sont vite atténués.
Leur parole glisse sans cesse vers la stylisation, très écrite, cou-
pant court à un effet mimétique trop documentaire.
Cela n’empêche pas Imache (comme Bon, dans la scène citée
avec Géraldine Roux) de se servir du montage ironique pour
épingler le discours « figé » des autorités. Ainsi, Hélène cite le

82
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

discours que les représentants de l’Office lui ont tenu (et qui
porte sur les banlieusards dont elle fait partie) quand ils sont
venus lui demander des renseignements après la disparition du
gardien, mis en pièces par « le troupeau » :
votre sensiblerie […], elle vous tient lieu de conscience,
l’universitaire nous l’a dit […]. Votre vie coïncide avec la Vie,
dites-vous, dans ces chansons populaires, de la fierté et des
larmes dans la voix. Vous êtes à la fois inventeurs et utilisa-
teurs de la chose sentimentale. Nous apprécions chez vous ce
goût inné, chaque fois renouvelé, pour l’émotion et l’anec-
dote. C’est chez vous plus qu’un penchant, une marque géné-
tique. À cela nous ne pouvons toucher (P : 131).

Même montage ironique lorsque Hélène raconte à sa fille la


visite d’un jeune homme qui vient de la part de l’Office enquêter
à propos de la démolition des boîtes aux lettres :
J’ouvre la bouche, hop, il coche dans une case ! Est-ce que
personne n’a rien vu ? Il coche. Ou tout le monde s’en fiche –
il coche dans les deux cases. Est-ce que nous cassons en
priorité les boîtes aux lettres de nos voisins ou aussi les nôtres ?
Il ne coche pas. Il m’observe en biais (P : 50).

En outre, comme chez Bon, nous trouvons dans l’écriture


d’Imache une montée en valeur symbolique de l’univers
« marginal » représenté. Non seulement par son style et le travail
de mise en forme esthétique en général, mais aussi par le cadre
de lecture suggéré, qui présente les événements sous l’angle de
l’histoire, de la tragédie et du mythe, leur conférant épaisseur et
valeur. Cela vaut pour l’histoire de Sabrina et Bruno, placée sous
le signe du « destin » ; cela vaut particulièrement aussi pour le
motif du meurtre du gardien par le « troupeau » (P : 9). Aux re-
présentants des Offices venus enquêter, Hélène raconte un récit
elliptique, embrouillé, stylisé, où ce meurtre est mélangé à des
« anecdotes » et des bribes de souvenirs qu’elle avait l’habitude de
raconter à ses enfants et petits-enfants, contes qui n’avaient rien
de rassurant, car ils transmettent le souvenir d’un massacre de
personnes jetées dans la Seine sous le regard du mari d’Hélène

83
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

(allusion au massacre des Algériens du 17 juin 1961). Ce récit est


lui-même entrecoupé d’allusions à des figures mythologiques
comme Astyanax et Achille et à la tragédie de Jean Racine dont
Hélène fait une histoire de mères qui n’ont pas su sauver leurs
enfants. Elle raconte aux représentants des Offices comment ses
jeunes auditeurs, eux, reprenaient son récit sur le modèle de
séries télévisées : « les X massacrent les V ? Eh bien, les V vont
revenir de “dessous la terre” – comme “le troupeau” a pris posses-
sion des toits et des caves, assurant leur revanche sur les X » (P :
136). Dans ce genre de passage où se chevauchent de manière
fragmentaire des bribes de narration, comme autant de manières
de donner forme à l’expérience de vivre dans l’histoire, Imache
bloque toute compréhension trop rapide (comme celle des repré-
sentants de l’Office, qui aimeraient juste savoir qui, des jeunes,
a commis le meurtre). À coup d’allusions, de glissements asso-
ciatifs, loin de toute démonstration argumentative, elle amène
ses lecteurs à (re)construire un lien – mythique plus que causal –
entre ce meurtre dans la banlieue, toute la série de violences
raciales antérieures et les récits mythologiques de vengeance et de
meurtre. Le dérangeant et elliptique embrouillamini du discours
d’Hélène devient mimesis d’un présent hanté par le passé.
Même procédé de mythification lorsque le récit d’Hélène
campe un des jeunes en héros, probablement E’dy, puisqu’il
s’agit d’un gars dont le bas du corps a été broyé (accident décrit
ailleurs dans le texte). Ce jeune « déserteur » amputé, qui crâne
de manière symbolique au sommet d’un « roc », acquiert une
dimension héroïque : sa « tête émerge du trou. Ses yeux voient
bien au-dessus et il leur raconte. Les remparts des villes suc-
cèdent aux remparts des villes : “la simplicité des Terrains est un
mensonge” » (P : 122)8. En effet, l’écriture d’Imache déjoue toute
représentation simplificatrice des « Terrains », grâce à cette ampli-

8. Il est suggéré, ironiquement, que ce jeune est debout sur la « mon-


tagne » apportée aux Terrains par les autorités bien intentionnées pour inciter
les habitants au sport, pour « qu’ils aient envie de monter », eux à qui la mon-
tée sociale est interdite. Le texte suggère d’ailleurs que c’est avec les piolets
d’escalade fournis que le gardien a été assassiné.

84
L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN

fication stylistique, mythique et historique, et à une écriture qui


évoque de manière suggestive un réel que ses lecteurs croiront
(re)connaître, tout en le rendant étrange, notamment par ses
ellipses. Le lecteur, obligé d’investir dans la lecture son propre
répertoire de savoir sur le réel pour remplir les trous du récit, se
voit ironiquement renvoyé son interprétation stéréotypée de cet
univers.

VERS UN ENGAGEMENT SOCIAL ET ESTHÉTIQUE


Rappelons, pour conclure cette analyse de deux œuvres
contemporaines, l’opposition que dégage Denis entre les deux
conceptions qui définissent la fonction, la place et le rôle de la
littérature sous la Troisième République, qu’il propose de ratta-
cher à des conceptions sociales et politiques plus générales : d’un
côté les « tenants de l’engagement » (sur un mode que Sartre por-
tera à son apogée), pour qui « la littérature relève de la culture :
elle est l’objet d’un échange, elle vise la transmission, […] por-
teuse d’une fonction sociale, intégratrice et émancipatrice » ; de
l’autre côté, le « contre-engagement » des écrivains du purisme
esthétique, pour qui la littérature est « création […], ce qui singu-
larise et ce qui distingue […], [expression d’une] résistance pessi-
miste aux formes d’intégration culturelles et esthétiques mises en
œuvre par ce qui fut, en France, le premier régime démocratique
stable » (2006 : 116-117). C’est précisément ce genre d’opposi-
tion qui semble dépassé dans l’engagement contemporain exem-
plifié par Bon ou Imache. Certes, la création d’une forme et
d’une langue « singularise » l’écrivain et justifie sa reconnaissance
sur la base de valeurs esthétiques dans le champ littéraire ; mais
leur écriture se veut tout aussi « porteuse d’une fonction sociale,
intégratrice et émancipatrice », et illustre la dimension éthique et
critique que peut prendre le travail sur la forme littéraire.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE » :
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Élisabeth Nardout-Lafarge
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La réfutation majeure, de Pierre Senges, paru en 2004, offre


un exemple de sortie du romanesque grâce à un dispositif spé-
culaire où le récit au second degré naît du commentaire et se met
en scène comme question principale. L’analyse d’un tel dispositif
permet de saisir, dans cette fiction érudite, les enjeux d’une
réflexion sur le récit contemporain et sur l’usage qu’il peut faire
du passé. Le livre de Senges se présente comme l’édition fran-
çaise et l’attribution à son auteur présumé d’un manuscrit espa-
gnol du XVIe siècle. Ce manuscrit, composé d’une épître dédi-
catoire à Charles Quint et de la Réfutation elle-même, se donne,
à toutes sortes de signes, comme un faux composé par Senges,
sans toutefois permettre au lecteur non érudit de trancher.
L’objet de la réfutation est rien de moins que la découverte de
l’Amérique, envisagée comme une imposture et même un com-
plot. L’auteur présumé a bien existé. Il s’agit d’Antonio de
Guevara, né en 1480 et mort en 1545 (1548 selon Senges, qui
lui octroie trois années supplémentaires), prédicateur francis-
cain, évêque de Cadix, conseiller et historiographe de Charles
Quint. Aucune Réfutation n’apparaît dans la liste des œuvres de
Guevara. L’auteur est connu surtout pour L’horloge des princes
avec l’histoire de Marc Aurèle, livre paru en 1531, souvent

89
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

réimprimé et traduit qui propose l’empereur romain comme


idéal politique. Quant à la réfutation, elle est, comme on sait, un
exercice scolastique et un genre discursif. À partir d’une éru-
dition qui exhibe ses incertitudes dans la postface (notes de bas
de page allusives, manuscrit perdu ou faussement attribué, que-
relles infinies de spécialistes autorisant finalement toutes les
hypothèses), Senges attribue à un auteur réel un texte que sans
doute il invente.
Dans un entretien préparé par Guénaël Boutouillet, « Pierre
Senges, fragile et d’aplomb » (allusion à un des titres de Senges,
Essais fragiles d’aplomb, 2002), l’écrivain dit ceci :
Il m’aurait été impossible d’écrire quoi que ce soit si écrire
consistait tout bonnement à narrer : si la prose, comme bien
souvent par nécessité ou paresse, consistait à composer le
synopsis d’une opérette sans musique […] À la lecture de
certains textes, j’ai pu constater la monumentale supériorité
du commentaire sur la narration […] Donc : ne pas décrire
une situation, la commenter ; ne pas narrer […] ne pas écrire
un livre, le considérer comme déjà fait et composer dans ses
marges (Boutouillet, 2005).

Identifiant la narration à une impasse, Senges choisit donc,


comme il le revendique plus loin dans l’entretien, une sortie bor-
gésienne du récit par le commentaire. Comment ce programme
est-il réalisé dans La réfutation majeure et en quoi rejoint-il et
relance-t-il des questions qui sont actuellement celles du roman ?

LA CONTRAINTE GÉNÉRIQUE
Identifié comme un « roman » par les recensions critiques qui
soulignent ainsi le caractère fictif du manuscrit, le livre de Senges
met en place un dispositif générique beaucoup moins univoque.
À considérer le paratexte et la disposition des chapitres, le prière
d’insérer intitulé « Présentation des éditeurs », le sous-titre qui
apparaît sur la première page : « Version française d’après Refu-
tatio major attribué à Antonio de Guevara (1480-1548) », et la
postface que suit, en fin de volume, une coda, La réfutation

90
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

majeure se présente plutôt comme un travail érudit, l’édition


d’un texte ancien. Néanmoins, aucune des formules convention-
nelles (« présentation de », « édité par », etc.) ne relie le nom de
Senges au texte de Guevara. Non seulement il n’y a pas de lien
explicite avec les « éditeurs » anonymes et pluriels du prière d’in-
sérer, mais l’écart se creuse encore puisque ce dernier a ici sa
forme ancienne de feuille volante insérée dans le volume. Or
c’est sur ce document au statut un peu incertain, supplément ou
excédent du livre, qu’est indiquée la seule mention d’une cote de
bibliothèque censée permettre de retrouver le manuscrit original.
Les diverses modalisations du sous-titre (« version » française
plutôt que traduction, « d’après », « attribué à ») ménagent du jeu
et du doute.
La distribution de l’énonciation dans les deux parties de
l’ouvrage, le texte réputé ancien d’une part, la postface et la coda
d’autre part, est également ambiguë. La postface et la coda em-
pruntent au mode savant son découpage en sections, son recours
à la citation, et surtout une énonciation de type théorique dont
l’objectivité se manifeste par le traitement égal accordé aux diffé-
rentes attributions possibles de La réfutation ; en cela, elle ne se
distingue pas radicalement de l’énonciation du texte ancien qui
lui aussi met sur le même plan diverses hypothèses pour les réfu-
ter. Le recours à des documents du XXe siècle, des comparaisons
avec d’autres cas d’attributions hasardeuses et de manuscrits
tardivement découverts marquent le changement de niveau
énonciatif et la rupture temporelle entre le texte de la Réfutation
et sa postface, mais le commentaire évite la position de surplomb
rétrospective par laquelle le présent de l’étude considèrerait le
passé de son objet. Par exemple, la postface ne confronte pas la
thèse de Guevara au démenti que lui a infligé l’histoire. On n’a
donc pas affaire à un dispositif d’encadrement dans lequel le
commentaire ferait autorité sur le texte commenté, mais à une
relation de type métaphorique. Si le temps a changé, la question,
identique pour Guevara et pour son éditeur commentateur, est
celle du récit et de ses pièges, de la lutte entre la croyance et la

91
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

preuve, qu’il s’agisse pour l’un de la découverte de l’Amérique, et


pour l’autre de l’origine d’un texte.
Fabrication d’un faux manuscrit ancien et de sa fausse édi-
tion savante, La réfutation majeure pourrait se lire comme un ca-
nular, une parodie du travail érudit, saisi dans ses tics de langage
et ses travers. Mais outre que les indices sont contradictoires et
mêlent le vrai, le probable et le faux, La réfutation majeure
semble plus proche de la littérature à contrainte que de la pa-
rodie. Le choix de la réfutation en tant qu’exercice scolastique
lui-même fondé sur une contrainte – réfuter pour réfuter et non
pour prouver – est moins le support d’une caricature que le
cadre d’une expérience. Senges emprunte à des genres mineurs,
spécialisés, déclassés par rapport au canon littéraire contempo-
rain, ancienne scolastique ou travaux érudits, des règles aux-
quelles il soumet son écriture. Règles de la réfutation dans le
texte de Guevara : soit n’importe quelle proposition, la réfuter
consiste à attaquer la légitimité de ceux qui la soutiennent et de
ceux qui y adhèrent, à montrer ses failles, et à la remplacer par
une proposition contraire. Règles de l’édition savante : soit un
manuscrit dont on ne connaît pas l’auteur, toutes les possibilités
doivent être examinées afin d’établir, par élimination, l’attri-
bution la plus vraisemblable. L’ironie réside précisément dans
l’application stricte de ces règles. L’expérience renvoie aussi à la
science pour laquelle Senges manifeste de l’intérêt dans d’autres
livres, et avec laquelle une partie de la littérature contemporaine
entretient des rapports étroits. On voit bien comment La réfuta-
tion majeure s’écrit, comme le souhaite Senges, « dans les
marges », mais le commentaire qu’est à la fois la réfutation et
l’identification de son auteur ne liquide pas pour autant la
narration.

LA DISPUTE DES RÉCITS


Nous n’en sommes pas quittes avec le récit, la narration, les
personnages, la fiction, ce que Senges congédie comme « synop-
sis ». D’une part, le récit naît ici, paradoxalement, de sa dénéga-

92
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

tion et d’autre part, il constitue le sujet même du livre. Guevara


se donne pour tâche de défaire un récit puisque c’est à cela que
se résume, selon lui, la découverte de l’Amérique : fable, enche-
vêtrement de contes et de rumeurs, fraude promue à la fois par
ses bénéficiaires et ses victimes qui se confondent souvent (les
rois d’Espagne et du Portugal dans leur lutte contre Venise, le
clergé catholique en quête de nouveaux convertis, les marchands,
les armateurs, les grands banquiers juifs au moment de
l’expulsion, les clercs, mais aussi tout le petit peuple pauvre que
l’Europe méditerranéenne ne peut plus nourrir). Sur le modèle
de Don Quichotte, toujours perceptible en filigrane, Guevara se
bat contre le récit de l’Amérique ; or la structure pragmatique de
la réfutation l’oblige à faire exister ce qu’il réfute, de sorte que la
découverte de l’Amérique est racontée, chez Senges, du point de
vue d’un personnage qui n’y croit pas.
Que le franciscain s’adresse à son souverain sur des faits
connus de l’un et de l’autre justifie un récit lacunaire, allusif,
mais qui n’en est pas moins présent. C’est d’abord l’évocation de
l’Espagne à la fin du XVe siècle, au moment des premiers voyages
de Christophe Colomb, pour laquelle Senges reprend des motifs
en quelque sorte canoniques : intrigues de cour autour de la reine
Isabelle, rivalités entre les navigateurs, scènes portuaires de
retours des équipages triomphants ou piteux, présentation de
l’or et des indigènes ramenés des Terres nouvelles que Guevara
dénonce comme des mises en scène, effervescence dans les offi-
cines des cartographes, etc. Ce récit rapproche Senges d’autres
écrivains contemporains intéressés par le passé le plus lointain,
de Pascal Quignard à Pierre Michon. Il convoque une vaste
érudition historique (événements, dates, documents, tous
contestés par Guevara) mais fait aussi appel à tout le légendaire
de la découverte avec ses anecdotes et ses personnages tel qu’on
le trouve déjà dans les nombreux romans que cet épisode a
inspirés. Citons parmi les contemporains, entre autres, Alejo
Carpentier et le médiéviste Paul Zumthor. À ce récit de la décou-
verte d’une terre réellement nouvelle qu’il juge invraisemblable,
s’oppose un autre récit dicté à Guevara par la nécessité de

93
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

renverser les preuves matérielles telles qu’elles existent dans les


années 1515-1525 au moment supposé de l’écriture de la Réfuta-
tion. Un autre « synopsis » est donc esquissé : l’or des découvreurs
vient des coffres d’Isabelle, il est transbordé en secret sur les
navires qui le rapporteront ; les habitants des Terres nouvelles
qu’on exhibe ont été embarqués au Cap-Vert, on les a déguisés
et on a rougi leur peau. Les expéditions ne dépassent pas les côtes
de Guinée où les navires accostent en attendant de rentrer, non
sans avoir laissé les pauvres marins crédules se noyer quand on ne
les a pas précipités à la mer.
Le récit s’insinue aussi à travers ses personnages embléma-
tiques : « L’étude de l’imposture, écrit Guevara, exige de passer en
revue quelques célébrités qui, de plein gré ou par accident, ont
failli laisser leur nom dans les livres d’histoire, voire les livres de
géographie » (Senges, 2004 : 911). Ainsi sont malmenées les
principales figures historiques de la découverte dont les destins,
toujours allusivement évoqués, ne retiennent que les éléments
permettant d’étayer la thèse de la fraude. Désireux d’enlever
toute crédibilité à ces artisans ou promoteurs de la découverte,
Guevara charge les portraits, pointe les travers, et reprend les
rumeurs à son compte. Ce procédé permet au texte d’intégrer, au
titre des soupçons du franciscain, des pans entiers du légendaire
de la découverte, mais aussi de son histoire et de son interpré-
tation. À cet égard, Guevara anticipe la thèse qui sera celle de
l’historien Salvador de Madariaga au XXe siècle, selon laquelle
Colomb, Juif lui-même, et financé par Santangel, veut offrir aux
Juifs expulsés une nouvelle Terre promise (Madariaga, [1940]
1952). Pour Guevara, il s’agit d’une sinistre supercherie, imagi-
née avec la complicité d’Isabelle qui s’efforce de racheter ainsi ses
propres décrets et espère y gagner de quoi rembourser ses dettes.
De Colomb, menteur, surnommé el Fallador ou « l’Amiral des
moustiques », à la fois dupe et dupé, Guevara écrit qu’il figure
« parmi la poignée d’hommes choisis pour interpréter [souli-

1. Les renvois à La réfutation majeure seront désormais indiqués par la


mention RM, suivie du numéro de la page.

94
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

gnons ici la connotation théâtrale] la découverte, le plus atten-


drissant et le plus pitoyable » (RM : 99). À la lourdeur de Colomb
il oppose la grâce retorse d’Amerigo Vespucci qui, comme on
sait, lui « vole » sa découverte :
Pour les divulgateurs du monde nouveau, soucieux de donner
du rythme et du rebondissement à leurs fables, Vespucci de
bonne famille, gérant de la fortune des Médicis, Mercure des
lettres de change, est par contraste l’adversaire obligé du
roturier Colomb, idole des plâtriers, confit en dévotion, gobe-
la-lune, avide comme sont avides les pauvres […] Christo-
bald, c’est le négoce, l’ambition pécuniaire, la petite rentabi-
lité […] Vespucci, c’est l’art pour l’art, théorisé du fond de
son lit par un fils à papa (RM : 98).

La réfutation de Guevara ne se limite donc pas au remplacement


d’un « synopsis » invraisemblable par un autre plus crédible, elle
génère aussi un métarécit en ce sens qu’elle est le commentaire
du récit que sont en train d’imposer, notamment grâce au
« rythme », au « rebondissement » et aux « contrastes », les « divul-
gateurs » du nouveau monde.

L’EXÉGÈSE COMME RÉCIT


En effet, l’essentiel de La réfutation tient à l’exégèse malveil-
lante, parfois paranoïaque, à laquelle Guevara soumet les écrits
et l’ensemble des documents qui fondent la découverte. En cela,
le livre de Senges correspond à la description que donnent
Dominique Viart et Bruno Vercier de ce qu’ils appellent « une
littérature archéologique » : « Chacun de ces textes fait affluer les
documents, lesquels se substituent souvent à la narration pre-
mière » (2005 : 265). Chez Senges, attaché justement à éviter « la
narration première », cette substitution opère par une mise en
scène de l’exégèse qui produit du récit. Ainsi, les cartes des terri-
toires nouvellement découverts, dont la production exponen-
tielle éveille évidemment la suspicion du franciscain, donnent
lieu à des scènes assez carnavalesques, voire à des tableaux –
parmi lesquels se glissent sans doute quelques ekphrasis – où « des

95
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

cartographes dessinent à main levée […] et [font] naître des îles


sur le papier » (RM : 23), tandis que des clercs consignent les
propos et les visions de marins ivres. C’est ainsi que sont décrits
les ateliers Waldseemüller de Saint-Dié où, pour la première fois,
le nom « America » se trouve inscrit sur une carte. À ces livres et
à ces cartes, Guevara reproche surtout leur absence de nouveauté
dont il fait un signe supplémentaire du mensonge de la décou-
verte. Rien, selon lui, qui ne soit déjà connu, c’est-à-dire contenu
dans les livres, dans la Bible, chez Homère, Pline ou Isidore de
Séville, ou encore dans les bestiaires médiévaux : « On jurerait
que l’aventure du monde nouveau est seulement, seulement, la
copie à peine ornementée de nos anciennes légendes, copie
effectuée sur mer au lieu de l’être sur papier : farce pour farce, on
aurait pu se contenter d’un seul livre » (RM : 26). Outre que,
pour lui, les « merveilles » annoncées ont leur source dans les
bibliothèques et non dans les voyages, ces livres ne parviennent
pas à produire quelque effet poétique : « Au lieu de cela […], il
n’est question que de commerce, de mines d’or, de fruits récoltés
et revendus, d’investissement et de retour sur investissement »
(RM : 28).
Dans la mesure où la principale arme de La réfutation est la
critique de textes qui sont sa véritable cible, elle doit également
s’en prendre, comme la polémique, à l’éthos des auteurs pour
anéantir leur crédibilité. Par là s’esquissent, à travers leurs dis-
cours rapportés et gauchis, des persona peu à peu investies par la
fiction et transformées en personnages. Bien qu’elle délaisse la
polémique pour le discours objectif, la postface, exégèse des attri-
butions antérieures du texte, ne procède pas autrement. La
formule en est donnée à partir d’un exemple : « Bartholomeus
Keckermann préfère placer Vespucci sous l’égide de Mercure,
pour un ensemble de raisons qui, mises bout à bout, compo-
seraient une biographie » (RM : 206). Si certains de ces person-
nages ne font que passer, d’autres figures d’auteurs prennent
davantage d’ampleur. C’est le cas en particulier de Pierre Martyr
d’Anghiera (1455-1536), chapelain de la reine Isabelle, soutien

96
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

de Colomb à la cour, à qui Guevara s’en prend parce qu’il aurait


été le premier à utiliser la formule « Orbe novo » dans ses Décades
océanes (1516-1530). À ce titre, il devient l’ennemi personnel du
franciscain dans une lutte par textes interposés dont les enjeux
sont bien ceux d’un combat :
On ne me verra pas agiter les bras : si ma déception est
immense, si mes griefs comme ceux de mes semblables
paraissent n’avoir aucune limite, et faire à leur façon le tour
du monde, ma réponse aux fables sera seulement ces petites
notes marginales, surtout la lecture que vous voudrez bien en
faire. Je ne provoquerai jamais un individu comme Pierre
Martyr d’Anghiera en duel, et je ne comploterai pas de guet-
apens contre lui ; c’est presque avec réticence que j’accepte
d’en faire ici même la figure du traître par excellence, ou
complice, l’apôtre obéissant du monde nouveau dont il écrit
les Évangiles apocryphes avec un zèle pitoyable (RM : 55).

C’est par la concentration des attaques ad hominem qui font de


d’Anghiera « le petit poète de l’imposture, le greffier forcené, la-
borieux » (RM : 55), mais aussi le bonimenteur au « parler appris
certainement dans les foires de Milan », qui « redevient épicier en
dépit de ses efforts pour mériter le statut de poète » (RM : 62),
que Guevara peaufine le rôle du fourbe qu’il doit lui faire jouer.
Mais La réfutation ajoute un cran à ce procédé énonciatif
agonistique quand Guevara met en scène sa lecture des Décades
de son adversaire dans une relation avec leur auteur qui passe de
la commisération à la révolte et au dégoût :
C’est d’abord par pitié que je me suis intéressé au sort de
Pierre Martyr, apparu à mes yeux dans la posture de l’esclave
scribe, définitivement privé de son esprit critique […] je me
promettais de rendre justice, non plus seulement me débattre
par la parole avec la grammaire des imposteurs mais, à cheval,
en armure, m’en aller libérer le détenu où qu’il se trouve, et le
libérer même des livres qu’il compose comme un prisonnier
tisse ses liens, avec une minutie étrange […] tant était intense
ma pitié, j’interprétais cet absurde zèle comme l’instinct d’un
incarcéré, qui sauve sa peau en se montrant fidèle à ses
gardiens (RM : 56-57).

97
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

L’argument classique de la fausse pitié qui permet d’affirmer la


défaite de l’adversaire est narrativisé par Guevara. L’anachro-
nisme de l’allusion à Don Quichotte, marquée dans le désir de
se battre « à cheval, en armure », rappelle que c’est le texte et sa
lecture qui produisent l’auteur. Mais le Don Quichotte évoqué
ici est déjà second, c’est celui du Pierre Ménard de Jorge Luis
Borges.
Selon le dispositif spéculaire qui commande l’ensemble du
livre, la postface réitère cette invention de l’auteur par le texte.
Trois attributions possibles y sont explorées, « L’attribution
majeure » à Guevara, vraisemblable, et deux « attributions
mineures » que le commentateur propose de considérer comme
deux autres possibilités, et par conséquent deux autres récits.
Dans la première, l’auteur de La réfutation serait Vespucci lui-
même, qui n’en est pas à un faux près. La postface reprend cette
hypothèse à Keckermann, déjà cité, érudit, réel ou fictif, de la fin
du XVIe siècle, et en accepte l’idée à cause de la prudence du
Florentin qui, désireux de passer à l’histoire coûte que coûte, a
pu écrire aussi bien les lettres qui attestent la découverte que sa
réfutation. L’objection de la mort de Vespucci en 1512, soit
avant la rédaction du texte, est rapidement contournée : « l’escro-
querie aux assurances vie connaît ici un lointain précédent à vrai
dire ; Vespucci était si pauvre autour de 1512 qu’il était prêt à
mourir six fois, dans six principautés différentes pour demander
à six princes six pensions cumulables » (RM : 205). Selon la
deuxième attribution mineure, due cette fois à un certain Alonso
Fernandez de Avallaneda, pseudonyme d’« un écolier facétieux »
impossible à identifier sous son pseudonyme, La réfutation
pourrait avoir été écrite par Jeanne la Folle, fille d’Isabelle et de
Ferdinand et mère de Charles Quint, le destinataire du livre de
Guevara. Écartée du pouvoir et enfermée comme folle, Jeanne se
serait réfugiée dans l’aphasie pour « perfectionner sa réclusion »
(RM : 213) et protester : « L’intelligence de Jeanne fait vœu de
silence : car parler revient à être enrôlé dans la grammaire de
l’adversaire » (RM : 214). Néanmoins, attentive « à tout ce que le
pays abrite de petits porteurs floués et marins bredouilles » (RM :

98
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

219), elle aurait écrit clandestinement La réfutation ; victime elle-


même d’une machination, Jeanne a toute la légitimité pour en
réfuter une autre. Par ailleurs, cette négation de la nouvelle
vastitude du monde écrite du fond d’une étroite cellule réinvestit
en le détournant le topos du voyage immobile.
S’il est toujours possible de faire tenir tous ces récits, quitte
à « imiter la déraison professorale et documentée de Saussure »
(RM : 206) dit l’auteur de la postface, renvoyant au Ferdinand de
Saussure des Anagrammes, en appelant à lire sous les mots, c’est
par sa capacité à imposer un personnage, donc par la fiction, que
l’une des versions s’impose finalement : « Amerigo et Jeanne nous
abandonnent, l’un se noie dans le paludisme, l’autre s’amenuise
dans sa folie […] ils nous laissent en compagnie du seul Guevara,
évêque grincheux, confesseur volubile : on a connu compagnon
plus agréable » (RM : 221).
Retenant Guevara comme l’auteur de La réfutation, la
postface – et Senges qui parle à travers elle de son propre livre –
feignent d’assumer un choix austère, apparemment éloigné des
attraits romanesques qui auraient conduit plutôt vers le récit
d’aventures avec Vespucci ou vers le tragique avec Jeanne la Folle.
Mais le choix ne repose pas sur des considérations esthétiques ou
affectives, il est présenté comme le résultat de la contrainte :
Soit l’évidence (parler de La réfutation de Guevara comme on
parle du Requiem de Mozart […]) ; soit le doute et le jeu des
attributions : qui sont des variations plaisantes comme des
friandises (ou comme l’hésitation au-dessus des friandises). Si
l’on décide de se passer de la figure de Guevara (un évêque ?
un confesseur et un donneur de leçon ? une vieille barbe), si
l’on décide que Guevara est un nom aussi creux pour l’instant
et énigmatique que celui du Pseudo-Denys l’Aréopagite, on
peut aussitôt s’offrir le plaisir de puiser dans la liste des
auteurs suspects, en activité entre 1500 et 1530, et dépourvus
d’alibis sérieux. Et par bonheur le catalogue est long, puisque
c’est une époque de graphomanes, d’érudits omnivores et
omnipotents, de compilateurs, d’encyclopédistes, d’hommes
curieux et de bibliophiles : qui veut les énumérer tous doit
avoir une voix incassable et des poumons de bronze (RM :
221-222).

99
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Outre l’allusion au roman policier qui fait signe vers d’autres


pratiques contemporaines, le livre fournit ici au moins en partie
son pacte de lecture. En comparant les aléas de l’érudition
ancienne, et métaphoriquement les hésitations de toute lecture,
aux « friandises » et au plaisir « d’hésiter » devant trop de tenta-
tions, Senges inscrit le passé lointain (et la littérature) sous le
signe du jeu par la référence à l’enfance, mais aussi dans le vertige
jubilatoire de la libido sciendi. Lue à l’aune du programme
poétique de l’écrivain évoqué plus tôt, La réfutation majeure fait
apparaître « la marge » qu’il se donne en considérant « le livre déjà
fait » et la narration en quelque sorte superflue, ou devenue im-
possible. Cette marge est à la fois celle d’une métafiction qui
continue et augmente les livres par la reprise, et celle d’une méta-
narration qui raconte cette entreprise, potentiellement infinie.
Dans cette odyssée, Senges se donne pour règle l’hypothèse, qui
à la fois déclenche la fiction en ce qu’elle ouvre justement l’hypo-
thétique, et la balise en ce qu’elle appelle une méthode.

L’ÉRUDITION COMME FICTION


Chez Senges, la pratique de la fiction érudite ne consiste pas
tant dans la convocation de l’érudition dans la fiction que dans
l’appréhension de l’érudition comme fiction. À ce titre, l’éloi-
gnement où il situe son texte et entraîne son lecteur est moins
celui de l’histoire ou du passé que celui de l’incertitude et du jeu.
L’érudition lui fournit un répertoire non plus simplement de
faits anciens, mais de questions non résolues, d’hypothèses. L’in-
détermination générique entraîne le texte vers l’ouvrage savant,
selon un procédé que Viart et Vercier observent pour cette partie
du corpus contemporain tourné vers la culture ancienne « au
point de donner au livre l’allure d’un essai ou d’un ouvrage
savant » (2005 : 265) ; la confusion se complique, dans le cas de
La réfutation majeure, d’une dimension théorique.
On le voit, La réfutation majeure, comme machine savante,
ne cache pas sa dette à l’égard de « Pierre Ménard, auteur du Don
Quichotte ». En témoigne l’image récurrente du monde comme

100
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

bibliothèque, doublée chez Senges de métaphores qui associent


l’écriture à la mer. Le nouveau monde apparaît à Guevara tout
entier contenu sur « des étagères [qui le] cernent » (RM : 132) ;
mais les textes de la découverte, ou plutôt la découverte comme
texte, « ouvre une brèche par où s’engouffre l’eau saumâtre », et
« contredire » ces textes, les endiguer, exigerait qu’il « remplisse de
[s]es écrits forcenés une bibliothèque aussi grande et aussi large,
ce qui apporterait aux curieux de la distraction à défaut de
preuves » (RM : 133). De là vient d’ailleurs son sentiment d’im-
puissance qui renverse presque la thèse de sa Réfutation :
J’ai, quant à moi, misérable disciple, non pas le devoir de
confondre un petit document, mais de renvoyer au néant un
pays tout entier, et bientôt de faire face à une marée
d’écriture, qui se dresse devant moi, bibliothèque de trente
coudées, haute comme les murailles de Camelot ou celles de
la Jérusalem terrestre (RM : 161).

Fidèle à Borges, La réfutation majeure situe l’origine du récit dans


d’autres récits, indéfiniment, et dans ce que Guevara appelle
notre « insatiable besoin de mensonges » (RM : 162). À ce titre,
c’est du lecteur, tour à tour dupe et non dupe, que dépend le
récit. Impossible de ne pas penser, à en retrouver aussi fréquem-
ment la trace dans La réfutation majeure, à la célèbre formule de
Jacques Lacan « les non-dupes errent » (1973). Jamais intégrale-
ment reproduite dans le texte de Senges, elle n’en est pas moins
constamment lancée au lecteur dans un ouvrage où d’une part il
s’agit d’attribuer à un texte une paternité, et où d’autre part
l’errance et l’erreur sont le lot de tous (marins dupes des pro-
messes de richesses du nouveau monde, Guevara, dérisoirement
non dupe alors même qu’il se trompe lourdement, érudits appli-
qués à attribuer des textes à des auteurs, quand les uns et les
autres sont tombés dans l’oubli et n’importent plus à personne,
et nous, lecteurs qui suivons le texte dans ses dédales). Une re-
marque de Guevara sur les alchimistes pourrait constituer une
réponse :

101
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Chacun sait par ailleurs que l’alchimiste cherche à égarer son


lecteur, que cet égarement est bien souvent une fin en soi, et
qu’il y aurait quelque chose de vain dans chacun des efforts
faits pour déjouer cette tromperie, parce que le vide de nos
existences nous attend à chaque résolution d’énigme (RM :
51).

Qu’en conclure, sinon que l’infinie relance de « l’énigme », et


donc du récit, protège de ce « lieu sans bord et sans fond » (RM :
157) que nie et craint à la fois Guevara ? L’échappée hors du
genre romanesque que constitue La réfutation majeure ramène au
récit, elle en est même une sorte d’apologie ironique.
Senges applique dans son écriture ce que Borges attribue à
Ménard : « enrichi[r] l’art figé et rudimentaire de la lecture par
une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré
et des attributions erronées » (Borges, [1956] 1983 : 52). Il
convient de s’interroger sur la fonction de l’anachronisme et du
faux dans le texte de Senges et sur le positionnement dont ils
peuvent être les indices dans un texte contemporain. L’ana-
chronisme est d’abord celui du sujet. Pourquoi, sur la base d’un
document vraisemblablement faux, déployer en 2004 une ré-
flexion sur la contestation de la découverte de l’Amérique par un
contemporain de cet événement ? Senges ajoute ici un tour à ces
tentatives de « désenfouissement » du passé qui, selon Viart et
Vercier, « témoignent du besoin contemporain de réenraciner un
présent veuf de ses ancrages dans ce qui a contribué à le faire tel
qu’il est devenu » (2005 : 267) ; Senges restitue non pas les faits,
mais les erreurs d’interprétation auxquelles ils ont donné lieu,
leur déni, finalement aussi têtu qu’eux. Si le passé peut parler au
présent, la leçon serait à chercher ici du côté de l’erreur selon le
principe de Guevara, admirateur d’Érasme, qui dit n’avoir connu
« dans ce monde de fous qu’une seule personne sensée, Jeanne
dite la Folle » (RM : 167). De même, le franciscain, que désole
pourtant le peu d’imagination des faussaires, déclare : « Le faux
n’a pas les qualités du vrai, il se contente de les faire apparaître »
(RM : 138). En choisissant d’inscrire le récit dans le détour de
l’ancien, l’obscur, l’incertain, l’erroné, l’apocryphe, en contresi-

102
« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE »

gnant, sans jamais le faire complètement, une réfutation, que


réfute Senges ? On peut avancer quelques réponses : sont à la fois
réfutés le savoir, en amenant l’érudition la plus pointue vers des
impasses, le roman en tant que narration première, en explorant
dans un emboîtement sans fin des narrations au second degré, et
même au second degré du second degré comme le manifeste sa
reprise de l’expérience de Borges, ainsi qu’un certain esprit de
sérieux. Si La réfutation majeure réinvestit dans le présent une
énonciation du passé, c’est peut-être, par un nouveau déplace-
ment, celle de L’éloge de la folie, en proposant au contemporain
d’observer le monde du point de vue le plus dérisoirement loin-
tain et à partir de la contradiction.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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ZUMTHOR, Paul (1991), La traversée, Montréal, l’Hexagone.
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ET LA QUESTION DU POLITIQUE

Dominique Viart
Université Charles-de-Gaulle–Lille 3

Poser la question du politique à propos de la littérature fran-


çaise contemporaine, c’est se trouver, d’emblée, devant deux doxa
contradictoires. Certaines réflexions, élaborées par des socio-
logues, des historiens du temps présent et quelques philosophes
considèrent qu’après les années 1960-1970, qui furent parmi les
plus politiques et les plus militantes qui soient, notre époque
serait celle d’une dépolitisation du champ culturel. Une telle
conviction se développe notamment dans le champ disparate et
nombreux des études de la « postmodernité ». Inversement, une
autre interprétation de la même histoire culturelle insiste sur le
retour de la littérature à des préoccupations sociales et à des
questionnements d’ordre politique. Il n’est possible de sortir de
cet apparent paradoxe qu’en reprenant un peu en détail les
termes de cette double opposition et en la confrontant aux
œuvres que notre temps nous donne à lire. Nous verrons ensuite
que celles-ci, si elles ne négligent pas les questions politiques, ont
singulièrement déplacé les pratiques littéraires qui s’en saisissent.

LITTÉRATURE FORMELLE
OU LITTÉRATURE ENGAGÉE ?
L’évaluation du lien entre littérature et politique dans les
années 1960-1970 est complexe. Nul ne niera la proximité des

105
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

revues Change et Tel Quel avec la pensée marxiste (voir Forest,


1995) ni que ces années furent, autour de Louis Althusser, celles
du déploiement du marxisme intellectuel. En revanche, durant
cette même période et s’agissant de littérature stricto sensu, il
convient de rappeler la séparation de plus en plus marquée de
l’activité littéraire et de l’action politique. On se souvient notam-
ment que les Éditions de Minuit refusèrent le manuscrit d’un
roman de Claude Ollier au motif qu’il abordait trop la question
coloniale, l’année même où elles publiaient La question de Henri
Alleg (Viart et Vercier, 2005). Notons à cet égard que les textes
théoriques produits par les écrivains eux-mêmes, Alain Robbe-
Grillet en tête, mais aussi les propos d’un Claude Simon, cher-
chaient à rompre avec le modèle sartrien d’une écriture « en-
gagée » ou « en situation ». On sait du reste combien difficiles
furent les compagnonnages entre les revues d’avant-garde (Tel
Quel et Change mais aussi Digraphe, La Pensée, La Nouvelle
Critique) et les intellectuels partisans. C’est que la question de la
forme s’est imposée en littérature sur celle des contenus. Dès
lors, les thématiques sociopolitiques ne sauraient avoir bonne
presse. La question du politique s’est alors déplacée, sous l’in-
fluence de la pensée structurale, vers des problématiques plus
strictement textuelles, comme on le voit notamment dans Le
degré zéro de l’écriture de Roland Barthes (1953), qui prétendait
déconstruire le discours bourgeois, avant de dénoncer, lors de sa
leçon inaugurale au Collège de France, le « fascisme de la langue »
(voir Barthes, 1978 ; Merlin-Kajman, 2003). Ce sont les formes
académiques de la « représentation », censées véhiculer une idéo-
logie irrecevable dans leur disposition plus encore que dans leur
propos, qui sont condamnées. Adopter les mêmes formes pour
tenir un autre propos, c’est se faire piéger par les modalités
mêmes de la pensée bourgeoise. Il faut d’abord déconstruire la
littérature, en perturber les agencements.
À cette période, plus contrastée que ne le laissent penser les
illusions rétrospectives, aurait succédé une autre, laquelle se
serait peu à peu détournée de la question politique sous l’effet
d’une désaffection générale envers les « grands récits » (Lyotard,

106
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

1979). La mise au pas des mouvements dissidents de Prague en


1968 puis l’effondrement du bloc soviétique auraient achevé de
priver toute réflexion politique de référence idéologique lé-
gitime. La « postmodernité », selon le terme souvent retenu pour
nommer cette période ouverte avec la fin du XXe siècle, est sou-
vent décrite comme individualiste (Lipovetsky, 1983), dépoliti-
sée, marquée par une moindre adhésion aux pratiques syndicales
et partisanes, une perte du sens collectif et une indifférenciation
générale envers les systèmes de valeurs. Elle coïncide, en litté-
rature française, avec le repli sur l’intime (avec le succès de
l’« autofiction »), l’attachement nostalgique aux « petits bon-
heurs » ou le recours au roman « impassible », au grand dam des
tenants d’une littérature plus ambitieuse, brassant les mondes et
les aventures, affrontée à l’Histoire des peuples et des partis,
réclamée par des pamphlétaires comme Jean-Marie Domenach
(1995) ou plus récemment par un Tzvetan Todorov (2006)
revenu de ses amours structurales. Selon ses détracteurs, une telle
littérature manque d’ambition et méconnaît les grandes ques-
tions politiques qui agitent le monde et fécondaient les œuvres
d’un André Malraux, d’un Louis Aragon.
Une autre version de cette même histoire littéraire se déve-
loppe néanmoins sous la plume de critiques plus nuancés. Elle
soutient qu’après deux décennies de formalisme militant durant
lesquelles les écrivains ont accompli le mot d’ordre moderne qui
vouait la littérature à explorer son « médium même » (selon
Clément Greenberg, qui définit ainsi le programme moderne),
celle-ci serait redevenue « transitive » en se saisissant à nouveau
d’objets tenus en marge par les avant-gardes. Or, se redonnant
des objets, en en faisant la matière de leur œuvre, les écrivains se
prononcent à leur endroit. Pour peu qu’il s’agisse de décrire la
réalité présente, le monde tel qu’il va, l’état social : leurs textes se
trouvent confrontés à des questions nécessairement politiques. À
une histoire littéraire qui fait se succéder avant-gardes militantes
et postmodernité indifférente s’oppose ainsi une autre qui met
l’accent sur une littérature contemporaine transitive renouant
avec le politique après deux décennies de formalisme tenant

107
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’engagement pour une « notion périmée », pour reprendre l’ex-


pression connue de Robbe-Grillet. Qu’en est-il vraiment si l’on
observe les œuvres elles-mêmes, leur contenu et leur facture ?

PRÉSENCES DU POLITIQUE
DANS LE CHAMP LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN
De fait, la littérature contemporaine propose, à côté de ces
textes intimes ou nombrilistes qui ont longtemps alimenté les
médias et les polémiques, d’autres œuvres, non moins insistantes
mais peut-être moins médiatiquement repérées, qui prennent
largement en compte le fait social : ce sont, dès 1982, celles de
François Bon et de Leslie Kaplan (Sortie d’usine et L’excès-l’usine),
suivies par celles de Jean-Paul Goux (Mémoire de l’enclave, 1986),
d’Aurélie Filippetti (Les derniers jours de la classe ouvrière, 2003),
de Franck Magloire (Ouvrières, 2002). Auxquelles il convient
d’ajouter des textes et non des moindres, qui ont contribué à
façonner largement le paysage littéraire contemporain : ceux
d’Annie Ernaux (La place, Une femme, L’événement), tous impré-
gnés d’une conscience sociopolitique très aiguë, et qui se pensent
eux-mêmes dans l’articulation de l’ethnographie et de la littéra-
ture (voir Baudorre, Rabaté et Viart, 2007), ou encore les Vies
minuscules de Pierre Michon (1984) qui offrent à la littérature
un domaine populaire et rural oublié depuis les années 1930,
sinon par les « récits de vie » (Pierre Jakez-Hélias, Le cheval d’or-
gueil) qui contribuèrent au mitan des années 1970 à réintroduire
une certaine attention à des modes de vie bousculés par la
modernisation du quotidien.
De même, tout un pan de la littérature de ces vingt dernières
années met en scène le réel présent avec une vigueur remarqua-
ble : aux noms de Bon et de Kaplan, il faut alors ajouter ceux de
Frédéric Valabrègue, de Jean-Yves Cendrey, de Philippe Raulet,
de Jacques Serena, de Laurent Mauvignier, et la liste n’est pas
close. Elle ferait place aussi à Régis Jauffret, qui écrit au condi-
tionnel les fictions mentales violentes et meurtrières que sus-
citent chez des personnages communs les pressions du réel ; à

108
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

Marie N’Diaye ou Chloé Delaume dont les fictions fraient avec


l’irrationnel.
Enfin, il est aussi une littérature plus directement en prise
sur les questions d’idéologie. C’est du reste à son exemple que la
littérature française s’est à nouveau ouverte au politique : les
premiers écrivains à toucher à ce domaine furent des auteurs de
romans policiers. Souvent acteurs déçus des groupes ou grou-
puscules d’extrême gauche des années 1970, ils se sont tournés
vers le roman pour dénoncer ce que leur activisme ne parvenait
pas à endiguer. Jean-Patrick Manchette fut ici un auteur décisif,
issu de la mouvance situationniste, qui fit basculer le roman poli-
cier français enfermé dans le pittoresque des mœurs et des petites
affaires du « milieu » ou du grand banditisme vers la violence plus
politique marquée du « néo-polar ». Ses livres abordent les ques-
tions de décolonisation violente, le glissement de groupuscules
vers le terrorisme… Son exemple et celui de Jean Amila (pseu-
donyme de Jean Meckert) sont bientôt suivis par Didier
Daeninckx, Thierry Jonquet et bien d’autres, qui mettent la
politique directement au cœur du livre.
Depuis ce tournant des années 1975-1984, les formes d’im-
plication, voire d’intervention du littéraire dans les champs poli-
tiques et sociaux se sont diversifiés. On pourrait, sommairement,
en distinguer trois types.
D’abord, une littérature qui dénonce l’état social présent,
exhibe ou caricature – le plus souvent exhibe et caricature – ses
travers les plus emblématiques : recherche effrénée du plaisir,
marchandisation et sexualisation des rapports sociaux, infantili-
sation des modes de divertissement… les pamphlets de Philippe
Muray contre l’« homo festivus », les romans provocateurs de
Michel Houellebecq en sont les plus célèbres exemples.
Ensuite, une littérature qui fait retour sur le militantisme po-
litique, notamment sur les activités militantes des années 1970.
Les frères Jean et Olivier Rolin, Natacha Michel, Jean-Pierre Le
Dantec, François Salvaing ont tous donné des romans largement
nourris de leurs expériences de cette période. De façon plus
originale et plus troublante, moins directement ancrée sur des

109
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

événements précis, mais attentive à saisir l’esprit d’un siècle tra-


versé d’utopies désastreuses et de génocides, toute l’œuvre
d’Antoine Volodine se déploie comme une vaste anticipation
catastrophique des conséquences ultimes des discours totali-
taires. À cette production littéraire, à la fois historique et fictive,
il convient d’ajouter les livres d’une plus jeune génération, qui
est allée aussi interroger la mémoire d’engagements politiques
qu’elle n’a pas connus et sur lesquels elle laisse se déployer son
imaginaire (Tiphaine Samoyault, Météorologie du rêve) ou dé-
chaîne ses commentaires acerbes (Marc Weitzman, Fraternité).
Enfin, un troisième ensemble d’écrivains, moins nombreux,
n’hésite pas aujourd’hui à revendiquer jusqu’au mot d’« engage-
ment », tombé en disgrâce après les années sartriennes. C’est
ainsi que dans un texte récent, intitulé « Les engagés ne sont pas
légion », François Bégaudeau (2007) rappelle que l’écrivain est,
qu’il le veuille ou non, déjà engagé par la situation qu’il occupe
dans le champ social. Il appelle à repenser le lien nécessaire entre
littérature et politique en interrogeant la « part d’hétérogénéité
acceptable » dans une œuvre d’art, et suggère que la question
politique n’est pas moins hétérogène à l’art que celle, par
exemple, du désir, si volontiers abordée. Appel que lui-même et
ses amis de la revue Inculte ne tardent du reste pas à mettre en
pratique, en publiant Une année en France (Gallimard, 2007), un
livre à trois voix, organisé autour du Référendum sur les institu-
tions européennes, de la crise des banlieues et de la contestation
du Contrat première embauche mis en place par le gouverne-
ment de Dominique de Villepin. Est-ce encore de la littérature ?
Les trois auteurs le prétendent et revendiquent l’inscription de ce
livre dans l’espace littéraire.
On le voit : les croisements, rencontres, dialogues, quel que
soit le nom qu’on donne à ces interférences du politique, du
social et du littéraire, sont nombreux. On ne saurait donc parler
de « dépolitisation » ni d’indifférence « postmoderne » au poli-
tique, à moins d’avoir une vue bien partielle, voire très partiale
de la littérature française de ces vingt-cinq dernières années. Il est
vrai que Domenach (décédé en 1997) et Todorov ne lisent guère

110
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

ces écrivains de premier plan, trop soumis qu’ils sont à des


informations médiatiques inféodées au marché et à l’opinion
dominante qui réduit la littérature française au nombrilisme de
l’autofiction, ce que l’on peut regretter de la part d’intellectuels
reconnus. Cette somme de livres, romans, récits, pamphlets sous
la plume des écrivains actuels soulève deux questions, liées l’une
à l’autre, ou plutôt dont l’autre apporte des réponses à l’une :
1. Peut-on, considérant cette production, parler d’un « re-
tour de l’engagement », comme on a parlé, pour décrire la
littérature contemporaine, de « retour au récit », de
« retour au sujet » ou encore de « retour au réel » ? S’agit-il
vraiment d’une « nouvelle littérature engagée » ou d’un
« renouveau de l’engagement littéraire » ? (Benoît Denis
distingue, dans son essai Littérature et engagement, les no-
tions de « littérature engagée » et l’« engagement litté-
raire », catégorie plus souple, moins théorisée.)
2. Quels sont les modes de présence et de traitement du
politique dans la littérature contemporaine ? Quelles
formes littéraires cette présence prend-elle ? Ces formes
relèvent-elles d’une pratique de l’engagement ?

LA DISPARITION DES PARAMÈTRES


DE LA LITTÉRATURE ENGAGÉE
Reprenons la distinction proposée par Denis dans Littérature
et engagement (2000) : selon ses analyses, la littérature engagée est
un phénomène daté, qui prend naissance avec l’affaire Dreyfus et
l’émergence de la notion d’intellectuel autour d’Émile Zola,
connaît une phase d’élaboration entre les deux guerres mon-
diales, s’épanouit et se théorise à partir de 1945 avec la préface
de Jean-Paul Sartre à sa revue Les Temps modernes et son essai
Qu’est-ce que la littérature ?, et reflue enfin au cours des années
1970. L’engagement de la littérature est en revanche une notion
transhistorique qui concerne aussi bien les interventions de
Blaise Pascal que celles de Victor Hugo, de Voltaire que de Jules

111
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Vallès (on pourrait, plus en amont, y ajouter celles de Rutebeuf


contre les ordres mendiants ou de Clément Marot contre les exi-
gences ecclésiastiques). En fait, ces deux formes sont aujourd’hui
caduques en tant qu’elles supposent à la fois :
1. Une figure d’autorité, qu’il s’agisse de l’« intellectuel », du
« philosophe éclairé » ou du « maître à penser ». Cette sta-
ture a été largement contestée à l’époque de ce que l’on
nomme après Nathalie Sarraute, l’« ère du soupçon ».
Samuel Beckett et Claude Simon, nos derniers Prix
Nobel de littérature après le refus de Sartre, considèrent
tous deux que « savoir écrire ne qualifie pas pour délibérer
de tout et de rien » (Simon). Les écrivains actuels de
même ont tous dénié la pertinence de la fonction de
« grantécrivain » selon le titre ironique que Dominique
Noguez donne à l’un de ses ouvrages.
2. Des modèles formels d’écriture narrative à finalité discur-
sive, dont certains sont notamment étudiés par Susan
Suleiman sous le titre de « romans à thèse », lesquels
recourent soit au récit exemplaire, soit au roman d’ap-
prentissage et s’appuient sur une structure antagonique
(Suleiman, 1983). Ce type de romans n’existe plus de nos
jours : il semble que la déconstruction critique dont ils
ont été l’objet de la part des dernières avant-gardes les ait
rendus impraticables. D’autres formules, plus attendues,
telles que les manifestes ou témoignages politiques
(comme les Retour d’URSS ou Retour du Congo d’André
Gide) ne sont guère constitués aujourd’hui en littérature
(ils se maintiennent en revanche dans une sorte de philo-
sophie « grand-public », incarnée notamment par
Bernard-Henri Lévy). La période contemporaine ne revi-
vifie guère non plus le conte philosophique à la Voltaire
ni ne se lance dans la rédaction de « dictionnaire philoso-
phique portatif » à la façon des encyclopédistes. De fait,
les conditions socioculturelles, idéologiques et rhéto-
riques nécessaires à ces formes de présence du politique

112
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

dans la littérature se sont défaites ou ont été défaites par


la critique dont elles ont été l’objet.
D’un point de vue socioculturel, force est en outre de
constater la perte d’audience de la littérature qui n’est plus,
aujourd’hui, un média suffisamment porteur pour instituer les
écrivains comme maîtres à penser. À ce titre, elle peut difficile-
ment prétendre dessiner les voies à suivre ou montrer le chemin.
Mais le défaut d’audience de la littérature n’est ici qu’un phéno-
mène secondaire par rapport à celui, plus général, que constitue,
du point de vue idéologique, la faillite des « grands récits », large-
ment mise en évidence par Jean-François Lyotard, laquelle ruine
toute élaboration crédible d’un quelconque discours d’avenir.
D’autres penseurs comme Pierre-André Taguieff (2000) et Fran-
çois Hartog ont clairement montré la fin du régime moderne
d’historicité (Hartog, 2003). Le « présentisme » qui domine au-
jourd’hui la scène intellectuelle est, selon l’historien, la marque
même d’une remise en cause du futur comme principe
d’intelligibilité de l’Histoire.
Du point de vue rhétorique enfin, la contestation de la
forme même du discours assertif et des catégories qu’il véhicule,
notamment celle de la pensée de système, a sapé toute velléité
démonstrative ou persuasive. Au contraire, depuis Simon, depuis
Beckett, s’est développée une poétique de l’épanorthose
(Clément, 1994 ; Viart, 1997) qui se manifeste encore dans bien
des œuvres contemporaines (Michon, Bon, etc.). La critique du
régime discursif a donné cours à une littérature plus analogique
que logique, plus métaphorique que conceptuelle, notamment
dans tous ces ouvrages érudits et savoureux qui relèvent de ce
que Gérard Macé appelle la pensée littéraire : on y mêle avec
bonheur saveur et savoir, sans se soucier ni de démonstration ni
d’argumentation.
C’est justement le délitement des formes du discours d’auto-
rité et de la figure qui l’incarne qui me semble expliquer le mieux
le relatif échec du « Parlement des écrivains ». Fondé en 1993
après la Fatwa lancée contre Salman Rushdie, sur le modèle de

113
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires contre le


fascisme (fondée en 1932) ou du tribunal Russell contre les
crimes de guerre au Vietnam (1967), ce « parlement » se donnait
pour objet non de mettre la littérature au service d’une cause ou
d’un combat dont l’objet lui serait extérieur, mais de défendre la
liberté même de l’écrivain. La flexion en dit long sur le déplace-
ment des priorités : c’est le pré-carré de la littérature, son absolue
indépendance qui s’affichent et s’affirment, non sa mobilisation
au profit de quelque action politique que ce soit. Les figures
majeures de ce parlement, son président Marek Halter, son
secrétaire général Christian Salmon, ne s’imposent guère comme
« autorités littéraires ». Et le sous-titre d’un ouvrage de ce dernier,
Pour une nouvelle politique de la littérature (2003) est éloquent :
à la littérature politique s’est substituée la politique de la litté-
rature. Quant aux délibérations du Parlement, elles ne sont guère
médiatisées et l’institution a été dissoute en 2004. Ne demeu-
rent, c’est là aussi un symptôme des évolutions actuelles, que les
« villes-refuges » créées par le Parlement pour accueillir les artistes
et écrivains menacés dans leurs propres pays, c’est-à-dire les
actions ponctuelles, déliées de tout discours, indépendantes de la
littérature comme texte ou comme pratique d’écriture. Il est bien
évident, au vu de ces quelques éléments, que l’on ne saurait
parler de retour de « l’engagement littéraire », sans que cela ne
minimise pour autant la présence du politique dans les livres
eux-mêmes. Il faut donc reprendre la question autrement.

LES PRATIQUES LITTÉRAIRES DU POLITIQUE


Considérons d’abord ce changement de posture de l’écrivain
dont je viens de parler. Loin des tréteaux et des tribunes, l’écri-
vain est désormais un homme dans la foule. Il appartient à cette
communauté de l’homme quelconque que décrit Giorgio
Agamben, et réagit en citoyen, par des actions ponctuelles hors
de tout discours surplombant. Son implication dans le corps
social se manifeste par des ateliers d’écriture (comme ceux que
Bon anime au profit des marginaux de la société contempo-

114
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

raine), l’engagement dans des structures associatives, l’attention


portée à des milieux défavorisés. Et les récits qui témoignent de
ces expériences en font une véritable matière littéraire (en ce qui
concerne Bon, cela donne lieu, par exemple, à des livres tels que
C’était toute une vie ou Prison). Nombre d’écrivains déploient
une activité sur Internet, que l’on pense par exemple au site
amnestia.net, créé par Daeninckx pour accroître la vigilance
contre le négationnisme, sans parler des multiples blogues, où
chacun réagit aux événements politiques et sociaux. Mais en
quoi un blogue d’écrivain est-il différent de celui d’un quidam,
sinon peut-être par sa qualité d’écriture ?
Demeure cependant comme une nostalgie de la figure du
penseur éclairé qu’il convient de prendre en compte. Elle se ma-
nifeste dans les déplorations amères comme celles de Muray, cité
plus haut, avec l’acreté du pamphlétaire désenchanté (Exorcismes
spirituels). On la rencontre encore, avec plus de nuance et d’exi-
gence, chez un Pierre Bergounioux, qui tente de penser le monde
et ses réalisations artistiques grâce aux instruments cognitifs mis
en place par le déterminisme historique de Karl Marx ou par les
théories sociologiques, y compris les plus récentes comme celle
de Pierre Bourdieu, sur la « reproduction » et sur la « distinction ».
Dans Jusqu’à Faulkner, Bergounioux met en parallèle le produit
intérieur brut d’une nation et les réalisations littéraires qui s’y
développent. Il oppose la vieille Europe maladive et ses grandes
œuvres liées à la fin d’un monde que sont, à ses yeux, celles de
Marcel Proust, de Franz Kafka et de James Joyce, face à la puis-
sance ascendante des États-Unis et à la tonicité du gentleman-
farmer auteur du Bruit et la fureur.
Constante interrogation du passé et des mutations qui nous
en éloignent, son œuvre est l’exemple même d’un retournement
de la formule de Marx dans ses Thèses sur Feuerbach : « jusqu’ici
les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde ;
il s’agit maintenant de le transformer ». Après l’échec des utopies
de la transformation, nombre d’écrivains contemporains s’atta-
chent, comme Bergounioux, à interroger ces échecs, substituant
l’Histoire à l’idéologie comme objet de pensée littéraire. C’est ici

115
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

que prennent place ces œuvres, mentionnées plus haut, qui


traitent du politique comme d’un moment historique daté. Les
romans de Volodine, d’Olivier Rolin (Tigre en papier), de Le
Dantec, de Michel et de Marc Weitzmann sont tous tournés vers
un passé qu’ils cherchent à comprendre. Même la littérature
sociale du présent se configure comme une remontée dans l’His-
toire, sans laquelle sans doute le présent ne serait que médio-
crement intelligible. Tel est le cas de Temps machine de Bon, des
Derniers jours de la classe ouvrière de Filippetti ; et les romans de
Volodine ne cessent de mettre en œuvre l’histoire d’une perte :
« Je décris l’échec. Écrire ces livres, c’est un rituel de mise en
scène de la défaite, de l’écrasement. Mes personnages ont la
conviction que cette utopie, cette idéologie libératrice, frater-
nelle, égalitariste reste bonne, mais qu’elle a totalement échoué.
Elle n’a abouti qu’au malheur » (Volodine, 1997 : 21). Les idées,
désormais, ne contribuent plus à faire l’Histoire, mais s’impose
la conscience que l’Histoire a défait les idées, démenti les idéaux,
comme le montre avec une ironie cinglante le roman Fraternité
de Weitzmann.
La conséquence naturelle de ce phénomène est que la
réflexion littéraire ne porte plus désormais sur le sens de l’His-
toire, mais sur l’événement de l’Histoire. Nous sommes sortis de
l’époque des romans historiques hégéliens ou post-hégéliens
pour entrer dans celle du roman « archéologique » (Viart et
Vercier, 2005). Telle est bien la nature, en effet, de ces romans
sur l’Histoire que sont les romans policiers de Daeninckx, qui
découvrent rétrospectivement les diverses strates d’une Histoire
d’ombre et d’impunité, de ceux qui interrogent, depuis les traces
que le passé nous en a léguées, ces événements obscurs trop
dissimulés par les discours d’héroïsme et de réconciliation natio-
nale que furent la Première et la Seconde Guerre mondiale. Jean
Rouaud, Sébastien Japrisot, Olivier Barbarant et bien d’autres
revisitent ainsi, après Simon et Patrick Modiano, une période
opaque non pour en comprendre les tenants et les aboutissants
généraux, mais pour en mesurer l’impact effectif sur les vies
réelles. Il en va de même pour les écrits littéraires récents sur la

116
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

Shoah et la déportation : il ne s’agit plus de s’affronter à l’énigme


du crime absolu et de sa difficile expression, comme l’ont fait
Jean Cayrol, Robert Antelme, Primo Levi ou Maurice Blanchot,
mais de tenter de reconstituer ce qu’ont pu être les derniers
instants de parents disparus, de se relier à des enfances perdues.
Le sens – téléologique – de l’Histoire est invalidé par la
forme même des œuvres. D’abord parce que celles-ci sont ar-
chéologiques et exhibent à ce titre une fouille du passé, une
traque des traces au lieu de mimer la logique chronologique
d’événements qui s’enchaîneraient « nécessairement ». Mais plus
encore parce que nombre d’entre elles mettent à mal toute linéa-
rité, fût-elle rétrospective. Elles livrent l’Histoire dans le chaos
des mémoires imparfaites, en dénoncent le non-sens. Ainsi, par
exemple, Tigre en papier d’Olivier Rolin : bien des commen-
tateurs ont souligné l’ironie qu’il y a, pour ce narrateur ancien
militant de « La Cause », à ressasser ses souvenirs en accom-
plissant des « révolutions »… en voiture sur le périphérique pari-
sien. Amusante façon de renouer avec l’exergue emprunté par
Simon au Dictionnaire Larousse et placé en tête de son roman Le
palace (consacré à la guerre d’Espagne) : « Révolution : Mouve-
ment d’un mobile qui, parcourant une courbe fermée, repasse
successivement par les mêmes points ». Le lecteur attentif du
roman de Rolin s’avisera en outre, ironie supplémentaire, que la
liste des « portes » égrenée par le récit suppose que cette voiture
roule sur le périphérique de Paris dans le sens inverse des aiguilles
d’une montre… comme si le révolutionnaire n’avait plus désor-
mais d’avenir que derrière lui.
Avec cette forme particulière d’écriture de l’Histoire, évi-
demment, l’engagement change de sens autant que d’orienta-
tion. La littérature n’est plus prédictive – à supposer qu’elle l’ait
vraiment été un jour – elle se fait enquêtrice. Faut-il rappeler
qu’historia, terme qui donne notre actuel « histoire », signifie
justement « enquête » ? Elle enquête sur l’Histoire à partir du
présent et manifeste ainsi son inquiétude : « comment en est-on
arrivés là ? Que s’est-il passé ? » Ce faisant, elle s’efforce de sup-
pléer à une transmission absente ou défaillante, comme l’a bien

117
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

distingué Pierre Nora lorsqu’il oppose mémoire vive et histoire


dans les Lieux de mémoire (1984). Aussi le roman se fait-il roman
d’archives : on ne compte plus les boîtes à chaussures, à biscuits,
qui recèlent les vestiges d’autrefois : cartes postales, lettres, pho-
tographies, petits objets dans la description desquels, fascinée et
nostalgique, l’écriture se lance. Car, et c’est là un point d’im-
portance, la description de l’archive elle-même constitue
désormais la plus grande part de ces romans de l’Histoire, dans
une démarche qui se fait parfois fétichiste, car elle préfère
l’archive à ce à quoi l’archive conduit, tout comme elle privilégie
le récit de l’enquête plutôt que l’exposé de ses trouvailles ou de
ses résultats. Du reste, si l’enquête aboutit parfois, le plus sou-
vent elle demeure vaine, inachevée, égarante (que l’on pense aux
livres de Modiano) quand ses récits ne sont pas, volontairement,
si cryptés qu’ils en deviennent illisibles (que l’on pense aux
« Shaggas », « Entrevoûtes » et autres « Romances » de Volodine).
La situation singulière de l’écrivain et ce moment singulier de la
pensée induisent donc des formes littéraires spécifiques qui ne
relèvent ni de la littérature engagée ni de la littérature de l’enga-
gement. Ces formes nouvelles, j’ai proposé de les appeler « fic-
tions critiques ».

LES « FICTIONS CRITIQUES »


Ces nouvelles modalités d’écriture du politique, qui ne sau-
raient se prévaloir d’une autorité sociale ni rhétorique, assument
fortement l’héritage critique des avant-gardes. C’est par là sans
doute que se dénoue l’apparente opposition par laquelle j’ai
ouvert mon propos. Et cette critique, ce « soupçon » ou ce « scru-
pule » qui ont, à certains égards, empêché les œuvres formalistes
d’aborder directement les questions sociales et politiques, est
justement ce grâce à quoi la littérature contemporaine s’autorise
à y venir. Car, dans la « fiction critique », le discours met en crise
la pensée : il en montre les errements, les blocages, les impasses,
les sous-entendus et les refoulements. D’où le choix de cet
adjectif, « critique », en ce qu’il ne désigne pas simplement le

118
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

rassemblement de griefs adressés à un phénomène social, un


comportement, une situation, mais en ce qu’il énonce aussi une
crise des modes de pensée usuellement attachés à cet objet. Ainsi,
par exemple, les « fictions critiques » de l’Histoire mettent-elles
en cause certaines formes de l’épistémologie historique comme
traitement du général au détriment du particulier, mais elles ne
se replient pas pour autant du côté du roman historique, dont les
travers ont été dénoncés par les avant-gardes.
De même, les fictions critiques du réel contestent le « réa-
lisme » littéraire autant qu’elles font preuve d’une conscience
critique aiguë envers les événements historiques eux-mêmes ou
envers l’état du monde présent. La critique porte bien à la fois
sur l’objet et sur son traitement, sur la matière et sur la manière.
Dans Impatience (1998) puis dans Daewoo (2004), Bon remet
constamment en question la pertinence de la forme « roman »
pour interroger le réel, soit qu’il la condamne (dans Impatience 1)
soit qu’il tente d’y revenir en la modifiant (dans Daewoo). Si bien
que la « fiction » ne s’éprouve pas selon sa définition canonique
de « production de l’imaginaire », mais comme interrogation des
représentations (intimes ou collectives) qui traversent le sujet ou
le corps social. Le terme de fiction est ici à prendre dans le sens
autrefois avancé par Jacques Lacan, selon qui « tout sujet s’ap-
préhende dans une ligne de fiction » (1966) et confirmé par
Louis Marin dans La voix excommuniée : « Au lieu du sujet, nous
trouvons une figure : “je” n’est jamais au point du réel où il se
pense et où on le pense. Il n’est peut-être que la fiction de ce
point » (1981). Ces deux formules qui ont prouvé leur validité
dans le domaine de l’« autofiction » valent aussi, par extension,
dans le domaine de ce que l’on pourrait appeler les « exofictions »
ou « sociofictions » : celui des fictions qui pensent le social et non
le sujet.

1. « Non plus de roman jamais, mais cueillir à la croûte dure des éclats qui
débordent et résistent, non, plus d’histoire que ces bribes qu’eux-mêmes
portent et comme avec douleur remuent sans s’en débarrasser jamais, plus de
tableau qui unifie et assemble, mais […] le grossissement des visages abîmés et
tout ce sur quoi on achoppe soi-même pour dire […] » (Bon, 1998 : 67).

119
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

J’ai ainsi montré ailleurs (Viart et Vercier, 2005) que les fic-
tions de faits divers, très nombreuses dans la littérature contem-
poraine depuis quelques années, fonctionnent selon des modèles
radicalement différents du romanesque attaché à ces questions
au XIXe siècle. Un fait divers de Bon (1994) multiplie les mono-
logues de personnages impliqués dans l’événement à divers
titres : protagonistes, policiers, magistrats, avocats, journalistes,
et même troupe d’acteurs, metteur en scène, jusqu’au narrateur
lui-même ou « l’écrivain », selon le principe retenu par Michel
Foucault dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur,
mon frère. Chaque personne et chaque institution produit, dans
l’ouvrage de Foucault, un discours qui est sa fiction de l’événe-
ment. Le « discours » même, en tant que notion, devient ainsi
une « fiction » possible parmi d’autres. Les deux modalités de
discours, intime et sociale, s’articulent parfois : c’est le cas dans
Un fait divers, comme dans L’adversaire d’Emmanuel Carrère
(2000), Mariage mixte de Weitzmann (2000) ou Les jouets
vivants de Cendrey (2005), qui tous retournent sur le narrateur
des questionnements initialement adressés au corps social par
l’événement considéré.

*
* *
La « fiction critique » est ainsi triplement critique : envers
l’objet qu’elle se donne ; envers les formes canoniques par
lesquelles la littérature a autrefois tenté de se saisir de cet objet ;
envers sa propre manière de l’aborder. Cette critique, il arrive
aussi qu’elle se renverse sur l’écrivain lui-même : dans Daewoo,
Bon se demande : « qu’est-ce qu’on va chercher pour soi-même ? »
dans ces zones où son récit s’immisce ; dans L’adversaire, Carrère
avoue son malaise face à ce que son intérêt pour l’affaire Romand
révèle de ses propres pulsions de disparition ; dans Tigre en
papier, le narrateur s’interpelle par le truchement de cette
seconde personne du singulier qui obsède son texte. Dans ces
livres, loin d’être une autorité comme s’y trompent souvent les
commentateurs, l’auteur est bien celui qui ajoute (véritable

120
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

étymologie d’auctor) quelque chose au réel qu’il écrit. Mais


qu’ajoute-t-il ? Ses questions et ses doutes, ses perplexités face à
la complexité de ce réel et à l’incertitude dans laquelle il se trouve
lui-même.
Enfin, la fiction critique implique le lecteur. Ce « tu » de
Tigre en papier, c’est aussi à nous qu’il s’adresse, interlocuteurs
silencieux d’une histoire interloquée, tout comme dans Impa-
tience les figures de Bon s’adressent avec véhémence à leur public
virtuel. Les structures piégeantes de Volodine intiment de même
au lecteur de « choisir son camp » dans le monde de violence
totalitaire où elles nous entraînent. Point de « message » donc,
comme aux beaux temps de la littérature argumentative, mais
l’assignation faite au lecteur de prendre en considération les
espaces sociaux et les questions politiques (au sens large du
terme) qui traversent son temps. Ces fictions ne nous imposent
pas de construire un monde nouveau : elles nous intiment de
répondre de ce que le monde est devenu. D’en répondre, c’est-
à-dire d’en assumer la responsabilité.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

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II. L’ÉCRITURE DU JEU
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

Warren Motte
Université du Colorado à Boulder

Western, de Christine Montalbetti, publié en 2005 aux


Éditions P.O.L, est un roman bien curieux1. C’est une histoire
dénuée d’événements, un récit dilatoire où la digression nar-
rative, amplifiée jusqu’à l’absurde, sert à meubler le texte, le prin-
cipe de l’action, de l’événement, étant très largement suspendu.
Cet effet est d’autant plus étonnant, vu le genre que Montalbetti
adopte, et qu’elle annonce si franchement dans son titre. Elle
joue à la fois sur la tradition littéraire et la tradition cinémato-
graphique (son roman doit moins, sans doute, à Bret Harte,
Zane Grey et Louis L’Amour qu’à John Ford, Howard Hawks et
Sergio Leone). Bien entendu, ce genre-là, au moins dans sa ver-
sion classique, valorise l’action – et typiquement une action fort
violente. Certes, il existe un règlement de comptes à coups de feu
dans le roman de Montalbetti, mais ce duel arrive à la dernière
page de ce texte, un peu comme une note en bas de page. De
toute évidence, Montalbetti cherche autre chose dans son
roman, et elle y déploie une stratégie de déplacements et de
substitutions, afin de jouer avec l’horizon d’attente de ses lec-
teurs et lectrices. Elle pratique une prestidigitation narrative

1. Montalbetti a fait paraître trois autres romans chez P.O.L, Sa fable


achevée, Simon sort dans la bruine (2001), L’origine de l’homme (2002) et Expé-
rience de la campagne (2005), ainsi que deux recueils de textes plus brefs, Nou-
velles sur le sentiment amoureux (2007) et Petits déjeuners avec quelques écrivains
célèbres (2008).

127
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

savante et subtile, différant continuellement l’histoire en faveur


du discours pour ses propres fins2. Pour ma part, j’aimerais réflé-
chir un peu sur ces fins, en soulignant les gestes narratifs les plus
caractéristiques de l’écriture de Montalbetti.

UNE NARRATION OBLIGEANTE


Dès la première phrase, le ton de Western se caractérise par
une extraordinaire complaisance :
Appelons-le comme on voudra, ce trentenaire à la chemise
carrelée qui se berce sous l’auvent, selon un dispositif tout ce
qu’il y a de plus bricolé ma foi, un balancement de fortune,
rien du rocking-chair déployant harmonieusement sa cour-
bure en une lente oscillation, dans une présentation ergono-
mique qui facilite la rêverie, mais une situation d’expédient,
l’usage un peu forcé d’une chaise sénescente, dont entailles et
macules content les passés peu soignés (voyez ces coches, ces
tiquetures, ces estafilades aux barreaux, ces scarifications au
dossier), d’un modèle rustique (considérez les bâtons épais,
l’éventail lourdaud des fuseaux qui divergent), et dont il ou-
trepasse oh légèrement l’emploi, ayant calé les pieds arrière de
ladite dans une rainure du plancher tandis que les pieds avant,
comme les deux crocs uniques d’une mâchoire raréfiée, si
vous voulez, viennent irrégulièrement mordre le sol dans un
mouvement de happement dental (2005a : 9-103).

Pourtant, cette même complaisance, si elle vise clairement à


mettre le lecteur à son aise, rend également possible une série de
manœuvres que Montalbetti pratiquera ailleurs dans son texte.
L’impératif à la première personne du pluriel au début du pas-
sage suggère une complicité entre narrateur et narrataire, comme

2. J’emprunte ces termes au lexique de la narratologie. À la suite de


Roland Barthes, Émile Benveniste, Gérard Genette, Tzvetan Todorov et al.,
Seymour Chatman suggère qu’histoire se rapporte au « quoi » d’une narration,
et discours au « comment » (1978 : 9). Gerald Prince assigne histoire au « conte-
nu » d’une narration, au « narré », et discours à « l’expression », au « narrant »
(2003 : 93, 21).
3. Les renvois à Western seront désormais indiqués par la mention W,
suivie du numéro de la page.

128
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

si le narrateur offrait au narrataire une pleine participation dans


la production textuelle. L’idée que ce trentenaire puisse s’appeler
n’importe comment masque le fait que, pour l’instant tout au
moins, le narrateur ne livre pas cette information au narrataire.
Cela inaugure d’ailleurs ce que Roland Barthes appelle le code
herméneutique du texte, c’est-à-dire, tout aspect du texte qui est
censé éveiller et nourrir la curiosité du lecteur (1970 : 25-27).
Tout au long de Western, Montalbetti mise délibérément sur le
code herméneutique, jouant sur le désir sémiotique de son lec-
teur, différant des informations qu’elle-même souligne comme
cruciales, frustrant ainsi – mais stimulant, du même coup –
notre volonté de savoir.
Ainsi, sa manœuvre initiale sollicite son lecteur de manière
insistante, et suggère qu’auteur et lecteur, grâce à la médiation du
narrateur et du narrataire, sont témoins de cette première scène.
Elle demande à son lecteur de visualiser la scène (« considérez les
bâtons épais »), et de s’imaginer dans la scène. En d’autres termes,
Montalbetti essaie ici de griffonner les premières clauses d’un
contrat textuel où son lecteur jouerait deux rôles : d’une part,
comme témoin oculaire de l’action ; d’autre part, comme colla-
borateur dans l’élaboration de la fiction. Si elle présente son
narrateur dès le début comme un être extrêmement importun,
elle suggère aussi – avec complaisance, générosité, simplicité,
mais également avec une duplicité considérable – que le lecteur
ne devrait pas hésiter, au besoin, à s’imposer.
Montalbetti présente son protagoniste brièvement, et
aussitôt s’éloigne de lui en faveur de la chaise, et d’une descrip-
tion phénoménologique qui pourrait surprendre. Invoquant la
notion de bricolage dans sa description de la vieille chaise sur
laquelle son trentenaire se balance, elle insinue que son propre
texte pourrait être conçu comme un processus de bricolage,
d’improvisation et de mise en service de matériaux de fortune.
Elle prend soin de coucher cette notion dans une évocation stra-
tégique de « rêverie » qui sert à positionner personnage, écrivain
et lecteur par analogie, le jeune homme rêvant agréablement sur
sa chaise, l’écrivain et le lecteur se lançant dans le rêve partagé de

129
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

la fiction. Cette fiction-là ne sera pourtant pas événementielle ;


au contraire, l’événement sera continuellement différé, devenant
ainsi un objet-fétiche pour le lecteur. Bref, ce premier passage
articule une règle que le reste du texte confirmera comme gé-
nérale : très peu d’histoire, et abondance de discours. Ce phéno-
mène est si marqué qu’il est légitime de se demander si Mon-
talbetti ne s’était pas proposée de tester les limites et d’épuiser les
possibilités de la discursivité romanesque dans Western.
« Je vous résume la situation », remarque le narrateur (W :
10), confirmant ainsi l’autorité que nous accordons habituelle-
ment à tout narrateur. Ce sont eux, après tout, qui savent,
comme le suggère l’étymologie du mot4. Cette « situation » pour-
tant ne comprend rien de plus pour l’instant que le protagoniste
se balançant sur sa vieille chaise devant sa maison, une action
que le narrateur décrit avec beaucoup d’attention. La narratrice5
nous offre ce moment de manière ironique, car elle sait que nous
attendons des événements bien plus tangibles, ainsi que des
renseignements plus concrets à propos de son trentenaire. La
narratrice s’impose dans ce récit avec une ostentation calculée, et
elle invite son narrataire à l’imiter, comme si les deux étaient
pleinement engagés dans l’histoire, et capables de lui donner
forme.
Montalbetti conçoit la dynamique écrivain-lecteur de façon
analogue. De toute évidence, elle vise à nous tenir en état d’éveil6.
Ce n’est pas qu’elle ignore les problèmes qu’elle pose à son

4. Le lexicographe Rey indique que le mot narrer remonte à la racine


indo-européenne gne- et gno-, en passant par les mots latins gnarus et narrare
(1998 : 2342). Voir aussi Prince (2003 : 60).
5. Je dis « narrratrice » et « elle », car cet individu est identifié comme
femme plus loin dans le texte. Voir par exemple « Je suis sûre […] » (W : 139)
et « je suis prête […] » (W : 139, 140).
6. John Coltrane a remarqué un jour que sa collaboration musicale avec
Thelonious Monk avait été pour lui une expérience inoubliable, mais qu’il
suffisait d’un seul moment d’inattention pour avoir l’impression de tomber
dans le vide. C’est un peu la même chose lorsqu’on lit Montalbetti, car le lec-
teur est obligé, à l’instar d’Alice, de courir de plus en plus vite afin de rester en
place dans ce roman.

130
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

lecteur. De sa propre voix, ainsi que de celle de sa narratrice, elle


encourage constamment son lecteur, le flatte, le pousse à faire
des efforts supplémentaires. Dans un passage ardu où la syntaxe
est particulièrement torturée, elle indique, « allons, laissez-vous
faire » (W : 20), anticipant la résistance de son lecteur et essayant
de la déjouer. Ailleurs, elle invite son lecteur à amplifier le détail
textuel – déjà abondant – qu’elle fournit lorsqu’elle décrit un
mur, l’encourageant à s’engager dans la même sorte d’embellisse-
ment et d’accrétion qu’elle pratique elle-même. Ailleurs – encore
de manière caractéristique –, elle fait semblant de laisser les
détails à l’imagination de son lecteur, alors qu’en réalité Western
est un texte extrêmement réfléchi. À certains moments, elle
suggère que l’événement est imminent, et que la patience de son
lecteur sera vite récompensée. À la fin du deuxième chapitre, par
exemple, après quelque vingt pages consacrées à la description de
son trentenaire dans sa chaise, une scène qui ressemble à une
nature morte, elle mentionne : « l’action, je crois, peut com-
mencer » (W : 27) – et pourtant ce qui suit sera tout aussi sta-
tique que ce qui précède. Montalbetti semble exposer ses propres
hésitations, incertitudes et irrésolutions avec une rare franchise.
Ces effets sont censés mettre le lecteur à son aise, et fournir une
note d’hospitalité, « car vous êtes mon hôte après tout » (W :
140). Il devient clair cependant – et Montalbetti souligne cette
leçon – que de tels effets sont au mieux des phénomènes de
surface dans Western, et que l’auteure et le lecteur, dans la com-
plicité qui les unit, reconnaissent cela sans aucun problème.
La complicité dialogique que Montalbetti cherche à établir
avec son lecteur trouve son contraire ironique chez ses person-
nages, car ces derniers sont extraordinairement taciturnes. Lors-
que la narratrice remarque que son trentenaire et ses amis sont
des hommes de peu de mots, cela sert à rappeler au lecteur que
la narratrice elle-même est intarissable. Sa prolixité devient
source de comédie dans le texte, mettant en place une tension
entre narratrice et personnages fondée dans la notion de la dis-
cursivité. La narratrice évoque souvent le laconisme de son pro-
tagoniste, notant par exemple : « Au sujet de sa propre vie, vous

131
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’avez noté, plutôt du genre carpe, si la comparaison a encore du


sens en espaces si peu aquatiques, as mute as a mule, voilà qui
dans le texte va beaucoup mieux » (W : 118). Le jeu ici est en fait
double. D’une part, un déséquilibre stratégique caractérise les
rapports entre narratrice et personnage ; d’autre part, bien que la
narratrice nous fournisse beaucoup de détails, elle est essentielle-
ment muette, elle aussi, en ce qui concerne la vie de son tren-
tenaire. Dans cette perspective, le refus de dire – en ce qui
concerne l’essentiel, du moins – est un trait partagé par le
protagoniste et la narratrice.
Montalbetti joue sur un autre plan encore dans ce passage,
suggérant que la langue de cette scène est l’anglais, et que sa nar-
ratrice est consciente de cela. Quelquefois, la narratrice avance
cette notion de manière tout à fait évidente, par exemple
lorsqu’elle note « le flux plus renfloué des corpuscules de lumière
naturelle », ajoutant « (available light, en version originale) ». Elle
prend soin de gloser les anglicismes pour son narrataire : « lucky
him (l’heureux homme) », déployant sa connaissance de la langue
anglaise et renforçant ainsi son autorité narrative (W : 110, 42).
C’est un monde qu’elle connaît intimement, suggère-t-elle, un
monde qu’elle exposera à ceux qui sont prêts à l’écouter. Mais
qui est-ce que nous écoutons ? Parfois, la narratrice se donne
comme témoin oculaire un individu littéralement et physique-
ment présent dans la scène qu’elle décrit. Elle invite d’ailleurs
son narrataire à la rejoindre dans ce site, de parcourir ce paysage
en son aimable compagnie. À d’autres moments, une autre voix
narrative se manifeste, une voix qui se fait passer pour celle de
l’auteure. Décrivant un des personnages comme un « salopard »,
cette voix intervient entre parenthèse : « (mon correcteur
d’épreuves me suggère salopette) » (W : 119), invoquant ainsi
l’image de l’écrivain devant son ordinateur. Ailleurs encore, on
trouve d’autres passages où Montalbetti prétend nous parler
directement, par exemple lorsqu’elle mentionne, « il va retrouver
ses vieux camarades, e tutti quanti, comme disaient mes an-
cêtres » (W : 83).

132
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

À d’autres moments dans le texte, Montalbetti joue de


manière plus vertigineuse encore sur la distinction convention-
nelle entre auteure et narratrice. Évoquant une humiliation subie
par son trentenaire, la narratrice invite son narrataire à réfléchir
aux humiliations dans son passé, comme moyen de comprendre
la consternation de son personnage. D’ailleurs, elle propose de
raconter « une bien sotte histoire de celles qui me sont arrivées »
(W : 140) afin de montrer sa propre bonne foi. À ce moment-ci,
la voix narrative mue de manière dramatique :
Oyez donc la fable lamentable qui met aux prises, dans un
café des bords de l’Océan, dont le bâtiment forme encoche
dans la rue principale qui descend vers les flots, Christine
Montalbetti (moi, donc, qui m’expose ainsi devant vous dans
un de mes ratages en règle) et un buraliste dont le détail exact
du visage ne m’apparaît plus (au point que si je devais le croi-
ser fortuitement aujourd’hui, je ne serais pas même en mesure
de rectifier le tir), mais dont la silhouette, émergeant de
l’ombre au comptoir, est plutôt forte (sans non plus d’excès,
ni graisseux ni musculaire) et la face ronde, mais encore une
fois sans qu’aucun trait autre que générique (yeux, sourcils,
nez, bouche, menton, rien que de très normal) ne s’y inscrive
(W : 140).

Il s’ensuit trois pages consacrées à ses difficultés avec le


buraliste. Cette intervention vise plusieurs buts, me semble-t-il.
En premier lieu, elle est censée fonctionner comme un moment
d’intimité dans le texte, où l’auteur, se démasquant, semble par-
ler directement et sans équivoque à son lecteur. Insistant sur sa
propre humiliation, elle encourage son lecteur à trouver le côté
comique dans l’incident qu’elle évoque. Ce faisant, Montalbetti
cherche à amplifier cette intimité, suggérant qu’une commu-
nauté d’expérience unit auteure, lecteur et personnage. De toute
évidence, cela est un moment de fausse intimité, puisque sa mise
en scène est si artificielle – et pourtant l’artificialité même de
cette construction fait partie du jeu auquel Montalbetti se livre
ici. En d’autres termes, le jeu lui-même repose sur la notion de
la construction littéraire : en ce sens, Western est surtout le récit
d’un roman en train de se faire.

133
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Un roman ne se fait pas du jour au lendemain, affirme


Montalbetti. Dans sa forme finale, il porte les traces – plus ou
moins lisibles selon le cas – d’un long processus d’imagination et
de création. Selon Montalbetti, ce processus est errant, et non
pas linéaire. Des principes téléologiques gouvernent le récit,
certes, mais il avance vers son but tel un crabe, par ici, par là,
puis par ici encore. Bref, le récit prend son temps. Montalbetti le
souligne à travers Western, misant sans cesse sur des techniques
dilatoires dans une sorte d’alchimie narrative où forme devient
inévitablement thème – et ce n’est pas pour rien que la ville où
se situe Western s’appelle « Transition City ». Ces moments par-
ticipent dans une espèce de textualité que Ross Chambers qua-
lifie de « loiterature ». La dimension critique des textes loisibles,
note Chambers, sert à les rendre résistants à la critique elle-
même, à condition que cette critique repose – comme la plupart
des actes critiques – sur des stratégies qui visent à contrôler la
mobilité textuelle (1999 : 8-12).
Montalbetti déploie de telles techniques loisibles dans son
roman afin d’encourager son lecteur à reconsidérer le roman en
tant que forme culturelle. Dès les premières pages de Western,
elle prépare son lecteur à une narration extrêmement dilatoire,
« construisant » son lecteur, comme le dit Umberto Eco (1984 :
47-53). Elle nous cajole : « vous vous laissez aller à ce qui dans la
lecture est régressif, et c’est très bien comme ça, vous régressez,
vous flottouillez » ; elle nous rassure : « c’est votre heure de loisir,
je prends les choses en main, sans rien brusquer je l’espère, je
m’occupe de tout » ; elle nous invite à être patients : « Prenons le
temps de regarder un peu la courette » (W : 20, 21, 45). En
revanche, à certains autres endroits dans le texte, elle nous rap-
pelle à l’ordre – se rappelant elle-même à l’ordre par la même
occasion. Lorsqu’elle décrit le visage usé d’un de ses vieux cow-
boys, elle remarque que ce visage mérite d’être lu, tout comme
un livre, et que nous pourrions passer plusieurs heures agréables
à déchiffrer dans chacune des rides l’histoire d’une existence in-
dividuelle (W : 35-36). Puis elle se souvient de sa responsabilité,
et nous rappelle aussi la nôtre : « Mais vous ne disposez pas d’un

134
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

tel loisir, il vous faut emboîter le pas à notre trentenaire, vite, ne


pas le perdre de vue, car que ferions-nous, je vous le demande,
en rade dans Transition City, cherchant la trace de notre héros
qui nous aurait involontairement semés par la faute de notre
propre distraction et propension à flâner » (W : 36). L’idée qu’elle
expose ainsi, c’est que nous sommes loisibles par nature, que
nous aimons certes la digression, mais que nous ne devrions
jamais perdre de vue le but principal, c’est-à-dire la « vérité » nar-
rative. Pourtant, les informations qu’elle nous fournit immédia-
tement après ce passage ne servent guère à nous rapprocher de ce
but – et ce geste même est emblématique de la stratégie globale
du roman.
Montalbetti suspend continuellement cette vérité dans
Western, la différant à chaque moment, mais suggérant son im-
minence par la même occasion. Elle fournit des bribes d’infor-
mation concernant son trentenaire et sa situation de façon
parcimonieuse, jouant sur notre curiosité lectorale et suggérant
que nos attentes seront enfin assouvies. Plus que toute autre
chose, ce qui caractérise la forme narrative de Western, c’est le
phénomène de l’interruption. Et pourtant, ce phénomène est si
largement distribué dans le roman qu’il est légitime de poser des
questions à propos de son rôle. Est-ce raisonnable de viser sur-
tout l’intrigue narrative et de concevoir les digressions comme
périphériques ? S’agit-il ici de l’histoire d’un cow-boy, ou au
contraire s’agit-il principalement de quelque chose d’autre dans
Western ? Est-ce que discours peut se substituer à histoire dans un
roman ?

INTERRUPTION ET CONTINUITÉ
Dans sa réflexion sur le principe de l’interruption, Maurice
Blanchot propose une perspective originale : « L’interruption est
nécessaire à toute suite de paroles ; l’interruption rend possible le
devenir ; la discontinuité assure la continuité de l’entente »
(1969 : 107). À première vue, cet argument peut sembler bien
curieux. Nous avons l’habitude de considérer l’interruption

135
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

comme un effet qui suspend, qui diffère ou qui complique l’en-


tente et la signification, et non pas comme un effet qui les ha-
bilite. Avec beaucoup de subtilité et de doigté, Blanchot soutient
que l’interruption n’est pas anecdotique, marginale ou supplé-
mentaire par rapport à la pensée et à la parole, mais que bien au
contraire, elle est l’une de leurs conditions de possibilité.
D’autres théoriciens adoptent des positions moins radicales
que celle de Blanchot, mais plusieurs d’entre eux soulignent
néanmoins l’importance de l’interruption dans la structure nar-
rative. Dans son analyse du temps narratif proustien, Gérard
Genette propose quatre catégories, invoquant la distinction
conventionnelle entre histoire et discours : la pause, où le temps
de l’histoire est suspendu en faveur du discours (où l’histoire
« s’arrête » pendant une digression narrative) ; la scène, où le
temps de l’histoire égale le temps du discours (comme dans la
narration simultanée) ; le sommaire, où le temps de l’histoire est
supérieur au temps du discours (dix années de la vie d’un per-
sonnage résumées dans un paragraphe) ; et l’ellipse, où le temps
de discours est suspendu en faveur de l’histoire (où l’on omet des
événements dans la narration) (1972 : 122-144). Genette lui-
même note une asymétrie dans cette typologie7, lacune que
Seymour Chatman comblera en postulant une catégorie appelée
le stretch, où le temps de l’histoire est inférieur au temps du
discours (où le temps qu’une narration demande est supérieur au
temps des événements narrés) (1978 : 72-73). C’est la catégorie
de pause, bien entendu, qui correspond de plus près au genre
d’interruptions qu’on trouve dans Western. À propos de la pause,
Gerald Prince note : « When some part of the narrative text or
some DISCOURSE TIME corresponds to no elapsing of
STORY TIME, pause obtains (and the narrative can be said to

7. « La simple lecture de ce tableau fait apparaître une asymétrie, qui est


l’absence d’une forme à mouvement variable symétrique du sommaire, et dont
la formule serait TR>TH : ce serait évidemment une sorte de scène ralentie, et
l’on pense immédiatement aux longues scènes proustiennes, qui paraissent
souvent déborder à la lecture, et de beaucoup, le temps diégétique qu’elles sont
supposées recouvrir » (Genette, 1972 : 130).

136
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

come to a stop). A pause can be occasioned by a description or


by a narrator’s commentarial excurses » (2003 : 71).
C’est l’idée de « l’arrêt » du temps de l’histoire qui m’in-
trigue, idée sur laquelle Chatman se penche aussi8. Genette
formule cela en des termes strictement analogues, bien que sa
lecture de la Recherche le persuade que la pause ne se manifeste
pas chez Marcel Proust (en supposant qu’on puisse citer ce texte
comme archétype de la digression narrative). Son argument, c’est
que les digressions chez Proust sont en fait centrales à l’histoire
plutôt que périphériques :
On le voit, la contemplation chez Proust n’est ni une fulgu-
ration instantanée (comme la réminiscence) ni un moment
d’extase passive et reposante : c’est une activité intense,
intellectuelle et souvent physique, dont la relation, somme
toute, est un récit comme un autre. Une conclusion s’impose
donc : c’est que la description, chez Proust, se résorbe en
narration, et que le second type canonique de mouvement –
celui de la pause descriptive – n’y existe pas, pour cette évi-
dente raison que la description y est tout sauf une pause du
récit (1972 : 138).

Pour ma part, je me demande si un phénomène similaire ne


caractérise pas Western. Face au volume de ce que nous appelons
couramment la « digression » dans ce roman, on est tenté d’ima-
giner que Montalbetti met en cause très délibérément notre
manière habituelle de concevoir histoire et discours, afin de nous
faire repenser le romanesque. Je suis intimement persuadé que ce
que Western propose, c’est non pas l’histoire d’un cow-boy tren-
tenaire, mais plutôt un discours critique visant le statut du ro-
man comme forme culturelle, et que l’objet de ce regard critique
est l’espèce particulière de discursivité offerte par ce roman.
L’interrogation du romanesque que Montalbetti met en scène
dans Western devient la plus évidente là où son histoire semble
s’arrêter ; et je crois que ces moments apparemment

8. Parlant de la pause, Chatman fait remarquer que : « Story-time stops


though the discourse continues, as in descriptive passages » (1978 : 74).

137
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

périphériques sont en fait centraux en ce qui concerne ses


intentions.

DÉFENSE DE LA DIGRESSION
Que Western comprenne une dimension critique d’une telle
ampleur n’a rien d’étonnant, étant donné que Montalbetti est
elle-même critique littéraire, auteure de plusieurs essais
(notamment une étude de l’œuvre de Genette), qui l’ont confir-
mée comme spécialiste de la narratologie. Parmi ces ouvrages
divers, celui qui m’intéresse particulièrement s’intitule La digres-
sion dans le récit, livre que Montalbetti a écrit en collaboration
avec Nathalie Piegay-Gros. Conçu pour un public de non-
spécialistes, cette étude propose un parcours du phénomène,
passant en revue les façons traditionnelles de penser la digression
et invoquant des exemples choisis dans une diversité d’œuvres
canoniques. De manière presque souterraine pourtant, ce ton
descriptif et normatif cède la place à un autre, plus polémique,
où les auteures présentent un argument en faveur de la digression
narrative, une sorte de défense et illustration du dilatoire.
Montalbetti et Piegay-Gros amorcent leur discussion avec
une définition qui se conforme aux notions normatives de la
narration : « La digression, c’est une partie du texte qui ne devrait
pas figurer dans le texte, un fragment qui en perturbe l’éco-
nomie – ou qui la transforme. C’est l’écart, la sortie hors du pro-
pos principal, c’est la séquence parasite, qui retarde, qui brouille
les pistes » (2000 : 59). Les auteures soutiennent que l’étymologie
du mot digression – dérivé du latin digressio – suggère l’idée d’un
départ, d’une séparation, l’idée de s’écarter du droit chemin.
Elles notent aussi que la digression est tolérée dans la conversa-
tion, alors que dans la littérature elle est souvent perçue comme
une « transgression ». Elles prennent soin de souligner le discours
double qui caractérise souvent la littérature, où auteurs et

9. Les renvois à La digression dans le récit seront désormais indiqués par la


mention D, suivie du numéro de la page.

138
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

narrateurs se font concurrence : « Si le narrateur s’égare, l’auteur,


sans doute, sait où il va. Dans un texte littéraire, la digression est
moins un signe d’égarement, que la feinte d’un égarement ; elle
n’est pas l’indice d’une absence de maîtrise de l’écriture, mais la
fiction d’une absence de maîtrise » (D : 5-11). Nous pouvons
ainsi considérer la digression comme une fiction dans la fiction –
et en tant que telle, elle représente une critique intéressante de la
fiction elle-même. Montalbetti et Piegay-Gross parlent, bien
entendu, d’auteurs « sérieux », ceux qui sont hautement
conscients des techniques narratives diverses qu’ils mettent en
jeu, ceux qui en mesurent également les conséquences. C’est
précisément le caractère conscient, calculé et délibéré de ces
gestes qui intéresse Montalbetti et Piegay-Gros : « La digression
ne correspond pas à une réelle improvisation, mais elle est un
dérapage feint du discours, qui tente de restituer à l’écriture la
liberté d’allure propre à la parole » (D : 29).
L’idée de liberté discursive se trouve sans doute au cœur du
processus. Cela est évident dès les premiers mots de leur étude,
où elles semblent décrire la digression sous une lumière
conventionnellement négative. En caractérisant la digression
comme un élément perturbateur, comme un écart ou un parasite
dans l’économie textuelle, Montalbetti et Piegay-Gros préparent
la voie à une autre lecture de la digression, bien différente celle-
là. Car leur description évoque en sourdine le clinamen
atomorum, l’écart des atomes, une notion conçue par Épicure
afin d’introduire la possibilité du libre arbitre dans la
métaphysique rigidement déterministe de Démocrite, geste dont
Lucrèce fournit le récit dans De rerum natura 10. Si le clinamen
est l’erreur dans le système, c’est également l’élément qui rend ce
système plus souple, plus hospitalier, en un mot, plus libre. Cela
fournit une place pour la créativité dans des structures autrement
contraignantes et statiques. Bien qu’elles n’articulent pas le mot
lui-même, le principe incarné par le clinamen est capital pour

10. Pour une discussion plus détaillée du clinamen et de sa résurrection


dans le discours théorique et littéraire contemporain, voir Motte (1986).

139
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Montalbetti et Piegay-Gros lorsqu’elles plaident en faveur de la


digression :
La tyrannie de l’ordre prive le raisonnement de toute vivacité
et l’étouffe dans des définitions qui endorment le lecteur. La
digression, à l’inverse, parce qu’elle est un principe de rupture
et de variété, est féconde et stimulante pour la pensée : elle
évite en particulier un formalisme excessif et autorise un dis-
cours toujours original, puisqu’il n’est soumis à aucun prin-
cipe d’ordre à prétention universelle et rationnelle (D : 31).

En clair, ce qu’elles préconisent ici, c’est le sabotage stratégique


de certaines conceptions traditionnelles de « l’ordre » narratif,
une notion qui tend à étouffer, d’après elles, la créativité des au-
teurs, ainsi que celle des lecteurs.
Vers la fin de La digression dans le récit, Montalbetti et
Piegay-Gros montent une attaque contre la critique traditio-
naliste, suggérant que sa manière de minimiser l’importance de
la digression témoigne d’une conception bien réductrice du
lecteur comme simple spectateur passif :
Le discours critique qui condamne la digression présuppose
donc que le lecteur, constamment tendu vers la fin de la
narration, a en mémoire le thème posé dès le départ et veut
progresser linéairement dans le texte. La digression est une
déviation qui menace de pervertir l’ordre même de la lecture,
en trompant le lecteur sur son attente en en forçant les limites
d’une approche rationnelle (D : 63).

L’avantage majeur que Montalbetti et Piegay-Gros voient dans la


digression, c’est surtout de constituer une tactique de création
subversive par laquelle un auteur peut rendre la narration plus
interactive, plus dynamique, plus riche de possibilités. Il me
semble légitime de considérer La digression dans le récit comme
un manifeste, et aussi comme un programme pour Western. Car
celui-ci met précisément en jeu les gestes préconisés par Mon-
talbetti et Piegay-Gros dans celui-là, les amplifiant à de telles
proportions qu’on ne peut pas les lire comme simples effets dila-
toires. La digression dans Western est hautement calculée, afin de

140
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

nous rappeler des possibilités narratives que nous avons ou-


bliées – ou réprimées.

POUR UN ROMAN CRITIQUE


À travers ce processus – et largement grâce au métacom-
mentaire narratif – Montalbetti encourage son lecteur à accepter
l’idée que l’importance de son roman n’est pas principalement
investie dans l’intrigue, mais plutôt dans les éléments narratifs
que nous considérons le plus souvent comme périphériques par
rapport à l’intrigue. Dans cette perspective, nous pouvons lire
dans Western un duel mortel entre histoire et discours. Si
Montalbetti nous offre l’intrigue à un premier niveau de son jeu
comme l’objet principal de l’intérêt lectoral, comme je l’ai
suggéré, c’est afin de mieux subvertir cette notion si convention-
nelle et rassurante à un deuxième niveau, et de manière pro-
gressive. Bref, ce que Montalbetti pratique ici est une sorte de
bonneteau narratif : c’est-pas-par-là-c’est-par-ici.
Si elle subvertit la notion de l’histoire de manière si
délibérée, si étudiée, c’est afin de nous faire repenser ce que nous
voulons dire par « histoire », de nous obliger à reconsidérer la
façon dont les histoires font passer leur signification et de nous
faire réfléchir sur notre manière de lire. Tout au long de Western,
la narratrice souligne des questions de processus, dans un méta-
commentaire soutenu. Elle expose ses propres choix narratifs
avec beaucoup de candeur. Elle admet volontiers ses moments
d’hésitation et d’incertitude : « La voix de Ted est une voix, com-
ment la décrire » ; elle se surjustifie : « J’insiste sur le caractère
personnel de cet usage » ; elle avoue sa tendance à épuiser son
sujet : « je pense que je vous ai tout dit de cette technique » ; elle
nous prévient qu’elle compte décrire les choses de long en large :
« La scène des adieux successifs est considérée dans l’ordre, je
développe un peu » ; ou elle nous promet au contraire qu’elle
tâchera de freiner sa prolixité naturelle : « bon, je le dis en vrac » ;
elle nous assure que lorsqu’elle s’écarte du droit chemin narratif,
elle saura vite nous y ramener : « Mais il est temps de revenir à la

141
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

scène » (W : 94, 59, 89, 106, 94, 188). En attendant, elle nous
suggère de prendre notre temps, tout comme elle.
Tel est le cas également lorsque nous occupons la place du
narrataire, plutôt que celle du lecteur. J’ai signalé plusieurs mo-
ments dans Western où la narratrice nous demande de combler
les lacunes qu’elle laisse dans son récit, ou d’imaginer ce qui
aurait pu se produire dans telle situation, nous invitant à parti-
ciper à la création narrative. Un autre moment semblable mérite
d’être noté ici. Quand elle promène son narrataire dans le
« General Store » de Transition City, la narratrice remarque que
nous aimerions peut-être y acheter un souvenir, quelque chose
pour nous rappeler « les aventures de notre trentenaire » (W :
114). La voix narrative dans ce passage passe étrangement de
celle de la narratrice vers celle de l’auteure – ou l’auteure impli-
quée –, qui suggère que nous aimerions éventuellement montrer
ce souvenir à nos invités, et que ces derniers le trouveraient bien
intéressant :
Et ça, ça vient d’où, tu l’as trouvé où, tu l’as acheté où, vous
leur répondriez Ah ça, ça vient de Western, et eux, reposant
précautionneusement l’objet où ils l’ont trouvé, vous répon-
draient Ah bon (probablement ils n’en auraient pas entendu
parler), et vous pourriez leur expliquer, les faire asseoir en face
de vous dans un fauteuil aux larges bras (ce sont vos amis, un
vieux coussin leur va très bien), et entreprendre de leur
raconter les aventures de notre trentenaire (W : 114-115).

En d’autres termes, ce que Montalbetti souligne ici, c’est la façon


dont nous prenons possession des histoires, et aussi la manière
dont chaque narration prépare la voie pour une autre, reconfi-
gurée selon les buts rhétoriques, les situations discursives, les
besoins critiques du moment.
Bien entendu, dans ma propre lecture de Western, je me suis
engagé librement dans un tel processus. J’ai privilégié certains
aspects du texte plutôt que d’autres ; j’ai souligné certains effets
qui me semblent importants ; j’ai essayé de faire le lien entre
différentes isotopies narratives – bref, j’ai raconté une histoire à
propos de cette histoire. J’ai trouvé mon autorisation dans

142
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

Western même, où les histoires sont toujours à approprier. D’ail-


leurs, je suis persuadé que l’idée de la mobilité, le déplacement
et la reconfiguration narratifs sont au centre de ce roman. Lors-
que Montalbetti met en scène le duel entre son trentenaire et le
méchant pistolero tout à la fin de Western, il s’agit de quelque
chose d’autre qu’un simple combat à coups de feu. Elle a lon-
guement préparé cette scène, jouant sur notre désir sémiotique
tout au long du roman, aiguisant notre anticipation avec une
manipulation savante et calculée de certains codes thématiques
conventionnels. Elle fournit la scène d’un décor tout à fait classi-
que : deux hommes sous un ciel troublé qui s’avancent lentement
l’un vers l’autre dans la rue poussiéreuse d’un village de l’Ouest,
une rencontre où l’un des deux trouvera la mort. Cette scène
répond à nos prières lectorales, et elle fournit la réponse aussi à
bien des questions que nous nous sommes posées jusqu’ici. C’est
tout ce que nous pourrions souhaiter, et plus encore. Et pour-
tant, c’est justement de cela qu’il s’agit ici, ce plus encore. C’est
bien cela qui est en jeu dans ce texte, et dans ce duel.
Western met en procès deux visions du roman – deux visions
de l’écriture, certes, mais aussi deux visions de la lecture. D’une
part, il y a le roman dominé par l’intrigue, l’événement, la lo-
gique causale et la narration linéaire. D’autre part, il y a le roman
qui prend son temps, qui digresse, qui porte des commentaires
sur ceci, puis sur cela. Faute d’un meilleur terme, on pourrait
appeler ce dernier le « roman critique ». Selon Montalbetti et
Piegay-Gros, le discours digressif offre au roman la possibilité
d’adopter une position critique explicite, d’examiner ses propres
conventions, de jeter un regard sur ses propres conditions de
possibilité :
La digression devient une technique de commentaire, qui
montre la complexité et la pluralité de tout texte. Par l’écart
qu’elle institue, la digression permet une distance nécessaire
pour nommer les significations du texte et autorise une lec-
ture qui entre dans le détail du texte lu (D : 67).

143
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Souple, malléable et constamment interrogatrice par sa nature, la


digression permet au roman de s’examiner de l’intérieur :
« Instrument rhétorique, procédé narratif, elle est aussi un outil
critique qui permet de remettre en cause le fonctionnement
traditionnel du récit » (D : 67). De manière plus cruciale encore,
la digression fournit un outil transformatif au romancier cri-
tique, un moyen de reconfigurer les histoires reçues de façon
créatrice : « La digression devient donc un instrument privilégié
à l’intérieur de cette entreprise critique : massivement utilisée,
elle déstabilise le processus de la narration pour lui imposer une
autre dynamique » (D : 69).
Dans une telle perspective, la sorte de roman critique que
Montalbetti nous propose avec Western, aussi innovatrice qu’elle
puisse paraître, peut nous rappeler une tradition romanesque
bien vénérable, celle de Henry Fielding, de Laurence Sterne ou
de Denis Diderot, ainsi qu’un moment dans l’histoire culturelle
où le roman était libre de discourir sur beaucoup de choses, y
compris sur ses propres principes fondateurs. Ainsi, dans un
sens, tout comme ses personnages, et tout comme elle invite ses
lecteurs à le faire, Montalbetti emprunte ici une vieille histoire,
et la fait sienne. De nos jours pourtant, sommés de toutes parts
de renoncer aux tentations du dilatoire et d’en venir vite à « l’es-
sentiel » dans les histoires que nous racontons, nous pourrions
trouver difficile de reconnaître le vrai caractère de son geste. Pour
sa part, Montalbetti comprend ces réponses conditionnées chez
son lecteur, et elle choisit de jouer là-dessus dans son roman,
dans l’espoir qu’un tel pari nous obligera à reconsidérer com-
ment les histoires en viennent à être. Plus que toute autre techni-
que, c’est cela qui rend Western si subversif – et, potentiellement,
si désarmant.
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

BIBLIOGRAPHIE
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REY, Alain (éd.) (1998), Dictionnaire historique de la langue française,
Paris, Le Robert.
DES HYPERTEXTES DE PAPIER.
LE DÉCODEUR DE GUY TOURNAYE

Bertrand Gervais
Université du Québec à Montréal

Le vrai processus d’écriture consiste sim-


plement à recopier les mêmes lignes en-
core et encore et encore et encore et à
couvrir feuille après feuille après feuille
de la même chose.
William H. GASS,
dans Theodore G. AMMON,
Conversations with William H. Gass.

[…] les livres ici continuent à créer des


personnages, à fabriquer des ambiances
alors que voici venu le temps des dis-
cours sans auteur, des mouvements de
masse, des gestes ébauchés et que le
temps emporte, des mots parasités par
des mots autres, brisés, semblables à des
musiques qui se font et défont, s’oppo-
sent et s’unissent en même temps.
Jean-Jacques SCHUHL,
Télex, no 1.

À quoi ressemble la fin de la littérature ? À quoi correspond


le texte qui fera du roman un tombeau ?
Il ne sera écrit par personne, façon de dire que son auteur
n’en sera plus un, rabattu au rang de simple scribe. Son texte sera
grevé de toutes parts et sa forme l’amènera à l’implosion. Le lire

147
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sera une expérience qui tiendra du paradoxe, comme une


progression qui détruirait le texte au fur et à mesure qu’elle s’en
saisit, ne laissant derrière elle qu’une terre brûlée. Ce sera un
roman qui ne se lit pas, un roman qui se refuse même à être lu,
repoussant son lecteur qui tente de le pénétrer. Mais ce sera un
livre qui se donne en spectacle, un livre qui est une véritable
figure du livre.
Face à une telle figure, le lecteur sera déporté aux limites de
ses attentes. Le texte ne s’offrira plus comme totalité, mais
comme un flux, une surface mouvante et insaisissable, qui se
donne à voir, bien entendu, mais de loin, comme la mer ou un
paysage qui n’existent comme totalité qu’à distance. La linéarité,
celle qui a donné au livre ses lettres de noblesse, ne sera plus
qu’un effet de surface, sans véritable impact sur l’organisation du
discours. Comme l’a dit il y a déjà longtemps Jacques Derrida,
entretenant à sa façon un imaginaire de la fin du livre :
La fin de l’écriture linéaire est bel et bien la fin du livre, même
si aujourd’hui encore, c’est dans la forme du livre que se
laissent tant bien que mal engaîner de nouvelles écritures,
qu’elles soient littéraires ou théoriques. Il s’agit d’ailleurs
moins de confier à l’enveloppe du livre des écritures inédites
que de lire enfin ce qui, dans les volumes, s’écrivait déjà entre
les lignes (1967 : 129-130).

Le décodeur de Guy Tournaye est un tel livre qui porte en soi,


tel un pressentiment, la fin de la littérature. Et ce qui s’y écrit
entre les lignes, c’est le récit d’une impossible rationalité, d’une
improbable totalité. Son écriture y est tout sauf linéaire, sa forme
est un leurre, un simulacre qui se défait sous les doigts. On com-
mence à le lire, et bien vite on comprend que sa lecture ne sera
jamais qu’une vaine tentative d’en saisir le sens. Ce petit livre d’à
peine 114 pages contient en puissance toute la littérature, qu’il
phagocyte et digère à sa façon.
Que ce roman soit un tombeau, sa dédicace le dit en toutes
lettres. Le livre est dédié à la mémoire d’un dénommé Joseph-
Paul Jernigan. Cet homme n’est pas un ami poète de l’auteur, un
compagnon de route ou un mentor, il est une figure, une figure

148
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

tutélaire. Mais une figure d’une étonnante perversité, car c’est


celle d’un corps littéralement découpé en rondelles. Un corps
tranché sur sa largeur. Accusé du meurtre d’un vieil homme de
75 ans, lors d’un vol, Joseph-Paul Jernigan a été exécuté en 1993
à Huntsville, au Texas. L’histoire aurait pu s’arrêter là, il ne s’agit
après tout que d’une exécution parmi tant d’autres dans un État
qui les multiplie, mais Jernigan, âgé d’à peine 39 ans au moment
de sa mise à mort, a choisi de léguer son corps à la science. Ce
corps a été congelé, puis – et c’est là que la dédicace prend tout
son sens – il a été fractionné verticalement en 1871 tranches
d’un millimètre d’épaisseur. Ces tranches ont été numérisées et
intégrées au site du Visible Human Project (1994) afin de servir
entre autres à des simulations chirurgicales.

Lamelle du corps de Joseph-Paul Jernigan,


Visible Human Project

Cet homme découpé en fines lamelles est un symbole du


texte qui s’ouvre. Car Le décodeur se compose de la même façon
d’un ensemble de phrases plaquées les unes contres les autres et
issues d’une multitude de textes mis bout à bout afin de
constituer une forme, mais une forme qui n’est pas une totalité,
qui ne pourra plus jamais le devenir. Or, cette forme, à la ma-
nière des spectres, vient hanter le lecteur qui se laisse prendre
dans ses rets.
Découpé en 21 sections, le livre se donne comme un site
Web mis à plat, transcrit de façon brutale sur papier, comme si
un hypertexte pouvait être amputé de sa dimension essentielle et

149
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

être reproduit dans un livre aux formes traditionnelles. Le site


ainsi saucissonné est celui d’une série policière américaine, inti-
tulée Street Hassle (titre inspiré de la chanson éponyme de Lou
Reed). C’est un site commercial, l’extension dans le cyberespace
d’un produit télévisuel, servant à entretenir la fidélité du public.
C’est le résultat d’une banale opération de marketing. Mais
pourquoi alors reproduire un tel produit ? Qu’y a-t-il à gagner à
dupliquer le contenu, devenu statique, des pages Web du site ?
La quatrième de couverture l’explique :
Le site dont nous présentons ici le fac-similé a été fermé le
4 juillet 2002 sur injonction du FBI. Motif : plusieurs mes-
sages suspects, dissimulés dans les images, les bandes-son et
les forums de discussion, auraient été interceptés par les sys-
tèmes d’espionnage Carnivore et Magic Lantern (Tournaye,
20051).

Il y aurait eu anguille sous roche ou, plus précisément, des


terroristes à l’œuvre sous les images innocentes d’un site com-
mercial, comme il y a eu des terroristes dissimulés parmi les
innocents voyageurs de vols commerciaux américains. L’analogie
n’est pas innocente, le réseau terroriste du roman se nomme La
base, une référence directe à al-Qaida, qui signifie justement « la
base » en arabe.
Très vite, nous dit Le décodeur, on a soupçonné « la présence
de messages camouflés » (D : 15) qui laissaient croire que le site
était utilisé « comme canal de couverture pour échanger des
messages sensibles » (D : 16). Street Hassle a donc été soumis à un
décodage approfondi, qui a révélé la présence de nombreux
messages illicites. Mais la démonstration n’a pas convaincu. Si
l’existence de ces messages a été corroborée, leur lien avec un
groupe terroriste n’a pas été confirmé. Des « associations de
défense de la vie privée » ont d’ailleurs invoqué des manipula-
tions politiques, visant entre autres à « renforcer le contrôle de
l’information sur la toile » (D : 16). Et des chercheurs univer-

1. Les renvois au Décodeur seront désormais indiqués par la mention D,


suivie du numéro de la page.

150
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

sitaires ont choisi de remettre les résultats de leur enquête indé-


pendante, contredisant les conclusions du FBI, à un journaliste,
ancien rédacteur d’un magazine sur le multimédia. Une version
du site décodée et gravée sur un DVD-ROM a ainsi été remise
au narrateur, ledit ancien rédacteur, qui s’est empressé de tra-
duire et de transcrire les pages stockées sur le disque, « convaincu
qu’un livre serait le meilleur moyen de les relier et d’en révéler la
trame cachée » (D : 17).
C’est cette mise à plat qui nous est offerte à la lecture en
21 sections, identifiées telles quelles : « Amorce », « Accueil »,
« Plan du site », « Scène 1 », « Production », « Détective », « Babil-
lard », « Caméra », etc., chacune parfois segmentée en de nom-
breuses sous-sections.
Le tout se présente, génériquement, comme un roman.
Mais, nous dit le narrateur, il y a là un choix éthique. Puisque la
vérité sert trop souvent d’alibi à l’imposture, il n’y a plus de
raison de s’en réclamer, la stratégie a perdu toute crédibilité. Il
convient plutôt, par un raisonnement paradoxal, de soutenir le
contraire. Si la vérité est mensonge, quoi de mieux que le roman
pour dire vrai :
Le mot « roman », ici, a d’abord valeur de manifeste. […] À la
différence des pseudo-documents qui font la part belle au
complot et à la conspiration, le présent « roman » ne prétend
à aucune vérité. Il s’en tient aux faits, sans chercher à les
interpréter. Ce n’est qu’à ce prix, nous semble-t-il, que l’on
peut aujourd’hui dire le réel […] (D : 18).

Le narrateur distingue clairement la vérité et le réel, ce der-


nier constitué de faits non apprêtés, non interprétés. La vérité, en
ce sens, ne correspond pas aux faits, tels qu’en eux-mêmes ils
peuvent témoigner d’un réel, mais à leur transformation en des
assertions qui tiennent plus des présupposés entérinés que de
l’exactitude aux événements. La vérité est idéologie, tandis que le
réel, ce sont les faits bruts. Nous sommes évidemment dans une
logique du soupçon, hautement représentative de notre époque.
La vérité n’y est plus une valeur, une valeur logique aux

151
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

propriétés établies, mais un discours, instable, mouvant et dont


il faut se méfier.
Le décodeur se présente ainsi comme un roman qui n’en est
pas un, puisqu’il veut donner accès à un réel nullement médiatisé
par les codes de la représentation. Il y a là, évidemment, une stra-
tégie littéraire éprouvée qui consiste à camoufler le roman, non
sous les allures d’une correspondance, d’un journal intime ou
d’un dictionnaire, mais sous la forme d’un texte sans médiation
ou représentation, d’un ensemble de faits bruts, comme un cata-
logue ou une base de données. C’est donc dire un roman sans
structure narrative stable, sans linéarité assurée.
Il est important de remarquer que cette médiation déniée est
l’ultime strate d’un texte qui repose sur une étonnante remédia-
tisation, c’est-à-dire sur une remédiatisation à rebours. La notion
de remédiatisation est apparue sous la plume de Jay David Bolter
et de Richard Grusin, pour caractériser les transformations liées
à l’apparition de nouveaux médias. La remédiatisation permet de
comprendre à la fois comment les nouveaux médias remodèlent
les anciens et comment ces derniers se remodèlent eux-mêmes
afin de répondre aux défis posés par les nouveaux (1999 : 15).
Le décodeur joue sur une telle remédiatisation, puisqu’en son
centre on trouve une série télé, Street Hassle, remédiatisée en un
site Web2. Mais le processus ne s’arrête pas là, puisque ce site lui-
même connaît des transformations. Il est dans un premier temps
parasité par des messages camouflés, des messages qui profitent
des possibilités du média pour être diffusés subrepticement. Puis
ce site est fermé et son contenu, devenu statique, est sauvegardé
sur un DVD-ROM, pour être décodé. Enfin, dernière étape, le

2. Comme avec Disparitions de Sophie Calle, qui propose des témoi-


gnages qui viennent combler l’absence, celle de tableaux volés au Musée
Gardner de Boston, Le décodeur offre le témoignage d’une absence, celle de ce
site qui n’est plus en ligne, dont il ne reste plus de traces, mais qui est signifié
par un texte qui en décrit les éléments. En fait, la disparition du site, à la suite
de sa fermeture, fait apparaître ce qui y était caché, c’est-à-dire dans la logique
du roman, les informations transmises par le groupe terroriste La base. J’ai déjà
exploré cette question (2006 : 67-87).

152
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

contenu exclusivement textuel du site est transcrit sur papier,


pour être diffusé sous forme de « roman ».
Le décodeur est en ce sens le résultat d’une remédiatisation à
rebours, qui vient mettre à plat et rendre totalement inerte un
contenu initialement dynamique. Ce n’est pas une plus grande
complexité qui est recherchée, mais une régression médiatique.
Ainsi, on ne trouve aucune image ou extrait de séquence vidéo
dans le roman, aucun lien hypertextuel, et aucun message secret
initialement encodé dans les pixels de l’écran. Les données ont
été dé-numérisées.
La remédiatisation à rebours est cependant un pur simula-
cre, un écran de fumée, comme l’idée d’un roman de faits bruts.
Il y a là une double imposture, qui masque un complot. Mais un
complot qui n’a rien à voir avec le terrorisme, un complot qui ne
porte pas sur les enquêtes malveillantes du FBI, mais sur la litté-
rature elle-même, digérée par cela même qui la nourrit.

DU SITE AU COLLAGE
Mais alors, que trouve-t-on dans les pages du Décodeur, si
rien de ce qui est annoncé n’est autre qu’une illusion ? L’épigra-
phe du roman nous en fournit un indice.
Le roman s’ouvre sur une citation de Jean-Jacques Rousseau :
« La honte accompagne ordinairement l’innocence, le crime ne la
connaît plus » (D : 9). Cette pensée aurait été rédigée sur une
carte à jouer, l’as de trèfle pour être précis, pratique qu’aurait
adoptée Rousseau à la fin de sa vie. Tout autant que le contenu
de cette citation, c’est la forme qu’elle emprunte qui est un
indice de ce que nous nous apprêtons à lire. Le mot « ordinaire-
ment » y a été rayé. Il n’a pas été effacé ; nous pouvons toujours
le lire ; il a été simplement barré d’un trait. Il est donc présent et
absent en même temps, présent parce qu’on peut toujours le lire,
et absent parce qu’on ne peut rien faire de cette lecture, le mot
ayant été neutralisé et son sens, étouffé. Le texte rayé, le texte que
nous pouvons toujours lire, mais dont la lecture est rendue in-
certaine, est l’emblème même des figures de textes, de ces textes

153
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

dont la dimension matérielle, iconique, a été surdéterminée, au


point où elle entrave la lecture de ce qui a été ainsi orné, trans-
figuré alors en sa propre figure.
La lecture du Décodeur repose sur des bases incertaines.
Comme avec l’épigraphe de Rousseau, on ne peut exactement le
lire ; on l’examine comme on le ferait avec un spectre, dont la
figure à la fois nous surprendrait et inquiéterait. Ce qui se donne
en surface est lourd des palimpsestes qu’il contient. C’est que le
fac-similé du site cache en fait une étonnante machine littéraire,
et le texte donné à lire est un « patchwork » d’une rare com-
plexité. Le texte du Décodeur est en effet composé, exclusivement
composé d’extraits de 107 ouvrages détournés, plagiés, altérés,
modifiés ou non. Dans la dernière section du roman, intitulée
« générique », le narrateur explique que :
La plupart des textes contenus dans cet ouvrage, à commen-
cer par la présente note, ont été publiés sous d’autres noms
par d’autres éditeurs. Le plus souvent, ils ont été recopiés res-
pectueusement, c’est-à-dire sans altérations, quoique sans
vergogne, puisque le nom de l’auteur n’a jamais été cité. Mais
il est aussi arrivé que le démarquage se double d’un détour-
nement. Nous ne pouvons donc qu’inviter le lecteur sérieux,
philologue attentif, à se reporter aux ouvrages signalés dans ce
générique pour évaluer les distorsions et autres erreurs
d’aliasing qu’ont pu subir certains de ces textes (D : 109).

Cette note à caractère métafictionnel introduit une liste, où


l’on peut lire, « par ordre d’apparition à l’écran », l’ensemble des
titres et des auteurs qui ont été utilisés. Cette liste se lit comme
un who’s who de la littérature mondiale, de Rousseau et de
Friedrich Nietzsche jusqu’à Michel Leiris et Gilles Deleuze, en
passant par Novalis, Jean-Bertrand Pontalis, Georges Perec, Em-
manuel Carrère, Jean-Luc Nancy, Herman Melville, Sigmund
Freud, Philippe Sollers, Jorge Luis Borges, Vergès, etc.
Julia Kristeva nous avait déjà avertis, dès 1969, que « tout
texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte
est absorption et transformation d’un autre texte » (1969 : 85).
Tournaye, dans Le décodeur, exacerbe cette intertextualité, rédui-

154
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

sant son propre texte à une peau de chagrin, à un canevas sur


lequel viendront se déposer les citations, qui ne sont pas un
accompagnement ou un jeu secondaire du roman, mais son seul
et unique jeu, sa seule réalité. Le décodeur, comme le corps de
Jernigan, n’est plus qu’une série de plans qui, mis bout à bout,
constituent un corps, mais un corps mort et disséqué, une figure
du corps, en lieu et place d’un corps réel.
Le texte du Décodeur n’est ainsi qu’une immense citation. Il
apparaît en fait, pour reprendre une distinction chère à Louise
Paillé et utilisée dans sa pratique de création de livres d’artistes,
comme un livre ou un texte-porteur, dont la particularité est de
contenir, voire d’être constitué de livres et de textes-déportés,
textes repris, transcrits, collés, déviés de leur trajectoire initiale3.
Si on prend les dernières pages du roman, tour à tour
viennent se greffer des extraits de « Bartleby ou la formule » de
Deleuze (1989), de Mondes animaux et monde humain de Jakob
von Uexküll (1984), de La syncope de Champollion de Max Dorra
(2003), des Images du corps de Philippe Comar (1993), de
L’aveuglante proximité du réel de Michel Bitbol (1998), de l’essai
d’Anne Cauquelin Le site et le paysage (2002), du Traité du tout-
monde d’Édouard Glissant (1997), et du bref article de Frédéric
Tachot, sur la typographie, dans le deuxième numéro des Cahiers
de médiologie. Ces textes sont mis bout à bout, réunis par des seg-
ments qui servent à assurer la transition entre des paroles et des
pensées que rien, au départ, ne réunit.
L’hypertextualité du roman, déconstruite par cette remédia-
tisation à rebours qui en a défait les liens, réapparaît sous la
forme d’une intertextualité qui force le lecteur à recomposer les
liens, cherchant par lui-même les preuves du collage annoncé.
Les dernières pages du Décodeur naviguent entre le Dorra, le

3. Paillé crée ce qu’elle nomme des « livres-livres », des doubles étonnants


où se rejoignent livres-porteurs et livres-déportés. « Dans un livre, écrit-elle, je
transcrirai à la main, mot à mot, le texte intégral d’un autre livre. Je le trans-
crirai en entier, entre les lignes, sur les lignes, dans les marges et le blanc des
pages, à l’horizontale, à la verticale, en oblique, à l’endroit et à l’envers » (2004 :
25).

155
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Comar, le Bitbol, le Cauquelin et le Glissant, comme entre Cha-


rybde et Scylla. Le roman est fait d’un texte troué, d’une surface
ponctuée d’emprunts qui se multiplient au gré des occasions.
C’est une base de données qui est ainsi non pas mise en ligne
mais en page, comme si la seconde opération pouvait se substi-
tuer à la première. L’immense réseau de citations grève le texte,
lui ôtant toute consistance.
Le décodeur appelle à une herméneutique qui viendra confir-
mer le collage. Mais cette herméneutique ne trouvera aucune
vérité. Ou plutôt le travail de récupération des extraits collés
viendra affaiblir le texte, montrant que sa surface n’est qu’un
étonnant composite au statut précaire. Car enfin, quand nous
lisons Le décodeur, que lisons-nous ? Lisons-nous du Tournaye ou
du Glissant ? Quelle est la valeur de vérité du texte devant nos
yeux ? C’est du Glissant ou du Cauquelin et ce n’est plus ni l’un
ni l’autre. C’est du Glissant qui a été transformé en autre chose,
et du Cauquelin qui a été subverti. D’ailleurs, citer Tournaye,
c’est citer qui ? Tournaye détournant Deleuze ? Pastichant
Glissant ? Pillant Dorra, Bitbol ou Comar ? Par son collage systé-
matisé, Le décodeur neutralise son propre texte, qui perd ainsi
toute stabilité. Et comme lecteur, nous n’avons d’autre choix que
de battre en retraite, incapable d’affronter le texte sur son propre
terrain, miné de toutes parts.
La pratique du collage, même si elle trouve ici une forme
exacerbée, est au cœur des développements esthétiques du
XXe siècle. Pour Bertrand Rougé, par exemple, le collage se situe
aux origines de la modernité en peinture. Il ne représente pas
simplement une technique ou une forme banale, mais un champ
nouveau d’expérimentation, « une autre façon pour l’artiste de
sonder, d’explorer, d’éclairer les zones obscures de son activité
créatrice, de façonner son univers tout en restant attentif au
monde qui, autour de lui, comme le collage lui-même, sans cesse
se déchire et se recompose » (1993 : 7). L’application au domaine
littéraire du collage et son emprunt au domaine artistique a été
le fait des surréalistes qui en avaient vite perçu le bénéfice
épistémologique et idéologique. Le collage a, en effet, une valeur

156
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

subversive. Il vient remettre en question la légitimité de la


mimésis, de la fonction représentative de l’art et de la littérature.
Comme l’affirme Gérard Dessons, « le collage s’en prend à l’es-
sentialité ontologique qui fonde la notion de cohérence » (1993 :
18). La pratique du collage de Tournaye s’inscrit parfaitement
dans cette dynamique. Pour lui aussi, la dislocation du réel s’im-
pose comme mode de conscience nouveau. Le collage joue sur la
porosité des frontières.
Sa technique est très proche de celle d’un Donald Barthelme
ou d’un Jean-Jacques Schuhl qui, dans les années 1970, prati-
quaient tous deux des collages non seulement explicites, mais
implicites, des exemples d’une intertextualité érigée en système,
voire en fondement même du texte. Leurs collages multiformes
sont là pour nous rappeler que rien n’est jamais gratuit et qu’il
ne faut jamais se contenter de ce qui transparaît à la surface du
texte, car celle-ci sert avant tout d’écran qui cache un important
travail formel, des rapports de convergence et de motivation,
d’innombrables tensions.
Or, il apparaît évident que les développements de l’informa-
tique facilitent grandement cette pratique du collage. En trois
clics, nous pouvons extraire un texte de son contexte et le pla-
quer, par la magie du « couper/coller », dans une nouvelle fenêtre.
La pratique n’a plus rien de subversif, elle est devenue un réflexe,
un geste totalement intégré à nos modalités d’écriture et de
lecture en mode d’hypertextualité. Comme le dit Cauquelin,
dans l’essai utilisé par Tournaye :
C’est un reproche « ordinaire » aux utilisateurs du traitement
de texte de dire qu’il est devenu facile de produire des textes,
de se prétendre écrivain, essayiste ou chercheur. « Il suffit de
couper/coller des morceaux empruntés de-ci de-là », dit-on.
[…] Le coupé/collé, comme on l’appelle, serait responsable
des errements de la pensée contemporaine. À la fois figure et
méthode, le coupé/collé indiquerait l’absence d’originalité,
voire l’absence de toute pensée, de véritable recherche. Il y
aurait du prêt-à-porter sur la toile, qu’il suffirait de retailler à
sa mesure (2002 : 161-162).

157
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Mais, comme le signale Cauquelin elle-même, c’est aller vite


en besogne que de jeter la pierre aux internautes d’aujourd’hui,
puisque cette pratique du collage est « l’essence même de l’écrit »
(2002 : 161-162). Il n’y a pas de littérature sans citation, pas de
texte sans intertextualité, voire sans une interdiscursivité qui doit
être pensée de manière généralisée. Et ce tissage complexe accen-
tue la fragilité des textes, dont les effets esthétiques déportent le
lecteur dans une zone d’incertitudes :
Les citations, en effet, continue Cauquelin, ces coupés/collés,
sont les yeux du texte par où quelqu’un vous regarde qui n’est
pas l’auteur, mais un autre, des autres. La citation caviarde la
continuité, troue la peau lisse de l’argument, offre des
« lieux », le propre de mémoires sans propriétaire (2002 : 164).

Et c’est bien pour Tournaye le sens à donner à ses collages.


Ils sont le symptôme d’une hypertextualité déjà en pleine expan-
sion, un effet de la simplification des procédures de plagiat en
cette ère de l’encyclopédie virtuelle décentralisée et de l’intel-
ligence collective4. On peut lire dans Le décodeur l’appel à une
nouvelle écriture, où les marques de l’identité ont été affaiblies,
où les pronoms et les déictiques ont été soumis, par détourne-
ments, à des dédoublements qui en brisent la référence, comme
ces photographies travaillées numériquement et dont le rapport
au réel a été irrémédiablement perturbé. C’est un appel à « une
écriture anonyme, fragmentée » (D : 80), à une écriture dépour-
vue de centre, d’histoire et de personnages, à une écriture qui est
un pur flux.
Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnage, ni sens
vectoriel, flux impersonnel, multitudes d’éclats, évidé, criblé,
atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien –
pas d’univers de l’auteur –, multiplicité de traces aussitôt
recouvertes : comment produire un tel langage, un langage
qui ne sorte pas de la tête de quelqu’un (ni de sa plume) mais
qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d’une momie
exhumée ? La seule chose qui importe désormais, c’est qu’on

4. Voir à ce sujet Lévy (1994).

158
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

voit les collures, les coutures, qu’on écrive non « comme on


coud une robe » (Proust), ni « comme une fille enlève sa robe »
(Bataille) mais comme on la met à plat. On la prive de toute
profondeur, de toute épaisseur, de tout volume et on voit
surtout la façon dont elle est faite : ses empiècements, ses
articulations, ses doublures, ses espacements, son étoilement,
ses coutures, sa texture, et il importe peu alors que la manche
soit à la place de la jambe ou à l’envers. J’essaie d’écrire des
ouvrages cousus de fil blanc. Et dont les mots, vides de sens,
tremblent […]. Je rêve d’un texte-fantôme (D : 80-81).

Mais qui écrit véritablement ces mots ? Qui est ainsi


doublement cité ? Est-ce Paul Auster dans Cité de verre (1985),
dont le personnage de Peter Stillman père rêvait d’un langage qui
réinventerait les rapports entre les mots et le monde ? Est-ce
Schuhl, dans Télex no 1 (1976)5 ou Rose poussière (1972), textes
annonciateurs de la logique citationnelle du Décodeur ? Quoi
qu’il en soit de l’origine de ces mots, le texte de Tournaye a fait
sien ce rêve, et il se présente comme un texte-fantôme, un texte-
spectre, un texte qui est une figure de texte.
Car c’est un texte qui ne se lit pas, mais se contemple
comme un phénomène étrange, un monstre de foire qui nous
laisse sur nos gardes, fascinés mais circonspects. Il nous demande
de trouver ce que cachent les mots, de repérer les citations dans
les paragraphes. Or, comme la quête s’avère une œuvre de
Sisyphe – il s’agit après tout de trouver un assortiment d’aiguilles
dans un tas de bottes de foin –, on ne peut que s’avouer impuis-
sant et, ce faisant, suspendre notre propre lecture.
Le décodeur, c’est la logique du complot généralisée. Sur le
plan narratif, évidemment, ce complot ouvre le roman : complot
terroriste œuvrant à l’ombre de la toile, complot du FBI voulant
fausser les résultats afin d’asseoir son autorité. Et sur le plan
formel, le collage universalisé nous place dans la position de
chercher des citations partout, citations qui ne sont pas cachées

5. Schuhl indique dans une annexe de ce texte les sources de ses nom-
breux collages (France-Soir, Elle, Vogue, etc.), ce que Tournaye refait presque
trente ans plus tard.

159
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

ou secrètes, puisque l’esthétique du roman est avouée, et, par la


suite, de s’arrêter comme interdit au pied d’un précipice, saisi de
vertige face à une tâche non seulement démesurée mais futile.
Car à quoi peut-il servir de retrouver l’ensemble des textes cités ?
Cela permettra-t-il de mieux comprendre Le décodeur ?
Évidemment que non.
Les textes cités sont là, à la fois présents et absents, présents
parce qu’absents. Ils y sont comme pures figures de textes, à la
fois cachés et montrés, ce qui leur octroie une très grande dési-
rabilité, voire une charge érotique certaine. On désire savoir, on
voudrait voir ce qu’il en est véritablement, mais les résultats de
l’enquête sont essentiellement décevants, comme un corps mis à
nu et offert sans ses agréments. Ce n’était que ça ! De simples
mots recopiés, certains déplacés, légèrement transformés pour
s’insérer dans leur nouveau contexte. Le mystère de leur présence
comme textes-déportés dans le texte-porteur du Décodeur est
évidemment plus alléchant que la réalité nue de leur origine.
Le décodeur se lit comme la promesse d’une ouverture à la
bibliothèque de Babel dont parlait Borges. Et il se donne à lire
dans le déportement, comme un véritable hypertexte de papier.
En le lisant, nous nous ouvrons à un réseau de textes, que nous
pouvons actualiser à notre guise. Les liens sont à notre charge,
contrairement aux hyperliens électroniquement établis, mais des
tracés ont déjà été prévus. Mimant un site Web, le roman en est
venu à adopter, par mimétisme, sa forme générale. Mais c’est la
littérature plutôt que le cyberespace qui se trouve ainsi actualisée.
La littérature, dans sa potentialité, comme cet horizon nécessaire
à toute lecture, à tout acte symbolique. La fin de la littérature ne
se comprend jamais que comme origine de la littérature.

*
* *
Toute figure se déploie sur une absence, sur un vide qu’elle
vient combler. Elle permet de rendre présent, sous forme de
signe, ce qui est absent. Les textes-figures viennent signaler la
perte appréhendée du livre. Le texte s’y absente. Le texte y est

160
DES HYPERTEXTES DE PAPIER

déjà absent. Il est présent, en tant que signe complexe qui se


donne à contempler, mais absent en tant que texte à lire. Le
texte-porteur a été destitué de son statut même de texte, trans-
formé pour l’occasion en support d’un signe iconique qui le pha-
gocyte. Son opacité est devenue prépondérante. Elle dissimule le
texte derrière un écran, composé pour une grande part du texte
lui-même qui agit comme son propre voile. C’est le principe de
la lettre volée.
Le décodeur de Guy Tournaye se présente tout à fait comme
un tel texte-figure. Texte-porteur d’un vaste ensemble de textes-
déportés, il se donne sous les dehors d’un site Web mis à plat,
dans une remédiatisation à rebours. Or, cette régression média-
tique sert d’écran à un hypertexte de papier qui actualise un
réseau souterrain fait du corps même de la littérature, pour
laquelle il semble n’avoir à priori aucune affinité.
Comme pour la mort du roman, trop souvent annoncée au
XXe siècle et continuellement reportée (du fait de la vitalité du
patient !), le texte-figure ne signale pas, cependant, la fin du
texte. Il révèle plutôt notre inquiétude face à la situation actuelle,
marquée par une double transition : à la fois culturelle, par
l’ouverture des frontières et la mondialisation des échanges, et
technologique, par l’ouverture du réseau Internet et le dévelop-
pement de l’écran relié.
En se servant des signes extérieurs de cette médiasphère, Le
décodeur joue sur cette angoisse, dont il a bien saisi l’une des pre-
mières manifestations. Car le collage, le plagiat, l’emploi d’objets
trouvés signalaient déjà la porosité de tout texte, sa nécessaire
dette au monde et à ses signes et discours. Les textes coulent de
partout. Ils ne contiennent rien, ils sont traversés de part en part.
Et ce qu’ils retiennent, ce tissu qui les constitue ne sert pas à
former une bulle qui saura retenir mots et pensées, mais à vêtir,
c’est-à-dire à la fois à s’offrir au regard et à s’y dérober, laissant les
pensées s’aventurer dans les sphères de leur choix et hanter les
corps qu’elles désirent.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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MINIMALISTES ET MOUVEMENT :
TOUSSAINT ET AUTRES

Gianfranco Rubino
Université de Rome, « La Sapienza »

L’influence du titre et de l’épisode d’ouverture de La salle de


bain, il y a une quinzaine d’années, fut telle que, par la suite, on
a eu tendance à identifier ce roman avec son début. La décision
du protagoniste de s’installer dans la salle de bain avait été perçue
par bien des critiques et des commentateurs comme une apo-
logie provocatrice de l’immobilité, à la lumière de laquelle on a
souvent interprété tout le livre. Pour le journaliste allemand
Steffen Richter, « le héros ne craint rien tant que le mouvement,
qui rend visible le passage du temps et entraîne inévitablement
la vie vers la mort », quitte à constater que « le progrès mortel du
temps semble suspendu dans le jeu » (cité dans Demoulin,
2005 : 19) ; ce premier roman de Jean-Philippe Toussaint, selon
l’Italien Mario Fortunato, « est en réalité une longue réflexion sur
l’impossibilité de se mouvoir, sur la fascination de l’immobilité »
(cité dans Demoulin, 2005 : 21). D’autres lectures moins uni-
voques percevaient la présence, à côté de l’immobilité, de l’ins-
tance opposée, celle du mouvement : Jean-Pierre Salgas utilisait
la formule heureuse de « nomadisme immobile » (cité dans
Demoulin, 2005 : 11). Gil Delannoi mettait en relief la tension
entre ces exigences antithétiques, dont l’interaction textuelle en-
gendrait deux paradoxes, « une immobilité qui bouge, une mobi-
lité qui reste sur place » (cité dans Demoulin, 2005 : 12) ; dans

165
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

cette perspective, l’immobilité existentielle et cyclique représen-


tait le noyau sémantique fondamental du récit, dont la mobilité
n’était que l’apparence illusoire.
Or, si les analyses qui soulignent l’importance de l’immo-
bilité s’appuient sur un fondement certain, celles qui le mettent
en relation avec son contraire, à savoir avec la mobilité, semblent
mieux cerner la logique de ce texte. Dès ce premier roman, l’ima-
ginaire spatial de Toussaint oscille entre ces deux pôles, même si
l’équilibre des valeurs est instable et semble pencher le plus sou-
vent du côté de l’immobilité. Il suffirait de songer, par exemple,
à l’éloge des tableaux de Piet Mondrian pour s’en rendre compte.
Il serait bien sûr possible d’objecter que le narrateur, après avoir
abandonné sa salle de bain et son appartement, se rend à Venise,
ce qui n’est pas rien. Mais le déplacement n’est pas du tout
valorisé, car il est escamoté par une ellipse : d’une ligne à l’autre,
d’un paragraphe au suivant, « le train était sur le point de partir »
et « le lendemain, le train arriva » (Toussaint, 1985 : 50). Il est
vrai qu’un paragraphe rétrospectif assez court concernant la nuit
en train du narrateur rappelle tout de même l’attention de celui-
ci à l’égard du mouvement qui l’entraîne, mouvement extérieur
qui semble pénétrer l’intérieur de son corps. Le séjour à Venise
est plutôt statique et monotone, puisque le protagoniste passe
presque tout son temps à l’hôtel, notamment dans sa chambre,
où il se plaît à jouer aux fléchettes. Certes, après le départ de sa
femme, il passe quelques jours à l’hôpital et il est invité à dîner
chez son médecin, avec lequel il joue aussi au tennis. Mais ce ne
sont ni de grands événements ni des déplacements consistants.
Les promenades dans la ville sont également très anodines, d’au-
tant plus que le narrateur refuse de faire du tourisme. Le retour
à Paris, quoique relaté de façon moins rapide que le trajet de
l’aller, n’inspire qu’une courte séquence dialoguée à l’aéroport de
Venise, un compte rendu succinct des malaises suscités par le vol
et la scène d’une prise de bec avec une jeune femme de la police
des frontières.
Ce qui concourt aussi à ôter toute importance aux mouve-
ments, c’est leur gratuité : le départ du protagoniste pour Venise

166
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

n’est provoqué par aucun mobile ni aucune nécessité. Ce man-


que de motivation est d’ailleurs une constante dans les romans
de Toussaint.
Cet attrait de l’inertie dérive en bonne partie d’une hantise
psychophysique du narrateur : celui-ci identifie dans le mouve-
ment extérieur une manifestation tangible de l’écoulement invi-
sible du temps et de son action destructrice, à laquelle il se sent
fatalement exposé : le mouvement, en fin de compte, conduit
toujours vers la mort, à savoir la véritable immobilité. D’où la
tentation de l’arrêter. Il y a tout de même un paradoxe : si l’im-
mobilité équivaut à la mort, le mouvement peut à la rigueur la
conjurer. D’où l’ambivalence du rapport entre ces deux ins-
tances, à la fois spatiales et temporelles, dans les œuvres suivantes.
Il reste de toute façon à remarquer que le développement du
roman amène le protagoniste hors de la salle de bain, où il ne se
sera installé finalement que peu de temps. Bien sûr, le fait que
cette séquence salle de bain-sortie caractérise non seulement le
début mais aussi la conclusion du récit semble dessiner une
structure circulaire sinon cyclique, où l’on peut bien entrevoir
une métaphore de l’immobilité. Mais il est également légitime de
songer plutôt à une spirale, et de juger que la phrase de la fin, « je
sortais de la salle de bain », représente une hypothèse centrifuge,
une ouverture au possible, une mise en marche potentielle. Après
tout, le narrateur aurait pu rester chez lui.
En effet, le sempiternel narrateur de Toussaint désertera de
plus en plus tout domicile privé… « Monsieur » est confiné dans
une chambre louée (1986), tandis que le narrateur de La télévi-
sion (1997) vit pendant quelques mois à l’étranger dans un
studio provisoire. On ne voit jamais les autres personnages prin-
cipaux habiter un appartement personnel. Le protagoniste de
L’appareil-photo (1989) ne rentre jamais dans un domicile à lui,
tandis que les narrateurs de La réticence (1991), de Faire l’amour
(2002) et de Fuir (2005) logent à l’hôtel ou se trouvent le plus
souvent à l’extérieur.
Une telle projection vers le dehors s’accentue au fil des
romans. Parallèlement, on se déplace de plus en plus. Certes, il

167
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

reste l’impression paradoxale d’une coexistence du mouvement


et de l’immobilité. On voit Monsieur souvent assis en médita-
tion ; mais en même temps il bouge beaucoup, il va à Cannes, il
déménage, il participe aux réceptions, il joue au football et au
ping-pong, il emmène ses nièces au musée, il flâne dans les rues.
Tout en bougeant souvent, Monsieur semble immobile ; ses dé-
placements sont si instantanés qu’ils ne deviennent perceptibles
qu’une fois accomplis :
Monsieur, qui ne pouvait évidemment s’accomplir qu’à l’état
stationnaire, se déplaçait apparemment sans transition et […]
son énergie, comme celle de l’électron du reste, dans ses
passes de bonneteau, hip hop, effectuait un saut discontinu à
un certain moment, mais qu’il était impossible de déterminer
à quel moment ce saut se produirait […] (Toussaint, 1986 :
78).

Ce personnage à l’attitude imperturbable est bien sensible à


la problématique cinétique : il précise par exemple à ses nièces
que si l’on cherche à se fuir soi-même il faut aller vers l’est, parce
que le temps, pendant le déplacement, s’écoule plus vite. Le
mouvement extérieur, celui que l’on peut constater matérielle-
ment, n’est souvent qu’une métaphore du mouvement intérieur,
ou plutôt du mouvement ontologique, qui s’identifie finalement
au passage du temps. C’est à ce dernier que le narrateur de La
salle de bain (1985) et Monsieur (1986) doivent se mesurer. Tou-
tefois, à la différence de son prédécesseur, Monsieur n’aspire pas
à bloquer le flux temporel, où il perçoit en quelque sorte le
rythme de l’univers, et il arrive dans des moments d’extase à ne
faire qu’un avec lui. C’est ainsi que temporalité, être et pensée ar-
rivent parfois à coïncider.
Arbitraires et immotivés comme presque toujours chez
Toussaint, les déplacements se multiplient dans L’appareil-photo
(1989) : un voyage du protagoniste à Milan, un autre avec sa
fiancée à Londres. Une fois de plus, loin d’imprimer à la fiction
un effet de dynamisme, ces mouvements produisent une impres-
sion de stagnation : le temps et l’espace du déplacement sont
supprimés ; à une exception importante près, celle du retour

168
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

d’Angleterre, ce qui est décrit c’est le séjour, généralement dé-


pourvu de relief et de sens. Encore plus insignifiants sont les va-
et-vient des personnages à la recherche d’une bouteille de Pri-
magaz ou les efforts du protagoniste pour apprendre à conduire
(inaptitude au mouvement ?) racontés en flash-back.
Toutefois, le retour de Londres en bateau est l’occasion de
développements ontologiques importants à propos de cette ten-
sion dualiste mobilité/immobilité dont il a été question jusqu’ici.
La photo, ou plutôt un genre particulier de photo, semble four-
nir une possibilité de fixer le mouvement tout en le représentant.
Le voyage, cette fois perçu en tant que tel, permet provisoire-
ment d’abolir la conscience de l’espace et du déplacement : il
situe le passager dans une sorte de non-lieu suspendu entre ce
qu’il vient de quitter et ce qu’il va trouver, un passé qui n’est plus
et un avenir qui n’est pas encore. L’expérience décisive se déroule
pourtant dans une totale immobilité (à l’intérieur d’une cabine
téléphonique au bord de l’autoroute). Tout comme dans Mon-
sieur, une sorte d’ascèse extatique consent à accorder pour une
fois l’écoulement de la pensée à la fluidité du devenir, à concilier
la convergence dans un point de l’esprit avec l’abandon au cours
des heures. Il s’agit d’un exploit de la pensée : on crée un équi-
valent purement mental de la vie pour réaliser un équilibre entre
des instances antithétiques, pour fixer encore une fois la fugitive
grâce de l’instant présent – « comme on immobiliserait
l’extrémité d’une aiguille dans le corps d’un papillon vivant »
(Toussaint, 1989 : 127).
Quant à La réticence, le voyage y a déjà eu lieu, car le prota-
goniste vient de débarquer et de s’installer quelque temps dans
l’île de Sasuelo : mais toute l’histoire est ponctuée par ses inces-
santes, obsédantes et énigmatiques allées et venues entre l’hôtel,
le port et la maison de ses amis.
À partir d’Autoportrait (à l’étranger) (2000) le voyage ac-
quiert une importance thématique encore plus explicite, tandis
que le terrain diégétique du récit devient franchement le dehors,
l’ailleurs, l’étranger. Quoique d’une façon plus ou moins ludique
et ironique, l’exergue exprime l’angoisse (très légère) du

169
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

narrateur face au voyage, qu’il associe à la possibilité de la mort


ou du sexe. Comme d’habitude, ce qui est relaté n’est pas le
déplacement mais le séjour, qu’il s’agisse de Tokyo, de Hong
Kong, de Berlin, du cap Corse, de Kyoto, de Nara, du Vietnam.
Mais il y a des exceptions : le voyage à Prague, le seul qui se fasse
en train, inspire des notations détaillées ; des péripéties assez plai-
santes caractérisent également dans l’épisode tunisien l’itinéraire
en voiture vers Sfax, constellé de difficultés techniques. L’avion
aussi peut susciter des sensations significatives, semblables à
celles que le narrateur avait décrites à propos du retour de
Londres en bateau. Le vol (pour le Japon) efface toute distinc-
tion spatiale et temporelle, toute opposition jour/nuit,
ici/ailleurs, plongeant le passager dans un état atopique de sus-
pension et de non-savoir : « Je ne savais pas où j’étais, je ne savais
plus vraiment où j’allais » (Toussaint, 2000 : 17) ; et cette for-
mule dénonçant la perte de l’orientation est destinée à réap-
paraître dans les textes suivants. Le mouvement d’un véhicule
maritime ou aérien est donc susceptible d’annuler tous les
repères et de provoquer un effet paradoxal d’immobilité, ou de
suspension de l’opposition mouvement/immobilité. Un pas ulté-
rieur vers une pleine acceptation du mouvement est accompli
dans l’épisode vietnamien : assis sur le siège arrière d’une moto,
le narrateur se sent fondre dans une circulation fourmillante,
inépuisable, bariolée, à laquelle il s’abandonne sans résistance.
L’identification entre le mouvement extérieur et le flux temporel
joue à plein sous le signe commun de la liquidité ; se laisser aller
à l’un c’est accepter l’autre :
Je glissais dans les rues, les pieds frôlant l’asphalte, me laissant
entraîner dans la circulation et dans le cours du temps,
j’acceptais le mouvement de la vie et je l’accompagnais sans
résistance, mes pensées elles-mêmes finissaient par se fondre
dans le cours de la circulation. […] Tout était fluide autour
de moi, tout s’écoulait avec langueur dans la tiédeur
ambiante, le temps et la circulation, la vie et les heures, mes
amours et la jeunesse, je ne faisais aucun effort pour retenir le
temps, je consentais à vieillir, j’acceptais l’idée de la mort avec
sérénité (Toussaint, 2000 : 85-86).

170
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

Cette confrontation avec le temps peut redevenir doulou-


reuse, quand on revoit par exemple un lieu qu’on avait visité
quelques années auparavant. C’est le cas de l’épisode conclusif de
Kyoto, où la mélancolie est sans doute aggravée par le fait qu’au-
cun mouvement physique n’intervient pour canaliser et appuyer
le cours de la pensée.
Un mélange d’instabilité permanente et de piétinement ca-
ractérise Faire l’amour, où le décor japonais, planté dès le début,
remplit une fonction partiellement dépaysante sans être exoti-
que. En proie à une tension insupportable, les personnages
errent à l’intérieur de l’hôtel, ou ils parcourent les rues de Tokyo
sous la neige, dans une séquence à la fois grotesque et poétique.
Le déplacement le plus considérable est celui du narrateur qui se
rend à Kyoto où il s’installe quelques jours chez un de ses amis.
Aucun de ses mouvements n’a d’orientation ni de raison, comme
en témoignent des formules récurrentes : « Je ne savais où aller »
(Toussaint, 2002 : 1371), « Je ne savais pas où j’allais » (FA : 155),
« Je marchais au hasard, sans but » (FA : 155), « Je n’allais nulle
part précisément » (FA : 156). Quant au voyage à Kyoto, le pro-
tagoniste se demande lui-même ce qu’il va faire là-bas, quoiqu’il
soit possible à posteriori pour le lecteur de répondre à cette
question, étant donné que le personnage connaît quelqu’un dans
cette ville et qu’il a besoin de trouver un minimum de répit.
C’est justement à l’occasion de ce voyage que se reproduit l’alter-
nance accoutumée de mouvement et de stagnation. La vitesse du
train de l’aller rappelle au narrateur une expérience bien connue,
« cette compression de l’espace et du temps qui donne le
sentiment que c’est à l’écoulement du temps qu’on assiste de la
fenêtre des trains pendant que défile le paysage » (FA : 134). En
revanche, le séjour à Kyoto chez Bernard favorise une sorte d’ata-
raxie du personnage, à laquelle contribue l’engourdissement dû
à un court accès de fièvre, dont l’effet relativement apaisant est
bientôt dissipé par un contact téléphonique avec Marie à Tokyo.

1. Les renvois à Faire l’amour seront désormais indiqués par la mention


FA, suivie du numéro de la page.

171
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Dans la séquence de la piscine à l’hôtel, on voit se reproduire


cette acceptation extatique du flux temporel qui se manifeste à
plusieurs reprises chez Toussaint ; tandis que, dans le train pour
Kyoto, le personnage n’avait pu que subir passivement l’élan du
véhicule, en nageant il suscite lui-même un mouvement physi-
que qui accompagne et maîtrise symboliquement celui du temps.
Ces moments de plénitude ne sont pourtant que de brèves
parenthèses transitoires. La progression et l’issue du récit ne sem-
blent déboucher sur aucun équilibre ontologique, spatial et
temporel. Bien au contraire. À la suite de la conversation télé-
phonique avec Marie, il se produit une accélération surprenante
par un retour soudain du protagoniste à Tokyo. Son avancée
finale vers le musée, où il croit retrouver Marie, est précipitée et
péremptoire, scandée par une série de propositions juxtaposées
coordonnées au passé simple et à l’imparfait :
Je ne lui laissai pas le temps de m’interroger, d’hésiter ou de
tergiverser, je passai la porte, je forçai le passage et entrai dans
l’enceinte du musée, ma carrure était impressionnante dans
mon grand manteau gris noir, j’avais une démarche
volontaire et je marchais vite d’un pas décidé à travers les pe-
louses en direction du bâtiment […] (FA : 173).
Cette marche en avant ne s’arrête que quand le personnage a
accompli un geste prétendument libératoire.
La frénésie cinétique qui anime la dernière partie de Faire
l’amour se transmet tout entière au roman suivant, comme l’an-
nonce son titre extrêmement éloquent, Fuir. On ne fait que
bouger sans cesse dans un espace qui va de Shanghai et Pékin
jusqu’à Paris-Charles de Gaulle et l’île d’Elbe : il y a longtemps
désormais que la salle de bain a été abandonnée… Les moyens
de transport se multiplient : moto (surtout), avion, train, bateau,
cheval, sans compter la marche à pied et la nage. Une sorte de
montage parallèle met en relation des personnages éloignés l’un
de l’autre et qui, tout en se déplaçant, conversent sur leur por-
table d’un point à l’autre de la planète : c’est ainsi que le narra-
teur emporté par le train Shanghai-Pékin parle avec Marie en
pleine dérive, qui traverse en pleurant les salles du Louvre. Les

172
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

séquences en contrepoint relatives aux mouvements des interlo-


cuteurs ne sont pas dues au point de vue d’un narrateur
omniscient, mais au pouvoir visionnaire du narrateur homodié-
gétique, qui imagine et décrit comme s’il les voyait les actions de
sa bien-aimée. Dans ce microcosme du passage, tout est instable,
fuyant, insaisissable : enveloppes, sacs et paquets qui circulent de
mains en mains, contacts furtifs esquissés entre Li Qi et le narra-
teur, configurations changeantes des plateaux-repas sur la table,
subtils changements de relations entre les personnages. Le sens
de toute cette agitation est indéchiffrable. Certains mobiles ori-
ginaires sont vaguement déclarés, mais non explicités : le narra-
teur est allé en Chine y accomplir une sorte de mission que Marie
lui a confiée, mais il ne précise pas de quoi il s’agit. On constate
seulement que, pour le compte de sa maîtresse, il remet à Zhang
Xianghzi une enveloppe contenant vingt-cinq mille dollars. Le
détour du narrateur par Pékin est motivé par une invitation de
son amphitryon chinois et répond à des raisons d’agrément, mais
toute la fuite vertigineuse en moto est dictée par des raisons
entièrement mystérieuses. Si le voyage du narrateur à l’île d’Elbe
répond au désir de participer aux obsèques du père de Marie, la
logique de ses mouvements suivants reste peu compréhensible,
puisque jusqu’à un certain moment il semble éviter soigneuse-
ment de rencontrer la femme qu’il est venu rejoindre. Vers la fin,
en revanche, la direction s’inverse, et le mouvement semblerait
redevenir élan orienté et motivé vers l’autre, désir d’union.
Cependant, ce dynamisme généralisé ne produit pas d’effets
bénéfiques. La possibilité d’un accord entre mouvement phy-
sique et mouvement intérieur/ontologique, parfois esquissée
dans les textes précédents, semble à nouveau écartée. Il est vrai
que le voyage en avion, en tant que transition de ce qui n’est plus
à ce qui n’est pas encore, crée un effet de dépaysement équivalent
à une sorte de no man’s land « élastique et flexible » (Toussaint,
2005 : 1342) ; mais le déplacement dans l’espace sous-entend

2. Les renvois à Fuir seront désormais indiqués par la mention F, suivie


du numéro de la page.

173
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

inévitablement le déplacement dans le temps, dont le pouvoir


destructeur est plus que jamais douloureux et intolérable :
Car je sentais le temps passer avec une acuité particulière
depuis le début de ce voyage, les heures égales semblables les
unes aux autres, qui s’écoulaient dans le ronronnement
continu des moteurs, le temps ample et fluide, qui m’em-
portait malgré son immobilité, et dont la mort – et ses vio-
lentes griffures – était la mesure noire (F : 134-135).

La tentation de suspendre le devenir se présente à nouveau,


sous la forme d’un espace autonome et préservé où il est bon de
s’enfermer, car les gestes que l’on fait là-dedans se répètent avec
une régularité circulaire, réglée par une géométrie rigoureuse et
contraignante. C’est l’oasis du jeu, et notamment du bowling,
qui offre un présent absolu, un ici et maintenant protégé de tout
agent corrosif intérieur et extérieur :
J’étais seul sur la piste. Ma boule à la main, le regard fixé sur
l’unique objectif du moment, ce seul endroit du monde et ce
seul instant du temps qui comptaient pour moi désormais, à
l’exclusion de tout autre, passé ou à venir, cette cible stylisée
que j’avais sous les yeux, géométrique, et par là-même in-
dolore, sans chair et sans idée de mort –, pure construction
mentale, rassurante abstraction, un triangle et un rectangle, le
triangle des dix quilles blanches et rouges bombées que j’avais
sous les yeux et le rectangle de la longue allée de bois naturel
presque blanc de la piste qui s’étendait devant moi […] (F :
100).

La tension centrifuge de Fuir, impressionnante si on la


compare vingt ans après à la stagnation du roman du début,
n’implique donc pas de réconciliation avec le monde extérieur, le
mouvement, le temps. Tout en représentant une trajectoire
orientée et motivée (mais sa raison est obscure), la fuite, que le
titre valorise, comporte une menace, un risque, un malaise : fina-
lement, une bonne partie du livre se situe sous le signe d’une
mort advenue, celle du père de Marie. Et même les retrouvailles
avec celle-ci ne sont que provisoires, on le sait dès le début. À la
rigueur, on pourrait penser que cette irruption généralisée du

174
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

mouvement représente une manière de l’exorciser. Mais sa fonc-


tion semble plutôt se résoudre dans une formidable injection
d’énergie romanesque, dont Toussaint juge qu’un écrivain, sur-
tout s’il se veut contemporain, ne peut pas se priver :
Le mouvement, c’est fondamental. La priorité pour ce livre,
ce n’était pas la vision du monde, l’humour ou les idées, et
même pas seulement la recherche de la beauté. J’ai constam-
ment pensé en écrivant que la priorité était la recherche de
l’énergie romanesque. L’énergie romanesque est une chose
invisible, brûlante et presque électrique, qui peut surgir par-
fois des lignes immobiles d’un livre (Bourmeau, 2005).

Dans les romans d’autres écrivains que l’on appela « mini-


malistes », on se déplace et on bouge volontiers. Ce phénomène
est plus évident chez Christian Oster (Gelz, 2004), mais il n’est
pas négligeable non plus chez Christian Gailly. Chez eux, le
mouvement semble répondre à une fonction fondamentale, à
savoir celle de rompre ou de racheter la routine d’une existence
monotone ou marquée par un échec. Un schéma de ce genre
règle certains récits d’Oster : le plus souvent un personnage à
l’identité faible, sans qualités particulières, plus ou moins désœu-
vré même s’il a une occupation, s’éprend d’une femme qu’il
rencontre et quitte sa maison pour la suivre ailleurs, générale-
ment dans d’autres villes ou villages (Laporte, 2006). C’est ce
qui se passe dans les romans L’aventure (1993) et Dans le train
(2002). Certaines variantes peuvent se produire, sans trop modi-
fier cet axe fondamental : c’est le cas de Loin d’Odile (1998). S’il
s’agit parfois d’échapper à une existence vide et médiocre, dans
d’autres cas on laisse en arrière une déception précise, quand on
a été abandonné par une femme, et qu’on en suit une autre : une
situation pareille se produit dans Mon grand appartement (1999),
Les rendez-vous (2003) et Sur la dune (2007). Il arrive également,
dans L’imprévu (2005), que la femme qui abandonne le pro-
tagoniste l’incite en même temps à entreprendre un voyage (ou
plutôt à le poursuivre tout seul), pour rejoindre l’endroit où ils
auraient dû se rendre ensemble.

175
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Un phénomène semblable oriente le déroulement de l’intri-


gue et de la diégèse dans les romans de Gailly, notamment dans
les derniers : le départ ou l’écart représentent également des oc-
casions d’échapper à la répétition de la vie quotidienne. On peut
le constater dans Nuage rouge (2000), Un soir au club (2001), Les
oubliés (2007) et même dans Dernier amour (2004). Les détails
peuvent évidemment varier, d’autant plus que souvent ses pro-
tagonistes ne sont pas des hommes médiocres mais des êtres
sensibles et blessés, dont la vocation artistique ou la passion
amoureuse ont été frustrées, mais non éteintes. Mais la logique
de base est celle d’un mouvement d’évasion hors d’une enceinte
ou d’une condition trop étroites et frustrantes.
Cet agencement récurrent des événements, des actions et de
la diégèse concerne évidemment les grandes lignes du texte, où
sont repérables quelques affinités de fonctionnement entre ces
deux auteurs. Mais il est évident que chacun a sa sensibilité parti-
culière, sa conception de la psychologie, des rapports intersub-
jectifs, de l’espace et du temps, sa façon spécifique de construire
le récit, le discours, la phrase. Cela dit, il est possible de souligner
certaines constantes supplémentaires. Les orientations centri-
fuges et dynamiques de l’intrigue ne transforment pas ces
romans en autant d’histoires de voyages, pleines de rebondisse-
ments. Sans trop rappeler l’équilibre particulier entre mouve-
ment et stagnation des premiers textes de Toussaint, les dépla-
cements sont loin de bouleverser chez Oster et Gailly l’allure
lente et uniforme de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse de voyages
ou de va-et-vient à l’intérieur de la ville, ces mouvements sont
fragmentés, problématiques, interrrompus par des pauses, de
menues difficultés, des détours, des impasses. Nadine Laporte
observe justement ce phénomène chez Oster :
Si la force structurelle du départ est assumée, elle n’est cepen-
dant pas exempte, dans la présentation qui en est faite, de
cette forme particulière que prend le style de l’écrivain, qui est
celle de l’hésitation, du retour en arrière de la réflexion immo-
bilisante qui fixe les mouvements possibles de la fiction et
semble toujours vouloir en annuler les effets (2006 : 110).

176
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

Aucune des expériences vécues par les personnages n’est néces-


saire, intentionnelle, conséquente, sensée. Les localités et les
situations où ils se trouvent sont interchangeables sous le signe
de la contingence. C’est ce que précise le narrateur de L’imprévu :
« J’aurais pu ne pas être là ou, à l’inverse, être arrivé là depuis
longtemps, quelques heures plus tôt, ou quelques jours, j’avais
du mal à l’évaluer » (Oster, 2005 : 81). Actions et événements ne
découlent pas de l’esprit d’initiative ou des projets volontaires
des protagonistes, qui sont des êtres plus ou moins anonymes,
usés, fêlés, passifs, se laissant aller au fil des jours. Même lors-
qu’ils obéissent à des impulsions, et c’est plutôt le cas des narra-
teurs d’Oster, ils ne font que seconder un événement fortuit
qu’ils n’ont pas déterminé. Ces personnages ne sont pas d’« éton-
nants voyageurs », comme ceux que souhaiteraient les partisans
malouins d’un nouveau roman d’aventures3. C’est le hasard qui
imprime un tournant, parfois illusoire et parfois décisif, à leur
vie, en les soustrayant à leurs habitudes : pour que le narrateur de
Mon grand appartement décide de ne pas rentrer chez lui, il faut
qu’il égare ses clés, qui sont justement en possession de la femme
qui vient de le quitter. Et c’est grâce à cette expulsion forcée, et
à un malentendu téléphonique, qu’il connaîtra et suivra un nou-
vel amour. À la faveur d’une dépossession tout à fait involon-
taire, on peut découvrir des perspectives inattendues. Un autre
personnage s’y connaît bien, qui peut ainsi théoriser : « J’étais là
par hasard, si l’on veut bien appeler hasard l’orientation que
prennent parfois nos vies quand elles nous échappent, et alors le
hasard serait une sorte de laisser-aller » (Oster, 2005 : 140)4. Des
titres comme L’aventure ou L’imprévu manifestent l’exigence
d’une secousse soudaine et salutaire de la routine quotidienne,
dont les agents décisifs les plus exemplaires s’appellent rencontre
ou incident (autre titre, celui-ci, employé par Gailly – 1996).

3. Voir : http://www.etonnants-voyageurs.com/
4. Il est intéressant de rappeler à ce sujet que dans sa classification des
jeux, Caillois définit justement l’alea « une démission de la volonté, un aban-
don au destin », tandis que l’agôn est selon lui « une revendication de la respon-
sabilité personnelle » ([1967] 1977 : 57).

177
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

C’est la rencontre, et notamment la rencontre amoureuse, qui


suscite la sortie au dehors, la rupture avec soi-même et avec le
passé, la mise en marche vers un nouvel espace, un nouveau
temps, une nouvelle partenaire.
On pourrait parler légitimement de jeux de l’amour et du
hasard pour ces écrivains qui parient sur les affects et surtout sur
l’aléatoire pour réutiliser des poncifs et en faire tout de même des
possibilités existentielles et narratives exploitables, bien que
confiées à des anti-héros peu dynamiques et peu ludiques. Ils se
font ainsi porteurs d’une sorte de romanesque minimal, résiduel,
reconquis5. Mais c’est un romanesque sans trop d’illusions,
comme le révèle entre autres le rythme hésitant et tortueux du
mouvement représenté (que l’on songe à la difficulté de travailler
et de marcher sur les dunes !). Et pourtant…
Pour en revenir à Toussaint, on peut constater des ressem-
blances bien compréhensibles, si l’on admet qu’on n’a pas réuni
ces écrivains sous l’étiquette de minimalistes sans quelque rai-
son6. Pour se limiter à ce qui nous concerne ici, remarquons une
certaine interférence mouvement/immobilité, un ralentissement
du rythme narratif, une multiplication des espaces, un amenui-
sement du sujet qui engendre un défaut d’orientations, de moti-
vations et de liens de conséquence dans les rapports avec l’espace
et l’existence. Il y a en même temps des différences importantes.
D’abord, chez Oster et Gailly, le mouvement spatial n’est pas
métaphore de la temporalité. Quant à ce sentiment du hasard et
de l’aléatoire, il montre que, dans leur perspective, l’existence

5. À propos du retour du romanesque chez certains écrivains « minima-


listes », je renvoie au collectif « Christian Oster et Cie. Retour du romanesque »
(Mura-Brunel, 2006). Voir aussi Oliver (2004). Sur les définitions et les
implications possibles de cette catégorie, voir Schaeffer (2004), Pavel (2004) et
Sheringham (2004). Quant aux limites de ce retour, il ne faut pas négliger la
part de dérision qu’il y a, chez Oster et Toussaint tout au moins, à dilater des
détails menus, insignifiants, prosaïques et cocasses du quotidien.
6. Il n’est pas question ici de discuter le bien-fondé de cette étiquette et
des autres qu’on a utilisées (impassibles, ludiques, etc.) pour désigner les écri-
vains dont on traite dans cet article. Pour approfondir la question terminolo-
gique, voir Schoots (1997), Motte (1999), Viart et Vercier (2005).

178
MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES

n’est pas tout à fait gratuite, puisqu’on ne peut concevoir et


percevoir le hasard (et les coïncidences) que par rapport à un
présupposé implicite, même périmé et blâmé, de régularité et de
nécessité. Sous cet aspect, leur écriture n’est pas, ou n’est plus,
aussi ludique qu’on ne le croirait (ou plutôt, elle l’est surtout sur
d’autres plans). Le jeu ne se résout pas en une pratique auto-
suffisante du hasard, mais il semble répondre secrètement à une
structure téléologique, qui vise une issue finale hors du chassé-
croisé de coïncidences et de renvois7. Un coup de dés peut alors
sinon abolir le hasard tout au moins l’orienter.
En revanche, aucune situation n’est qualifiée chez Toussaint :
le mouvement et les itinéraires n’ont plus rien à voir ni avec le
hasard ni avec des projets ou même des habitudes qu’ils inflé-
chiraient ou enfreindraient8. La succession n’est pas progression
vers un nouveau début, ou en tout cas elle n’est pas présentée
comme telle. Même si le mouvement peut conduire vers quelque
chose ou vers quelqu’un, il est ce qu’il est, pur déplacement,
entropie sans rachat. À moins que cette œuvre en cours ne se
dirige vers d’autres horizons.

7. Ce dénouement peut être clarificateur mais non heureux : il suffit de


songer à la conclusion (imprévisible) de L’imprévu et à celle d’Une femme de
ménage (2001).
8. Il peut être utile de constater que chez Toussaint les jeux appartiennent
plutôt à l’ordre de l’agôn qu’à celui de l’alea.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

BIBLIOGRAPHIE
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180
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au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas.
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?
REPRÉSENTATION
ET IMAGINAIRE LITTÉRAIRES
DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN

René Audet
Université Laval

Le verdict est tombé : la littérature se meurt. La chose est


imminente, elle court à sa disparition. L’affirmation est devenue
un lieu commun en ce début de millénaire – en témoigne le
Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, essai de Dominique
Maingueneau, qui s’ouvre sur cette observation : « la Littérature
est morte, mais l’immense foule de ses fidèles semble l’ignorer »
(2006 : 7). Aux côtés de cette proposition polémique se dresse un
William Marx, qui fait de l’adieu à la littérature l’argument de
son étude sur la lente dévalorisation de la pratique littéraire. Si
Marx fait remonter ce mouvement jusqu’au XVIIIe siècle, le
constat, lui, émerge avec force aujourd’hui, chez lui comme chez
d’autres. On compte néanmoins quelques antécédents notoires –
pensons à Maurice Blanchot qui, dans la dernière partie du Livre
à venir (1959), s’interroge sur la disparition de la littérature ou
encore à un Roland Barthes antimoderne, qui dans sa dernière
leçon sur « La préparation du roman » laisse sentir son angoisse
qui monte : « Quelque chose rôde dans notre Histoire : la Mort
de la littérature ; cela erre autour de nous ; il faut regarder ce
fantôme en face » (2003 : 49).

183
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

L’identification de ce fantôme constitue en soi un défi : si le


diagnostic est communément partagé sans être argumenté, les
causes demeurent obscures. À l’instar de ce Barthes antimo-
derne, à l’arrière-garde de l’avant-garde nous dit Antoine Com-
pagnon (2005), bien des critiques stigmatisent le contemporain
en raison de son aplatissement idéologique, de sa participation à
une machine littéraire spectaculaire. D’autres prendront à
témoin le tarissement des Muses, procédé typiquement moderne
au dire de Barthes, qui le résume par l’énoncé : « je ne puis écrire
d’œuvre, il n’y a plus d’œuvre à écrire, la seule chose qui me reste
à écrire, c’est qu’il n’y a rien à écrire » (2003 : 379-380). Écrire
qu’il n’y a plus rien à écrire, ou encore écrire que tout a été écrit ;
prétendre donc que l’histoire littéraire est un joug paralysant,
qu’il ne reste qu’à gloser cette Littérature qui nous précède.
Portrait sombre, s’il en est, qui me paraît une lecture strictement
sociologisante, peu propice à une saisie des nouveaux enjeux,
notamment poétiques, posés par la littérature actuelle.
Refusons l’idéologie de la mort du roman, de la littérature,
à la façon de Carlos Fuentes (1997)1, et reprenons donc à zéro
notre réflexion en déplaçant la perspective, en nous recentrant
sur les textes.
La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s’en
faut, l’extension du genre. À côté des formes élaborées, pour-
vues d’un titre, imprimées, des simples histoires qu’on
échange et qu’on oublie, prolifèrent des textes muets, sans des-
tinataire, ignorés du narrateur lui-même. Eux aussi, pourtant,
postulent des mondes. On peut ne s’être jamais su l’auteur de
cette prose sourde. Il arrive qu’un mot qu’on dit ou qu’on
entend, un lieu où l’on revient, plus tard, agissent comme des
catalyseurs, révèlent après coup le grouillement de textes

1. On se référera avec profit à l’article de Gervais, qui étudie le discours


récurrent sur la mort du roman en littérature américaine : « le même mouve-
ment se reproduit de fois en fois, le même drame, qui finit par s’imposer
comme un script, une fabula préfabriquée avec décadence décriée, fin pres-
sentie et renaissance à la clé ; défenseurs nostalgiques d’une tradition d’un côté,
et adeptes du renouveau de l’autre » (1999 : 67).

184
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer


les périls dont on se sentait environné.
On ne les avait pas à proprement parler oubliés. On n’en a
jamais eu conscience. On était trop occupé à recenser des em-
placements viables, des moments préservés, une activité ac-
ceptable, pour songer qu’on échafaudait, à cet effet, des récits
(Bergounioux, 2003 : 7-8).

Par cette réflexion, Pierre Bergounioux annonce comment


jaillissent les récits du passé à partir d’un déclencheur – dans
Univers préférables, il s’agit de la grande maison abandonnée, aux
volets toujours clos, qui trône dans l’angle du virage de la Natio-
nale 20, dans le petit village de Cressensac. Ce lieu, « ouvert […]
à toutes spéculations » (2003 : 12), permet à l’imaginaire de s’y
engouffrer, autorise cette prolifération de récits. Au narrateur
peu conscient de ce grouillement de textes, j’aimerais ici substi-
tuer la littérature elle-même. La littérature, la prose romanesque,
qui laisse sourdre des histoires apocryphes à l’invite de figures –
œuvres, écrivains ou pratiques littéraires qui agissent comme des
catalyseurs de récits. Si Bergounioux n’est pas particulièrement
une icône de l’avant-garde, sa façon de dépeindre l’émergence de
potentialités narratives me paraît tout à fait éclairer une facette
des écritures contemporaines, cette façon qu’a le roman de s’éla-
borer à partir de l’histoire littéraire, de ses figures et de ses
œuvres. La mobilisation de la Littérature dans la prose romanes-
que actuelle, en apparence une idolâtrie du patrimoine littéraire,
ne se limite pas en réalité à de la pure figuration statique et pla-
quée. L’inscription de l’imaginaire de la littérature dans le roman
contemporain se révèle un moteur de l’écriture, catalyseur tant
sur le plan narratif que fictionnel. Aussi grande soit la variété des
manifestations de cette présence (dont je ne vise pas à la
nomenclature ici), il demeure possible d’en saisir les fonctions au
cœur des œuvres, et leur examen permettra d’éviter l’ornière des
critiques qui ne voient dans cette mobilisation de la Littérature
que vil fétichisme et inventivité tarie.
Le roman contemporain nous invite à explorer la littérature
sous un jour nouveau, refusant sa pure référentialité, son

185
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

objectivité historique ; le roman appelle plutôt sa réalité fugitive


et son historicité construite, sa persistance dans l’imaginaire col-
lectif et sa mythification. La littérature mobilisée par la prose
romanesque, c’est celle qui s’engouffre dans les interstices des
possibles récits de la vie actuelle, rémanence de nos études, de
nos lectures, de nos discussions. On la figurera comme un
magma imaginaire constitué peut-être de faits, de noms, d’his-
toires, mais surtout d’images mentales, d’impressions, d’inter-
prétations, d’extensions embryonnaires, un magma que les
romanciers contemporains filent pour en faire la trame de leurs
œuvres. Ce bassin mémoriel et mythique, combiné à notre
connaissance de l’institution littéraire, de ses règles et de ses
fonctions, permet aux écrivains de réfléchir la littérature, de s’in-
terroger sur sa visée et ses enjeux actuels. En effet, la réflexivité,
la dimension métalittéraire signalent la conscience qu’a l’œuvre
d’elle-même (William Marx (2005) parle d’une littérature hyper-
consciente) : elles conduisent à la révélation des stratagèmes
illusionnistes, elles suscitent un commentaire sur la mise en place
de l’œuvre… mais là n’est pas l’unique enjeu de ces romans se
mettant en scène : il s’agit, au-delà du regard, de poursuivre le
geste de raconter, d’engager la fabulation dans de nouvelles voies.
Leur défi est double : trouver à dire ce qui n’a pas été dit (donc
combattre cette aporie moderne) et trouver à produire du roman
à partir d’un regard sur l’œuvre, d’un regard rétrospectif sur une
pratique littéraire. Cela montre à quel point la réflexion pro-
posée, à la fois miroir et glose, est sertie dans la prose des romans,
sous la forme ici de motifs structurants, là d’embrayeurs de
fiction. Afin de saisir ces fonctions attribuées à la Littérature
prise à parti par le roman contemporain, nous en envisagerons
trois types de manifestations – fabuler, récrire, raconter –,
comme autant de façons d’envisager l’imaginaire de la
littérature.

186
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

FABULER LA LITTÉRATURE
L’infini, mon cher, n’est plus grand-
chose ; c’est une affaire d’écriture. L’uni-
vers n’existe que sur le papier.
Paul VALÉRY,
Monsieur Teste.

Une des manifestations les plus tonitruantes de cette pré-


sence de la littérature consiste sans nul doute à élaborer une
littérature dans l’œuvre romanesque : non pas la représenter en
conformité avec son référent réel, mais tout bonnement
l’inventer. Le geste, s’il n’est pas anodin, n’est pas proprement
contemporain – signalons à seul titre d’exemple le topos du
manuscrit trouvé, qui insère un niveau diégétique intermédiaire
pour mettre à distance, pour déplacer la responsabilité (morale
ou politique) d’un récit, lequel est ainsi endossé par une figure
fictive obscure ou absente (le Don Quichotte, par exemple, se dit
en large partie une traduction d’un manuscrit arabe). Les incar-
nations actuelles de ce processus de fabulation se sont toutefois
diversifiées, multipliant ainsi leur mode d’intégration et leur im-
pact sur la prose romanesque.
Il est commun qu’une œuvre de fiction fasse écho à une
autre œuvre ; il est toutefois plus exceptionnel que cet écho
renvoie à une littérature dans sa globalité – qui plus est, une
littérature qui se distingue nettement de la nôtre et qui fasse
l’objet d’un ouvrage entier. De façon sombrement jubilatoire,
c’est l’exercice auquel se prête Antoine Volodine, dont l’univers
post-exotique partagé par ses ouvrages a fini par se cristalliser
dans une somme semi-narrative semi-critique, intitulée Le post-
exotisme en dix leçons, leçon onze. Le monde littéraire y est
construit de toutes pièces : on retrouve une liste d’écrivains, on
nous présente les rapports de force entre institutions et de
nouveaux genres littéraires comme les narrats, la shagga, la
romance et les entrevoûtes. Le narrateur, qui parle au nom de la
collectivité des auteurs post-exotiques, cerne ainsi leur pratique :

187
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Nous avions appelé cela le post-exotisme. C’était une


construction qui avait rapport avec du chamanisme révolu-
tionnaire et avec de la littérature, avec une littérature manus-
crite ou apprise par cœur et récitée […] ; c’était une construc-
tion intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil,
mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au com-
plot à mains nues de quelques individus contre l’univers
capitaliste et contre ses ignominies sans nombre (1998 : 17).

Le « roman » de Volodine conduit certes à explorer cette


littérature, à connaître ses relations avec le monde en dehors de
l’univers carcéral, à définir la poétique post-exotique ; mais il
constitue principalement un acte de naissance, un manifeste –
de cette littérature, de cette fiction également. Point d’ancrage
des univers volodiniens, cette œuvre participe d’une littérature
démiurge, qui crée un monde comme on fait un coup d’État,
monde au sein duquel situer ses propres récits.
Cette littérature, dont une liste des œuvres supposées nous
est donnée à lire, demeure somme toute virtuelle2. La
mobilisation d’un corpus littéraire fabulé pourrait également
prendre la forme d’une réelle intégration, partielle ou entière, de
l’œuvre évoquée dans un roman. Nous nous situons ici dans la
lignée du roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voya-
geur, qui reprend textuellement les premiers chapitres de dix
romans différents. Cette présence du texte dans le texte – et non
plus seulement la figuration sur le mode discursif de ces objets
fantasmés – déplace fortement les enjeux. Non seulement avons-
nous à accepter la présence virtuelle d’un objet qui existe dans un
univers fictif, mais par ailleurs pouvons-nous (et devons-nous)
en prendre connaissance. C’est sans compter le caractère désta-
bilisant de l’expérience de lecture, cette diversité stylistique et
générique obligeant le lecteur à s’adapter constamment, et sans
compter la virtuosité de la diégèse principale ainsi surchargée par
une multiplicité interne à absorber. L’incorporation concrète

2. Virtualité mitigée, comme on y retrouve tous les titres des romans de


Volodine, mais attribués à des auteurs post-exotiques.

188
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

d’un objet littéraire dans le roman est encore plus troublante


lorsque survient une métalepse énonciative, si l’on peut dire : le
roman de John Irving Une veuve de papier voit un conte intégré
à sa trame narrative (et attribué à un auteur fictif ) acquérir une
autonomie éditoriale en paraissant, dans notre monde, comme
un conte sous le nom d’Irving… Il y a donc là autonomisation
d’une littérature inventée ayant d’abord vécu dans le roman lui-
même.
Ultime manifestation de cette littérature inventée : celle où
le roman est le support même de cette œuvre fabulée – dans un
certain sens, nous revenons au topos du manuscrit trouvé. La
fabulation est ici celle même du livre, à travers la pratique des
auteurs supposés : pensons au Barnabooth de Valery Larbaud au
début du siècle, personnage dont nous construisons le roman de
sa vie par le récit en creux que recèlent ses œuvres. De façon
similaire et plus explicite, Alain Delaunois nous fait connaître
dans Impasse des pensées la vie de Sam Spooner Jr., fils fictif d’un
célèbre champion de billes, dont il publie des extraits de ses
carnets retrouvés. Composés de pièces hétéroclites (« images an-
ciennes, photographies de lieux, d’espaces, de paysages, de signes
topographiques, rencontrant et coexistant avec des textes de
plusieurs types, poèmes érotiques, notes de voyages, comptines
d’enfance, ritournelles détournées, proses poétiques ou intros-
pectives, fictions brèves » (2004 : 7-9) soumises à des contraintes
oulipiennes), ces carnets laissent découvrir un personnage, celui
de Sam Spooner Jr., dont le « corps physiquement défaillant » lui
aurait fait
[ressentir] en lui, pour le meilleur et pour le pire, ce que
Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles (1749), appelait « la réa-
lité du sens interne », ou « cette faculté, faible chez les voyants,
mais forte dans les aveugles-nés, de sentir ou de se rappeler la
sensation des corps, lors même qu’ils sont absents et qu’ils
n’agissent plus pour eux ». On pourrait ainsi dire de Sam
Spooner Jr. [conclut Delaunois] qu’il fut, à certains égards, un
aveugle-né (2004 : 11).

189
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Le discours encadrant de cette compilation d’écrits incite à


une lecture en deçà des textes, pour y lire le fil de trame qui unit
ces œuvres littéraires et artistiques ; on y ferait l’expérience d’« un
départ aux sources, pour qui [saurait] suivre ce troublant trajet à
rebours. [Il s’agirait p]eut-être [d’]un roman, qui comme son
auteur, ne [dirait] pas vraiment son nom » (2004 : quatrième de
couverture). Cette figure littéraire postulée, dont la vie peut être
lue à travers ses écrits, vient ainsi capturer entièrement la
proposition romanesque : le lecteur doit faire un acte de foi en
projetant que ces carnets retrouvés ont tous eu un énonciateur
commun. Ce projet fictionnel, minimal mais cohésif, assure la
lisibilité de l’ensemble.
L’intégration de la littérature imaginaire connaît ainsi plu-
sieurs degrés, et le discours qui la saisit varie tout autant : de la
contextualisation fictive, comme on l’a illustré, jusqu’à l’inter-
prétation des œuvres. On pourrait évoquer à cet effet des cas de
discours critique cohabitant avec l’œuvre fabulée, de Pale Fire de
Vladimir Nabokov jusqu’à L’œuvre posthume de Thomas Pilaster,
ce roman d’Éric Chevillard qui réussit à superposer une trame
policière au cadre pourtant rigide de l’édition posthume annotée
des œuvres d’un écrivain (fictif, évidemment). Une telle atten-
tion au discours critique en vient parfois à évacuer plus ou moins
complètement les œuvres, ou à leur donner une portée indirecte,
un ouvrage ne rassemblant plus que la réception et les articles
savants sur les écrits d’un auteur supposé – c’est l’exploit de
Claude Bonnefoy avec son Ronceraille, dans la collection « Écri-
vains de toujours ». Si toutes ces modalités d’insertion de la litté-
rature dans le roman proposent une lecture de la pratique
littéraire (paranoïaque chez Volodine, pseudo-biographique chez
Delaunois et Chevillard), elles demeurent fondamentalement un
moteur de l’imaginaire romanesque ; geste narcissique, peut-être,
cette figuration se donne comme telle et refuse l’opacité de
l’arnaque, en déplaçant le point focal depuis le mystère de la
fiction jusqu’à la mise en scène proposée. D’une obsession du
code, nous passons à une lisibilité romanesque renouvelée.

190
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

RÉCRIRE, POURSUIVRE LA LITTÉRATURE


Si l’appel de la littérature se faisait source de fiction dans ces
œuvres, un cadre renouvelé pour élaborer des récits, il peut éga-
lement constituer un prisme qui vienne révéler les rapports entre
les œuvres tant fictives que réelles. À travers des manœuvres
relevant de l’intertextualité et de l’hypertextualité (à la façon de
Gérard Genette), les écrivains contemporains s’inscrivent en
filiation, cherchant à raconter de nouveau ou à raconter à travers
les mots d’un autre. La littérature se trouve ainsi à se manifester,
parfois implicitement mais plus souvent de façon affichée, par le
biais de la relation qui rapproche un roman et d’autres œuvres
littéraires. Il y a donc une profonde étrangeté qui s’immisce dans
le langage, distance capturée par la trame narrative ou absorbée
dans une fusion des représentations proposées.
Cette capture est démontrée littéralement par Chevillard,
dans son Vaillant petit tailleur. Un écrivain, narrateur de ce
roman, décide un jour de rendre la gloire et la notoriété au conte
des frères Grimm en l’écrivant de nouveau et en s’en déclarant
l’auteur : « Voici l’œuvre accomplie, déclare-t-il en épilogue. Je
suis désormais l’auteur du Vaillant petit tailleur. Dans le silence
revenu, on voudrait se recueillir. Les mouches murmurantes ne
nous en laissent pas le loisir » (2003 : 265). S’y prêtant de bon
gré, sachant que son public affligé « trouvera peut-être quelque
agrément à suivre les pérégrinations du freluquet qui en est le
héros » (2003 : 10), l’écrivain nous donne à lire sa version du
conte : s’il tente des échappées peu fructueuses hors de la trame
classique, il se résigne enfin à reproduire assez fidèlement le
conte transcrit par les frères Grimm. Cette réécriture bien su-
perficielle des péripéties de l’arnaque célèbre du petit tailleur ne
constitue toutefois qu’une part du roman, la part la plus saillante
à l’évidence ; elle est en effet encadrée par une glose détermi-
nante, celle du récit de cette réécriture. Dans cette aventure
d’une écriture (toute ricardolienne soit-elle) se situe en fait la
proposition hypertextuelle la plus stimulante : ce roman raconte
comment l’écrivain récrit le conte, mais tout en suivant la trame

191
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

classique de ce conte. Une transposition notable du conte du


vaillant petit tailleur est ainsi opérée : selon les termes de
Genette, on y trouve une transvocalisation (passage d’une narra-
tion à la troisième personne à une narration à la première), une
transformation diégétique et pragmatique (changements dans les
actions et dans le récit), une transmodalisation (du conte au
roman), le tout dans un travestissement burlesque qui accentue
un peu plus l’attitude débonnaire de la narration. Malgré ces
interventions, la trame est néanmoins préservée : un personnage
de peu d’envergure (un écrivain) reconnaît son manque d’audace
habituel (pensons à l’épisode du métro qu’il raconte avec dépit,
où il n’a pas pensé à draguer une jolie demoiselle qu’il venait
d’enlever aux griffes de personnages indésirables) ; il accomplit
un geste pseudo-héroïque (récrire un conte) qui pourrait lui ap-
porter la notoriété et l’accès à la royauté, au cénacle des écrivains
consacrés. Par des symétries constamment rappelées (à commen-
cer par celle entre le freluquet écrivain et le freluquet tailleur), le
palimpseste demeure lisible, ses deux trames s’alimentant l’une
l’autre en un double récit loufoque. Une telle appropriation sur
deux plans permet au roman d’insister sur le mobile principal de
l’histoire, à savoir l’arnaque et sa rentabilisation, et de le pro-
mouvoir au rang de motif structurant. La dimension fiction-
nelle, insufflée par Chevillard, se greffe à une architecture nar-
rative dédoublée.
Les exemples de réécriture et d’hypertextualité, même s’ils
ne sont pas rares, constituent néanmoins des cas d’espèce, à côté
de pratiques plus circonscrites et plus communes comme les
références intertextuelles. Les emprunts localisés et les allusions
rapides sont légion en littérature, signe d’une filiation intellec-
tuelle, formelle ou idéologique ; toutefois, l’ampleur des citations
demeure souvent restreinte, et tout autant leur incidence sur
l’œuvre-hôte. Une mobilisation concrète de la Littérature s’ob-
serve plutôt par la mise en place d’un véritable tissu intertextuel3.
3. « Le sens moderne est textile, tissé, noué, plein d’embranchements et de
croisements, de superpositions et d’échanges, de pertes et de résurgences »
(Camus, 2000 : 130).

192
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

Ainsi en est-il de l’ouvrage Du virtuel à la romance de Pierre


Yergeau, dont la pratique intertextuelle composite illustre tout à
fait le travail de tissage entre une mémoire littéraire et une mise
en scène de la société contemporaine. Cet ensemble de 21 textes,
discontinus mais centrés sur le seul univers de la ville-île
montréalaise, regroupe un petit nombre de protagonistes récur-
rents qui vivent en marge d’une cité glauque, envahie par des
couleuvres géantes et par un désenchantement social et idéo-
logique généralisé :
L’invasion des couleuvres semblait une preuve frappante que
l’Histoire se compose d’une suite de destins ratés, de fausses
manœuvres commises sous le coup des circonstances.
À cette époque, nul ne se sentait responsable de ce qui lui arri-
vait. […] Les couleuvres nous appartenaient, comme le sol
sur lequel nous marchions. Cette illusion nous imposa un
degré d’abjection digne de nos efforts. Nous allions au dé-
sastre comme d’autres se rendent à la fête (1999 : 43-44).

Ce qui s’apparente à un recueil de nouvelles éclaté, en raison de


cette multiplicité textuelle et de la diversité des histoires juxtapo-
sées, apparaît finement tissé, la lecture révélant, à travers l’œuvre,
différentes influences qui l’alimentent. Ainsi peut-on rattacher la
tonalité grinçante et l’accumulation de vignettes au Satiricon de
Pétrone, filiation réclamée en quatrième de couverture ; l’hybri-
dité générique, la polyphonie et le carnavalesque laissent croire à
une résurgence de la pratique de la satire ménippée ; la trame
narrative, toute relâchée soit-elle, s’apparente à un roman de for-
mation autour de la figure du frère de Tania, à la façon d’Illusions
perdues d’Honoré de Balzac (dont un des textes du recueil
reprend le titre) ; enfin, la dernière trame intertextuelle, proba-
blement la plus importante, est celle du Waste Land de Thomas
Stearns Eliot, vaste poème intertextuel lui-même, qui est la
source de quatre épigraphes encadrant le recueil, qui inspire les
intertitres qui séparent les textes en trois sections, qui explique le
titre abscons à travers la filiation du roi pêcheur et qui donne
enfin la tonalité d’ensemble de l’ouvrage : terre stérile, terre gaste,

193
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

univers en attente de la fin du monde4. Le maillage intertextuel


qui anime Du virtuel à la romance détermine profondément
l’œuvre, son rôle étant à la fois de l’enrichir de connotations
complémentaires, de structurer le texte et de lui donner une
portée dépassant les frontières de l’univers représenté.
Ces formes de capture de la Littérature, ici réécriture hyper-
textuelle, là contexture intertextuelle, ne sont pas sans rappeler
des pratiques courantes en esthétique postmoderne – pensons
notamment au mouvement de l’appropriation art 5. Selon des
méthodes voisines du détournement prôné par l’Internationale
situationniste, cette pratique récupère une œuvre d’art pour la
faire sienne, pour la faire dériver et lui donner un sens nouveau,
mais un sens qui ne puisse jamais effacer la portée initiale de
l’œuvre. Cette filiation palimpsestuelle, procédant par glisse-
ment, vient profondément influencer l’élaboration et la lecture
de l’œuvre, l’antécédent littéraire s’immisçant autant dans le
paramétrage narratif que fictionnel des romans.

RACONTER LA LITTÉRATURE DANS LA FICTION


Cet antécédent littéraire, nous y avons évidemment accès
par l’histoire littéraire, qui nous raconte ce qu’a été la Littérature.
Le verbe « raconter » est ici employé à dessein : alors que l’histoire
littéraire consiste à « proposer une intelligence historique des
phénomènes littéraires par une double opération d’intégration
d’éléments jugés pertinents et d’articulation de ces éléments en
un ensemble organisé et orienté » (Goldenstein, 1990 : 58), elle
correspond de façon étonnante à la pratique du récit (pensons à
la double dimension séquentielle et configurationnelle du récit
chez Ricœur). L’histoire littéraire n’est pas un discours factuel

4. Les hypothèses concernant la satire ménippée et des éléments


interprétatifs en lien avec le Waste Land sont empruntées à la lecture d’Audrey
Camus (2008) ; la mise au jour de la trame d’Illusions perdues est due à Josée
Marcotte (à paraître).
5. Que Genette, dans Palimpsestes, désigne par l’expression « pratiques
hyperesthétiques » ([1982] 2000 : 536 sqq.).

194
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

objectif, mais une construction. Si les études littéraires visent à la


plus grande neutralité possible, les écrivains, à leur tour, nous
racontent une vision de la Littérature par leurs romans – ils
formulent leur propre histoire littéraire.
Ainsi nous trouvons-nous à rencontrer des figures littéraires
avérées dans des fictions romanesques, personnel imaginaire
emprunté à notre réalité. Ces contreparties fictionnelles d’écri-
vains circulent avec une étrange impunité dans des trames nar-
ratives placées dans des univers parallèles ou encore constituent
la matière première d’une fabulation. C’est là un terreau très
fertile – en témoigne le champ des fictions biographiques sur des
écrivains6. Ces figures sont investies, au sens le plus fort du terme
(elles sont mises en notre possession) ; référents de notre monde,
éléments de nos encyclopédies, elles sont mobilisées et promues
objets de fiction. Ce n’est pas le Arthur Rimbaud et le William
Faulkner factuels que nous retrouvons dans les œuvres d’un
Pierre Michon, mais l’évocation de leur « corps éternel, dynasti-
que, que le texte intronise et sacre » (2002 : 13), selon la théorie
des deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz convoquée par
Michon pour parler de la figure de l’Écrivain. Les réflexions et
les récits de vie proposés dans les fictions biographiques se fon-
dent sur un imaginaire des écrivains, à demi mythologie collec-
tive de ces figures, à demi interprétation de cette mythologie. En
résultent des textes narratifs et essayistiques fondés sur une
fabulation, moyen terme entre l’invention pure d’une littérature
et la référentialité objective d’un discours sérieux.
Raconter le hors-champ d’une photographie de Faulkner
d’où jaillirait la sourde angoisse de la filiation, de l’aïeul, comme
le fait Michon, c’est donner à lire une vision bien subjective de
la littérature7 ; c’est proposer de raconter à sa façon un passage de
l’histoire littéraire, manœuvre où la fiction serait un champ

6. Voir notamment les travaux de Dion et Fortier (2006).


7. Vision bien subjective, d’autant que Michon se sert des figures
d’écrivains pour tenter de s’autoconstituer en sujet dans son monde – Corps du
roi se clôturant sur un autoportrait grinçant rappelant la mortelle condition de
l’écrivain (Audet et Rioux, 2008).

195
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

d’exploration et le récit, le support de sa description. Il est fré-


quent qu’une attention soit portée au contexte culturel et histo-
rique qui permette d’encadrer le strict portrait d’un mythe
littéraire ; on en arrive ainsi à la peinture de l’univers qui englobe
ce mythe – pensons au roman L’auteur ! l’auteur ! de David
Lodge, qui part de la figure d’Henry James pour s’attarder à l’ef-
fervescence littéraire et plus largement culturelle qui caractérisait
Londres à la fin du XIXe siècle. Une telle reconstruction, aussi
fictionnelle soit-elle dans son geste, demeure néanmoins établie
à partir de données factuelles qui sont mises en scène. Alors que
Michon investit les interstices de l’histoire des écrivains my-
thiques et que Lodge explore l’environnement culturel, Stéphane
Audeguy, dans son roman Fils unique, extrapole à partir d’un
silence littéraire8. Il s’appuie en effet sur un blanc discursif
étonnant, à savoir la mention fugitive dans les Confessions de
Jean-Jacques Rousseau de l’existence d’un frère plus vieux que
Jean-Jacques, ensuite disparu. Le romancier nous propose une
traversée (assez phénoménale) des événements marquants de la
vie de ce frère supposé et nous révèle sa prétendue responsabilité
dans l’épisode traumatisant de Rousseau, celui des peignes de
Mlle Lambercier dont il se serait fait accuser du bris :
De sorte que j’oubliai bien vite cet incident puéril [d’avouer
ce frère], et jamais il ne serait remonté à la surface de ma
mémoire si, soixante ans plus tard, je n’avais découvert dans
le livre premier de tes Confessions, à ma grande surprise, le fin
mot de cette aventure. Et je crois bien d’avoir été le seul
lecteur que ton récit de l’incident ait jamais fait rire aux éclats
(Audeguy, 2006 : 81).

Histoire littéraire achronique, donc, qui vient investir une omis-


sion textuelle pour tenter d’éclairer un mystère biographique de
la vie d’un écrivain.

8. Cet exemple a servi d’illustration à une réflexion sur les enjeux actuels
posés par l’hypertextualité et la métatextualité dans une conférence donnée par
Marc Escola (2007).

196
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

Si Audeguy écrit dans les interstices d’un autre récit, c’est


pour mieux mobiliser la figure de Rousseau et raconter autre-
ment son histoire. Cet appel d’une figure littéraire structure
entièrement le roman, contraignant la fiction à se développer au
sein du cadre biographique défini. Alors que la fiction vient à
l’écrivain représenté dans ce cas, le processus inverse pourra
également s’observer. Je prendrai comme dernier exemple la pro-
duction du romancier Enrique Vila-Matas, dont les œuvres sont
truffées d’écrivains basculés du côté de la fiction. Ce fran-
chissement de la frontière fictionnelle n’est pas le seul apanage
des figures convoquées, mais d’abord celui de l’auteur : plusieurs
de ses romans jouent, en effet, de la ruse autofictionnelle. Les
narrateurs sont constamment des écrivains-romanciers, habitant
souvent Barcelone, prononçant des conférences, publiant des
romans ; à l’instar de Vila-Matas lui-même, ils ont parfois vécu
quelques années à Paris et, comme lui, logé dans une mansarde
louée par Marguerite Duras. Ces romans – comme Étrange façon
de vivre, Paris ne finit jamais et Le mal de Montano – s’élaborent
sur le désir de faire œuvre, mais mobilisant pour y arriver la
confrérie des écrivains. On retrouve comme personnages cette
même Duras et des écrivains espagnols contemporains, ainsi que
des figures qui sont convoquées dans la narration pour leur
contribution à une réflexion sur la littérature, comme Franz
Kafka, Robert Musil et Robert Walser. Ce personnel littéraire
participe de la trame romanesque, le discours sur les œuvres
littéraires et sur les figures représentées trouvant alors à s’incarner
dans l’action. Dans Paris ne finit jamais, œuvre notamment
consacrée à la figure d’Ernest Hemingway, le narrateur (un
double explicite de Vila-Matas) évoque les années de l’écrivain
américain passées à Paris et les siennes, dans sa jeunesse. Au
chapitre 68, il rapporte l’altercation célèbre entre Hemingway et
André Malraux au moment de la libération de Paris, dans le bar
du Ritz, tout à la fois qu’il raconte comment, avec sa femme, il
s’est trouvé à rejouer cette scène au même endroit, lui en Papa
Hemingway et elle en colonel Malraux. Ici s’insère dans la fiction
le mythe littéraire (fondé sur une scène réelle), deux altercations

197
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

se superposant, deux figures d’écrivains s’appelant à travers la


fiction9. C’est un tel désir de rencontre qui structure ces œuvres,
dont la force narrative réside dans la volonté de donner à lire une
vision de l’histoire de la littérature à travers le prisme d’une
représentation, d’un mythe, d’un imaginaire de cette littérature.
Ces trois grandes manifestations de la Littérature dans la
littérature ne sont que certains angles sous lesquels traverser le
phénomène ; ont été exclus les représentations fictionnelles
d’écrivains et de lecteurs, des exemples de procédés métafiction-
nels et le discours romanesque sur la dévalorisation et la dispari-
tion de la littérature. Ce phénomène, on le constate, connaît une
grande effervescence – surtout générique, en ce qu’il apporte au
roman une diversité formelle le poussant à ses propres frontières,
et notamment à sa contamination plus ou moins forte par l’essai.
Ramenée à sa mythologie, la pratique romanesque conjuguée à
la métalittérature ne serait plus tant une protestation, un moteur
de dénonciation10, qu’une modalité d’exploration des rapports
avec le réel, ne passant pas par une figuration littérale de notre
monde mais par la mise en scène de ses tensions culturelles et
idéologiques11. En témoignent les ambiguïtés naissant de ces

9. Lachance-Paquet (2007) voit dans cet exemple (qui est un hypertexte


sans réel hypotexte) l’incarnation d’une forme avancée de la simultanéité,
juxtaposition de deux trames narratives qui ainsi fusionnent et se donnent à lire
comme un véritable palimpseste.
10. Cette dénonciation aurait été la fonction de la métalittérature dans les
années 1960-1970, selon Calvino : « c’est dans les dernières décennies que ces
procédés de méta-théâtre et de méta-littérature ont pris un relief nouveau, sur
des bases de caractère moral ou épistémologique : contre l’illusion de l’art,
contre les prétentions naturalistes de faire oublier au lecteur ou au spectateur
qu’il assiste à une opération conduite avec des moyens linguistiques, à une
fiction voulue en fonction d’une stratégie des effets » ([1978] 2003 : 343).
11. La littérature comme modalité de mise en rapport avec le réel : une telle
interprétation s’oppose à la proposition de Maingueneau qui déplore plutôt un
affaiblissement du rapport avec le réel : « Symptôme de cette nouvelle condition
de la création littéraire, la multiplication des œuvres qui prennent pour matière
les œuvres déjà écrites. Par un léger mais décisif décalage, la relation entre la
littérature et le monde contemporain s’affaiblit au profit de celle entre la litté-
rature et le patrimoine littéraire. […] Le pouvoir de fascination de la Littérature
majuscule s’accroît au fur et à mesure qu’elle s’exténue » (2006 : 157-158).

198
RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?

allers et retours entre réalité et fiction, qui bousculent les pactes


de lecture (ici fictionnels, là biographiques ou autofictionnels),
voire la stabilité de ces pactes de lecture.
Pourtant, on l’a vu, ces formes de dialogue avec la Littéra-
ture n’obscurcissent pas pour autant la prose romanesque ; des
tonalités loufoques, ironiques, méditatives caractérisent ces œu-
vres, en plus qu’elles s’inscrivent nettement dans une narrativité
fictionnelle immersive. En fait, on pourrait assez aisément leur
associer les trois critères de l’« Œuvre à faire » définis par Barthes,
en clôture de sa toute dernière leçon sur la « préparation du ro-
man » (2003) : simplicité, filiation, désir. Simplicité : une œuvre
qui se définisse par sa lisibilité et par son refus de l’autonymie,
refus de l’arnaque restée non dévoilée12 ; filiation : une œuvre qui
fasse écho à son lignage, qui opère cette filiation par glissement
et non par simple pastiche ; désir : une œuvre qui incarne le désir
du langage, un désir du livre. « La littérature comme projection
du désir » : c’est là le titre d’un bel article de Calvino, où il
propose une lecture d’Anatomie de la critique de Northrop Frye.
En conclusion, annonçant la réflexion qu’il tiendrait dans sa
toute dernière « leçon américaine » (sur la multiplicité), Calvino
souligne l’importance de la notion de bibliothèque :
La littérature n’est pas seulement faite d’œuvres singulières,
mais de bibliothèques, de systèmes dans lesquels les diverses
époques et traditions organisent les textes « canoniques » et
« apocryphes ». À l’intérieur de ces systèmes, chaque œuvre est
différente de ce qu’elle serait si elle était isolée ou insérée dans
une autre bibliothèque. […] Et ce qui différencie deux
bibliothèques, c’est davantage leur centre de gravité que leur
catalogue. La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour
ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres
« apocryphes », au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les
livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché
au loin, qui modifiera la valeur des livres connus ; elle est
tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir, ou à
inventer ([1969] 2003 : 232).

12. « Le romancier est le seul menteur qui ne tait pas le fait qu’il ment »
(Quignard, 2002 : 49).
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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Pierre Yergeau : la retraite féconde de Charles Hoffen », dans Mu-
rielle Lucie CLÉMENT et Sabine VAN WESEMAEL (dir.), Le malaise
existentiel dans le roman français de l’extrême contemporain,
Amsterdam, Rodopi, 10 f.
MARX, William (2005), L’adieu à la littérature. Histoire d’une lente
dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions de Minuit. (Coll.
« Paradoxe ».)
MICHON, Pierre (2002), Corps du roi, Lagrasse, Verdier.
QUIGNARD, Pascal (2002), Les ombres errantes, Paris, Grasset.
VALÉRY, Paul (1946), Monsieur Teste, Paris, Gallimard.
VILA-MATAS, Enrique ([2003] 2004), Paris ne finit jamais, traduit de
l’espagnol par André Gabastou, Paris, Christian Bourgois.
VOLODINE, Antoine (1998), Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze,
Paris, Gallimard.
YERGEAU, Pierre (1999), Du virtuel à la romance, Québec, L’instant
même.
PENSER LA PORNOGRAPHIE
À LA PREMIÈRE PERSONNE :
MARIE NIMIER OU LE JE(U) DANGEREUX

Joëlle Papillon
Université de Toronto

Devant la promesse de l’an 2000, Gabriel Tournon, éditeur,


rêve de renouvellement. Voilà qui n’a, en somme, rien d’excep-
tionnel. Mais ce qu’il imagine, lui, c’est une « nouvelle pornogra-
phie », « un courant original, quelque chose qui serait à la
pornographie ce que la nouvelle cuisine est à l’ancienne. Moins
chargée. Moins sauçue. Plus inventive… » (Nimier, 2000 : 321).
Pour mener son projet à bien, il a besoin d’une nouvelle figure
d’auteur : une femme. Le nom féminin sur la couverture aura
deux avantages notables : il apportera une caution d’authenticité
(les nouvelles pornographiques révèlent de véritables fantasmes
féminins, puisqu’elles sont écrites par une femme) et un gage de
rectitude politique (puisqu’on accuse plus difficilement les
femmes de misogynie). Gabriel croit avoir trouvé la candidate
parfaite en « Marie Nimier »2, écrivaine sans le sou, et qui n’est

1. Les renvois à La nouvelle pornographie seront désormais indiqués par la


mention NP, suivie du numéro de la page.
2. J’utilise les guillemets pour différencier Marie Nimier, l’auteure de La
nouvelle pornographie (Gallimard, 2000) de « Marie Nimier », le personnage,
également auteure d’un texte intitulé La nouvelle pornographie à paraître en
2000.

203
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

donc pas en position de refuser son offre. Mais c’était compter


sans le malaise de « Marie Nimier » face au pornographique :
L’éditeur avait écrit : « LA NOUVELLE PORNOGRAPHIE ».
La couverture, je la voyais, mais ce que j’avais du mal à ima-
giner, c’étaient mon nom de famille et mon prénom accolés à
ces vingt-deux lettres.
Et la tête de ma mère (NP : 33-34).

Le principal problème est en effet celui du nom propre. Car


comme le souligne « Marie Nimier », il s’agit d’une chose d’écrire
de la pornographie, d’une autre de la signer de son vrai nom, et
encore d’une autre d’écrire de la pornographie à la première per-
sonne en usant de son vrai nom à l’intérieur et à l’extérieur du
livre. C’est pourtant à cet exercice que s’est prêtée Marie Nimier
en mettant en scène « Marie Nimier » dans La nouvelle porno-
graphie, parue en 2000 chez Gallimard.
Le texte qui en résulte est profondément marqué par cette
frayeur du contact entre le nom propre et le pornographique, et
de l’abâtardissement de l’écriture qui en résultera. Cette bâtar-
dise concerne à la fois l’ambiguïté du texte (du genre et du « je »,
qui se compliquent grâce au procédé de la mise en abyme) et la
lisibilité du sexe en proposant une nouvelle rhétorique désirante.
Le conflit entre le désir de Marie et son dégoût pour la parole
pornographique s’observe également dans le personnage d’Aline.
Meilleure amie, colocataire et coauteure des nouvelles pornogra-
phiques, Aline est le double parfait de Marie, c’est-à-dire qu’elle
est son inséparable contraire, avec qui s’opère un brouillage iden-
titaire total qui participe du mouvement d’abâtardissement du
texte.
Mais à quel type de texte avons-nous vraiment affaire ici ? Le
mot « roman » apparaît bien dans le péritexte, mais discrètement.
Une courte biographie de l’auteure qui précède le texte nous
informe que Nimier « a déjà publié huit romans » (NP : 7) ; le
huitième se nomme La nouvelle pornographie. Cette dénomina-
tion est toutefois mise en danger lorsque « Marie Nimier » est im-
pliquée dès la deuxième page du roman dans une rencontre

204
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

sexuelle aussi torride qu’absurde qu’elle raconte à la première


personne. Si l’on poursuit la lecture du roman, l’on retrouvera
d’ailleurs nombre d’éléments présentés au seuil du texte comme
biographiques, et ici attribués à la narratrice « Marie Nimier ».
Ces indices onomastiques et biographiques tendraient donc à
contredire l’indication générique « roman » et à faire basculer le
texte dans le registre de l’intime, plus précisément ici dans celui
des « confessions sexuelles » dont on sait que le paysage littéraire
contemporain est particulièrement friand3. Cette contradiction
entre roman et autobiographie demeure irrésolue dans le texte,
et contribue à une tension ludique qui joue à affirmer à la fois :
« ceci est tout à fait vrai » et : « ceci est évidemment faux ». On
serait donc tenté de lire La nouvelle pornographie en tant qu’auto-
fiction, considérant avec Philippe Gasparini dans Est-il je ?
(2004 : 27) que l’invraisemblance du récit et le souci constant du
jeu appellent décidément une lecture fictionnelle plutôt que
référentielle, tout en forçant l’auteure à se mettre en danger, soit,
comme le dira Aline, à « [s]e mouiller » (NP : 39).

DÉRIVES DU (PRONOM) PERSONNEL


Mais qui est « je » ici ? Les Marie sont légion et elles se super-
posent si bien qu’elles sont parfois impossibles à distinguer. Cela
est principalement visible dans de longs monologues intérieurs
de la narratrice, qui confondent dans de mêmes segments la
« Marie Nimier » narratrice et personnage de La nouvelle porno-
graphie que nous lisons, et la « Marie Nimier » narratrice et per-
sonnage de La nouvelle pornographie écrite au sein du texte pour
Gabriel – qui n’est pas le livre que nous lisons. En outre, nous
rencontrons au fil du texte la « Marie Nimier » des souvenirs
d’enfance (dont certains apparaissent déjà dans d’autres romans
de Nimier l’auteure) et la « Marie Nimier » des fantasmes (qu’il
serait vain de tenter d’attribuer avec certitude à l’une des Marie).

3. Lire à ce sujet Le nouvel ordre sexuel de Authier (2002).

205
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Ici, le « je » est donc pluriel et mouvant, sans attache référentielle


fixe.
La focalisation du « je » revêt une grande importance symbo-
lique pour la narratrice écrivaine. Celle-ci est d’abord convaincue
de son propre manque de jugement :
J’étais en train de faire une bêtise, une grosse bêtise en accep-
tant non seulement de publier ces textes sous mon vrai nom,
mais de les écrire à la première personne. N’aurait-il pas été
plus intelligent d’établir une distance entre mon corps et ces
mots qui me ressemblaient si peu ? (NP : 107)

Pourtant, elle réalise par la suite que ce « je » troublant et dan-


gereux représente en fait sa seule chance de toucher véritable-
ment au pornographique :
Je reviens à cette idée d’écrire les nouvelles pornographiques
en mon propre nom. Longtemps j’ai hésité à me mettre en
scène de façon aussi explicite, mais il me semble aujourd’hui
que c’était la seule manière d’aborder honnêtement la propo-
sition de l’éditeur. Non que ma propension à me confesser eût
gagné du terrain, du grand déballage je me sentais fort
éloignée, mais pour une raison plus souterraine : il m’aurait
été impossible de faire vivre à une autre, fût-elle imaginaire,
les débordements que je m’infligeais en tant que narratrice. Je
me mouillais comme disait Aline, je prenais sur moi, et par
conséquent, symboliquement, j’avais tous les droits. Voilà ce
que je gagnais en payant de ma personne, de ma première
personne : la liberté de me travestir, de m’inventer, de me re-
modeler à loisir sans culpabilité majeure et sans autre préten-
tion que de servir le texte qui m’était commandé (NP : 110).

En s’imposant, le « je » donne accès à la parole pornographique,


qui demeurait impensable au « elle ». En outre, la première per-
sonne attachée à un sujet explicitement féminin (« Marie
Nimier ») permet d’établir la caution d’authenticité et le gage de
rectitude politique recherchés par Gabriel (puisqu’ils sont ceux
de « Marie Nimier », une femme).
Mieux encore, ce « je » – en plus du titre La nouvelle porno-
graphie et des personnages de Marie et d’Aline – supporte la mise

206
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

en abyme installée dans le texte, et voyage entre le texte que nous


lisons et celui écrit par Marie. Au tout début du livre, les deux
textes intitulés La nouvelle pornographie se superposent parfaite-
ment. Le livre s’ouvre sur un épisode sexuel de quelques pages,
mis en retrait du corps du texte par un long blanc et un saut de
chapitre. Cela suggère que nous avons affaire à une nouvelle por-
nographique, ce qui est conforté par le commentaire d’Aline :
« Tu n’as toujours pas fini ta nouvelle ? » (NP : 24) et supporté,
dans le passage qui suit, par la commande de l’éditeur pour des
nouvelles pornographiques. Mais Gabriel refuse d’emblée cette
première nouvelle, qui n’apparaîtra donc pas dans La nouvelle
pornographie écrite dans le texte. Dès lors, un décalage se fait
sentir entre La nouvelle pornographie de Marie Nimier et celle de
« Marie Nimier », jusqu’à ce que les deux textes soient complè-
tement dissociés : celui écrit pour Gabriel propose des nouvelles
pornographiques que nous ne lirons jamais mais qui sont an-
noncées par la narratrice (une nouvelle homoérotique entre des
jockeys et une nouvelle sadomasochiste entre « Marie Nimier » et
un restaurateur allemand) ; La nouvelle pornographie que nous
lisons, au contraire, ne se construit pas en nouvelles (outre celle
en ouverture) et s’attache beaucoup plus aux problèmes et aux
pièges de l’écriture du pornographique qu’à la pornographie
même.
Gasparini propose que la présence de la mise en abyme dans
un texte au genre ambigu tels le roman autobiographique ou
l’autofiction relève d’une « mise en roman affichée » (2004 : 119),
puisqu’il s’agit d’un procédé qui souligne la littérarité du texte
tout en mettant en doute le réel ou en ébranlant les rapports avec
le hors-texte. En effet, l’élaboration d’un système aussi voyant
incite le lecteur à douter de la sincérité du texte : du registre du
vrai (celui de l’autobiographe) nous sommes passés au registre du
jeu (celui du romancier). Le miroir qui reflète et diffracte le texte
La nouvelle pornographie, dédoublé par la mise en abyme, est
infidèle et ne tente pas de le cacher. D’une façon semblable, la
narratrice Marie se duplique, donnant naissance non seulement

207
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

à diverses Marie, mais aussi à son ombre, Aline, double qui est à
la fois moi et non-moi.
Aline est ouverture ; elle est à la fois celle qui ouvre les
jambes devant le passage des amants et celle qui ouvre l’espace
du pornographique pour permettre à Marie d’y pénétrer. Aline
est d’ailleurs le premier personnage à apparaître et elle est aus-
sitôt présentée comme désirante et ouverte aux rencontres
sexuelles : « je tire mon baldaquin, disait Aline, ça voulait dire
qu’elle allait tirer un coup » (NP : 11). La première scène du
texte, la nouvelle pornographique écrite par « Marie Nimier »,
met en scène Marie, Aline et des hommes de passage ; dès son ar-
rivée, Aline est décrite de façon typique pour un récit porno-
graphique, c’est-à-dire avec l’accentuation de ses traits sexuels –
son apparence voluptueuse, son attitude désirante :
Aline est brune, elle sent très fort, une bonne odeur de chatte
qui adore qu’on lui rende les hommages, son air de la
campagne, ses joues rondes et sa poitrine charitable, son (…)
oui, c’est cela, les hommes aiment sa générosité mise en valeur
par ses vêtements qu’elle achète au rayon Junior. Aline ne sait
rien refuser (NP : 19).

Il est aisé de reconnaître ici la figure de la salope, telle qu’iden-


tifiée par Philippe Liotard (entre autres) dans son entrée « Rhé-
torique du corps » pour le Dictionnaire de la pornographie. Selon
Liotard, deux archétypes fondent les représentations pornogra-
phiques : la salope (la femme) et l’étalon (l’homme). L’étalon est
la virilité même avec son sexe démesuré et toujours en érection
qui lui permet une performance impeccable, même sous la pres-
sion de la répétition. Celle qui reçoit ses hommages est la salope,
qui se caractérise par son « attitude d’attente et d’offrande du
corps » (Liotard, 2005b : 414), sa disponibilité, son insatiabilité,
et enfin par « ce qu’elle aime : le sexe » (2005b : 415). D’emblée,
donc, « Marie Nimier » demande à Aline de jouer le rôle de la
salope dans son livre : le sexe est déjà inscrit sur son corps (dans
ses rondeurs), ses vêtements (serrés, courts), son attitude (flir-
teuse, provocatrice). Mais La nouvelle pornographie ne présente

208
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

pas d’étalon sérieux4 pour faire pendant à la salope : les person-


nages masculins qui participent aux épisodes sexuels souffrent
presque tous de dysfonction érectile ou d’éjaculation précoce. En
est symptomatique le rêve de Marie qui met en scène un homme
dont le sexe long et mou doit être soutenu artificiellement :
« Gabriel Tournon voulait du bien raide, du clairement bandé, je
rêvais du tout flasque. Du flasque long, du flasque noué, mais du
flasque quand même. Et j’y prenais plaisir, voilà ce qui m’intri-
guait » (NP : 51). Ces anti-étalons imaginés par Marie parti-
cipent clairement de la critique de la pornographie menée par
« Marie Nimier » : la narratrice vit ses plus grands émois érotiques
avec des hommes qu’elle présente comme complètement passifs,
tel celui de son rêve ou cet autre qui s’assoupit sur elle dans un
avion (NP : 62).
De son côté, Aline préfère ses étalons classiques. Même hors
de la nouvelle pornographique écrite par Marie, Aline est restée
salope, aucunement affectée par le changement de niveau de
réalité. Hors du fantasme, Aline est toujours marquée par le sexe,
que ce soit dans son corps sexualisé qui se laisse voir – « sa touffe
noire se dessin[ait] en transparence » (NP : 25) – ou encore dans
son allure aguicheuse : « une certaine mollesse dans la lèvre infé-
rieure, une moue, une nonchalance laissaient à penser qu’elle
avait envie de faire l’amour » (NP : 24). Aline est ainsi présentée
comme objet de désir, à la fois dans le récit principal et le récit
enchâssé. Repousser le désir sur le corps d’Aline permet de
protéger celui de Marie du danger qu’est pour elle le discours
désirant, et il s’établit une sorte de scission entre Marie sujet du
discours désirant et Aline objet du discours désirant.
Pour que cette scission fonctionne, elle doit être étanche, et
Marie s’efforce de décrire Aline de façon à la tenir le plus loin
d’elle possible : « J’aurais bien aimé être comme ça, certains jours,
une fille un peu vulgaire qui se laisse draguer, histoire de se
changer les idées. Pour le fun, aurait dit Aline. Mais non, ça non

4. Je remercie Pascal Riendeau de me l’avoir fait remarquer lors du


colloque qui a inspiré la publication de cet ouvrage.

209
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

plus ce n’était pas moi » (NP : 44). Mais cet exil d’Aline hors de
Marie ne tient pas la route, et bien vite il y a rapprochement,
jusqu’à la collision. D’amie, Aline devient sœur (NP : 39) et
mieux encore « sœur belette » (NP : 43), étiquette dont on sait
qu’elle désigne les filles considérées faciles, donc ouvertes au
désir : « J’allais écrire avec Aline, ma sœur belette. Nous signe-
rions toutes les deux – oui, j’insistais, je voulais qu’elle signe
aussi […]. Tout le monde nous prendrait pour des gouines »
(NP : 43). Ce rapprochement progressif d’Aline et Marie cause
un renversement : Marie a été contaminée par l’univers sexuel
auquel appartient Aline, et Aline a attrapé l’écriture. Si bien que
Marie nous présente Aline comme l’auteure réelle de certaines
des nouvelles pornographiques :
Je tapai sous [l]a dictée [d’Aline] le récit d’une rencontre tor-
ride entre un pompier et deux jeunes femmes qui n’étaient
pas le contraire de nous. Elles portaient nos noms, adoptaient
nos gestes, pourtant j’avais du mal à me reconnaître. Était-ce
ainsi qu’Aline me percevait ? Il y avait trop de différences, ou
trop de similitudes, pour ne pas se sentir mal à l’aise (NP : 74).

Suit un récit pornographique mettant en scène Marie, Aline


et un pompier, mais il est impossible de déterminer s’il s’agit de
la nouvelle dictée par Aline ou d’un second récit, puisque après
la rédaction de la nouvelle d’Aline, les coauteures demeurent
insatisfaites. Afin de rendre leur récit plus vraisemblable, elles
s’aventurent sur le terrain, c’est-à-dire qu’elles ont recours à un
service d’escortes masculines. Feignant d’offrir un pompier à un
ami pour son anniversaire, elles le louent pour la soirée, lui
extorquant jouissances et souvenirs d’enfance.
Cette indécision à propos de l’identité auctoriale de l’épi-
sode du pompier dérange le système de personnages, puisque si
Aline en est l’auteure, Marie en est le « elle » et Aline le « je », alors
que si au contraire Marie en est l’auteure, Marie en est le « je » et
Aline le « elle ». Ce qui pousse le lecteur dérouté ou exaspéré à
s’exclamer à la suite de Marie « Elle qui ? » (NP : 118). Le brouil-
lage identitaire s’accentue de plus en plus, au point où les

210
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

personnages secondaires eux-mêmes ne font plus la différence


entre Aline et Marie :
L’éditeur avait beaucoup aimé cette ultime marque de mon
ambiguïté. Vous êtes diabolique, avait-il dit avec un large sou-
rire, vous ne laissez jamais les choses exactement où elles sont,
il faut toujours que vous affûtiez un détail qui déplace les
certitudes.
J’avais beau lui répéter que l’idée […] ne venait pas de moi,
Aline seule en était responsable, il ne voulait pas en
démordre : mon sens de la perversité était réjouissant (NP :
101).

Ce commentaire de l’éditeur invite vraisemblablement une lec-


ture métatextuelle, qui nous incite à remarquer les jeux habiles
de déplacements qui abondent dans La nouvelle pornographie. En
même temps, il nous indique qu’il ne faudrait peut-être pas
prendre la scission entre Marie et Aline trop au sérieux.
Nous avons proposé qu’Aline était incorporée au récit pour
diffracter le pornographique du corps de Marie ; que se passe-t-
il alors lorsque Marie tente de se libérer d’Aline pour devenir
l’objet du désir de Gabriel ? Eh bien le personnage s’est joué de
l’auteure et a dûment volé sa place dans les bras de l’éditeur,
puisque Gabriel choisit Aline. Une fois le double installé, plus
moyen de s’en débarrasser, tel que le réalise Marie : « On ne la
supprime pas, répétai-je comme si je parlais de moi à une autre
moi-même » (NP : 186). Si l’on ne peut s’en défaire, alors mieux
vaut la déplacer, ce que fera Marie tout à la fin du texte en se
rebaptisant… Aline. D’un pacte onomastique de départ entre
Marie Nimier l’auteure et « Marie Nimier » narratrice qui corres-
pondait au « je » de l’énonciation et s’opposait au « elle » d’Aline,
nous avons abouti à une Aline « je », personnage qui ne cor-
respond pas au nom de l’auteure et qui demeure sans référent
extratextuel connu. Le pacte onomastique qui unissait auteure,
narratrice et personnage, et qui plaçait le texte de Nimier avec les
autofictions est rompu ; il est remplacé par une chaîne plus
ambiguë, où la narratrice et son personnage portent un nom dif-
férent de celui de l’auteure, convoquant ainsi l’appellation de

211
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

roman autobiographique5. Comme le souligne Yves Baudelle,


« ce critère des noms propres est essentiel, parce qu’il permet de
ne pas confondre autofiction et roman autobiographique »
(2007 : 50) ; dans ce cas, alors, ce dernier coup de théâtre place-
rait La nouvelle pornographie avec les romans autobiographiques,
où Aline, après avoir été le double de « Marie Nimier » tout au
long du récit, deviendrait finalement celui de Marie Nimier.
Toutefois, le lecteur fidèle de Nimier fera peut-être un rap-
prochement avec un autre dédoublement important, celui à
l’œuvre dans son premier roman, Sirène, auquel il est fait réfé-
rence obliquement dans La nouvelle pornographie. Le personnage
principal du roman (que le péritexte nous invite également à lire
de façon autobiographique) se nomme à la fois Marine et Céline,
ce qu’elle décompose en Marine-c’est-Line6. Serait-ce donc
simplement le même modèle réutilisé ici dans les jeux ono-
mastiques de La nouvelle pornographie, où Marie-c’est-Aline ? Le
jeu semble dangereusement proche pour être involontaire. Si
Aline-c’est-Marie, alors on revient au point zéro, et La nouvelle
pornographie retombe dans l’autofictif, grâce au rétablissement
de l’unité onomastique entre l’auteure Marie Nimier et la nar-
ratrice/personnage « Marie Nimier »/Aline. Ce jeu de pendule
affirme donc des contradictions (c’est moi/ce n’est pas moi) en
refusant de trancher, ce qui met en scène un moi à la fois pluriel
et plurivoque. Rappelons que c’est ultimement avec bonheur
que la narratrice embrasse la contrainte de la première personne,
qui devient une liberté : « Voilà ce que je gagnais en payant de ma
personne, de ma première personne : la liberté de me travestir, de
m’inventer, de me remodeler à loisir » (NP : 110). Si le moi est

5. Dans son article, Wardle interprète, quant à elle, ce passage comme


l’expression d’un désir lesbien refoulé de Marie envers Aline (2006 : 281-283).
Dans ce schéma, Gabriel ne sert que de médiateur d’un désir qui ne trouve pas
sa place dans une société normative hétérosexiste.
6. Voir Hutton (2006 : 238) pour une discussion de la déclinaison des
prénoms Marie, Marine et Céline dans Sirène et La reine du silence, et Murphy
(2006 : 252) pour la mise en relation anagrammatique du prénom Marine de
Sirène avec le nom de l’auteure Marie N.

212
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

travesti, inventé et remodelé par la fiction pornographique, perd-


il alors tout statut référentiel ? Pour résoudre cette question, les
remarques de Baudelle sont de nouveau éclairantes :
l’identité onomastique ne se prononce que sur l’état civil,
n’empêchant la fictionnalisation qu’aux yeux des substantia-
listes, pour qui le moi est une entité stable, une sorte
d’essence. Or, la portée de l’autofiction est précisément de
contribuer à ruiner les psychologies hypostasiantes et la
croyance en une personnalité constituée dans le hors-texte,
qu’il suffirait de représenter (2007 : 63).

L’on peut alors apprécier la portée des jeux onomastiques


mis en œuvre dans La nouvelle pornographie : non seulement se
posent-ils en blocage délibéré d’une identification simpliste entre
auteure et personnage (celle qu’accomplit le lecteur à l’affût de
détails biographiques croustillants), mais ils contestent du même
coup l’unicité du moi et lui permettent de s’énoncer au pluriel.

LA RHÉTORIQUE AUX PRISES


AVEC LA PORNOGRAPHIE
Il semblerait ainsi que chez Nimier le « je » ne saurait se
penser sans « elle », et vice versa. Ce jeu de cache-cache entre la
première et la troisième personne montre un malaise devant la
parole pornographique, qui se reflète dans les stratégies discur-
sives employées par Nimier pour construire sa Nouvelle porno-
graphie. S’il n’existe pas, de toute évidence, de règles organisant
la rhétorique pornographique, il y a tout de même une série de
figures ou de stratégies classiques ou du moins habituelles dans la
pornographie traditionnelle. L’on peut penser, par exemple, que
le narrateur voudra se coller à la rencontre sexuelle le plus
possible, avec des procédés de resserrement telles la synecdoque,
la description et l’énumération de détails émoustillants.
Si l’on considère la pornographie comme la « présentation
explicite du sexuel », « une réduction du sexuel au corporel, et,
plus précisément encore, au génital » (Liotard, 2005a : 25), l’on
comprend la pornographie comme un mouvement de

213
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

rapprochement, de réduction, de microscopie qui se solde par


des organes en gros plan. Les acteurs sont réduits aux membres
utiles, c’est-à-dire résumés à leur sexe par le moyen de la synec-
doque : « Un pénis symbolise un homme, un vagin ou une paire
de seins, une femme » (Liotard, 2005a : 26). Il s’agit donc d’une
écriture qui s’accroche aux détails (anatomiques, situationnels),
qui veut du plus précis, du plus imagé, du visuel. Gaëtan Bru-
lotte parle, lui, du « pouvoir atomisant » (1998 : 98) du regard
pornographique, qui réduit l’individu à une accumulation de
détails investis d’une charge érotique. Cette addition d’informa-
tions, de partenaires, de situations, de positions et de gestes
détermine la pornographie comme genre énumératif par excel-
lence7. Mais, par un effet contradictoire, cet agrandissement de
l’image suscite une perte de repères :
On utilise l’élément vériste par excellence (le détail), mais
pour aboutir à un résultat tout à fait opposé : le tableau est si
fouillé qu’il vient contredire tout réalisme, car loin d’accré-
diter la chose représentée, l’accumulation descriptive en arrive
à mettre en cause l’intégrité référentielle de l’objet. De sorte
qu’au bout du raffinement analytique apparaît un monde
totalement désintégré (Brulotte, 1998 : 98).

À cette exposition des corps correspond également un mou-


vement et une vitesse, puisque la scène pornographique sera
généralement construite par de lentes descriptions des corps qui
ont pour visée avouée de faire monter le désir (des personnages
comme du lecteur).
Encore une fois, la narratrice de La nouvelle pornographie
joue du sens inverse, et tente à tout prix de s’éloigner de la ren-
contre sexuelle, en privilégiant une rhétorique pornographique
marquée par l’ellipse et la parenthèse8, deux figures assez

7. Ce qui lui est d’ailleurs amplement reproché, et qui est parfois utilisé
pour lui dénigrer un statut littéraire ou artistique.
8. On lira avec intérêt les remarques de Hutton sur l’usage de l’ellipse chez
Nimier comme symbole du silence imposé par le père (2006 : 242) et sur l’in-
vestissement ambivalent de la parenthèse, à la fois menace de silence forcé et
mesure de protection du soi (2006 : 245).

214
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

inusitées dans un genre qui se caractérise par un style qui va droit


au but, qui évite les détours et complications (à moins qu’ils ne
soient eux-mêmes érotisés, bien sûr, comme dans le cas de l’ir-
ruption d’un troisième personnage, d’une rétention volontaire
de l’orgasme, etc.). Dans La nouvelle pornographie, Nimier utilise
ce qu’Aude Déruelle nomme pertinemment les « procédés de
l’écart » (2004 : 149), c’est-à-dire ici la parenthèse et la digres-
sion, afin d’intégrer des commentaires ironiques qui suscitent un
dérapage humoristique :
Aline se serrait contre moi, à travers les mailles de son pull-
over je sentais la pointe de ses seins, sa belle poitrine qu’elle
frottait chaque jour pour la faire grossir, elle avait lu ça dans
un journal américain : Rub your breasts twice a day and watch
them grow ! Le pompier n’y tenant plus commença à se
palucher (NP : 89-90).

La scène pornographique se trouve de cette façon sans cesse


interrompue par des considérations qui semblent déplacées. On
peut également remarquer que les personnages secondaires, à
l’image du lecteur implicite, s’impatientent devant ces atermoie-
ments : le pompier, comme Gabriel, s’exaspère et n’y tient plus.
Pourquoi la digression et la parenthèse sont-elles si frustrantes
pour le lecteur ? Selon Pierre Fontanier, la parenthèse « détourne
pour un moment l’attention de son objet principal, [et] tend
nécessairement à produire l’embarras, l’obscurité, la confusion »
([1827-1830], 1977 : 385). On peut douter de l’efficacité porno-
graphique d’un procédé qui sème la confusion et force une
relecture attentive du passage pour débrouiller les choses… La
narratrice use du même procédé pour intercaler des souvenirs
d’enfance dans le récit principal, ce qui ne manque pas de créer
de nouveaux dérapages insolites :
[J]e ne sais si je peux avouer qu’il m’encule, ou qu’il m’encolle
comme le suggère le correcteur orthographique de mon ordi-
nateur vieillissant, mais c’est bien ce qu’il tente après m’avoir
mouillée (ainsi collais-je mes premiers tracts politiques sur les
murs de l’école, à la salive, mon frère écrivait : « Pompidou,

215
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

des sous », et nous léchions derrière) ; le sexe du pompier était


bien ourlé et bien dur (NP : 16-17).

Inévitablement, le lecteur perdra le fil, et l’éditeur se désole


que les textes pornographiques de « Marie Nimier » soient si en-
nuyeux et « féministe[s] » : ils feraient « débander un régiment »
(NP : 31) ! Les personnages eux-mêmes sont donc conscients des
effets de « dégonflement » provoqués par l’écart : le texte désirant,
par trop de détours, s’essouffle et se tait.
Un second procédé rhétorique renforce l’entreprise de
diversion établie par la parenthèse et la digression : l’ellipse. Si les
procédés de l’écart provoquaient un détour par le trop-plein du
discours qui s’égare, l’ellipse se pose plutôt en cul-de-sac : en
bloquant la phrase et la pensée, elle les plonge dans le vide. La
nouvelle pornographie propose en effet un usage assez inédit de
cette figure qui s’affiche dans le texte par la marque typographi-
que « (…) », des parenthèses encadrant des points de suspension.
Le texte pornographique, soudainement suspendu, retient son
souffle, comme dans l’exemple cité plus haut de la description
physique d’Aline9 ou encore dans celui-ci : « Tom prétendit qu’il
avait envie de pisser. Gardiennes dévouées de son apprentissage,
nous l’escortâmes jusqu’aux toilettes pour nous assurer qu’il
n’allait pas en douce se (…). Mais non, il ne tenta rien en ce
sens » (NP : 92). Pourquoi ces trous dans le texte, judicieusement
placés pour mettre en veille la montée du désir ? La narratrice
s’en explique elle-même obliquement, invoquant l’ennui que ce
type de textes avec ses métaphores habituelles provoque chez elle
(NP : 123). L’ellipse aurait alors pour fonction de critiquer la
fixité propre à la pornographie, qui recycle récits et figures ad
nauseam. Fontanier conçoit l’ellipse comme « la suppression des
mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction,
mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu’il
ne reste ni obscurité ni incertitude » ([1827-1830], 1977 : 305).
De cette façon, l’ellipse fonctionne le mieux dans des contextes

9. Voir la page 208 de notre article.

216
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

de redite ou de déjà-pensé, où il est perçu comme inutile


d’ajouter encore au déjà-dit. L’ellipse se révèle donc un moyen
économe choisi par Nimier pour à la fois convoquer la por-
nographie et la rejeter avec humour et mépris.
La rhétorique s’organise ainsi pour bloquer la jouissance. Le
pari ? Parler de sexe constamment, jongler avec les corps de fa-
çons les plus farfelues, sans jamais jouir. Lorsque Marie et Aline
se louent un pompier, d’ailleurs, la seule règle du jeu est qu’il ne
jouisse pas : « tu ne dois pas venir, voilà pourquoi nous t’avons
acheté ce soir, pour que tu ne viennes pas, c’est une des clauses
du contrat » (NP : 88). Elles jouiront, lui pas. Le lecteur se
retrouve prisonnier du même contrat que le pompier : il peut
regarder, à la condition expresse qu’il ne jouisse pas. C’est qu’ici
la jouissance textuelle s’applique consciencieusement à mettre en
échec la jouissance sexuelle. Dans une parade qui relève du strip-
tease, Marie procède à l’effeuillage, puis au remballage, elle offre
la séduction tout en refusant de procurer la consommation
finale.
Le jeu de La nouvelle pornographie se révèle donc dangereux
non seulement pour le personnage de l’écrivaine qui y prête son
nom, mais aussi pour le lecteur. Avec son titre aguicheur et son
premier chapitre osé, La nouvelle pornographie fait semblant –
mais semblant seulement – d’inviter une lecture « à une seule
main ». Tout en empruntant le masque du pornographique,
l’œuvre s’en détache, afin d’affirmer a contrario une critique du
pornographique et de ce que la narratrice nomme le « grand
déballage » (NP : 110) de l’intime. Le résultat est un texte hy-
bride, qui pose beaucoup de questions et répond à côté. En cela,
l’œuvre de Nimier rejoint un courant contemporain identifié
entre autres par Elisabeth Ladenson10, qui réutilise des moyens
pornographiques avec une visée autre (2004 : 87). Pour imager
son propos, Ladenson cite l’expression de Virginie Despentes :
« du sexe qui ne fait pas bander » (Ladenson, 2004 : 87), c’est-

10. Ladenson (2004) étudie La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine


Millet (2001) et Baise-moi de Virginie Despentes ([1994] 1999).

217
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

à-dire que malgré le propos à priori excitant d’une « nouvelle


pornographie », le récit déploie des stratégies discursives (dont
l’usage de la digression, de la parenthèse et de l’ellipse) qui désa-
morcent l’excitation. À la suite du livre-choc de Despentes, celui
de Nimier « displayed what it sought to criticize » (Ladenson,
2004 : 92), mais en préférant le ludique à la violence. Et, comme
Catherine Millet, Nimier semble bien avoir écrit « for her own
pleasure and against that of the reader ; as though the book
represented a challenge to the reader to appropriate her pleasure
in the service of his own » (Ladenson, 2004 : 87). Dans La nou-
velle pornographie, un soi – fantasmé et parodié – s’expose dans
un « je » à première vue vulnérable à l’appropriation pornogra-
phique, mais qui parvient ultimement à se protéger de la conta-
mination. En est témoin l’équipe de pompiers qui, à la dernière
page du récit, couvre le corps de la narratrice d’une « épaisse
couche de crème blanche » (NP : 189) tout en chantant ; non
seulement ces pompiers-ci conservent-ils leur uniforme, mais les
brûlures qu’ils s’appliquent à guérir ne sont plus métaphoriques.
« Marie Nimier » et ses pompiers ont bien refermé la porte sur
l’univers pornographique.
PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE

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III. L’ÉCRITURE DU RÉEL
OBJECTIF : RÉEL

Bruno Blanckeman
Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III

Écrire le réel : comme toutes les histoires sans appel, celle-ci


se porte mieux si l’on en rappelle brièvement les tumulteux ava-
tars. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un écart interne à la
conception même de la littérature se creuse entre un paradigme
psychoréaliste à visée figurative et un paradigme esthétique à
visée spéculaire. Fi des récits galvaudés en universels reportages
(Stéphane Mallarmé), foin des fictions fourvoyées en imageries
de cartes postales (André Breton), la magie de maître des grands
illusionnistes – celle que revendique un Guy de Maupassant
dans la préface de Pierre et Jean – vire au trafic illicite de fausse
monnaie – celle qu’un André Gide verbalise sèchement de la
main droite, dans un roman où il la laisse circuler à satiété de la
main gauche. Éprise ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de la
valeur essentielle d’un genre, une certaine modernité, du Gide
post-symboliste des Cahiers d’André Walter au Jean-Marie
Gustave Le Clézio post-structuraliste du Livre des fuites, affec-
tionne un art de la fiction qui évince son rapport au réel, soit
toute forme d’illusion romanesque fondée sur un processus de
mimétisme référentiel. Cette proscription s’effectue au nom d’un
idéal d’accomplissement esthétique à vocation tantôt spiritua-
liste – le formalisme spéculatif d’un Paul Valéry, qui imprègne
encore bien des pages d’un Pascal Quignard bâtissant son Der-
nier royaume (2002) – tantôt politique – la subversion de l’ordre
symbolique qui cautionne, par la fixité arbitraire des systèmes de

223
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

signes, la présence aliénante des états de choses. Cette subversion


à finalité émancipatrice dicte une écriture de la déréalisation
intégrale dont certaines pages du récit de soi publié par Pierre
Guyotat en 2006, Coma, transmettent jusqu’à nous les échos
avec flamboyance.
La littérature au présent se démarquerait, lit-on parfois, de
cette modernité en cela justement qu’elle retrouverait le réel.
Celui-ci serait de retour, celle-là en aurait fini avec l’une de ses
plus infantiles marottes, la recherche d’une pratique d’elle-même
à l’état pur, comme naguère le roman ou la poésie du même
nom. L’heure serait aujourd’hui à l’impureté salutaire, aux
retrouvailles émues avec un principe de réalité contre lequel les
usages modernes de la fiction se seraient en bloc érigés. Les
écritures contemporaines, du moins les plus attachantes d’entre
elles, me semblent témoigner d’un ordre de résolutions plus
complexe dans lequel le sens du pur – tout ce qui en elles entre-
tient le réflexe autoscopique – et celui de l’impur – tout ce qui
en elles relance la visée hétéroscopique – ne cessent de se mettre
respectivement en perspective.
Qu’est-ce que le réel pour Annie Ernaux, François Bon,
Olivier Rolin, Sylvie Germain, Michel Houellebecq ? Un mixte
de données matérielles et de circonstances sensibles, d’états de
vie collectifs et d’éclats de voix singuliers, de faits avérés, d’événe-
ments en devenir, de situations historiques, culturelles, intimes,
mais aussi une somme de phénomènes intangibles par leur
nature, décisifs par leurs effets : des croyances, des désirs, des
rêves, des intuitions, des angoisses, toute une part de vie impal-
pable que tentent aussi d’approcher des écritures situées à la
crête du familier et du merveilleux – Marie Ndiaye, Emmanuel
Carrère –, du politique et de l’épouvante – Antoine Volodine,
Morgan Sportès. Ce réel en soi, au contenu impur parce que
fondamentalement hybride, n’existe qu’à titre de synthèse – pur
produit, donc, d’un travail de construction intellectuelle et
d’articulation langagière procédant par l’abstraction de réalités
hétérogènes subsumées en sa catégorie. Les écritures qui éprou-
vent aujourd’hui le réel avec le plus d’intensité sont celles qui en

224
OBJECTIF : RÉEL

circonscrivent un champ d’expériences données, en instituent


des configurations signifiantes, et incluent comme l’une de ses
données nécessaires leur propre implication dans le système figu-
ratif ainsi élaboré, assumant leur part de responsabilité, sinon
d’engagement esthétique, dans ce qui s’apparente moins à une
représentation mimétique du réel qu’à une délibération critique
autour du réel, c’est-à-dire à une réflexion appliquée sur les
champs qu’il recouvre et les tensions qui le sous-tendent. De l’os-
cillation ainsi ménagée entre un mode d’instanciation réfé-
rentielle et un système de détermination tropologique, entre une
suite d’indicateurs sémiotiques et un jeu de combinatoires
formelles, résultent les imaginaires variables d’un réel inventé de
toutes pièces, sur fond de réalités attestées de toute vie. En résul-
tent aussi un certain nombre d’actes de figuration dissonants par
rapport aux doxas de l’époque, qui formatent en temps de
société réel nos propres représentations de ce qu’est le réel, c’est-
à-dire de ce que doit être notre façon de parler, nous comporter
en groupe, nous nourrir, nous vêtir, nous aimer, nous distraire,
pour autant que nous entendions jouer avec honnêteté notre rôle
d’acteur social et remplir avec bonhommie notre fonction d’ani-
mal civilisé.
Bien des écrivains récupèrent, pour construire des représen-
tations problématiques du réel, insoumises aux doxas, une partie
des expérimentations formelles auxquelles leurs prédécesseurs se
sont naguère livrées. Voilà pourquoi il est hasardeux d’invoquer
un retour au réel qui succéderait à sa proscription par les avant-
gardes des années 1950 à 1970. On lira à cet égard, en marge de
l’Oulipo, l’œuvre déjà conséquente de Régine Detambel et son
appropriation des écritures à contraintes qui lui permet de for-
maliser, au plus près d’un questionnement d’actualité, certaines
expériences d’ordre intime – le partage entre deux langues dans
Le vélin (1995), entre deux sexualités dans La verrière (1996) –
et d’ordre social – les nouvelles marginalités urbaines dans Le
jardin clos (1994), les nouvelles populations à problème, comme
le très grand âge dans Le long séjour (1991). On lira aussi l’œuvre
ébauchée de Chloé Delaume dont le premier roman, Les

225
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

mouflettes d’Atropos (2000), s’inscrit dans la lignée d’un textua-


lisme virulent. Son écriture violente la matière verbale, téléscope
les énoncés, interdit tout réflexe de lecture logique pour mettre
franchement à jour sans mettre nettement en mots une histoire
vécue chaotique, pour engager par le choc un double processus
de sauvegarde de soi et de reconstruction d’une identité per-
sonnelle qui serait à ses propres yeux acceptable. C’est parce que
le réel ne constitue pas un domaine institué mais un chantier
perpétuel que son objectif se situe loin de toute velléité mimé-
tique, à la croisée d’expériences probatoires qui l’authentifient et
d’expériences scripturales qui éprouvent les formes possibles de
sa configuration.
Voilà aussi pourquoi il est difficile de souscrire à certaines
célébrations de « l’extrême contemporain » que résumerait assez
bien le slogan « en arrière toute ! ». Au nom de présupposés qui
faussent le sens même des évolutions littéraires les plus détermi-
nantes de notre temps, on chante ici ou là les retrouvailles du
roman et du réel comme autant d’actes de réaction. Ainsi du
manifeste publié par Michel le Bris et Jean Rouaud, que 44 écri-
vains ont cosigné au début de l’année 2007, « Pour une
littérature-monde en français ». Les lignes qui suivent sont ex-
traites d’un texte dont elles ne constituent pas l’enjeu essentiel,
parce que leur propos est autre : affirmer l’ouverture au monde
de la fiction actuelle sans cautionner l’idée de francophonie.
Mais c’est justement parce que de tels prolégomènes semblent
aller d’eux-mêmes qu’il y a quelque matière à inquiétude.
Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles. N’aura-
t-il pas été le grand absent de la littérature française ? Le
monde, le sujet, le sens, l’histoire, le « référent » : pendant des
années, ils auront été mis entre parenthèses par les maîtres
penseurs, inventeurs d’une littérature sans autre objet qu’elle-
même, faisant, comme il se disait alors, « sa propre critique
dans le mouvement même de son énonciation » (2007).

Quelques lignes plus loin, le reflux des avant-gardes propres


aux années 1980 est mis en parallèle avec l’effondrement du Mur

226
OBJECTIF : RÉEL

de Berlin, implicitement, donc, l’ère du soupçon est identifiée à


celle de la glaciation, le structuralisme au rideau de fer : Roland
Barthes égale Joseph Staline, CQFD. Il est des éloges de la
littérature au présent qui gagneraient à affiner leur connaissance
de la littérature de la veille, à ne pas voir en la modernité quelque
hydre surgie de mai 68, quand bien même il est de bon ton d’en
stigmatiser les supposés méfaits. Certains s’en prennent dans le
domaine de la critique aux avant-gardes littéraires contempo-
raines de mai 68 sans vouloir se souvenir qu’elles ont ouvert la
voie à des recompositions esthétiques qui, faute d’un ajourne-
ment radical des pratiques, n’auraient pas été rendues possibles
(lire dans cette perspective l’évolution littéraire, tout en fidélité à
son propre projet, d’un Patrick Modiano, de La place de l’étoile –
1968 à Dora Bruder – 1997). D’autres attaquent dans le do-
maine politique les valeurs issues de ces mêmes années, oubliant
délibérément qu’à terme un certain nombre de dynamiques
culturelles – légalisation de l’avortement, abolition de la peine
de mort, statut du couple homosexuel – auraient été impen-
sables sans leur pression. Il est entre ces deux champs, critiques
et politiques, de troublantes corrélations qui ne rassurent pas
franchement sur l’évolution dominante des mentalités : pour-
quoi un tel déni de modernité ? Et au prix de quels contresens ?
Même en ses phases d’expérimentation les plus radicales, la
littérature n’a, en effet, jamais renoncé à décliner les multiples
facettes du réel – à mettre en résonance l’intime et le social, le
psychique et l’historique, les faits vécus, les paroles qui les iden-
tifient, les récits de fiction par lesquels des voix se qualifient
comme humaines en situant leur humanité. La question colo-
niale accompagne l’œuvre de Marguerite Duras comme la
hantise carcérale celle de Jean Genet, la mémoire transmise ou
vécue des guerres celle de Claude Simon, la conscience des bou-
leversements collectifs suscités par une société à peine nommée
« de consommation » celle de Georges Perec, quels que soient par
ailleurs les partis pris formels, parfois radicaux, de ces écrivains.
À l’inverse, en plein vent de modernité mais à l’abri de ses bour-
rasques, certaines voix réfractaires que jamais personne n’a

227
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

cherché à museler gagnent au contraire leur prestige à interroger,


par le détour du mythe ou le recours à la légende, les structures
sous-jacentes du monde, sujet et histoire confondus (Jean Giono,
Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Michel Tournier). Quant
aux ouvrages à succès de Roger Vailland, Claire Etcherelli,
Robert Linhart, ils multiplient au fil des décennies les peintures
de société, entre autres celles d’un monde ouvrier en pleine
métamorphose. Sauf à cantonner la modernité à trois pages de
Pour un nouveau roman (Alain Robbe-Grillet, 1963) ou à la faire
naître dans deux ateliers de Textique, on ne saurait donc caution-
ner une lecture de l’histoire littéraire qui oppose une modernité
totalitaire répressive de tout désir de fiction à une actualité litté-
raire délivrée de ses chaînes, qui s’adonnerait de nouveau aujour-
d’hui au culte de ses anciennes divinités, d’un côté les tenants
réprimés d’une projection illusionniste dans le monde, de l’autre
les partisans répressifs d’une inscription téléologique dans le
texte.
On le saurait d’autant moins qu’on ne perçoit pas alors la
césure propre aux années 1980 et que l’on parle de retour au réel
là où il y a modification profonde du contenu et des contours de
cette notion, ce dont attestent ses approches littéraires actuelles.
Non seulement l’idée de « retour » bloque celle d’évolution, mais
aussi elle établit en amont une ligne de démarcation entre les
pratiques psychoréalistes et textualistes qui ont pourtant consti-
tué ensemble l’avers et l’envers d’un seul et même phénomène de
reconnaissance aujourd’hui révolu : la toute-puissance du réel,
son évidence complexe, tantôt affrontées sur le mode positiviste
de la représentation mimétique, tantôt contournées sur le mode
négativiste de l’abstraction spéculaire.
Un rapport entropique au réel a succédé à ces approches
contraires qui ont motivé, jusque dans les années 1970, les écri-
tures de sa certification figurative autant que celles symétrique-
ment inversées de sa dénégation autotélique1. Les écritures

1. Sans doute certains écrivains comme Franz Kafka, Carlo Emilio


Gadda, Samuel Beckett anticipèrent cette relation par entropie au réel, que les

228
OBJECTIF : RÉEL

entropiques tentent aujourd’hui d’appréhender malgré tout, de-


puis un double attachement à la matière du monde et à l’énergie
de la vie, ce qu’elles savent devoir échapper à la saisie faute de
constituer des ensembles achevés, aux limites stables, au contenu
réductible à des sommes narrables, à la portée mesurable par des
sommations idéologiques. Elles inscrivent le réel en creux de la
fiction, dans les interstices qui séparent leur tension heuris-
tique – connaître le monde en en modélisant des approches – et
leur conscience herméneutique – tout effet de sens ne peut le
baliser qu’à titre de posture empirique. On rappellera à cet égard
le succès des écritures ironiques, aux degrés profondément réver-
sibles, dont Jean Echenoz s’est fait l’expert, et des écritures mini-
males, aux procédures intrinsèquement digitales, dont Modiano
s’est fait l’orfèvre. Ne pas pouvoir dire le réel tout en multipliant
les énoncés qui tentent de le sérier, ne pas pouvoir l’objectiver
tout en entrecroisant les récits d’expériences qui le prélèvent à la
pointe des faits et l’inscrivent à ras les phrases, ne pas pouvoir le
totaliser mais jouer des effets de fragmentation et d’ellipses pour
générer une dynamique du vide qui mette en relief la prise des
mots, pour marquer des blancs qui contractent la mesure des
signes : à leur façon, combien de romans obéissent à cette injonc-
tion, dont l’exemple le plus emblématique se trouve peut-être
dans une folle fiction, programmatrice de son propre échec,
L’invention du monde de Rolin (2003). Le réel millésime 1992 s’y
construit à perte : il ne saurait être mis en demeure parce qu’il
déborde sa propre contenance – du réel par excès dont l’écrivain
ne peut fixer qu’une potentialité limitative, une limite que la
saturation même des événements et la profusion des histoires
rendent particulièrement perceptible, comme une course à l’ex-
haustivité perdue d’avance. D’un vertige à l’autre : si les écritures
minimalistes éprouvent la résistance du réel à l’énonciation, les
écritures maximalistes testent leur propre impuissance à en

sciences modernes contribuèrent progressivement à légitimer tout au long du


XXe siècle. Mais elle ne s’est vraiment imposée que depuis le début des années
1980.

229
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

concurrencer l’infini surgissement, l’irrépressible virtualité, l’im-


médiate consomption propre à l’énergie qui les meut. Il en
résulte des romans de la globalisation brisée – faisant système,
défaisant leur propre systématicité – et de la générosité flouée –
nourrissant jusqu’à réplétion le ventre à récit tout en restant
elles-mêmes sur leur faim. Germain, avec Le livre des nuits
(1985) et Nuit-d’Ambre (1987), comme Volodine avec ses ro-
mans, le roman de ses romans – le post-exotisme –, la parodie du
roman de ses romans – Nos animaux préférés (2006) – en atten-
dant le roman de la parodie du roman de ses romans ? – en
offrent aussi un saisissant aperçu.
À côté de ces approches minimalistes et maximalistes, d’au-
tres écritures mettent en perspective le réel comme écart séparant
une pulsion de compréhension – aux deux sens du terme – et
une expérience de l’indétermination. Cet écart, les écritures
tentent à la fois de le transposer et de le rémunérer, le rendent
sensible par un tressage, sinon un amalgame, de situations hété-
rogènes, le comblent par un réseau tramé d’échos et de contre-
points qui introduisent des lignes de sens sous-jacentes (situa-
tions, humeurs, valeurs, orientations communes, quelque chose
qui ressemble tantôt à une anthropologie de hasard, tantôt à une
ontologie du disparate). On rapprochera dans cette perspective
quelques tentatives immédiatement contemporaines – dans cette
perspective seulement car il s’agit de réalisations très différentes
quand bien même toutes entretiennent la vision d’un univers qui
se défait à proportion même de ce qui le génère et un rapport à
l’écriture qui, à côté de tout souci de perfection et de toute vo-
lonté de clôture, prend le risque de l’inachevé, de l’inabouti, de
la masse textuelle aléatoire. Première tentative : Microfictions
(2006) de Régis Jauffret brasse un millier d’histoires courtes dé-
clinant, comme un spectacle d’ombres chinoises à peine esquissé,
fortement stylisé, les mille et une facettes d’une humanité des
temps présents à profil bas. Deuxième tentative : Doggy bag
(2005) de Philippe Djian récupère les standards de certaines
séries télévisées américaines soap opera pour actualiser les figures
types (séduction, vengeance, inhibition, haine) et les structures

230
OBJECTIF : RÉEL

pivots (famille, loisirs, métier, opinions, modes) dans lesquelles


elles s’inscrivent traditionnellement, effectuant ainsi un travail
de remédiatisation qui porte sur les mythologies du jour.
Troisième tentative : Les éphémères (2006), création collective du
Théâtre du Soleil, dirigée et mise en scène par Ariane
Mnouchkine, sollicite, depuis un dispositif théâtral de tréteaux
mobiles, une centaine de scènes d’intimité dans lesquelles, loin
de tout traitement épique, le banal devient pourtant le capital,
parce qu’il signe dans le temps (les trois dernières décennies) une
histoire prégnante et volatile des mentalités communes et des
comportements usuels – rupture du couple, mort d’une mère,
élucidation d’un secret de famille, dérive de la folie douce, rap-
port à l’enfant. Quatrième tentative : Tumulte (2006) de Bon,
« friction du monde et des jours » à base de courts textes dans
lesquels du réel s’impose par précipitation, depuis ses dénivelés
et ses entrechocs – récits d’expériences sociales et fragments de
rêve, scènes urbaines, notes de lecture, pages de journal intime,
souvenirs, réflexions sur le métier d’écrire, synopsis fictionnel.
L’écriture, astreinte à un biorythme (une page par jour sur ordi-
nateur pendant une durée donnée), consigne les vibrations de la
personnalité, immergée dans des situations communes par rap-
port auxquelles elle réagit, se conforte, se déplace. Le réel s’iden-
tifie à cette interaction propulsive dont les ondes procèdent de
façon concentrique à l’échelle d’une vie : les secousses d’un
événement lointain, qui ne revêt aucun caractère exceptionnel, se
font ressentir à terme. Les interférences entre des expériences de
toute nature, de différentes époques et de proportions inégales,
constituent l’énergie intime d’un sujet qui, faute de stabilité,
peine à s’appréhender. D’où le modèle d’écriture que pourrait
constituer un objet évoqué dès les premières pages du livre,
l’oscilloscope, outil propre à la mesure des évolutions sur fond de
permanence, qui permet de détecter et d’évaluer les variations
dans le temps d’un ordre de grandeur équivalent.
Ni refus ni retour, ni replis ni redites, objectif réel, donc :
une littérature qui travaille le réel en éprouvant la tension entre
ce à quoi il renvoie – de l’illimité – et ce qu’elle en peut dire – du

231
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sélectif –, tension fertile en cela qu’elle oblige les écritures à se


situer – quel imaginaire du réel est le leur ? – tout en les incitant
à s’enchanter – l’illimité comme une variante de l’infini, que
seules la fable, la musique, la rythmique des récits peuvent pres-
sentir – ; un réel qui travaille, alors, la littérature comme l’une de
ses composantes, du réel en mode virtuel, qui accomplirait le
fantasme, parvenir à s’objectiver, à l’image de l’œil qui rêve de se
regarder lui-même.
OBJECTIF : RÉEL

BIBLIOGRAPHIE
BON, François (2006), Tumulte, Paris, Fayard.
DELAUME, Chloé (2000), Les mouflettes d’Atropos, Paris, Verticales.
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DETAMBEL, Régine (1994), Le jardin clos, Paris, Gallimard.
DETAMBEL, Régine (1995), Le vélin, Paris, Julliard.
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GERMAIN, Sylvie (1987), Nuit-d’Ambre, Paris, Gallimard.
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MODIANO, Patrick (1997), Dora Bruder, Paris, Gallimard.
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Éditions de Minuit.
ROLIN, Olivier (1993), L’invention du monde, Paris, Éditions du Seuil.
THÉÂTRE DU SOLEIL (2006), Les éphémères, création collective, mise
en scène par Ariane Mnouchkine et musique de Jean-Jacques
Lemêtre.
VOLODINE, Antoine (2006), Nos animaux préférés, Paris, Éditions du
Seuil.
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

Catherine Douzou
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Ce texte aurait pu s’intituler d’un « écho à l’autre » : il ne


s’agit pas d’y dresser un tableau général de l’Histoire mise en fic-
tion par l’ensemble des auteures contemporaines françaises, mais
de s’attacher, plus modestement, à deux romans féminins en
résonance, qui évoquent la période de l’Occupation. Il y a bien
réverbération entre ces deux textes parcourus de problématiques
et de traits formels communs, significatifs de la production
actuelle – féminine mais aussi masculine – sur le même sujet. La
compagnie des spectres de Lydie Salvayre et Magnus de Sylvie Ger-
main évoquent donc l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale
en Europe. Ils ont eu un succès certain1 lors de leur parution
respective en 1997 et en 2005. Dans La compagnie des spectres, la
visite d’un huissier préparant une saisie réveille une nouvelle fois
chez une des occupantes de l’appartement, Rose-Mélie, une
vieille femme psychiquement dérangée, les souvenirs de l’assas-
sinat de son frère Jean pendant l’Occupation par des brutes fasci-
santes. La reviviscence de ce passé, que tente d’empêcher sa fille,
Louisiane, catastrophée, trouble la visite de l’huissier. Magnus
raconte, de l’enfance à la maturité, la vie de Franz-Georg né
avant la Seconde Guerre mondiale. Cet orphelin devenu amné-
sique, depuis sa séparation d’avec sa famille d’origine dont il ne

1. La compagnie des spectres a obtenu le prix du magazine Lire et Magnus


le Goncourt des lycéens.

235
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

garde qu’une seule trace matérielle, l’ours en peluche Magnus, a


été adopté par un couple d’Allemands nazis ; il doit faire face aux
traumatismes de la guerre, puis au passé de ses prétendus parents
et enfin à l’impossibilité de retrouver ses vraies origines.
Un constat s’impose : celui de la similitude dans l’évocation
que ces deux romans font de l’Histoire d’une même période.
Comme la majorité des romanciers européens qui abordent le
sujet (Bouju, 2006 : 9), ils insistent sur le déchaînement du
chaos barbare qui accable les populations civiles, exterminations,
déportations… – sous le joug des totalitarismes, alors que la
représentation de la guerre de 1914-1918 porte l’accent, en règle
générale, sur les souffrances des soldats confrontés aux atrocités
massives de la guerre moderne. Les problématiques de ces his-
toires, toutes deux centrées sur des victimes innocentes et
souffrantes – des femmes, un enfant – sont proches. Reviennent
notamment les questions du trauma personnel, de son dépasse-
ment, de la transmission de la mémoire. Sur le plan formel, au-
delà des harmoniques sensibles entre ces textes, apparaît une
différence majeure : le roman de Salvayre s’engage dans un pro-
cessus de théâtralisation, ce qui est fréquent dans le roman
contemporain français, alors que Germain conserve une orienta-
tion narrative beaucoup plus marquée – même si comme nous
ne le montrerons pas ici, son écriture n’est pas dénuée d’une
certaine mise en scène baroque, Bruno Blanckeman parlant
même de ses « récits-spectacle » (2005 : 14) pour souligner cer-
taines mises en scène de l’écriture par elle-même. Une compa-
raison de certains aspects formels marquants de ces deux romans
nous conduira à souligner quelques-unes de leurs implications,
en particulier dans le rapport que ces deux écrivaines entretien-
nent avec les mots.

FRAGMENTS, ÉCHOS, VOIX


Comme de nombreux romans français et européens contem-
porains qui abordent le sujet (Bouju, 2006), nos deux récits se
construisent sur une logique du fragment, de l’écho et de la voix,

236
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

si on prend celle-ci au sens large. Le partage de ces données for-


melles permet de saisir les différences entre La compagnie des
spectres et Magnus, à savoir respectivement la théâtralisation de
l’un face au choix du récit pour l’autre.

FRAGMENTS
Caractéristiques de la représentation de l’Histoire de la
Seconde Guerre mondiale dans l’extrême contemporain roma-
nesque, ces deux textes en lambeaux refusent la peinture totali-
sante, héritage du roman historique traditionnel, de la fresque ou
du tableau : ils privilégient une esthétique du fragment.
Au cours de la visite de l’huissier, les souvenirs de la mère
remontent en éclats, de façon décousue et intempestive, vu la
situation, mais avec la force d’une hallucination fragmentaire,
découpée en scènes traumatiques. Dès l’entrée de l’huissier,
qu’elle a salué d’un retentissant « C’est Darnand2 qui t’envoie ? »
(Salvayre, 1997 : 143), elle se remémore la scène traumatique :
son frère Jean entre à sept heures du soir dans le café des Pla-
tanes, café d’un village du sud-ouest de la France, où il est agressé
par des pro-miliciens, les jumeaux Jadre qui l’assassinent ensuite
avec sauvagerie au bord d’une voie ferrée. Ses souvenirs sur-
gissent dans le présent sous la forme très construite de séquences
limitées dans le temps : la perquisition punitive des miliciens à
son domicile familial, la douleur de sa mère devenue folle d’avoir
perdu son fils… La narration progresse alors entièrement au fil
d’un enchaînement d’épisodes parfois très brefs, qui surgissent
du passé (les souvenirs) ou qui se déroulent au présent (la visite
de l’huissier) et qui constituent des manières de scènes théâtrales.

2. Fondateur et dirigeant de la Milice française, organisation ultra-


collaborationniste et de type fasciste, supplétive de la Gestapo et chargée de la
traque des résistants, des Juifs et des réfractaires au Service du travail
obligatoire.
3. Les renvois à La compagnie des spectres seront désormais indiqués par la
mention CS, suivie du numéro de la page.

237
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

La situation romanesque s’apparente bien à une crise drama-


tique dans la mesure où le temps de l’histoire se superpose à celui
de la visite de l’huissier et que dans le cadre de cette situation
représentée en « temps réel », le surgissement des éclats du passé
crée une tension supplémentaire à celle de la saisie judiciaire.
Fragments du passé et du présent s’entrechoquent, portant le
récit à un degré de violence exceptionnel et jamais relâché, où la
situation en jeu, les prises de parole des personnages, leurs gestes
et leurs déplacements dans l’espace ont une importance cruciale.
Le roman s’oriente donc vers une intense « présentification » du
passé puisque celui-ci est revécu par la mère et qu’on en pèse
l’impact dans le présent. Il y a bien une réactualisation précisé-
ment de ce passé, qui est conçue comme une re-présentation –
une remise au présent – très proche par certains aspects d’une
représentation théâtrale.
La fragmentation du récit de Germain est pensée dans le
cadre d’une narration romanesque. La scission du texte en
petites unités est nettement affichée puisqu’il se découpe en brefs
chapitres, parfois d’une seule page, qu’elle ne nomme pas « cha-
pitre » mais auxquels elle donne des noms génériques variés, ce
qui renforce l’effet hétérogène de cette structure textuelle en
manteau d’arlequin. Après un texte initial, intitulé « Ouverture »,
à dimension programmatique, où l’auteure commente son projet
d’écriture, la narration se compose pour une grande part de
petites unités narratives appelées « Fragment », qui sont numé-
rotées. S’intercalent entre ces unités qui dessinent la ligne nar-
rative de la vie de Franz-Georg d’autres petits textes de natures et
de noms différents. Certains appelés « Notule » donnent des in-
formations au lecteur sur des éléments de la fiction : une notule
décrit l’ourson Magnus (2005 : 164), une autre fournit une fiche
sur un lieu où est censée se dérouler la fiction, Friedrichshafen
(M : 30), une autre déploie la généalogie de la famille du héros
(M : 51). D’autres textes appelés « Séquence » citent des extraits

4. Les renvois à Magnus seront désormais indiqués par la mention M,


suivie du numéro de la page.

238
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

d’œuvres littéraires, poème de Paul Celan (M : 62-63), roman de


Juan Rulfo, Pedro Páramo (M : 87)… D’autres fragments inti-
tulés « Écho », rédigés en italique, notent des réminiscences qui
surgissent dans l’esprit du personnage, des remontées balbu-
tiantes de son passé perdu, d’avant l’amnésie (M : 121). Les
« Résonances » sont des moments de réflexion sur la fiction et ses
acteurs (M : 149 ; 157). Un petit texte appelé « Éphéméride »
présente un condensé historique qui expose la vie d’un pasteur
résistant au nazisme, Dietrich Bonhoeffer (M : 187-192). Un
autre appelé « Litanie » insère une prière du personnage à ceux
qu’il a aimés (M : 249-250). Un « Intercalaire » (M : 259-260)
réfléchit sur les formules introductives du conte (« Il était une
fois »…) et sur les modalités narratives. Un autre fragment
nommé « Palimpseste » cite des extraits de livres spirituels de
plusieurs rabbins hassidiques (M : 269-300).
Le dispositif de Germain complexifie donc un texte très
fragmenté. Certaines unités renforcent et accréditent l’univers de
la fiction (celles exposant la généalogie des personnages, par
exemple), donnant à celle-ci une portée plus en prise sur le réel
supposé en être le référent. À l’inverse, d’autres attirent le lecteur
hors d’elle (comme les unités citant d’autres œuvres romanes-
ques ou proposant des fiches historiques, des extraits de diction-
naires) et elles explicitent une portée symbolique de cette fiction
comme du réel référentiel que celle-ci tente de rendre signifiant.

SYSTÈME D’ÉCHOS
Autre caractéristique communes à ces textes : ils mettent en
place un système d’échos très complexe, qui renforce la
dimension dramatique de La compagnie des spectres quand, dans
Magnus, il creuse surtout des strates de significations au fil de la
narration romanesque.
Le système d’échos met en relation l’individu avec la société
dont, au-delà de son individualité propre, il apparaît comme une
figure emblématique. Chez Salvayre, la société française, voire
tous les humains pris dans les violences historiques, participent

239
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

aux souffrances des personnages féminins du roman. Le discours


de Rose-Mélie, la mère, élargit sans cesse son histoire personnelle
à une lecture globale de la société et de l’actualité mondiale
contemporaine (Rwanda, Algérie…). Les spectres évoqués par le
titre du roman désignent certes les souvenirs obsessionnels de la
mère et ses proches disparus, mais ils sont aussi l’esprit intem-
porel du mal qui agit partout dans le monde. Dans les informa-
tions télévisées, tout est lu à la lueur de Vichy, ou plutôt de ce
que Vichy a révélé à la mère de la capacité barbare de la nature
humaine. Rose-Mélie évoque la figure des spectres qui, loin de
n’être que la métaphore des souvenirs et des obsessions person-
nels du personnage, incarne la persistance intemporelle de l’es-
prit du mal, ce qui rappelle le titre de l’ouvrage et enrichit son
paradigme métaphorique. Les spectres sont ainsi des créatures
qui
[…] errent sans visage enveloppés de voiles noirs et se mêlent
aux vivants sans que nul ne s’en aperçoive. […] Ils vont où
bon leur semble. Ils traversent à leur guise les murs et les
frontières. (Le speaker annonce sur un ton neutre un nouveau
crime en Algérie.) Aujourd’hui ils sont à Alger, comme le
montre le reportage, demain ils seront en Égypte, ils vont là
où la mort pue, et la mort pue en maints endroits de la
planète, il faut bien le reconnaître. (Le speaker annonce la
découverte d’un charnier au Rwanda.) Tu te demandes qui ils
sont et d’où ils viennent, ma chérie. Les spectres sont les
morts assassinés par Putain et les siens qui ressuscitent et
viennent nous regarder vivre (CS : 150).

De même, chez Germain, le roman familial des personnages


emblématise un passé collectif européen. Le parcours de Franz-
Georg et de ses proches recoupe des points essentiels de l’His-
toire de l’Allemagne et de l’Europe, mettant ainsi en question la
barbarie humaine : les camps d’extermination, l’exil de certains
Allemands, la résistance des églises chrétiennes allemandes
devant la montée du nazisme. Certaines unités textuelles de
Magnus, non narratives et hétérogènes à la fiction, contribuent à
jeter des ponts entre l’univers romanesque et la réalité historique,

240
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

entre les histoires individuelles inventées et celles vécues par la


population européenne. Le fragment intitulé « Éphéméride »
(M : 187) raconte, sous forme d’une fiche documentaire, le par-
cours d’un pasteur allemand, Dietrich Bonhoeffer, qui a lutté
contre le nazisme, dont on trouve l’écho en la personne fictive de
Lothar, l’oncle adoptif de Franz-Georg, qui émigre en Grande-
Bretagne lorsqu’il comprend qu’il ne peut plus lutter contre la
peste brune dans son propre pays.
Les deux romans développent aussi un important système
d’échos reposant sur l’interférence entre passé et présent. Ainsi,
ils donnent à saisir les événements d’autrefois dans leurs persis-
tances actuelles. La compagnie des spectres part d’une situation en
cours, la saisie d’un huissier de justice, racontée sur le mode de
la narration simultanée, pour faire exploser le passé de la mère et
de la France dans une violente résurgence. Celui-ci est sans cesse
présentifié, revécu, parallèlement au fait que le présent est lu en
identité constante avec ce passé, qu’il reproduit et prolonge.
L’huissier est comparé à un milicien, la loi qu’il incarne reprodui-
sant au cours de la saisie la violence de l’état totalitaire et de ses
fonctionnaires. Salvayre fait du présent un résidu de Vichy, à
moins qu’elle ne suggère (ce qui n’est pas exclusif de la précé-
dente proposition) que la société moderne est victime des mêmes
maux et des mêmes pulsions violentes que celles qui ont donné
naissance au régime français pro-fasciste. Cette transmission ou
persistance du mal affecte d’ailleurs aussi le roman familial des
personnages féminins. Le trauma vécu par la mère lorsqu’elle
était enfant s’est transmis à sa fille de vingt ans, névrosée, qui vit
avec elle dans un appartement dont elle ne sort presque jamais,
presque sans amis, ni amants, ni travail, perdue dans une vie
paralysée, figée dans l’histoire maternelle. Chez Salvayre, le passé
ne passe pas, la période de l’Occupation et ses drames « occu-
pent », littéralement, la vie des êtres où se rejoue sans cesse des
scènes traumatiques comme on « répète » ou rejoue la même
pièce de théâtre.

241
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Magnus reprend une problématique fréquente dans le roman


contemporain5, où souvent des personnages sont en quête
d’identité consécutivement à des troubles d’origine historique et
en raison de leur passé familial. Personnage amnésique, Franz-
Georg souffre de la perte de ceux qu’il croit être ses vrais parents,
puis de la découverte de leurs engagements nazis, et enfin de la
révélation de son adoption qui le met face à la douleur de tout
ignorer de sa famille, de sa nationalité, de sa langue et de son
histoire originelles. Seul l’ours en peluche Magnus subsiste de ce
passé-là, résidu qui donne d’ailleurs son titre au roman et dont
le protagoniste prendra le nom. Certes le personnage grandit et
mûrit au fil de la narration mais son enfance persiste en lui. Les
textes appelés « Écho » insistent sur l’importance explicite d’un
système de lien, d’influence, de rémanence du passé dans le pré-
sent, tel celui qui livre la pensée du protagoniste comprenant un
élément de son passé en rapport avec sa vraie mère : « Main-
tenant, je comprends… Elle est morte ?… Depuis quand ?… depuis
quand ?… quand ?… » (M : 121).
Ainsi, les effets du passé sur les personnages, en particulier
sur leur identité, organisent ces représentations de l’Histoire. De
ce fait, la question se pose de savoir comment le présent se lit et
se constitue à partir d’un passé oublié ou non, dont le rappel est
intempestif ou désirable, dans ses refoulements ou ses men-
songes conscients. Mais cette problématique commune est trai-
tée sur le mode du conflit dramatique, d’une crise mise en scène
chez Salvayre alors qu’elle s’étend dans la maturation d’un temps
romanesque chez Germain. De plus, le système d’échos que
celle-ci organise opère comme une force centrifuge sur la com-
plexité fragmentaire du texte. Cette « écriture relie, inclut, fu-
sionne, rassemble : elle est à l’exact opposé des esthétiques frag-
mentaires qui renvoient, selon l’usage d’une certaine modernité,
à une conception fractale du monde et une philosophie pulvé-
risée de l’être » (Blanckeman, 2005 : 14). À l’inverse, le récit de

5. Voir les romans de Modiano tels que Rue des boutiques obscures (1978)
ou ceux de Daeninckx, comme Un château en Bohême (1999).

242
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

Salvayre éclate comme sous la force d’une explosion historique à


retardement.

VOIX ET POINT DE VUE FICTIFS


Enfin, le troisième élément qui rapproche formellement ces
textes concerne l’attention toute particulière accordée aux voix
dans la narration et au point de vue du personnage. Le traite-
ment de cette donnée est particulièrement utile à la dramatisa-
tion du texte de Salvayre. En effet, son récit est entièrement
mené par des voix. De nature homodiégétique, il est assumé
pour l’essentiel par le personnage de la fille, Louisiane, qui ne se
tait que lorsque sa mère ou l’huissier parlent. La narration se
confond ainsi, pour l’essentiel, avec une manière de monologue
dramatique, déchiré par les interventions intempestives de la
mère et les propos laconiques de l’huissier.
Germain annonce dès le texte introductif, dont le titre
« Ouverture » suggère métaphoriquement une assimilation entre
le roman et une symphonie, voire un opéra6, son désir d’une nar-
ration conçue comme un réceptacle de voix qu’elle veut harmo-
niser : « Une rumeur montée des confins du passé pour se mêler
à celle affluant de toutes parts du présent. Un vent de voix, une
polyphonie de souffles » (M : 12). D’une part, si le récit est
assumé par un narrateur hétérodiégétique, il est mené en focali-
sation interne sur le personnage central Franz-Georg, dont le
point de vue est largement privilégié. Concernant les secrets de
sa vie, nous avons le même degré de connaissance et de percep-
tion que lui, même si le récit nous permet à nous qui avons une
connaissance historique rétrospective et qui sommes adultes de
comprendre des choses qui échappent à l’enfant au début du
récit. On peut parler ainsi d’une voix intérieure, celle du
personnage Magnus qui nous sert de fil conducteur, le recours à
une narration hétérodiégétique unifiant le point de vue de l’en-
fant et celui de l’adulte qu’il devient. Le recours aux autres textes

6. Elle est l’auteure d’un roman intitulé Opéra muet (1989).

243
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

intercalés entre les fragments narratifs recueille aussi des voix,


celles d’auteurs – Paul Celan, Charlotte Delbo… –, mais aussi
celle du protagoniste qui fait état, à la première personne, d’ex-
périences mémorielles fugitives : « Ma mère… ma mère est
morte… sa voix… si faible avait dû franchir une très longue dis-
tance pour arriver jusqu’ici… ici… ci… » (M : 121).
Ces deux textes manifestent ainsi leur volonté de suggérer
l’Histoire par fragments, de mettre l’accent sur la souffrance
personnelle de l’individu, sans s’y enfermer, et sur le problème de
la résolution ou du dépassement individuel et collectif de l’His-
toire, des souffrances qu’elle a engendrées, qu’elle continue de
produire des années après. Deux approches narratives contem-
poraines caractéristiques s’illustrent ici : Salvayre a recours à une
très forte théâtralisation de la narration, qui s’intéresse à un
moment de crise aiguë, spectaculaire, tant les corps et les paroles
deviennent hystériques, alors que Germain privilégie le roman,
plus apte que le théâtre à aborder la vie intérieure des person-
nages et leur maturation dans le temps.

DU LANGAGE ÉCLATANT À SA RÉ-HARMONISATION


Ces deux romans manifestent le souci d’une innovation
formelle particulièrement affichée : l’un, théâtralisant le récit,
s’inspire d’un autre art pour le rénover de façon littéralement
éclatante ; l’autre intègre, par fragments, des formes d’écriture
hétérogènes à la fiction (citations d’auteurs, données histori-
ques…). Par là, ils engagent le lecteur à prendre conscience du
langage et des pratiques formelles, lui retirant la possibilité de
rester dans une approche naïve de la fiction. De fait, la question
de l’écriture et celle de la transmission de l’Histoire, du passé
personnel et collectif, sont au centre de ces textes, dans leur fable
comme dans leur forme. Dans leur fable, d’abord : le problème
de l’amnésie de Franz-Georg, de la perte de son passé, même de
son véritable nom sont au cœur de Magnus ; le problème de la
transmission est majeur dans La compagnie des spectres : la mère
ne peut s’arrêter de parler, alors que sa fille, qui a hérité du

244
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

trauma maternel, ne veut rien entendre des horreurs vécues au-


trefois. L’ambivalence du langage et de la mémoire a une place
centrale dans les deux textes. Le langage peut être mensonge,
propagande ; la transmission du passé et la révélation de la vérité
peuvent être aussi des violences insupportables et, au même titre
que le silence et l’oubli, empêcher la constitution d’une identité
saine, d’un futur tant personnel que collectif. Deux positions à
l’égard de la langue sont adoptées dans ces deux romans.
La théâtralisation du récit met en évidence, chez Salvayre, le
chaos bouffon et pathétique de la langue, de la communication
humaine et du monde. Dans quelques passages, la mère, en rup-
ture fugitive avec sa folie, restitue des événements du passé de
façon ordonnée comme pourrait le faire un historien. Elle en
présente alors des faits pensés, analysés, auxquels elle a donné un
sens recevable par la raison. Elle lit ainsi la fiche qu’elle a rédigée
sur la personne de Joseph Darnand proposant, tant par ses traits
physiques que par ses actes, une analyse de sa personnalité et des
motifs de ses actions, retrouvant, même si la présentation en
reste quelque peu bouffonne, des résultats d’analyse historique :
Darnand recrute de pauvres diables, poursuivit maman tout à
ses divagations, mieux vaudrait dire des diables pauvres, qui
seraient devenus, sans les événements que l’on sait, de tran-
quilles maquereaux, des truands pépères de deuxième zone,
des petits caïds de banlieue spécialisés dans la came, au lieu de
quoi ! (CS : 36)

Mais la plupart du temps elle recourt à une parole affolée, explo-


sant de lapsus et de dérèglements divers pour évoquer l’Histoire
telle qu’elle l’a vécue :
Darnand se déclare prêt à pourrir pour la matrie […]. Par sa
remarquable simplicité, ce système politique est amené, en
vertu du principe universel selon lequel l’homme exècre la
pensée, facteur constant d’incertitudes et de cheveux coupés
en quatre, ce système, disais-je est amené à séduire le plus
grand nombre (CS : 44-45).

245
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

La langue de la mère se défait, pulvérisée, déformée par l’horreur


des faits et la souffrance générée. Ailleurs, elle devient grandilo-
quente, s’ouvrant à une autre forme de ridicule qui conduit le
lecteur à sourire devant la proclamation de grands principes qui
ne cessent dans la réalité d’être bafoués : « La seule existence d’un
huissier est une insulte aux idéaux d’amour universel qui sont les
miens » (CS : 57). La forme littéraire convenue est également
malmenée, remise en cause comme si, partie de la société conve-
nable, elle devenait incapable de restituer une parole authen-
tique, porteuse de la douleur humaine et de l’horreur du vécu.
Ainsi la ponctuation est souvent anarchique, les fins de chapitre
suspendent une phrase en cours, comme au chapitre 2 (CS : 15)
qui continue au début du chapitre 3 :
T’ai-je dit ma chérie, commença ma mère lorsqu’elle se fut
allongée sur son lit, qu’il était sept heures du soir lorsque (j’en
savais la suite par cœur)
[Nouveau chapitre]
3
lorsque ton oncle Jean ouvrit la porte du café de la Gare ?
(CS : 17)

Mettant en scène la circulation de la parole et les échanges, le


récit théâtralisé affûte la violence des mots, institutionnelle ou
privée. Le langage juridique de l’huissier paraît évidement d’une
odieuse inhumanité puisqu’il s’agit de saisir deux femmes en
situation de détresse. Mais les souvenirs de la mère sont insup-
portables pour la fille : « À écouter pour la centième fois les
souvenirs répugnants de ma mère […] j’eus soudain envie de
m’enfuir et de tout envoyer dinguer, ma mère, son Putain, l’huis-
sier et son cartable » (CS : 61). De même les reproches de la fille
agressent la mère qui refuse de réintégrer sa chambre : « J’en ai
assez et plus qu’assez de tes dingueries, hurlai-je. Tourne la page,
merde. (Mon naturel grossier, que j’avais renié et chassé par la
force brutale, revenait, c’était couru, au galop) » (CS : 120). La
prise de parole est investie d’un enjeu essentiel qui fait d’elle un
des vecteurs premier du sens du récit. Plus peut-être que par le

246
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

sens des mots, ce sont les chaos de la parole et de sa circulation


qui signifient en eux-mêmes la violence de la situation présente,
du passé, du monde. Salvayre montre, par exemple, la difficulté
à écouter la douleur de l’autre. Mettant ici en valeur le dérè-
glement des échanges verbaux, elle suggère la peine à entrer dans
un dialogue véritable. La mère s’adresse à on ne sait quel audi-
toire : elle parle à l’huissier et à sa fille mais comme si elle accu-
sait des personnes du passé ou qu’elle prononçait un réquisitoire
devant une tribune imaginaire. Les propos des uns et des autres
semblent déplacés, dénoncés par leur inadéquation avec la
situation. On assiste à une cacophonie bouffonne et pathétique
où chacun monologue en parallèle avec les autres, enfermé dans
sa tâche (l’huissier) ou dans sa douleur (la mère, la fille). Le récit
devient alors théâtre au sens où Roland Barthes définissait la
théâtralité, « une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie
sur la scène […] » ([1954] 1981 : 41) : la narration hystérise les
voix, les corps et les déplacements dans cet appartement, il les
affiche comme symptôme. Son récit tente d’appeler un au-delà
des mots, en le faisant traduire des pulsions, des affects par son
dérèglement même, qu’il exprime mieux que le contenu des
mots eux-mêmes.
À l’inverse du chaos de Salvayre, Germain tente de retrouver
un ordre harmonieux du langage et du monde. Son dispositif de
fragments est complexe, mais il correspond à une volonté d’orga-
nisation plus qu’à un désordre. L’ensemble reflète un désir de
maîtrise. Les fragments, numérotés, reviennent à zéro pour mar-
quer l’évolution majeure du protagoniste à l’approche de la fin.
Pris dans une taxinomie différentielle rigoureuse, chacun est
nommé selon le genre de texte qu’il renferme et selon sa relation
à la fiction. L’auteure distingue ainsi de façon claire les fragments
narratifs de ceux qui sont réflexifs, purement informatifs, ou
citationnels.
La lecture problématise tout discours de connaissance.
Germain nous plonge dans une histoire fictive assez tradition-
nelle par sa conception, mais il y a toujours des points de fuite à
ce qui est raconté. Attiré par des lignes d’horizon diverses, le

247
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

lecteur est invité, notamment par ce dispositif de fragments


hétérogènes, à rompre le fil d’une lecture facile pour élaborer des
significations complexes, les mettre en série ou creuser les évi-
dences. Ces bribes de textes ne sont pas mises en place pour
annuler leur portée respective, mais pour se renforcer, en se
donnant mutuellement une autre dimension que celle qu’elles
auraient eue isolément. On assiste à une « repoétisation » de la
langue et de la fiction au sens où tous les fragments sont appelés
à être lus et relus selon différents niveaux de signification, à
entrer en harmonie pour dessiner une totalité apaisée. Comme le
fait Honoré de Balzac dans son « Avant-propos » de La comédie
humaine où il présente son dessein, l’« Ouverture » revendique
cette démarche comparable à celle de Georges Cuvier qui préten-
dait reconstituer la totalité d’un animal à partir d’un bout d’os :
D’un éclat de météorite, on peut extraire quelques menus
secrets concernant l’état originel de l’univers. D’un fragment
d’os, on peut déduire la structure et l’aspect d’un animal
préhistorique, d’un fossile végétal, l’ancienne présence d’une
flore luxuriante dans une région à présent désertique. L’im-
mémoriel est pailleté de traces, infimes et têtues (M : 11).

L’écriture de Germain entend solliciter l’imagination du lecteur


pour qu’à partir de traces du passé, de bribes de vie, de citations,
d’informations, la reconstitution d’un ensemble soit possible :
« Dans tous les cas, l’imagination et l’intuition sont requises pour
aider à dénouer les énigmes » (M : 11).
L’enfant de Magnus, séparé de sa mère, brûlée vive sous ses
yeux, et de son passé au cours d’un bombardement incendiaire,
emblématise les multiples énigmes identitaires, engendrées par le
chaos de l’Histoire. Certains fragments permettent au lecteur de
reconstituer des pans de l’histoire de Franz-Georg à partir de
l’Histoire collective et officielle. Des notules citent deux
écrivains, un Allemand, W. G. Sebald, et un Suédois, Stig
Dagerman, qui racontent cette opération baptisée « Gomorrhe »
(M : 102-103) du bombardement de Hambourg par la Royal Air
Force. Les fragments doivent aussi jouer pour approcher des
vérités supérieures et, à l’instar de Balzac, pour retrouver l’unité

248
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

suprême dans un dépassement des singularités de chaque être


vivant qui occulte la totalité divine. La capacité imageante des
mots permet aussi de faire des liens entre des réalités différentes,
l’Histoire personnelle et la nature, le monde visible et invisible.
Ainsi le portrait du protagoniste le compare à un bélier et à un
ours : « Il y a en lui de l’ours et du bélier » (M : 75). Aussitôt
après, une « Notule » attire l’attention du lecteur sur cette identi-
fication et sur les dimensions symboliques du personnage. Elle
cite le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain
Gheerbrant pour exposer en deux pages la valeur symbolique de
l’ours et du bélier (M : 76-77). La métaphore de l’ours fait d’ail-
leurs résurgence au fil de la narration. On parle de « L’hiberna-
tion de Magnus » (M : 235) pour caractériser un moment de la
vie du protagoniste et qui a pris le nom de son ours, Magnus,
cette identification le ramenant aussi à sa famille d’origine de-
meurée inconnue. Lié à des vérités intemporelles et universelles,
le personnage s’inscrit ainsi dans une conception unitaire du
monde où tous les éléments, tous les faits sont en écho. La di-
mension mystique est très marquée : Magnus est un peu l’agnus
dei, l’innocent sacrifié sur l’autel de la barbarie humaine. Les
mots de Germain voudraient renvoyer à un ordre supérieur,
invisible et imprononcé du monde. On est proche de la démar-
che des symbolistes qui établit par l’art des correspondances
entre l’individu et la nature, le visible et l’invisible. Lorsque le
personnage découvre sa vérité à la fin du roman, on entre dans
le silence : « Ici commence l’histoire d’un homme qui… Mais
cette histoire échappe à tout récit, c’est un précipité de vie dans
le réel si condensé que tous les mots se brisent à son contact »
(M : 277). Au lecteur de se retourner sur lui-même pour imagi-
ner cette vérité, pour chercher la sienne, pour la vivre.
En fin de compte ces deux textes mettent en question les
mots et la littérature, et appellent à un au-delà du langage, diffé-
rent pour chacun d’eux. Salvayre croit-elle au pouvoir de la litté-
rature ? Du moins elle le remet en question avec angoisse et
bouffonnerie. Elle avoue d’ailleurs cette inquiétude littéraire
dans un entretien :

249
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Ce qui distingue mes deux derniers romans, c’est la place qu’y


tient le discours littéraire. Dans La puissance des mouches, le
personnage était possédé par Pascal. Ici, la littérature,
Cicéron, Sénèque, respire dans les paroles de la mère, y est
incorporée. Quand elle cite Épictète à la face de l’huissier, ces
mots sont les siens. Et parfaitement inutiles. La littérature ne
peut rien face à la brutalité d’un huissier. On sent à quel point
elle est luxe pur, surcroît absolu, renvoyée à l’inefficacité sur
le plan de la résistance au social. Pourtant Rose ne serait pas
ce qu’elle est, aussi coléreuse, aussi rebelle sans ses lectures
(Nicolas, 1998).

En effet, dans La compagnie des spectres, le personnage de la


mère cite et invoque les écrivains et les philosophes dont les livres
s’entassent dans sa salle de bain (et qui ne semblent guère
intéresser l’huissier, ayant moins de valeur marchande qu’une
télévision ou une automobile…). Mais la pensée humaniste de-
puis l’Antiquité n’a pas empêché, dans un continent où elle était
pourtant lue et enseignée, la barbarie moderne. La théâtralisa-
tion narrative en tant que dépassement du texte, suggestion
chaotique d’une violence intérieure, qu’elle exorcise par ses bouf-
fonneries a peut-être plus d’impact sur le lecteur à ses yeux que
les livres.
Germain y croit bien davantage. Elle cite d’ailleurs poètes et
romanciers dans son propre roman qui est aussi un livre
d’hommages, un tombeau, un monument, où une communauté
d’esprits se rassemble. Dans ce livre-bibliothèque, elle laisse place
à leurs voix. Elle est du côté du pouvoir des mots dits, qu’il faut
continuer à faire résonner, contre l’oubli et le silence, grâce à la
suggestion des fragments assemblés : « Écrire, c’est descendre
dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue
respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois
au cœur des mots » (M : 12).
Ces deux romans se présentent comme des écritures éthi-
ques : elles sont à la recherche d’un sens de l’Histoire et de ses
échos dans le présent, tout en réfléchissant sur les possibilités
d’intégrer les événements passés traumatisants. Même si Salvayre
tend à se dissoudre comme auteur dans la théâtralisation d’un

250
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

texte qu’écrivent les voix des personnages, son roman oblige le


lecteur à se situer dans le camp des deux femmes, victimes souf-
frantes de la violence des institutions. La maîtrise de l’écrivain
sur sa création est beaucoup plus affirmée chez Germain dont la
restitution de l’Histoire s’organise davantage selon une intention
signifiante, qu’elle réponde à un ordre tantôt poétique tantôt
rationnel. En dépit des variations de régime narratif, l’une et
l’autre de ces auteures postulent l’existence d’un point de vue
juste dans la compréhension de l’Histoire et font référence à un
système de valeurs qui défend l’humanisme contre la barbarie to-
talitaire, avec un certain désespoir parfois, surtout chez Salvayre.
À des degrés différents, on sent une volonté de rappeler des
informations historiques objectives, d’évoquer des mémoires hu-
maines douloureuses et parfois exemplaires dans l’héroïsme ou le
mal. Cependant, ces réflexions romanesques sur l’Histoire com-
portent chacune un dépassement anhistorique : les événements
historiques tels qu’ils sont traités proposent une relecture de la
société présente, tout en dégageant une conception de l’huma-
nité. Salvayre, médecin pédopsychiatre de son métier, appelle à
considérer la violence des pulsions qui est en chacun de nous et
que des circonstances historiques ou la simple vie quotidienne
actualisent, inscrivant la barbarie dans l’extraordinaire aussi bien
que dans l’ordinaire. Dans La compagnie des spectres, l’envie de
meurtre que ressent Louisiane à l’encontre de sa mère s’explique
par le caractère insupportable de sa folie qui ressasse des souve-
nirs cruels, mais la narration l’inscrit aussi dans un contexte œdi-
pien qui exhibe la violence intérieure potentielle de chaque être
humain. Chacun de nous est un bourreau en puissance. L’His-
toire réveille cela d’une façon ou d’une autre, mais elle pose bien
la question de l’humain au-delà des circonstances particulières
qui le révèlent. L’exhibition du langage et d’une communication
déréglée est monstration de la violence pulsionnelle. Pour
Germain, le langage dessine une ligne d’horizon plus mystique.
L’anhistorique s’inscrit dans le merveilleux et les mythes, en par-
ticulier bibliques. Il est souvent de nature religieuse, l’Histoire
réécrivant dans le réel visible des combats spirituels invisibles,

251
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

qui comme chez Balzac réfèrent à un ordre divin. Mais il s’agit,


comme chez Salvayre, d’évoluer intérieurement.
C’est enfin dans le rapport que ces textes entretiennent avec
le lecteur que des différences intéressantes se font aussi jour. La
théâtralisation du récit de Salvayre qui met en scène le passé, le
représente de nouveau au lecteur, le réactualise dans une sorte de
reviviscence insoutenable, qui l’interpelle avec une grande force.
Les jeux énonciatifs du récit créent l’impression que les person-
nages s’adressent directement à lui, qui perçoit et reçoit la
dimension violente, immédiate, actuelle de la saisie et des sou-
venirs de la mère. Le texte scandalise, il commotionne, il appelle
à la rébellion. Ne s’achève-t-il pas d’ailleurs sur la révolte de
Louisiane, au début conciliante avec l’ordre légal, qui aide sa
mère in fine à jeter dehors l’huissier ? Selon Salvayre – elle l’a
souvent affirmé pendant des entretiens –, la parole des femmes
dérange plus que celle des hommes. Germain invite le lecteur à
communier avec la nature, à lire le monde et ses symboles pour
rejoindre des vérités transhistoriques, d’ordre plus mystique,
dont l’Histoire est un épiphénomène. Elle nous appelle davan-
tage à la maturation et au cheminement intérieur, à la recherche
méditative qu’induit une lecture difficile où les mots se
répondent, et joue à des niveaux de signification multiples. Si la
parole féminine selon Salvayre est une voix rebelle qui explose, le
livre de Germain est un livre matriciel où les fragments se recom-
posent pour porter le lecteur en gestation de sa propre évolution
spirituelle.
L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES

BIBLIOGRAPHIE
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LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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au présent, Paris, Bordas.
L’AUTORITÉ NARRATIVE
ET SES DÉCLINAISONS
EN FICTION CONTEMPORAINE :
CINÉMA DE TANGUY VIEL
ET FUIR DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT 1

Frances Fortier
Université du Québec à Rimouski

Andrée Mercier
Université Laval

Quand un auteur fait un roman, il le


regarde comme un petit monde qu’il
crée lui-même ; il en considère tous les
personnages comme ses créatures, dont
il est le maître absolu. Il peut leur don-
ner des biens, de l’esprit, de la valeur,
tant qu’il veut ; les faire vivre ou mourir
tant qu’il lui plaît, sans que pas un d’eux
ait droit de lui demander compte de sa
conduite : les lecteurs mêmes ne peuvent
pas le faire, et tel blâme un auteur
d’avoir fait mourir un héros de trop
bonne heure, qui ne peut pas deviner les

1. Cette étude fait partie d’un ensemble qui vise à faire émerger la spéci-
ficité des modalités de l’autorité narrative dans le roman contemporain. Sub-
ventionnée par le CRSH du Canada et codirigée par les signataires, cette
recherche propose des hypothèses de lecture qui se verront systématisées dans
un ouvrage en préparation.

255
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

raisons qu’il en a eues, à quoi cette mort


devait servir dans la suite de son histoire.
Jean-Baptiste-Henri du Trousset
de VALINCOUR,
Lettres à Madame la Marquise***
sur le sujet de La princesse de Clèves.

La notion d’autorité n’est pas une catégorie fondamentale de


la théorie littéraire, on en conviendra aisément : enchevêtrée à
l’image de l’auteur, dont elle peine à se dégager en raison de
l’étymologie – le terme latin auctoritas désignait à l’origine le
pouvoir de l’auctor, c’est-à-dire « celui qui se porte garant de
l’œuvre »2 –, elle se dilue parfois trop aisément dans une nébu-
leuse sémantique où peut s’entendre à la fois la propriété, le par-
rainage, la permission, la paternité, etc. La sociologie, et l’histoire
littéraire avec elle, fait ainsi naître l’auteur d’une crise généralisée
de l’autorité au XVIe siècle (Delègue, 1995 : 26) pour le faire
mourir sous les assauts redoublés d’un Michel Foucault et d’un
Roland Barthes, paradoxalement sacrés « autorités » de la nou-
velle critique. Notre intention n’est nullement de refaire une
archéologie de l’autorité et de ses inflexions au fil du temps, mais
bien de la doter d’une valeur opératoire, susceptible de donner
sens aux productions contemporaines.
Mais de quelle autorité s’agit-il ? Jean Starobinski, en ouver-
ture de sa Table d’orientation de l’auteur et son autorité, distingue
trois types d’autorité : de commandement3, de maîtrise et de

2. « Le dérivé auctoritas fait de l’auteur, dira Compagnon, “celui qui par


son œuvre détient l’autorité”, désignant un lien de responsabilité avec l’œuvre,
ou avec le sens de l’œuvre. Au Moyen Âge le terme auctor dénote celui qui est
à la fois écrivain et autorité, l’écrivain qui est non seulement lu mais respecté
et cru : tout écrivain n’est pas auteur. Et l’auctoritas devient la citation d’un
auctor, sententia digna imitatione ». « Les auctoritates, ce seront plus tard les
extraits des auteurs, c’est-à-dire des écrivains autorisés » (2002 : s. p.).
3. Starobinski précise en ces termes la définition : « L’autorité, c’est l’ins-
tance religieuse, morale, ou intellectuelle, c’est l’exemple ou le précédent dont
l’écrivain se réclame ou s’autorise pour ce qu’il entreprend, pour le genre, le
style, le ton, le système des images et des valeurs linguistiques qu’il adopte.
D’une telle autorité, l’écrivain commence par se reconnaître tributaire. En la

256
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

reconnaissance, qui renvoient respectivement à l’instance intel-


lectuelle qui « a parlé avant que l’écrivain ne parle », à la « pré-
sence de l’auteur dans son œuvre » et à « l’instance réceptrice »
(1989 : 9-10). Il peut arriver, ajoute Starobinski, que ces auto-
rités « soient en conflit, et que l’autorité prioritaire dont se ré-
clame l’auteur soit différente de celle dont s’autorise le jugement
critique. […] L’autorité de la présence auctoriale est alors tenue
pour une illusion qu’il faut “déconstruire” » (1989 : 10).
Le partage est tout autre dans l’Histoire de l’autorité de
Gérard Leclerc, qui aborde la question d’un point de vue socio-
logique et distingue d’emblée l’autorité institutionnelle – c’est-
à-dire le pouvoir des États, des Églises, des Académies et des
Universités (1996 : 8) – de l’autorité énonciative, définie comme
le pouvoir symbolique dont dispose un énonciateur, un « au-
teur », d’engendrer la croyance, de produire la persuasion ;
[…] le pouvoir d’un texte, d’un énoncé, d’un discours d’être
persuasif, d’engendrer la croyance […]. Ce qu’on appelait
autrefois l’autorité d’un auteur, c’est donc, pour l’essentiel, ce
que l’on appelle aujourd’hui la « crédibilité » (1996 : 7-8)4.

nommant ou sans la nommer, il la sert, il s’y soumet. Ce fut souvent une “auto-
rité de commandement” : le dogme religieux, la croyance collective, la règle im-
pérative. Ce fut aussi, en d’autres circonstances, une valeur intériorisée, une exi-
gence préalable, lesquelles, tout en orientant les choix de l’écrivain, lui laissent
un champ plus libre : la seule Beauté, la Vérité, la sincérité, l’originalité… Cette
première autorité, dans tous les aspects que je viens d’évoquer, a pour carac-
téristique d’être prioritaire : elle a parlé avant que l’écrivain ne parle » (1989 : 9).
4. Une courte synthèse historique ouvre l’ouvrage : « L’autorité n’est plus
ce qu’elle était. Autrefois principe majeur de légitimation des discours, elle
signifie aujourd’hui le mode d’existence des pouvoirs légitimes. Elle fut pendant
des siècles une propriété des énoncés, une qualité de certaines idées, un pri-
vilège de certains penseurs. Elle est aujourd’hui un élément des institutions, le
principe symbolique des pouvoirs. L’autorité fut pendant deux millénaires un
concept philosophique ; elle désigne depuis le siècle dernier un concept sociolo-
gique. […] Dans les pages qui suivent, je n’aborderai pas le cheminement
sémantique par lequel la notion d’autorité, après avoir pendant des siècles dési-
gné l’autorité dans les énoncés – ce qu’on appelait au Moyen Âge l’« aucto-
ritas » –, en est venue à désigner, presque uniquement aujourd’hui, les pouvoirs
et les institutions » (1996 : 7-8).

257
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

L’ambition de Leclerc est, plus particulièrement, de montrer


« le passage progressif d’une culture de l’autorité, dominée par les
textes religieux et classiques, à une culture de la libre pensée et de
la libre création, dominée par la littérature et les sciences » (1996 :
8)5. Les théories de la narration ont, pour leur part, longtemps
lié l’autorité à la voix du narrateur, à son savoir : de Gérard
Genette à Gerald Prince, en passant par Shlomith Rimon-Kenan
et Jonathan Culler, la narration omnisciente s’est par exemple
cristallisée dans la reconnaissance implicite de cette autorité du
narrateur sur le réel et sa fiction. Avec le poststructuralisme, la
voix narrative cédera le pas, et l’autorité deviendra le fait du récit
lui-même. Ce déplacement des lieux de l’autorité, qui renvoie au
statut de l’énonciateur, aux principes hiérarchiques de la vie
littéraire (adhésion, canon, valeurs, traditions), à la référence aux
modèles, à la paternité des œuvres ou à leur réception, em-
brouille la notion au point d’en miner la pertinence. L’autorité,
on le voit, ne se laisse pas aisément épingler.
Notre conception de l’autorité narrative la fait essentielle-
ment dynamique, interactive6 et inférentielle. Dynamique car
elle relève de l’ensemble des éléments de la structure narrative, et
non de la seule voix ; interactive car elle postule, avec la prag-
matique, que « l’instance pertinente en matière de discours [n’est
pas] l’énonciateur mais le couple que forment le locuteur et l’al-
locutaire » (Maingueneau, 1990 : 16) ; inférentielle enfin, car elle
exige un calcul interprétatif du lecteur virtuel, qui doit construire
une image de l’auteur, dirait Ruth Amossy (2002 : 49), à partir
de la connaissance « de son esthétique et de son appartenance
littéraire » (2002 : 51)7.
5. Leclerc fait commencer cette mutation « vers 1450-1550 » et indique
que ses « effets critiques majeurs se font sentir vers 1750-1850 » (1996 : 9).
6. C’est la position, par exemple, de Sneider Lanser dans l’introduction de
son ouvrage Fictions of Authority. Women Writers and Narrative Voice : « Dis-
cursive authority – by which I mean here the intellectual credibility, ideolo-
gical validity, and aesthetic value claimed by or conferred upon a work, author,
narrator, character, or textual practice – is produced interactively » (1992 : 6).
7. On trouvera quelques définitions utiles dans le Dictionnaire des termes
littéraires pour « Implicite (auteur) » et « Implicite (lecteur) » (van Gorp et al.
(dir.), 2005 : 249).

258
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

Ainsi pensée, l’autorité narrative n’est pas un donné du texte,


elle ne renvoie pas à la posture univoque d’un narrateur qui maî-
triserait avec plus ou moins de brio les règles de la narrativité ou
celles des esthétiques en vogue ; elle est à construire à travers la
reconnaissance des modalités de son instauration, construction
qui doit en outre prendre en considération l’éventualité d’une
duplicité, d’une critique de l’autorité. Pour paraphraser Edward
Said (que nous traduisons librement), parler d’autorité en prose
narrative fictionnelle est aussi parler des distorsions qui
l’accompagnent8. Une telle possibilité de contestation9 est tout
autant, nous semble-t-il, une préoccupation de la critique – qui
de Fiona McIntosh à Monika Fludernick et à Ansgar Nünning
essaie de penser la question du non-fiable (the unreliable) –
qu’elle est au cœur des écritures contemporaines, qui démulti-
plient allègrement les postures de l’autorité narrative10. Les textes
retenus ici sont tous les deux publiés chez Minuit (Cinéma en
1999 et Fuir en 2005), leur dimension narrative est prépondé-
rante et assumée par un « je ». Ces textes s’opposent pourtant
radicalement : dans un cas un narrateur omniprésent détaille par
le menu un film qu’il a vu à maintes reprises et en décortique le
sens ; dans l’autre, un narrateur raconte avec vivacité une série de
péripéties vécues sans même sembler comprendre ou vouloir
comprendre le sens de ce qui lui est arrivé. Dans un cas, tout un
faisceau de structures textuelles vient figurer avec insistance

8. Said dit : « To speak of authority in narrative prose fiction is also


inevitably to be speaking of the molestations that accompany it » (1971 : 49).
9. Une telle contestation, dira Sneider Lanser, ne va pas sans paradoxe : « I
believe, however, that even novelists who challenge this authority are
constrained to adopt the authorizing conventions of narrative voice in order,
paradoxically, to mount an authoritative critique of the authority that the text
therefore also perpetuates » (1992 : 7).
10. Nous avons étudié ailleurs (Fortier et Mercier, 2006b) les modalités
d’instauration de l’autorité narrative et distingué diverses manières : la figure du
conteur chez Richard Millet (Lauve le pur), le discours préfaciel chez Yann
Martel (Histoire de Pi), les narrats d’Antoine Volodine qui interdisent toute
remontée à la source énonciative (Des anges mineurs) apparaissent comme
autant d’exemples de problématisation de l’autorité narrative.

259
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’autorité ; dans l’autre, laissées sans résolution, elles viennent


plutôt éclairer, en creux, son évanescence.

FUIR DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT :


UNE AUTORITÉ ÉVANESCENTE
OU DÉLIBÉRÉMENT DILUÉE
Véritable tour de force narratif, Fuir de Toussaint (prix Mé-
dicis 2005) réussit à entraîner le lecteur dans une course éperdue
sur deux continents, sans donner d’explications, sans justifier
quoi que ce soit, sans même conclure. C’est le « récit d’une course
entre la pensée vagabonde et le corps itinérant », dira Bernard
Pivot.
[…] Les personnages, et donc le lecteur, sont toujours en
mouvement11 : à l’avion, au train, à la moto […] s’ajoutent le
bateau, le cheval, le corbillard, la voiture, et même la nage.
Fuir, toujours fuir. Mais qui ? Mais quoi ? […] Bougeotte et
accélération. […] Le narrateur arrivera-t-il à temps à l’île
d’Elbe pour participer aux obsèques du père de Marie ? Il
transpire souvent. Rendez-vous ratés, attentes, disparitions,
filatures. Ah, on ne s’ennuie pas ! Jean-Philippe Toussaint a
écrit un endiablé roman d’amour et d’aventures. Sauf que…
Sauf que l’on n’est pas du tout dans un récit classique, avec
explications, justifications, et tout le saint-frusquin de l’ana-
lyse psychologique. On embarque avec énigmes, on débarque
avec d’autres. Les personnages ont des attitudes bizarres, des
comportements imprévus. Par exemple, le narrateur, que ce
soit à Shanghai ou à Pékin, est étonné, dérouté par ce qui lui
arrive. Il se laisse faire. Il ne sait jamais où il va, ce qui va se
passer. Nous non plus. Qu’est-ce qu’il fiche sur cette moto
lancée dans la nuit pékinoise ? Et pourquoi Marie, qui n’est
pas cavalière, précède-t-elle à cheval le corbillard ? Tout cela
est très divertissant. C’est fou et c’est charmant. Un charme
fou (Pivot, 2005).

11. Voir l’étude de Gianfranco Rubino, « Minimalistes et mouvement :


Toussaint et autres », dans cet ouvrage.

260
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

On le pressent, ce charme fou tient, paradoxalement, au carac-


tère décevant de la narration : là où la vivacité extrême du récit
appellerait un enchaînement causal, toute l’anecdote demeure
énigmatique, depuis le début du texte qui s’ouvre sur une ques-
tion – « Serait-ce jamais fini avec Marie12 ? » (Toussaint, 2005 :
1113) – jusqu’à la fin, qui met en scène une réconciliation qui
n’aura pas de suite, puisque l’histoire, en narration ultérieure, se
passe « l’été précédant [leur] séparation » (F : 11). Systématique-
ment, le texte déjoue toutes les attentes, logiques ou génériques.
Ainsi, alors que la question d’ouverture embraye le récit sur le
rapport amoureux, la phrase suivante le déporte immédiatement
vers un voyage à Shanghai mollement motivé où le narrateur vi-
vra une série de péripéties avec deux personnages qu’il ne connaît
pas (Li Qi et Zhang Xiangzhi) et qui l’amèneront à Pékin, d’où
il reviendra en catastrophe pour assister, à l’île d’Elbe, aux funé-
railles de son beau-père. Nicolas Xanthos, dans un dossier récent
de la revue @nalyses (2009), a dégagé de l’ensemble de son œuvre
romanesque les singularités de la poétique de Toussaint, marquée
par une configuration narrative faible, à l’intrigue lâche, où vient
s’inscrire un narrateur à la merci des plans des autres person-
nages ; non défini par son action ou sa destinée, le personnage
principal est tout entier dans ses modalités de saisie du réel,
essentiellement géométrique et sensible. Ce refus de l’intrigue et
de la cohérence au profit d’une instantanéité perceptive joue ici,
en outre, sur l’amplification jusqu’à l’invraisemblance des codes
narratif et descriptif. Le texte actualise les motifs stéréotypés du
roman d’action et joue à fond la narrativité, tout en la détour-
nant de sa finalité, chacune des péripéties neutralisant l’intrigue

12. Le lecteur familier de l’œuvre de Toussaint reconnaîtra d’emblée ladite


Marie, protagoniste du roman précédent, Faire l’amour, paru chez Minuit en
2002, qui montrait leur rupture, dans une chambre d’hôtel, sur fond de
lumières de Tokyo. L’ensemble Faire l’amour et Fuir n’est pas sans évoquer un
autre diptyque paru chez Minuit, celui de Jean Echenoz, formé de Un an
(1997) suivi de Je m’en vais (1999).
13. Les renvois à Fuir seront désormais indiqués par la mention F, suivie
du numéro de la page.

261
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

au lieu de la faire rebondir : la spectaculaire course poursuite à


moto dans les rues de Pékin tournera court, laissant le narrateur
en plan, abandonné des deux autres personnages ; la scène de
séduction dans les toilettes du train ne mènera nulle part, pas
plus que le dispositif d’espionnage monté autour du Chinois
énigmatique qui suit le narrateur comme son ombre, ou la scène
d’amour finale, dans la mer, qui vient clore un suspense de
noyade anticipée. L’événementiel s’emballe et prend le pas sur la
narration, minant sciemment la crédibilité du récit. Les per-
sonnages semblent appartenir à un autre univers diégétique,
engagés qu’ils sont dans un trafic de drogue qui n’a rien à voir
avec l’histoire ; ils parlent chinois entre eux et s’adressent au
narrateur en un anglais rudimentaire, « souvent inspiré de la
structure monosyllabique du chinois, [à] l’accent difficile à com-
prendre » (F : 35) ; à l’île d’Elbe, ils parlent italien. L’étrangeté du
scénario se double d’une mise en scène spatiale minutieuse,
comme s’il s’agissait moins de narrer une suite d’événements que
de les donner à voir, de rendre compte non d’une progression
temporelle mais d’un déplacement dans l’espace ; le texte four-
mille ainsi de raccords saugrenus, qui superposent, par exemple,
la marche du narrateur dans le train qui l’amène à Pékin et la
déambulation de Marie dans la cour du Louvre.
La focalisation est à l’avenant, signalant par des incongruités
souvent ironiques le travail de sape de l’autorité narrative : l’om-
niscience impossible du narrateur qui montre les agissements de
Marie en son absence, la description impassible, quasi distraite,
de scènes ou de personnages qui n’ont rien à voir avec l’action –
tel cet ouvrier venu réparer l’aquarium au restaurant, et dont la
« tête apparaît dans l’aquarium, soucieuse et contrariée » et salue
le narrateur (F : 73), ou la superposition de sensations intimes et
contrastées – comme ces langues de canard marinées qui ren-
voient à la langue de l’amoureuse chinoise et suscitent « soudain
un haut-le-cœur » (F : 76) –, sont autant de clins d’œil qui
induisent délibérément des distorsions perceptives.

262
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

Depuis cette nuit [dit le narrateur], je percevais le monde


comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une
légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse,
une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde
pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine,
vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit (F : 68).

À ce décalage vient s’ajouter le foisonnement des expériences de


perception, partagées entre diverses instances : Marie erre dans
les rues désertes de Portoferraio, « avec ici et là, quelques T
conceptuels, blancs sur fond noir, incompréhensibles et lanci-
nants, aux enseignes des tabacs fermés » (F : 157) ; Zhang
Xiangzhi rapporte au narrateur le flacon de parfum bleu BLV
qu’il avait pourtant discrètement « déposé au fond du bassin
vide » (F : 83) d’un temple sans être vu. Ces perceptions singu-
lières, ces irruptions événementielles qui ne mènent nulle part,
ces schémas pré-formatés qui se neutralisent d’eux-mêmes
laissent croire à une déconstruction systématique de l’autorité
narrative, encore renforcée par les pétitions d’ignorance du nar-
rateur, qui ne fait pas que s’abandonner aux aléas de l’histoire
mais répète constamment qu’il ne sait pas ce qui va arriver, qu’il
ne comprend pas14. Non seulement ne gère-t-il pas l’histoire,
mais il va même carrément disparaître au moment crucial, sans
qu’on sache où il était passé ni pourquoi il s’était absenté : « Mais
où étais-je ? », dira-t-il (F : 162).
Tout fait énigme dans ce texte et le lecteur n’a de cesse d’es-
sayer de saisir l’enjeu : ce personnage secondaire est-il important ?
Par exemple, cette description minutieuse de l’officiant aux funé-
railles de Henri de Montarle, le père de Marie, qui vient s’ajouter
à la kyrielle de personnages anonymes (serveuses, ouvriers du

14. Par exemple : « je n’avais aucune idée de ce que nous étions en train de
fuir ainsi éperdument » (F : 112) ou pages 20, 25, 64, 71, etc. Parfois, le narra-
teur joue même la surprise : « je saisis le bord du plateau et le fis tourner lente-
ment entre nous au centre de la table en me demandant quel serait le nouvel
agencement de la réalité qui nous serait alors proposé – car je n’étais peut-être
pas au bout de mes surprises » (F : 75-76).

263
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

bâtiment, passagers du train, etc.) toujours minutieusement


décrits :
Le prêtre qui officiait était étonnamment jeune, à lunettes,
[il] se tenait devant Marie dans sa chasuble de soie crème et
officiait en italien […]. Il portait une étole de soie verte au-
tour du cou et s’adressait à l’assistance de sa voie mièvre et
précieuse, féminissime, un public essentiellement composé de
vieilles dames vêtues de noir […] (F : 146-147).

Pourquoi tant insister sur le dispositif électrique de la cham-


bre d’hôtel ? Quoi faire de cette enseigne de bar qui clignote un
LAS VEGAS en lettres majuscules de néon rose (F : 94) ? L’auto-
rité n’est ni dans le récit, trop incohérent, ni dans les foyers de
perception, trop incongrus, ni non plus chez le narrateur, qui ne
comprend pas ce qui se passe. Chez le lecteur sans doute, qui se
sent néanmoins à la remorque d’un guide maussade, à l’image du
narrateur qui suit ce compagnon imposé dans les rues pittores-
ques du vieux Pékin :
En principe, il ne disait rien, ne commentait rien, mais par-
fois, s’acquittant comme à contrecœur de son rôle de cicérone
tacite, il soulevait le bras en direction d’un vieux portique de
bois à la peinture écaillée et me le faisait admirer au passage,
en marmonnant dans un anglais éteint que la rue que nous
empruntions était une des dernières à Pékin à compter quatre
portiques (je hochais la tête, et nous en restions là pour le
commentaire touristique) (F : 78).

Ces désignations allusives, ces index tendus – commentaires au-


toréflexifs d’une narration qui sait néanmoins très bien où elle
va – se cristallisent dans le texte sous la forme du téléphone
portable offert d’entrée de jeu au narrateur, « un portable d’occa-
sion, assez moche, gris terne, sans emballage ni mode d’emploi »
(F : 12). Vecteur essentiel de la diégèse, « Don’t fuck it » dira le
Chinois qui prononçait forget comme fuck (F : 35), ce téléphone
vient ponctuer négativement tous les événements (il interrompt
la scène d’amour, il annonce la mort, il sonne à contretemps) ;
comble d’ironie, il ne fonctionne pas à l’île d’Elbe et le narrateur,

264
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

pourtant à cent mètres de Marie après avoir traversé des conti-


nents, doit l’appeler d’une cabine téléphonique.
Du point de vue qui est le nôtre, ce téléphone devient l’em-
blème de l’interaction qui régit l’acte littéraire. Il agit en outre
comme un signal inducteur, qui permet de saisir la déconstruc-
tion de l’autorité narrative qui s’opère ici. Pourquoi « me doter
d’un téléphone portable » dira le narrateur, sinon « [p]our me
localiser en permanence, surveiller mes déplacements et me
garder à l’œil ? » (F : 12). Précisément, voudrait répondre le lec-
teur soucieux de cohérence et désireux de s’abandonner à une
instance narratrice fiable. Objet concret relevant d’une représen-
tation réaliste qui se verra constamment décalée au gré des
perceptions sensibles d’un narrateur-personnage qui n’a aucune
autorité sur le déroulement du récit ou son interprétation, ce
téléphone devient l’icône d’une voix narrative qui se limite à
recevoir les messages du réel.

CINÉMA DE TANGUY VIEL :


LA FIGURATION D’UN FANTASME D’AUTORITÉ
Voyons maintenant ce qu’il en est dans Cinéma. Le récit
s’ouvre sur une scène détaillée présentant l’arrivée d’un homme
dans l’allée d’un manoir. On se rendra bientôt compte qu’il s’agit
en fait de la scène initiale d’un film et que tout l’enjeu de la
narration consiste à convaincre de la valeur exceptionnelle de ce
film. Le narrateur n’invente pas une histoire : il essaie plutôt de
raconter le mieux possible le film pour, comme il le dit, en faire
surgir les reliefs et, surtout, confondre les spectateurs qui ont eu
l’outrecuidance de ne pas le trouver formidable. L’anecdote du
film sera donc narrée avec force détails, mais elle sera surtout
commentée par ce « je » de plus en plus envahissant :
C’est là que ça devient fou. Oui, c’est une des choses impossi-
bles à démêler, comment un homme peut se laisser embar-
quer comme ça, sans presque résister à l’absurde, et ce chemin
tracé à l’avance, humilié par plaisir. Ça fait partie, c’est vrai,
des choses que je ne comprends pas, c’est comme des rails

265
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

impossibles à quitter. Mais est-ce que ça me ferait dire un


instant que c’en est un moins bon film, parce que quelque
chose résiste à la compréhension, est-ce que ça me ferait dire
que je n’ai pas trouvé ça formidable ? Au contraire, d’autant
plus formidable qu’il se permet d’incroyables omissions, et
que, franchement, réussir à tenir un spectateur avec une telle
absurdité, voilà le tour de force (Viel, 1999 : 38-3915).

Le « je », en effet, traque les problèmes narratifs de cette histoire,


n’ayant de cesse de justifier les invraisemblances du scénario.
Dans ses grandes lignes, l’histoire qu’il raconte est simple. Un
homme marié, Andrew Wyke, invite l’amant de sa femme pour
lui proposer une petite combine : organiser un faux cambriolage
de façon à profiter de l’argent de l’assurance et de la revente des
bijoux ; le mari, apparemment magnanime, se réjouit de l’éven-
tualité d’un divorce et veut ainsi offrir à l’amant les moyens de
faire face au train de vie onéreux de son épouse, bien décidé à ce
que son départ soit définitif. Or, cette proposition cache en réa-
lité un piège : le mari souhaite plutôt se venger de l’amant et
l’humilier. La vengeance fonctionne, mais l’amant à son tour
s’efforcera de duper le mari pour lui rendre la monnaie de sa
pièce.
Premier d’une longue série de problèmes, comment l’amant
a-t-il pu accepter l’invitation du mari, se demande le narrateur ?
Et puis, comment a-t-il pu se laisser embarquer dans l’idée d’un
faux cambriolage ? Comment, encore, se retrouve-t-il affublé
d’un ridicule costume de clown avec des « cheveux orange en
morceaux de laine » et des chaussures démesurées pour aller per-
pétrer le vol ? Le « je » souligne tout ce qui échappe au bon sens,
désigne les aberrations de l’anecdote, les moindres éléments qui
demeurent incompréhensibles, prenant à partie son narrataire :
« puis Andrew a demandé si Milo voulait épouser sa femme, ce
qui paraît une aberration, un excès par-delà la bienséance et par-
delà la logique, et détonne sérieusement dans la situation, parce

15. Les renvois à Cinéma seront désormais indiqués par la mention C,


suivie du numéro de la page.

266
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

qu’on ne s’y attend pas du tout » (C : 15). L’histoire avance à


peine que le narrateur insiste encore :
cela non plus ce n’est pas très clair, comment il le sait déjà,
comment il sait déjà qui est Milo Tindle, qui il est sociale-
ment et qui il est professionnellement et qui il est affective-
ment, parce qu’alors ça veut dire que la femme d’Andrew,
l’amante de Milo, ça veut dire qu’elle a tout confié à Andrew
sur sa double vie, chose bien curieuse il faut avouer. Voilà ce
qui gêne en vrai, c’est le savoir d’avance qu’ils ont sur nous
spectateurs, tous les deux, et Andrew encore plus […] (C :
17).

Ces différents éléments du film qui dérangent ou qui étonnent,


le « je » s’efforce de les expliquer. Il devient ainsi commentateur
et interprète, distinguant le détail futile du détail important,
avançant des hypothèses, voyant des liens – « tout marche par
deux dans le film », affirme-t-il (C : 57) –, départageant le vrai du
faux dans cette histoire de duperie, multipliant les angles de
saisie. Le « je » manifeste donc une forte autorité herméneutique :
il connaît très bien ce film, il l’a visionné à de multiples reprises,
il conserve dans un cahier toutes les observations et réflexions
faites au fil des visionnements méticuleusement numérotés. La
description du film se voit dès lors entièrement filtrée par ce « je »
omnipotent, qui s’approprie littéralement l’histoire et sa
signification, ponctuant son discours de « je dis », « je le sais », « je
le répète ».
Cette voix insistante fait autorité ; il faut bien voir cependant
qu’elle subsume d’autres figurations de la voix, qui vont insister
sur son caractère virtuellement mystificateur. D’entrée de jeu,
précise le récit, une voix « qui s’élève d’on ne sait trop où » (C : 9)
dirige les pas du personnage du film qui cherche à la localiser.
Cette voix qu’il entend ne l’interpelle pas ; on se rendra vite
compte qu’il s’agit, en fait, d’une voix enregistrée qui raconte
une intrigue policière. Ailleurs, c’est la voix du mari qui va em-
pêcher l’amant de lui fracasser la tête :

267
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

[Il] y en a un qui parle, qui parle, qui n’arrête pas de parler,


de tout expliquer, pourquoi il faut faire ceci et pourquoi il
faut faire cela, et ça suffit à tenir Milo, à l’empêcher de
frapper, voilà la vérité, voilà pourquoi c’est un faux combat,
et même : si le combat est faux, c’est uniquement parce
qu’Andrew dicte chaque geste en parlant, il dit, faire ceci, et
Milo le fait, il dit, faire cela, et Milo le fait. On dirait qu’ils
sont libres tous les deux dans leurs actes, mais c’est une illu-
sion, une finesse de la mise en scène (C : 49)16.

Ce passage peut se lire comme l’emblème de l’autorité toute-


puissante de la voix narrative, au sens où elle fait agir le person-
nage et crée l’illusion, en même temps qu’il renvoie, de manière
oblique, à la situation de communication où le « je » entend
conduire son narrataire.
Dans les faits, le « super interprète » qui gère le récit et dont
le but avoué est de convaincre le lecteur de la valeur extraor-
dinaire du film, verra cependant son autorité se fissurer. Le
rapport de connivence qu’il établit au départ avec son narrataire
(reconnaissant, par exemple, qu’on ne peut tout remarquer et
comprendre du premier coup) devient peu à peu condescendant
et de moins en moins conciliant. Le « je » s’impatiente à l’idée
qu’on puisse ne pas trouver ce film formidable, qu’on n’en sai-
sisse pas l’enjeu : « comme si le doute était possible, comme si la
discussion avait lieu d’être » (C : 26). Il cherche à discréditer ceux
qui n’ont pas su l’apprécier, signalant leur ignorance (C : 53),
leur mauvaise foi (C : 39), leur manque de profondeur (C : 53).
De plus en plus vindicatif, il se montre également de plus en plus
fragile. Apparaît graduellement le rapport obsessionnel qui lie le
narrateur à ce film, vu plus d’une centaine de fois, habitant
totalement ses pensées et servant même de critère exclusif en
amitié (C : 101). Comme le montre Sjef Houppermans dans une
analyse psychanalytique de Cinéma :

16. Plus loin dans le récit, on retrouve encore une voix mystificatrice, celle
de Milo revenu déguisé en inspecteur de police pour confondre Andrew et qui
réussit à rendre sa voix méconnaissable (C : 76).

268
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

Le narrateur au cours du livre ne cesse de majorer les instances


de sa vision du film, en augmentant constamment le nombre
de fois qu’il l’a regardé, allant de plusieurs occurrences à des
dizaines de sessions pour en arriver à des centaines de céré-
monies scopiques. Et de même pour les brouilles avec les pré-
tendus amis : à la troisième, quatrième etc. fois on a compris
[…]. [Le] roman dose subtilement ces moments d’ironie […]
pratiquant un va-et-vient, une mouvance qui permet le jeu et
les écarts (2004 : 147).

Un tel déséquilibre entraîne dès lors une modification du rap-


port d’autorité, le narrateur y allant d’autres arguments que celui
de sa seule lecture, s’appuyant sur la renommée du réalisateur,
Joseph Mankiewicz, et celle des acteurs, Laurence Olivier et
Michael Caine, jamais nommés jusque-là ; le lecteur découvrira
alors que ce film existe peut-être réellement et qu’il a pour titre
Sleuth, ce que le cinéphile aura reconnu bien avant cette révéla-
tion17. Qu’il existe, c’est en tout cas bel et bien vrai pour le narra-
teur, entièrement soumis à lui, faisant du film une créature toute
puissante, dotée d’une vie propre et effectivement en train de le
dévorer.
À travers sa situation de narration, Cinéma construit donc
une figure d’autorité portée par le fantasme de l’emprise absolue.
Cette autorité que le narrateur tente de s’approprier ne renvoie
pas vraiment à l’image auctoriale mais bien davantage à celle du
récepteur, car c’est en tant qu’interprète que le « je » entend s’im-
poser, prétendant d’ailleurs tout connaître à propos du film,

17. Précisons, avec Houppermans : « C’est en 1972 que Joseph Mankiewicz


filme Sleuth avec Lawrence Olivier et Michaël Caine. Ce sera son film
testament. En 2003, trente ans après la réalisation du film, on rejoue à Paris au
théâtre de la Madeleine la pièce d’Anthony Shaffer qui fut à l’origine du Limier
(tel sera le titre français) avec dans les rôles principaux Jacques Weber et Patrick
Bruel. […] [E]n 2003 Michael Caine annonce qu’il va jouer le rôle de Wyke
dans un remake de Sleuth avec l’acteur-réalisateur anglais Jude Law. Il aurait
toujours désiré reprendre le rôle tenu par Lawrence Olivier. […] [O]n pourrait
reculer dans le passé et nommer the sleuth, Philo Vance, in The Benson Murder
Case (1926) de S.S. Van Dine comme source d’inspiration importante » (2004 :
141). Réalisé par Kenneth Branagh, le remake de Sleuth a effectivement vu le
jour en 2007.

269
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« toutes les réactions possibles autour de lui, y compris les


interprétations simplistes » (C : 117). Cet exégète qui cherche à
tout expliquer court pourtant après un mirage, n’en ayant jamais
fini avec ce film dont il découvre un nouvel aspect à chaque
visionnement (« demain je le ferai, demain j’envisagerai tout sous
cet angle-là » – C : 51), risquant d’être complètement dévoré par
l’objet de son admiration. Il se leurre aussi en pensant pouvoir
montrer que « personne ne peut résister à ce film » (C : 51),
puisqu’il croise toujours sur sa route quelqu’un qui ne trouve pas
le film formidable. On comprend dès lors sa fascination pour une
histoire de jeu de pouvoir et de croyance où le mari et l’amant,
chacun à son tour, y va d’une pirouette, parvient à duper l’autre,
à lui faire croire entièrement à sa petite mise en scène et à
maîtriser les règles du jeu.
Le narrateur, quant à lui, se rabat sur une bien piètre pi-
rouette finale, affirmant n’avoir jamais cherché à convaincre qui
que ce soit. Pourtant, dans ce monde de faux-semblant, le lecteur
aurait peut-être tort de ne voir là qu’un mensonge facile destiné
à sauver la face. Surtout s’il se rappelle la théorie de la double
négation élaborée au fil du récit par le narrateur : « au cinéma, on
fait comme si on était mort, mais si, en plus, à l’intérieur du
film, on fait comme si on était mort, alors en quelque sorte on
finit par être mort pour de vrai… » (C : 71-72). Ce faux-sem-
blant d’autorité dans lequel nous plonge Cinéma ne finit-il pas,
en effet, par nous convaincre que le narrateur voulait vraiment
nous convaincre ?

*
* *
Sous les dehors confortables d’un récit où le narrateur prend
soin d’expliquer et de justifier dans ses moindres détails l’anec-
dote et les significations d’un film, Cinéma est une fiction de
paroles sur un réel déjà médiatisé et renforce constamment son
autorité. Mais s’il est vrai que le narrateur prend son rôle d’ana-
lyste au sérieux, il est vrai aussi qu’il en fait trop, qu’il est inca-
pable de modérer son discours, discours qui aura finalement

270
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

pour effet de déconstruire toute l’intrigue du film, le narrateur se


permettant de réorganiser l’ordre du récit, d’annoncer d’avance
les retournements de situation, de révéler les mystifications, de
briser les effets de surprise, de multiplier les liens sous-jacents.
Somme toute, le désir du « je » de tout comprendre est illusoire
et se montre même plutôt pitoyable, invitant le lecteur à
reconstruire ce fameux film si formidable.
À l’inverse, Fuir se présente comme une fiction d’événe-
ments sans cohérence manifeste, menée par un narrateur à la
remorque d’un scénario qui semble ne pas le concerner, qui ne
comprend pas ce qui se passe, qui présente un réel uniquement
filtré par la perception pure. Ce narrateur ira même jusqu’à
s’absenter du récit, faisant croire à un ultime abandon de son
autorité narrative mais indexant du coup une maîtrise para-
doxale du récit en faisant cohabiter dans une même narration un
« je » le plus souvent abasourdi par les événements et un narrateur
doté d’omniscience. Là où Cinéma apparaît comme un méta-
discours porté par un fantasme d’autorité absolue, Fuir met en
scène une histoire échevelée où les événements semblent surgir
spontanément, en dehors de toute logique, créant l’illusion d’un
récit sans autorité.
Cette autorité que nous cherchons à reconnaître s’instaure,
on le voit, par des modalités diverses et joue le jeu de sa propre
contestation. Peu importe qu’elle se mette de l’avant ou qu’elle
cherche à se diluer, l’autorité devient l’objet d’un questionne-
ment ; après avoir déboulonné le personnage, sa psychologie, les
règles canoniques de la narrativité et le rapport au réel, le roman
cherche à renouer sans complexe avec la fabula, tout en propo-
sant un pacte à négocier entre les pouvoirs conférés à l’instance
lectrice et ceux, inférés, d’une image auctoriale à reconstruire. Ce
caractère à la fois nécessaire et insaisissable de l’autorité se dési-
gne par la mise en relief de la dimension artificielle et arbitraire
du récit. La crédibilité d’un texte narratif, son autorité, dépend
ainsi moins du pouvoir symbolique d’une instance auctoriale
que de la possibilité, pour le lecteur, de reconnaître les méca-
nismes de son instauration et de sa contestation. Dans les deux

271
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

romans étudiés, cette problématisation de l’autorité est très


nette : Cinéma, par le biais d’un « je » qui prétend détenir toutes
les clés de l’interprétation et Fuir, avec son narrateur distrait,
constamment en décalage, sont les facettes contrastées d’une pa-
reille tension, qui assujettit le récit à une autorité qui le rend cré-
dible, fût-elle défaillante.
L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS

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LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN :
ENTRE SEXE ET « NON-SEXE »

Jean-Michel Devésa
Université Michel-de-Montaigne – Bordeaux 3

Mon étude postule que l’intérêt du récit français contempo-


rain réside pour beaucoup dans des textes établissant la crise du
couple tant dans son versant romantique que dans sa forme
bourgeoise, la difficulté croissante des femmes et des hommes de
ce début du XXIe siècle à nouer des relations affectives et sexuelles
dans la durée et le respect réciproque, l’épuisement tendanciel du
désir, bref l’« atomisation » du sujet enfermé dans un mal-être
sans fond et le « non-sexe », c’est-à-dire l’oubli du sexe vécu
comme un déni, comme une forclusion, indépendamment des
« expériences-limites » dans lesquelles les individus sont « embar-
qués » et emportés. La portée de ces ouvrages plutôt sévèrement
jugés par la critique, journalistique et universitaire, parce que
impudiques, fait incontestablement débat : aussi est-ce par rap-
port à une littérature française dont on considère fréquemment
qu’elle est « en panne » de sujets, qu’il convient d’essayer d’en dé-
gager la signification.
Le corpus de cette étude a été constitué de manière subjec-
tive en retenant les ouvrages récents de Christine Angot (Rendez-
vous, 2006), de Judith Brouste (Jours de guerre, 2004), d’Hélène
Duffau (Trauma, 2003), de Michel Houellebecq (La possibilité
d’une île, 2005), de Camille Laurens (Ni toi ni moi, 2006) et de
Philippe Sollers (Une vie divine, 2006), que j’ai rapprochés des

277
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

analyses de Virginie Despentes contenues dans son King Kong


théorie (2006). Tous ces livres brossent le tableau d’une société
où plus personne ne prend « [l]e risque de l’amour pour un être
humain » (Angot, 2006 : 184). Ce sont ces représentations de ce
malaise que j’ai voulu interroger.

LA TRAGI-COMÉDIE DU SEXE ET DE L’AMOUR


Force est de constater que les femmes et les hommes vivent
leurs relations comme une sempiternelle guerre des sexes, un
« éternel malentendu entre les sexes » (Laurens, 2006 : 2491), un
rendez-vous manqué, un méchant et mauvais théâtre réduisant
chacun au rang de personnage, une sorte de « bal masqué » où il
n’y a que des naïfs, pour reprendre l’image de Jacques Lacan que,
précisément, évoque Laurens dans Ni toi ni moi (NTNM : 314).
Ce conflit semble s’exacerber par l’essor d’une société de l’infor-
mation qui implique pour le sujet une réorganisation, voire une
liquidation, des catégories de réel, d’imaginaire et de symbo-
lique, au profit d’un virtuel de plus en plus globalisant, substi-
tuant l’empire de l’envie à la structuration psychique de l’indi-
vidu par le jeu dialectique du désir et de la castration. Cette
confrontation, opposant les femmes aux hommes, n’est cepen-
dant pas nouvelle. Elle relève moins d’un combat au sens strict
que d’un effort constant pour nier l’autre. Paradoxalement, les
hommes n’aimeraient guère les femmes. Pour Despentes, cette
haine des hommes pour les femmes traduit principalement une
homosexualité latente. Qui plus est, la présente « dévirilisation »
des hommes serait la conséquence de « la prolongation du pou-
voir absolu de la mère », d’un mode de fonctionnement de l’État
« qui se projette en mère toute-puissante » (2006 : 27). Cette
détestation des femmes par les hommes découle de la solitude à
laquelle est voué le sujet, incapable, même dans l’étreinte et le
coït, de tisser le moindre rapport avec l’autre (au sens où l’enten-

1. Les renvois à Ni toi ni moi seront désormais indiqués par la mention


NTNM, suivie du numéro de la page.

278
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

dait Lacan). Cela a toujours été ainsi. Il serait spécieux et idéolo-


gique de penser que la société actuelle connaît en la matière une
dégradation, à moins de rêver à un passé mythique que l’har-
monie des sexes aurait caractérisé. La déliquescence de la famille
et des structures sociales bourgeoises (et par conséquent du
modèle familial), laquelle déliquescence concerne les institutions
et non pas le rapport entre les individus sexués par définition
inexistant, a libéré un espace où l’exercice de son autonomie et
de sa liberté devient une redoutable épreuve pour le sujet et la
cause de l’augmentation de son malaise et de ses douleurs.
Dans Rendez-vous, le dialogue direct entre partenaires est
rare. L’échange, à vrai dire son simulacre, passe le plus souvent
par le truchement d’un médium. Angot met magistralement en
scène ce conditionnement qui calibre et canalise, à l’aide du télé-
phone mobile, les émotions, les désirs et les pensées, et les laisse
« sans écho » (2006 : 316). La machine, censée réunir les êtres, les
mettre en contact, finit par faire écran. Christine, la narratrice,
en fait l’expérience, Éric usant de son portable pour la tenir à
distance. Faute d’atteindre Éric, qui ne décroche pas ou bien
préfère maintenir fermée sa ligne pour demeurer injoignable et
hors de portée, ou parce qu’il filtre les appels, Christine n’a pas
d’autre issue que de se mirer dans sa propre parole, entretenant
son amour non de ce que son amant lui offre, mais du rapport
imaginaire dans lequel elle est prise.
Cette relation Christine-Éric, caractéristique (et presque
caricaturale) d’une société de l’information en pleine émergence,
cantonne la sexualité à la portion congrue et occulte le corps.
Éric a agi comme un voleur : il s’est soulagé sexuellement et,
depuis, gère lâchement la demande affective de Christine, distil-
lant en elle un vain espoir, sans jamais s’engager, en campant
dans le non-dit et l’inexprimé. Christine qui n’a pas accédé à
l’orgasme, sacrifie ses attentes charnelles, les sublime dans un
câlin puis dans une rêverie compensatrice. Éric a désiré juste
assez sa partenaire pour qu’il puisse la posséder. Il s’est comporté
comme bien des hommes hétérosexuels soucieux de vérifier leur
potentiel de séduction et leur capacité à collectionner les

279
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

conquêtes féminines. Ils ne font pas l’amour à ces femmes, ils ne


les aiment pas, naturellement, ils ont simplement le souci de se
faire plaisir en jouissant d’elles. En revanche, Christine a été im-
médiatement la proie de l’amour. D’abord indifférente à la place
limitée accordée à la sexualité dans sa relation avec Éric,
Christine se rend compte du traitement cavalier dont elle est
l’objet. Parce qu’Éric est un maître de l’esquive, un homme qui
prend, certes que très peu, mais ne donne rien, Christine finale-
ment renonce : s’abstraire de la chair était pour elle envisageable,
mais se retrancher de la parole, pour n’être qu’une utilité, et en-
core encombrante, lui est odieux, monstrueux, intolérable. Éric
lui apparaît désormais « comme un grand amour se dérobant
sous [s]es yeux en direct » (Angot, 2006 : 190).
Basé sur une expérience vécue, Jours de guerre de Brouste
relate la tentative de la narratrice de tirer de la rue et de la dé-
mence un homme qui a appartenu au cercle de ses amis de jeu-
nesse. Jean est angoissé à l’idée de partager un toit avec l’autre,
avec une femme. Il est tourmenté par « l’appréhension de ne plus
être seul, d’être deux » (Brouste, 2004 : 352). Partager l’intimité
d’une femme, exposer la sienne, voilà ce à quoi il ne peut plus se
résoudre. Il n’est plus habité par le désir. Aussi faut-il plusieurs
mois à la narratrice pour parvenir à l’apprivoiser, à tempérer ses
phobies, en restaurant sa dignité et sa santé. Après une nuit pas-
sée avec elle, « tout habillés » (J : 92) sur le grabat de son refuge,
Jean consent à rejoindre le domicile de son amie, à s’y laver, à y
prendre un bain, « le premier depuis quatre ans » (J : 93). Com-
mence alors une tendre cohabitation : « Nous dormons dans les
bras l’un de l’autre, rien de plus » (J : 94). L’apaisement apporté
par ce chaste corps-à-corps s’apparente à un maternage. Si bien
que l’accouplement, lorsqu’il survient, « [a]près des mois de
caresses, d’ébauches, d’étreintes, de baisers échangés » (J : 134),
accrédite l’idée, chez la narratrice, que Jean est sur le chemin de
la guérison, que l’amour opère une rédemption. Or il est tou-

2. Les renvois à Jours de guerre seront désormais indiqués par la mention


J, suivie du numéro de la page.

280
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

jours en proie à la démence. Dès lors, la narratrice s’aperçoit de


son impuissance : la folie retranche du monde, elle abîme, ruine
le corps et le prive de toute libido ; se complaire dans ses parages
équivaut, pour l’autre, à se perdre.
Si, dans Rendez-vous, Éric est un prédateur sans grande
dignité, sa traque ne conduit qu’à la déception et au dépit. D’au-
tres hommes, bien plus redoutables, vont jusqu’à imposer crimi-
nellement leur loi à l’autre : ce sont des violeurs. La narratrice de
Trauma (2003), le premier livre de Duffau, rapporte comment
ses agresseurs, sans rien lui demander, lui ont dérobé ce qu’ils
convoitaient en elle (2003 : 14-153). Le viol a gâté cette femme,
il l’a pourrie. Elle a été forcée, ouverte puis prise, alors qu’elle ne
le voulait pas. Le crime commis est d’autant plus odieux, scan-
daleux et abject qu’il révèle atrocement la symbolique de la rela-
tion physique entre l’homme et la femme, laquelle est prise par
le premier tant que celui-ci est dans le fantasme de la séduire,
c’est-à-dire de la conduire à soi, malgré elle, contre sa volonté, en
la conquérant, en la contraignant : la passivité des témoins du
viol, leur complicité en sont des indices. Ces hommes ont régres-
sé dans l’animalité. Ils ont souillé leur victime. Leur acte, irré-
versible, les a dépouillés de leur vernis d’humanité. Et il a trans-
formé l’être-au-monde de leur proie en altérant pour toujours sa
sensibilité. La femme violée espère que cette abomination han-
tera la conscience de ses tortionnaires, au point de les paralyser,
de les rendre impuissants. Attendu que le préjudice qu’elle a
enduré n’est ni réparable ni effaçable, la narratrice se console de
la promesse d’une justice immanente réservant à ses assaillants
l’enfer d’avoir leur esprit et leur chair pollués par le souvenir de
cet inexpiable méfait.
Dans La possibilité d’une île, Houellebecq s’inscrit dans le
droit fil de ses précédents ouvrages qui, « dans la déréliction et
dans la rage » (2005 : 4174), dénoncent l’épuisement du désir et
3. Les renvois à Trauma seront désormais indiqués par la mention T, sui-
vie du numéro de la page.
4. Les renvois à La possibilité d’une île seront désormais indiqués par la
mention P, suivie du numéro de la page.

281
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

de l’amour en Occident, et une souffrance d’être consubstan-


tielle à l’existence. Son livre est bâti sur l’entrelacement du récit
de vie laissé par Daniel 1, un humoriste de la fin du XXe siècle,
« observateur acéré de la réalité contemporaine » (P : 21), et des
commentaires que, deux millénaires après sa mort, en font ses
successeurs Daniel 24 et Daniel 25, les néo-humains qui le pro-
longent, dans « une vie calme et sans joie » (P : 77).
Tous ces personnages ont « des accents schopenhaueriens
pour évoquer l’absurdité de l’existence […], entièrement vouée à
la souffrance » (P : 166). Daniel 1 jette un regard cynique sur la
société, la fascination pour le matériel, la réussite, l’argent et
« une jeunesse sans limites » (P : 42). C’est un être amoral qui sait
pertinemment que « le plus grand bénéfice du métier d’humo-
riste, et plus généralement de l’attitude humoristique dans la vie,
c’est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impu-
nité, et même de pouvoir grassement rentabiliser son abjection,
en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l’approba-
tion générale » (P : 23). Comme les précédents « héros » du
romancier, Daniel est un quadragénaire désabusé « à la limite
émotionnelle de la survie » (2005 : 156). Parce qu’il est en proie
au vieillissement et à la finitude, l’existence lui apparaît comme
un « calvaire ininterrompu » (P : 67). Ce qui le heurte, c’est le
mécanisme d’une société frustrante.
L’amour et le bonheur sont, dans ces conditions, l’apanage
de l’espèce canine, du fait de sa docilité et de son aptitude à la
fidélité : les hommes quant à eux ne connaissent que la haine et
la cruauté. L’amour est un sentiment qui piège et avilit celui qui
le contracte et lui cède. Il vaut mieux s’en défier. Cette affection
est toujours mortelle. La personne amoureuse non seulement
abdique son libre-arbitre, mais se renie et s’aliène, en s’abandon-
nant à l’autre. La vie de couple ne connaît que l’échec. Si l’on ne
veut pas être dévoré et mis à bas par l’autre, il convient de
composer et de jouer à l’esprit fort. Dans son livre, Houellebecq
stigmatise l’esclavage de l’amour en rendant Daniel 1 follement
attaché à Esther, sa jeune, jolie, individualiste et « réaliste » (P :
192) maîtresse. Cette femme, « incroyablement, délicieusement

282
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

érotique » (P : 194), s’avère « une espèce de monstre d’égoïsme et


de vanité autosatisfaite » (P : 218). Comme toute sa génération,
elle ne regarde l’amour que comme « un divertissement plaisant,
guidé par la séduction et l’érotisme » et elle en exclut tout
« engagement sentimental particulier5 » (P : 341). Avec elle,
Daniel 1 vérifie que « [l]’amour non partagé est une hémorragie »
(P : 316).
Dans Une vie divine, Philippe Sollers imagine que le narra-
teur, un professeur de philosophie, chargé de mission dans un
ministère, dont l’ombre portée pourrait se confondre avec celle
de Friedrich Nietzsche, s’interdit toute relation exclusive. Avec
Ludi, « une femme de mode » (2006 : 2836) de 33 ans, blonde,
mère d’un enfant (lui-même prénommé… Frédéric), il forme un
couple qui a cimenté son union en la trempant dans l’intelli-
gence et le contrat. Ludi n’est donc pas son unique compagne. Si
d’un côté Ludi le protège, de l’autre Nelly, une brune de 28 ans,
parce qu’elle est « une philosophe de boudoir » (VD : 283), l’au-
torise à aller plus avant dans « sa quête de la vérité » (VD : 278).
La liberté de chacun des trois exige le non-dit, le tact et le bon
goût de ne pas relever le pieux mensonge de l’autre, de ne pas
attendre de lui ni d’elle une quelconque fidélité, de s’arracher au
dictat de la chair.
De manière pragmatique, le narrateur privilégie avec ces
deux femmes la connivence et l’entente, les aimant en libertin,
c’est-à-dire d’un amour libéré de la névrose de possession inhé-
rente à la passion romantique. Contre les biotechnologies et la
grisaille bureaucratique, il faut choisir l’aventure de la vie, Sade
et son irrévérence, une forme d’être au monde ne sacrifiant point
à la pensée technicienne. La société française contemporaine
étouffe comme jamais les individus. La personne est ravalée au
rang de consommateur informé. Les êtres, qui ne veulent pas

5. Le lecteur se reportera à l’ensemble de la séquence (P : 337-343), qui


pose qu’Esther est à l’image de sa génération.
6. Les renvois à Une vie divine seront désormais indiqués par la mention
VD, suivie du numéro de la page.

283
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

énoncer la parole sans la négativité d’une société qui se contem-


ple à l’infini dans la réitération, et qui refusent de se conformer
à l’ordre sans parole du monde et à l’anonymat postmoderne,
n’ont pas d’autre issue que se mettre en danger.

QUELQUES VARIANTES DE « NON-SEXE »


Des expérimentations qui conduisent à la mort et au suicide,
aux confins de la folie, voire au seuil de l’hybride, là où demain
l’organique ne sera peut-être plus qu’une composante d’une
« nouvelle humanité », résolument cybernétique, confinent les
êtres dans le « non-sexe » (pour reprendre une expression analy-
tique descriptive de la perte de toute appétence pour la sexualité
et le sexe).
Dans son Ni toi ni moi, Laurens affirme que l’amour mal-
heureux, le chagrin et les peines qu’il engendre, font que le sujet
perçoit le caractère insensé de l’existence, et que cette saisie peut
le précipiter dans la folie. Aussi doit-il adopter, pour se préserver,
une position défensive, celle de la quête réactive, entêtée et
opiniâtre, d’un sens, du sens. La femme amoureuse entend ainsi
« comprendre [l’]homme » dont elle est éprise ; élucider « ce qui
cloche, ce qui bloque, ce qui empêche, ce qui tue » leur relation ;
elle est « au comble de lui » (NTNM : 166). Cette investigation
hystérique de l’autre constitue le seul « antidote à la folie »
(NTNM : 166). Pour Laurens, la condition humaine et la mort
sociale moulent les individus sur le « corps mort de la langue »
(NTNM : 120), sans les faire néanmoins renoncer à l’espérance
d’accéder à « une langue vivante » (NTNM : 142) et au sentiment
amoureux, par dénégation du corps mort de l’amour.
Le personnage de Jours de guerre, Jean, vit dans le dénue-
ment comme sans doute des milliers et des milliers d’individus.
La société de la circulation généralisée des signes et des simu-
lacres est en effet pathogène. Jean est prisonnier de la violence
qu’il éprouve et avec laquelle il rejette l’ordre du monde et ses
accommodations, et qu’il retourne – hélas ! – contre lui. Son
délire est une « prison mentale bouclée à double tour » (J : 40).

284
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

Jean est en proie à l’invasion de son être par une pensée pro-
liférante : « La folie, ne serait-ce pas la pensée qui prend toute sa
place, dans la tête et dans le corps ? » (J : 53). Parce que la
démence est logorrhée, la narratrice s’efforce de l’aider de façon
« [q]ue tout cela devienne une arme, et non un magma informe »
(J : 38). Elle croit qu’« [i]l suffirait qu’il [Jean] retrouve la capacité
de diriger ses pensées » (J : 38).
Mais Jours de guerre ne s’en tient pas au discours attendu
selon lequel la folie est adossée à la raison, que la frontière qui les
sépare est mince et mouvante, et que chacun en est menacé.
L’humanité à laquelle s’intéressent Brouste et sa narratrice est
celle de ces « égarés, de ceux qui ont tout perdu excepté eux-
mêmes » (J : 31). Ce récit apparaît comme un surprenant et
intelligent anti-Nadja, décrivant la folie qui conduit au « non-
sexe » et celle des femmes, qui est le plus souvent une folie des
mères. Le livre suggère que, dans certains cas, le délire puise son
origine dans un rapport fusionnel à la mère qui a entravé,
perturbé, empêché la confrontation au père, c’est-à-dire à la Loi.
Aussi, pour être, pour être en tant que sujet autonome, faudrait-
il sortir du sérail. Mais renoncer à la fusion avec la mère suppose
la castration. Cette opération psychique n’est possible que si
l’enfant parvient à se délier de l’imago maternelle. C’est la
condition du passage de la sphère de l’enfance à celle de l’âge
adulte. Malheureusement la marche du monde interdit cette
émancipation à de très nombreux individus, qui ne grandissent
jamais. Alors qu’ils sont des sujets clivés et que leurs person-
nalités demandent à être « dépliées », et non pas à être présentées
d’une pièce, la société agit sur eux en les infantilisant davantage.
Les rapports sociaux ne se contentent pas de les traiter comme
des enfants, ils les cantonnent à l’enfance, c’est-à-dire à un état
d’infans (celui qui n’a pas encore l’usage de la parole), et non de
puer (qui lui a atteint la maîtrise de la langue). Ils sont maintenus
à un stade que Sigmund Freud aurait qualifié de préœdipien.
Trauma relate comment la narratrice victime de la concu-
piscence des hommes se love dans une folie monomaniaque pour
surmonter la dévastation qu’on lui a infligée. Son viol l’a brisée.

285
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Et ce saccage est irrémédiable. Rien ne peut le réparer. Elle est


une fois pour toutes hors l’amour. Le « corps rigide », elle est « un
être bouleversé » (T : 27), fragile. Elle est devenue « rancunière »,
« vengeresse » (T : 13). La blessure est trop profonde pour être
pansée, guérie, soignée. Cette femme violée doit vivre avec cette
meurtrissure. Son appartement est un « repaire » (T : 30) où elle
se sent en sécurité. Nul n’y entre, ni livreur ni facteur, tous tenus
sur le palier. L’interphone la protège des autres en faisant
barrière. Aucun intrus ne vient déranger son sanctuaire méti-
culeusement rangé. Le lien amoureux lui semble « saugrenu et
inutile », futile, « étrange » (T : 10). Elle n’aime pas ; elle hait. Elle
ne veut plus subir l’acte physique. Elle s’obstine à l’instrumenter.
Tout ce qui l’entoure, comme ses émotions, sont « sous contrôle »
(T : 10). Elle se comporte avec les autres comme ses violeurs l’ont
traitée. Elle connaît « l’égoïsme de celui qui prend seul sa jouis-
sance avec le corps d’un autre » (T : 18). Elle n’a plus d’existence ;
elle doit, parce qu’elle n’en a pas le choix, organiser sa survie,
selon un rituel de conjuration : « Handicapée de l’amour, [elle
vit] pour le sexe » (T : 13). Elle n’a pas pour autant versé dans
l’érotomanie.
Comme une relation aux hommes, sans arrière-pensée ni
ressentiment, est impossible et que le viol a déclenché de graves
troubles alimentaires, elle demande chaque mois à un cérémo-
nial de conjurer sa détresse : « J’ai transformé venger en purger »
(T : 54). Non seulement à chaque anniversaire de son viol mais
au moment de la menstruation, elle est plongée dans des affres
particulièrement pénibles : elle ressent ses règles comme un flot
purificateur, la lavant des sécrétions dont ses violeurs l’ont
remplie. Pendant cette période, elle n’arrive plus à se nourrir. Elle
a par conséquent besoin de « la laitance […] sans laquelle [s]on
corps souffre de ne retenir aucun aliment » (T : 131). Au début,
elle a cru bon de gratter sur les draps le sperme séché de ses
amants et de le mélanger à son fard à paupières et à son rouge à
lèvres. Puis, elle l’a recueilli frais, dans des fioles, en vue de le
consommer après l’avoir cuisiné, en variant les ingrédients ad-
joints, le temps de cuisson et les ustensiles requis. Elle se préci-

286
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

pitait, après l’acte, aux toilettes pour récolter le liquide séminal


alors qu’il s’épanchait de son ventre. Cependant, ce mode opéra-
toire l’a vite indisposée : « Le goût de mon vagin est venu gâter
celui de la coulée bienfaisante » (T : 121). Celui du latex des pré-
servatifs l’en a aussi détourné. Aussi est-ce en « branlant » ses
partenaires qu’elle amasse son butin. En ingurgitant le sperme
des hommes avec lesquels elle a couché, elle se livre à un canni-
balisme cathartique. Éros a été annihilé. Sous l’emprise de Tha-
natos, cette femme n’est plus qu’une vivante déjà morte à la vie.
Dans La possibilité d’une île, Houellebecq n’écarte pas
l’hypothèse que l’essor des biotechnologies épargne aux hommes
la farce grotesque de l’amour et le plaisir sexuel. La duplication
du code génétique et la création artificielle de la vie rendraient
obsolète toute embryogenèse et, par voie de conséquence, toute
sexualité. Ce projet, celui de la secte des élohimites et de son pro-
phète, sur lequel l’écrivain ne se prononce pas vraiment même
s’il l’associe à une évolution historique aux allures de « suicide
collectif » (P : 45), lui permet de parachever sa peinture d’une
humanité coincée entre ses attentes physiques et hormonales, ses
pauvres spéculations et sa misère quotidienne. Mais cette fin de
l’espèce, remplacée par une autre ignorant la sociabilité, finit au
bout de deux millénaires par montrer ses limites : en témoignent
les défections de Marie 23 et de Daniel 25 après leur prise de
conscience que « le seul fait d’exister est déjà un malheur » (P :
481) et que « [l]’inanité du monde » n’est pas « acceptable » (P :
482).
Le livre de Sollers, Une vie divine, est un roman philosophi-
que qui dispense une leçon à la façon d’un soliloque entrecoupé
de digressions et de fragments revisitant la trajectoire personnelle
et théorique de Friedrich Nietzsche. Cette lecture, qui ne livre au
lecteur que les crêtes d’une pensée qui fait de l’inversion une rhé-
torique, une esthétique et une méthodologie, sert de contrepoint
et d’éclairage, à travers la voix narrative, aux préoccupations
littéraires, philosophiques et politiques de l’auteur. Sollers ima-
gine la résistance à « l’ordre courant » en introduisant « le bordel
dans la philosophie » (VD : 184), à partir d’un dispositif critique

287
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

reconnaissant au désir une force irréductible à la moindre for-


mule sociale. Réfutant la vision nihiliste de l’humanité et de
l’existence développée par un Houellebecq enclin à voir dans la
modélisation de l’humain une péripétie de son inéluctable (et
souhaitable) extinction, Sollers étend la contestation de ces
thèses en les intégrant à une remise en cause d’une société et
d’une vie « rancies7 ». Dans un siècle où « tout se dégrade,
s’effrite, s’affadit » (VD : 61), il est indispensable de continuer de
penser et de jouir, ce qui exige de sortir de cette époque et du
Temps, pour s’ouvrir à un présent qui est une « éternité vécue »
(VD : 349), précipitée, entièrement séparée de chronos et de son
continuel éreintement du vivant. De même, l’esprit véritable-
ment frondeur ne se satisfait pas d’une pose avantageuse, quand
bien même singerait-elle la révolte de l’Antéchrist. Le dépasse-
ment de cette dialectique binaire s’impose si l’on veille à ne pas
être dupe de « l’éternel retour » de la mascarade. Sollers refuse de
se résigner et d’avaliser un discours exaltant la mort et le déses-
poir, prophétisant la fin de l’Histoire et celle des hommes. Au
risque d’être désavoué par un lecteur qui ne le comprendra pas
forcément, l’auteur de Sade contre l’Être suprême (Sollers, 1989)
trace une ligne qui, au lieu d’affronter l’Église catholique et la
catholicité, la sollicite pour lui demander « l’asile métaphysique »
afin d’« éviter l’asile psychiatrique, et ne pas être contraint à
l’asile politique » (VD : 50). La démarche de Sollers est aux anti-
podes de toute diabolisation d’un catholicisme qui « définit la
morale de façon tellement absurde qu’on voit bien qu’il s’en mo-
que, et qu’il se situe, c’est son secret, par-delà le Bien et le Mal »
(VD : 380). Elle postule qu’un athéisme démocratique est illu-
soire, qu’il n’existe pas, qu’il ne peut pas émerger, et que seule
une attitude aristocratique est apte à penser Éros. C’est en fonc-
tion de cette position, située dans un « hors-la-loi aristocratique »
(VD : 400) que le narrateur d’Une vie divine met l’accent sur la

7. « La vie rancie s’oppose à la vie divine » (VD : 281). Sollers reprend ici
une expression qu’il avait utilisée dans un article publié dans le quotidien Le
Monde et qui avait été au cœur d’une polémique.

288
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

nécessité de « parler » les corps pour les émouvoir, de « dire » le


sexe en le faisant, et de se détourner de cette gymnastique à
caractère pornographique qui transforme les êtres en machines,
et à laquelle s’arrêtent les femmes et les hommes postmodernes.

EN GUISE DE CONCLUSION
Au début de ses Antimémoires, André Malraux rapporte une
conversation qu’il aurait eue avec Paul Valéry à propos d’André
Gide. Le premier cité aurait énoncé cette formule définitive à
l’encontre du second : « Et puis, quoi ! je m’intéresse à la lucidité,
je ne m’intéresse pas à la sincérité » ([1967] 1976 : 13). La litté-
rature ne se confondrait pas avec la chronique des vices et des
vertus privés, avec la relation pointilleuse de soi ; elle solliciterait
la fiction et délaisserait l’autobiographie et ses leurres. Elle serait
un « mentir-vrai » qu’on aurait tort de ramener à une quête de la
vérité, à moins de sombrer dans l’égotisme et le bavardage.
L’écrivain tenté par l’écriture de soi renoncerait à sa position en
« surplomb », pour muer en vil « écrivant », pour se condamner à
« l’écrivance ». Voilà le grief habituel qu’essuie une littérature
française contemporaine prompte à s’épancher.
En écho à un Theodor Adorno perplexe quant à la possibi-
lité de la poésie après Auschwitz, il se pourrait qu’après un
XXe siècle immensément tragique, parce que siècle de deux
guerres mondiales et de deux totalitarismes, des camps d’exter-
mination, du Goulag et de la terreur nucléaire, plus ou moins
consciemment, de nombreux écrivains français considèrent
surannée une certaine forme du romanesque articulant peinture
réaliste du lien social et analyse des caractères. Leur tentation
autobiographique, sensible jusque dans la fiction où elle se drape
dans une transposition et une projection à valeur d’alibis, serait
moins le signe d’un exhibitionnisme facile que la conséquence
d’une difficulté de plus en plus insurmontable, celle de dire et de
représenter le monde et les hommes sous les auspices de la narra-
tion, car l’Histoire a dépassé dans ses réalisations (dramatiques et
sanglantes) tout ce que l’on avait pu imaginer et que la fiction

289
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

finit par ne plus être crédible, par ne plus être vraisemblable,


devant l’hégémonie croissante du virtuel sur la scène sensible.
De surcroît, la propension des écrivaines à se dévoiler, et à se
dévoiler beaucoup plus hardiment que leurs confrères, pourrait
renvoyer au fait que, désormais, les femmes s’assument mieux
que les hommes en tant que sujets désirants, exprimant une
attitude de défi et de révolte objective contre l’ordre patriarcal8.
Quoi qu’il en soit, dans les années 1920, au lendemain de la
première grande saignée qu’a endurée l’Europe de « l’homme
sans qualité » et de la société de masse, la crise du roman, dans
laquelle s’est illustré André Breton, aura été le signe avant-
coureur et convulsif de l’avènement d’une pratique littéraire ali-
gnant tendanciellement l’écriture sur le modèle du sujet parlant,
et non plus sur celui d’une humanité stylisée. La condamnation
du genre romanesque par et dans le Manifeste du surréalisme de
1924 a accéléré la fin d’une tradition classique et naturaliste de
l’homme au profit d’un nouveau topoï, celui de la singularité de
l’individu : les personnages hérités des types épurés de Jean de La
Bruyère comme ceux campés à partir de la méthode expéri-
mentale chère à Émile Zola s’effacent alors devant l’affirmation
toujours exacerbée et tranchée de trajectoires personnelles. C’est
pourquoi Breton, pour relater son aventure avec Nadja, n’a pu
que se démarquer du roman et de la fiction, récusant la des-
cription et la mise en place d’un univers diégétique pour un récit
de vie. Il subsumait le dilemme relation du vrai ou fiction, pour
s’avancer, à découvert, dans l’exploration de soi dans et par l’écri-
ture. Son choix, c’était celui de « Plutôt la vie » (le poème de son
recueil Clair de terre, 1923), c’était celui de l’écriture et du récit
contre celui de la littérature.

8. Se reporter à Despentes (2006). Tout en rappelant son itinéraire per-


sonnel, Despentes avance aussi que le courage des écrivaines ressemble à celui
des prostituées travailleuses du sexe volontaires. Les unes et les autres illustre-
raient cette tendance des femmes à tirer bénéfice et parti de leur stigmatisation
en endossant les oripeaux d’une sur-féminité, en en faisant un moyen d’enri-
chissement et d’autonomie, un instrument pour ne plus subir les lois et les
préjugés des hommes, une parade pour échapper à l’asservissement.

290
LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN

Ces intuitions, pour peu qu’on les prenne au sérieux, relati-


visent les allégations selon lesquelles beaucoup d’écrivains fran-
çais adeptes de l’autofiction et de l’écriture de soi seraient du côté
de « l’écrivance », d’une « écrivance » racoleuse de surcroît ! À mon
avis, exalter le formalisme muséal de la littérature au détriment
de la pointe acérée de l’écriture aurait pour conséquence de taire
les tourments déchirants et déstructurants qui assaillent les
individus en cette aube d’une société de l’information leur assi-
gnant le rôle et la fonction de prothèses organiques annexées et
intégrées aux flux relationnels et à la circulation des signes : pour
dire ce quotidien, il faudra en effet de plus en plus forger une
langue et une forme générique qui puissent véhiculer et réfléchir
les contradictions sociales et personnelles, sans les écraser ni les
gommer. Ce « roman » nouveau s’imposera comme « l’Autre de la
théorie9 », c’est-à-dire comme la littérature de ces temps d’un
Meilleur des mondes (Aldous Huxley) menaçant pour l’homme,
seulement si les écrivains ne se plient plus à la tyrannie de la
fiction, mais nourrissent leurs œuvres de la vérité de leurs expé-
riences, des ressources infinies de leur sensibilité et de leur imagi-
naire, puisant dans le vécu, le leur ou celui de tiers, les éléments
d’un « nonfiction novel » (Truman Capote) capable d’appré-
hender et de déchiffrer la réalité.

9. Il s’agit d’une allusion à la célèbre définition de la littérature selon


Althusser (1967 : 5-42).
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

BIBLIOGRAPHIE
ALTHUSSER, Louis (1967), « Sur le Contrat social », Cahiers pour l’ana-
lyse, « L’impensé de J.J. Rousseau », no 8 (octobre), p. 5-42.
ANGOT, Christine (2006), Rendez-vous, Paris, Flammarion.
BRETON, André (1923), Clair de terre, Paris, Littérature.
BRETON, André (1924), Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard.
BROUSTE, Judith (2004), Jours de guerre, Paris, Gallimard. (Coll.
« L’infini ».)
DESPENTES, Virginie (2006), King Kong théorie, Paris, Grasset.
DUFFAU, Hélène (2003), Trauma, Paris, Gallimard. (Coll. « L’infini ».)
HOUELLEBECQ, Michel (2005), La possibilité d’une île, Paris, Fayard.
LAURENS, Camille (2006), Ni toi ni moi, Paris, P.O.L.
MALRAUX, André ([1967] 1976), Antimémoires, t. 1, Paris, Gallimard.
(Coll. « Folio ».)
SOLLERS, Philippe (1989), Sade contre l’Être suprême, Paris, Éditions
Quai Voltaire.
SOLLERS, Philippe (2006), Une vie divine, Paris, Gallimard.
IV. L’ÉCRITURE DE SOI
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »
DE L’ÉCRITURE DE SOI

Yves Baudelle
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Faut-il se justifier d’une étude sur Camille Laurens ? Au nom


d’une hypothétique « autofiction au féminin », d’aucuns la rap-
prochent volontiers de Christine Angot1, alors que tout les
sépare : d’un côté les platitudes du non-style, les vulgarités du
déboutonnage people, la non-littérature ; de l’autre, l’élégance de
l’écriture, l’inventivité formelle et surtout, non pas un grand
« déballage » (Laurens, 2007 : 227) – dénoncé comme « un
contresens » (Laurens, 2005) –, mais la fictionnalisation de soi,
aux antipodes de la trivialité ressassante. En effet, à en juger par
l’évolution de son œuvre, non seulement Camille Laurens n’a
pas dérivé vers les indignités du dépoitraillage, mais Ni toi ni
moi, son roman paru en 2006, a atteint un niveau de sophistica-
tion qui a découragé une partie de ses lecteurs : construit en mi-
roir autour d’Adolphe, le récit de Benjamin Constant, il affiche
par là sa filiation avec la grande littérature, cet ingénieux jeu de
réfraction et l’imbrication de son intrigue sentimentale dans une
réflexion métapoétique plus développée que jamais laissant en
même temps deviner chez l’auteure une soif de reconnaissance
universitaire qui était d’ailleurs déjà perceptible dans ses précé-
dents romans.

1. Voir, par exemple, Jourde et Naulleau (2004 : 138).

295
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Afin d’apporter ma contribution à l’étude de l’écriture de


soi, l’un des axes retenus pour structurer le présent ouvrage, je
me propose d’examiner en quoi Laurens renouvelle – brillam-
ment – ce qu’il est convenu d’appeler l’autofiction. J’aimerais
surtout montrer que les traits les plus visibles de son œuvre –
l’agilité technique, l’hybridité générique, le jeu des références, la
virtuosité énonciative – n’ont pas cette signification purement
ludique qu’on leur reconnaît d’ordinaire dans l’esthétique post-
moderne. Cette inventivité, loin d’être gratuite, me semble
devoir être rapportée à la question de l’identité, à une ontologie
de l’insaisissable et à la fonction cathartique du roman de soi.

PROBLÈMES D’IDENTIFICATION GÉNÉRIQUE


Je commencerai, en poéticien, par l’examen de l’identifica-
tion générique des œuvres de Laurens. Une réflexion sur l’écri-
ture – ou la réécriture – de soi impose en effet de mettre un peu
de clarté dans la nébuleuse autofictionnelle, et je suis convaincu
qu’on ne peut y parvenir qu’à la faveur du critère onomastique.
Or, Laurens, on le sait, a fait la une de la presse littéraire à l’oc-
casion de deux procès qui furent aussi ceux de l’autofiction. En
1995, elle a dû supprimer dans Philippe le nom de la clinique et
du médecin responsables à ses yeux de la mort de son bébé ; en
2003, à la parution de L’amour, roman, son mari, Yves Mézières,
a demandé l’interdiction du livre pour « atteinte à la vie privée »,
au motif que, dans le roman, les prénoms du mari (cocu) et de
la fille étaient réels (il a été débouté) ; à la sortie d’Index (1991),
son premier livre, l’auteure avait déjà fait l’objet d’une tentative
d’intimidation de la part d’une lectrice qui avait cru se reconnaî-
tre dans le personnage d’Alexandre Blache, maître-assistant à la
Sorbonne. Si Laurens a contribué, à son corps défendant, au
débat sur l’autofiction, c’est aussi que son œuvre offre toutes les
variantes de l’inspiration autobiographique. En effet, si l’on s’en
tient à une définition rigoureuse de l’autofiction, caractérisée à la
fois par son pacte fictionnel et par la triple identité onomastique
Auteur = Narrateur = Personnage, Laurens a publié deux auto-

296
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

biographies stricto sensu (Philippe et Cet absent-là), trois


autofictions (Index, L’avenir, L’amour, roman) et deux romans au-
tobiographiques (Dans ces bras-là et Ni toi ni moi), les autres
récits (Romance, Les travaux d’Hercule) admettant eux aussi une
réception autobiographique en raison du retour, d’un texte à
l’autre, des mêmes rôles, des mêmes prénoms et de Carnet de bal,
ce titre fictif qui fonctionne comme un nom propre.
L’important, en l’occurrence, n’est toutefois pas de parvenir
à des discriminations génériques qui soient indiscutables. Ces
flottements d’un genre à l’autre et la circulation des biogra-
phèmes mettent en évidence un espace autobiographique (au
sens de Philippe Lejeune – 1975 : 41-43), où tous les romans,
malgré leur statut fictionnel, autorisent une lecture peu ou prou
autobiographique. Du reste, à l’en croire, Laurens ne se soucie
guère des distinctions génériques : « [L]orsque j’écris, je ne me
demande pas si ce que j’écris est de l’autofiction » (2007 : 221).
Cette indifférence aux genres peut assurément s’analyser comme
un trait postmoderne : le goût de la parodie (celle du « polar »,
notamment), l’invention ironique d’un nouveau genre comme
« le roman de haine » (Laurens, 2006 : 332), l’indécision
formelle – qui culmine dans Ni toi ni moi, patchwork mêlant
fragments de roman, courriels, synopsis, extraits d’Adolphe et du
journal de Constant – sont autant de refus des démarcations
génériques, cette revendication d’hybridité se faisant même, à
l’occasion, bouffonne : « Le genre ? Polar porno mélo fantastique
érotique drame série B feuilleton télé muet » (NTNM : 144).
Le jeu sur les catégories génériques semble cependant moins
concerté que chez Serge Doubrovsky, s’affirmant volontiers in-
tuitif : en ce domaine, Laurens n’a « pas de théorie, mais des sen-
sations » (Laurens, 2005). Quoi qu’il en soit, l’effet le plus visible
de cette labilité des genres, avec ses brouillages onomastiques, est
de mettre en question l’identité même de l’auteur3. Ainsi tout le

2. Les renvois à Ni toi ni moi seront désormais indiqués par la mention


NTNM, suivie du numéro de la page.
3. « Et que cherches-tu dans l’amour, comme tu le cherches dans les romans,
sinon » « ton identité » (Laurens, [2003] 2004 : 85).

297
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sujet d’Index, construit sur une mise en abyme, est de savoir qui
se cache sous le pseudonyme Camille Laurens, l’auteur d’Index –
roman imaginaire ; l’épilogue des Travaux d’Hercule suggère
ensuite que ce roman dont nous achevons la lecture serait de
Jacques A…, l’un de ses protagonistes ; et qui a écrit L’avenir
(1998) ? Camille Laurens ? ou Hélène, à qui il est attribué dès
1994, dans Les travaux d’Hercule (Laurens, [1994] 2003 : 2234) ?
À cet égard, l’un des aspects les plus intéressants de l’œuvre
est bien son métadiscours sur la fiction de soi, l’inspiration auto-
biographique y étant même thématisée, comme dans L’avenir, où
il s’agit de porter à l’écran le roman autobiographique de la
narratrice. Laurens s’amuse alors à prendre à revers aussi bien la
tendance médiatique à confondre l’auteur et son personnage que
l’antibiographisme orthodoxe des modernes. Essayons donc de
reconstituer les grandes lignes de cette réflexion sur l’écriture
dont elle dissémine à plaisir les fragments ironiques.

LA FICTION DE SOI :
FRAGMENTS D’UN MÉTADISCOURS
On trouve au début de L’amour, roman un passage capital5
sur le problème des transpositions onomastiques. La romancière
y pose « cette question à la fois technique et vitale, essentielle et
accessoire, du nom »6 (Laurens, [2003] 2004 : 307). Avec une in-
habituelle gravité, elle explique qu’il y a eu pour elle, en matière
de noms propres, un avant et un après Philippe. D’abord, il lui
aurait été impossible de raconter la mort de son enfant sans lui
donner son vrai nom : « […] Sur une tombe on ne change pas les

4. Les renvois aux Travaux d’Hercule seront désormais indiqués par la


mention TR, suivie du numéro de la page.
5. Tellement capital que Laurens le reproduit in extenso dans « (Se) dire et
(s’)interdire » (2007 : 226).
6. Dans sa conférence de la rue d’Ulm, elle aborde, de même, cette
« question cruciale des noms propres » (2005).
7. Les renvois à L’amour, roman seront désormais indiqués par la mention
AR, suivie du numéro de la page.

298
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

noms » (AR : 30). Changer les noms ? « Avant, oui, tu pouvais, tu


savais faire […], mais plus maintenant, maintenant tu ne peux
plus jouer avec les noms, tu n’y arrives plus » (AR : 29). À ce
traumatisme du deuil, s’est ajouté un second traumatisme, celui
de la censure judiciaire (2007 : 221) : l’auteure n’a pas admis le
jugement qui l’a condamnée à « remplacer [dans la seconde
édition de Philippe] les noms des personnes et des lieux par des
initiales qui ne seront en aucun cas les initiales véritables » (AR :
29). Mais « le Dr L. officiant à la clinique X., ça changeait
tout – ça n’a l’air de rien […], mais ça change tout, absolument
tout » (AR : 29-30). On ne saurait, bien entendu, réduire à cette
seule dimension onomastique un trauma dont Barbara
Havercroft donne, ici même, une analyse profonde ; mais de ces
protestations d’une chair meurtrie le poéticien retient ceci :
changer les noms8, c’est basculer dans la fiction. Ainsi s’affirme
(comme pour Doubrovsky – 2007 : 59) la pertinence absolue du
critère onomastique dans la dichotomie de principe (car en
pratique, nous le verrons, c’est autre chose) entre le factuel et le
fictionnel.
Cependant, on se tromperait complètement en interprétant
ce discours comme une condamnation de la fiction – tant s’en
faut ! À la limite, l’intangibilité du prénom Philippe apparaît
comme une exception dictée à la loi générale de fictionnalisation
par l’irrémédiable blessure intime provoquée par le deuil mater-
nel. Du reste, bien qu’elle ait gagné le procès pour atteinte à la
vie privée que lui avait intenté son mari en 2003, Laurens a fina-
lement préféré, dans L’amour, roman, changer les prénoms des
siens, la pratique de l’auteure démentant ici le discours de la
narratrice. L’autofiction, de fait, peut se satisfaire de restreindre
le principe de l’identité onomastique à la seule formule Auteur =
Narrateur = Personnage, et c’est pourquoi Laurens se rattache
volontiers à l’autofiction (AR : 27 ; NTNM : 34), fût-ce avec une
teinte d’ironie. L’autofiction, au demeurant, est un « jeu »

8. Du moins ceux des proches, car « quant aux autres, leur nom n’a pas
d’importance » (AR : 31).

299
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

(Laurens, [1998] 2001 : 189), le traitement ludique des noms


propres, chez notre romancière, signalant habituellement qu’on
est dans la fiction – ou l’autofiction.
Le thème directeur du discours de Laurens sur l’écriture du
moi est bien celui de la réinvention de soi. Aussi s’amuse-t-elle
beaucoup du penchant aux identifications, de la vieille procé-
dure consistant à chercher des modèles réels aux êtres de fiction.
Dans Index déjà, Claire soupçonne Index – le roman mis en
abyme – d’être autobiographique, mais elle ne formule que des
hypothèses erronées. Le thème revient dans Les travaux d’Her-
cule, sur un mode cocasse : « La Meute reflétait-elle des épisodes
réels de la vie zigliaraine ? Pouvait-on établir un rapport entre le
livre et la vie, entre la vérité et la fable ? Et dans cette hypothèse,
qui étaient Laure, Simon et tous les autres […] ? » –, bref, s’agit-
il d’un « roman à clebs » (TH : 119) ? L’idée selon laquelle « il est
toujours hasardeux de relier la biographie à l’œuvre » (NTNM :
169) se retrouve partout dans l’œuvre, depuis Index, qui discré-
dite le projet d’un roman conçu comme la simple transcription
de soi – « N’était-ce vraiment que cela, écrire : raconter sa vie »,
déplore Constance Fabre de Cazeau en décortiquant Index
([1991] 2002 : 26010) –, jusqu’à Ni toi ni moi, où sont dénon-
cées, à propos d’Adolphe, les illusions de la critique érudite :
Les exégètes se sont interrogés sur l’identité d’Ellénore dans la
vie réelle : certains y reconnaissent sans hésiter Mme de Staël,
qui a été le plus grand amour de Constant […]. D’autres pen-
sent à Anna Lindsay, dont la biographie ressemble beaucoup
à celle d’Ellénore. Ou encore à Charlotte, sa seconde femme.
Mais ces enquêtes ne servent à rien. Elles réduisent l’histoire
à une expérience unique, isolée dans l’espace et le temps
(NTNM : 42).

Ce problème de la légitimité ou non de l’interprétation bio-


graphique est indissociable de la question de l’inspiration roma-
9. Les renvois à L’avenir seront désormais indiqués par la mention A,
suivie du numéro de la page.
10. Les renvois à Index seront désormais indiqués par la mention I, suivie
du numéro de la page.

300
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

nesque. Ironiser sur la recherche de clés ne signifie pas, en effet,


qu’un personnage soit créé de toutes pièces. Si Ellénore n’est pas
réductible à Mme de Staël – le « modèle » n’étant souvent qu’une
« vague silhouette » (A : 185) –, elle n’est pas non plus purement
imaginaire. Ni entièrement réelle, ni entièrement fictive, elle est
la synthèse de toutes les femmes qu’a connues l’auteur : « […]
Ellénore n’est pas une femme précise de la vie de Benjamin, elle
est toutes ses femmes, et même, elle est toutes les femmes »
(NTNM : 42). Et si narratrice de L’avenir, qui prépare un roman
dont l’héroïne s’appellera Camille, reconnaît la concevoir à son
image (ce que suggère l’homonymie), c’est pour mieux tourner
en dérision cette possible projection de soi : « Je comptais aussi y
mettre de moi, sans doute, c’est naturel, mais je ne peux guère
donner dans le style “L’autre est Je”, “Camille, c’est moi”, parce
que, si c’était le cas, depuis x temps que j’ignore ce qu’elle de-
vient, je me serais totalement perdue de vue ! » (A : 185). En fait,
« tout personnage est un puzzle, un condensé d’imaginaire et de
réel » (A : 184). De cette loi de l’amalgame on peut alors tirer
cette autre loi générale : il n’y a pas d’invention pure11. Que les
romans ne soient « pas tous autobiographiques » est en effet
« difficile à croire » (NTNM : 53-54)12. Le roman est un « album
de souvenirs » (A : 36). Prétendre le contraire, tenir « pour pure
coïncidence toute ressemblance avec des personnes existantes ou
ayant existé » relève de la « dénégation » et sonne comme un
« aveu » (A : 118). Alors que son projet était de faire « comprendre
que tout était inventé – invention pure », la narratrice de L’avenir
doit finalement en prendre acte : « […] ça n’a pas fonctionné
comme prévu » (A : 186). Quant à la narratrice de Ni toi ni moi,
elle concède dans l’épilogue que son roman dans le roman – le
synopsis – est « un épisode transposé de sa propre vie » (NTNM :
357).

11. Voir Index : « L’imagination […] se fonde bien sur quelque chose »
(239).
12. Le passage où Hélène considère, contrairement à un spécialiste de
Constant, qu’« établir des liens entre la biographie et l’œuvre ne lui semble nul-
lement hasardeux » (NTNM : 171) est plus ironique.

301
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Mais si l’« on écrit » toujours « depuis sa vie » (AR : 115), le


roman ne saurait pour autant être tenu pour la transcription
servile d’un vécu. En vérité, toute écriture de soi est « transpo-
sition » (I : 261), c’est-à-dire réinvention de soi, « mise à distance
de soi-même » (2000a). Et Laurens de disséminer dans son
œuvre les éléments de toute une poétique de l’autofictionnel.
Pour commencer, « tout est une question de cadrage » (A : 123),
c’est-à-dire que la même scène peut être traitée selon des registres
très différents. Ensuite – le thème en est connu –, il y a l’iné-
vitable « recomposition » (2005) du vécu par l’écriture :
[N]i les actions d’hier ni les mots qui les ont racontées ne
m’appartiennent plus : le langage et le passé sont sans maître
fixe, à peine éclos ils accèdent à la plus pure liberté… et à la
plus terrible aliénation, car la vie vécue et les phrases impri-
mées sont à la fois inchangeables et transformables à volonté.
Je n’ai jamais pu contrôler les métamorphoses continuelles de
ce qu’on croit à tort définitif – les faits, leur récit […] (A :
17).

Comme l’affirme encore, en jouant sur les mots, la narratrice de


Ni toi ni moi, « après tout, écrire, c’est d’abord se faire un film ! »
(NTNM : 43). Ces « transformations » (A : 36) inhérentes à
l’écriture ne sont pas seulement inévitables (en pratique), elles
sont aussi nécessaires (par principe) : « On n’est pas obligés de
coller à la réalité, excusez-moi, je suis ridicule. À part le prénom
de Philippe, on peut (on doit ?) tout changer » (NTNM : 128).
Mais pourquoi ces déformations, à en croire l’auteure, sont-elles
indispensables ? D’abord pour des motifs juridiques, car il s’agit
avant tout d’« éviter un nouveau procès » – d’où les changements
factuels : « noms, lieux, circonstances » (A : 36). Très affectée par
ses démêlés judiciaires, Laurens estime désormais, pour des rai-
sons personnelles et morales, qu’on ne peut pas parler librement
d’autrui, ni tout dire de ses proches. Et de citer Lejeune : « Nous
sommes copropriétaires de nos vies » (Laurens, 2007 : 225). Mais
l’impératif de transposition est surtout une exigence artistique :
« [Dans le roman] il faut transformer le réel, le recréer, c’est vrai
de n’importe quelle forme littéraire” » (Laurens, 2005). Ainsi La

302
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

Rochefoucauld, modèle supposé du duc de Nemours, ne fut


« probablement jamais ni un amoureux transi ni un amant pas-
sionné », « au contraire des héros de roman », plus romanesques
que lui (AR : 53). Au-delà de l’esthétique – « se décoller des faits,
[…] les filtrer au travers d’une langue, d’un style » (Laurens,
2007 : 225) –, la recomposition du réel apparaît même comme
une exigence existentielle, car ressasser serait mortel, réduisant
l’écriture à une « gangue funèbre » : « Écrire, c’est-à-dire mourir »
(A : 195). Mettant l’oulipisme au service de l’autofiction,
Laurens réclame dès lors des transformations d’autant plus radi-
cales qu’elles seront arbitraires13 : songeons à l’ordre alphabétique
des séquences qui sert de matrice à la tétralogie qui va d’Index
(A-F) à L’avenir (O-Z), en passant par Romance (G-K) et Les
travaux d’Hercule (L-N).
Mais s’imposer la transposition comme une règle de com-
position est-il bien nécessaire à partir du moment où, qu’on le
veuille ou non, écrire, c’est trahir ? Laurens revient souvent sur ce
thème :
Arnaud, je sais que je le manque quand je vous le raconte
[…] : ce sera toujours un autre que lui. Je le trahis puisque je
le traduis, puisque je mets des mots sur son corps, puisque la
matière de sa vie n’est pas là. Je trahis sa chaleur, sa délica-
tesse, sa gentillesse, je trahis son sourire, je trahis la nuance de
ses yeux, je trahis la vérité. L’imposture est totale (NTNM :
336-337).

Le chapitre « TRAHISON » de L’avenir l’affirmait déjà : « Écrire,


c’est traduire en mots des pensées, des faits, des sentiments, des
sensations, le corps, la chair, le silence. La vie est la langue étran-
gère de l’écrivain. […] Mais traduire, c’est trahir, tout le monde
connaît la formule » (A : 123). Ces pages expriment surtout, avec
des accents phénoménologiques, le sentiment d’impuissance de
l’écrivain confronté à l’altérité radicale des mots et des choses, à
leur impossible mise en présence. Mais elles semblent aussi nous

13. L’autofiction « est une variante de l’écriture avec contraintes » : « [I]l


s’agit toujours, à partir du réel, de donner forme » (2007 : 227).

303
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

inviter à confondre « mensonge » (A : 123) et fiction : dès lors


qu’« on écrit », « l’existence devient de l’invention non-stop » (A :
122), « à partir du moment où on écrit, c’est de la fiction »
(Laurens, 2000b : 60). Faut-il donc ranger notre auteure au
nombre de ces panfictionalistes pour qui écriture et fiction sont
synonymes ?
En dépit des apparences, je ne crois pas, en vérité, que
Laurens reprenne à son compte le lieu commun moderniste du
« tout fictionnel ». Son idée est d’abord qu’aucune représentation
n’est jamais fidèle – fidèle à quoi ? Si traduire, c’est trahir, répète
L’avenir, si « la vérité » est toujours « autre » que celle qu’on pré-
sente au lecteur, ce « n’est pas seulement parce que l’auteur a
modifié les noms et deux-trois bricoles », c’est qu’« [i]l n’y a pas
de relation fidèle dans le roman – pas plus que dans la vie » (A :
125). Même quand les faits sont exacts, le récit qu’on en donne,
parce qu’il obéit à un point de vue, parce qu’il est une interpré-
tation, ne saurait en aucun cas avoir le caractère « impartial »
d’un « procès-verbal » (A : 124). Ce n’est donc pas un problème
d’imperfection de la mimèsis : si l’on peut toujours présenter les
choses autrement, « en variant les angles de vue » (A : 125), c’est
que l’objectivité est une illusion : « La vérité, quelle blague ! » (A :
127). L’épigraphe de Ni toi ni moi, empruntée à Constant, est
d’un scepticisme radical – « Ce que vous dites est si juste que le
contraire est parfaitement vrai » – et se reformule plus loin : « Le
contraire est toujours vrai » (NTNM : 22), motivant l’ironie
diffuse de l’œuvre entière.
Une telle redistribution du vrai et du faux aboutit à un
paradoxe : transposer (transformer) le vécu n’empêche pas d’être
vrai. Il faut en effet distinguer l’esprit et la lettre : on peut être
vrai, sur le fond, malgré une déformation littérale des faits14. Et
puis la vie elle-même est un théâtre. Déjà L’avenir se référait à
Épictète pour nous donner cette leçon stoïcienne – « Souviens-

14. Ainsi lit-on dans L’avenir : « Me voilà donc devenue une brune incen-
diaire ! Premier postiche, mais qui, il faut bien l’avouer, ne change rien à la
vérité de l’histoire » (19).

304
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

toi que tu es acteur dans une pièce […] » (A : 174) – que Ni toi
ni moi décline à son tour, à la faveur du thème cinématogra-
phique : « […] Tout est jouable, tout est joué », « tout le monde
simule » (NTNM : 283), chacun se fait son cinéma (NTNM :
295). La vie est une « représentation », telle est l’idée que Jacques,
le psychanalyste, impose à l’héroïne, à la fin du roman : « — On
est des personnages, alors, et c’est tout ? » (NTNM : 315).

LA FICTIONNALISATION DE SOI : SES MOYENS


Ainsi se trouve légitimée la fictionnalisation de soi, dont il
convient dès lors d’étudier la mise en œuvre. Au-delà du discours
d’escorte, je me propose donc à présent d’examiner par quels
moyens s’accomplit chez Laurens cette mise à distance de soi par
la fiction – où l’on verra que l’allègement de soi est l’une des
facettes les plus brillantes de son talent.
À un premier niveau, le moins élaboré, Laurens – elle en
convient – modifie les données factuelles, falsifiant les noms, les
lieux, les circonstances. Mettant en abyme ce procédé, la narra-
trice de Ni toi ni moi envisage de situer à Sète – et non « près de
Dijon » (NTNM : 124) – la visite à la mère de l’héroïne, Hélène,
ce qui lui permettrait « de citer deux ou trois vers de Valéry, ou
de dire quelque chose à propos du noir chez Soulages, dont la
maison surplombe le cimetière » (NTNM : 128). La fonction de
ce déplacement, en l’occurrence, est l’esthétisation du thème de
la scène racontée. Or cette esthétisation, qu’elle hésite à appeler
« sublimation », est à mon sens l’une des grandes réussites de
Laurens. Au-delà de son admiration pour les classiques, la
romancière s’emploie visiblement à rehausser sa matière par la
distinction de sa manière et une élégance qui semble l’une des
modalités de son être-au-monde. Comme le note justement
Michèle Gazier, il s’agit pour elle de faire passer « ces histoires
d’une vie – divorce, nouvel amour, séparation, deuil d’en-
fant… » – « de l’intime à la littérature, [en] les délestant de leurs
douleurs précises, de leur impudeur par l’élégance de son style »
(2004 : 62). D’où sa tendance au lyrisme, surtout dans Ni toi ni

305
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

moi, avec ses morceaux de bravoure, ses métaphores filées, sa


parataxe scandée d’anaphores et de cadences ternaires. Dans ses
textes autofictionnels (car je ne parle ici ni de Philippe, ni de Cet
absent-là), Laurens traite des traumatismes de sa vie d’une plume
légère, dont la grâce et la fluidité semblent destinées à la
décharger du poids de l’existence.
Il est à mes yeux essentiel de voir que cette légèreté est une
manière d’être et pas seulement une question de style. Alors que,
trop souvent, « les livres mentent pour accentuer le tragique » (I :
272), Ni toi ni moi souligne que la « légèreté », la « bonne hu-
meur », fussent-elles « surjou[ées] » (NTNM : 234), sont depuis
toujours la réponse de la narratrice aux épreuves de la vie :
« [J]’essayais de faire le pitre, de blaguer, de prendre tout avec
légèreté » (NTNM : 225)15. À l’image de L’avenir, qui est un livre
très drôle, l’humour est la dominante tonale de l’œuvre de
Laurens, une œuvre d’autant plus séduisante qu’elle est spiri-
tuelle. Or l’humour est par définition une mise à distance, une
façon de tout prendre à la légère, le contraire de la gravité. Même
si cette drôlerie s’affaiblit dans Ni toi ni moi, elle y est encore très
présente, se fondant notamment sur les décalages burlesques :
l’exercice de style où la romancière récrit le journal de Constant
en l’entrelardant de trivialités modernes (NTNM : 104-106) est
à cet égard un morceau d’anthologie, de même que le chapitre
où la narratrice se met à « dé-lyre[r] à démolir l’Orphée de nos
légendes » (NTNM : 191) :
Il n’a pas assuré, et elle est morte. O.K., O.K., ça arrive à tout
le monde, ça peut arriver. Mais la deuxième fois ? […] [C]e
mythe vivant est incapable de tenir deux minutes sans se
retourner, de se retenir une poignée de secondes afin que sa
femme jouisse de la vie ! Pauvre mec, va ! Éjaculateur précoce !
Impuissant ! Non mais c’est vrai, quoi ! (NTNM : 192)

15. Parce qu’il les prend au mot ou presque, Ni toi ni moi est d’ailleurs une
réponse ironique à la prédiction de Jourde et Naulleau, qui avaient annoncé
dans leur pamphlet (2004 : 138) que Laurens publierait (en 2017) un livre
intitulé Toise émoi.

306
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

Même lors de la scène la plus abominable du livre, la violente


dispute finale, l’atrocité de la dépossession de soi est désamorcée
par l’humour noir, les deux amants allongés côte à côte étant
comparés à « des cadavres qui attendent d’être identifiés »
(NTNM : 236), et par un fantastique burlesque qui traite sur le
mode bouffon la terrifiante apparition des spectres : « Il était
immobile, le regard dilaté par l’horreur et l’effroi, moi nue en
face de lui, l’oreiller serré dans mes bras, en arrière-plan défi-
laient un guépard, un tyrannosaure, une hydre, un sorcier vau-
dou, des Indiens jivaros » (NTNM : 238). Toutes les fois qu’il
s’agit de se « décharger d’une pesanteur affreuse » (NTNM : 264),
l’humour intervient, à moins qu’il ne s’agisse de cette ironie
diffuse dont la narratrice ne se départit jamais vraiment tout à
fait, fût-elle amère – « J’étais si humiliée que l’ironie restait ma
seule arme » (NTNM : 303) –, et qui est d’ailleurs l’une des
ressources explicites de son héroïne virtuelle contre les coups du
sort : « L’ironie d’Hélène à certains moments du film est la ma-
nière féminine de vivre un désastre […] » (NTNM : 248).
Cette tendance à faire de l’esprit en toutes circonstances, y
compris les plus sombres, est l’un des signes particuliers les plus
évidents de cette écriture. Mais sa marque de fabrique la plus
spécifique est que cette drôlerie s’exprime notamment par des
jeux de mots, qui sont aussi l’une de ses singularités les plus
décriées. En dépit de prestigieuses tutelles (François Rabelais,
Honoré de Balzac, Marcel Proust…), les calembours sont en
effet fort mal tolérés par nos élites littéraires16. Mais les tenants
des belles-lettres peuvent bien se froisser de voir une agrégée se
rabaisser au niveau de l’almanach Vermot – « Ouarzane et
mourir ? » (A : 54), c’est ne pas voir que le mot d’esprit, comme
Sigmund Freud l’a montré, est un mécanisme de défense, ce
penchant ludique pour l’incontrôlable du signifiant ayant pour
fonction de se décharger de la loi du signifié et, par là même, du
poids de l’existence. Laurens est d’ailleurs, à mon goût, plus

16. Jourde et Naulleau parlent, à propos de Laurens, de « calembours


idiots » (2004 : 138).

307
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

faible quand elle s’abandonne à la littéralité pesante de l’épan-


chement et de la souffrance, à l’expression non distanciée de la
douleur. L’épilogue de Ni toi ni moi l’admet à sa manière, la nar-
ratrice priant son correspondant de lui « pardonner la violence et
l’amertume de ce que parfois » elle a « pu lui écrire » (NTNM :
359).
Ce qu’il y a de sûr, c’est que la romancière ne saurait éviter
d’imposer à ses biographèmes un traitement tonal. Cette stylisa-
tion est déjà une manière de décanter la réalité et de la rendre
acceptable en lui donnant un sens. Or, on l’a noté, différents
traitements sont à chaque fois possibles pour le même épisode
vécu. Les hésitations de la narratrice de Ni toi ni moi sur le
dénouement « sordide » (NTNM : 351) du film thématisent de
façon exemplaire cette loi bien établie de la création littéraire :
« À ce moment du film, on peut choisir un angle humoristique,
une fin drôle et tendre – c’est une possibilité qu’offre encore
l’histoire, à ce moment-là, bien qu’il ne s’agisse pas précisément
d’une comédie romantique » (NTNM : 346). C’est bien entendu
le choix d’un registre qui conduit à modifier l’action, et non l’in-
verse : les événements eux-mêmes n’imposent rien. Le thème du
film – l’« inconsistance radicale » (NTNM : 145) d’un homme –
a beau, « dans l’ensemble », être « triste », il n’empêche, on peut
« évidemment » « voir les choses sous l’angle humoristique »
(NTNM : 147) : « [C]’est l’histoire d’un type qui ne sait pas ce
qu’il veut, qui change constamment d’avis : “je mets une lettre à
la poste que déjà la résolution contraire est dans mon cœur.” Il y
a là un ressort comique évident, qu’on peut exploiter » (NTNM :
147). D’ailleurs, à l’image de son héros, la faiblesse d’Adolphe est
sans doute de n’avoir pas su choisir sur quel mode conduire le
récit : « C’était touchant et ridicule à la fois, cette histoire à la
gomme, le miroir de maladresse et de lâcheté qu’elle tendait, les
gens ne savaient pas s’il fallait en rire ou en pleurer » (NTNM :
348). La terrible altercation sentimentale évoquée plus haut met
elle aussi en évidence les différentes virtualités tonales offertes
par une même séquence, la narratrice alternant « la puissance
naturaliste » (NTNM : 236), « le fantastique » et un comique « à

308
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

la Marx Brothers » (NTNM : 241). Et pourtant, sur le fond, c’est


une « tragédie » (NTNM : 248), un « drame […] atroce »
(NTNM : 270), « l’affreux […] ratage de l’amour » (NTNM :
271).
À l’éventail des « tonalité[s] » (NTNM : 241) répond celui,
plus ouvert encore, des rôles endossables. Si le monde est une
comédie, alors il est loisible de se transformer en personnage, en
de multiples personnages17. S’inventer un alter ego : c’est là
assurément l’un des mécanismes les mieux connus de la création
romanesque, un mécanisme auquel le roman autobiographique
semble d’ailleurs plus propice que l’autofiction : « [T]u fus
éblouie – prémices de ton amour du théâtre – par la facilité qu’il y
a à changer de vie : il suffit de changer de nom » (AR : 160). Ainsi
Hélène, romancière abandonnée, dans Ni toi ni moi. Mais chez
Laurens ce processus projectionnel est pour ainsi dire démulti-
plié, le but étant d’éviter de se statufier : « Vous trouvez que je me
statufie, que je fais d’Hélène une femme de marbre » (NTNM :
276). Aussi la narratrice, à un premier niveau, s’identifie-t-elle à
des personnages de romans – par exemple Ellénore, l’héroïne de
Constant (NTNM : 168) – ou, plus volontiers encore, à des ac-
trices célèbres : Audrey Hepburn (NTNM : 31), Ingrid Bergman
(NTNM : 178, 293), Liv Ulmann (NTNM : 241)… Mais, en
tant que protagoniste, elle adopte aussi des poses, se donnant des
airs qui font d’elle un personnage au carré : « Peut-être, à la
rigueur, pour les besoins du jeu, devrai-je, comme je l’ai long-
temps fait, poser à l’amazone lassée des conquêtes » (A : 18). À la
faveur des relais de focalisation, elle va jusqu’à apparaître en
« mystérieuse inconnue » (A : 78, 132) aux yeux de Camille. Mais
l’exemple de L’avenir, où l’auteure est à la fois Camille et la
narratrice, montre qu’il arrive à la romancière de se dédoubler,
au sein d’une même fiction, en deux créatures différentes. Un tel
hendiadyn n’est d’ailleurs pas réservé à la narratrice, il peut aussi

17. À cet égard, il est dans la logique des choses que L’amour, roman, où
l’auteure rappelle d’ailleurs sa passion ancienne pour le théâtre (23), ait été
adapté à la scène en 2007, par Carole Drouelle, sous le titre L’amour, théâtre.

309
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

s’appliquer aux autres personnages, comme le montre le dispo-


sitif baroque de miroirs et d’emboîtement sur lequel est construit
Ni toi ni moi. Ainsi y trouve-t-on deux cinéastes : le destinataire
des blogues et l’amant de l’héroïne, celui qu’elle choisit d’appeler
Arnaud (NTNM : 31). Or, la narratrice nous invite, incidem-
ment, à les superposer, si ce n’est à les confondre : « […] Après
tout, ce cinéaste, c’est vous, non ? » (NTNM : 100). Parallèle-
ment, le jeu savant des métalepses et du « work in progress »
(NTNM : 11), en mettant à nu la genèse du texte, suggère que
des personnages ainsi apparentés dérivent d’un étymon com-
mun. L’enchâssement complexe qui, de l’œuvre autobiogra-
phique de Constant, tire une pièce dont les répétitions sont
filmées, ou du moins inscrites dans un scénario, ce script étant
lui-même inspiré d’un roman en cours et inséré dans l’échange
de courriels qui fait l’essentiel du texte (NTNM : 13-351) mais
qui n’en est pas moins intégré dans un cadre énonciatif supplé-
mentaire constitué de la « Note de l’auteur » (NTNM : 11-12) et
de l’« Épilogue » (NTNM : 353-376), tout cet appareillage
sophistiqué18 est une invitation à réembobiner le fil qui, de
Constant, fait Adolphe, puis le jeune réalisateur et son double,
pour ne rien dire d’un éventuel modèle référentiel d’Arnaud. Le
jeu est encore plus vertigineux qui, de Mme de Staël, tire
Ellénore, puis une comédienne qui l’incarne, elle-même reflet
d’Hélène, personnage d’un film dont la narratrice est le double
(elles portent le même prénom ; voir NTNM : 340-346), tout en

18. À noter que Ni toi ni moi n’est pas le premier hypertexte inspiré par
Adolphe. Genette, dans Palimpsestes ([1982] 1992 : 413), en cite trois, destinés
à illustrer la « transvocalisation », c’est-à-dire « la transposition vocale (change-
ment d’instance narrative) », « Adolphe étant raconté par Ellénore » : Ellénore, de
Sophye Gay (1844), La Polonaise, de Stanislas d’Otremont (1957) et surtout
Le point de vue d’Ellénore : une réécriture d’Adolphe, d’Ève Gonin (Corti, 1981).
Mais Laurens semble surtout s’inspirer d’un roman de Michel Mohrt,
Benjamin ou Lettres sur l’inconstance (1989), dont la forme épistolaire moderni-
sée annonce les courriels de Ni toi ni moi et qui s’amusait déjà à multiplier les
plans en transposant Constant dans la personne d’un écrivain fictif, Benjamin
Hermenches, lui-même auteur, sur Constant, non seulement d’un essai mais
d’un scénario pour la télévision. Sur ce roman, voir Fortier (2005).

310
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

renvoyant à la romancière elle-même, comme le concède l’épi-


logue par le biais d’un indice onomastique : « [J]e vous aime,
Camille […] – oh, laissons-le m’appeler Camille, pour une fois »
(NTNM : 373-374). Telle est la diffraction de soi que soup-
çonnait déjà Claire dans Index, à propos de Camille Laurens, le
romancier intradiégétique qu’elle prend pour un homme :
« [E]lle le devinait dispersé dans tous les personnages » (I : 141).
Si Ni toi ni moi porte à son comble ce procédé des mises en
abyme, en vérité celles-ci se retrouvent peu ou prou dans tous les
romans de Laurens, favorisant à la fois la dissémination du moi
et un métadiscours qui en dénude les mécanismes. Par degrés on
voit ainsi presque partout se superposer : 1) le plan référentiel du
vécu (indices autobiographiques) ; 2) le niveau diégétique
(énonciation fictionnelle) ; 3) un roman dans le roman ; 4) une
adaptation à l’écran ou à la scène de ce roman dans le roman ;
5) éventuellement, le récit du tournage. Rien d’étonnant, dès
lors, si la narratrice voit son personnage – elle-même, autrement
dit – lui échapper, lorsqu’elle se retrouve incarnée, dans un film,
« en déesse frileuse et mamelue » (A : 56) et en « brune incen-
diaire » (A : 19) alors qu’elle s’imaginait plutôt en Nicole Kidman
(AR : 135). Loin d’être gratuite, la virtuosité de ces transmo-
dalisations (Genette, [1982] 1992 : 395-401) a pour principale
fonction d’éparpiller le moi en autant de virtualités (ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si Ni toi ni moi rend hommage au monde
virtuel des messages électroniques). Mais ce jeu d’acteurs, ce jeu
de masques, loin d’exprimer l’angoisse d’une dépossession de soi,
est un clin d’œil aux rêves de stars des midinettes ; il participe sur
un mode décidément ludique à ce processus d’allègement de soi
qui peut conduire, l’humour aidant, à « figurer incognito dans le
film de [s]a propre vie », à être « la doublure de [s]on double » (A :
35-36) !
L’étudiant roux d’Index « trouvait le bouquin suffisamment
compliqué pour être l’œuvre d’une femme » (I : 274)… Comme
pour lui donner raison, Laurens pousse le brio de l’exécution
jusqu’à emprunter au Nouveau Roman la technique de la juxta-
position syntagmatique des possibles narratifs et des différentes

311
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

ébauches du récit : ainsi, l’auteure de Ni toi ni moi nous avertit


dans sa note liminaire qu’ont été conservées dans le texte défini-
tif « toutes les pièces jointes – brouillons de romans, fragments,
notes sans suite, propositions de plans… – mais également celles
[qu’il] n’a pas envoyées, et qui figurent ici sous la mention “cor-
beille” » (NTNM : 12). Tout cela fait du livre, ajoute-t-elle, « une
sorte de chantier mental » (NTNM : 12), expression souvent
employée par les théoriciens du « Nouveau Nouveau Roman »,
celui des années Tel Quel. Cette composition éclatée, qu’on
retrouve dans Philippe et Dans ces bras-là, avec ses raturages os-
tensibles, est-elle, comme chez nos modernes, le signe d’une crise
du récit ? Après tout, la narratrice n’avoue-t-elle pas qu’elle « ne
peu[t] plus raconter d’histoires » (NTNM : 35) ? Sans doute, mais
le caractère explicitement « expérimenta[l] » (NTNM : 145) du
procédé traduit surtout, comme les dispositifs précédents,
l’expérimentation de soi.
Ces variations délibérées sur une insaisissable identité s’ap-
puient notamment sur la mobilité des pronoms, dont l’inces-
sante permutabilité aboutit à une sorte de dépronominalisation,
à relier à l’impossibilité déclarée de dire « je »19. Si, à la faveur des
métalepses, la narratrice de Ni toi ni moi est à la fois « je » et
« elle », si, « quand [elle] écri[t], les identités se mêlent : je, elle ou
moi, lui, toi ou vous » (NTNM : 25) – une indécision que bla-
sonne le titre même du roman –, c’est que « tous les pronoms
sont imaginaires » (NTNM : 25), cette formule, récurrente,
exprimant la visée d’un radical allègement de soi et sa fictionna-
lisation. Le thème du désinvestissement des pronoms, privés de
substance, a, il est vrai, son revers ; il est ambivalent. Le titre Ni
toi ni moi, allusion aux plus plats des poèmes d’amour (Toi et
moi, de Paul Géraldy, auquel L’amour, roman rend hommage –

19. Voir les remarques de Camille, dans L’avenir : « [E]lle ne peut pas
écrire : Je, moi je […]. À l’opposé, elle répugne aussi à dire “il, elle”, à tenir les
personnages au bout de pincettes mondaines, à distance […]. Non, à la rigueur
pourrait-elle user de la deuxième personne, tu, vous, comme Perec, Butor ou
Winckler […] » (A : 205).

312
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

AR : 70-72)20, a en effet, du point de vue sentimental, l’amer-


tume des mots creux, un long passage du roman développant,
avec des accents phénoménologiques, cette thèse de la « faillite »
du « langage » (NTNM : 122), rendue sensible par la vacuité des
pronoms :
Je, d’abord, qui sentait le champignon moisi, je pour faire
l’effort d’exister, elle entendait l’effort, […] je qu’on mettait à
toutes les sauces, ce pronom qui pouvait usurper tous les
noms, ce pronom personnel qui ne désignait personne à force
de signifier tout le monde, et qui se poussait du col afin d’af-
firmer sa présence […], je qui faisait semblant de ressembler
à quelqu’un, qui feignait d’ignorer sa constante désagréga-
tion, sa métamorphose perpétuelle […] (NTNM : 121-122).

De cette mise à distance de soi, l’une des modalités favorites


est enfin de multiplier les références intertextuelles. Ces allusions
à d’autres textes sont si fréquentes chez Laurens qu’elles justi-
fieraient une étude séparée et même, pourquoi pas, une édition
savante qui les explicite. Jouant sur les codes, riches de décalages
parodiques et d’amusants pastiches, procédant par connivence
avec le public lettré, tout à la fois antiromanesques et postmo-
dernes, baroques par leur scintillant jeu de miroirs, substituts
économiques aux descriptions et enrichissement sémantique de
la fiction, elles remplissent en effet de nombreuses fonctions.
Mais, pour m’en tenir à mon propos, l’effet de ces médiations
littéraires est aussi de multiplier les plans, de peupler le moi de
créatures imaginaires qui lui ressemblent ou le réinventent, le
projetant dans autant d’univers fictionnels.

20. Pensons aussi à Lui et elle (1859), réponse de Paul de Musset au célèbre
Elle et lui (1859) de George Sand, bientôt suivie de Lui, roman contemporain
(1860) de Louise Colet, la maîtresse de Gustave Flaubert. Cet enchaînement
de romans autobiographiques, sinon à clés, sur les amours fameuses de Sand et
Alfred de Musset préfigurait la vogue actuelle pour l’autofiction « people », le
livre de Louise Colet, qui met en évidence l’incompatibilité des êtres et les
malentendus de la passion, présentant en outre des affinités thématiques avec
Ni toi ni moi.

313
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

POURQUOI ÉCRIRE, POURQUOI S’ÉCRIRE


En analysant les différents aspects de cette dextérité tech-
nique qui est l’un des talents de Laurens, on a voulu montrer que
ce « jeu brillant » (A : 194) de l’écriture, loin d’être une fin en soi,
est au service de la fictionnalisation de soi et d’une sorte d’éva-
poration de l’être dans un monde textuel plus aérien que le
monde réel et dont la légèreté, loin d’être insoutenable, est au
contraire une réponse à la souffrance de vivre. Mais il reste à ap-
profondir le sens de cette virtuosité : au fond, pourquoi écrire –
pourquoi s’écrire ?
D’un texte à l’autre, la romancière nous livre sur le sujet
toute une méditation, singulièrement plus sombre que sa ma-
nière habituelle. D’abord, le bonheur ne s’écrit pas : « [P]endant
l’âge d’or avec Jacques […], j’ai cessé d’écrire » (A : 194). On
n’écrit que parce que l’amour est mort – « L’œuvre d’art, c’est le
tombeau de l’amour » (NTNM : 203) –, mais « écrire ne ramène
pas l’amour » (NTNM : 36). Si Orphée chante, c’est qu’il a
« cess[é] d’être au monde dans l’évidence de l’amour et du sexe »
(NTNM : 195). L’écriture, en somme, est un pis-aller : on écrit
« pour effacer l’échec de l’amour » (NTNM : 336), pour « conver-
tir la douleur en histoire », pour la « sublimer » (A : 172-173).
Mais si ce sédatif ne suffit pas, alors il faut se purger, se délivrer
de cette tumeur, faire de l’écriture une catharsis. Telle est l’hypo-
thèse de Claire sur Index : « Et si toute cette histoire était arrivée
à une femme inconnue nommée Camille Laurens qui aurait
décidé de s’en affranchir en la racontant […] ? » (I : 275-276),
l’auteur s’étant ainsi « déchargé d’une histoire vraie » (I : 140).
Mais s’il s’agit de « se déshystériser » pour « échapper à l’emprise
de l’autre » (Laurens, 2005), le mieux n’est-il pas carrément de
l’assassiner ? Comme dans la tragédie grecque, il semble qu’il n’y
ait pas de catharsis sans un « jeu de massacre » (TH : 230).
« Écrire, c’est-à-dire tuer » (A : 102) : en écrivant son précédent
roman, affirme la narratrice de L’avenir, elle a « liquidé la pre-
mière amante de Jacques plus sûrement qu’en passant un contrat
avec la Mafia pour lui bousiller ses freins » (A : 101-102). De fait,

314
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

Les travaux d’Hercule brodent, non sans humour, sur ce scénario


fantasmatique où une femme tue son ex (le fameux Jacques), de
même que Constant fait mourir les femmes de sa vie (NTNM :
271). Sans aller jusqu’à ces extrémités, fussent-elles imaginaires,
on ne saurait selon Laurens tenir « la littérature » pour un simple
« divertissement » (NTNM : 272) ; d’ailleurs il ne faut pas « que la
beauté masque la vérité » (NTNM : 197). Le but de la narratrice,
dans Ni toi ni moi, la ligne structurante du récit est de com-
prendre pourquoi elle a été abandonnée, de « donne[r] un sens à
ce qui n’en a pas » (NTNM : 274) : la littérature, en somme, a
une fonction herméneutique.
Il faut en convenir : ainsi résumée, cette poétique de la
souffrance, en dépit des subtilités de l’ironie, ne va pas beaucoup
plus loin que la psychologie commune. Le pouvoir des mots est-
il simplement « d’aider les hommes à vivre » (Laurens, 1999 :
11) ? « Car les mots pansent » (1999 : 12) : l’écriture ne serait-elle,
en fin de compte, qu’une compensation ? En vérité, cette psy-
chopathologie de l’écriture post-traumatique gagnerait à s’appro-
fondir d’une psychanalyse littéraire avec laquelle la romancière
ne fait que flirter, la réduisant à un personnage. La figure du
psychanalyste étant récurrente dans l’œuvre – où il s’appelle
habituellement Jacques –, il arrive que Freud soit cité, et à bon
escient : « Tout se passe comme s’il nous fallait détruire quelque
chose ou quelqu’un pour ne pas nous détruire nous-mêmes »
(NTNM : 217). Or le père de la psychanalyse, à lui seul, nous
fournirait les outils essentiels à une théorisation des mécanismes
et des fonctions de l’écriture autofictionnelle que Laurens décrit
de l’intérieur, certes, mais d’une manière plus intuitive que
conceptuelle. Parmi ces notions qui sont au cœur des travaux de
Freud sur le Dichter, pensons à la catharsis, au rôle central du
fantasmer, à la dimension ludique de la création littéraire, à la
corrélation entre le retrait de l’investissement libidinal et la posi-
tion narcissique de l’écrivain comme de l’humoriste ; pensons
surtout à cette notion essentielle à la métapsychologie
freudienne – et si éclairante pour la duplication autofiction-
nelle – qu’est la « fissilité » du moi, cette « tendance de l’écrivain

315
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

moderne à cliver son moi, par auto-observation, en moi partiels


et à personnifier en conséquence les courants conflictuels de sa
vie psychique en plusieurs héros » (Freud, [1908] 1985 : 43).
Mais nous savons depuis Doubrovsky, c’est-à-dire depuis
l’origine, que l’autofiction n’est rien d’autre que l’autobiographie
revue par la psychanalyse. C’est pourquoi je préférerais, pour
terminer, inviter à une relecture de Laurens qui soit plutôt infor-
mée par la phénoménologie. Elle aussi affleure dans l’œuvre, à la
faveur d’une exergue (Emmanuel Lévinas, au seuil de L’avenir),
d’une allusion (au garçon de café – A : 15), d’une lecture (La
nausée, dans Ni toi ni moi) ou d’une méditation sur la présence
des corps (NTNM : 75-78). Ni toi ni moi : derrière le leurre d’une
allusion aux facilités de la poésie sentimentale se profile une
méditation plus profonde sur l’intersubjectivité, sur le dévoile-
ment ou le non-dévoilement de l’être, comme si nous n’avions
jamais accès qu’à du « phénomène d’être » (Sartre, 1987 : 14),
non à l’être lui-même : faute de cette donation parfaite, il fau-
drait alors se résoudre à l’étoilement des perspectives, au miroi-
tement des points de vue, à l’infinie variation des Abschattungen.
CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »

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crite par mes soins ; pour la version écrite de cette communication,
voir Laurens, 2007].
LAURENS, Camille (2006), Ni toi ni moi, Paris, P.O.L.
LAURENS, Camille (2007), « (Se) dire et (s’)interdire », dans Jean-Louis
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SARTRE, Jean-Paul ([1943] 1987), L’être et le néant, Paris, Gallimard.
(Coll. « Tel ».)
CETTE MORT-LÀ : L’ÉCRITURE DU DEUIL
CHEZ CAMILLE LAURENS1

Barbara Havercroft
Université de Toronto

J’entends une immense clameur muette.


[…] Qui l’entend découvre le déferle-
ment du désespoir qui est en train d’em-
porter le cours du monde […]. L’écrit,
ainsi, se fait, commence et sans cesse
recommence en s’arrachant du mutisme.
Paul CHAMBERLAND,
Une politique de la douleur :
pour résister à notre anéantissement.

De la diversité étonnante qui caractérise l’écriture française


des deux dernières décennies se dégage ce que l’on pourrait appe-
ler « une écriture de l’extrême »2, le volet extrême de l’extrême
contemporain, à savoir un certain courant de textes autobiogra-
phiques et autofictifs dans lesquels les écrivaines tiennent à
raconter des expériences difficiles, voire excessives dans leur effet

1. Le présent article s’inscrit dans le projet de recherche intitulé « Les


blessures “indicibles” : le trauma social dans les écrits autobiographiques
contemporains des femmes », subventionné par le Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada que je tiens à remercier de son soutien.
2. J’ai évoqué cette tendance au sein de la littérature de l’extrême contem-
porain dans une étude de La honte d’Annie Ernaux (Havercroft, 2005). Voir
aussi Havercroft (2006) pour une analyse de la rhétorique du trauma de l’ano-
rexie chez Geneviève Brisac.

319
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sur la psyché humaine. De toute évidence, ce sont les écrivaines


qui s’adonnent, nombreuses, à cette rédaction des événements
traumatiques, ce dont font foi les textes de Christine Angot et de
Béatrice de Jurquet sur l’inceste, ceux de Geneviève Brisac et
d’Amélie Nothomb sur la souffrance psychologique et physique
de l’anorexie, ou ceux d’Annie Ernaux sur l’avortement, la vio-
lence familiale et le cancer du sein, pour ne nommer que ces
exemples-là. S’ajoute à ces divers types de trauma personnel
encore une sous-catégorie, celle constituée par les textes autobio-
graphiques qui portent sur la mort d’un enfant, rédigés du point
de vue du parent endeuillé. On n’a qu’à penser aux ouvrages
récents de Laure Adler (2001), d’Aline Schulman (2001), de
Janine Massard (2001) et d’Hélène Cixous (2000) pour consta-
ter la présence de ces « récits de mort » (Drillon, 2003 : 129) dans
le paysage littéraire français actuel3. Si les femmes semblent pra-
tiquer plus souvent que les hommes cette écriture du deuil de
l’enfant défunt, il n’en reste pas moins que certains écrivains s’y
sont consacrés, dont Jacques Drillon dans Face à face (2003) et
surtout Philippe Forest, qui revient trois fois sur la mort de sa
fille, atteinte d’un cancer. Ayant déjà raconté cette pénible his-
toire sous forme de roman autobiographique dans L’enfant
éternel (1997), et ensuite, « de la façon la plus directe qui soit »
(Forest, 2007 : 89), « sans aucun artifice » (2007 : 9) dans Toute
la nuit (1999), Forest fait un retour sur le même thème dans son
essai Tous les enfants sauf un (2007), où il réfléchit non seulement
à ses deux premiers textes sur le sujet, mais aussi à l’hôpital en
tant qu’institution et au deuil interminable que le décès de sa
fille a déclenché chez lui. Force est de constater que l’impact

3. Il n’y a pas que des textes autofictifs et autobiographiques qui traitent


du thème de la mort d’un enfant. Dans deux romans récents, à savoir Bref
séjour chez les vivants (2001) et Tom est mort (2008), Marie Darrieussecq s’at-
tarde à cette même problématique. La publication de ce dernier livre a donné
lieu à toute une controverse lors de la rentrée littéraire de l’automne 2008, lors-
que Camille Laurens a accusé Darrieussecq de « plagiat psychique », estimant
que Tom est mort ressemble trop à son propre récit, Philippe. Pour une analyse
de quatre textes français contemporains qui portent sur la mort d’un enfant,
voir Rye (2007).

320
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

traumatique de la mort d’un enfant sur les parents est énorme,


car une telle mort prématurée prive ces derniers à la fois de leur
enfant et de leur propre identité comme parents. Adler l’a bien
dit : « Perdre un enfant, c’est rompre l’ordre naturel du monde »
(2001 : 247) et une telle perte instaure, chez la mère qui survit à
son enfant, ce qu’Elaine Hansen (1997 : 26) nomme « une im-
possibilité logique », voire un tabou : la mère sans enfant.
Tel est justement le cas de Camille Laurens, qui a rédigé un
récit autobiographique de deuil intitulé Philippe, après la mort
subite de son nouveau-né en 1994. Si Philippe – le texte publié
aussi bien que son référent (le bébé décédé) – hante les pages
d’autres textes de Laurens, comme Dans ces bras-là, L’amour,
roman et Cet absent-là, c’est surtout dans le récit Philippe que
Laurens explore tous les enjeux de son décès et du processus de
deuil qui l’accable par la suite. Face à l’aporie dans laquelle se
trouve l’écrivaine après cette perte inattendue, comment faire
pour affronter ce que Jacques Derrida nomme « la possibilité de
l’impossible [qui] commande toute la rhétorique du deuil et
[qui] décrit l’essence de la mémoire » (1988 : 53) ? Quel est le rôle
de l’écriture dans le processus du deuil chez Laurens ? Quelles
sont les modalités spécifiques de cette énonciation de l’indicible
douleur ? Existe-t-il une rhétorique du deuil qui se construit
dans Philippe, ce bref texte poignant ? Voilà autant de questions
auxquelles la présente étude tentera de répondre.

PHILIPPE : LE COMBLE DE LA DOULEUR


Publié en 1995, quelque dix-neuf mois après le décès de
l’enfant consécutivement à une erreur médicale, Philippe se dis-
tingue des romans et des autofictions de l’œuvre de Laurens, et
ce, sur les plans du ton, du style et du genre. On le sait, Laurens
est connue pour sa virtuosité stylistique et narrative, ce « jeu bril-
lant » (Laurens, [1998] 2001 : 194) qu’Yves Baudelle analyse si
bien dans son article dans le présent ouvrage : les calembours, le
travail onomastique, l’intertextualité, la parodie et l’ironie, les
intrigues complexes, l’engagement ludique avec le langage, la

321
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

citation, les mises en abyme, la focalisation oscillante, l’emprunt


au roman policier et à la structure de l’enquête et enfin la chro-
nologie narrative perturbée sont tous des sceaux de son écriture4.
Dans Philippe, par contre, Laurens laisse de côté les jeux humo-
ristiques pour endosser un ton résolument sobre, circonstances
obligent. Et à la différence des autres textes de son œuvre,
Philippe est une autobiographie proprement dite, où le célèbre
pacte de Philippe Lejeune est scellé par un ricochet référentiel
selon lequel les noms propres du fils et du mari, Philippe et Yves
Mézières, accompagnés de maints autres biographèmes bien
connus de la vie de Camille Laurens/Laurence Ruel, nous mè-
nent rapidement à l’identification de la narratrice et de l’auteure,
qui n’est jamais nommée explicitement dans le texte5. Le récit
comprend quatre sections différentes, intitulées « Souffrir »,
« Comprendre », « Vivre » et « Écrire », quatre verbes qui repré-
sentent la suite des actions entreprises par la narratrice lors des
diverses étapes de l’accouchement, du décès et du deuil. C’est
dans la première section (« Souffrir ») qu’elle précise que son fils

4. Sur l’écriture de Laurens, voir Capitanio (2002 : 5-16) et Rodgers


(2005 : 94-109).
5. C’est justement l’emploi des vrais noms propres des personnes à qui le
texte fait référence qui a posé de grands problèmes à Laurens, après la publica-
tion de Philippe et de L’amour, roman. Le médecin qui a commis l’erreur mé-
dicale lui a intenté un procès pour diffamation, prétendant que ce livre aurait
de néfastes retombées sur sa carrière. Laurens a donc dû remplacer tous les
noms propres, sauf celui de Philippe, par des intiales (différentes, évidemment,
de celles des noms en question) et le livre a aussi été interdit à la vente à Dijon,
la ville de la naissance et du décès de son fils. Si ce procès a eu une incidence
importante sur son écriture, si elle écrivait dorénavant « avec une épée de
Damoclès au-dessus de la tête » (Laurens, 2007 : 223), cette tension ne faisait
qu’augmenter lors d’un deuxième procès, celui-là engagé par son mari Yves
après la publication de L’amour, roman (2003a) pour atteinte à la vie privée.
Encore une fois, les enjeux onomastiques se sont avérés dangereux pour l’au-
teure : trouvant que c’était « impossible » (Laurens, 2003a : 27) de l’appeler par
un autre prénom, Laurens s’est servie du vrai nom propre du mari dans son
roman. Après le procès, Laurens « a été contrainte de changer le prénom de son
mari » (Cusset, 2007 : 198). Dans la présente étude, j’utilise l’édition originale
de Philippe, celle où tous les noms sont révélés. Les renvois à ce texte seront
désormais indiqués par la mention P, suivie du numéro de la page.

322
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

est né à 13 h 10 le 7 février 1994, mais qu’il est mort à 15 h 20


le même jour, à cause d’une série d’erreurs commises par l’obsté-
tricien incompétent, un certain Dr Delignette. Ces erreurs sont
décrites et critiquées en détail dans la deuxième section du livre
(« Comprendre »), où la narratrice se penche sur le déroulement
(ou plutôt, le dérèglement) de l’accouchement. Écrit sous le si-
gne double de la douleur et de la rébellion, affichées toutes les
deux dans l’épigraphe d’André Breton, le récit vise à la fois à ren-
dre justice, à redonner vie à Philippe par l’écriture, à faire le deuil
et aussi à règler des comptes avec le médecin négligent qui a vite
réagi à son tour, pour régler ses comptes avec l’auteure.
De toute évidence, Philippe constitue un livre charnière dans
l’œuvre et le parcours de Laurens, car à partir de « ce jour-là » (P :
15), comme le signale Laurens dans son essai « Habiter la lan-
gue », son rapport à la langue s’est radicalement transformé.
Effectivement, cette « ligne de faille », cette « frontière entre espé-
rance et désespoir, attente et néant, fiction romanesque et auto-
biographie nue » (Laurens, 2001 : 66) sépare également deux
façons de concevoir la langue et l’écriture. Avant le 7 février
1994, la langue était « une matière rebelle » à modeler, et l’écri-
ture, « une lutte, une conquête » (2001 : 66). Après, « les mots
soudain étaient une chair accueillante, ils [l’]entouraient comme
des bras » (2001 : 66) ; l’écriture lui donnait refuge et venait plus
spontanément. En effet, comme Laurens l’avoue dans un entre-
tien avec Philippe Savary, la rédaction de Philippe a changé radi-
calement son attitude envers l’écriture, qui relevait auparavant
du travail, de la lutte, ainsi que le rapport entre l’écriture et la
vie, qui s’imbriquaient dorénavant l’une à l’autre (Savary, 2003 :
21)6. Mais comment écrire ce deuil qui a effectué ce changement
si fondamental de la façon dont Laurens « habitai[t] la langue,
plutôt, dont elle [l’]habitait aussi » (Laurens, 2001 : 66) ?

6. Laurens décrit ce changement d’attitude de la manière suivante :


« Avant Philippe, je pensais que l’un se faisait au détriment de l’autre. Soit on
vivait, soit on écrivait. […] Maintenant, je crois que c’est imbriqué, c’est un
mouvement de va et vient [sic], de l’écriture à la vie » (Savary, 2003 : 21).

323
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

LE DEUIL : ÉTHIQUE ET ÉNONCIATION


Dans ses multiples écrits sur le deuil, Derrida insiste sur le
caractère double de ce genre d’écriture : il est question d’une
problématique d’ordre éthique et énonciatif. Chaque fois, qu’il
s’agisse de son hommage à Roland Barthes, à Louis Marin, à
Jean-François Lyotard ou à d’autres critiques renommés, Derrida
commence toujours son texte par constater son propre état de
perte : les mots adéquats pour exprimer le deuil lui manquent,
tout simplement. Pourtant, face au décès impensable et indi-
cible, nous avons la responsabilité d’en parler et de participer aux
rites de deuil : « Parler est impossible, mais se taire le serait aussi,
ou s’absenter ou refuser de partager sa tristesse » (Derrida, 1988 :
15). Malgré l’immense difficulté de parler, il faut donc témoi-
gner de la singularité de l’amitié en question et du caractère
unique du défunt, celui qui n’est plus avec nous que dans le sens
où il est « en nous ». Justement, comme l’affirment Pascale-Anne
Brault et Michael Naas dans leur présentation des écrits de
Derrida sur le deuil : « Il faut répondre même quand on n’en a
pas le cœur, quand on ne trouve pas les mots ; il faut parler […]
afin de combattre toutes les forces qui travaillent à effacer ou à
recouvrir non seulement les noms sur les tombes, mais aussi
l’apostrophe du deuil » (Brault et Naas, 2003 : 55). Pour navi-
guer ce passage entre l’impossibilité et la nécessité de dire le
deuil, Derrida a recours, entre autres, à la citation pour garder les
morts vivants en nous. Effectivement, on peut bien parler des
morts, à la place des morts, aux morts, pour les morts, avec les
morts, ou bien les laisser simplement parler pour eux-mêmes : les
citer, leur céder la parole. Dans ce dernier cas, fréquent chez
Derrida qui cite dans chaque texte les paroles du défunt, la cita-
tion est employée comme une forme d’intériorisation textuelle ;
les mots de la personne décédée ne font pas simplement partie
du texte de deuil, étant « dedans », mais ils signalent également le
surgissement d’une « altérité infinie » (Brault et Naas, 2003 : 43)
à l’intérieur de ce dernier. Ainsi avons-nous la double tâche de
laisser l’autre parler et aussi de lui rendre hommage avec nos

324
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

propres mots, pourvu que nous évitions le danger narcissique


d’utiliser le défunt pour nos propres besoins. Il s’agit là, toujours
selon Derrida, d’une question de responsabilité éthique.
Force est de constater que les postures énonciatives de
Derrida et de Laurens sont bien différentes. Les textes de deuil
de Derrida sont autant d’hommages à une série d’hommes célè-
bres7, critiques et théoriciens, qui ont eu des vies assez longues et
illustres, qui ont laissé toute une œuvre derrière eux. De plus,
c’étaient ses amis, à l’exception de sa mère, de qui Derrida parle
dans « Circonfession » (Bennington et Derrida, 1991). Et cette
amitié fait en sorte que le deuil commence même avant la mort
proprement dite, qu’il s’installe déjà avec l’amitié, en anticipa-
tion de la mort à venir. Tout autre est la situation énonciative de
Laurens, dont le texte porte sur un bébé qui n’a vécu que deux
heures et dix minutes, telle l’étincelle évoquée dans la citation de
Breton8 mise en exergue de Philippe. Comment écrire le texte de
deuil pour quelqu’un qu’on a à peine connu, qui n’a émis ni
parole ni cri, dont la brève présence revient surtout à une ab-
sence subite et imprévue ? Laurens doit-elle se fier à un texte au
conditionnel, à l’irréel d’un « ce qui aurait pu être », à l’invention
de souvenirs fabriqués ?
À l’instar de Derrida, Laurens insiste simultanément sur la
nécessité et sur la difficulté (P : 18) d’écrire le deuil. Se servant
de la métaphore du trou pour faire référence à l’abîme de sa dou-
leur et à « l’écart [qui] se creuse » (P : 19) entre elle-même et son
bébé mort, elle entame sa propre rhétorique du deuil sur le plan
métatextuel, en évoquant l’impossibilité de l’énonciation :
« Écrire : mettre des mots dans le trou, colmater. Les mots ne
comblent rien. Les mots manquent » (P : 19 ; je souligne). Plus

7. Parmi les textes de deuil rédigés par Derrida et rassemblés dans Chaque
fois unique, la fin du monde, il n’y a qu’un seul qui rend hommage à une
femme : celui écrit pour Sarah Kofman, qui est aussi le seul texte sans titre
(Derrida, 2003 : 207-232).
8. La dernière phrase de ce long passage d’Arcane 17 se lit comme suit :
« Elle [la rébellion] est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la
poudrière. »

325
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

tard, dans une enquête de La Quinzaine littéraire sur l’apport de


la colère à l’écriture, Laurens avoue qu’elle a fait sienne la devise
de Gustave Flaubert : « À force de contempler le trou noir et de
répéter : cela est, cela est, cela est, on se calme » (Laurens, citée
dans Bergounioux, 2002 : 21). Ces commentaires montrent bien
que la citation et l’intertextualité font partie intégrante de la
rhétorique du deuil chez Laurens.
Si, d’après Derrida, la citation des paroles du défunt lui
donne en quelque sorte le dernier mot, lui assure une sorte de
survivance, tout en lui disant « adieu », cette pratique se trans-
forme nécessairement dans Philippe, étant donné le silence
assourdissant de l’enfant. Effectivement, la narratrice parle à la
place de Philippe, elle parle pour lui, pour donner voix à toute
une vie de paroles qui ne s’énonceront jamais, ainsi qu’à sa pro-
pre souffrance et sa protestation : « Je crie parce que tu n’as pas
crié, j’écris pour qu’on entende ce cri que tu n’as pas poussé en
naissant » (P : 73). En fait, le livre dans son entier constitue un
long cri d’angoisse et de tristesse, où les voix des deux sujets
d’énonciation, un mort, l’autre vivant, se mêlent dans une
lamentation aiguë.

PARLER AUX MORTS


Le dernier extrait de Philippe (P : 73) cité ci-dessus met en
évidence une autre composante de la rhétorique du deuil chez
Laurens, en l’occurrence, l’acte de s’adresser directement à la
personne décédée. Derrida conçoit ce désir de parler encore à
l’autre, au défunt silencieux, à lui uniquement, comme une res-
ponsabilité qui fait partie intégrante du genre de l’oraison
funèbre. On l’appelle, on l’interpelle « sans détour et sans média-
tion » (Derrida, 2003 : 241) ; on peut même lui faire des confi-
dences. À quelques reprises dans Philippe, Laurens adopte cette
pratique énonciative, instaurant un dialogue à sens unique où le
« je » et le « tu », déictiques par excellence de la relation de subjec-
tivité benvenistienne, n’arrivent évidemment jamais à s’inverser.
Déjà, à la deuxième page du récit, la narratrice appelle explicite-

326
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

ment son bébé au « visage [bleu] de martyr » : « Philippe […], tu


as eu deux heures pour accomplir ta vie d’homme, en faire le
tour. Et moi […], j’ai eu deux minutes pour être mère. Enfant
défunt, mère défunte » (P : 14). Ici, les discours à l’autre et l’inti-
mité créée par la relation « je/tu » permettent à la narratrice d’éta-
blir un parallèle entre elle-même et son fils, de se rapprocher de
lui, d’être avec lui dans une douleur conjointe. En plus de men-
tionner une lettre à Philippe, écrite par Yves et signée « ton papa
et ta maman » (P : 28), lettre scellée par des gouttes de cire rouge
au cercueil du bébé mais qui n’est pas citée dans le texte9, la nar-
ratrice s’adresse de nouveau à Philippe à la fin du récit : « J’écris
pour dire Je t’aime. J’écris pour desserrer cette douleur d’amour,
je t’aime, Philippe, je t’aime ; […] j’écris pour que tu vives » (P :
73). Invoquer l’autre par le « tu » et aussi par son nom, c’est lui
faire le don de son amour, c’est faire du livre une offrande
d’amour, le don de « vie » par le biais de l’écrit.

LES MOTS DES AUTRES : L’EMPRUNT ÉNONCIATIF


Faute de véritables paroles de Philippe, la narratrice se
tourne vers deux autres stratégies itératives pour construire sa
rhétorique du deuil : la citation de certains intertextes clés et celle
de quelques commentaires provenant des amis, des connais-
sances et des membres de la famille. Et là encore, on ne peut
qu’acquiescer à la proposition de Derrida, d’après qui notre lan-
gage pour parler des morts est d’ordre itératif et se prête ainsi à
la citation. En faisant le deuil de sa mère dans « Circonfession »,
par exemple, Derrida cite les paroles de saint Augustin (Benning-
ton et Derrida, 1991 : 11), qui faisait alors le deuil de sa propre
mère, ce qui donne lieu à une circulation et à un partage des
paroles de souffrance et d’hommage. Mais chez Laurens, d’autres
buts de la citation s’ajoutent à celui du seul hommage. Les

9. Comme Rye l’affirme avec raison, ce geste performatif et public où les


parents se nomment en tant que tels dans cette lettre fait partie du deuil non
seulement du fils, mais aussi de leur avenir et de leur identité comme parents
(2007 : 274).

327
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

nombreux intertextes de Philippe, qui sont principalement à


trouver dans la deuxième section du livre (« Comprendre »), sont
pris surtout de textes scientifiques et médicaux et répondent au
questionnement de la narratrice, qui cherche alors les causes spé-
cifiques du décès de son bébé. Y sont cités des extraits du rapport
d’expertise du professeur Papiernik (« expert près de la Cour de
cassation » – P : 34), du rapport d’autopsie, du droit médical, du
partogramme et du « carnet de santé » de la narratrice, ainsi que
des passages de quelques ouvrages scientifiques : l’Encyclopædia
Universalis, le Guide Papiernik de la grossesse, le dictionnaire Le
Robert et le livre du Dr J.-M. Cheynier, Que sa naissance soit une
fête 10. Intercalées dans le récit de la narratrice, formant une vaste
mosaïque de textes hybrides, ces citations se parlent et se répon-
dent. La narratrice se fie aux « autorités » pour éduquer le lecteur
et la lectrice – pour leur donner une formation en complications
possibles lors d’un accouchement –, pour souligner la gravité des
problèmes physiques de Philippe dans des termes proprement
médicaux et, dans le cas des citations du professeur Papiernik en
particulier, pour mettre en lumière les erreurs et l’incompétence
du Dr Delignette, que la narratrice surnomme « Delignare » (P :
22).
Regardons de plus près un exemple de ce dialogue citation-
nel. Dans son propre récit, la narratrice rapporte une conver-
sation qu’elle a eue avec le pédiatre (le Dr Dauvergne) et le
Dr Delignette au sujet de la césarienne que ce dernier n’a pas
faite. Employant le discours rapporté, la narratrice cite les
paroles de Delignette, en découpant les dernières en syllabes afin
d’imiter sa façon de parler, sa conviction d’avoir raison : « L’autre
[Delignette] opine, oui, on ne peut que l’affirmer a posteriori,
car pendant l’accouchement, il-n’y-a-vait-au-cu-ne-in-di-ca-tion

10. Le seul intertexte littéraire dans cette section du livre est tirée des
Maximes de La Rochefoucauld : « Nous avons tous assez de force pour sup-
porter les maux d’autrui » (P : 44). Le bien-fondé de cette maxime est d’ailleurs
mis en doute par l’incapacité de la narratrice de tolérer ou de pardonner la faute
grave du Dr Delignette. Notons en passant que Laurens se servira des Maximes
aussi dans L’amour, roman (2003a) dont elles constituent l’intertexte central.

328
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

de césarienne » (P : 52). La décomposition qu’effectue la narra-


trice des mots clés du médecin sert à mettre en question l’inno-
cence sur laquelle Delignette insiste, voire à accuser ce dernier de
sa faute. Ce passage est immédiatement suivi d’une citation du
rapport d’expertise du professeur Papiernik, qui spécifie claire-
ment la faute de Delignette, en indiquant par l’emploi du condi-
tionnel passé ce que ce dernier aurait dû faire :
Le rythme cardiaque fœtal montre une tachycardie permanente
et une réduction des oscillations : ces signes, associés à la fièvre,
auraient dû faire poser dès 8 h du matin le diagnostic d’infection
materno-fœtale. […] On aurait dû à 8 h 15 décider de la mise
en place immédiate d’un traitement antibiotique et proposer la
réalisation immédiate d’une césarienne (P : 52 ; en italique dans
le texte de Laurens).

Ce simulacre de dialogue entre les deux médecins, habile-


ment façonné par Laurens dans sa juxtaposition des deux cita-
tions, intensifie l’accusation d’incompétence que lance la nar-
ratrice au Dr Delignette, car en citant le rapport du professeur
Papiernik, elle s’approprie ses paroles à lui, en faisant ainsi siens
le ton rationnel et le lexique sobre de la science, ce qui souligne
davantage l’erreur de celui-là. La citation du rapport de
Papiernik fonctionne donc comme réponse savante aux paroles
décomposées de Delignette, mais aussi comme geste verbal
d’inculpation.
Après un bref retour à son propre récit, où elle décrit le com-
portement impoli de Delignette – pas de condoléances offertes
aux parents de l’enfant défunt, par exemple –, la narratrice cite
les arguments de Delignette, qui défend sa décision de ne pas
avoir fait de césarienne (P : 53-54). Chacune de ses raisons (ou
excuses) est suivie d’une question entre parenthèses qui corres-
pond à la pensée de la narratrice : « De toute façon, continue-t-
il, il est “obstétricien, pas chirurgien”. (Dois-je comprendre qu’il
ne sait pas faire une césarienne ?) » (P : 54). C’est comme si
Delignette avait pu lire, sur le champ, les accusations du rapport
du professeur Papiernik et y répondre, donnant lieu aux réac-
tions de la narratrice par la suite. En fait, tous les intertextes

329
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

d’ordre médical, alignés en série dans cette section du récit,


accompagnés des remarques du Dr Delignette (que ses paroles
soient citées intégralement ou livrées par le biais du discours rap-
porté) servent à faire le procès du médecin, à bâtir une véritable
pyramide d’arguments et d’accusations qui ne laissent aucun
lecteur indifférent. Citer les paroles des autres, c’est leur laisser le
soin de parler à sa place dans la voix de la science et de la raison ;
c’est aussi faire un geste indubitable de monstration pour
désigner le coupable du doigt. Il s’agit-là d’un deuil par accu-
sation qui vise à « rendre justice » (P : 72), à blâmer le coupable
et ainsi, à réparer le tort, en quelque sorte11.
Cette combinaison hétérogène d’intertextes scientifiques et
de narration intime s’avère également le lieu de la création de
deux isotopies distinctes mais complémentaires qui communi-
quent deux versions des mêmes événements lors de l’accouche-
ment : celle de la narratrice et celle des experts médicaux. La pre-
mière isotopie, provenant du récit de la narratrice proprement
dit, s’inscrit dans un registre émotif et est créée par l’accumu-
lation de lexèmes témoignant de son effroi et de son désespoir :
on y constate des sèmes tels que « angoisse » (P : 45), « débraillée »
(P : 46), « abandonnée » (P : 46), « affolement » (P : 47), « peur »
(P : 49) et « hébétée » (P : 49). À cette isotopie subjective s’ajoute
celle, rationnelle mais tout aussi imprégnée de signes de la mort
imminente du bébé, formée par la série de lexèmes connotant la
détresse physiologique de l’enfant : « bradycardie » (P : 39),
« tachycardie majeure » (P : 39), « anomalie » (P : 39), « lésions
ischémiques cérébrales majeures » (P : 43), « anoxie » (P : 43),

11. À cet égard, Rye note que si Philippe constitue un texte personnel de
« perte traumatique », il n’en reste pas moins qu’il joue un rôle public d’accu-
sation (2007 : 274-274). Mais selon Gilbert (2002 : 261), ces tentatives de ren-
dre justice par le biais de l’écriture ne sont pas toujours réussies. Il est question
d’un effort sans espoir d’effectuer un acte performatif qui est toujours manqué,
parce qu’on ne peut jamais réparer le tort en l’écrivant, malgré le désir que son
témoignage le défasse, le renverse, le corrige. D’après Gilbert, l’écriture du tort
(« writing wrong ») permet à l’auteure d’affronter chaque nouveau jour avec
plus de force, ainsi que de faire le deuil et de mettre de l’ordre dans une perte
qu’elle tente de comprendre (2002 : 270).

330
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

« l’asphyxie » (P : 43), « dystocie » (P : 47, 48) et « streptocoque »


(P : 55). Cette accumulation de termes médicaux, qui côtoient
des chiffres exacts (du temps, du nombre de battements du cœur
fœtal par minute, du numéro du feuillet sur lequel les anomalies
sont inscrites), permet au lecteur de suivre la dégradation pro-
gressive de la santé du bébé, en même temps que la montée
inverse de l’angoisse de la narratrice. Tels les intertextes médi-
caux mis en série, les deux isotopies se complètent, se parlent ;
ces deux registres opposés construisent une rhétorique du deuil
qui juxtapose la voix rationnelle des faits à celle, émotive et
craintive, de la narratrice. Mais il y a plus en jeu dans cette
construction habile de couches énonciatives multiples. Comme
le constate Antoine Compagnon dans La seconde main (1979 :
56-57), la citation met en œuvre deux discours, deux textes – le
texte cité et le texte citant – dans lesquels se trouve un même
énoncé, « l’objet d’échange » entre les deux. La citation fait aussi
intervenir simultanément deux sujets d’énonciation différents –
l’expert médical cité et la narratrice – au sein de l’énonciation
citante. De cette manière, la voix de l’autre, celle de l’expert,
transperce celle de la narratrice, lui permettant non seulement de
sortir du mutisme provoqué par la mort auquel elle a déjà fait ré-
férence, mais aussi d’emprunter une voix « crédible » et des mots
convaincants pour souligner l’injustice de cette mort imprévue.
Cette pratique de ventriloquie citationnelle se manifeste de
nouveau dans la troisième section du récit (« Vivre »), où elle
prend pourtant une forme différente. Plutôt que de citer les
paroles scientifiques des rapports et des livres médicaux, la narra-
trice cite ou décrit des discours des amis et des connaissances.
Elle les classe en fait par groupes, selon le genre de propos qu’ils
énoncent, introduisant chaque catégorie différente par l’expres-
sion démonstrative « il y a ceux qui… », suivie des précisions sur
leurs énoncés et leur comportement. Il existe, par exemple, ceux
qui font comme s’ils ignoraient complètement le décès de l’en-
fant, qui évitent d’en parler, ce qui fait mourir Philippe encore
une fois. Cette mort à répétition, Laurens la décrit dans un beau
chiasme : « Par eux, à leur insu, Philippe souffre mille morts : en

331
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

faisant comme si de rien n’était, ils font comme s’il n’était rien »
(P : 64). La non-énonciation de l’événement funeste, ce discours
de l’évitement, effectue une véritable rature du bébé, dont il ne
reste aucune trace discursive. En effet, faire de Philippe le sujet
de l’énoncé de deuil ou de condoléances, c’est le faire vivre, c’est
reconnaître le fait de son existence, aussi éphémère soit-elle, ne
serait-ce que « dans une minute de conversation, dans l’hom-
mage d’une phrase » (P : 64).
La narratrice décrit également d’autres types d’énonciateurs,
dont ceux qui reprennent les clichés, reproduits dans le texte de
Laurens par le discours rapporté, le discours direct ou par l’em-
ploi de l’italique, ce qui n’est pas sans rappeler le recyclage des
clichés chez Ernaux12. Certains locuteurs l’assurent, par exemple,
qu’elle va « “finir par y arriver” » (P : 62), tandis que d’autres
« laissent percer la vanité sous leurs condoléances : tout le monde
ne réussit pas à donner la vie » (P : 62). Et puis d’autres lui de-
mandent si elle se « sen[t] coupable » ou si elle « peu[t] encore en
avoir » (P : 63). La carence évidente de réconfort apportée par le
vide de ces lieux communs ressort vivement à côté de l’honnêteté
de ceux qui reconnaissent ouvertement les enjeux énonciatifs
propres au deuil, c’est-à-dire l’impossibilité même de trouver des
paroles convenables. Ces gens-là, la narratrice l’affirme, aident
les deux parents souffrants à vivre, en leur offrant ce don simple
de la difficulté discursive : « ceux qui ne savaient pas quoi dire et
qui l’ont dit, ceux qui nous ont offert cela, leur maladresse, leurs
bégaiements, leur impuissance accotée à la nôtre, ceux qui nous
ont donné ce qu’ils avaient, ce qu’ils étaient » (P : 65). Autant
dire que pour Laurens, l’écriture de l’énonciation et des réactions
des autres fait partie intégrante de sa rhétorique du deuil, même
lorsque l’absence des mots fait elle-même l’objet du propos.

12. Voir, par exemple, la citation des clichés dans La honte (1997 : 31)
qu’Ernaux répète à cause de leur caractère banal et préfabriqué, dans le but de
les critiquer (voir Havercroft, 2005 : 131).

332
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

PHILIPPE : CE REVENANT-LÀ
La pratique intertextuelle soutenue relative à la mort et au
deuil de Philippe dans le texte éponyme se poursuit dans des
ouvrages ultérieurs de Laurens dont Philippe (le texte et le fils)
hante les pages, tel un spectre insistant qui refuse obstinément de
s’évaporer. Sa transformation en référent intertextuel significatif
se manifeste d’abord dans Dans ces bras-là (Laurens, 2000), un
roman autobiographique dont la rédaction était étroitement liée
à Philippe, comme l’auteure l’avoue : « Dans ces bras-là ne tombe
pas du ciel. C’est la suite absolument logique de Philippe »
(Laurens, citée dans Savery, 2003 : 22). En effet, on trouve dans
cet ouvrage la reprise de certains éléments clés de Philippe, ainsi
que le penchant de l’écrivaine pour le démonstratif d’ostension
là. Dans le chapitre intitulé « Le fils », par exemple, la narratrice
de Dans ces bras-là révèle qu’elle a eu un fils et qu’il est décédé
(2000 : 207), tout en soulignant le caractère de revenant de ce
dernier dans un énoncé digne de Sigmund Freud : « C’est
l’enfant là-pas là, il va et vient comme la bobine qui roule puis
revient » (2000 : 207). Ensuite, le chapitre « Le mari » reprend
quelques événements directement de l’histoire déjà racontée
dans Philippe, à savoir l’absence du mari au moment de l’accou-
chement, son voyage pour rejoindre sa femme et son fils, et son
arrivée sur la scène du deuil : « Il a voyagé tout le jour mais il ar-
rive trop tard : l’enfant est déjà né, l’enfant est déjà mort »
(2000 : 209). Même le Dr Delignette, sans qu’il soit nommé,
bien sûr, a droit non seulement à un chapitre intitulé « Le méde-
cin » (2000 : 211-213) qui consiste en une critique mordante de
son incompétence médicale et de son manque flagrant de com-
passion, mais aussi à un meurtre fantasmé, perpétré par la narra-
trice qui le viole avant de l’achever : « dans ce corps à corps
monstrueux, c’est elle qui le pénètre, c’est elle sur lui, brutale,
brandissant l’arme, la force des hommes, […] cet homme-là ne
peut rien sauver, rien donner […], alors elle le tue, voilà, elle le
tue, elle le tue, elle le tue » (2000 : 213). Avoir la revanche de la
mort injuste de son fils, voilà ce que l’écrivaine n’a pu obtenir

333
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

que par la voie du roman autobiographique, où s’opère un ren-


versement des rapports de force entre le masculin et le féminin
pour que la narratrice approprie une violence qui s’éclate verba-
lement dans la répétition incantatoire de l’énoncé « elle le tue »13.
À la différence de cette rage meurtrière qu’expriment
certains énoncés de Dans ces bras-là, les nombreuses références à
Philippe et aux circonstances du décès du bébé que l’on retrouve
dans L’amour, roman misent entre autres sur l’effet traumatique
sur l’écriture du procès intenté par le Dr Delignette, de même
que sur le deuil et l’amour pour le fils perdu. Autrefois, avant
Philippe et le procès, la narratrice pouvait jouer habilement avec
les noms propres, nous dit-elle, mais « depuis Philippe, depuis
qu’il est couché dans les mots comme il l’est dans la terre, tu ne
peux plus [jouer avec les noms] » (2003a : 28). De plus, ce dialo-
gue avec elle-même où la narratrice s’adresse à la deuxième per-
sonne s’avère aussi le lieu de commentaires métatextuels critiques
sur les changements onomastiques qu’elle a été obligée d’appor-
ter à la deuxième édition de Philippe, à cette substitution des
initiales à la place des noms propres : « Le Dr L. officiant à la cli-
nique X., ça changeait tout – ça n’a l’air de rien, cette lettre prise
au hasard, soi-disant, mais ça change tout, absolument tout »
(2003a : 28). Aussi le deuil perpétuel est-il accompagné d’une
plainte aiguë : enlever les anthroponymes et les toponymes, cela
pourrait revenir à mettre le bébé défunt sous rature, lui aussi, et
c’est pour cela que l’auteure a refusé de changer son nom dans le
texte, car « sur une tombe on ne change pas les noms » (2003a :
28).
Ailleurs dans L’amour, roman, d’autres références à Philippe
servent à montrer la durée du trauma que sa mort a provoqué
chez Laurens. Si la narratrice a donné naissance à une petite fille,
Aube, cette deuxième grossesse fut pour elle une expérience très
pénible, à cause justement du décès du premier bébé. À ce

13. Rodgers (2005 : 96) a déjà remarqué cette représentation masculine de


la mort, où la narratrice « occupe la position masculine et réduit l’homme à la
position féminine », ce qui aboutit à un renversement de rôles qui est
« caricatural dans le paroxysme de haine et de douleur ».

334
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

propos, Yves (le mari) discute de l’extrême anxiété de sa femme


dans une conversation téléphonique avec sa mère Marie-Thérèse,
un dialogue que la narratrice écoute en cachette : « elle a eu une
grossesse très angoissée, ça l’avait traumatisée, malgré tout, l’an-
née précédente, la mort de Philippe » (Laurens, 2003a : 183). Et
même après la naissance d’Aube, la narratrice insomniaque veille
constamment sur le nouveau-né, de peur qu’un malheur lui
arrive, comme dans le cas de Philippe : « j’étais la sentinelle […],
le guetteur anxieux d’un horizon d’où pouvait surgir à tout mo-
ment le cri, le danger, la mort » (2003a : 191). Enfin, Philippe est
évoqué ailleurs dans ce même roman, lorsque la narratrice trouve
son dossier en fouillant dans ses affaires. L’énumération de docu-
ments divers contenus dans ce dossier (le carnet de naissance, le
rapport d’autopsie, les papiers relatifs au procès suivant la
publication de Philippe, et ainsi de suite) souligne le caractère
interminable du deuil du fils et fait surgir de nouveau tous les
événements douloureux entourant son décès. Laurens effectue
dans cette section du roman une imbrication habile et complexe
d’intertextes, car en revoyant la liste des passages « incriminés »
de Philippe qu’elle a dû enlever, elle mentionne (sans la citer) une
maxime de La Rochefoucauld. Ainsi le double renvoi intertex-
tuel – à Philippe et aux Maximes d’un même coup – lui permet
d’insister sur l’apport indispensable des intertextes au travail du
deuil, comme c’est La Rochefoucauld, « [s]on prince à [elle] »,
qui l’a aidée « à porter ce poids – la solitude, le malheur et la
mort, tout ce qu’on ne peut regarder fixement, mais qu’on peut
lire et relire parce que c’est marqué dans les livres » (2003a : 260).
Enfin, Philippe est le fil conducteur de l’ouvrage autobiogra-
phique Cet absent-là ([2004] 2006), une belle réflexion poétique
et philosophique sur l’amour et l’absence où l’écriture de Laurens
accompagne des photographies de Rémi Vinet. Quoique la mort
de Philippe soit au centre du livre, le disparu que désigne le titre,
il permet néanmoins à l’auteure de situer sa discussion dans le
contexte plus élargi de la disparition de tout être aimé, dont
Philippe est en quelque sorte emblématique. Dans ce bref texte
lyrique où Laurens sonde l’absence qui hante la vie de tout un

335
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

chacun, le deuil se dédouble, celui de l’enfant côtoyant celui du


nouvel amant dans la vie de l’écrivaine14. La méditation sur les
photographies Polaroïd prises de Philippe avant et après sa mort
donne à l’auteure l’occasion de poursuivre le travail du deuil, en
réfléchissant, entre autres, au fait que « les morts durent dans leur
nom » ([2004] 2006 : 93), au caractère « innommable » et « intra-
duisible » ([2004] 2006 : 93) de la mort et aussi à son amour
pour ce fils perdu, « l’alpha et l’oméga de mon visage » ([2004]
2006 : 39). S’entame donc tout un discours sur le rôle de la
photo dans la construction du souvenir, « l’image vivante d’une
chose morte » (Barthes, cité dans Laurens, [2004] 2006 : 43)
dans le cas des photos de Philippe, ce qui fait ressortir le carac-
tère éphémère de l’amour15.

LES IMAGES « EN » NOUS :


« LES SOUVENIRS D’AVENIR »
Autre composante significative de ce travail discursif du
deuil chez Laurens, l’écriture d’une mémoire inventée rappelle
les remarques de Derrida concernant l’intériorisation de l’autre
défunt. C’est justement sur cette notion que Brault et Naas insis-
tent lorsqu’ils se posent la question : « Mais que veut dire, au
juste, “les morts sont en nous” ? » (Brault et Naas, 2003 : 27). Il
s’agit dans ce cas des images de l’autre, selon Derrida, car « l’autre
[…] n’apparaît que […] comme le disparu, celui qui, disparu, ne

14. Cette analogie entre la rupture amoureuse et le deuil de l’enfant aimé


se retrouve également dans Tous les enfants sauf un, où Forest parle de « l’irré-
parable sentiment d’absence que laisse en soi le manque de l’être que l’on a un
jour tenu contre soi » (2007 : 118).
15. Notons que Philippe réapparaît aussi dans Le grain des mots, une
réflexion sur certains mots signifiants pour l’auteure, dont le lexème « anni-
versaire », qui la renvoie à celui de Philippe : « je ne savais pas que la mort avait
aussi ses anniversaires » (Laurens, 2003b : 79). Et dans le roman Ni toi ni moi,
il est encore une fois question des modifications onomastiques imposées à
l’édition originale de Philippe et du refus de l’auteure de changer son nom dans
le texte : « À part le prénom de Philippe, on peut (on doit ?) tout changer »
(Laurens, 2006 : 128).

336
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

laisse “en nous” que des images » (Derrida, 2003 : 198)16. Si la


narratrice n’est pas en mesure de citer Philippe, si elle ne peut
que parler à Philippe et de lui, elle recourt également à des sou-
venirs fabriqués, ce qu’elle nomme « les souvenirs d’avenir » (P :
62), des images d’un Philippe vivant, dans le but d’imaginer les
destins possibles du fils, s’il avait survécu. Juxtaposés aux souve-
nirs de sa grossesse et des mouvements du fœtus in utero, ces
souvenirs imaginés forment « les pages du livre de sable » (P : 62) :
« je garde pour moi la mémoire des nuits, la plénitude, et puis
toutes les autres images […] : Philippe apprenant à lire, Philippe
me dépassant d’une tête, Philippe montant sur le podium
comme son arrière-grand-père, au son de la Marseillaise […], le
sourire de Philippe » (P : 62 ; je souligne).
Ailleurs dans le récit, la narratrice met en relief la nature
irréelle des activités imaginaires qu’aurait faites Philippe, en
rappelant l’idée de son mari Yves selon laquelle la durée de la vie
importe peu ; « il suffit qu’on l’ait imaginée » (P : 16). En em-
ployant le passé composé à la place du conditionnel passé at-
tendu, elle érige toute une liste d’activités possibles de Philippe,
les composantes « d’une existence idéale » (P : 17) qui se ne réali-
seront jamais : « Ainsi Philippe a-t-il skié avec son père pendant
la saison d’hiver, gagné d’innombrables parties de tennis, pris le
frais dans le jardin en construisant une auto en Lego ; ainsi Phi-
lippe a-t-il été bébé nageur, cavalier, comédien, artiste, athlète »
(P : 17). Cette transformation de ce qui aurait pu se passer en ce
qui s’est effectivement passé, toujours sur le plan imaginaire,
bien entendu, ce passage de l’irréel fantasmé du conditionnel en
réel d’une « existence idéale » aide la narratrice à supporter le
poids du deuil par le biais de ces images qu’elle porte « en » elle.

16. Voir aussi la discussion de l’intériorisation de l’autre que Derrida déve-


loppe dans son hommage à Louis Marin (2003 : 197-198).

337
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

PERFORMER LE DEUIL
Ce petit récit poignant de Laurens est-il doté d’une dimen-
sion performative ? Autrement dit, accomplit-il les gestes mêmes
du deuil dont il parle ? En discutant des textes de deuil de
Derrida, Brault et Naas les qualifient de performatifs, notant que
« ces textes disent le deuil mais sont aussi des textes de deuil, en
deuil » (2003 : 18), qu’ils « mettent en scène le travail du deuil »
(2003 : 17). Que l’écriture de Laurens ne réussisse pourtant pas
à soulager complètement la douleur, à colmater le « trou » creusé
par l’énorme perte du décès, les multiples apparitions de
Philippe dans les ouvrages ultérieurs de Laurens l’indiquent17.
Chose certaine, on constate dans Philippe non seulement « la
puissance de l’écriture pour recouvrer des sentiments perdus »
(Rodgers, 2005 : 107), mais aussi le déploiement d’une rhéto-
rique du deuil qui vise tout un volet éthique, où il s’agit « de faire
vivre les morts et […] [de leur] rendre justice » (P : 72). En re-
donnant naissance à Philippe à travers le langage, en accouchant
de ce livre de deuil, Laurens dévoile le côté créateur et productif
du deuil, au lieu de le concevoir de manière strictement négative,
en tant que pathologie. Comme le constatent David L. Eng et
David Kazanjian (2003 : 5-6), une telle conception créatrice de
la perte met l’accent sur la façon dont la perte est appréhendée,
au lieu de se limiter uniquement à ce qui a été perdu. Ainsi
l’oxymore du dénouement de Philippe, celui où la vie côtoie la
mort – « Philippe est mort, vive Philippe » (P : 73) – s’avère-t-il
tout à fait approprié. Muni du démonstratif, élément linguis-
tique qui lui est cher, Laurens effectue à la fin un ultime geste de
monstration, métatextuel celui-ci, pour indiquer du doigt
l’ensemble de sa démarche scripturale du deuil dans ce texte
émouvant : « Ci-gît Philippe Mézières. Ce qu’aucune réalité ne
pourra jamais faire, les mots le peuvent » (P : 73). Livre-tombeau,

17. D’après Rye dans son étude des textes de Laurens, d’Adler, de Forest et
de Schulman, l’écriture du deuil dans ces ouvrages ne fonctionne pas pour
l’apaiser, mais sert plutôt à recréer le rapport parental avec l’enfant (2007 :
274).

338
L’ÉCRITURE DU DEUIL CHEZ CAMILLE LAURENS

livre de vie, Philippe incarne le processus même du deuil dont il


présente les enjeux : il rend hommage ; il rend vivant.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE :
L’INDÉCIDABILITÉ GÉNÉRIQUE DANS
LE MANTEAU NOIR DE CHANTAL CHAWAF

Valérie Dusaillant-Fernandes
Université de Toronto

Divisé en deux époques, Le manteau noir (1998) de Chantal


Chawaf relate la naissance tronquée de la narratrice1, la mort tra-
gique de ses parents ainsi que la recherche de son passé pour en
découvrir la vérité. Entre histoire personnelle et histoire collec-
tive, entre quête des origines et renaissance, l’ouvrage se présente
comme un texte hybride composé du romanesque et de l’auto-
biographique. En effet, pour Chawaf, la narration du trauma ne
peut se faire que par un mélange entre fiction et réalité et par
l’utilisation de divers procédés textuels qui vont la guider pour
accomplir le « voyage de retour » (Chawaf, 1998 : 2152).
Dans son étude basée sur les recherches de Philippe Lejeune,
Philippe Gasparini note que le romancier autobiographe ne
cherche pas à séparer « le statut illocutoire de la fiction et celui de

1. Chantal Chawaf est née le 15 septembre 1943 sous le bombardement


de Boulogne. Lors d’un raid aérien, ses parents, qui se rendent à la maternité,
sont les victimes civiles des bombes. Son père meurt sur le coup. Blessée griè-
vement, sa mère enceinte est placée dans une ambulance. Au cours du trans-
port, Chawaf est extraite du ventre de sa mère par césarienne alors que celle-ci
succombe à ses blessures.
2. Les renvois au Manteau noir seront désormais indiqués par la mention
M, suivie du numéro de la page.

343
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’autobiographie » mais préfère au contraire les confronter, les


faire coexister, sans jamais choisir tel ou tel genre, d’où une ambi-
valence fondamentale (2004 : 13). Tel est le cas dans Le manteau
noir où Chawaf utilise des procédés et des stratégies délibérés de
double affichage qui structurent le récit et lui donnent un champ
générique ambigu. Dans cette étude, nous montrerons comment
le récit de Chawaf s’agence à travers un système d’oscillations
entre le fictionnel et le référentiel. Notre analyse se penchera en
premier lieu sur les indices textuels d’identification (comme le
nom propre, l’âge et la profession du personnage principal) et
ensuite, sur certains procédés énonciatifs, telle la multiplicité
pronominale. Dans un deuxième temps, nous examinerons
comment les faits réels (l’inscription du sujet dans la grande
Histoire, la recherche de témoins et d’archives) et les dispositifs
textuels fictionnels (la présence de voix et de fantômes, les méta-
phores) concourent non seulement à créer l’ambiguïté du récit,
mais aussi à faciliter la narration du trauma. Enfin, nous nous
intéresserons à certaines stratégies discursives du texte de
Chawaf, telles que les longues énumérations, les ellipses, l’emploi
des dates, les répétitions, la forme interrogative et les silences qui
témoignent de la double contrainte du récit de l’événement
traumatique : le désir de se rappeler et de témoigner et la volonté
de se taire et d’oublier.

INDICES IDENTITAIRES ONOMASTIQUES


Nous savons, d’après les travaux de Lejeune, que le genre
autobiographique se distingue par deux critères qui ne sont pas
exclusifs, mais qui sont déterminants pour la lecture : le premier,
c’est la nécessité d’une identité nominale entre l’auteur, le narra-
teur et le personnage du texte. Le deuxième critère consiste en
l’affirmation de cette identité par un « pacte autobiographique »
présent dans le titre, la préface, l’avertissement, ou dans le texte
lui-même. Or, si dans un texte, le lecteur a des raisons de soup-
çonner l’identité de l’auteur, ou « que l’auteur, lui, a choisi de
nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer », alors ces

344
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

textes sont des romans autobiographiques ; ils relèvent de la fic-


tion (Lejeune, 1975 : 25). Certes, Le manteau noir est un roman
autobiographique tant que l’identité de la narratrice-personnage
se distingue nettement de celle de l’auteure. Mais que se passe-t-
il si la narratrice-personnage porte le même nom que l’auteure
ou un nom de son état civil ? Le cas de figure a été considéré par
Serge Doubrovsky, qui propose le concept d’« autofiction », une
« fiction d’événements et de faits strictement réels » (1977 : qua-
trième de couverture). Définie comme une « ruse » ou « variante »
de l’autobiographie par Jacques Lecarme (1993 : 227), l’auto-
fiction comble une case vide laissée par Lejeune dans son tableau
de textes fictifs et autobiographiques3. Si nous nous en tenons au
dispositif de l’autofiction proposé par Doubrovsky, c’est-à-dire
que l’auteur, le narrateur et le protagoniste partagent un même
nom et que l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman4,
alors nous pourrions hâtivement conclure que Le manteau noir
ne répond pas à ces critères, puisque le personnage principal
porte le nom de Marie-Antoinette de Lummont. Chawaf joue
avec cette définition de l’autofiction en évitant volontairement
l’homonymie entre l’auteure et la protagoniste. D’ailleurs, sur la
quatrième de couverture du Manteau noir, le terme « autofic-
tion » est soigneusement placé entre guillemets. En fait, il faut
aller faire des recherches extratextuelles pour établir une identifi-
cation du personnage avec l’auteure. Nous savons par l’épitexte5,
notamment les interviews et les études critiques, que Chawaf est
née dans les mêmes circonstances que l’héroïne du Manteau noir.
De plus, d’après l’étude critique de Marianne Bosshard, Chantal
Chawaf (1999), l’écrivaine s’appelle en fait Chantal Germaine
Marie-Antoinette Chawaf, née de la Montluel (Bosshard, 1999 :
8, nous soulignons). Dès lors, l’homonymie des prénoms est

3. Doubrovsky écrit dans une lettre du 17 octobre 1977 : « [J]’ai voulu


très profondément remplir cette “case” que votre analyse laissait vide, et c’est
un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train
d’écrire » (cité dans Lejeune, 1986 : 63).
4. Voir Doubrovsky (1988 : 61-79).
5. Sur l’épitexte et le péritexte, voir Genette (1987 : 11, 347).

345
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

établie ; il ne reste que le nom de famille. Même s’il diffère appa-


remment de celui de l’auteure, le nom de la protagoniste, par sa
consonance, connote la même appartenance ethnique et cultu-
relle. De ce fait, dans « de Lummont », on entend non seulement
« Montluel » à l’envers, mais aussi un statut social noble marqué
par la particule « de ».

AUTRES INDICES IDENTITAIRES


Nous avons montré jusqu’à présent l’identité onomastique
entre la narratrice-personnage et l’auteure. Mais d’autres indices
textuels, autres que ceux de l’état civil, tendent à montrer que
c’est bien Chawaf qui tient la plume et propose le récit de son
trauma tout en se cachant derrière les traits de Marie-Antoinette.
En ce qui concerne l’âge de l’auteure, il convient de noter que le
« roman », pour reprendre l’intitulé générique apparaissant sur la
page couverture, commence et se termine par des dates spécifi-
ques, elles non plus aucunement choisies au hasard : « le 15 sep-
tembre 1943 », la date de naissance de l’auteure, et « 1992-
1997 », le temps qu’il a fallu à Chawaf pour écrire son ouvrage
(M : 13, 417). Par un calcul rapide, on s’aperçoit que Marie-
Antoinette a 50 ans dans le récit, tout comme Chawaf au mo-
ment de l’écriture de l’ouvrage. En insérant ces indices tempo-
rels, Chawaf présente certaines marques autobiographiques
auxquelles le lecteur ne sera pas insensible s’il connaît sa biogra-
phie ; il fera nécessairement des liens entre l’auteure et la narra-
trice. Dans ce cas, le tissage de ces liens dépend d’informations
externes au texte. En revanche, l’identification professionnelle
lorsqu’elle est présente dans le récit ne nécessite aucun recours au
paratexte (Gasparini, 2004 : 52). Chawaf attribue sans aucune
ambiguïté la profession d’écrivaine à son personnage. L’indice de
la venue à l’écriture se révèle dans un rêve de Marie-Antoinette.
Cette dernière est écrivaine et elle discute de ses textes avec son
éditrice : « L’éditrice lui parle : “Qu’est-ce que vous faites en ce
moment ?” “J’écris sur la guerre et sur mes parents…” “Vos
parents ?… La guerre ?” “Oui” » (M : 348). Plus loin, la narratrice

346
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

s’interroge sur cette écriture anticipée : « Comment témoignera-


t-elle ? Pour dire l’indicible ? […] C’est l’écriture qui saura, qui
pourra dire. C’est par l’écriture que la parole reviendra […]. Ses
parents le lui disent : “Sois écrivain !” » (M : 410-411). La teneur
autobiographique du texte tend par conséquent à augmenter
compte tenu du fait que la narratrice-personnage a le même
nom, est du même âge et exerce la même profession que
l’auteure.
Les critères onomastiques, biographiques et professionnels
ne font pas nécessairement basculer l’ouvrage dans le registre
référentiel. Au contraire, certains indices identitaires proposent
une réception fictionnelle du texte, ce qui va à l’encontre d’une
interprétation référentielle. Ainsi, dans Le manteau noir, on peut
lire ceci : « Marie-Antoinette de Lummont n’avait pas d’enfant,
ne s’était pas mariée, ne travaillait pas, avait fait des études ina-
chevées » (M : 223). Or, dans l’ouvrage de Bosshard, on apprend
que Chantal de la Montluel a épousé Assem Chawaf en 1966 et
que de cette union sont nés deux enfants, Rayan et Jinane
(1999 : 8). À cet égard, le personnage n’incarne pas l’auteure et
toute interprétation autobiographique devient problématique.
Toutefois, l’utilisation de ces différentes stratégies de l’ambi-
guïté produit un effet de mystère que l’écrivaine continue d’ali-
menter lors de ses entretiens. À la question « En quoi le recours
à la fiction vous a-t-il aidée à écrire ce livre que l’on devine si
profondément autobiographique ? » que lui pose Carole Vantroys
en mars 1998, Chawaf répond sans hésitation :
Pour moi, écrire est un acte d’amour. Je ne crois pas que l’on
puisse sacrifier ses proches à la volonté de parler de son
expérience intime, et leur faire du mal. D’où l’importance du
roman qui, tout en s’enracinant dans le plus authentique, m’a
offert la liberté de communiquer, simplement, sincèrement et
le plus profondément possible, quelque chose de si complexe
et de tellement viscéral (Vantroys, 1998 : 1).

La forme romanesque permet donc à l’auteure de s’exprimer


librement sans exposer au public ses proches qui pourraient se

347
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

reconnaître dans le récit. Cette fiction intentionnelle, créée par


l’auteure, la protège « de ses propres personnages ou, plus exacte-
ment, de leurs modèles » (Gasparini, 2004 : 237). À la suite de la
parution de certains textes, certaines auteures se sont vues
poursuivies en justice par leurs proches ou par un individu se
sentant incriminés, car ils s’étaient reconnus dans leurs écrits et
n’aimaient pas l’image que l’on projetait d’eux.
Outre le fait que l’autofiction sert de rempart aux accusa-
tions de ceux qui pourraient se sentir blessés ou lésés dans le
portrait que l’on tire d’eux, elle apparaît comme « la stratégie
auto-censurante d’une autobiographie qui n’ose pas dire son
nom » (Jenny, 2003 : 16) en raison de sa trop grande charge émo-
tionnelle. La souffrance psychologique et physique de l’auteure
est projetée sur un personnage de fiction, ce qui rend sans doute
plus acceptables son mal et sa colère face au mensonge6. En fait,
c’est en agençant ce brouillage générique que l’auteure-victime
reprend contrôle sur son trauma. En jouant avec les codes de
l’autobiographie et ceux de la fiction, elle réorganise l’événement
traumatique tout en se protégeant de diverses façons. La fiction
préserve non seulement la liberté de parole de la romancière-
autobiographe mais aussi son véritable moi. Elle empêche le
lecteur d’aller traquer, sonder chaque recoin de la vie intime de
l’auteure en instaurant une distance nécessaire et essentielle par
rapport à l’écriture. La fiction permet aussi à Chawaf de dépasser
le stade de la victimisation pour devenir accusatrice. Son
témoignage consiste entre autres en un réquisitoire contre la
guerre, pour que l’on n’oublie pas les souffrances des civils morts
sous les bombardements : « Il faut témoigner contre la guerre,
défendre toutes ces pauvres multitudes de civils tués, il ne faut
pas oublier le sacrifice » (M : 411). Nous avons vu à travers les

6. Chawaf se projette également dans le personnage fictif de Jenny dans


L’ombre (2004). Comme le constate Schwertdner, l’auteure continue d’écrire
et de penser « le traumatisme et la souffrance, mais aussi la résilience chez la
femme » (2006 : 37) bien après Le manteau noir. S’appuyant sur plusieurs
exemples textuels, Schwertdner montre comment Jenny, la « conteuse ano-
nyme fictive », se manifeste « comme un sosie de Chawaf » (2006 : 39).

348
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

différents procédés analysés précédemment qu’il est possible


d’identifier le personnage à l’auteure. De même, nous avons
aussi montré que certains indices textuels sont des preuves ou des
démentis de cette identité.
En 2005, dans Défense de Narcisse, Doubrovsky explique à
Philippe Vilain que « l’autofiction est une autre manière de
s’appréhender. À partir d’expériences vécues, de faits vécus, il
s’agit d’écrire un texte. Seul le primat du texte compte. Il entre
évidemment une part de désir autobiographique, mais le désir
est surtout de créer un texte attirant pour le lecteur » (Vilain,
2005 : 209). Cette volonté de soutenir l’intérêt du lecteur par
l’emploi de différents procédés romanesques se voit confirmée
chez Chawaf sur le plan de la narration et plus précisément, sur
celui de la multiplicité pronominale.

GLISSEMENTS PRONOMINAUX
Le jeu des pronoms et la pluralité des voix participent à un
brouillage énonciatif qui va de pair avec l’indécidabilité géné-
rique du texte. Le sujet est fuyant, mobile et ne prétend aucune-
ment à être univoque. Dès le début de l’ouvrage, Chawaf choisit
volontairement la troisième personne du singulier pour parler de
l’événement traumatique qui la ronge. Il lui est, en effet, impos-
sible de construire un récit où le pronom « je » côtoie les bom-
bardements, la mort de ses parents et les atrocités de la guerre.
Cette distance entre la narratrice adulte et le personnage enfant,
établie par l’emploi de la troisième personne et doublée d’un
détachement onomastique, est d’autant plus remarquée que
l’écrivaine utilise une multitude de désignateurs pour éviter de
mentionner le prénom Marie-Antoinette, prénom civil qui
pourrait renvoyer à la réalité extratextuelle. Dans le récit, il existe
deux types de désignation basée sur les étapes de la vie du per-
sonnage. En fait, à partir de la liste des seuls désignateurs, le
lecteur peut suivre l’histoire de Marie-Antoinette. Dans la pre-
mière époque du texte, celle qui raconte les vingt premières
années de l’enfant, les désignateurs suivants sont fréquemment

349
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

employés : « le bébé » (M : 35, 37, 42, 67), « la petite fille » (M :


47, 48, 53, 56, 98), « la petite orpheline » (M : 67), « la fillette »
(M : 119), « la petite traumatisée de guerre » (M : 134) et « cette
jeune fille rebelle » (M : 177)7. Parmi ces désignateurs, il convien-
dra d’ajouter tous les hypocoristiques tels que « bout de chou »
(M : 80), « Minou Jolie » (M : 219) et « petite pouponne » (M :
95). Mais, dans la représentation de la deuxième époque de la vie
de la narratrice, lorsque l’héroïne a 50 ans, les désignateurs
changent de registre et deviennent moins innocents et plus expli-
catifs : « la chercheuse traumatisée » (M : 327) ou « la chercheuse
d’enfance » (M : 331), « l’orpheline » (M : 278, 304, 407), « les
yeux de la possédée » (M : 310), « la lectrice » (1998 : 336), « la
femme de cinquante ans » (M : 283, 355), « la fille des spectres »
(M : 324, 356), « la forcenée » (M : 400). Remarquons l’utilisa-
tion des termes « possédée » et « forcenée » qui soulignent l’achar-
nement et la volonté manifeste de Marie-Antoinette de
découvrir la vérité libératrice sur les événements de septembre
1943, quitte à en perdre la raison.
Un autre procédé énonciatif dont Chawaf se sert pour pren-
dre ses distances par rapport au « je » est l’utilisation du pronom
« nous » dit « d’auteur », comme en témoigne l’extrait suivant :
« Comment appellerons-nous René et Jeanne de Lummont […].
Revenons quelques années en arrière » (M : 80). Cet usage du
« nous » permet à la narratrice de demeurer dans le registre de la
première personne tout en se démarquant du caractère indivi-
dualisant qu’implique le « je » (Maingueneau, 1994 : 30). Domi-
nique Maingueneau explique qu’en utilisant ce procédé non
seulement « l’auteur se pose en délégué d’une collectivité investie
de l’autorité d’un Savoir », mais il intègre aussi le destinataire
(1994 : 30). Il est certain que l’écrivaine est investie d’un savoir
historique et familial qui se révèle aussi dans les échanges entre
le « elle » et le « tu », comme nous le verrons.

7. Notons dans ces exemples la répétition de l’adjectif « petit », ce qui


souligne le récit de l’enfance de cette première époque représentée dans le texte.

350
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

Au détour d’une page, soudainement, l’instance « tu » appa-


raît dans le texte, bouleversant la narration à la troisième per-
sonne et montrant un rapprochement du sujet-femme avec le
sujet-enfant. La narratrice, l’écrivaine de 50 ans qui raconte son
histoire, s’adresse à la petite fille qu’elle était autrefois. Souli-
gnons que cette ambivalence entre le « je » et le « tu » ouvre, selon
Gasparini, « des perspectives intéressantes aux stratégies de
l’ambiguïté, car, d’une part, le “tu” va imposer au “je” une forme
de dialogue et, d’autre part, le lecteur va être interpellé par sa
valeur “indéfinie” » (2004 : 173). Instaurant un dialogue fictif
entre la narratrice et le personnage, la voix du « tu » alterdiégé-
tique joue plusieurs rôles : en premier lieu, elle console, rassure
et motive l’enfant dans sa quête : « Oh ! Marie-Antoinette !
retrouve-la, cette aura de tes parents morts pour la libération du
pays » (M : 346), « rêve, rêve, Marie-Antoinette » (M : 356). En
deuxième lieu, elle met la narratrice en garde, surtout contre
l’idéalisation des parents biologiques : « Fais attention, Marie-
Antoinette, fille en mal de père ! Ne te laisse pas piéger par les
représentants de la figure idéale » (M : 228). Mais elle l’aide aussi
à contrer la tentation de faire les recherches en tant qu’orpheline
de guerre, car la révélation de cette identité pourrait influencer
son enquête : « ne dis pas qui tu es. Dédouble-toi… […] [T]u ne
pourrais plus écouter, tu ne pourrais plus faire parler, tu pleure-
rais, tu accuserais, […], tu ne pourrais plus agir […] l’émotion
t’emporterait dans sa violence » (M : 252). Ensuite, la voix du
« tu » conjure l’enfant de ne jamais oublier d’où elle vient, met-
tant en relief l’importance des origines : « Souviens-t’en. N’ou-
blie jamais… » (M : 181). Enfin elle l’interroge sur ses origines et
sur son avenir : « Ton père a-t-il été héroïque ? » (M : 228) ; « Ne
crains-tu pas de ne plus pouvoir revenir de là où tu t’aventures ? »
(M : 279). L’usage du « tu » met en place un déplacement pro-
gressif vers l’unification des diverses facettes du sujet autobio-
graphique, un mouvement de fusion qui se concrétise par
l’apparition du « je ». Cela dit, le pronom « elle », la voix du sujet
éclaté et traumatisé, la voix du refuge qui exprime aussi l’inca-
pacité de dire, cède, par la mise en place d’une mise en abyme

351
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

fort habile de la part de l’auteure, la parole au « je » du person-


nage dans laquelle on peut reconnaître l’écrivaine. Dans les deux
dernières pages de l’ouvrage, la mise en abyme, un dispositif fic-
tionnel, sert assez paradoxalement à transmettre un métadiscours
relatif à la référentialité du texte. Chawaf nous propose une mise
en abyme dans laquelle elle s’imagine sous la forme d’une
« femme vêtue d’une robe en coton rose », devenue écrivaine, qui
rédige « l’histoire de sa vie » (M : 415). Le « je » s’invite, confond
le « tu » et le « elle » et se présente comme une voix plus ouverte
aux autres, plus sûre d’elle, déterminée à parler pour les civils
anonymes victimes de la guerre. Cet ultime « je » qui véhicule la
confiance est l’image de la reconstitution de l’être en une unique
entité.

RÉALITÉS HISTORIQUES, VISIONS SPECTRALES


Pour pouvoir exprimer l’indicible, Chawaf se réfugie dans la
multiplicité des pronoms et dans un savant mélange de réalités
historiques, de visions et de métaphores. Comme le remarque
Gasparini, « l’irruption de l’histoire dans les histoires person-
nelles que retracent les textes hybrides », comme Le manteau
noir, « peut également soutenir leur réception dans un registre
référentiel, sous réserve que le lecteur dispose d’informations suf-
fisantes sur le contexte » (2004 : 48). L’histoire privée de Chawaf
s’inscrit dans une histoire collective vécue par des milliers de
civils pendant la Seconde Guerre mondiale. Les bombarde-
ments, fort peu connus, des 3 et 15 septembre 1943 qui frap-
pèrent Auteuil, Boulogne-Billancourt et leurs environs, ont
causé la mort de centaines de personnes8. Il est facile d’aller véri-
fier que les événements relatés par la narratrice sont authentiques
et ne relèvent en aucun cas de la fiction. Chawaf arrive même à
éclairer le lecteur sur ces jours meurtriers. Dates, heures,
adresses, détails particuliers et autres éléments factuels et publics
contribuent à la juxtaposition de l’histoire personnelle et de

8. À ce titre, se référer à l’ouvrage de Boiry et Salvatore (2000).

352
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

l’histoire collective réelle. La description historique, procédé


relevant du registre référentiel, proposée dans les 18 premières
pages du texte disparaît assez vite lorsque le prénom de Marie-
Antoinette est enfin dévoilé. Le lecteur, qui s’est d’abord laissé
prendre par l’illusion autobiographique, doit à la page 19 modi-
fier sa réception du texte et opter pour une lecture fictionnelle.
Si la représentation de la fin de la première époque
temporelle du texte semble se tourner vers la fictionnalité, celle
de la deuxième époque est marquée par la référentialité, avec les
témoignages et les archives qui permettent à Marie-Antoinette
de prendre part au « voyage de retour » (M : 215), c’est-à-dire un
retour sur les événements du 15 septembre 1943, le jour de sa
naissance. Soucieuse de connaître la vérité, Marie-Antoinette ne
se contente pas d’accepter l’aveu verbal concernant sa mise au
monde de ses parents adoptifs. Elle se doit de comprendre cette
naissance sous les bombardements, la mort atroce et anonyme de
ses parents, ainsi que son adoption illégale. Pour cela, elle se
lance à la recherche de témoins qui pourront lui donner les
pièces qui manquent à son puzzle. C’est par ces témoignages de
professionnels (le secouriste, la bibliothécaire, la puéricultrice, le
généalogiste) et par les archives municipales entourant la nuit du
drame, que l’écrivaine reconstitue sa naissance et finit par renaî-
tre une seconde fois. En fait, ce qui rend une partie de la
deuxième époque très crédible et authentique, c’est la page des
« Remerciements » qui se trouve à la fin du livre. On peut y lire
que Chawaf remercie, entre autres, les Archives municipales de
Boulogne, celles de Paris, le musée municipal de Boulogne, la
Société historique d’Auteuil et de Passy, la Croix-Rouge française
et enfin, « les précieux témoins qui, avec une rare générosité,
m’ont confié leurs impressions, et leur expérience d’une époque
dont ce livre est issu… ». L’auteure a ici la faculté d’étayer ses
dires et ses connaissances en précisant ses différentes sources.
Cependant, cette « attestation documentaire »9 qui se retrouve
dans un texte autobiographique se voit pourtant mise en doute

9. Nous empruntons ici le terme à Gasparini (2004 : 105).

353
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

par les nombreuses références aux fantômes et à des métaphores


qui plongent le lecteur dans un univers surnaturel.
Dans son ouvrage Surviving Trauma. Loss, Literature and
Psychoanalysis, David Aberbach a établi des parallèles entre le
deuil et le mysticisme. Selon lui, plusieurs étapes propres aux
deux expériences sont pareilles : le détachement (des autres dans
le deuil, de soi dans le mysticisme), la recherche de l’être perdu
ou de l’être suprême, la confusion et la dépression, la transfor-
mation et le retour vers une vie sociale (1989 : 94). Il observe
que :
the bereaved often have illusions, hallucinations and dreams
of reunion with the lost person. […] Others had seen, heard,
spoken to, and even touched the lost person. […] Most of
these illusions, hallucinations and dreams are reported as
being a source of comfort and support, and it appears that
these are part of the normative process of grief (1989 : 89).

Ces visions se concrétisent sous la forme d’apparitions spectrales


dans le cas de Marie-Antoinette : les fantômes du père et de la
mère biologiques lui rendent visite toutes les nuits, l’interpellent,
l’interrogent et la guident dans sa quête (M : 275, 287). Ces reve-
nants évanescents et immatériels apparaissent comme des agents
venant des cieux, deux liens célestes entre la personne endeuillée
et le divin. Dans la septième partie de l’ouvrage, intitulée
« L’amour des fantômes », l’auteure utilise différents procédés
textuels mettant à jour cette expérience mystique : l’emploi des
termes « ciel » et « au-delà » (M : 271) ; le déploiement du champ
lexical de la lumière, créé par les lexèmes « briller » « lueur »,
« lumineuse », « éclairée », « soleil » et « luire » (M : 271-272, 275) ;
et enfin, l’usage de mots comme « brouillard », « lointains » et
« invisibles » (M : 272-273) qui accentue l’insaisissabilité des
revenants. Cette terminologie du mysticisme se voit appuyée par
un commentaire de la narratrice soulignant la nécessité pour
Marie-Antoinette de suivre sa route vers la vie grâce au ciel :
Marie-Antoinette ne doit pas perdre de vue le ciel. Elle doit
se référer au ciel, croire au ciel, pressentir le salut, croire que

354
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

le chemin d’en haut relève le corps. La prière a la propriété de


conserver la lumière dans le cœur, de nous imprégner de
lumière, d’être une source lumineuse (M : 273).

Toujours à propos du rapport entre mysticisme et deuil,


Aberbach constate que l’expérience mystique peut fournir « an
effective outlet for the expression of grief, a means by which the
bereaved might struggle to work through the grief process »
(1989 : 94). Nous pensons que l’arrivée des spectres dans la vie
de Marie-Antoinette traduit non seulement un besoin d’entrer
en contact spirituel avec ses parents, une sorte d’union qui ne
peut s’accomplir que dans le surnaturel, mais aussi celui de pas-
ser de la zone obscure du deuil et de la souffrance à la zone lumi-
neuse de la vie. Ces fantômes mettent en garde la femme de
50 ans contre une descente aux enfers qui pourrait la détruire.
Au demeurant, lors de ses lectures aux archives municipales, c’est
le spectre paternel qui lui chuchote à l’oreille que la vie ne
s’arrête pas à la mort et au passé : au contraire, il tente de la
convaincre de « l’éternité de la vie » (Zupancic, 2002 : 198). Ces
revenants aux traits décolorés mais aux intentions protectrices
finissent par disparaître définitivement, une fois leur tâche
accomplie. Marie-Antoinette cesse enfin ses recherches et décide
d’oublier le passé pour se consacrer au témoignage. Par ailleurs,
le père et la mère fantômes sont satisfaits que « leur fille leur [ait]
obéi sans discussion » (M : 406). Ils sont aussi apaisés parce qu’ils
se rendent compte que « leur fille [a] enfin la force de leur
survivre, de les prolonger, d’être leur fille » (M : 407).

UN PAPILLON S’ENVOLE
Ce passage de la douleur du passé au bien-être de la vie à
venir ou encore cette transformation du sujet-victime en sujet-
témoin est représenté par la métaphore du papillon. Or, le cycle
du papillon se compose de quatre étapes : l’œuf, la chenille ou
larve, la chrysalide et le papillon. Assimilée à une renaissance
symbolique, cette métaphore se conjugue avec la présence du
manteau noir, qui donne le titre au livre. C’est dans la

355
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« deuxième époque » que les images métaphoriques du papillon


sont explicitement inscrites dans le texte. La métamorphose
transitoire de l’œuf à la larve est savamment relayée par une com-
paraison : « Comme l’épi de blé apparaît hors de la gaine de la
feuille, les seins, les hanches de Marie-Antoinette percent le rose,
s’arrondissent. Elle ne regarde plus avec des yeux de fœtus » (M :
399). L’usage des termes « feuille » « percent » et « fœtus » ap-
puient l’idée qu’une première transformation s’est effectuée.
Comme la chenille qui dévore la coquille de l’œuf pour s’en
extraire, le corps de Marie-Antoinette perce son enveloppe pour
s’en extirper. Sur la feuille-berceau, le stade larvaire débute. Cette
deuxième étape de la métamorphose correspond à l’arrêt des
recherches de Marie-Antoinette. Le « périple » pour trouver des
témoignages verbaux ou des écrits relatifs à sa naisssance ainsi
que son obsession pour le bombardement du 15 septembre 1943
se terminent. Durant deux longues années de recherche, elle a
porté un long manteau lourd qu’elle a gardé jour et nuit.
Comme ce manteau est comparé à une « coque de laine noire »
(M : 407), nous l’interprétons comme la représentation d’une
coquille dont la chenille finit par se débarrasser parce qu’elle est
devenue trop étroite. Ce manteau noir qui protège Marie-
Antoinette lors de ses recherches doit lui faire « oublier que son
cœur surmené au fond du tissu noir bat au ralenti, dans ses
blessures encore à vif » (M : 313). Véritable carapace qui la cache
de sa propre vulnérabilité, le manteau noir devient un
« manteau-abri » dans lequel le « bébé de guerre […] cherche un
indéfectible soutien » (M : 379). Le manteau devenu peau ouvre
ses entrailles pour faire place aux « ailes de tulle rose, cachées sous
la peau » (M : 407). La « larve » mue et se transforme en un
papillon qui s’empresse de respirer « goulûment les pourpres, les
jaunes, les blancs, les rouges de la campagne » (M : 407). La
naissance du papillon symbolise la renaissance de l’héroïne à la
vie : « La tête sort du manteau caoutchouteux qui rougit, rosit,
s’assouplit pour qu’elle passe. Toute sa peau laiteuse se sent lissée.
Marie-Antoinette va à la rencontre de la vie. La peau, la chair
vivantes se tendent, fil à fil. Le nouveau cerveau se tisse. Le

356
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

temps a fait son œuvre » (M : 408). Libérée de son état de fœtus,


notre héroïne peut enfin voler de ses propres ailes vers un avenir
où elle sera capable de « transfuser la vie dans les mots comme du
sang dans les veines. Elle va essayer d’écrire… Au nom de la
vie… » (M : 411). Le manteau-peau noir devient alors le véhicule
d’un voyage de retour qui libère Marie-Antoinette en lui
permettant d’accepter de faire son deuil et de tisser le fil de la vie
par l’écriture. Boris Cyrulnik remarque d’ailleurs que si ces
enfants au passé traumatique ne fabriquaient pas du mythe, ils
« seraient dépersonnalisés par le trauma. Et comme l’événement
traumatisant reste sans cesse présent dans leur mémoire, ils en
font un récit qui métamorphose l’horreur, une remémoration
dont la mise en scène les rend maîtres de leur passé » (2001 :
171). Déjà placée par le trauma en position d’héroïne, une en-
fant parmi d’autres « enfants hors normes, de braves malheureux
qui sont déjà vainqueurs » (Cyrulnik, 2001 : 170), Chawaf se
métamorphose par la voie de l’écriture en un papillon héroïque
qui s’invente l’histoire de sa libération.

LA DOUBLE CONTRAINTE DU RÉCIT


Dans Le manteau noir, il apparaît que l’écriture est tout
d’abord une forme d’exutoire par où s’épanche une souffrance
intérieure jamais révélée auparavant. Cette nécessité de narrer le
trauma pour survivre s’avère néanmoins freinée sans cesse par
l’envie de refermer la page sur cette enfance difficile. Le récit se
présente comme un constant va-et-vient entre deux extrêmes :
d’une part le désir de découvrir la vérité, accompagné d’une
exigence de fidélité à la mémoire des morts et d’autre part, la
volonté de se taire et d’oublier. Plusieurs procédés textuels
montrent cette dualité qui s’impose à l’écrivaine.
En premier lieu, Marie-Antoinette est dévorée par le souci
de connaître la vérité sur les circonstances de sa naissance. Elle
avance « d’un pas décidé » (M : 297) au-delà du choc traumatique
et tente par tous les moyens de s’en libérer. Elle qui n’était
auparavant qu’« une voix en retrait […] une voix affective, sans

357
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

aucun pouvoir », la voici s’armant de courage et de détermina-


tion ; la petite fille d’antan « va accuser, va se battre » (M : 293,
294). L’envie de résoudre cette énigme qui la ronge depuis des
années se traduit par l’usage de longues phrases, de chiffres,
d’énumérations de dates et l’intégration d’extraits de dossiers
d’archives de l’année 1943. C’est dans une des plus longues
phrases du récit que la narratrice revient sur les raisons du men-
songe paternel10. Ce passage, qui dramatise le texte en décrivant
un père trompeur et « complexé » (M : 203), se trouve pourtant
allégé par la virgule, élément de ponctuation qui permet d’éga-
liser les mots sans en ôter leur signification. Ici, l’auteure se
réfugie derrière la fiction pour accuser celui qui l’a fait souffrir.
Ce faisant, elle s’élève contre l’esprit tricheur et « pervers » du
père (M : 203). L’enfant qu’elle était ne se tait plus ; elle parle
pour se délivrer de cette colère intérieure qui l’étouffe. Cette
fonction de restauration de la vérité passe aussi par le besoin
d’être fidèle à la mémoire des morts de la guerre. Dans Le
manteau noir, l’auteure regrette que l’on se soit trop intéressé aux
usines Renault de Boulogne-Billancourt alors que des milliers de
civils sont morts anonymement sous les bombardements desti-
nés à ces mêmes usines : « on les passe sous silence. Ils feront
partie des non-dits de l’Histoire » (M : 76). Pour rétablir cette
injustice de l’histoire, elle introduit des éléments factuels qui
vont basculer à nouveau le texte dans le registre référentiel. Méti-
culeusement, le récit révèle aux lecteurs l’ampleur du désastre
causé par les bombardements de 1943. Dates et chiffres à l’ap-
pui, on y dénonce les pertes humaines anonymes (M : 302, 409).
Puisque Chawaf a survécu aux atrocités des bombardements, elle
se doit de témoigner pour les autres. Cette démarche s’effectue à
travers Marie-Antoinette qui se lance dans une lecture « mania-
que » des dossiers d’archives, lecture qui « ressemble à un dernier
hommage qu’elle rend à chacune des pauvres dépouilles oubliées
dans les dossiers toilés ou dans les chemises cartonnées » (M :

10. Le père a caché à sa fille l’existence de ses parents biologiques et a


adopté l’enfant de façon illégale (M : 203).

358
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

303). Le texte, régi par la volonté de mettre au jour les « infimes


éléments d’un puzzle » (M : 322), consiste aussi par moment à
alterner paragraphes longs et documents historiques. Dans les
premiers, la phrase simple s’enfle en une énumération de lieux
privés et publics que les bombes ont détruits laissant sous les
décombres des maris, des enfants, des femmes (M : 324, 409-
410). L’écrivaine insiste aussi sur le caractère morbide des décou-
vertes en insérant des passages de rapports de police de l’épo-
que11. Subséquemment, une mère raconte qu’une nuit un « obus
de D.C.A. » est entré et a explosé dans la chambre de sa fille,
laissant un « lit maculé de larges flaques de sang » (M : 326). Plus
loin, un père témoigne qu’après neuf jours de recherches, il a
finalement retrouvé sa femme et son enfant ensevelis à la « grille
du bois de Boulogne » (M : 326).
En deuxième lieu, bien qu’il soit nécessaire pour Chawaf de
revenir sur ce passé douloureux pour y chercher ses origines et
reconstruire son identité, il convient de noter toutefois que la
quête de la vérité se révèle une épreuve douloureuse et pénible.
Dori Laub observe que l’impératif de dire et d’être entendu, lors
du témoignage d’un trauma, peut devenir une tâche impossible :
« There are never enough words or the right words, there is never
enough time or the right time, and never enough listening or the
right listening to articulate the story that cannot be fully cap-
tured in thought, memory, and speech » (Laub, 1992 : 78). Quand
le mot n’est plus, restent le silence et ses marques textuelles.
Dans Le manteau noir, ces dernières sont caractérisées par la pré-
sence de points de suspension et les nombreuses questions qui
demeurent sans réponse. Notons que l’abondance des points de
suspension et des questions tend à renvoyer le texte dans le
registre fictionnel, puisque l’auteure y a recours pour exprimer
ses doutes concernant l’ultime but de sa quête.

11. À ce propos, dans l’entretien accordé à Vantroys, Chawaf avoue avoir


passé deux ans à lire « les rapports de police relatant les récits de bombarde-
ments, établissant les listes de victimes » (1998 : 1).

359
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

L’indécision à poursuivre les démarches se traduit textuelle-


ment sous forme de points de suspension qui envahissent le
texte. Généralement en fin de phrase, ils sont les marques de la
voix de l’auteure qui s’étrangle pour faire place au silence et au
refus d’aller plus loin, de peur de ne pas en revenir. Sur le plan
syntaxique, on est aussi frappé par la quantité de questions qui
restent en suspens (M : 300, 412). Ce procédé tend à dévoiler
l’incompréhension et le désarroi de la narratrice face aux
horreurs de la guerre. Il montre, par ailleurs, que la détermi-
nation du personnage à découvrir la vérité ne sera jamais assou-
vie. Rien d’étonnant alors que la narratrice conclue en ces mots :
la survivante rentrait chaque soir chez elle bredouille. Son
enquête piétinait. Elle ne trouvait pas le nom. Elle ne trouvait
rien, que des noms morts, que des morts qui ne savaient plus
rien, qui ne disaient plus rien.
Elle devait se contenter de vivre, ne pas chercher plus que la
vie (M : 406).

Texte au double affichage générique, Le manteau noir est le


parfait exemple d’une littérature qui se cherche, qui se construit
à travers l’imbrication de plusieurs procédés scripturaux. Chawaf
a attendu longtemps avant de publier son histoire d’enfant
traumatisée car avant, explique-t-elle à Vantroys, « l’émotion
n’était pas encore suffisamment travaillée. L’angoisse était plus
forte » (1998 : 2). Après deux années « à plein temps dans le
centre annexe des Archives de Paris de Villemoisson-sur-Orge »
(Vantroys, 1998 : 1), Chawaf va s’armer de courage et de persé-
vérance pour relater sa quête de la vérité. Pourtant, elle est inca-
pable de l’écrire sous la forme d’une autobiographie déclarée tant
sa peur est grande. Le récit de son histoire est régi par un jeu de
va-et-vient entre les registres fictionnel et référentiel par lequel
l’auteure occulte et montre le vrai. Comme Gasparini le fait
remarquer : « jouant sur deux registres, la confidence autobiogra-
phique et la dynamique romanesque, [les écrivains] prennent le
lecteur à témoin d’une souffrance scandaleuse, à la fois intime et
collective. Ils lui font partager la tragédie de ce destin » (2004 :

360
REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE

336). Or, il ne fait aucun doute que dans Le manteau noir,


Chawaf nous plonge dans la problématique de la guerre pour
que nous pensions aux milliers de civils qui, comme ses parents,
sont morts sous les bombes lors de raids aériens.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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LE VÉCU TRANSPOSÉ :
VARIATIONS SUR LE DÉSIR
D’ÉCRIRE L’ÉCRIVAIN (SCHMIDT, MACÉ)

Robert Dion
Université du Québec à Montréal

Une biographie dite « imaginaire » peut être jugée telle sur la


foi de la présence d’indices tant formels que diégétiques. Jeux de
focalisation interne donnant accès aux pensées du biographé,
topos de l’agonie mettant en scène les derniers jours, repères
chronologiques ou spatiaux fantaisistes ne sont que quelques-uns
des procédés qui en indexent spontanément le caractère fiction-
nel. L’affabulation prendra couleur de transposition lorsque, par
exemple, Thomas Bernhard ([1978] 1989) installera Emmanuel
Kant dans un univers qui lui est totalement étranger, le faisant
voyager à bord d’un paquebot, le dotant d’une épouse et d’un
caractère acariâtre ; ou encore lorsque Antonio Tabucchi ([1992]
1994) utilisera des éléments du vécu de ses biographés pour leur
inventer des rêves. Ces stratégies inusitées confirment certes la
dimension imaginaire de telles biographies, mais elles engagent
en outre, par la transposition, un rapport ludique au matériau
documentaire, signalant du coup sinon une contestation ra-
dicale, à tout le moins une réserve à l’endroit de l’entreprise bio-
graphique. Elles transposent, littéralement, le vécu, retravaillent
le donné biographique, aussi bien d’ailleurs celui du biographe
que celui du biographé, dans une sorte de défi lancé à la
biographie. Attentant à un caractère définitionnel du genre – la

365
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

fidélité au document, ou même au plausible ou au vraisem-


blable –, elle en repousse les limites, en brouille les contours.
Dans l’arsenal des diverses formes de transpositions aux-
quelles puisent les biographies d’écrivains1, celle qui concerne le
vécu apparaît à coup sûr comme la plus provocante. Si l’on veut
bien admettre les artifices énonciatifs les plus retors, les effets de
miroir entre vie et œuvre les plus déroutants ou même les inven-
tions mineures et les inexactitudes qui dramatisent la biographie,
colmatent les brèches ou effacent les sutures, on répugne en
général à accepter que la biographie puisse reconfigurer en pro-
fondeur le vécu du modèle, voire y amalgamer celui du biogra-
phe, sauf bien sûr à lui dénier toute valeur en tant que biographie.
Mais est-il si sûr que de telles transpositions invalident totale-
ment la quête biographique ? Si tel était le cas, il faudrait
condamner la transposition en général, la refuser par exemple
dans le roman autobiographique et dans l’autofiction contem-
porains, où pourtant elle est admise et où elle prolifère.
La transposition du vécu, Yves Baudelle l’a pertinemment
rappelé, correspond en fait à l’usage commun du terme. Le verbe
transposer, écrit-il, « désigne le plus souvent sous la plume des
écrivains eux-mêmes le processus par lequel il font entrer dans
leurs fictions des éléments tirés de la réalité et en particulier de
leur vécu, avec les inévitables transformations qu’implique ce
transfert » (2003 : 8). Dans le cas de la biographie, c’est bien
plutôt le contraire qui se produit : au cours du transfert de la
réalité à l’écrit, le vécu est remodelé, investi par la fiction dans
certains cas, mais aussi par l’interprétation, l’extra- ou l’interpo-
lation, les hypothèses (sages ou osées), le fantasme, etc. Dans Le
dernier des mondes de Christoph Ransmayr ([1988] 1989), par
exemple, le récit de la quête qu’entreprend un disciple d’Ovide
pour retrouver le texte des Métamorphoses, quête qui le mène à
Tomes, lieu d’exil du poète, se caractérise certes par un fort an-

1. Pour les besoins de la recherche, Frances Fortier et moi avons identifié


cinq types de transposition : du vécu, de l’œuvre, du discours de la critique, du
genre, de même que les transpositions théâtrales.

366
LE VÉCU TRANSPOSÉ

crage référentiel, mais les référents – personnages, lieux, œuvres,


etc. – ne constituent jamais qu’un matériau ductile pour éla-
borer une fiction. Autrement dit, le référent ne conserve qu’une
part de sa valeur factuelle et se voit contaminé par la mythologie,
voire, de manière plus surprenante, par l’histoire contempo-
raine : ainsi Cyparis/Cyparissus, un nain dont il est question chez
Ovide et que le narrateur désigne comme un « lilliputien »2,
vient-il à Tomes tous les ans au mois d’août pour projeter des
films d’amour sur les murs blancs de l’abattoir ! Un autre exem-
ple tout aussi probant, quoique plus ancien, est Orlando, de Vir-
ginia Woolf ([1928] 1974, 1992) ; ici la transposition du vécu est
poussée au point que le lecteur pourrait ne pas reconnaître Vita
Sackville-West sous les traits du personnage éponyme, cet
homme qui devient femme et qui vit de l’époque élisabéthaine
jusqu’à 1928. Woolf, pourtant, use des circonstances en bonne
partie avérées de la vie de Vita pour les transposer dans la
biographie littéraire d’un personnage qui est Vita et qui n’est pas
elle3.
Si donc le travail sur le vécu – ou le travail du vécu – semble
aller de soi dans la biographie, ce n’est pas le cas de la transpo-
sition, qui apparaît comme un phénomène réservé aux tentatives
plus hardies. Localisée ou au contraire étendue à de vastes en-
sembles – comme chez Jean-Benoît Puech, dont toute l’œuvre
biographique et autobiographique est issue de la nécessité de
transposer le journal où se déploient ses rapports avec Louis-
René des Forêts, qui en avait interdit la publication4 –, elle sem-
ble participer d’une stratégie de re-littérarisation de la biographie
qui passe, selon Daniel Madelénat, par la remise en question de
sa référentialité stricte. D’après ce dernier, l’entreprise des
écrivains-biographes actuels viserait essentiellement à montrer
que « la plénitude ou les failles secrètes de toute vie, même

2. Il s’agit d’une épithète qui bien sûr présuppose l’existence et la connais-


sance de Jonathan Swift.
3. Sur ce sujet, voir Dion (2002).
4. Voir Puech (1993).

367
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

mémorable, aspirent à la fiction (mise en forme et création) qui


délivrera leur vérité » (1998 : 47) ; le critère de fiction, pour parler
cette fois comme Gérard Genette (1991), viendrait ici redoubler
celui de diction pour conférer à la biographie d’écrivain un
surcroît de littérarité.
Au sein du corpus de biographies littéraires – par un écrivain
sur un écrivain – que j’étudie depuis plusieurs années5, j’ai relevé,
pour les besoins de cet article, deux exemples de transposition du
vécu, un texte allemand du milieu du XXe siècle et un essai bio-
graphique français plus récent, qui devraient me permettre de
prendre la mesure du phénomène qui m’intéresse.

ARNO SCHMIDT,
GOETHE ET UN DE SES ADMIRATEURS
Chez Arno Schmidt, c’est la figure même de l’écrivain bio-
graphé qui est transférée d’un monde dans un autre, ou du
moins dans un contexte partiellement autre : du monde réel de
la personne, on est ici violemment projeté dans celui, hautement
problématique, du personnage.
La personne de Johann Wolfgang von Goethe, en raison
sans doute de sa position incontestée au faîte du panthéon litté-
raire allemand, semble avoir particulièrement favorisé la trans-
position du vécu, et dans sa variante la plus débridée6. Le court
roman de Schmidt récemment traduit en français par Claude
Riehl, Goethe et un de ses admirateurs ([1958] 2006), en est un
bon exemple, qui met en scène l’auteur de Wilhelm Meister alors
que celui-ci, ressuscité pour une période de quinze heures,

5. Cette recherche se fait souvent en collaboration avec ma collègue


Frances Fortier de l’Université du Québec à Rimouski. Nous disposons actuel-
lement du soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada
(CRSH) pour un projet de recherche intitulé « Les postures du biographe ».
6. Je me contente de donner un autre exemple : Icon in Love. A Novel
about Goethe (1998), d’Erich Koch, où celui-ci imagine que l’écrivain, devenu
« l’un des nôtres », a reçu le prix Nobel en 1992 pour sa contribution à la litté-
rature, au théâtre, au cinéma, à la radio et à la télévision, et pour sa langue
« riche d’images ».

368
LE VÉCU TRANSPOSÉ

revient dans le monde contemporain sous la supervision d’un


guide-écrivain, en l’occurrence Schmidt lui-même. La survi-
vance des grands auteurs se trouve ici littéralement fictionnalisée
et mise en question, et une forme ancienne du même coup res-
taurée, encore qu’incomplètement et dans un esprit iconoclaste :
le dialogue des morts, genre illustré dans l’Antiquité par Lucien de
Samosate et à l’âge classique par François de Salignac de La
Mothe-Fénelon7.
Comme tous les écrivains allemands de quelque envergure,
le narrateur-auteur Schmidt a un compte à régler avec Goethe,
dont l’ombre plane sur tous les genres et dont la personne, spé-
cialement à l’époque de l’immédiat après-guerre, constitue une
espèce de recours culturel agaçant, sinon une caution éthique
bien trop commode après la débandade des valeurs humanistes
engendrée par le nazisme. La rencontre et le dialogue entre le
guide et le « grantécrivain »8 est l’occasion d’échanges osés et
cocasses, menés dans une langue souvent assez verte, en tout cas
fort éloignée du classicisme weimarien. Ainsi, lorsque Goethe
demande au narrateur-auteur « Qui est selon vous le plus grand
écrivain allemand de tous les temps ? »9, celui-ci répond, en s’em-
parant – sans le dire – des mots de Ludwig Tieck : « Le jeune
Goethe avant qu’il ne quitte définitivement Francfort », c’est-
à-dire l’écrivain impétueux du Sturm und Drang et non le clas-
sique anobli qui, à Weimar, « [s]e roulera sur les tapis » (Schmidt,
[1958] 2006 : 2910). Au cours des quinze heures de son retour
parmi les vivants, le vieux Goethe sera amené à constater qu’on
ne porte plus les chemises dans la culotte mais par-dessus ; il
découvrira les cabines téléphoniques, les gares, les escaliers

7. Le genre peut être sommairement décrit comme un bref échange en


prose entre plusieurs morts aux Enfers (chez Lucien, entre Diogène et Pollux,
ou entre Ménippe et Mercure, par exemple), en général autonome mais parfois
enchâssé dans des œuvres de plus grande étendue.
8. Pour dire comme Noguez (2000).
9. C’est l’auteur qui souligne. Cette façon de commencer chaque paragra-
phe par quelques mots en italique est caractéristique de Schmidt.
10. Les renvois à Goethe et un de ses admirateurs seront désormais indiqués
par la mention G, suivie du numéro de la page.

369
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

mécaniques des grands magasins, les nouveautés en matière de


dessous féminins ; il se réjouira de voir des « stères de Goethe »
aux devantures des librairies (G : 22) mais se désolera d’appren-
dre que ses œuvres ne sont guère « vivant[es] dans le peuple » (G :
28)11, qu’à de rares exceptions près elles ne sont plus que des
« classiques » encombrants et embêtants distillés avec ennui par
l’institution scolaire.
Il faut insister sur le fait que le retour de Goethe ne sert ni à
reproduire ni à actualiser certains événements avérés de l’exis-
tence de l’écrivain ; sous ce rapport, il n’y a pas transposition. Ce
qui est transposé en revanche, ce sont ses paroles et ses attitudes,
dont Schmidt souligne bien ce qu’elles ont de mal accordé à la
situation contemporaine. Il ne s’agit pas seulement de montrer
que la poésie, de tout temps, a difficilement cohabité avec la
prose de la vie (à ce propos, la scène de Goethe aux WC est parti-
culièrement parlante12) ; il est aussi question, en les tirant de leur
contexte puis en les réinscrivant dans la vie contemporaine, de
faire voir le ridicule à posteriori de certaines sentences – senten-
cieuses justement – du sage de Weimar, comme on peut l’obser-
ver dans cet exemple :
Goethe suivit avec un regard de satisfaction le svelte & beau –
formation parallèle au « Bon & Beau » – : « Nul autre que le
soldat cultivé ne tire meilleur parti de l’existence ! » ; je hochai
la tête à son intention, aigre-doux : à toi non plus mes 6 ans
de guerre et de captivité n’auraient pas fait de mal, mon
vieux ; là, tu raconterais plus des conneries pareilles ! (G : 18).

Schmidt reproche par ailleurs à Goethe ses « tournures de


plus en plus Europe centrale, qui se perdaient dans les généra-

11. « Quelle idée, commente le narrateur-auteur : un poète “vivant dans le


peuple”. Dieu sait si nous pouvons nous estimer heureux quand les intellec-
tuels se souviennent encore de nous ! » (G : 28).
12. Je me permets de reproduire ce passage un peu trivial mais significatif :
« tandis qu’à l’arrière de la paroi dorsale et fessière s’échappaient des beugle-
ments et des râles – d’un côté cela lui [à Goethe] semblait être désagréable ;
d’un autre cela ravivait visiblement ses relations avec la “vie sur la Terre”. Ce
mélange de merde et de clair de lune qui nous caractérise si bien » (G : 20-21).

370
LE VÉCU TRANSPOSÉ

lités » (G : 21) ; il met en scène son égoïsme, son manque de


compassion, son incapacité à faire face à l’évocation de la vio-
lence – attitude pour le moins problématique au XXe siècle –, et
ainsi de suite. Il « l’attaqu[e] sur le plan artistique » (G : 34) égale-
ment, en particulier sur le caractère mal ficelé de certains
passages du Wilhelm Meister, œuvre pourtant emblématique. Le
rapport de Schmidt à Goethe, cela dit, ne débouche pas sur un
debunking en règle : son agacement, qui tient en partie à ce qu’il
sait ne pas pouvoir être reconnu à sa juste valeur par le génie
tutélaire de la littérature allemande (et pour cause !), s’estompe
peu à peu, conduisant « non à une abolition des différences, mais
à une alliance contre la médiocrité, pour ne pas dire la barbarie
de son temps » (Nicolas, 2006 : n. p.). Au total, toutefois, le
retour sur Terre de Goethe se solde par un gain biographique
dérisoire. Pour justifier les 66 marks (!) mis à sa disposition en
tant que cicerone, le narrateur-auteur est tenu de produire un
rapport qu’il finit par livrer, assez cavalièrement, sous forme de
tableau ; les rubriques y concernent autant des éléments tangibles
(la forme des mains, la couleur des cheveux de Goethe, etc.) que
des éléments plus « volatiles » (la qualité de sa voix et de son rire)
ou carrément improbables (ce qu’il pense de l’œuvre d’écrivains
contemporains, ce qu’il a à dire sur le droit de cogestion, s’il
approuverait « une visite d’Adenauer à Nouvelle-Delhi ou Tel-
Aviv » (G : 53), etc.13). Le grand revenant apparaît ainsi avoir
« une voix normale d’homme âgé », un rire « bienveillant &
édenté », des cheveux « spectaculairement coiffés vers le haut, du
style Gerhard Hauptmann » (G : 51) – et autres caractéristiques
parfois parfaitement banales, parfois tout à fait incongrues. Pris
dans notre monde et pourtant puissamment étranger, contem-
porain et anachronique, le sage de Weimar n’est convoqué que
pour être mis devant ce qu’on tente d’excuser en son nom.
Quant à Schmidt, tout aussi transposé dans son propre récit, il

13. L’intention parodique est très nette ici, qui renvoie à la surmédia-
tisation de l’écrivain et à la sommation qui lui est faite de se prononcer sur tout,
y compris sur ce qui déborde largement le champ de ses compétences.

371
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

ne fait mine de rallier la personne que pour mieux railler le


personnage, s’installant dans la béance entre ces deux images
qu’il ne parvient pas à faire coïncider.

GÉRARD MACÉ, LE MANTEAU DE FORTUNY


Le second exemple – puisé dans l’œuvre d’un écrivain,
Gérard Macé, qui a publié quelques essais biographiques remar-
qués14 – met en jeu des formes de transposition plus indirectes,
moins iconoclastes en tout cas que chez Schmidt. Ce n’est pas
qu’il ne se puisse trouver, en France, d’exemples contemporains
de tentatives radicales de transposition du vécu ; je songe en par-
ticulier à Benjamin ou Lettres sur l’inconstance (1989), roman-
essai de Michel Mohrt sur Benjamin Constant publié dans l’em-
blématique collection « L’un et l’autre » des éditions Gallimard15.
Mais, outre le fait que le livre de Mohrt fleure bon et l’acadé-
misme et l’académicien, l’œuvre de Macé vaut de retenir l’atten-
tion dans la mesure où c’est sans doute l’une de celles qui, au
cours des dernières décennies, a su le mieux restaurer la part de
vécu dans la lecture du texte littéraire.
Alors que les Vies antérieures (1991), recueil d’échos biogra-
phiques inspiré entre autres de Plutarque, s’apparentaient à une
rêverie sur la mémoire nourrie de figures qui, comme autant de
prête-noms, venaient étayer l’élaboration d’un portrait de Macé
en instaurateur de filiations, Le manteau de Fortuny (1987) se
concentre sur quelques personnages qui campent à la périphérie
de l’univers proustien. C’est d’abord à Mariano Fortuny, seul
artiste ayant réellement vécu à figurer dans la Recherche du temps
perdu, que Macé demande de servir de sésame pour pénétrer

14. Voir surtout Le dernier des Égyptiens et Vies antérieures.


15. Prenant la forme d’un échange épistolaire entre, notamment, le scéna-
riste d’une série télé sur Benjamin Constant nommé Benjamin Hermanches et
une amie plus âgée qui l’a pris sous sa protection, Isabelle du Colombier, cette
fiction rejoue, à l’époque contemporaine, la relation entre Constant et Mme de
Staël, en plus de contenir plusieurs lettres « essayistiques » sur le rapport de
l’écrivain aux femmes, à la politique, etc.

372
LE VÉCU TRANSPOSÉ

dans l’œuvre labyrinthique de Marcel Proust. Car s’il fallait re-


tracer succinctement le parcours du livre, on pourrait dire qu’à
partir de la vie de Fortuny, Macé entre dans l’œuvre de Proust et
qu’ensuite, depuis cette œuvre, il pénètre dans l’existence de
l’auteur de la Recherche. Malgré l’aspect séquentiel de la focalisa-
tion biographique (sur Fortuny d’abord, puis sur Proust), il se
pourrait que Macé tente ici une nouvelle forme de « vies paral-
lèles » : par exemple, l’essayiste insiste sur le fait que le père du
couturier-décorateur et celui de l’écrivain ont voyagé en Orient,
il montre que Fortuny comme Proust sont les héritiers de ce
désir oriental, que tous deux ont cherché dans le passé de quoi
créer une œuvre intemporelle, et ainsi de suite.
Avant de m’arrêter sur les éléments de transposition qui
sous-tendent le texte de Macé, j’entends dire un mot du procédé
de translation qu’il emprunte visiblement à Proust lui-même. De
même que, chez Proust, le lacis des métaphores filées assure la
progression du texte bien davantage que le développement de
l’action, chez Macé, l’évocation biographique translate sur deux
« crêtes », pour ainsi dire, celle des figures-relais qui conduisent
de Fortuny à Proust et celle des œuvres littéraires qui déploient
la thématique d’un Orient fantasmatique, du Livre des Rois à
Esther de Jean Racine en passant par Les mille et une nuits. Je sui-
vrai ici rapidement l’une et l’autre de ces crêtes.

DE FORTUNY À PROUST

Si entre Fortuny et Proust il y a ces « affinités profondes »


qui, note Macé, relient les jeux de lumières de la coupole For-
tuny16 à la lanterne magique de l’imagination romanesque ; s’il y
a ces analogies patentes entre le créateur de tissus palimpsestes et

16. En plus d’être peintre, couturier et décorateur de théâtre, Fortuny est


l’inventeur de plus de vingt prototypes, dont l’un des plus marquants est la
« coupole Fortuny », vaste coupole en étoffe blanche, éclairée par deux sources
lumineuses devant lesquelles on pouvait faire passer des soies teintées et des
verres colorés, de telle sorte que « la coupole se colore ou s’anime » (Le Ménes-
trel du 15 avril 1906, cité par Macé – 1987 : 26).

373
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

l’écrivain des condensations mémorielles, il y a aussi, posée entre


eux, la figure cardinale du peintre Vittore Carpaccio, qui est leur
inspirateur commun, notamment à travers les toiles de La
légende de sainte Ursule et du Patriarche de Grado. Voici ce que
Macé écrit au sujet du rapport entre Carpaccio et Proust dans un
passage où, pendant un moment, on peut se demander s’il n’est
pas aussi question de Fortuny, également « peintre vénitien » :
Outre un même goût de la fête et du costume, et le modèle
du fameux manteau, ce que Proust a retrouvé chez le peintre
vénitien, qui était le fils d’un marchand de fourrures, c’est
une élaboration qui ressemble à la sienne : des emprunts
transposés [je souligne]17, de lointaines imitations, la lumière
du songe et la perspective en dehors des lois, la nature
rehaussée par les couleurs du vitrail, un mélange de caprice et
d’architecture, de précision héraldique et d’invention person-
nelle, mais par-dessus tout cette vue d’ensemble qui permet
des rapprochements vertigineux dans l’espace et le temps
(1987 : 47-4818).

Ici, le glissement de Fortuny à Carpaccio s’opère à travers le


fameux manteau, dont Fortuny aurait tiré le modèle chez le
peintre renaissant en vertu de la méthode archéologique qui était
la sienne, reproduisant le vêtement magique de sainte Ursule, le
« détachant » littéralement de la toile pour le déposer sur les
épaules des Vénitiennes (M : 21) – tout comme Carpaccio, à
l’origine, l’avait lui-même transposé en le faisant passer des
brumes de la mythologie bretonne au cadre quasi oriental de la
Sérénissime. Pour sa part, le narrateur de la Recherche, à son tour
fasciné par les toiles de Carpaccio qu’il contemple au Musée de
l’Accademia, y découvre par hasard le modèle original du man-
teau qu’il avait autrefois offert à Albertine, et non seulement en
celui que porte sainte Ursule mais aussi dans ceux qu’arborent les

17. Le mot « transposition » est utilisé par Macé à un autre endroit du


texte ; dans les « Scholies » placées à la fin du livre, il écrit : « Quant à la “chré-
tienne douceur” de Charlus résigné à mourir, elle est la transposition de sa
“magnifique violence” » (1987 : 120).
18. Les renvois au Manteau de Fortuny seront désormais indiqués par la
mention M, suivie du numéro de la page.

374
LE VÉCU TRANSPOSÉ

jeunes hommes de la Calza dans Le patriarche de Grado19. C’est


cette découverte qui met en branle les mécanismes d’une
anamnèse où les figures de Fortuny et de Carpaccio en viennent
à se surimprimer.
L’art de la transposition que Macé reconnaît chez Fortuny et
chez Carpaccio – cet art des « rapprochements vertigineux dans
l’espace et le temps » évoqués dans la citation précédente –, c’est
bien sûr celui de Proust lui-même, qui en a fait la méthode de
son grand roman auto/biographique. Dans l’univers métapho-
rique de la Recherche, toute image en charrie une autre, vaut pour
une autre. Ainsi, pour Macé, « [l]e manteau de Fortuny c’est le
fantôme d’Albertine, mais ce fantôme est celui d’un homme,
jeune et élégant, qui prend sa place après tant d’autres, dans la
longue file des hommes féminisés » (M : 55) : car le pivot sainte
Ursule-Compagnons de la Calza permet d’assigner le même man-
teau à une femme ou à des hommes, et indexe d’une certaine
façon l’ambiguïté sexuelle d’Albert-Albertine, comme du reste la
propension proustienne à transposer des figures masculines en
figures féminines. Ce que cache le manteau de Fortuny, manteau
« unisexe » pour ainsi dire, c’est ce que Macé appelle la « lettre
volée » de Proust (M : 53), l’évidence à peine voilée de la prédi-
lection homosexuelle. Le manteau recouvre en somme « la vérité
qu’on se refuse à voir vraiment nue » (M : 58).
Autre évocation de la transposition dans les œuvres de
Carpaccio et de Proust, la figure de la femme en prière du pre-
mier plan du Martyre de sainte Ursule – qui est sise dans cet es-
pace, au coin inférieur droit de la toile, où les vivants se tiennent
à l’écart des morts – constitue une sorte d’image en mortaise ; re-
présentant la femme du donateur chez le peintre vénitien, cette
image est, chez Proust, déplacée à Saint-Marc où elle représente
cette fois la mère du narrateur, à jamais embaumée par l’art.

19. Carpaccio a peint, à l’avant-plan du Patriarche de Grado, les Compa-


gnons de la Calza, jeunes hommes élégants et excentriques appartenant aux
confréries vénitiennes des XVe et XVIe siècles.

375
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Il faut savoir que ces superpositions opérées par Marcel, ou


ces substitutions tout aussi bien, ne sont pas réservées, ainsi que
le rappelle Macé, au seul art de Proust : elles caractérisent égale-
ment le mode de lecture des amateurs de la Recherche, de ces
« hypnotisés »20 qui « franchissent dans un sens et dans l’autre la
porte basse de l’expérience et la porte d’or de l’imagination » (M :
62) et qui donc, « de phrases en divagations, d’imitations en
commentaires se mêlent d’écrire à leur tour, en faisant passer le
manteau de la mémoire à travers le chas d’une aiguille » (M : 63).
Or n’est-ce pas là, décrit en phrases somptueuses, l’usage même
que suggère le texte proustien, cette invitation à poursuivre la
chaîne des métaphores, des déplacements et des équivalences jus-
qu’à y lier sa propre vie, jusqu’à s’y transposer soi-même ?

L’ORIENT DES ŒUVRES

La deuxième partie du Manteau de Fortuny, qui a pour titre


« Le vêtement retourné », déploie tout particulièrement l’isotopie
orientale, qui chez Proust autorise bien sûr maintes trans-
positions, le grand hôtel de Balbec pouvant par exemple se
métamorphoser en temple de Jérusalem (M : 77). La question de
l’ambiguïté sexuelle, et peut-être plus largement identitaire, y est
réitérée à travers l’évocation d’Esther de Racine, pièce mettant en
scène des personnages des deux sexes tous vêtus de robes et créés
par des femmes, en l’occurrence les demoiselles de Saint-Cyr,
pièce rejouée par Albertine-Esther et le narrateur-Assuérus. Mais
le personnage biblique d’Esther, qui séduit le roi perse et rachète
ainsi les jours du peuple juif, est bientôt associé, et par Proust et
par Macé à sa suite, à celui de Schéhérazade, autre princesse qui,
grâce à son charme et à sa ruse, réussit à ramener un tyran à la
raison. La conteuse des Mille et une nuits, c’est certes d’abord la
mère du narrateur, qui lui lit d’une voix et d’une intonation

20. En quatrième de couverture, Macé fait référence au mimétisme des lec-


teurs de Proust, à l’état d’hypnose et de soumission dans lequel les plonge la
Recherche.

376
LE VÉCU TRANSPOSÉ

parfaites l’histoire de François le Champi dans un épisode célèbre


de la Recherche, mais c’est plus encore le narrateur lui-même, qui
sacrifiera ses nuits – de même que sa vie diurne et physique – à
son livre-univers.
Alors que dans la première partie Macé avait surtout suivi la
piste des tissus irréels de Fortuny et des pigments colorés de
Carpaccio, dans la seconde il insiste bien davantage sur le filtre
littéraire par lequel transite la Recherche (on songe ici à la manière
de Michel Leiris dans L’âge d’homme ([1939] 1973), où l’auto-
biographe ne semble être vraiment apte à saisir son existence que
par le truchement de grandes figures littéraires, tragiques et my-
thologiques de préférence). Pour ne donner qu’un exemple de la
médiation de la littérature chez Proust, pensons au personnage
d’Albertine, qui n’est envisagé que « comme si son destin était
marqué par la tradition littéraire, et par l’usage de la citation
dans la famille du narrateur » (M : 85). Ce filtre littéraire est à la
base des transpositions dont use Proust dans la Recherche – et
non Macé, cela dit, car si ce dernier parle des transpositions qui
constituent la méthode de Proust, il n’en opère pas lui-même,
sauf à la fin du livre quand le trajet qui va de Fortuny à Carpac-
cio et au narrateur aboutit enfin à la figure de Proust. Cette seule
exception, toutefois, est d’importance : en dressant le portrait de
Proust en Schéhérazade, en substituant finalement la voix de
Proust à celle de la mère de Marcel, en faisant donc translater la
figure de la conteuse des Mille et une nuits depuis l’intérieur du
roman jusqu’à l’instance réelle au principe du livre que nous
lisons, Macé finit en effet par accréditer l’idée que la Recherche
est une immense transposition du vécu de Proust ; il se trouve
même, d’une certaine façon, à réaliser littérairement une telle
transposition. On finit ainsi par croire que les événements de la
vie de Proust, qui reviennent dans son livre comme des rimes,
qui l’innervent pour ainsi dire, « ressemblent à ce “quelque chose
qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est
motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée

377
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

nouvelle” »21 (M : 93) – les personnages, décalés légèrement, « ri-


mant » en quelque sorte avec leur créateur. Et puisque la mort,
dit Macé, « est ce dernier seuil qu’on doit franchir en personne »
(M : 107-108), il n’est pas étonnant qu’au terme du Manteau de
Fortuny on arrive finalement à la personne de l’auteur. Pour
parvenir jusqu’à elle, Macé sort de la Recherche et fait appel à des
témoignages extérieurs, à celui de Céleste Albaret et, seulement
en passant, au fameux portrait, par Jacques-Émile Blanche, de
Proust en « Schéhérazade sans ses voiles » (M : 101). Ce témoi-
gnage de la domestique constitue un portrait « à la Marcel
Schwob » des habitudes et des manies d’un grand personnage,
mais également l’histoire de sa transformation en Schéhérazade,
en pure instance narrative qui s’absente de sa vie pour mieux la
déverser dans son livre. Ce que voit Céleste, c’est Proust peu à
peu remplacer Marcel, si bien qu’« à la fin de son grand roman
initiatique [il] reprend le rôle que le narrateur jusque-là pouvait
tenir à sa place » (M : 108). Au final, pour opérer la re-
catégorisation radicale de la Recherche en transposition du vécu,
Macé a besoin de cet appui dans le vécu que représentent aussi
bien le portrait de Blanche que les souvenirs bavards de Céleste.

Les deux cas que je viens d’examiner illustrent en quelque


sorte des « extrêmes » de l’usage du vécu qui sont caractéristiques
du récit biographique contemporain, à tout le moins de ses
versions les plus audacieuses. Débridé, ouvertement expérimen-
tal, le texte de Schmidt pose la question de l’actualité de Goethe
en le plongeant dans un présent d’où il ne peut ressortir qu’en
figure poudrée et costumée. Par ce geste de transposition radical,
il donne à voir le caractère inactuel, ridicule, du message
goethéen, de son universalisme pacificateur, tout en laissant per-
cevoir, de manière plus souterraine, ce que Goethe a encore à
nous dire aujourd’hui, après deux guerres dévastatrices et un
Holocauste. Ici, la transposition transige davantage avec l’ima-

21. La citation dans la citation est tirée du Côté de Guermantes, tome I


(Proust, [1920] 1988 : 351).

378
LE VÉCU TRANSPOSÉ

ginaire qu’avec la « réalité » : en substituant les contextes biogra-


phiques, elle agit comme révélateur. Plus discret, le geste bio-
graphique de Macé est peut-être plus radical : en choisissant de
lire la Recherche par la lorgnette de la figure très secondaire de
Fortuny et par celle de Proust tel qu’il la recompose, Macé
redonne sa souveraineté au lecteur, libre désormais de faire réap-
paraître tout l’univers proustien dans la feuille de thé d’une seule
pièce de vêtement ou d’un personnage marginal, ainsi qu’à l’au-
teur, qui apparaît en dernière analyse comme le sujet de son
texte, ou du moins comme sa caution ultime. Le Proust qui
revient in extremis en Schéhérazade dévoilée, en maître hypno-
tiseur, c’est celui qui se trouve tout au bout des chaînes d’asso-
ciation, des filiations imaginaires, qui les tisse et les tresse ; c’est
celui qui a déjà tout interprété et dont il s’agit ultimement de
suivre la pensée. Par son récit, par cet hommage qui, en vertu de
son usage des procédés proustiens, accède paradoxalement à la
dignité littéraire d’une œuvre autonome, Macé redonne à Proust
la clé de son labyrinthe ; au terme d’une série de détours, à la
manière même du narrateur de la Recherche, il rabat le texte sur
l’écrivain, le rend au vécu – à celui des lecteurs qui s’y lovent
comme à celui de l’auteur qui s’y inscrit.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

BIBLIOGRAPHIE
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la transposition fictionnelle », Protée, vol. 31, no 1 (printemps),
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LE VÉCU TRANSPOSÉ

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LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE :
L’INAUGURATION DE LA SALLE DES VENTS
DE RENAUD CAMUS

Ralph Sarkonak
Université de Colombie-Britannique

Aujourd’hui Renaud Camus est connu surtout pour l’affaire


Camus, qui a entouré la publication d’un volume de son Journal,
La campagne de France (2000a). À cause de certains passages de
ce livre, cet auteur d’une soixantaine d’œuvres a été accusé d’an-
tisémitisme. Plus de 300 articles ont été publiés à ce sujet, et le
livre en question a dû être retiré de la vente avant qu’une édition
expurgée des passages litigieux ne paraisse l’été de la même
année. Ce n’est pas mon intention de traiter ici de cette affaire,
du moins pas directement. Camus a donné ses réponses dans un
livre intitulé Du sens (2002a). La présente étude porte plutôt sur
son dernier roman, L’inauguration de la salle des Vents (2003b),
une autofiction qui apporte, à sa façon, des éléments de réponse
aux accusations portées contre l’écrivain quelques années plus
tôt.
À la fin de La campagne de France, Camus décrit une visite
qu’il a faite en décembre 1994 chez un ami, Rodolfo, à São Paulo
au Brésil, lorsque celui-ci était en phase terminale du sida
(2000a : 448-460). Ce seront cette visite, quelques événements
de l’été suivant, ainsi qu’une multitude d’évocations du passé,
qui vont devenir la matière de L’inauguration de la salle des Vents.
Par exemple, le volume du Journal consacré à l’année 1995, La

383
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

salle des Pierres (2000c), qui est un des plus courts, comporte de
nombreuses lacunes, qui correspondent à une période d’un peu
plus d’un mois pendant laquelle plusieurs événements traumati-
sants, dont la mort de Rodolfo, ont marqué la vie de l’écrivain
(Camus, 2000c : 134, 136-143, 149-150, 159-162). Ces événe-
ments de 1994 et de 1995 vont constituer la trame romanesque
de L’inauguration de la salle des Vents. Quant au titre, il évoque
une salle du château de Plieux qui est entièrement consacrée à
des œuvres de l’artiste Jean-Paul Marcheschi, dont un énorme
tableau intitulé la Carte des Vents. Dans le roman comme dans la
réalité, cette salle est dédiée à la mémoire de l’ami du peintre,
Maurice Wermès, qui lui aussi est mort du sida en 1995.
Écrit dans 11 styles différents, le roman retrace 12 pistes dié-
gétiques, ce qui donne 132 combinaisons. Or chacune de ces
possibilités est explorée, réalisée, bref, écrite deux fois, ce qui
explique les 264 séquences du roman, qui sont divisées en
23 chapitres. Les séquences varient beaucoup en longueur, de-
puis une ligne jusqu’à 29 pages pour la plus longue. Mais pour
mathématique que soit la structure de L’inauguration de la salle
des Vents, le livre nous échappe, car il est tout le contraire d’un
roman « bien fait ». Il ressemble plutôt à un work in progress
joycien dont l’inachèvement serait le principe fondateur.
Afin d’étudier comment le thème de l’absence est textualisé
par ce roman, je traiterai du non-dit, de ce que j’appelle le « pres-
que non-dit » et de quelques intertextes qui parsèment le récit.

LE NON-DIT
Le non-dit est un véritable refrain du roman, tant Camus va
insister sur l’« impossible à joindre à toucher à atteindre à
nommer » (2003b : 2931). Il y a d’abord les mots qu’on oublie. Il
est arrivé à chacun d’entre nous, du moins ceux qui ont atteint
un âge assez vénérable pour avoir ce qu’on appelle en anglais des

1. Les renvois à L’inauguration de la salle des Vents seront désormais


indiqués par la mention ISV, suivie du numéro de la page.

384
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

senior moments, d’oublier un mot qu’on a sur le bout de la lan-


gue, d’où le grand nombre de phrases incomplètes :
sur le bout de la au cœur de la langue dans le brouillard […]
ça lui reviendrait au cœur de la nuit tout de suite immédia-
tement il en est sûr il l’en assure s’il voyait le nom si seule-
ment il voyait le nom de ce sur la il le reconnaîtrait tout de
suite sur la carte s’il le voyait écrit il saurait immédiatement
ou alors ou plutôt ou alors oui le nom lui (ISV : 13).

Ici, il s’agit d’un fait en apparence banal, le narrateur ayant ou-


blié le nom du village dont quelqu’un est originaire. Mais ce trou
de mémoire sert d’exemple pour tous les mots passés sous
silence, que ce soit par pur oubli ou pour d’autres raisons. L’inau-
guration de la salle des Vents est un roman de la mémoire, mais en
fait il serait plus exact de dire que c’est un roman des brumes de
la mémoire, tant les lacunes travaillent et ponctuent le livre : « ce
ne sont que des brumes des lambeaux de phrases » (ISV : 235).
De façon inquiétante, la perte de la mémoire est liée à la rupture,
que ce soit par une séparation temporaire ou par la mort, de
même que les trous de mémoire sont associés à un des symp-
tômes du sida.
Le non-dit est lié aussi à l’interdit religieux, par exemple,
« cette impossibilité de nommer [Dieu] » (ISV : 88), que l’écri-
vain mentionne aussi dans Nightsound : « le Nom – impronon-
çable – de la Divinité (JHVL) »2 (2000b : 913). Mais le non-dit
dû à des raisons religieuses et qui donne lieu au plus grand déve-
loppement textuel du roman est l’éloge impossible de celui dont
« le nom, sur ce seuil, est gravé » (ISV : 49), de celui pour qui « ai-
mer et donner n’étaient qu’un seul geste » (ISV : 49) : Maurice.
Le jour de son enterrement, on n’a pas pu parler du mort car la
cérémonie coïncidait avec une fête religieuse, toute louange

2. « Le Juif peut le prononcer [le nom de Dieu] mais ne doit pas, il ne peut
pas le prononcer » (Derrida, 1986 : 91). À propos de Dieu, Paul Celan écrit :
« son nom, son nom imprononçable » (cité dans Derrida, 1986 : 91).
3. Les renvois à Nightsound (sur Josef Albers) seront désormais indiqués par
la mention N, suivie du numéro de la page.

385
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

devant être réservée à Dieu ce jour-là, selon le rabbin. À la place


des humains, ce sont donc les oiseaux qui se chargent de faire
l’éloge de l’ami mort :
les oiseaux s’étaient jetés dans un énorme concert entre les
arbres dans les hauteurs du ciel entre la lumière au moment
précis où le rabbin sur le bord de la près de la pierre ouverte
du avait expliqué à voix basse autour de la tombe avant que
ne se referme la qu’aujourd’hui ce jour-là il n’était pas possi-
ble la liturgie ne permettait pas de célébrer ce mort-là de pro-
noncer son éloge à lui qui pourtant le méritait tant (ISV : 83).

Le titre du dernier paragraphe du troisième chapitre, qui comme


les autres intertitres ne paraît que dans la table des matières, le
dit très succinctement : « kaddish aux oiseaux » (ISV : 338). Après
l’enterrement, le narrateur se fera un devoir d’entreprendre des
recherches afin de savoir exactement de quelle fête religieuse il
s’agissait (ISV : 210), ce qui est souligné dans un passage où le
narrateur essaie de trouver un mot hébreu.
Il y a d’autres non-dits, d’autres mots qui doivent être passés
sous silence comme si eux aussi étaient frappés d’un interdit,
bien que cette fois il ne soit pas d’ordre religieux. Il s’agit des
mots qu’on a sur le bord des lèvres, des mots qu’on cherche à évi-
ter à tout prix ou des mots qui finissent en un tremblement des
lèvres, à peine ou même pas chuchotés. Ces mots sont interdits
par la bienséance, ou par la simple décence, par le désir de ne pas
offusquer, de ne pas blesser l’interlocuteur ou même de ne pas
(se) faire peur : « des façons de nommer ou précisément juste-
ment de ne pas nommer tout en ne pas ne pas si vous voyez ce
que » (ISV : 22). Plusieurs mots sont frappés d’un tel interdit de
silence, mais le plus remarquable par son absence est le mot sida
qui, hélas, n’est pas interdit de séjour puisque deux personnages
meurent de la maladie. Les raisons de ce non-dit ne sont jamais
dites mais tout se passe comme si nommer le syndrome c’était
accepter la défaite ou même lui donner des forces accrues,
l’habiliter à tuer encore davantage. Camus va donc adopter

386
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

plusieurs statégies stylistiques pour évoquer la maladie sans la


nommer explicitement 4.

LE PRESQUE NON-DIT
Une façon de dire la vérité sans la dire est d’avoir recours à
des synonymes. Ceux qui sont utilisés le plus souvent sont ma-
ladie et malheur, par exemple, « avant le malheur » (ISV : 70), « la
maladie qui lui est commune, on le sait, à une seule exception
près avec tous les autres personnages principaux du récit » (ISV :
143). Ici, la « synonymie » relève de la litote et de l’euphémisme.
Mais c’est un vrai synonyme, le terme médical, qui permet au
lecteur d’identifier la condition de plusieurs des personnages de
cette autofiction, le passage précédent devant être lu en conjonc-
tion avec un fragment où il s’agit du même personnage : « il était
séropositif » (ISV : 198). C’est la seule occurrence du mot, un ha-
pax dans un roman où un des personnages, si j’ose dire, le chien,
s’appelle justement Hapax.
Camus aura recours aussi à l’homophonie et à la paronymie
pour « dire » le mot indicible. Dans le passage suivant, il s’agit de
la visite au Brésil lorsque Camus va voir Rodolfo pour la dernière
fois et que sa famille se demande s’il faut le faire hospitaliser.
Pour le moment, il est encore à la maison, dans l’appartement de
ses deux « mères », sa mère et sa tante qui s’occupent de lui, quoi-
qu’elles ne soient pas d’accord sur la meilleure façon de le faire
traiter, d’où sans doute l’allusion au dernier livre de Roland
Barthes où la figure de la mère joue un rôle si important :
[Rodolfo] gisant dans cet appartement clair dans son lit sans
sa chambre au cœur de la ville au cœur de la chaleur avant
Noël pour savoir avant Noël toutes les deux se disputant
toute la journée pour savoir si n’arrivant pas à dont on
n’arrivait pas à décider si d’un côté si la première chose à si
d’abord si d’aventure si d’après les médecins si d’après ce qu’il

4. Ainsi L’inauguration de la salle des Vents continue la tâche que Camus


s’est donnée dans un de ses plus beaux livres, Élégies pour quelques-uns (1988),
où le mot sida ne paraît pas non plus.

387
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

désirait lui on décidait on décida on prenait la décision de le


ramener encore une fois à l’hôpital (ISV : 65 ; je souligne).

Comme les anagrammes étudiées naguère par Ferdinand de


Saussure, le mot chiffré – et encrypté – se lit et s’entend sous
d’autres mots. D’abord, trois « si » hésitants annoncent comme
dans un balbutiement le mot tabou, fragment syllabique qu’on
retrouvera plus loin dans « décision » et les trois formes verbales
qui sont associées au substantif. Ensuite, le terme que le narra-
teur ne veut pas dire mais qu’il ne peut éviter est répété quatre
fois dans une écholalie qui semble d’autant plus obsessionnelle
que le mot est coupé en deux, comme dans une scansion poéti-
que. Les mots qui sont attachés à la seconde syllabe racontent
toute une histoire : « si d’abord » et « si d’aventure », (qui est lui-
même lié par le sens à « désirait »), mènent à « si d’après », qui est
répété deux fois. C’est comme si la transmission et le diagnostic
du syndrome se passaient littéralement ici. Ensuite, le narrateur
utilise un paronyme, « décida », qui est en fait la cinquième
(non-)occurrence du mot passé sous silence. Cependant, le mot
sida, qui ne sera jamais écrit, en cache un autre, encore plus
terrible : décéda.
Une autre technique du presque non-dit est l’ellipse. Le mot
inexprimé est pareil à un geste qui n’est pas fait mais qu’on
devine, qu’on « lit » malgré tout. La plupart du temps il est pos-
sible de deviner les mots qui manquent, et parfois – mais pas
toujours – le mot qu’il faut suppléer paraît quelques lignes plus
loin. Si on comble ces ellipses en écrivant dans les marges du
texte les mots qui manquent, on peut produire un paratexte des
plus intéressants. Cette glose virtuelle donne un résumé de plu-
sieurs pages, créant l’effet d’une sorte de poème minimaliste5.
Mes annotations sur les pages de mon exemplaire finissent par
ressembler aux Fragments d’un discours amoureux (1977) et à La

5. Les mots qu’on peut ajouter au texte de L’inauguration de la salle des


Vents ressemblent aux mots brûlés dans les œuvres de Marcheschi mais qu’on
peut parfois deviner d’après le contexte. Camus donne un exemple de cette
sorte de lecture de la Carte des Vents (ISV : 307-308).

388
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

chambre claire (1980) de Barthes, où les notes paraissent, comme


qui dirait, en manchette6.
[le sida
don
la chute
téléphoner
bas
miracles
plaindre
téléphoner
nouvelles
toi
veux] (ISV : 263).

S’il ne trouve pas le premier terme, le lecteur ne fera sans doute


pas l’effort d’essayer de trouver les mots qui manquent. Mais
quand on restitue le nom non dit en tête de liste, chaque mot de
cette glose virtuelle sur la maladie de Rodolfo est frappé d’un
punctum 7 terrible.
Un autre exemple se trouve à une page où il s’agit des choses
qu’on n’a pas dites à un ami, non pas parce qu’on ne voulait pas
le blesser mais parce qu’on n’a pas pris la peine de les lui dire,
croyant – à tort – qu’on avait encore tout le temps. Dans le pas-
sage suivant, c’est le mot mort que le narrateur n’arrive pas à
écrire, l’évitant de justesse plusieurs fois en l’espace de ces quel-
ques lignes où pointe un énorme regret. Les quatre occurrences

6. Voir Genette (1987 : 294) ; voir aussi P.A., où il y a des gloses margi-
nales (Camus, 1997a : 64, 66, 76). On sait que Camus a un faible pour les
notes à tel point que dans P.A. les notes sur les notes envahissent tout le texte,
anticipant par là la pratique (scripturaire et lectorale) du texte étoilé de
Vaisseaux brûlés sur Internet.
7. Voici l’explication que donne Barthes dans La chambre claire du terme
punctum, que j’emploie dans un sens métaphorique : « Un mot existe en latin
pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument
pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctua-
tion et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois
même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces
blessures sont des points. […] Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en
elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (Barthes, 1980 : 49).

389
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

virtuelles du mot donnent voix au regret qu’éprouve le narrateur


de ne pas pouvoir remonter le cours du temps, de ne pas pouvoir
poser une seule question à l’ami disparu. Ce sentiment si com-
préhensible est thématisé paradoxalement par la pratique de
l’autocorrection, c’est-à-dire par les nombreuses reprises ou
retouches. Alors que les passages sur Rodolfo offrent une sorte
d’éternel repentir textuel, dans la vie il n’y a malheureusement
aucune possibilité de revenir en arrière pour combler les non-dits
du passé à cause de « l’impossibilité qu’il [le deuil] entraîne de
toute reprise » (ISV : 201) :
il n’y a plus aucun moyen de sa[voir] cela reste flou approxi-
matif parce que quand on avait les moyens de comprendre de
savoir de comprendre de demander quand rien n’aurait été
plus facile que on n’a pas on ne l’a pas [fait] on a négligé de
le faire parce qu’on pensait qu’on avait tout le [temps] on ne
pense pas assez à la [mort] il faudrait penser en permanence à
la [mort] se dire que les êtres qui sont là devant nous toucha-
bles aimables caressables sont pas seulement les êtres humains
mais les [morts] par exemple la chute l’évanouissement la dis-
parition la [mort] nous nous disons que rien ne [presse] qu’on
a tout [le temps] (ISV : 320 ; je souligne).

L’INTERTEXTUALITÉ
Les intertextes qui parsèment le roman sont aussi une façon
d’ancrer une présence absente dans le fil de l’écriture. Parfois les
auteurs qui ne sont pas nommés paraissent dans le roman grâce
à la citation d’un de leurs titres. Par exemple, le souvenir de
Barthes est présent dans « le bruissement […] de cette langue »
(ISV : 179), et on a déjà vu une allusion à La chambre claire (ISV :
65).
Une des pistes diégétiques du roman concerne la chute de
« X. », un autre ex de l’écrivain, qui est tombé de sept mètres lors
de sa visite au château de Plieux où habite Camus. L’accident a
eu lieu au moment de la chute du jour, le 23 juin 1995, un des
jours les plus longs de l’année. Il est d’autres chutes dans le ro-
man ; par exemple, le chien Hapax est, selon l’expression, tombé

390
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

dans les pommes ; Rodolfo a fait une chute dans sa bataille


contre le sida ; et des chutes d’eau (en Italie et au Brésil) sont sou-
vent évoquées. Le narrateur lui-même fait une chute, tant il est
submergé par ses souvenirs : « même l’auteur […] ne se souvient
plus n’arrive plus à comprendre ne parvient plus à réunir les
[souvenirs] de sorte qu’il se trouve expulsé de son propre [passé]
chassé vidé déchu » (ISV : 221 ; je souligne). L’auteur de ce roman
de la mémoire n’arrive pas à maîtriser ses souvenirs, de sorte que
lui aussi subit une sorte de chute. Et ne pourrait-on pas parler de
la chute de Camus due à l’Affaire qui a commencé par la publi-
cation de La campagne de France ? Quoi qu’il en soit, le narrateur
attire notre attention sur l’omniprésence du thème de la chute
avec cet autocommentaire : « le lecteur n’aura pas manqué de
remarquer avec beaucoup de trous de blancs de manques de
chutes d’accidents de parcours » (ISV : 42 ; je souligne). Enfin, le
non-dit produit un effet de chute en laissant la phrase en
suspens. Et de nouveau, le narrateur souligne cet aspect de son
écriture : « la seule syntaxe la grammaire la forme la phrase la
structure la syntaxe l’agencement grammatical de la implique
une perte c’est vrai une suspension une chute » (ISV : 147 ; je
souligne).
La chute, d’Albert Camus n’est donc pas loin de notre esprit.
À un moment donné, Renaud Camus dévoile le titre de cet in-
tertexte qui est surdéterminé par tant d’éléments thématiques et
formels du roman : « je reste sur ma comme la chute la Chute oui
de C[amus] […] quelque chose qui choit qui tombe qui se dé-
robe » (ISV : 310 ; je souligne). Il est significatif que ce fragment
se trouve à une page d’intervalle de celle où le narrateur nous dit
que toutes les œuvres figurent une chute. À la page suivante,
Camus revient sur cette idée qu’il explique plus longuement :
tout livre, tout récit et presque toute phrase, toute œuvre 8 si
vous voulez dans la mesure où elle est toujours, peu ou prou,
imposition d’une forme […] sur le cours « naturel » des
choses, sur la brutalité du réel […] qui a pour mission et

8. Camus souligne.

391
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

presque pour raison d’être, en tout cas pour effet, de figurer


symboliquement cette chute, cet accident, cette béance, cette
dérobade des points d’appui, cet écart, cette absence, ce vide,
ce suspens (ISV : 311 ; je souligne).

Dans cet extrait, le discours narratif devient un commentaire cri-


tique sur la tendance de toute œuvre à figurer une chute, ten-
dance qui est reliée par Renaud Camus (comme par Albert
Camus, d’ailleurs) au thème de l’absence, comme si la littérarité
était liée de façon fondamentale, viscérale et vertigineuse à la
chute dans le vide. Selon Renaud Camus, tous les romans de-
vraient s’appeler « La chute », pour terminer la phrase qui n’est
jamais dite au complet. Ce titre serait d’autant plus approprié
dans le cas présent que la chute en question touche les person-
nages aussi bien que le narrateur tant elle est « internalisée » par
l’écriture du roman. Tel est aussi le cas de La chute d’Albert
Camus. Selon Sjef Houppermans, « [p]our Clamence la chute
d’un corps dans la Seine ouvre la brèche de l’identité ; dans
L’inauguration de la salle des Vents tout tombe et cet effondre-
ment met en branle toute identité » (2004 : 132). Comme on le
sait, le roman d’Albert Camus évoque aussi la chute des Euro-
péens (y compris les Alliés) confrontés après la Deuxième Guerre
mondiale par ce qu’ils avaient fait (ou n’avaient pas fait) pendant
l’Holocauste (Felman et Laub, 1992 : 165-203).
Perçu comme un antisémite endurci qui refusait de se repen-
tir, Renaud Camus a été largement condamné par les médias
français au moment de l’Affaire. Un des signataires de la pétition
qui a traité les idées de Camus de criminelles était Jacques
Derrida, quoique le philosophe ne semble pas avoir eu une très
bonne connaissance des œuvres de l’écrivain qu’il a condamné
sans appel9. On comprend que L’inauguration de la salle des Vents

9. Voir la « Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-


souche » (Derrida et al., 2000). Pour la réaction du romancier, voir Camus
(2003a : 211-213). De tout ce qui a été dit et publié contre Renaud Camus, il
me semble que c’est la signature de Derrida sur la pétition parue dans Le
Monde qui a le plus peiné le romancier. Aussi le nom du philosophe revient-il
à plusieurs reprises dans Du sens. Dans le Journal de 2001, deux des jugements

392
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

est, à sa façon, une invitation à réfléchir aux idées de Derrida, en


particulier à la déconstruction de l’« opposition » présence/
absence qui est si fondamentale à ses écrits. Voici un exemple tiré
de « La pharmacie de Platon » :
pourvu que les articulations soient rigoureusement et pru-
demment reconnues, on doit pouvoir dégager des forces
d’attraction cachées reliant un mot présent et un mot absent dans
le texte de Platon. Une telle force, étant donné le système de
la langue, n’a pas pu ne pas peser sur l’écriture et sur la lecture
du texte (Derrida, 1972 : 149 ; je souligne).

Cette déconstruction de l’opposition entre présence et absence se


manifeste aussi dans un texte derridien beaucoup plus récent :
S’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des rai-
sons de douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout
de la frontière entre le présent, la réalité actuelle ou présente du
présent et tout ce qu’on peut lui opposer : l’absence, la non-
présence, l’ineffectivité, l’inactualité, la virtualité ou même le
simulacre en général, etc. (Derrida, 1993 : 72 ; je souligne)

C’est sans doute pourquoi Derrida est l’objet d’une intertextua-


lité citationnelle flagrante. Dans ce cas, Camus n’a pas hésité à
« recycler » certains titres de Derrida : « la vraie carte postale »
(ISV : 105 ; je souligne) ; « ce faisant prononcer le chant funèbre
de en sonne le glas » (ISV : 292 ; je souligne). Même l’écriture
« sous rature » est évoquée lorsque Camus décrit le travail de son
ami Marcheschi dans un passage où il s’agit de la pratique du
pentimento artistique : « il corrige il rature il contredit il enrichit
aussitôt après en surimpression en contradiction en palimpseste
en strates successives superposées contradictoires » (ISV : 315 ; je
souligne). Ailleurs, le mot clé derridien brisure est lié à la chute
dont il a déjà été question : « cette séparation cet amour la rup-
ture la brisure l’interruption le trou la chute » (ISV : 241 ; je

les plus négatifs à l’égard de Camus que Derrida a exprimés dans son dialogue
avec Élisabeth Roudinesco sont cités sans commentaire (Camus, 2004 : 425-
426 ; Derrida et Roudinesco, 2001 : 201-202).

393
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

souligne)10. Ce qui est sûr, c’est que L’inauguration est le plus


derridien des romans de Camus, et on se demande ce que le
théoricien en aurait fait s’il avait pris le temps de le lire. Bien sûr,
il ne l’a jamais fait parce qu’il boycottait Camus, qui était vu,
perçu et construit (pas déconstruit) non comme un représentant
de la modernité littéraire mais comme une figure du pire. De
fait, il est permis de se demander si le « vrai » destinataire (mais
non-dit) du livre serait Derrida plutôt qu’Alain Finkielkraut, à
qui le roman est explicitement dédié.
Lorsqu’il a affaire à l’intertextualité, le lecteur a la possibilité
de combler une lacune partielle, tout comme pour les ellipses, en
suppléant un nom d’auteur ou un titre qui sont pourtant « déjà
là », « programmés » par le texte. Tout se joue dans une sorte de
no man’s land, cette zone entre le souvenir et l’oubli, entre l’ici et
l’ailleurs. L’intertextualité peut crever les yeux, tant elle paraît
évidente, tout comme le non-dit lexical. Dans les deux cas, il y a
un effet proprement hallucinatoire, presque fantomatique
d’Unheimlichkeit, car (ce) qui n’est pas présent, visible, est effec-
tivement là autant et peut-être plus que tout le reste. Cet effet
d’évocation ressemble à ce qui se passe pour les morts, qui
restent si réels dans notre esprit que c’est leur disparition qui
paraît irréelle et non le contraire. Ainsi, ce roman de la mémoire
est un texte fondé sur la paradoxale présence de ce qui n’est pas
là, que ce soit des noms ou des êtres doués d’une vie après leur
« disparition ». Si depuis toujours les mots et les morts ont partie
liée, ce livre arrive à réaliser un des fondements de la littérature
en incorporant « cette présence de la mort, de l’absence » (ISV :
311) au fil de son tissu élégiaque.

10. Voir Derrida (1967 : 96). Dans son entretien avec Jean Birnbaum, le
philosophe a souligné ce qui l’a aidé à travailler : le combat contre la doxa, le
concept du « spectral » (Derrida, 2005 : 26), les greffes, l’amour pour la langue
française et le fait d’être « en guerre contre moi-même » (Derrida, 2005 : 49).
Ce sont autant de thèmes – et de pratiques scripturales – que Derrida partage
avec Renaud Camus. On pourrait y ajouter le goût du paradoxe, un penchant
pour la surdétermination et la graphomanie.

394
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

*
* *
Que ce soit par ses thèmes – la vie de couples gays, les
voyages à l’étranger, l’art contemporain et le sida – ou ses
« adresses » intertextuelles (Barthes, Albert Camus et Derrida,
mais aussi Samuel Beckett, Paul Celan, Stéphane Mallarmé,
Marcel Proust, Rainer Maria Rilke et Alain Robbe-Grillet, au-
teurs d’intertextes que je ne peux pas traiter ici), L’inauguration
de la salle des Vents affiche sa modernité. Les différents styles
adoptés ainsi que les nombreux effets de miroir soulignent l’ap-
partenance de ce roman à une modernité qui est tout le contraire
du racisme français. Il est peu probable que les membres du
Front national apprécient un texte qui fait une si large place aux
auteurs que je viens de mentionner et qui est écrit dans des styles
si peu conventionnels.
Mais dans cette autofiction, Camus opte non pour des idées
politiques ou la recherche des coupables, mais pour une ou
plutôt plusieurs façons d’écrire qui relèvent du performatif, de
l’hiératique, bref, du sacré11, car cet écrivain reste attaché à une
vision tragique de la condition humaine. Il s’agit d’un acting out
d’un auteur qui, comme un chœur, crie/écrit sa peine – mais
sans l’analyser – face au sida au lieu d’essayer de responsabiliser
autrui (société homophobe, parlementaires timides, compagnies
pharmaceutiques avides, etc.). On ne peut être plus loin du poli-
tiquement correct, car on est dans la polis antique, Camus étant,
comme son maître Barthes, un sujet archaïque12. D’ailleurs, la

11. Par exemple, dans le Discours de Flaran, Camus traite du sacré : « C’est
parce que l’art contemporain a quelque chose à voir avec le rien ; c’est parce que
l’artiste, comme l’écrivain – on le sait au moins depuis Ulysse, depuis le cy-
clope et l’épisode de la caverne – a quelque chose à voir avec Personne, avec Ce
qui n’a pas de nom, autant dire avec Dieu, mais aussi avec l’Innommable ; c’est
parce que Personne et le rien ont quelque chose à voir […] avec le sacré »
(Camus, 1997c : 15-16).
12. Sur le sujet, voir la citation suivante qui est tirée de La chambre claire :
« Et sans doute, l’étonnement du “Ça a été” disparaîtra, lui aussi. Il a déjà
disparu. J’en suis, je ne sais pourquoi, l’un des derniers témoins (témoin de
l’Inactuel), et ce livre en est la trace archaïque » (Barthes, 1980 : 146-147). Le

395
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

salle des Vents n’a-t-elle pas tout d’un temple dédié aux morts,
avec sa Barque des ombres qui, telle la nef de Charon, s’apprête
à franchir ce « ruisseau calomnié » (ISV : 207)13, à l’aide de la
Carte des Vents dont les cercles concentriques rappellent et figu-
rent une conception dantesque du monde ?
On a déjà vu que la chute est indiquée comme titre roma-
nesque archétypal. La chute est aussi celle du lecteur qui se
trouve dans l’impossibilité de tout suivre, de tout comprendre,
de tenir tous les fils ensemble puisqu’il a l’impression de tomber
dans un chaos presque total, du moins à sa première traversée du
texte. Nous risquons de nous perdre, et le non-dit, comme la
répétition des mêmes scènes et des mêmes mots, peut affleurer le
non-sens. Paradoxalement le roman ne fait sens que si « nous-
mêmes tombons à notre tour » (ISV : 180)14, pour citer un pas-
sage qui rappelle un autre intertexte de L’inauguration de la salle
des Vents, à savoir l’exergue d’Histoire, de Claude Simon, qui l’a
lui-même emprunté à Rilke : « Cela nous submerge. Nous l’orga-
nisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau
et tombons nous-mêmes en morceaux » (Simon, 1967 : 7 ; Rilke,
1992 : 87 ; je souligne).
Cette chute concerne bien sûr le sida et le désastre que ce
syndrome représente encore pour l’humanité. Mais derrière ce
fléau se profile un autre désastre dont l’écriture ne saurait pas
non plus rendre compte adéquatement : la Shoah. De temps en
temps L’inauguration de la salle des Vents y fait allusion de ma-
nière allégorique, comme Albert Camus l’avait fait dans La peste :
« de nuit de brouillard » (ISV : 13)15, « avant le malheur avant la

Journal de Camus est rempli du sentiment de l’inactuel – un dégoût profond –


que l’écrivain ressent à l’égard des excès et du non-sens de notre époque
médiatisée, et ceci bien avant l’Affaire.
13. Il s’agit d’une citation du « Tombeau » dédié à Verlaine : « Un peu pro-
fond ruisseau calomnié la mort » (Mallarmé, 1945 : 71).
14. Voici le passage en question : « on n’est même plus sûr peut-être qu’on
projette sur ce qui se dérobe s’échappe se fendille tombe en morceaux et nous-
mêmes tombons à notre tour » (ISV : 180 ; je souligne).
15. Nuit et brouillard (1956) est le titre du célèbre film d’Alain Resnais sur
les camps de concentration.

396
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

guerre avant les charniers avant le nécropole » (ISV : 70),


« comme s’il voyait venir le désastre » (ISV : 62), « le kaddish aux
oiseaux […] laissant le livre à ses cendres » (ISV : 37), « Ainsi de
noms brûlés serait meublé ce vide » (ISV : 323 ; je souligne)16.
Dans le Discours de Flaran, Renaud Camus avait explicite-
ment souligné le caractère indicible de ces deux désastres que
sont le sida et l’Holocauste : « Le désastre peut s’appeler holo-
causte, il peut s’appeler sida, aussi bien. S’appeler et ne pas
s’appeler : sans titre, dit James Brown, et entre parenthèses, en ita-
liques, (sida). La chose est dite et n’est pas dite. Qu’elle ne saurait
être dite, voilà peut-être ce qui est dit » (Camus, 1997c : 46)17.
Selon lui, le pire des désastres a altéré le sens dans ce qu’il a de
plus fondamental, comme il l’explique dans Nightsound, un essai
consacré à des œuvres de Josef et d’Anni Albers : « Face à
l’atrocité inimaginable et pourtant trop réelle, à l’épouvante de
l’Histoire […] – cette torture du passé, du passé toujours trop
récent et à jamais présent –, le sens se renie, s’abdique, et passe à
tout instant au revers de lui-même » (N : 131). Et le romancier
donne comme exemple de la production du sens après le désas-
tre, la poésie de Celan, un de ses écrivains de prédilection, qu’il
partage du reste avec Derrida : « La poésie renonce le discours,
l’enseignement, le commentaire, la phrase. Elle paraît n’aspirer
plus, comme chez Celan, qu’à la prolifération suspendue, au
miroitement d’un laps sur le vide, voire au silence » (N : 131-
132). On comprend, dès lors, pourquoi L’inauguration de la salle

16. Voir aussi la référence à « ce nom brûlé » (ISV : 162). Voici l’in-
tertexte celanien : « Tous ces noms, brûlés / avec elle, tous / ces noms. Tant / de
cendre à bénir. Tant / de terre gagnée / au-dessus / des légers, si légers /
anneaux / d’âmes » (Celan, [1979] 2002 : 43 ; je souligne).
17. Plus tôt dans le Discours de Flaran, Camus avait déjà parlé des désastres
et de leur prégnance pour l’art contemporain : « Il faut remonter au désastre. Ce
n’est pas bien difficile, car le désastre a nombre de visages, et le temps passerait-
il sur lui que pourtant il ne serait jamais loin. Mais il faut remonter au plus
grand des désastres. Il faut remonter à la question d’Adorno […] sur la
possibilité d’écrire encore des poèmes, après Auschwitz » (Camus, 1997c : 17) ;
« C’est une grande part de l’art contemporain, et la meilleure, peut-être, que
l’on peut dire chue d’un désastre obscur » (Camus, 1997c : 44).

397
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

des Vents passe sous silence bon nombre de choses qui pourraient
sembler évidentes, dont le nom du fléau qui tue certains amis du
narrateur. Mais revenons à Nightsound. Ce livre, qui a été publié
pendant l’affaire Camus, n’a pas attiré l’attention des médias,
sans doute parce qu’un tel ouvrage risquait de compromettre
l’image d’antisémite endurci qu’on présentait de l’écrivain à
l’époque. Et pourtant, la seconde partie du livre est une réflexion
subtile et nuancée sur six tapisseries d’Anni Albers intitulées Six
Prayers commandées par le Musée juif de New York pour com-
mémorer les victimes de l’Holocauste. Cette œuvre, qui ne
représente aucun être vivant, est « l’une des plus belles, l’une des
plus intelligentes, l’une des plus pudiques certainement et l’une
des plus intenses réponses de l’art, tout médium confondu, à la
question éternellement récurrente d’Adorno sur ce qui peut en-
core être produit, en fait de “poésie”, après Auschwitz » (N :
126)18.
En expliquant cette œuvre de deuil d’Anni Albers, Camus
arrive à articuler l’esthétique qui sous-tend l’écriture du roman
qu’il allait publier trois ans plus tard. C’est une esthétique de
l’exigence qui refuse toute solution de facilité alors que la
solution de continuité – la rupture – et la béance se trouvent au
cœur de cette pratique. Cette « écriture du désastre » (Blanchot,
1980) textualise « la chute de la signification » (N : 37) pour en
faire un tombeau littéraire consacré à la mémoire des êtres dispa-
rus que l’écrivain a connus et chéris. Après une telle catastrophe,
le sens se vide de toute logique du récit, de toute chronologie
conventionnelle et de la possibilité de faire sens traditionnelle-
ment : « Le sens moderne est textile, tissé, noué, plein d’embran-
chements et de croisements, de superpositions et d’échanges, de
pertes et de résurgences. Il ne peut plus s’accommoder du récit
traditionnel, tendu du début vers une fin » (N : 130). Incarné par
une écriture de l’absence-présence (le non-dit, le presque non-dit

18. Sur Six Prayers, voir aussi le Journal de 1999 : « Sur ce sujet où tant
d’œuvres et surtout tant de discours sont menacés par le défaut de pudeur, je
n’en sache guère dont le ton soit si juste. Rien de trop, rien de pas assez »
(2002b : 198).

398
LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE

et l’intertextualité), le sens s’ancre à même la matière de ce


roman d’un auteur méconnu, un memento mori dont on ne
saurait nier l’actualité et encore moins le caractère poignant.
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

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AUX LIMITES DU MOI,
DES MOTS ET DU MONDE :
QUESTIONS D’IDENTITÉ DANS LE PAYS
DE MARIE DARRIEUSSECQ

Catherine Rodgers
Université de Swansea

Dans Étrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva émet l’idée que


c’est peut-être à partir de la subversion de cet individualisme
moderne, à partir du moment où le citoyen-individu cesse de
se considérer comme uni et glorieux, mais découvre ses inco-
hérences et ses abîmes, ses « étrangetés », en somme, que la
question se pose à nouveau : non plus de l’accueil de l’étranger
à l’intérieur d’un système qui l’annule, mais de la coha-
bitation de ces étrangers que nous reconnaissons tous être
(1988 : 11).

Marie Darrieussecq, dans Le pays, pose la question de l’étrangeté


et de l’identité. Par l’intermédiaire de son alter ego, Marie
Rivière, elle médite sur l’existence et sur les éléments qui consti-
tuent le moi et leurs agencements : le corps, le pays d’origine et
le pays d’accueil, les membres de la famille, la ou les langues que
l’on parle ou qu’on parle autour de soi. La quête de Marie
Rivière ne se présente pas comme la construction d’un moi « uni
et glorieux ». Au contraire, elle privilégie les fissures, les absences,
les bords, les lieux et les temps où la raison vacille, où l’unité se
dédouble, où le sens échappe, où le « je », en confrontant la folie,

403
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

la mort et le vide, se lézarde et s’écrit « j/e ». Elle fait l’expérience


de l’étrangeté. Dans ce côtoiement de ses fantômes, elle pourrait
se perdre, mais Marie Rivière, par l’écriture, se sauve de la perte
et recrée du sens.
Le pays est le récit d’une tentative de retour au pays d’ori-
gine. Marie Rivière, écrivaine, rentre au Pays yuoangui, double
fictionnel du Pays basque, pays d’origine de Darrieussecq. Elle
rend compte de ce retour dans un écrit intitulé Le pays, dont le
titre est donc le même que le texte que nous lisons, et qui est
peut-être le même texte. Le pays de Darrieussecq a une double
narration, l’une à la première personne du singulier, l’autre à la
troisième personne du singulier, toutes deux renvoyant à Marie
Rivière ; les narrations se recoupent, se complètent, mais sans
coïncider totalement. Ces dédoublements de l’espace et de la
narration jettent un trouble quant à la nature du texte. De plus,
Le pays incorpore plusieurs éléments fantastiques. Marie Rivière
voit des fantômes ; elle se rend dans la Maison des Morts, lieu
matriciel où les vivants, grâce à la technologie et aux hologram-
mes en particulier, redonnent apparence de vie à leurs proches
disparus. Darrieussecq remet en question beaucoup de limites
dans Le pays, et seront envisagées successivement la problémati-
sation des limites du moi, celle de la langue, et celle du monde.

AUX LIMITES DU MOI


D’emblée, Darrieussecq établit le thème central de la fissure
du sujet. Dans les toutes premières pages du Pays, la pro-
tagoniste, Marie Rivière, court, et au rythme de la course, son
être se sépare : d’un côté, son corps fonctionne telle une machine
bien rodée – elle nous parle « des rouages des hanches » et du
« piston des bras » (Darrieussecq, 2005 : 131) – de l’autre côté,
son moi s’allège, s’évapore, devient une bulle non pensante. Le
« je » devient « j/e » (P : 11). Dans la course, elle fait donc

1. Les renvois au Pays seront désormais indiqués par la mention P, suivie


du numéro de la page.

404
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

l’expérience de l’anéantissement de son moi et de l’union avec


son environnement.
Une autre MD2, Marguerite Duras, a confié à Bettina
Knapp :
Une perte progressive d’identité est l’expérience la plus
enviable qu’on puisse connaître. C’est en fait ma seule préoc-
cupation : la possibilité d’être capable de perdre la notion de
son identité, d’assister à la dissolution de son identité. C’est
pour cette raison que la question de la folie me tente telle-
ment dans mes livres (1971 : 656).

De même Marie Rivière recherche ces moments de vacance de


soi. À part la course, elle éprouve cette perte de soi quand elle
nage, ce qui lui permet un « accès au monde sans le je » (P : 179),
dans la méditation où son moi devient « une présence décentrée,
épanouie » (P : 179), quand elle fume du haschich et qu’elle jouit
alors de l’« extase d’un moi élémentaire » (P : 126), lors de sa
descente du Grand Canyon. Le demi-sommeil dans lequel la
plonge son voyage en avion lui procure des sensations sem-
blables. Elle ressent également un sentiment de dépossession
devant la mer, quand son « moi devient une grande béance pleine
d’eau salée » (P : 99). Là aussi la pensée la quitte, « les signes se
désamarrent » (P : 99). Dans ces moments où le moi se fêle, se
dédouble, une présence fantomatique accompagne la narratrice :
elle obtient un « bref accès sur l’envers des choses » (P : 57).
C’est surtout l’écriture qui lui permet de rejoindre cet état
d’absence à elle-même qu’elle recherche. Elle décrit l’écriture
comme un phénomène paradoxal qui requiert à la fois sa pré-
sence et son absence. Sans elle l’écriture ne peut advenir, mais si
elle est trop présente, les phrases ne se forment pas. Elle se
dédouble, une partie d’elle-même reste sur la terre ferme, dans la
réalité quotidienne, tandis que l’autre se détache et entre dans
cette « zone blanche » (P : 79) où personne n’existe, où réside « la

2. Darrieussecq, à la suite de Duras, signe aussi MD certains de ses textes,


comme la quatrième de couverture de son dernier recueil d’histoires courtes
Zoo et elle a fait part de ses affinités avec Duras dans « MD, années 80 ».

405
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

pensée sans sujet de l’écriture » (P : 38). En écrivant, elle fait


« l’expérience du vide » (P : 210) ; elle oublie qu’elle a un corps,
elle tend à une « porosité cosmique » (P : 178). Pour elle, la per-
sonne qui écrit n’est pas une personne (P : 117) ; elle devient
« chambre d’échos » où résonne l’écriture (P : 117). Les phrases
naissent, prennent place et résonnent dans une chambre vide (P :
80).
Les descriptions de l’écriture que l’on trouve dans Le pays
rappellent celles de Duras, qui concevait l’écriture comme une
chambre noire, un processus mystérieux qu’elle ne contrôlait
pas. Les deux auteures mentionnent la sensation de dédouble-
ment, d’évidement de soi que procure l’écriture. Duras aussi
avait fait l’expérience de la porosité de l’écrivain ; surtout elle
avait reconnu le danger inhérent à l’écriture : le fait que l’écriture
amène l’écrivain aux limites de la raison, au bord de la folie.
Duras disait qu’en écrivant on risque de « sortir de certaines
limites. De la raison… saine » (Nyssen, 1969 : 134-135)3.
À les lire, on reconnaît la comparaison que Sigmund Freud
a faite entre l’écrivain et le rêveur éveillé (Freud, 1908). Pour les
deux écrivaines, écrire revient à abaisser les barrières érigées par
leur conscience et à s’approcher de leur inconscient. D’où le sur-
gissement des fantômes pour Marie – que l’on verra plus en
détail plus loin –, la peur de la folie pour Duras. L’écriture
procure donc à Marie Rivière une autre expérience de
dépersonnalisation.
Tels les surfeurs qui doivent se laisser guider par la vague,
Marie doit se laisser porter par le mouvement de l’écriture (P :
227). L’écriture est un processus qu’elle doit laisser mûrir en elle,
qui passe par elle mais qu’elle ne domine pas, pas plus qu’elle ne
maîtrise le développement du fœtus qui croît dans son ventre.
Car Marie Rivière est enceinte, et sa grossesse est une autre
expérience de l’altérité, différente de celle de l’écriture, mais qui
présente des parallèles avec elle. D’abord, la grossesse est

3. Pour une analyse des dires de Duras sur l’écriture, voir Cousseau
(2005).

406
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

présentée comme un phénomène qu’elle ne contrôle pas : elle ne


sait pas quand le bébé a été conçu, elle n’identifie pas les pre-
miers symptômes comme étant des signes de sa grossesse. Son
corps se transforme et elle assiste à cette métamorphose, specta-
trice d’un acte auquel elle prend part sans en décider.
Ce corps enceint est un corps aux symptômes envahissants,
un corps qu’on ne peut oublier, qui lui rappelle constamment la
présence d’un autre être en elle. Marie Rivière compare le travail
du corps de la femme enceinte et celui de l’écrivaine qui écrit un
livre. Dans les deux cas un travail se fait, non contrôlé par la
femme. Elle est à la fois indispensable et simple accompagnatrice
d’un processus qui la dépasse. Marie remarque que « [l]es livres
s’écrivent sans elle mais sur un rythme biologique » (P : 100) et
elle ajoute : « Je laissais venir un livre et un enfant » (P : 153).
L’expérience de Marie montre que les deux tâches ne s’opposent
pas, qu’au contraire elles ont en commun le même processus de
création4.
Marie subvertit donc la dichotomie corps/esprit ; de par son
état, elle fragilise aussi la limite entre culture et nature. Dans
« L’hérétique de l’amour », Kristeva souligne l’aspect limite de la
grossesse :
seuil de la culture et de la nature […]. Le non-dit pèse sans
doute d’abord sur le corps maternel : aucun signifiant ne
pouvant l’exhausser sans reste, car le signifiant est toujours
sens, communication ou structure, tandis qu’ici [dans la
grossesse] un pli étrange altère la culture en nature, le parlant
en biologie (1977 : 47).

Son état remet aussi en question les limites de son moi :


enceinte, elle n’est plus ni une ni deux. Iris Young note cette
expérience : « Reflection on the experience of pregnancy reveals a
body subjectivity that is decentred, myself in the mode of not
being myself » et « in pregnancy I literally do not have a firm

4. Sa pensée s’oppose donc à celle de Beauvoir dans Le deuxième sexe et


rejoint celle de Leclerc dans Parole de femme.

407
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sense of where my body ends and the world begins » (1990 : 162-
163). De plus, dès le début de sa grossesse, Marie est convaincue
que son enfant est de sexe féminin et elle tend à envisager sa fille
comme un double miniature d’elle-même, l’identifiant à elle.
Les activités de Marie et sa condition contribuent à lui
donner le sentiment que son moi est fragile et elle a en plus deux
frères qui la confrontent, chacun à sa façon, à une expérience
d’annihilation du moi : Pablo par la folie, Paul par la mort et le
secret qui entoure sa disparition. Pablo, Péruvien d’origine, a été
adopté, puis il est devenu fou. Marie cherche désespérément un
sens au délire de son frère. Il produit un discours sans raison, qui
se répète comme un disque rayé et qui a des affinités, comme
nous le verrons, avec les paroles préenregistrées, mécaniques, de
l’hologramme de la grand-mère.
Marie redoute ses visites à son frère, maintenant interné ; elle
ne reconnaît plus en cet homme alourdi le frère qui était si
proche d’elle dans son enfance. Si voir ou entendre ce frère lui
est devenu si pénible, c’est peut-être aussi parce qu’il présente
une image possible d’elle-même, ce qu’elle pourrait devenir sans
l’écriture. Kristeva explique que la « présence [de l’épilepsie et de
la folie] chez notre prochain nous inquiète d’autant plus que
nous les pressentons obscurément en nous-mêmes » (1988 :
274). Toutes les tendances qu’elle repère chez le frère –
dédoublement, invention de son ascendance, absence à soi-
même – nous avons vu qu’elle les éprouve à un moindre degré.
Pablo passe du « je » au « il » (P : 29), il replie le temps et il « parle
en points lancés » (P : 29) ; or n’est-ce pas ce que sa sœur fait elle
aussi dans ses récits ? Le frère, exilé de son pays, qui parle une
autre langue que la langue maternelle qu’il a oubliée, est un
double d’elle, un double effrayant, une image de la dépossession
de soi, de celui qui est passé entièrement de l’autre côté. En sa
présence, elle ressent la tentation de basculer de l’autre côté, l’ap-
pel d’un autre univers, que ce soit la réminiscence de l’attrait de
se jeter dans la cage de l’escalier du phare, ce qui la ferait passer
dans « un autre univers, indolore et blanc » (P : 30), ou celui de
traverser un rideau d’eau vertical, vision qui rappelle inévitable-

408
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

ment l’image choisie par Jean Cocteau dans Orphée pour symbo-
liser le passage de la vie à la mort. Elle note le vide que Pablo a
créé en devenant fou. Sa folie est une sorte de mort, et elle avoue
que Pablo lui manque « comme s’il était mort, d’une mort sans
enterrement » (P : 162).
Cette image est d’autant plus douloureuse qu’elle a perdu
son frère Paul, et que le deuil de Paul est rendu très difficile à
cause du silence qui recouvre sa mort. Les parents, et surtout la
mère, ont inventé un récit de disparition pour couvrir ce qui
semble être un cas de mort subite du nourrisson : la lumière
l’aurait ravi dans son berceau. Ce frère devenu tabou se trans-
forme en fantasme : « Quand Pablo est devenu fou, c’est là seule-
ment que ce frère, qui n’avait pas vécu, s’est mis à exister. Une
histoire s’est élaborée peu à peu, un fantasme » (P : 104). Marie
se heurte à un mur quand elle tente d’aborder le sujet de Paul
avec sa mère.
Comme pour Pablo dont elle essaie de déchiffrer le délire,
Marie tente, dans la Maison des Morts, de donner un semblant
d’existence à Paul. Elle entreprend de lui construire un holo-
gramme, tentative qu’elle abandonne finalement au moment où
l’ordinateur lui propose une image d’elle en homme pour
l’hologramme de Paul. L’ordinateur l’a-t-il alors mise en présence
d’une image trop proche d’une de ses angoisses, celle de sa pro-
pre disparition ?
Les deux garçons deviennent unis, dans la conscience de
Marie, par la mort et la folie, causes de leur disparition à tous les
deux. La similitude de leurs noms encourage les substitutions. À
un moment, les phrases faisant référence aux deux frères se
mettent en miroir, chaque frère devenant le double de l’autre : à
« [l]ui, d’où il était, dans sa sidération, Pablo, fils de De Gaulle –
lui, ce pays, il n’en faisait pas toute une histoire » (P : 108) fait
écho « [l]ui d’où il était, dans sa sidération, lui, s’il était vivant
quelque part, le subitement mort, l’enfant perdu devenu grand,
lui, ce pays, il n’en faisait pas toute une histoire » (P : 109).
Chacun à sa façon, ses deux frères montrent à Marie les dangers
qui la bordent, la folie d’un côté, la mort de l’autre. Elle,

409
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

contrairement à eux, en fait toute une histoire, ce qui est son


mode de défense contre ces deux formes de disparition.
Étant ainsi placée devant deux des figures de l’étrangeté,
deux formes de mort, l’une littérale, l’autre symbolique, il n’est
pas surprenant que Marie soit assaillie par des fantômes. Kristeva
explique que « revenants et fantômes […] peuplent d’inquiétante
étrangeté nos confrontations avec l’image de la mort » (1988 :
273). Le genre de silence, ou de récit fantasmé que rencontre
Marie quand elle évoque ses frères avec sa mère est susceptible de
donner naissance à ce que les psychogénéalogistes appellent un
« fantôme ». Un fantôme, pris dans ce sens, est « une absence de
représentation, un trou dans les mots, une défaillance des paroles
de nos parents sur la sexualité et la mort, telles qu’eux-mêmes –
ou leurs ancêtres ! – ont eu à les assumer5 ». Le « fantôme » vient
hanter les descendants des personnes impliquées dans le trauma-
tisme initial. Faire une histoire de ses frères est en fait le meilleur
moyen qu’ait pu trouver Marie pour se libérer de leur emprise.
Marie vit en effet constamment dans la proximité de fan-
tômes, présences fugaces qui l’accompagnent dans ses activités
quotidiennes (P : 19, 57, 82), mais surtout dans l’écriture, car
« [é]crire vous tient […] dans une grande disponibilité aux fan-
tômes » (P : 83). Les derniers paragraphes du Pays concernent les
fantômes : « Ils naissent de notre hantise, qui les allume et les
éteint, oscillants, pauvres chandelles. Ils ne sont que pour nous »
(P : 297).
Si elle craint les fantômes, s’ils représentent ses hantises, elle
semble aussi les rechercher. Ainsi rêve-t-elle d’une photographie
dont le temps d’exposition serait si long, qu’elle disparaîtrait de
la pellicule alors qu’y apparaîtraient les fantômes (P : 154). Elle
considère même sa fille comme un « petit spectre » (P : 65). La
description qu’elle en fait lors de sa première échographie est
digne d’un film de science-fiction :
Je vis une main, une main qui avançait vers moi dans le noir.
Grande ouverte : pouce, index, majeur, annulaire et auri-

5. Explication de Didier Dumas, reprise par Canault (1998 : 26).

410
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

culaire, une main d’être humain. Et derrière, apparaissant,


forçant le néant comme sous une étamine, un visage à la bou-
che ouverte, yeux profonds, grand front sombre… qui avan-
çait et reculait, palpitait, au bord de disparaître, dans le
brouillard des pixels (P : 167).

D’ailleurs Marie nomme sa fille Épiphanie, ce qui signifie « ap-


parition ». Et Marie est sidérée par le miracle de la conception, le
fait que quelqu’un qui n’existait pas va apparaître.
Un jour, Marie a une vision de son frère mort, devenu
adulte. Elle explique cette apparition spectrale comme la projec-
tion de la forme en creux du disparu qu’elle porte en elle (P :
236). Elle comprend qu’en disparaissant, Paul a laissé « ce senti-
ment de l’absence, et cette familiarité des fantômes, et une forme
de chagrin sans issue » (P : 236). Il est en effet particulièrement
difficile d’opérer le deuil de ceux qui ont disparu sans trace, de
ceux dont on ne parle pas. Or ses parents ont enseveli Paul dans
le silence et le fantasme.
Que fait Marie quand elle écrit ? Opère-t-elle la séparation
ou la continuité entre vivants et morts ? Quand elle fait une
histoire de ses frères, est-ce en fait le meilleur moyen qu’elle ait
pu trouver pour se libérer de leur emprise ?
Sa fascination pour la Maison des Morts laisse planer le
doute. Elle va s’enfermer dans ces cabines qui ressemblent à des
matrices, tendues de rouge, capitonnées, à la douce chaleur où
elle s’endort même. De ces cabines, elle fait surgir les holo-
grammes des personnes mortes de sa famille, sortes de spectres
générés par ordinateur. Comme son père et sa mère ne se sont
pas préoccupés d’entrer les données nécessaires pour Paul, son
hologramme est vide, « prêt à être nourri d’informations pour
devenir le spectre de quelqu’un » (P : 208). L’hologramme qu’elle
vient voir est celui de sa grand-mère maternelle, Amona. À sa
commande, celle-ci apparaît (P : 200). L’hologramme reprend
tous les éléments de la personne entrés par ses descendants.
Comme Pablo il débite des clichés, fournissant les réponses ju-
gées appropriées par l’ordinateur. L’illusion est tout de même par
moments prenante et la narratrice a l’impression de revivre des

411
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

moments passés avec sa grand-mère. Pour les lecteurs, l’illusion


est encore plus déstabilisante puisqu’il nous est difficile de distin-
guer Amona de son hologramme, tous les deux n’étant qu’effets
du texte. La limite entre la personne et son hologramme, la
réalité et son simulacre, est brouillée, de même que la ligne entre
la réalité et son semblant textuel. Marie Rivière navigue entre
deux mondes : le réel et celui qu’elle crée, entre le pays et Le pays
(P : 225). Quant à Darrieussecq, la mise en abyme se creuse
davantage.

AUX LIMITES DES MOTS


En tant qu’écrivain, la croyance en le pouvoir des mots pour
communiquer, pour saisir le soi et le monde est primordiale pour
Marie Rivière (et, si l’on se fonde sur ses entretiens, pour
Darrieussecq aussi). Ses parents, par contre, n’ont pas confiance
en la langue, chacun demeurant silencieux à sa façon : la mère
s’exprime par ses sculptures, le père ne s’exprime pas vraiment.
Ainsi commente-t-elle : « ma mère croyait à l’insuffisance du
langage […]. Et mon père, lui, croyait qu’on peut se comprendre
sans mots » (P : 286). Marie s’insurge contre ces deux visions du
langage et elle fait confiance aux mots : « le monde était là,
déployé. Il suffisait d’oser le prendre, c’était simplement du tra-
vail, mon travail, qui ne laissait rien d’indicible » (P : 286). Sa
confiance va même plus loin puisqu’elle dit : « Tant qu’il restait
des mots […] on pourrait encore les assembler à neuf pour
décrire le monde, et en repousser les limites » (P : 135). Non seu-
lement elle tente de repousser les limites de ce qu’on considère la
réalité – elle ouvre son texte à des phénomènes qui la dépassent,
tels les fantômes –, puisqu’elle refuse de faire une démarcation
nette entre le monde des vivants et celui des morts, des per-
sonnes et de leurs faux-semblants – projections, hologrammes –
entre l’état de veille et de sommeil, mais elle transgresse constam-
ment les limites entre la réalité et la fiction.
Darrieussecq joue avec les similitudes entre sa réalité biogra-
phique et celle de sa protagoniste : toutes deux sont nées en

412
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

1969, se nomment Marie, prénom par ailleurs très approprié


pour un récit de conception et d’épiphanie ; Marie Rivière est
écrivaine, et son premier livre met en scène un cochon (clin d’œil
à Truismes, le premier roman de Darrieussecq) ; elle a aussi deux
enfants : un garçon et une fille, comme Darrieussecq. Le titre du
livre qu’écrit Marie Rivière est Le pays. Le pays d’origine de
Darrieussecq, le Pays basque, a de fortes ressemblances sur les
plans géographique, historique et culturel avec le Pays yuoangui,
celui de Marie Rivière. De même, le temps de la diégèse est très
proche du nôtre et Darrieussecq insère des marqueurs bien
contemporains, comme Ikéa, mais il est légèrement décalé par
rapport à notre monde : Le pays se situe dans un univers parallèle,
légèrement en avance sur notre temps, où les Yuoanguis ont
gagné leur indépendance de l’Espagne et de la France et où les
hologrammes existent couramment.
Darrieussecq place donc son texte entre une réalité autobio-
graphique et la fiction. Marie Rivière, qui écrit en son propre
nom à la différence de Darrieussecq, spécifie :
Ce n’était pas la caravane de mon père mais son équivalent-
texte, une caravane de papier, un alias : avec des signes je les
recréais, la maison, la caravane, les morts ; codes, agencements
et rythmes, une caravane inhabitable mais qui était davantage
caravane que ce qui m’était perceptible au fond du jardin de
ma mère. Une caravane appropriable par moi et d’autres, et
qui n’expropriait pas mon père (P : 226).

En déplaçant plus son texte vers la fiction, par les variations sur
les noms propres, par le glissement temporel, Darrieussecq se
laisse une marge éthique encore plus grande. En effet, bien
qu’elle utilise des éléments autobiographiques, elle ne peut être
accusée d’« exproprier » ses proches – ou elle-même –, puisqu’elle
insiste aussi sur l’élément fictionnel qu’elle introduit dans ses
récits.
Le texte est donc sciemment présenté comme un double, à
la fois le même et fondamentalement différent de la réalité. Ce
dédoublement est redoublé, symbolisé par un texte lui-même
double : d’un côté, un texte en caractères gras, narré à la première

413
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

personne du singulier, de l’autre un texte en caractères romains,


narré à la troisième personne du singulier 6. De nombreux
passages, sous forme de reprises de phrases, d’idées s’établissent
entre les deux textes, comme si le texte en gras, le plus immédiat,
venait nourrir, fournir la matière première à l’autre. Ainsi le texte
en gras annonce que Marie a trouvé la première phrase de son
livre : « Il était temps de rentrer au pays » (P : 85), phrase que l’on
a lue pour la première fois dans le texte en romain à la page 17,
ce qui n’est ni la première phrase du livre, ni la première du texte
normal. Le texte à la troisième personne est-il le texte écrit par
Marie Rivière, qui s’intitule – il fallait s’y attendre – Le pays ? Ou
écrit-elle les deux textes ? « L’hérétique de l’amour » est aussi écrit
de cette façon. Les textes sur la grossesse encouragent-ils ce genre
de dédoublement de par la nature de l’expérience qu’ils relatent ?
Nous avons vu de plus que la plupart des expériences de vacance
du moi de Marie s’accompagnent d’une sensation de dédouble-
ment ; il est donc approprié que le texte soit double. Les liens
entre les deux textes se resserrent pour évoquer et la folie de
Pablo, et la disparition de Paul. Ces deux frères sont sources
d’angoisse pour Marie et c’est comme si leur évocation affolait
les textes.
Marie, qui a tant de difficultés à trouver un point d’ancrage,
qui tend à s’évaporer, ne trouve guère de stabilité dans son nom.
Du fait de son sexe, elle n’a pas de nom à elle. Elle en fait la re-
marque : « Les femmes n’ont pas de nom » (P : 92). Elle explique :
« Même si j’écrivais sous le nom de ma mère, ce serait sous le
nom de son père à elle » (P : 92) et elle précise : « Si j’accouche
d’une fille, elle n’aura que son prénom » (P : 92). D’où l’impor-
tance du prénom. Marie nommera sa fille Épiphanie, prénom
certainement inhabituel. La mère de Marie l’appelle Marion, et
même Marionnette. Ce diminutif est révélateur de cette relation
mère-fille, où la mère écrase la fille de sa taille et de sa renommée

6. Là encore, comment ne pas penser à Duras et à L’amant, dans lequel la


narration à la première personne du singulier alterne avec une autre à la troi-
sième personne du singulier ?

414
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

au Pays. En plus, Marionnette suggère que Marie est une poupée


contrôlée par un(e) autre. Qui serait le marionnettiste ? La mère
sculptrice qui crée des formes humaines ? Face à cette mère phal-
lique, en rivalité avec sa fille, cette dernière se cramponne certai-
nement à son phallus à elle, Tiot, ou à l’écriture. Mais le marion-
nettiste est peut-être aussi Marie, Marie Rivière ou Darrieussecq.
Son nom, Rivière, fait l’objet de plusieurs références dans le
texte. La plus développée est une plaisanterie, où l’on se moque
du sage qui prononce la phrase « la vie est une rivière » (P : 155).
Cependant, même si c’est sur le mode en partie ironique, Marie
reprend cette phrase en son nom (P : 279). On pense à la cita-
tion d’Héraclite – « À ceux qui descendent dans les mêmes
fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux » –, dont la
philosophie qui insiste sur le mouvement de toute chose, sur le
fait que les êtres sont toujours en devenir, s’accorde avec la
conception de la vie de Marie. Dans Le pays, le mobile est récur-
rent, offrant une autre image de permanence dans le change-
ment : le tout demeure malgré l’agencement différent de ses
éléments, et même grâce à cet agencement. Le choix des deux
textes qui constituent Le pays va dans le sens de cette fluidité
puisqu’en tant que lectrices ou lecteurs, nous devons constam-
ment mettre en relation ces deux textes, organiser des liens entre
eux. Le nom de Marie Rivière est donc un indice de l’adéquation
du langage pour décrire le monde. Si Marie compte, avec les
mots, repousser les limites du monde, elle force aussi les limites
du langage. Elle n’hésite pas à utiliser des onomatopées, comme
le « tap tap » (P : 221) du hoquet de sa fille, ou même à avoir
recours à des dessins – comme la portée d’hirondelles (P : 25).
Au-delà du français, enfouie sous lui et le débordant, se
trouve la vieille langue, archaïque, incompréhensible pour la
narratrice – sorte d’inconscient qu’elle s’efforce d’apprendre. Elle
ne la comprend pas, mais cette langue résonne en elle, à la
manière dont les amputés sentent leur membre coupé (P : 77).
Bien qu’il n’y ait aucune tentative pour l’inscrire dans le texte, la
vieille langue hante le texte de sa présence/absence. Marie
Rivière a été exposée à la langue yuoanguie dans son enfance, car

415
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

sa mère et sa grand-mère l’utilisaient pour parler entre elles de


sujets tabous et pour exclure la jeune Marie ; c’est une langue
maternelle qu’elle ne connaît pas – ce qui est symbolique de ses
relations tendues avec sa mère – c’est une langue de secrets. Sa
pratique rend étranges les gens qu’elle connaît puisque quand sa
mère et sa grand-mère se parlaient en vieille langue, elles deve-
naient comme des inconnues pour la jeune narratrice.
Le fait qu’elle ne comprenne pas la langue fait d’elle une
étrangère : « Elle ne sera jamais d’ici » (P : 81) et elle se sent trans-
formée en « fatma » (P : 145) dans un pays dont elle ne peut plus
prononcer le nom des rues. Le français est opposé à la vieille
langue : le français est une langue rationnelle – on pourrait dire
masculine, c’est la langue du père –, tandis que la vieille langue,
langue des femmes, demeure mystérieuse ; Marie ne comprend
pas comment la vieille langue peut ordonner le monde. La pre-
mière phrase que Marie comprend en yuoangui est « elle est
écrivain » (P : 164), phrase fondatrice de son être, qui touche au
cœur de son identité, qui est prononcée par sa mère au moment
clé qu’est sa première échographie. À part cette exception et les
courts instants où elle croit comprendre la sage-femme lors de
son accouchement, Marie est tenue à l’écart de la vieille langue.
La vieille langue est présentée comme « la patrie de ceux qui n’en
avaient pas » (P : 133), mais Marie vacille à sa frontière, et là
encore elle se trouve dans l’entre-deux. Pourtant elle est de ceux
qui n’ont pas de patrie, elle hésite entre deux mondes, toujours
en exil.

AUX LIMITES DU MONDE


D’abord, il faut souligner l’importance de l’espace pour la
narratrice. Sa perception d’elle-même semble dépendre en
grande partie de sa situation dans l’espace. Ainsi, son mariage
avec Diego influe sur son ancrage dans l’espace. Ses moments de
dépression entraînent des pertes de repères spatiaux : elle ne sait
plus où elle habite (P : 230). Juste avant de passer son test de
grossesse, elle vient de se dire : « Ma situation sur la planète

416
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

m’échappait » (P : 59), se demandant : « Où suis-je ? » (P : 60). La


croix qui apparaît sur le test marque clairement son lieu, lui
annonçant : « Vous êtes ici » (P : 60).
Si elle rentre au Pays, c’est en partie par souci de donner un
paysage à son fils Tiot. Il est important pour Marie que son fils
ait un paysage d’enfance et les squares parisiens, à ses yeux, ne
font pas l’affaire. D’ailleurs le nom Tiot est un palindrome de
toit, ce qui souligne bien le besoin d’ancrage de l’être, le besoin
d’avoir un toit, une maison à soi. À plusieurs reprises Marie
insiste sur l’importance des lieux ; elle écrit : « On est d’une terre.
La terre est le sol où on enterre ses morts » (P : 152) et « La ma-
trice [des femmes] détermine la patrie » (P : 153). La reconnais-
sance de certains lieux personnels, le goût du pain déterminent
aussi le sens d’appartenance à un pays. Marie voudrait pouvoir
se fondre dans le paysage et l’absorber. C’est peut-être parce que
l’espace est une donnée si majeure pour son être qu’elle éprouve
des difficultés à se situer : aussi remarque-t-elle : « “je suis de là”,
elle ne savait pas bien ce que ça voulait dire » (P : 100).
Quand elle se lève avant l’aube un matin et va dans le jardin,
un espace défamiliarisé s’ouvre à elle, une sorte d’éden nocturne,
où – très symboliquement – elle mord dans une pomme et « ses
dents détachent un morceau du monde » (P : 40). L’espace lui
apparaît alors « fait de feuilles disjointes, qui se pliaient avec des
froissements » (P : 41). Est-ce une allusion insinuant que l’espace
serait comme un livre non encore assemblé ? Elle émet aussi
l’idée que ses sens limités ne peuvent appréhender toutes les di-
mensions du monde (P : 41). L’espace connu s’ouvre sur des
dimensions inconnues, sur d’autres univers possibles, parallèles
au nôtre.
Cette conception fantastique de l’espace est certainement à
mettre en rapport avec sa conception floue des limites de son
moi, mais elle peut aussi provenir du statut particulier du Pays
yuoangui, qui est décrit comme un « pays sans nom » (P : 153),
« un endroit qui n’existait pas » (P : 153), « le pays où l’on n’arrive
jamais » (P : 153). Elle souligne l’aporie des Yuoanguis : ils
« n’existaient pas hors de leurs frontières. Mais ces frontières

417
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

n’existaient pas » (P : 158). Pendant longtemps, en effet, le Pays,


si petit et coincé entre deux grands pays colonisateurs, n’a pas été
reconnu.
Même l’existence légale du Pays complique l’existence de
Marie : elle ne peut être reconnue du point de vue des autorités
civiles en tant qu’écrivaine yuoanguie. Elle doit, pour être accep-
tée, se déclarer femme au foyer. Elle doit donc taire une partie
essentielle d’elle-même pour acquérir l’état civil yuoangui. En
même temps, le Pays la réclame et la proclame comme écrivaine
yuoanguie pour récupérer une partie de sa gloire. Là encore elle
doit habiter un entre-deux, ce qui est compliqué par le fait
qu’elle ne parle pas la vieille langue : peut-elle vraiment être écri-
vaine yuoanguie dans ces conditions ? Son désir d’habiter le Pays
est d’autant plus marqué qu’elle se rend compte qu’en fait, « [e]lle
ne retrouverait pas le pays. […] Elle ne rentrerait jamais » (P : 90).
Le pays où elle rêvait de rentrer n’existe que dans sa mémoire ;
celui qu’elle découvre est légèrement différent, non seulement
parce que le Pays a changé, mais parce qu’elle aussi a changé.
À Paris, elle se pensait en exil ; quand elle rentre, elle entre-
prend en fait un nouvel exil et elle éprouve de la nostalgie pour
le Pays qu’elle pensait retrouver et qu’elle sait maintenant être
perdu à jamais. Elle explique : « La nostalgie est le sentiment du
retour : reconnaître et ne pas reconnaître et dans cet écart, mesu-
rer à quel point on était parti » (P : 90). Puis, une fois au pays,
elle se sent exilée de Paris. L’impossibilité de son retour au Pays
s’explique par le fait que ce qu’elle cherchait n’était pas seule-
ment un lieu, mais une époque, celle de son enfance et de son
adolescence. Comme elle le dit : « Le pays n’était pas un lieu,
c’était du temps, du temps feuilleté, et elle était revenue y habi-
ter » (P : 209). Or on ne peut remonter le temps. Kristeva résume
bien ce phénomène de l’exilé : « Amoureux mélancolique d’un
espace perdu, il ne se console pas, en fait, d’avoir abandonné un
temps. Le paradis perdu est un mirage du passé qu’il ne saura
jamais retrouver » (1988 : 20). Encore une fois, on voit combien
Marie est prise entre plusieurs mondes, Paris et le Pays qui se
décline en son Pays à elle et celui qu’elle trouve.

418
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

Tout au long de l’analyse du Pays, nous avons vu comment


Marie est toujours bordée d’« inquiétante étrangeté », que ce soit
par la mort de Paul, par la folie de Pablo, ou même par le fœtus
de sa fille, double étranger poussant en elle. Mais, comme l’ex-
plique Kriteva, « [l]’étranger est en nous » (1988 : 283), et elle
ajoute : « lorsque nous fuyons ou combattons l’étranger, nous lut-
tons contre notre inconscient – cet “impropre” de notre “propre”
impossible » (1988 : 283). Ce qui nous fait le plus peur, ce que
nous ne pouvons accepter comme nôtre, nous le projetons sur
l’autre.
Si Marie a, comme tout un chacun, peur de cette étrangeté,
et si les fantômes sont une manifestation de cette peur, elle
s’ouvre cependant à ces éléments perturbants ; elle les recherche
même en favorisant les moments de vacance de son moi, que ce
soit lors d’exercices physiques répétés, dans le demi-sommeil, la
méditation, et surtout dans l’écriture.
Kristeva écrit que l’inquiétante étrangeté se produit quand
s’effacent les limites entre imagination et réalité. Or c’est ce qui
se passe dans le moment de l’écriture, et c’est ce que Darrieus-
secq cherche à reproduire dans son texte. Par le léger décalage de
la diégèse dans le fantastique et l’élément d’autofiction,
Darrieussecq nous plonge dans une zone marginale, entre fiction
et réalité. Si l’écriture n’était que ce moment de perte de repères,
de porosité à l’autre et au monde, Marie risquerait de s’y perdre,
mais l’écriture participe de deux moments : celui de l’ouverture à
l’étrangeté, où le refoulement devient plus fragile, et le moi de
l’écrivain plus poreux à ce qui est normalement inconscient,
mais aussi un moment où la valeur des signes, qui s’était affaiblie
au cours de la phase de perméabilité, est réinstituée. L’art de
l’écrivain est de laisser affleurer l’étrangeté dans son texte, de
nous en faire éprouver la sensation.
La tentative de Marie de rentrer au Pays fait ressortir son
statut d’étrangère, tel que Kristeva le définit :
L’exilé est étranger à sa mère. Il ne l’appelle pas, ne lui
demande rien. Orgueilleux, il s’attache fièrement à ce qui lui

419
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

manque, à l’absence, à quelque symbole. L’étranger serait


l’enfant d’un père dont l’existence ne fait aucun doute, mais
dont la présence ne le retient pas. […] Rivé à cet ailleurs aussi
sûr qu’inabordable, l’étranger est prêt à fuir. Aucun obstacle
ne l’arrête, et toutes les souffrances, toutes les insultes, tous les
rejets lui sont indifférents dans la quête de ce territoire
invisible et promis, de ce pays qui n’existe pas mais qu’il porte
dans son rêve, et qu’il faut bien appeler un au-delà (1988 :
14 ; je souligne).

Nous avons vu plus tôt que Marie était toujours prise entre
deux pays, deux mondes, deux états, toujours au bord de
quelque chose, aux limites du moi, des mots et du monde.
Kristeva, ayant noté cet écartèlement de l’étranger, propose deux
types d’étrangers « irréconciliables » :
D’une part, ceux qui se consument dans l’écartèlement entre
ce qui n’est plus et ne sera jamais : les adeptes du neutre, les
partisans du vide […]. D’autre part, ceux qui transcendent :
ni avant ni maintenant, mais au-delà, ils sont tendus dans une
passion certes à jamais inassouvie, mais tenace, vers une autre
terre toujours promise, celle d’un métier, d’un amour, d’un
enfant, d’une gloire (1988 : 21).

Certes Marie ressent cette attirance du vide, mais il me semble


qu’elle appartient surtout à la deuxième catégorie d’étrangers,
que sa croyance est sa foi en le Verbe et que sa Terre promise est
l’écriture.
AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE

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CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI 1

Gill Rye
Institute of Germanic & Romance Studies,
University of London

On cite fréquemment la forme particulière des récits de vie


de Christine Angot comme un exemple caractéristique de la
littérature de l’extrême contemporain. Ses ouvrages, dont la plu-
part sont intitulés « roman » en couverture, sont souvent décrits
comme des autofictions. Bien qu’ils soient marqués par une forte
présence d’autoreprésentation intégralement associée à ce genre
hybride, ils reflètent également la prédominance de la performa-
tivité de l’identité dans la vaste sphère de la culture contem-
poraine, que ce soit à travers l’installation et la performance, les
journaux vidéo, les programmes de téléréalité, les blogues ou
autres sites de réseaux sociaux. Le sujet de l’écriture d’Angot dans
toute son œuvre est presque toujours Christine Angot – sa vie,
ses amours, ses problèmes et ses drames, son état d’esprit
fluctuant, en tant qu’écrivaine et en tant que femme. Toutefois,
la narratrice qui s’exprime à la première personne chez Angot est
un sujet parlant plutôt qu’une narratrice au sens conventionnel

1. Je remercie les nombreux amis et collègues qui ont contribué à ma


lecture de l’œuvre d’Angot au cours des dernières années, en particulier Shirley
Jordan et les participants du séminaire de « Contemporary Women’s Writing
in French », qui s’est tenu à Londres en mai 2007 sur le sujet de la violence dans
la lecture, où j’ai présenté une ébauche de cet article. Je remercie aussi Michael
Worton d’avoir généreusement lu et commenté mon texte, et Lucile Desblache
de l’avoir traduit.

423
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

du terme. Elle ne raconte pas une histoire ; elle la dit. Ses récits
narratifs, bien que fondés sur la construction, de texte en texte,
de l’histoire crédible d’une vie, s’apparentent davantage à des
monologues ou à des tirades qui s’inscrivent dans le présent,
voire dans l’immédiat, même si les événements qu’elle décrit ont
eu lieu dans le passé et si l’ordre chronologique en souffre. Dès
la parution de son premier roman, Vu du ciel, en 1990, l’œuvre
d’Angot a été controversée et a suscité des réactions vivement
opposées. Dans les médias, la publication de deux critiques de
son roman Rendez-vous (2006) dans le magazine Lire – pour et
contre (Ferniot et Liger, 2006) – reflète la polémique médiatique
caractéristique de son œuvre. Pour les aficionados d’Angot,
comme Christine Ferniot, son travail est le fruit d’un engage-
ment important concernant les limites entre texte et vie, les fron-
tières entre écriture et réalité vécue, alors que pour « ceux
qu’[elle] énervai[t] » (Angot, 2002 : 27), comme Baptiste Liger, il
s’agit simplement d’une « diarrhée verbale » narcissique (Ferniot
et Liger, 2006).
Les divergences des réponses à l’écriture d’Angot sont au
cœur de cette étude. Il s’agit d’explorer comment son œuvre
contribue à la construction du sujet contemporain, sujet d’écri-
ture, mais également de lecture. Il s’agit aussi de procéder à une
investigation des raisons pour lesquelles l’œuvre d’Angot donne
lieu à des réactions si fortes chez son lectorat en examinant la
« politique de lecture » (the politics of reading) de ses textes. Cet
article a pour but de considérer ce qui est en jeu dans la lecture
des écrits d’Angot par l’examen des relations de pouvoir qui
sous-tendent son écriture, à l’aide d’exemples variés recueillis
dans toute son œuvre. Une première partie proposera un bref
panorama de la théorie contemporaine de la lecture et du
concept d’une « politique de lecture2 ». La partie suivante évalue
la « politique de lecture » de l’œuvre d’Angot en examinant les

2. J’ai considéré ce concept dans mon livre Reading for Change (Rye,
2001), mais ici j’inclus aussi les derniers développements d’études critiques sur
l’autofiction.

424
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

façons dont ses écrits provoquent les lecteurs selon divers


contextes. La dernière partie suggère que ses textes exigent de
nous un nouveau modèle de lecture, par lequel les lecteurs par-
ticipent de manière consentante ou non consentante aux jeux de
relations de pouvoir que les textes eux-mêmes donnent à
explorer.

UNE « POLITIQUE DE LECTURE »


La théorie de la réception dans ses prémices présentait un
lecteur relativement passif (Fish, 1980 ; Iser, 1974), mais la
théorie post-barthésienne de la fin des années 1980 et des années
1990 lui accorde un rôle plus actif (Barthes, 1984). Une lecture
interprétative est d’une part conçue comme interactive, créative,
spéculative (Chambers, 1991 ; Worton et Still, 1990 ; Worton,
1998) ; d’autre part, et peut-être particulièrement dans le cas des
lectures déconstructives, critiques ou des lectures à contre-
courant, on peut considérer qu’elle fait violence au texte (Baker,
1995). C’est que la lecture comporte aussi des risques. Une prise
de risques est indissociable du fait que le lecteur (ou l’auteur)
admet que les textes sont ouverts à l’interprétation, donc à des
lectures plurielles, dont la leur n’est qu’une version, et qu’une
lecture erronée est aussi possible (Riffaterre, 1979). Par ailleurs,
selon la notion d’expérience littéraire comme confrontation au
vide identitaire exposée par Julia Kristeva (1996), le risque de la
lecture est lié à un autre sens : les textes ne sont pas nécessaire-
ment des espaces où l’on est en sécurité, lieux d’étayage de nos
identités. Il est important de noter qu’au cours du processus de
lecture, et d’ailleurs dans d’autres circonstances, on peut s’iden-
tifier contre quelqu’un ou quelque chose, tout comme à cette
personne ou à cette chose. Notre identité même peut donc alors
être mise en cause lorsque nous lisons (Suleiman, 1994). Emma
Wilson (1996), dans ses réflexions sur la rencontre de lecture,
note l’importance de la perturbation dans le processus de lecture,
du texte qui perturbe le lecteur ; ici, les troubles de l’identité du
lecteur sont conçus comme plus positifs que sa préservation. Pour

425
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Wilson, ce sont ces troubles qui peuvent avoir des effets forma-
teurs ou transformateurs.
Dans sa théorisation de l’interaction entre lecture et identité,
Lynne Pearce considère la lecture comme dialogue. Son modèle
dialogique de la lecture souligne, d’une part, un échange récipro-
que entre texte et lecteur, et paradoxalement, d’autre part, la
façon dont les dialogues évoluent également dans un système de
relations de pouvoir (Pearce, 1994 ; 1997). Ici, chaque lecteur
individuel négocie une lecture particulière, en dialogue, en
interaction avec le texte ou en opposition avec lui. Pearce met
l’accent sur le fait que le sujet est toujours impliqué dans le pro-
cessus de reconstitution et que cela est (partiellement) réalisé par
une « interaction dialogique avec les autres » (1994 : 9 ; notre
traduction). Ross Chambers (1990), quant à lui, étend la notion
de relations de pouvoir à une dynamique de séduction et d’alié-
nation. Pour Chambers, les textes doivent séduire leurs lecteurs.
Ce modèle de lecture souligne le pouvoir et la force du texte,
mais les lecteurs peuvent être complices de la séduction du texte
ou y résister. Selon la formule de Chambers, la séduction et la
résistance peuvent donc co-exister dans le processus de lecture,
produisant une dynamique de l’inclusion et de l’exclusion ; dy-
namique qui, comme j’espère le montrer plus loin, est particu-
lièrement pertinente en ce qui concerne la lecture d’Angot.
La lecture de l’autofiction est une expérience que l’on peut
considérer comme particulièrement agonistique3. Alex Hughes
(2001), lisant Serge Doubrovsky – l’inventeur du terme autofic-
tion – indique que, pour Doubrovsky, l’autofiction donne plus
de pouvoir au lecteur que l’autobiographie ; le lecteur est active-
ment séduit de façon similaire, mais l’autofiction ne permet pas
de le contrôler puisque le pacte autobiographique lejeunien est
rompu (Lejeune, 1975). Alors que pour Doubrovsky cela contri-
bue à l’angoisse de l’auteur et au désir d’impliquer le lecteur dans
le texte (Vilain, 2005 : 184), pour Thierry Poyet, qui critique la

3. Voir Worton et Still (1990) pour une lecture de l’agôn dans le contexte
de l’intertextualité.

426
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

dissolution du pacte autobiographique dans l’œuvre d’Angot,


c’est le lecteur qui est angoissé : « Elle n’a pas passé un contrat
avec nous, du genre : je te dis tout, en échange tu lis tout, tu crois
tout, tu aimes tout. Tant pis : elle n’attend rien de nous » (2004 :
146). Fasciné, séduit par Angot et son œuvre, ce critique se sent
par ailleurs exclu parce qu’il n’a aucun point de repère, parce
qu’il n’existe aucun pacte. Pourtant, Marie Darrieussecq, dans
son étude sur Hervé Guibert, écrit qu’un tel flottement est
nécessaire à l’autofiction : « l’autofiction est une assertion qui se
dit feinte et qui dans le même temps se dit sérieuse » (1996 : 377).
Angot elle-même souligne les effets de cette incertitude dans un
entretien avec Thierry Guichard : « il faut que le lecteur soit dans
le doute. Dans la littérature, on part avec l’idée que tout est men-
songe et une fois plongé dans le livre, on prend [sic] tout pour
acquis. Moi je fais le contraire : je dis, tout est vrai mais ne prenez
[sic] rien pour acquis » (Guichard, 1997).

L’AGÔN DE LA LECTURE CHEZ ANGOT


L’écriture d’Angot engendre le doute chez le lecteur, un
doute en partie relié au degré de fiction ou de réalité de ce que
l’on lit, ce qui, comme l’a noté Darrieussecq, fait partie inté-
grante du projet autofictionnel. Les derniers mots de Rendez-
vous, par exemple, sont : « tout ça est faux » (Angot, 2006 : 380),
conclusion qui met en question tout ce qui l’a précédée. Comme
je l’ai montré ailleurs, le doute dans l’œuvre d’Angot est fine-
ment entretenu grâce à un certain nombre de procédés littéraires
tels que la voix narrative, les tropes, les fins à double sens, les
contradictions et les jeux chronologiques, qui contribuent à
dérouter le lecteur (Rye, 2004). Mais alors que le doute, l’incer-
titude, l’ambiguïté font tous partie de l’expérience Angot, et
donc de l’agôn de la lecture de son œuvre, d’autres éléments
contribuent à la politique de cette lecture.
L’œuvre d’Angot peut être considérée dans le contexte plus
large des récits de vie contemporains en France. L’incessant mo-
nologue de la vie quotidienne, de l’état d’esprit de « Christine »

427
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

(le « je » narratif des textes d’Angot) et, en particulier, des effets


récurrents d’une relation incestueuse avec son père permettent
de placer l’écriture d’Angot, sans toutefois l’y réduire exclusive-
ment, dans les genres confessionnels et du témoignage de la fin
du XXe siècle : la confrontation du public à l’intime, l’affichage
public des vies privées, des pensées personnelles, des trauma-
tismes individuels. Comme le remarque Philippe Vilain, cet affi-
chage donne lieu à de vives réactions : « Écrire sur soi, exposer
publiquement son intimité, agace » (2005 : 29). Ici la sous-
discipline des études sur le traumatisme (trauma studies) qui, au
cours des deux ou trois dernières décennies, particulièrement aux
États-Unis et au Royaume-Uni, s’est penchée sur les récits de
traumatisme dans la sphère culturelle, propose une grille d’inter-
prétation partielle pour lire les récits d’inceste d’Angot. Cette
grille encourage une prise de conscience du degré auquel l’expé-
rience est déchirante, troublante pour le lecteur à qui l’on
demande d’être témoin de l’expérience traumatisante (Caruth,
1995, 1996 ; Felman et Laub, 1992 ; Miller et Tougaw, 2002).
En outre, l’inceste est l’un des tabous les plus fondamentaux, et,
en tant que tel, en faire l’objet d’un récit provoque souvent une
réponse vive ou négative ; ainsi que l’a écrit Mary Hamer (2002),
la réaction dominante face aux récits d’inceste consiste à ne pas
vouloir savoir, et dans cet esprit, Vilain note que le mépris dans
lequel est tenue l’écriture autofictionnelle (comme celle d’Angot)
constitue « pour la société contemporaine une autre manière de
dénier la réalité de ce qu’elle est, du discours qu’elle produit »
(2005 : 10).
Certains critiques ont suggéré que l’œuvre d’Angot accorde
au lecteur un rôle de « psychanalyste virtuel » (Detrez et Simon,
2006 : 175), et Vilain la donne comme exemple de littérature qui
agit comme talking-cure (2005 : 83). Toutefois, Philippe Forest,
qui a écrit plusieurs textes sur sa fille morte jeune d’un cancer,
rejette la notion d’écriture comme thérapie. Il fait remarquer,
dans un entretien, la force de ses propres textes et l’effet violent
qu’ils ont eu sur ses lecteurs : « je suis le témoin récurrent de la
violence que ces livres exercent sur le lecteur, soit dans l’adhésion

428
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

ou l’identification soit dans le refus et le rejet » (Guichard,


2007 : 20). Le refus et le rejet ont également été des réactions
courantes à l’œuvre d’Angot, mais même quand il y a identifica-
tion par la lecture, Forest insiste sur une espèce d’agôn ou de vio-
lence : « On s’identifie au père, à la mère, à l’enfant, aux trois à la
fois. Du coup ça produit une violence » (Guichard, 2007 : 22).
Bien que le contexte de l’œuvre d’Angot soit différent de celui de
Forest, les deux auteurs se situent dans le même courant contem-
porain, et les réactions à son propre roman dont Forest fait part
ici révèlent une dynamique particulièrement concentrée de l’in-
clusion et de l’exclusion dans la lecture, ainsi qu’une « politique
de lecture » particulièrement violente qui peut s’appliquer aux
textes d’Angot.
Le second courant littéraire dans lequel on peut situer
l’œuvre d’Angot est la métafiction, textes dans lesquels le pro-
cessus d’écriture lui-même est rendu visible. Cette technique est
souvent associée à l’époque postmoderne, quoiqu’elle ait été
utilisée bien auparavant, mais dans l’œuvre d’Angot, elle l’est très
subtilement. Dans ses textes, le discours et le métadiscours (les
commentaires sur le processus d’écriture) coïncident. L’immé-
diateté de la narration, une espèce de monologue dramatique,
entraîne que les deux courants narratifs s’entremêlent, comme
dans Léonore, toujours, où la narration de la routine quotidienne
concernant une mère s’occupant de son bébé coïncide avec le
métadiscours :
Elle ne dort plus. Elle est devant moi sur sa chaise transfor-
mable, position basse. Il faut que je m’arrête toutes les trois
secondes de taper, pour lui laver et lui remettre sa sucette
[…]. J’ai arrêté d’écrire des romans, heureusement, avec elle
qui m’interrompt je ferais comment ? Je me lève pour aller
chercher le biberon, en avance sur l’heure […] j’ai apporté le
biberon, elle le voit, elle se calme, et je tape debout. Pas long-
temps, ça repart, j’arrête, je vais lui donner (Angot, [1994]
1997 : 21).

429
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Cette technique engage les lecteurs dans le texte, mais réduit leur
possibilité de prendre leur distance et de mettre en place un
dialogue de lecture.
Dans l’œuvre d’Angot, l’inséparabilité du discours et du
métadiscours engage le lecteur dans le processus d’écriture (déci-
sion inclusive), mais nous devons également tenir compte de la
construction parallèle du lecteur, qui peut être inclus ou exclu.
L’attitude d’Angot, ou plutôt celle de la Christine textuelle, est
en effet extrêmement ambivalente. Dans Quitter la ville, par
exemple, Christine décrit de façon sarcastique les lettres qu’elle a
reçues de lecteurs, concluant par le commentaire suivant : « C’est
tous des cons, et ils sont plus nuls les uns que les autres » (Angot,
2000 : 125). Christine, comme d’ailleurs Angot, remarque que
de tels lecteurs imposent leurs propres interprétations à ses textes
et la critiquent parce qu’elle ne les inscrit pas dans leurs propres
paramètres. Lors d’un débat à la suite d’une lecture publique, elle
relate, encore une fois dans Quitter la ville, comment les lecteurs
répondent à sa place, même en sa présence. De telles remarques
sont certes justifiées et révèlent l’agôn de l’écriture et des relations
entre l’auteur et le lecteur. Toutefois, les lecteurs intradiégétiques
sont toujours perçus, même s’ils le sont à un faible degré, comme
des alter ego du lecteur extratextuel (nous), et nous pouvons
nous sentir insultés, violentés, coupables même.
En outre, agissant parallèlement, Christine anticipe nos pro-
pres lectures et interprétations de son œuvre. Tout au long de
l’œuvre d’Angot, Christine évite et contredit les efforts de caté-
gorisation de son écriture, comme dans les célèbres citations « ce
n’est pas une merde de témoignage comme on dit » (2000 : 13)
et « l’autofiction n’est pas possible » (2000 : 169). Néanmoins,
dans Pourquoi le Brésil ?, Christine dénonce ce genre d’exercice
dévalorisant lorsqu’elle est de l’autre côté de la barrière : « C’est la
nouvelle forme de censure, on prévoit d’avance vos réactions,
comme ça vous ne pouvez plus en avoir » (Angot, 2002 : 59).
Dans L’inceste, la contre-attaque est anticipée : « Prendre ce livre
comme une merde de témoignage ce sera du sabotage, mais vous
le ferez » (Angot, 1999 : 197). Le lecteur est ici interpellé ex-

430
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

plicitement, et il est construit comme quelqu’un (vous) qui fera


violence au texte. Celui-ci bouleverse nos identifications. À qui
nous identifions-nous ? À la narratrice/auteure violentée par le
lecteur ou au lecteur agressé, contrôlé, dérouté par la narratrice/
auteure ? De tels cas peuvent amuser certains lecteurs, ou plus
profondément les inciter à réfléchir ; après tout, il y a un plaisir
intellectuel à se laisser dérouter. Mais la réaction d’autres lecteurs
peut être plus véhémente et négative.
Les relations de pouvoir entre texte et lecteur, qui peuvent
alors devenir violentes, se reflètent dans le contenu du texte.
Angot écrit également sur la violence : du viol au meurtre dans
son tout premier texte Vu du ciel, en passant par les descriptions
explicites des avances incestueuses et des « petits jeux pervers »
(1995 : 133) du père de Christine dans Interview et L’inceste,
jusqu’au viol dont Christine accuse son amant Pierre à la fin de
Pourquoi le Brésil ? et à leur violente dispute qui la laissera avec
un œil ensanglanté. De plus, l’usage de termes qui évoquent la
violence intensifie ce contenu violent : la relation de Christine
avec Pierre est décrite comme une série d’« explosions » et
d’« orages » (Angot, 2002 : 183, 184), et elle se décrit elle-même
comme ayant « une réputation de terroriste » (2002 : 191). Dans
tous ces exemples, Christine se présente à la fois comme victime
et comme complice de cette violence « presque consentante »
(Angot, 1990 : 21), selon les mots de la narratrice de Vu du ciel 4.
Dans Pourquoi le Brésil ?, c’est cette violence qui mène à l’écriture
même. La scène violente entre Christine et Pierre la libère du
blocage d’écriture qui l’a angoissée tout au long du texte. Ou est-
ce plutôt à ce moment-là qu’elle commence à écrire le texte que
nous lisons ? Quel que soit notre point de vue, il s’agit d’une
lecture vertigineuse.
Une dynamique similaire est en jeu en ce qui concerne les
relations de Christine avec les médias, autre thème récurrent de
l’œuvre d’Angot. En tant qu’écrivaine, Christine est, d’une part,

4. J’étudie ailleurs à quel degré on peut retrouver la notion de « presque


consentante » dans toute l’œuvre d’Angot (Rye, à paraître).

431
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

victime de la violence assénée par les médias. Dans Pourquoi le


Brésil ?, par exemple, elle fait référence à la réaction violente des
médias lors de la publication de Quitter la ville : soit ils l’ex-
cluent, soit ils l’insultent : « un article disait qu’il faudrait me
mettre la pince à seins pour me calmer » (Angot, 2000 : 108). En
revanche, elle est consentante (ou du moins « presque consen-
tante »), étant donné qu’elle a besoin de la publicité et qu’elle
souhaite le succès que la machine médiatique lui offre.
Ainsi que nous l’avons vu, l’œuvre d’Angot a été lue comme
témoignage et confession, mais elle les dépasse largement. Les
exemples de violence présents dans son œuvre que je décris ci-
dessus constituent surtout une exploration littéraire notable des
relations de pouvoir, à travers laquelle des épisodes à grande
échelle se profilent comme tropes de la relation incestueuse avec
le père (Rye, à paraître), alors que la narration même de l’inceste
fonctionne également comme trope de la complexité des rela-
tions de pouvoir dans d’autres contextes où la séduction, la
résistance, la coercition, la complicité ont un rôle à jouer. Cette
exploration capte également le lecteur dans une relation de force
similaire. Par exemple, dans Interview, Christine accorde un en-
tretien à une journaliste, qui, plutôt que de considérer ses écrits
comme de la littérature, veut seulement connaître ses expé-
riences personnelles de l’inceste. L’aspect indiscret des questions
insistantes de la journaliste est accentué et l’entretien est en lui-
même un exemple des relations de pouvoir décrites ci-dessus :
Vous aviez quel âge ? Ça a duré combien de temps ? De quand
à quand exactement ? Y a-t-il eu des reprises ? Étiez-vous
surprise ? A-t-on des traces ? De quel type ? […] Votre mère ne
s’est rendu compte de rien ? Était-ce possible ? Quelqu’un se
doutait-il ? Sa femme le sait-elle ? Ses collègues le savent-ils ?
Ses enfants ? (Angot, 1995 : 11-13)

Ce type d’interrogation se poursuit sur plusieurs pages. Le mode


même de présentation, qui élide les réponses de Christine,
permet de présenter la journaliste négativement. Toutefois, dans
la dernière partie du texte, après l’entretien, Christine finit par

432
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

écrire sur sa relation incestueuse avec son père, qui a commencé


lorsqu’elle avait quatorze ans et a continué jusqu’à ce qu’elle soit
adulte. Elle introduit cette partie ainsi : « Voilà ce que je propose.
Pour les curieux, dix pages suivent, très autobiographiques. Pour
ceux que ça gêne, déchirez-les, je les en remercie. Et à la fois…
ces pages j’en suis plutôt fière » (Angot, 1995 : 129). Ici, le
lecteur est donc défini comme aussi curieux que la journaliste,
dont la curiosité a déjà été établie dans les pages précédentes
comme indiscrète et réductrice. Mais Angot sait que ses lecteurs
n’accepteront ni d’être identifiés à la journaliste discréditée à
leurs yeux, même s’ils sont aussi curieux qu’elle, ni de déchirer
les pages du livre. L’affirmation de la narratrice précisant qu’elle
est « plutôt fière » de ces pages-là sert à insinuer que le lecteur
doit trouver un moyen de lire entre ces deux pôles5.
La façon intransigeante avec laquelle Angot décrit d’autres
personnes nommées dans ses textes constitue un exemple de plus
de telles relations de pouvoir : sa fille, ses amants, ses amis, d’au-
tres écrivains, des éditeurs et des journalistes peuplent ses textes,
et leur portrait n’est pas toujours flatteur. Par exemple, Pierre-
Louis Rozynès, l’amant de Christine dans Pourquoi le Brésil ?, est
un journaliste réel et a aussi été pendant plusieurs années le com-
pagnon d’Angot. Bien que Pourquoi le Brésil ? soit peut-être avant
tout une histoire d’amour, le portrait de l’amant est tout à fait
ambivalent. Le lecteur peut se demander quels sont les senti-
ments du vrai Pierre-Louis Rozynès en ce qui concerne sa repré-
sentation comme un individu névrosé, solitaire, insensible et
« inadapté » (Angot, 2002 : 116). Est-il complice de ce portrait
textuel ? Que se passe-t-il ici ? Finalement, dans Rendez-vous,
publié plus tard, Christine considère cette question, en disant :
« Pierre m’avait fait des crises : c’est mon nom, c’est mon nom, tu
as pris mon nom » (Angot, 2006 : 122). Enfin, c’est sa fille
Léonore qui propose la réponse, explicitement à Pierre et

5. Il est intéressant de remarquer que Serge Doubrovsky, dans un entre-


tien avec Vilain, cite Interview d’Angot comme exemple réussi d’autofiction
parce qu’il privilégie le « dire sur le dit » (Vilain, 2005 : 215).

433
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

implicitement au lecteur : « il y a toi et il y a celui du livre »


(2006 : 122). Ce qu’écrit Angot au sujet de personnes dont on
peut vérifier l’identité réelle est discutable et provocateur. Cer-
taines descriptions contribuent indubitablement à la « politique
de lecture » de son œuvre et à la dynamique de l’inclusion et de
l’exclusion ; mais cette frontière subtile entre texte et vie souli-
gnée par la remarque de Léonore et qui est au cœur de l’écriture
d’Angot est parfois tout juste discernable, et révèle son « théâtre
intime », comme théâtre, comme illusion, comme représentation
de vie plutôt que vie même (Vilain, 2005 : 34-35). Dans Pour-
quoi le Brésil ?, par exemple, Pierre Louis est écrit sans le trait
d’union qui apparaît dans le nom professionnel du vrai journa-
liste Pierre-Louis Rozynès. Néanmoins cette frontière subtile, ce
petit trait d’union qui manque dans le texte, change en fait tout,
et c’est son absence qui joue le rôle marquant la limite entre le
texte et la vie.
Le style d’écriture inimitable d’Angot ne doit pas être oublié
lorsque l’on discute la « politique de lecture » de son œuvre. Dans
Pourquoi le Brésil ?, comme ailleurs, de nombreux passages sont
constitués d’expressions et de phrases courtes, ponctuées par un
grand nombre de virgules et de points :
Je ne sais plus, je ne peux pas raconter, raconter tout ça, je ne
sais pas. Je ne sais pas le faire. C’est trop difficile pour moi.
Ça glisse. C’était ça. […] Et on se disait : quoi ? Quoi ? Rien.
Pourquoi ? Rien. Je ne sais pas. Et toi, etc., etc., je ne sais pas,
raconter ça (Angot, 2002 : 73).

Ces expressions courtes sont ensuite combinées avec d’amples


phrases qui peuvent s’étendre sur une page entière, et des para-
graphes extrêmement longs, l’un d’eux comprenant dix-sept
pages. Cet assemblage contribue à ce que l’on a appelé la « force
lyrique » d’Angot (Cata et DalMolin, 2004 : 87). L’effet produit
est dans l’ensemble violent et provocateur, comme l’illustrent
particulièrement bien les dernières pages de Pourquoi le Brésil ?
La lectrice est pleinement engagée dans le texte par le style et le
rythme de l’écriture, éreintée, mais pourtant portée par la tirade

434
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

de Christine, incluse et exclue à la fois, séduite par l’histoire


d’amour, fil conducteur de la narration (ce dernier procédé est
d’ailleurs également utilisé dans Rendez-vous). Notre lectrice est
« presque consentante », mais elle est perturbée, violentée même,
par les insultes de la narratrice et sa façon de traiter les autres,
troublée parce que le texte ne lui permet pas de lecture
confortable.

*
* *
Comme nous l’avons vu, l’œuvre d’Angot explore les rela-
tions de pouvoir de différentes façons. De telles relations carac-
térisent également la dynamique du processus de lecture que les
théoriciens contemporains de la lecture ont considérée sous
l’angle de la séduction et de la résistance, de la coercition et de la
complicité, de l’inclusion et de l’exclusion. Néanmoins, la façon
dont les textes d’Angot entraînent le lecteur dans ces relations de
pouvoir résulte en une intensification de cette dynamique.
Comme le remarque si pertinemment Shirley Jordan, l’inceste
dévoile son aspect « absolument fondateur » et « essentiellement
contaminateur » dans l’œuvre d’Angot (2007 : 215 ; notre tra-
duction). La lecture devient donc trope de la narration de
l’inceste, tout comme la narration de l’inceste devient trope de la
lecture. Le miroir de la société et de soi que les textes d’Angot
tiennent pour nous refléter invite donc à une lecture qui rend
mal à l’aise. Le sujet qui est construit par les textes d’Angot, sujet
de lecture et sujet d’écriture, est ainsi à la fois agressif et vul-
nérable (Jordan, 2007), victime et bourreau. En outre, le lecteur
ou la lectrice d’Angot est activement confronté à sa propre agres-
sion, selon son degré de voyeurisme ou de naïveté, selon sa parti-
cipation émotive au texte ou son exclusion du texte, et comme
nous l’avons vu dans le cas d’Interview, il ou elle doit assumer la
responsabilité de ces prises de position de lecture. Ainsi que
Jordan l’a exprimé de façon succincte, « notre statut évolue de
celui de témoin à celui de lecteur » (2007 : 212 ; notre traduc-
tion). L’œuvre d’Angot est donc bien plus qu’un exemple gratuit,

435
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

et même, plus qu’une réflexion sur la tendance actuelle à l’auto-


performance. Même si les efforts mis en œuvre pour commu-
niquer certains aspects des rapports de pouvoir complexes,
inhérents à une relation incestueuse, font partie de ce que Mark
Seltzer (1997) nomme une « culture de la blessure » (wound
culture), dans laquelle le social se forme autour de ses propres
blessures et des manifestations de ses blessures, l’œuvre d’Angot
fonctionne également, en même temps et par les mêmes moyens,
comme critique de cette même culture.
L’écriture d’Angot me semble donc exiger un nouveau
modèle de lecture. Finalement, lire Angot consiste moins en un
dialogue qu’en ce qu’Eva Domeneghini (2001) considère, dans
son article sur le site La revue des ressources, comme une
« confrontation » : « l’écriture de Christine Angot demande au
lecteur de tomber le masque et de se confronter au texte, la
confrontation est violente et provoque souvent une admiration
soudaine, ou au contraire un rejet définitif. » Cette modalité,
nous l’avons vu, est éperonnée de différents types de violence, de
violation et de vulnérabilité. En cela, le jeu d’Angot est risqué.
Les lecteurs peuvent être les participants consentants ou non
consentants de ses relations textuelles de pouvoir. En effet,
nombreux sont les lecteurs qui ne poursuivent pas leur route, qui
s’irritent, se mettent en colère, s’ennuient et abandonnent, ou
rejettent carrément ses ouvrages. En revanche, pour certains
d’entre nous, en dépit des provocations, ou peut-être pré-
cisément à cause d’elles, la relation avec le texte nous entraîne à
nous confronter. Nous sommes ainsi appelés à admettre notre
propre implication dans les relations de pouvoir de toutes sortes,
ainsi que la violence potentielle de notre lecture : la violence des
lectures réductrices de récits d’inceste et de la littérature.
(Traduction Lucile Desblache)
CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI

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79.
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

RENÉ AUDET est professeur au Département des littératures de


l’Université Laval, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en lit-
térature contemporaine et chercheur membre du Centre de recherche
interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).
Il travaille sur la poétique du recueil (Des textes à l’œuvre, Éditions Nota
bene, 2000), sur la théorie du récit (dossier « Actualités du récit » codi-
rigé avec N. Xanthos, Protée, 2006), sur la théorie de la fiction (collectif
La fiction, suites et variations codirigé avec R. Saint-Gelais, Éditions
Nota bene, 2007) et sur la littérature actuelle (direction du collectif
Enjeux du contemporain, Éditions Nota bene, 2009).

YVES BAUDELLE est professeur de littérature française à l’Université


de Lille 3, où il a organisé une dizaine de colloques et exercé, depuis
1997, d’importantes responsabilités scientifiques : directeur de la revue
Roman 20-50, coordonnateur du programme Récits, savoirs, sociétés de
l’Institut international Érasme ainsi que codirecteur de l’École docto-
rale et du Centre de recherche en langue et littérature françaises
(ALITHILA). Vingtiémiste, collaborateur à la nouvelle édition d’À la
recherche du temps perdu dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (Galli-
mard, 1989), il a dirigé plusieurs numéros de revues (sur Pierre Jean
Jouve, Louis-Ferdinand Céline, Nathalie Sarraute, etc.) et coédité des
ouvrages collectifs : Nouvelles et nouvellistes au XXe siècle (Presses univer-
sitaires de Lille, 1992), Marcel Arland ou la grâce d’écrire (Éditions
universitaires de Dijon, 2004) et Roman, histoire, société (Université de
Lille 3, 2005). Poéticien, d’abord spécialiste d’onomastique et de géo-
graphie romanesques, il s’est ensuite tourné vers la question des rap-
ports entre l’univers référentiel et les mondes fictionnels. Son dernier
ouvrage publié s’intitule Bernanos, le rayonnement de l’invisible (Presses
universitaires de France, 2008).

441
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

BRUNO BLANCKEMAN est professeur de littérature française des


XXe et XXIe siècles à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Il
est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs essais sur la littérature
narrative au présent, dont Les récits indécidables (Presses universitaires
du Septentrion, 2000), Les fictions singulières (Prétexte, 2002) et Lire
Patrick Modiano (Armand Colin, 2009). Il a dirigé plusieurs ouvrages
collectifs dont Le roman français au tournant du XXIe siècle (en
collaboration avec M. Dambre et A. Mura-Brunel, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2004) et Les diagonales du temps (Marguerite Yourcenar à
Cerisy) (Presses universitaires de Rennes, 2007).

FLORENCE DE CHALONGE est maître de conférences en littéra-


ture française à l’Université de Lille 3. Ses recherches actuelles portent
sur des questions de théorie littéraire et de poétique du récit. Spécialiste
de l’œuvre narrative de Marguerite Duras, elle a fait paraître en 2005
aux Presses universitaires du Septentrion un livre intitulé Espace et récit
de fiction : le cycle indien de Marguerite Duras et dirigé deux numéros de
la revue Roman 20-50 consacrés à cette auteure. Elle prépare pour 2010
le numéro 4 de la série « Marguerite Duras » de La Revue des lettres
modernes dédié à la question du personnage.

JEAN-MICHEL DEVÉSA est maître de conférences habilité, en poste


à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3. Ses axes de recher-
che et de publication concernent les littératures d’expression française
du monde noir ; le surréalisme, les avant-gardes du XXe siècle (arts et
littérature) et la littérature de l’extrême contemporain ; les représenta-
tions en arts et en littérature du corps, des genres et des sexualités. Son
site professionnel se trouve à l’adresse http://stigma.site.free.fr/.

ROBERT DION est professeur de littératures française et québécoise


et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature
et la culture québécoises (CRILCQ-UQAM) à l’Université du Québec
à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les rapports en-
tre fiction et critique, dans le roman aussi bien que dans la biographie.
En plus de collectifs et d’articles en revue, il a publié récemment un ou-
vrage intitulé L’Allemagne de Liberté. Sur la germanophilie des intellec-
tuels québécois (Presses de l’Université d’Ottawa/Königshausen &
Neumann, 2007). Un ouvrage écrit en collaboration avec Frances

442
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

Fortier, Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur,


devrait paraître bientôt.

Membre du centre de recherche Roman 20-50 de l’Université de


Lille 3, consacré à l’étude de la littérature narrative française du
XXe siècle, et du centre de recherche de l’Université Paris 3 Études du
roman du second demi-siècle, CATHERINE DOUZOU est spécia-
liste de l’œuvre de Paul Morand, de la forme narrative brève au XXe siè-
cle et du théâtre contemporain. Elle s’intéresse aussi aux mises en
fiction et en scène de l’histoire au XXe siècle ainsi qu’aux rapports entre
récit et représentation. Elle occupe actuellement un poste de maître de
conférences en littérature et en études théâtrales du XXe siècle à l’Uni-
versité Charles-de-Gaulle – Lille 3. Elle a publié Paul Morand nou-
velliste (Honoré Champion, 2003) et dirigé ou codirigé l’édition d’actes
de colloque – Écritures romanesques de droite au XXe siècle, questions
d’esthétique et de poétique (Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écri-
tures », 2002), Frontières de la nouvelle de langue française. Europe et
Amérique du Nord 1945-2005 (Éditions universitaires de Dijon, coll.
« Écritures », 2006), Paul Morand pluriel et singulier (Presses de l’Uni-
versité de Lille 3, 2007) – et des numéros de revue – Revue des sciences
humaines, numéro consacré à Paul Morand (no 272, octobre-décembre
2003), Roman 20-50, dossier consacré à A. O. Barnabooth et à Enfan-
tines de Valery Larbaud (no 37, juin 2004). Elle a aussi participé à l’édi-
tion des romans de Paul Morand dans la « Bibliothèque de la Pléiade »
(2005). Elle prépare actuellement un essai sur les relations entre narra-
tion et théâtre contemporain.

VALÉRIE DUSAILLANT-FERNANDES est doctorante à l’Université


de Toronto où elle termine une thèse sur l’« inscription du trauma dans
les récits d’enfance autobiographiques au féminin en France depuis
1980 ». Ses principaux champs de recherche sont les suivants : le
trauma, la maladie, la transmission et les relations familiales dans
l’écriture autobiographique contemporaine. Elle a contribué au Dic-
tionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome VIII. 1986-1990, dirigé
par Aurélien Boivin, et a publié les articles suivants : « Auto/biographie
et construction identitaire par la transmission intergénérationnelle
dans La dernière leçon de Noëlle Châtelet » (dans B. Jongy et A.
Keilhauer [dir.], Transmission et héritage dans l’écriture contemporaine de
soi, Presses de l’Université Blaise Pascal, à paraître en 2009),

443
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

« Reconstruction de l’image du père : stratégies textuelles dans La reine


du silence de Marie Nimier » (dans M. L. Clément et S. van Wesemael
[dir.], Les relations familiales dans les littératures française et francophone
aux XXe et XXIe siècles, L’Harmattan, 2008), « Écriture du corps : violence
et souffrance dans Robert des noms propres d’Amélie Nothomb » (dans
Voix plurielles, revue électronique de l’Association des professeur.e.s de
français des universités et collèges canadiens (APFUCC), janvier
2005).

FRANCES FORTIER est professeure au Département de lettres de


l’Université du Québec à Rimouski et membre du Centre de recherche
interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises. Ses
recherches actuelles portent principalement sur les fictions contem-
poraines, qu’elles soient narratives ou biographiques. Elle mène présen-
tement, avec Andrée Mercier de l’Université Laval, une recherche qui
porte sur l’autorité narrative dans le roman et poursuit, avec Robert
Dion de l’Université du Québec à Montréal, l’étude du discours
biographique.

BERTRAND GERVAIS a publié des essais sur la lecture, la littérature


américaine et l’imaginaire, de même que des romans, récits et nou-
velles. Il est professeur titulaire et enseigne au Département d’études
littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse au roman
américain contemporain, aux nouvelles formes fictionnelles, de même
qu’aux théories de l’imaginaire et ses figures. Il est directeur de Figura,
le centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, ainsi que du NT2, le
laboratoire de recherche sur les arts et les littératures hypermédiatiques
(http://www.labo-nt2.uqam.ca).

BARBARA HAVERCROFT est professeure au Département d’études


françaises et au Centre de littérature comparée à l’Université de
Toronto. Elle est l’auteure de nombreuses publications sur les écrits
autobiographiques français et québécois contemporains (en particulier,
au féminin), sur la sexuation de l’écriture, sur la rencontre entre
postmodernisme et féminisme, sur les théories de l’énonciation et sur
la littérature de l’extrême contemporain. Codirectrice du GRELFA
(Groupe de recherche et d’étude sur la littérature française d’aujour-
d’hui), elle a récemment codirigé le collectif Vies en récit : formes
littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie (2007)

444
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

avec Robert Dion, Frances Fortier et Hans-Jürgen Lüsebrink. Son


projet de recherche actuel, subventionné par le Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada, porte sur les blessures « indicibles » : le
trauma social dans les écrits intimes récents des femmes.

LIESBETH KORTHALS ALTES est professeure de théorie littéraire et


de littératures française et francophone à l’Université de Groningue
(Pays-Bas), où elle dirige le Département d’arts, culture et médias, ainsi
que le programme de Maîtrise spécialisée en recherche en études
littéraires et culturelles. Ses recherches portent principalement sur la
narratologie et sur le roman, de la fin du XIXe siècle à l’extrême contem-
porain, dans une perspective rhétorique et cognitive (la question des
valeurs, de l’ironie, de l’ethos, de l’éthique), ainsi que sur l’engagement
littéraire. Ses publications principales incluent Le salut par la fiction ?
Sens, valeurs et narrativité dans Le roi des aulnes de Michel Tournier
(Rodopi, 1992) ; « Le tournant éthique dans la critique littéraire : im-
passe ou ouverture ? » (dans L. Korthals Altes [dir.], « Éthique, litté-
rature et théories littéraires », Études littéraires, 1999) ; avec Manet van
Montfrans (dir.), The New Georgics/Les nouvelles géorgiques : Revival of
Region and Rurality in the Contemporary European Novel (Rodopi,
2001) ; « Aesthetic and social engagement in contemporary French
literature : The case of François Bon, Daewoo » (dans G.J. Dorleijn, R.
Grüttemeier et L. Korthals Altes [dir.], The Autonomy of Literature at
the « Fins de siècles » (1900 and 2000). A Critical Assessment, Leuven,
2007) ; « Slippery author figures and value regimes – Houellebecq, a
case » (dans G.J. Dorleijn, R. Grüttemeier et L. Korthals Altes [dir.],
Authorship Revisited, Leuven, à paraître en 2009). Elle termine actuelle-
ment un ouvrage sur l’ethos et les stratégies interprétatives – la négo-
ciation de positions de valeur dans la littérature contemporaine.

ANDRÉE MERCIER est professeure au Département des littératures


de l’Université Laval. Elle est également directrice du Centre de recher-
che interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises. Avec
Frances Fortier, elle mène en ce moment une recherche subventionnée
par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada sur des
questions d’autorité narrative et de vraisemblance dans le roman
contemporain, après avoir travaillé pendant plusieurs années sur le récit
littéraire québécois. Elle fait aussi partie d’une équipe, dirigée par
Robert Dion et soutenue par le Fonds québécois de la recherche sur la

445
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

société et la culture, qui réalise des travaux de poétique et d’histoire


comparée du narratif contemporain au Québec et en France. Elle a co-
dirigé avec René Audet un ouvrage collectif intitulé La narrativité
contemporaine au Québec (Presses de l’Université Laval, 2004).

PASCAL MICHELUCCI enseigne en lettres modernes au Départe-


ment d’études langagières de l’Université de Toronto, sur le campus de
Mississauga (UTM). Il est aussi affilié au Département de culture,
communication et technologies de l’information, où il enseigne les
théories de la communication et la sémiologie. Il est cofondateur et
rédacteur (depuis 1995) de la revue en ligne Applied Semiotics/
Sémiotique appliquée et membre du Groupe de recherche et d’étude sur
la littérature française d’aujourd’hui (GRELFA) du Département
d’études françaises de l’Université de Toronto. Il a publié une mono-
graphie sur la métaphore dans l’œuvre de Paul Valéry (Peter Lang,
2003) et plusieurs articles, sur Alphonse de Lamartine, Arthur Rim-
baud, Jules Laforgue, Paul Claudel, Paul Valéry, Eugène Guillevic et
Prosper Mérimée, André Pieyre de Mandiargues, Marguerite Duras,
Annie Ernaux, Éric Chevillard et Régis Jauffret.

WARREN MOTTE est professeur de littérature française et de littéra-


ture comparée à l’Université du Colorado. Il s’intéresse particulière-
ment à l’écriture contemporaine, surtout aux formes expérimentalistes
qui mettent la tradition littéraire en question. Parmi ses livres récents,
on notera Fables of the Novel : French Fiction since 1990 (Dalkey Archive
Press, 2003) ainsi que Fiction Now : The French Novel in the Twenty-
First Century (Dalkey Archive Press, 2008).

ÉLISABETH NARDOUT-LAFARGE est professeure titulaire au


Département des littératures de langue française de l’Université de
Montréal. Elle a dirigé le Centre de recherche interuniversitaire sur la
littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de 2006 à 2009. Elle a
notamment publié en 2001 un essai intitulé Réjean Ducharme. Une
poétique du débris, coordonné le dossier « Réjean Ducharme : L’avalée
des avalés, Le nez qui voque et Les enfantômes » de la revue Roman 20-50
(no 41, juin 2006) et publié, en collaboration avec Élisabeth
Haghebaert, Réjean Ducharme en revue (2006). Elle a également dirigé,
avec Ginette Michaud, le collectif Constructions de la modernité au
Québec (2004) et coécrit, avec Michel Biron, François Dumont et avec

446
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe, Histoire de la litté-


rature québécoise (2007).

JOËLLE PAPILLON termine un doctorat sous la direction de Barbara


Havercroft à l’Université de Toronto qui porte sur la mise en texte du
désir féminin dans les œuvres de Nelly Arcan, Catherine Millet, Annie
Ernaux, Nicole Brossard et Marie Nimier. Elle a publié divers articles
sur le rêve et la nouvelle femme chez Claude Cahun, les procédés de
l’écart chez Éric Chevillard, la nouvelle érotique d’Alina Reyes, la tra-
versée des genres chez Ernaux ainsi que sur la soumission chez Arcan et
Millet.

PASCAL RIENDEAU est professeur au Département d’études fran-


çaises de l’Université de Toronto où il codirige le Groupe de recherche
et d’étude sur la littérature française d’aujourd’hui (GRELFA). Il a
récemment coordonné un dossier critique pour la revue Roman 20/50
(décembre 2008) portant sur l’écrivain Éric Chevillard. Il travaille
actuellement à un ouvrage sur les questions éthiques dans le roman
français de l’extrême contemporain.

CATHERINE RODGERS est maître de conférences au Département


de lettres modernes à l’Université de Swansea. Ses publications com-
prennent Marguerite Duras : lectures plurielles (coédité avec R. Udris,
Rodopi, 1998), Le deuxième sexe : un héritage admiré et contesté (recueil
d’interviews avec des féministes françaises, L’Harmattan, 1998) et
Nouvelles écrivaines, nouvelles voix ? (coédité avec N. Morello, Rodopi,
2002). Elle a également publié de nombreux articles, sur Amélie
Nothomb, Camille Laurens, Anne-Marie Garat et Marie Darrieussecq.
Elle travaille en ce moment sur la relation père-fille dans les textes
contemporains.

GIANFRANCO RUBINO est professeur de littérature française


moderne et contemporaine à l’Université de Rome « La Sapienza ». Ses
recherches portent notamment sur le roman du XXe siècle, auquel il a
consacré une étude d’ensemble, et sur celui du XXIe. Auteur de volumes
sur André Gide, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Didier Daeninckx,
sur les rapports entre imaginaire et narration, il a également dirigé de
nombreux travaux collectifs, parmi lesquels les plus récents concernent
la littérature de l’extrême contemporain (Voix du contemporain.

447
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

Histoire, mémoire et réel dans le roman français d’aujourd’hui, Bulzoni,


2006 ; Présences du passé dans le roman français contemporain, Bulzoni,
2007).

GILL RYE est Reader à l’Institute of Germanic & Romance Studies à


l’Université de Londres et Directrice du Centre for the Study of
Contemporary Women’s Writing. En plus de nombreux articles et cha-
pitres consacrés à l’écriture française des femmes contemporaines, elle
a publié Narratives of Mothering : Women’s Writing in Contemporary
France (University of Delaware Press, 2009), Women’s Writing in
Contemporary France : New Writers, New Literatures in the 1990s (codi-
rigé avec M. Worton, Manchester University Press, 2003) et Reading
for Change : Interactions between Text and Identity in Contemporary
French Women’s Writing (Baroche, Cixous, Constant) (Peter Lang, 2001).
Elle a aussi dirigé des numéros spéciaux de Paragraph, Journal of Ro-
mance Studies, Dalhousie French Studies, L’Esprit créateur et Nottingham
French Studies.

RALPH SARKONAK est professeur de littérature française à l’Uni-


versité de Colombie-Britannique, à Vancouver. Il a travaillé sur Roland
Barthes, Claude Simon, Hervé Guibert et Renaud Camus. Il dirige la
série « Claude Simon » de La Revue des lettres modernes.

Essayiste et critique, professeur de littérature à l’Université de Lille 3,


où il codirige la Revue des sciences humaines, DOMINIQUE VIART est
l’initiateur des études de littérature contemporaine en France. À cet
effet, il a créé et dirige la série « Écritures contemporaines » aux Éditions
Minard/Lettres modernes ainsi que les collections « Perspectives »
(Presses universitaires du Septentrion) et « Écrivains au présent »
(Bordas puis Armand Colin). Ses principales publications sont L’écri-
ture seconde (sur Jacques Dupin, Galilée, 1982), Une mémoire inquiète
(essai sur Claude Simon, Presses universitaires de France, 1997) ; Les
vies minuscules de Pierre Michon (Gallimard, 2004), La littérature
française au présent (avec B. Vercier, Bordas, rééd. augmentée 2008),
François Bon, étude de l’œuvre (Bordas, 2008). Plusieurs ouvrages collec-
tifs viennent de paraître sous sa direction : Antoine Volodine, fictions du
politique (avec A. Roche, Minard/Lettres modernes, « Écritures
contemporaines », no 8, 2006), Littérature et sociologie (avec D. Rabaté

448
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

et P. Baudorre, Presses universitaires de Bordeaux, 2007), Gérard Macé,


la pensée littéraire (Minard/Lettres modernes, « Écritures contempo-
raines », no 9, 2008), Écritures blanches (avec D. Rabaté, Presses univer-
sitaires de Saint-Étienne, 2009).
TABLE DES MATIÈRES

FRONTIÈRES DU ROMAN, LIMITES DU ROMANESQUE.


INTRODUCTION
Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau 7

I. L’ÉCRITURE DES IDÉES

LA DERNIÈRE DURAS :
AUTOUR D’UN ROMAN DE L’ENTRETIEN
Florence de Chalonge 25

DE L’OPTION PARADIS AU CINQUIÈME MONDE :


LES HYPOTHÈSES ROMANESQUES
DE LA GRANDE INTRIGUE DE FRANÇOIS TAILLANDIER
Pascal Riendeau 45

L’ENGAGEMENT LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN –


À PROPOS DE DAEWOO DE FRANÇOIS BON
ET PRESQUE UN FRÈRE DE TASSADIT IMACHE
Liesbeth Korthals Altes 67

« L’HYPOTHÈSE COMME ODYSSÉE » :


SUR LA RÉFUTATION MAJEURE DE PIERRE SENGES
Élisabeth Nardout-Lafarge 89

LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ET LA QUESTION DU POLITIQUE
Dominique Viart 105

451
LE ROMAN FRANÇAIS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN

II. L’ÉCRITURE DU JEU

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST


Warren Motte 127

DES HYPERTEXTES DE PAPIER.


LE DÉCODEUR DE GUY TOURNAYE
Bertrand Gervais 147

MINIMALISTES ET MOUVEMENT : TOUSSAINT ET AUTRES


Gianfranco Rubino 165

RACONTER OU FABULER LA LITTÉRATURE ?


REPRÉSENTATION ET IMAGINAIRE LITTÉRAIRES
DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN
René Audet 183

PENSER LA PORNOGRAPHIE À LA PREMIÈRE PERSONNE :


MARIE NIMIER OU LE JE(U) DANGEREUX
Joëlle Papillon 203

III. L’ÉCRITURE DU RÉEL

OBJECTIF : RÉEL
Bruno Blanckeman 223

L’HISTOIRE EN FICTION D’AUTEURES


Catherine Douzou 235

L’AUTORITÉ NARRATIVE ET SES DÉCLINAISONS


EN FICTION CONTEMPORAINE :
CINÉMA DE TANGUY VIEL ET FUIR
DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
Frances Fortier et Andrée Mercier 255

LE RÉCIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN :


ENTRE SEXE ET « NON-SEXE »
Jean-Michel Devésa 277

452
TABLE DES MATIÈRES

IV. L’ÉCRITURE DE SOI

CAMILLE LAURENS OU LE « JEU BRILLANT »


DE L’ÉCRITURE DE SOI
Yves Baudelle 295

CETTE MORT-LÀ : L’ÉCRITURE DU DEUIL


CHEZ CAMILLE LAURENS
Barbara Havercroft 319

REVISITER L’ÉVÉNEMENT TRAUMATIQUE :


L’INDÉCIDABILITÉ GÉNÉRIQUE
DANS LE MANTEAU NOIR DE CHANTAL CHAWAF
Valérie Dusaillant-Fernandes 343

LE VÉCU TRANSPOSÉ : VARIATIONS


SUR LE DÉSIR D’ÉCRIRE L’ÉCRIVAIN (SCHMIDT, MACÉ)
Robert Dion 365

LA PRÉSENCE DE L’ABSENCE : L’INAUGURATION


DE LA SALLE DES VENTS DE RENAUD CAMUS
Ralph Sarkonak 383

AUX LIMITES DU MOI, DES MOTS ET DU MONDE :


QUESTIONS D’IDENTITÉ
DANS LE PAYS DE MARIE DARRIEUSSECQ
Catherine Rodgers 403

CHRISTINE ANGOT ET L’ÉCRITURE DE SOI


Gill Rye 423

NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES 441


Révision : Marie-Andrée L’Allier
Copiste : Aude Tousignant
Composition et infographie : Isabelle Tousignant
Conception graphique : Antoine Tanguay et KX3 Communication

Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée


3700A, boulevard Saint-Laurent, Montréal (Qc), H2X 2V4
Téléphone : 514 499-0072 Télécopieur : 514 499-0851
Distribution : SOCADIS

Diffusion pour la France et la Belgique :


DNM (Distribution du Nouveau-Monde)
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France
site : http://www.librairieduquebec.fr
Téléphone : (33.1) 43.54.49.02 Télécopieur : (33.1) 43.54.39.15

Éditions Nota bene


1230, boul. René-Lévesque Ouest
Québec (Qc), G1S 1W2
mél : nbe@videotron.ca
site : http://www.editionsnotabene.ca
CET OUVRAGE COMPOSÉ EN ADOBE GARAMOND PRO
A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER
CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR INC.
CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC)
EN FÉVRIER 2010
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS NOTA BENE

Dépôt légal, 1er trimestre 2010


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Peut-on encore parler du roman français au singulier
aujourd’hui ? Une recherche attentive sur les esthétiques
principales ou singulières du roman dit de l’extrême
contemporain permet de constater qu’aucune école ou
aucun groupe ne domine l’univers romanesque, et
qu’aucun mouvement n’impose profondément sa marque
sur la scène littéraire. Cela ne signifie pas pour autant qu’il
ne reste que des œuvres disparates et qu’il soit impossible
d’organiser une cohérence en arrêtant des corpus.
Dans de tels cas, c’est moins chercher du côté d’un projet
romanesque bien circonscrit que du côté de certaines
pratiques transversales. Dans cet ouvrage collectif, le point
de départ ne consiste pas à se demander si le roman
conserve une pertinence en tant que témoin privilégié
de la littérature aujourd’hui – cela semble relever de
l’évidence –, mais plutôt à identifier ce qui lui confère
cette légitimité.

Cet ouvrage vise aussi à appréhender la notion de


contemporanéité à partir de la littérature, du roman.
Plus globalement, sans tenter d’offrir un vaste panorama
du roman français d’aujourd’hui, son objectif consiste à
mieux saisir la pertinence du roman grâce à un ensemble
d’études conçues à partir d’axes précis (les idées, le réel, le
jeu, le soi) sur les possibles du roman, qu’il adopte une
forme fragmentée ou théâtralisée, qu’il préconise un
savant collage ou un métadiscours narrativisé, qu’il puise
abondamment dans l’autobiographie ou l’essai. Le postulat
au fondement de cet ouvrage défend l'idée qu’il existe des
romans français importants ou singuliers à notre époque
et que nous devons les découvrir et mieux les comprendre.

Avec des textes de René Audet, Yves Baudelle,


Bruno Blanckeman, Florence de Chalonge, Jean-Michel Devésa,
Robert Dion, Catherine Douzou, Valérie Dusaillant-Fernandes,
Frances Fortier, Bertrand Gervais, Barbara Havercroft,
Liesbeth Korthals Altes, Andrée Mercier, Pascal Michelucci,
Warren Motte, Élisabeth Nardout-Lafarge, Joëlle Papillon,
Pascal Riendeau, Catherine Rodgers, Gianfranco Rubino,
Gill Rye, Ralph Sarkonak et Dominique Viart.

www.editionsnotabene.ca

ISBN : 978-2-89518-342-6

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