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Milan Kundera

L ’art
du roman

essai

G allim ard
© Milan Kundera, ¡986.
Tous droits de publication et reproduction
en langue française réservis aux Éditions Gallimard
Dois-je souligner que je n’ai pas la moindre ambi­
tion théorique et que tout ce livre n’est que la confession
d’un praticien ? L ’œuvre de chaque romancier
confient une vision implicite de l’histoire du roman,
une idée de ce qu’est le roman; c’est cette idée du
roman, inhérente à mes romans, que j ’ai essayé de faire
parler.

M. K.
Première partie : l ’ h éritag e d é cr ié de cer-

VANTES 11
Deuxième partie : e n t r et ie n sur l ’a rt du

ROMAN 33
Troisième partie : notes inspirées par « les

SOMNAMBULES » 61
Quatrième partie : e n t r e t i e n su r l ’a r t de la

COMPOSITION 87
Cinquième partie ; QUELQUE PART LA-DERRIÈRE 119
Sixième partie : s o i x a n t e - t r e i z e m o t s 143
Septième partie : DISCOURS DE JÉRUSALEM : LE
rom an et l ’ europe 187
PREMIÈRE PARTIE

L ’H É R IT A G E D É C R IÉ
DE CERVAN TES
1

En 1935, trois ans avant sa mort, Edmund Husserl


tint, à Vienne et à Prague, de célèbres conférences
sur la crise de l’ humanité européenne. L ’adjectif
« européen » désignait pour lui l’identité spirituelle
qui s’étend au-delà de l’Europe géographique (en
Am érique, par exemple) et qui est née avec
l’ancienne philosophie grecque. C elle-ci, selon lui,
pour la première fois dans l’Histoire, saisit le monde
(le monde dans son ensemble) comm e une question
à résoudre. Elle l’interrogeait non pas pour satisfaire
tel ou tel besoin pratique mais parce que la « passion
de connaître s’est emparée de l’homme ».
La crise dont Husserl parlait lui paraissait si pro­
fonde qu’il se demandait si l’Europe était encore à
même de lui survivre. L es racines de la crise, il
croyait les voir au début des Tem ps modernes, chez
G alilée et chez Descartes, dans le caractère unilaté­
ral des sciences européennes qui avaient réduit le
monde à un simple objet d’exploration technique et
mathématique, et avaient exclu de leur horizon le

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monde concret de la vie, die Lebenswelt, com m e il
disait.
L ’essor des sciences propulsa l’hom m e dans les
tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait
dans son savoir, plus il perdait des yeux et l’ensemble
du monde et soi-même, sombrant ainsi dans ce que
H eidegger, disciple de Husserl, appelait, d’une for­
m ule belle et presque m agique, « l’oubli de l’être ». -
É levé jadis par Descartes en « maître et possesseur
de la nature », l’homm e devient une simple chose
pour les forces (celles de la technique, de la poli­
t iq u e ,^ l’Histoire) qui le dépassent, le surpassent, le
'possëdent. Pour ces forces-là, son être concret, son
« monde de la vie » (die Lebenswelt) n’a plus aucun
prix ni aucun intérêt : il est éclipsé, oublié d’avance.

2
Je crois pourtant qu’il serait naïf de considérer la
sévérité de ce regard posé sur les T em ps modernes
com m e une simple condamnation. Je dirais plutôt
que les deux grands philosophes ont dévoilé l’ambi­
guïté de cette époque qui est dégradation et progrès à
la fois et, comm e tout ce qui est humain, contient le
germ e de sa fin dans sa naissance. Cette ambiguïté
n’abaisse pas, à mes yeux, les quatre derniers siècles
européens auxquels je me sens d’autant plus attaché
que je suis non pas philosophe mais romancier. En
effet, pour moi, le fondateur des T em ps modernes
n’est pas seulement Descartes mais aussi Cervantes.

14
Peut-être est-ce lui que les deux phénom éno­
logues ont négligé de prendre en considération dans
leur jugement des T em ps modernes. Je veux dire par
là : S’il est vrai que la philosophie et les sciences ont
oublié l’être de l’homm e, il apparaît d’autant plus
nettement qu’avec Cervantes un grand art européen
s’est form é qui n’est rien d’autre que l’exploration de
cet être oublié.
En effet, tous les grands thèmes existentiels que
Heidegger analyse dans Être et Temps, les jugeant
délaissés par toute la philosophie européenne anté­
rieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par quatre
siècles de roman européen. U n par un, le roman a
découvert, à sa propre façon, par sa propre logique,
les différents aspects de l’existence : avec les contem ­
porains de Cervantes, il se demande ce qu’est l’aven­
ture ; avec Samuel Richardson, il com m ence à exa­
miner « ce qui se passe à l’intérieur », à dévoiler la vie
secrète des sentim ents; avec Balzac, il découvre
l’enracinement de l’hom m e dans l’Histoire ; avec
Flaubert, il explore la terra jusqu’alors incognita du
quotidien ; avec Tolstoï, il se penche sur l’inter­
vention de l’irrationnel dans les décisions et le
comportement humains. Il sonde le temps : l’insai­
sissable moment passé avec M arcel Proust ; l’insaisis­
sable moment présent avec James Joyce. Il interroge,
avec Thom as Mann, le rôle des mythes qui, venus du
fond des temps, téléguident nos pas. Et caetera, et
e stera.
L e roman accom pagne l’hom m e constamment et
fidèlem ent dès le début des T em ps modernes. L a

15
« passion de connaître » (celle que Husserl considère
com m e l’essence de la spiritualité européenne) s’est
alors emparée de lui pour qu’il scrute la vie concrète
de l’homme et la protège contre « l’oubli de l’être » ;
pour qu’il tienne « le monde de la vie » sous un éclai­
rage perpétuel. C ’est en ce sens-là que je comprends
et partage l’obstination avec laquelle Hermann
Broch répétait : Découvrir ce que seul un roman
peut découvrir, c ’est la seule raison d’être d’un
roman. L e roman qui ne découvre pas une portion
jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral. La
connaissance est la seule morale du roman.
J’y ajoute encore ceci : le roman est l’œ uvre de
l’Europe ; ses découvertes, quoique effectuées dans
des langues différentes, appartiennent à l’Europe
tout entière. L a succession des découvertes (et non pas
l’addition de ce qui a été écrit) fait l’histoire du
roman européen. C e n’est que dans ce contexte
supranational que la valeur d’une œ uvre (c’est-à-
dire la portée de sa découverte) peut être pleinem ent
vue et comprise.

Quand D ieu quittait lentement la place d’où il


avait dirigé l’univers et son ordre de valeurs, séparé
le bien du mal et donné un sens à chaque chose, don
Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en
mesure de reconnaître le monde. C elui-ci, en
l’absence du Juge suprême, apparut subitement dans

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une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité divine se
décomposa en centaines de vérités relatives que les
hommes se partagèrent. Ainsi, le monde des Tem ps
modernes naquit et le roman, son image et m odèle,
avec lui.
Comprendre avec Descartes l’ego pensant comm e
le fondement de tout, être ainsi seul en face de l’uni­
vers, c ’est une attitude que H egel, à juste titre, jugea
héroïque.
Com prendre avec Cervantes le monde comm e
ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule
vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se
contredisent (vérités incorporées dans des ego imagi­
naires appelés personnages), posséder donc comm e
seule certitude la sagesse de l ’incertitude, cela exige
une force non moins grande.
Q ue veut dire le grand roman de Cervantes ? Il
existe une littérature abondante à ce sujet. Il en est
qui prétendent voir dans ce roman la critique ratio­
naliste de l’idéalisme fum eux de don Quichotte. Il
en est d’autres qui y voient l’exaltation du même
idéalisme. C es interprétations sont toutes deux erro­
nées parce qu’elles veulent trouver à la base du
roman non pas une interrogation mais un parti pris
moral.
L ’homme souhaite un monde où le bien et le mal
soient nettement discernables car est en lui le désir,
inné et indomptable, de juger avant de comprendre.
Sur ce désir sont fondées les religions et les idéolo­
gies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que
si elles traduisent son langage de relativité et d’ambi-

17
guïté dans leur discours apodictique et dogmatique.
Elles exigent que quelqu’un ait raison ; ou Anna
Karénine est victim e d’un despote borné, ou K aré­
nine est victim e d’une fem m e imm orale ; ou bien K .,
innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien
derrière le tribunal se cache la justice divine et K . est
coupable.
D ans ce « ou bien-ou bien » est contenue l’incapa­
cité de supporter la relativité essentielle des choses
humaines, l’incapacité de regarder en face l’absence
du Juge suprême. A cause de cette incapacité, la
sagesse du roman (la sagesse de l’incertitude) est dif­
ficile à accepter et à comprendre.

D on Quichotte partit pour un monde qui s’ouvrait


largement devant lui. Il pouvait y entrer librement et
revenir à la maison quand il le voulait. L es premiers
romans européens sont des voyages à travers le
monde, qui paraît illimité. L e début de Jacques le
Fataliste surprend les deux héros au m ilieu du che­
m in ; on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ils
se trouvent dans un temps qui n ’a ni comm encem ent
ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de fron­
tières, au m ilieu de l’Europe pour laquelle l’avenir
ne peut jamais finir.
U n demi-siècle après Diderot, chez Balzac, l’hori­
zon lointain a disparu tel un paysage derrière les
bâtiments modernes que sont les institutions sociales :

18
la police, la justice, le monde des finances et du
crime, l’armée, l’État. L e temps de Balzac ne connaît
plus l’oisiveté heureuse de Cervantes ou de Diderot.
Il est embarqué dans le train qu’on appelle l’His-
toire. Il est facile d’y monter, difficile d’en des­
cendre. Mais pourtant, ce train n ’a encore rien
d’effrayant, il a m êm e du charm e ; à tous ses passa­
gers il promet des aventures, et avec elles le bâton de
maréchal.
Encore plus tard, pour Emm a Bovary, l’horizon se
rétrécit à tel point qu’il ressemble à une clôture. Les
aventures se trouvent de l’autre côté et la nostalgie
est insupportable. Dans l’ennui de la quotidienneté,
les rêves et rêveries gagnent de l’importance.
L ’infini perdu du monde extérieur est remplacé par
l’infini de l’âme. L a grande illusion de l ’unicité
irremplaçable de l’individu, une des plus belles illu­
sions européennes, s’épanouit.
Mais le rêve sur l’infini de l’âme perd sa magie au
moment où I’Histoire ou ce qui en est resté, force
supra-humaine d’une société omnipuissante, s’em ­
pare de l’homme. E lle ne lui promet plus le bâton de
maréchal, elle lui promet à peine un poste d’arpen­
teur. K. face au tribunal, K . face au château, que
peut-il faire ? Pas grand-chose. Peut-il au moins
rêver com m e jadis Emm a Bovary ? N on, le piège de
la situation est trop terrible et absorbe com m e un
aspirateur toutes ses pensées et tous ses sentiments :
il ne peut penser qu’à son procès, qu’à son poste
d’arpenteur. L ’infini de l’âme, s’il y en a un, est
devenu un appendice quasi inutile de l’homme.

19
5

L e chem in du roman se dessine com m e une his­


toire parallèle des Tem ps modernes. Si je me
retourne pour l’embrasser du regard, il m ’apparaît
étrangement court et clos. N ’est-ce pas don Q u i­
chotte lui-même qui, après trois siècles de voyage,
revient au village déguisé en arpenteur ? Il était
parti, jadis, pour choisir ses aventures, et maintenant,
dans ce village au-dessous du château, il n’a plus de
choix, l’aventure lui est imposée : un misérable
contentieux avec l’administration à propos d’une
erreur dans son dossier. Après trois siècles, que
s’est-il donc passé avec l’aventure, ce premier grand
thèm e du roman ? Est-elle devenue sa propre paro­
die ? Q u ’est-ce que cela veut dire ? Q ue le chemin
du roman se termine par un paradoxe ?
O ui, on pourrait le penser. Et il n’y en a pas qu’un,
ces paradoxes sont nombreux. L e Brave Soldai
Chvéïk est peut-être le dernier grand roman popu­
laire. N ’est-il pas étonnant que ce roman comique
soit en même temps un roman de guerre dont
l’action se déroule dans l’armée et sur le front ? Que
s'est-il donc passé avec la guerre et ses horreurs si
elles sont devenues sujet à rire ?
C h ez Homère, chez Tolstoï, la guerre possédait un
sens tout à fait intelligible : on se battait pour la belle
H élène ou pour la Russie. C hvéïk et ses compagnons
se dirigent vers le front sans savoir pourquoi et, ce
qui est encore plus choquant, sans s’y intéresser.

20
Mais quel est donc le moteur d’une guerre si ce
n’est ni Hélène ni la patrie ? L a simple force voulant
s’affirmer comm e force ? Cette « volonté de volonté »
dont parlera plus tard Heidegger ? Pourtant, n’a-
t-elle pas été derrière toutes les guerres depuis
, toujours ? Si, bien entendu. Mais cette fois-ci, chez
Hasek, elle ne cherche m ême pas à se masquer par
un discours tant soit peu raisonnable. Personne ne
croit au babillage de la propagande, m ême pas ceux
qui la fabriquent. L a force est nue, aussi nue que
dans les romans de Kafka. En effet, le tribunal ne
tirera aucun profit de l’exécution de K ., de même
que le château ne trouvera aucun profit en tracassant
l’arpenteur. Pourquoi l’Allem agne hier, la Russie
aujourd’hui veulent-elles dominer le monde ? Pour
être plus riches ? Plus heureuses ? N on. L ’agressi­
vité de la force est parfaitement désintéressée ;
immotivée ; elle ne veut que son vouloir ; elle est le
pur irrationnel.
Kafka et Hasek nous confrontent donc à cet
immense paradoxe : pendant l’époque des Tem ps
modernes, la raison cartésienne corrodait l’une après
l’autre toutes les valeurs héritées du M oyen Âge.
Mais, au moment de la victoire totale de la raison,
c’est l’irrationnel pur (la force ne voulant que son
vouloir) qui s’emparera de la scène du monde parce
qu’il n ’y aura plus aucun système de valeurs com m u­
nément admis qui pourra lui faire obstacle.
C e paradoxe, mis magistralement en lum ière dans
Les Somnambules de Hermann Broch, est un de ceux
que j’aimerais appeler terminaux. Il y en a d’autres.

21
Par exem ple : les T em ps modernes cultivaient le
rêve d’une hum anité qui, divisée en différentes civi­
lisations séparées, touverait un jour l’unité et, avec
elle, la paix éternelle. Aujourd’hui, l’histoire de la
planète fait, enfin, un tout indivisible, mais c’est la
guerre, ambulante et perpétuelle, qui réalise et
assure cette unité de l’hum anité depuis longtemps
rêvée. L ’unité de l’humanité signifie : personne ne
peut s’échapper nulle part.

L es conférences où Husserl parla de la crise de


l’Europe et de la possibilité de la disparition de
l’hum anité européenne furent son testament philo­
sophique. Il les prononça dans deux capitales
d’Europe centrale. C ette coïncidence possède une
signification profonde : en effet, c ’est dans cette
m êm e Europe centrale que, pour la première fois
dans son histoire moderne, l’O ccident put voir la
m ort de l’Occident, ou, plus précisément, l’ampu­
tation d’un m orceau de lui-m ême quand Varsovie,
Budapest et Prague furent englouties dans l’empire
russe. C e m alheur fut engendré par la Première
G uerre mondiale, qui, déclenchée par l’empire des
Habsbourg, conduisit à la fin de ce m ême empire et
déséquilibra à jamais l’Europe affaiblie.
L es derniers temps paisibles où l’hom m e avait eu
à combattre seulement les monstres de son âme, les
temps de Joyce et de Proust, furent révolus. Dans les

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romans de K afka, de Hasek, de M usil, de Broch, le
monstre vient de l’extérieur et on l’appelle Histoire ;
elle ne ressemble plus au train des aventuriers ; elle
est impersonnelle, ingouvernable, incalculable, inin­
telligible - et personne ne lui échappe. C ’est le
moment (au lendemain de la guerre de 14) où la
pléiade des grands romanciers centre-européens
aperçut, toucha, saisit les paradoxes terminaux des
Tem ps modernes.
Mais il ne faut pas lire leurs romans com m e une
prophétie sociale et politique, com m e un Orwell
anticipé ! C e qu’O rw ell nous dit aurait pu être dit
aussi bien (ou plutôt beaucoup mieux) dans un essai
ou dans un pamphlet. En revanche, ces romanciers
découvrent « ce que seul un roman peut découvrir » :
ils montrent comment, dans les conditions des « para­
doxes terminaux », toutes les catégories existen­
tielles changent subitement de sens : Q u ’est-ce que
l’aventure si la liberté d’action d’un K . est tout à fait
illusoire ? Q u’est-ce que Yavenir si les intellectuels
de L'Homme sans qualités n ’ont pas le moindre soup­
çon de la guerre qui, demain, va balayer leurs vies ?
Qu’est-ce que le crime si H uguenau de Broch non
seulement ne regrette pas mais oublie le meurtre
qu’il a commis ? Et si le seul grand roman comique
de cette époque, celui de Hasek, a pour scène la
guerre, qu’est-ce qui s’est donc passé avec le
comique ? O ù est la différence entre le privé et le
public si K ., m ême dans son lit d’amour, ne reste
jamais sans deux envoyés du château ? Et qu’est, en
ce cas-là, la solitude ? U n fardeau, une angoisse, une

23
malédiction, com m e on a voulu nous le faire croire,
ou, au contraire, la valeur la plus précieuse, en train
d’être écrasée par la collectivité omniprésente ? -
L es périodes de l’histoire du roman sont très
longues (elles n’ont rien à voir avec les changements
hectiques des modes) et sont caractérisées par tel ou
tel aspect de l’être que le roman examine en priorité.
Ainsi, les possibilités contenues dans la découverte
flaubertienne de la quotidienneté ne furent pleine­
m ent développées que soixante-dix ans plus tard,
dans la gigantesque œ uvre de James Joyce. L a pério­
de inaugurée, il y a cinquante ans, par la pléiade des
romanciers centre-européens (période des paradoxes
terminaux) me semble loin d’être close.

On parle beaucoup et depuis longtemps de la fin


duxoraan : notamment les futuristes, les surréalistes,
presque toutes les avant-gardes. Ils voyaient le
roman disparaître sur la route du progrès, au profit
d’un avenir radicalement nouveau, au profit d’un art
qui ne ressemblerait à rien de ce qui existait avant.
L e roman serait enterré au nom de la justice histo­
rique, de m ême que la misère, les classes dom i­
nantes, les vieux modèles de voitures ou les cha­
peaux hauts de forme.
Or, si Cervantes est fondateur des Tem ps
modernes, la fin de son héritage devrait signifier
plus qu’un simple relais dans l’histoire des formes

24
littéraires; elle annoncerait la fin des Tem ps
modernes. C ’est pourquoi le sourire béat avec lequel
on prononce des nécrologies du roman me paraît fri­
vole. Frivole, parce que j’ai déjà vu et vécu la mort du
roman, sa mort violente^ (au moyen d’interdictions,
de la censure, de la pression idéologique), dans le
monde où j’ai passé une grande partie de ma vie et
qu’on appelle d’habitude totalitaire. Alors, il se
manifesta en toute clarté que le roman était péris­
sable ÿ aussi périssable que l’Occident des Tem ps
modernes. En tant que modèle de ce monde, fondé
sur la relativité et l’ambiguïté des choses humaines,
le roman est incompatible avec l’univers totalitaire.
Cette incompatibilité est plus profonde que celle qui
sépare un dissident d’un apparatchik, un combattant
pour les droits de l’homme d’un tortionnaire, parce
qu’elle est non seulement politique ou morale mais
ontologique. C ela veut dire : le monde basé sur une
seule Vérité et le monde ambigu et relatif du roman
sont pétris chacun d’une matière totalement dif­
férente. L a Vérité totalitaire exclut la relativité, le
doute, l’interrogation et elle ne peut donc jamais se
concilier avec ce que j’appellerais l'esprit du roman.
Mais est-ce qu’en Russie communiste on ne publie
pas des centaines et des milliers de romans en tirages
énormes et avec un grand succès ? Oui, mais ces
romans ne prolongent plus la conquête de l’être. Ils
ne découvent aucune parcelle nouvelle de l’exis­
tence ; ils confirm ent seulement ce qu’on a déjà dit ;
plus : dans la confirmation de ce qu’on dit (de ce
qu’il faut dire) consistent leur raison d’être, leur

25
gloire, l’utilité dans la société qui est la leur. En ne
découvrant rien, Us ne participent plus à la succession
des découvertes que j’appelle l’histoire du roman ; ils
se situent en dehors de cette histoire, ou bien : ce sont
des romans après la fin de l ’histoire du roman.
Il y a à peu près un demi-siècle que l’histoire du
roman s’est arrêtée dans l’em pire du communisme
russe. C ’est un événement énorme, vu la grandeur
du roman russe de G ogol à Biely. L a mort du roman
n ’est donc pas une idée fantaisiste. Elle a déjà eu lieu.
E t nous savons maintenant comment le roman se
meurt : il ne disparaît pas ; son histoire s’arrête : ne
reste après elle que le temps de la répétition où le
roman reproduit sa form e vidée de son esprit. C ’est
donc une mort dissimulée qui passe inaperçue et ne
choque personne.

Mais le roman ne touche-t-il pas au bout de son


chem in par sa propre logique intérieure ? N ’a-t-il
pas déjà exploité toutes ses possibilités, toutes ses
connaissances et toutes ses form es ? J’ai entendu
comparer son histoire aux mines de charbon depuis
longtemps épuisées. Mais ne ressemble-t-elle pas
plutôt au cim etière des occasions manquées, des
appels non-entendus ? Il y a quatre appels auxquels
je suis spécialement sensible.
Appel du jeu. - Tristram Shandy, de Laurence
Sterne, et Jacques le Fataliste, de D enis Diderot,

26
m’apparaissent aujourd’hui com m e les deux plus
grandes œ uvres romanesques du x v i i i ' siècle, deux
romans conçus com m e un jeu grandiose. C e sont
deux sommets de là légèreté jamais atteints ni avant
ni aprèsT L e roman ultérieur se fit ligoter par l’im pé­
ratif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la
rigueur de la chronologie. Il abandonna les possibili­
tés contenues dans ces deux chefs-d’œ uvre, qui
étaient en mesure de fonder une autre évolution du
roman que celle qu’on connaît (oui, on peut imagi­
ner aussi une autre histoire du roman européen...).
Appel du rêve. - L ’imagination endormie du
xixe siècle fut subitement réveillée par Franz Kafka,
qui réussit ce que les surréalistes postulèrent après
lui sans vraiment l’accom plir : la fusion du rêve et du
réel. C ette énorme découverte est moins l’achève­
ment d’une évolution qu’une ouverture inattendue
qui donne à savoir que le roman est le lieu où l’im a­
gination peut exploser com m e dans un rêve et que le
roman peut s’affranchir de l’im pératif apparemment
inéluctable de la vraisemblance.
Appel de la pensée, t- M usil et Broch firent entrer
sur la scène du roman une intelligence souveraine
et rayonnante. N on pas pour transformer le roman
en philosophie, mais pour mobiliser sur la base du
récit tous les moyens, rationnels et irrationnels, nar­
ratifs et méditatifs, susceptibles d’éclairer l’être de
l’homme ; de faire du roman la suprême synthèse
intellectuelle. L eu r exploit est-il l’achèvement de
l’histoire du roman ou, plutôt, l’invitation à un long
voyage ?

27
■Appel du temps}- L a période des paradoxes termi­
naux incite le romancier à ne plus lim iter la question
du temps au problème proustien de la m émoire per­
sonnelle mais à l’élargir à l’énigm e du temps collec­
tif, du temps de l’Europe, l’Europe qui se retourne
pour regarder son passé, pour faire son bilan, pour
saisir son histoire, tel un vieil homme qui saisit d’un
seul regard sa propre vie écoulée. D ’où l’envie de
franchir les limites temporelles d’une vie indivi­
duelle dans lesquelles le roman jusqu’alors a été can­
tonné et de faire entrer dans son espace plusieurs
époques historiques (Aragon et Fuentes l’ont déjà
tenté).
Mais je ne veux pas prophétiser les chemins futurs
du roman dont je ne sais rien ; je veux seulement
dire : si le roman doit vraiment disparaître, ce n ’est
pas qu’il soit au bout de ses forces mais c'est qu’il se
trouve dans un monde qui n’est plus le sien.

L ’unification de l’histoire de la planète, ce rêve


humaniste dont D ieu a m échamm ent permis l’ac­
complissement, est accompagnée d’un processus de
vertigineuse réduction. Il est vrai que les termites
de la réduction rongent la vie hum aine depuis tou­
jours : m ême le plus grand amour finit par être
réduit à un squelette de souvenirs chétifs. Mais le
caractère de la société moderne renforce mons­
trueusement cette malédiction : la vie de l’homme

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est réduite à sa fonction sociale ; l’histoire d’un
peuple à quelques événements, qui sont à leur tour
réduits à une interprétation tendancieuse ; la vie
sociale est réduite à la lutte politique et celle-ci à la
confrontation de seulement deux grandes puissances
planétaires. L ’homme se trouve dans un vrai tourbil-
lôfnté ta réduction où le « monde de la vie » dont par­
lait Husserl s’obscurcit fatalement et où l’être tombe
dans l’oubli.
Or si la raison d’être du roman est de tenir le
« monde de la vie » sous un éclairage perpétuel et de
nous protéger contre « l’oubli de l’être », l’existence
du roman n’est-elle pas aujourd’hui plus nécessaire
que jamais ?
Si, il me semble. Mais, hélas, le roman est, lui
aussi, travaillé par les termites de la réduction qui
ne réduisent pas seulement le sens du monde mais
aussi le sens des œuvres. L e roman (comme toute
la culture) se trouve de plus en plus dans les mains
des m édias; ceux-ci, étant agents de l’unification
de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le
processus de réduction ; ils distribuent dans le
monde entier les mêmes simplifications et clichés
susceptibles d’être acceptés par le plus grand
nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il
importe peu que dans leurs différents organes les
différents intérêts politiques se manifestent. D er­
rière cette différence de surface règne un esprit
commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires
politiques américains ou européens, ceux de la
gauche comm e ceux de la droite, du Time au Spie-

29
gel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui
se reflète dans le m ême ordre selon lequel leur som­
maire est composé, dans les mêmes rubriques, les
mêmes formes journalistiques, dans le m ême voca­
bulaire et le même style, dans les mêmes goûts artis­
tiques et dans la m ême hiérarchie de ce qu’ils
trouvent important et de ce qu’ils trouvent insigni­
fiant. C et esprit comm un des mass media dissimulé
derrière leur diversité politique, c ’est l’esprit de
notre temps. C et esprit me semble contraire à
l’esprit du roman.
L ’esprit du roman est l’esprit de complexité.
C haque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus
com pliquées que tu ne le penses. » C ’est la vérité
éternelle du roman mais qui se fait de moins en
moins entendre dans le vacarme des réponses
simples et rapides qui précèdent la question et
l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien
A nna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille
sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de
savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante
et inutile.
L ’esprit du roman est l’esprit de continuité :
chaque œ uvre est la réponse aux œ uvres pré­
cédentes, chaque œ uvre contient toute expérience
antérieure du roman. Mais l’esprit de notre temps est
fixé sur l’actualité qui est si expansive, si ample
qu’elle repousse le passé de notre horizon et réduit le
temps à la seule seconde présente. Inclus dans ce sys­
tème, le roman n’est plus œuvre (chose destinée à
durer, à joindre le passé à l’avenir) mais événement

30
d’actualité com m e d’autres événements, un geste
sans lendemain.

10
'' Est-ce que cela veut dire que, dans le monde « qui
n’est plus le sien », le roman va disparaître ? Q u’il va
laisser l’Europe sombrer dans 1’ « oubli de l’être » ?
Q u’il n’en restera que le bavardage sans fin des gra-
phomanes, que des romans après la fin de l'histoire du
roman ?Jje n’en sais rien. Je crois seulement savoir
que le roman ne peut plus vivre en paix avec l’esprit
de notre temps : s’il veut encore continuer à décou­
vrir ce qui n’est pas découvert, s’il veut encore « pro­
gresser » en tant que roman, il ne peut le faire que
contre le progrès du monde.
L ’avant-garde a vu les choses autrement ; elle était
possédée par l’ambition d’être en harm onie avec
l’avenir. L es artistes d’avant-garde créèrent des
œuvres, il est vrai courageuses, difficiles, provoca­
trices, huées, mais ils les créèrent avec la certitude
que « l’esprit du temps » était avec eux et que,
demain, il leur donnerait raison.
Autrefois, moi aussi, j’ai considéré l’avenir comm e
seul juge compétent de nos œ uvres et de nos actes.
C ’est plus tard que j’ai compris que le flirt avec l’ave­
nir est le pire des conformismes, la lâche flatterie du
plus fort. Car l’avenir est toujours plus fort que le
présent. C ’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et
certainement sans aucune compétence.

31
Mais si l’avenir ne représente pas une valeur à mes
yeux, à qui suis-je attaché : à D ieu ? à la patrie ? au
peuple ? à l’individu ?
Ma réponse est aussi ridicule que sincère : je ne
suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de C er­
vantes.
DEUXIÈME PARTIE

E N T R E T IE N
SU R L ’A R T D U RO M AN
Christian Salmon : Je souhaite consacrer cette
conversation à l’esthétique de vos romans. Mais par
quoi com m encer ?
M. K . : Par l’affirm ation : mes romans ne sont pas
psychologiques. Plus exactement : ils se trouvent au-
delà de l’esthétique du roman qu’on appelle d’habi­
tude psychologique.
C . S. : Mais tous les romans ne sont-ils pas néces­
sairement psychologiques ? C ’est-à-dire penchés sur
l’énigme de la psyché ?
M. K . : Soyons plus précis : tous les romans de tous
les temps se penchent sur l’énigm e du moi. D ès que
vous créez un être imaginaire, un personnage, vous
êtes automatiquement confronté à la question :
qu’est-ce que le moi ? Par quoi le moi peut-il être
saisi ? C ’est une de ces questions fondamentales sur
lesquelles le roman en tant que tel est fondé. Par les
différentes réponses à cette question, si vous le vou­
liez, vous pourriez distinguer différentes tendances
et, peut-être, différentes périodes dans l’histoire du

35
roman. L ’approche psychologique, les premiers nar­
rateurs européens ne la connaissent m ême pas. Boc-
cace nous raconte simplement des actions et des
aventures. Cependant, derrière toutes ces histoires
amusantes, on discerne une conviction : c ’est par
l’action que l’homme sort de l’univers répétitif du
quotidien où tout le monde ressemble à tout le
monde, c’est par l’action qu’il se distingue des autres
_ et qu’il devient individu. Dante l’a dit : « En toute
action, l’intention première de celui qui agit est
de révéler sa propre image. » A u commencement,
l’action est comprise com m e l’autoportrait de celui
qui agit. Quatre siècles après Boccace, Diderot est
plus sceptique : son Jacques le Fataliste séduit la
fiancée de son ami, il se soûle de bonheur, son père
lui file une raclée, un régiment passe par là, de dépit
il s’enrôle, à la première bataille il reçoit une balle
dans le genou et boite jusqu’à sa mort. Il pensait
com m encer une aventure amoureuse, alors qu’en
réalité il avançait vers son infirmité. Il ne peut jamais
se reconnaître dans son acte. Entre l’acte et lui, une
fissure s’ouvre. L ’homm e veut révéler par l’action sa
propre image, mais cette image ne lui ressemble pas.
L e caractère paradoxal de l’action, c’est une des
grandes découvertes du roman. Mais si le moi n’est
pas saisissable dans l’action, où et comm ent peut-on
le saisir ? L e moment arriva alors où le roman, dans
sa quête du moi, dut se détourner du monde visible
de l’action et se pencher sur l’invisible de la vie inté­
rieure. A u m ilieu du x viii* siècle Richardson
découvre la form e du roman par lettres où les per-

36
sonnages confessent leurs pensées et leurs senti­
ments.
C. S. : La naissance du roman psychologique ?
M. K. : L e terme est, bien sûr, inexact et approxi­
matif. Évitons-le et utilisons une périphrase :
Richardson a lancé le roman sur la voie de l’explo­
ration de la vie intérieure de l’homme. On connaît
ses grands continuateurs : le G oethe de Werther,
Constant, puis Stendhal et les écrivains de son siècle.
L ’apogée de cette évolution se trouve, me semble-
t-il, chez Proust et chez Joyce. Joyce analyse quelque
chose d’encore plus insaisissable que le « temps
perdu » de Proust : le moment présent. Il n’y a appa­
remment rien de plus évident, de plus tangible et
palpable que le moment présent. Et pourtant, il nous
échappe complètement. T oute la tristesse de la vie
est là. Pendant une seule seconde, notre vue, notre
ouïe, notre odorat enregistrent (sciemment ou à leur
insu) une masse d’événements et, par notre tête,
passe un cortège de sensations et d’idées. Chaque
instant représente un petit univers, irrémédiable­
ment oublié à l’instant suivant. Or, le grand micro­
scope de Joyce sait arrêter, saisir cet instant fugitif et
nous le faire voir. Mais la quête du moi finit, encore
une fois, par un paradoxe : plus grande est l’optique
du microscope qui observe le moi, plus le moi et son
unicité nous échappent : sous la grande lentille joy-
cienne qui décompose l’âme en atomes, nous
sommes tous pareils. Mais si le moi et son caractère
unique ne sont pas saisissables dans la vie intérieure
de l’homme, où et comment peut-on les saisir ?

37
C . S. : Et peut-on les saisir ?
M. K . : Bien sûr que non. L a quête du moi a tou­
jours fini et finira toujours par un paradoxal inassou­
vissement. Je ne dis pas échec. C ar le roman ne peut
pas franchir les limites de ses propres possibilités, et
la mise en lum ière de ces lim ites est déjà une
immense découverte, un immense exploit cognitif.
Il n’em pêche qu’après avoir touché le fond
qu’im plique l’exploration détaillée de la vie inté­
rieure du moi, les grands romanciers ont comm encé
à chercher, consciem ment ou inconsciem m ent, une
nouvelle orientation. O n parle souvent de la trinité
sacrée du roman moderne : Proust, Joyce, Kafka. Or,
selon m oi, cette trinité n ’existe pas. Dans m on his­
toire personnelle du roman, c ’est Kafka qui ouvre la
nouvelle orientation : orientation post-proustienne.
L a m anière dont il conçoit le moi est tout à fait inat­
tendue. Par quoi K . est-il défini com m e être
unique ? N i par son apparence physique (on n ’en
sait rien), ni par sa biographie (on ne la connaît pas),
ni par son nom (il n’en a pas), ni par ses souvenirs, ses
penchants, ses complexes. Par son comportem ent ?
L e cham p libre de ses actions est lamentablement
limité. Par sa pensée intérieure ? O ui, Kafka suit
sans cesse les réflexions de K ., mais celles-ci sont
exclusivem ent tournées vers la situation présente :
qu’est-ce qu’il faut faire là, dans l’immédiat ? aller à
l’interrogatoire ou s’esquiver ? obéir à l’appel du
prêtre ou non ? T o u te la vie intérieure de K. est
absorbée par la situation où il se trouve piégé, et rien
de ce qui pourrait dépasser cette situation (les souve­

38
nirs de K ., ses réflexions métaphysiques, ses considé­
rations sur les autres) ne nous est révélé. Pour
Proust, l’univers intérieur de l’homme constituait un
miracle, un infini qui ne cessait de nous étonner.
Mais là n’est pas l’étonnement de Kafka. Il ne se
demande pas quelles sont les motivations intérieures
qui déterminent le comportement de l’homme. Il
pose une question radicalement différente : quelles
sont encore les possibilités de l’homme dans un
monde où les déterminations extérieures sont deve­
nues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne
pèsent plus rien ? En effet, qu’est-ce que cela aurait
pu changer au destin et à l’attitude de K . s’il avait eu
des pulsions homosexuelles ou une douloureuse his­
toire d’amour derrière lui ? Rien.
C . S. : C ’est ce que vous dites dans L ’Insoutenable
Légèreté de l ’être : « L e roman n’est pas une confes­
sion de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la
vie hum aine dans le piège qu’est devenu le monde. »
Mais qu’est-ce que cela veut dire, piège ?
M. K. : Q ue la vie soit un piège, ça, on l’a toujours
su : on est né sans l’avoir demandé, enferm é dans un
corps qu’on n’a pas choisi et destiné à mourir. En
revanche, l’espace du monde procurait une per­
manente possibilité d’évasion. U n soldat pouvait
déserter l’armée et com m encer une autre vie dans
un pays voisin. Dans notre siècle, subitement, le
monde se referm e autour de nous. L ’événement
décisif de cette transformation du monde en piège a
sans doute été la guerre de 14, appelée (et pour la
première fois dans l’Histoire) guerre mondiale.

39
Faussement mondiale. E lle ne concernait que
l’Europe, et encore pas toute l’Europe. Mais l’adjectif
« mondial » exprim e d’autant plus éloquemm ent la
sensation d’horreur devant le fait que, désormais,
rien de ce qui se passe sur la planète ne sera plus
affaire locale, que toutes les catastrophes concernent
le monde entier et que, par conséquent, nous
sommes de plus en plus déterminés de l’extérieur,
par les situations auxquelles personne ne peut
échapper et qui, de plus en plus, nous font ressem­
bler les uns aux autres.
Mais comprenez-moi bien. Si je m e situe au-delà
du roman dit psychologique, cela ne veut pas dire
que je veux priver mes personnages de vie intérieure.
C ela veut seulement dire que ce sont d’autres énig­
mes, d’autres questions que mes romans poursuivent
en premier lieu. C ela ne veut pas dire non plus que je
conteste les romans fascinés par la psychologie. L e
changem ent de situation après Proust me remplit
plutôt de nostalgie. A vec Proust, une immense
beauté s’éloigne lentement de nous. Et pour toujours
et sans retour. Gom browicz a eu une idée aussi
cocasse que géniale. L e poids de notre moi, dit-il,
dépend de la quantité de population sur la planète.
Ainsi D ém ocrite représentait-il un quatre-cent-
m illionièm e de l’hum anité; Brahms un milliar-
dième ; Gom browicz lui-même un deux-milliar-
dième. D u point de vue de cette arithmétique, le
poids de l’infini proustien, le poids d’un moi, de la
vie intérieure d’un moi, devient de plus en plus
léger. Et dans cette course vers la légèreté, nous
avons franchi une lim ite fatale.

40
C . S. : « L ’insoutenable légèreté » du moi est votre
obsession, depuis vos premiers écrits. Je pense à
Risibles amours ; par exemple, à la nouvelle Edouard
et Dieu. Après sa première nuit d’amour avec la
jeune A lice, Édouard fut saisi d’un bizarre malaise,
décisif dans son histoire : il regardait sa petite amie et
il se disait « que les idées d’Alice n’étaient en réalité
qu’une chose plaquée sur son destin, et que son des­
tin n’était qu’une chose plaquée sur son corps, et il
ne voyait plus en elle que l’assemblage fortuit d’un
corps, d’idées et d’une biographie, assemblage inor­
ganique, arbitraire et labile ». Et dans une autre nou­
velle encore, L e jeu de l ’auto-siop, la jeune fille, dans
les derniers paragraphes du récit, est tellem ent per­
turbée par l’incertitude de son identité qu’elle répète
en sanglotant : « Je suis moi, je suis moi, je suis
moi... »
M. K . : Dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être,
Tereza se regarde dans le miroir. Elle se demande ce
qui arriverait si son nez s’allongeait d’un millim ètre
par jour. A u bout de combien de temps son visage
serait-il méconnaissable ? Et si son visage ne ressem­
blait plus à Tereza, est-ce que Tereza serait encore
Tereza ? O ù com m ence et où finit le moi ? Vous
voyez : A ucun étonnement devant l’infini inson­
dable de l’âme. Plutôt un étonnement devant l’incer­
titude du moi et de son identité.
C . S. : Il y a une absence totale de m onologue inté­
rieur dans vos romans.
M. K. : Dans la tête de Bloom , Joyce a mis un
micro. G râce à ce fantastique espionnage qu’est le

41
m onologue intérieur, nous avons énormément
appris sur ce que nous sommes. Mais moi je ne sau­
rais pas m e servir de ce micro.
C . S. : Dans Ulysse de Joyce, le m onologue inté­
rieur traverse tout le roman, il est la base de sa
construction, le procédé dominant. Est-ce que c ’est
la méditation philosophique qui, chez vous, joue ce
rôle ?
M . K . : Je trouve impropre le mot « philosophi­
que ». L a philosophie développe sa pensée dans un
espace abstrait, sans personnages, sans situations.
C . S. : V ous com m encez L ’Insoutenable Légèreté
de l'être par une réflexion sur l’éternel retour de
Nietzsche. Q u’est-ce donc sinon une méditation phi­
losophique développée de façon abstraite, sans per­
sonnages, sans situations ?
M . K . : Mais non ! Cette réflexion introduit direc­
tem ent, dès la première ligne du roman, la situa­
tion fondamentale d’un personnage - Tom as ; elle
expose son problème : la légèreté de l’existence dans
le m onde où il n ’y a pas d’éternel retour. V ous voyez,
nous revenons enfin à notre question : qu’est-ce qui
se trouve au-delà du roman dit psychologique ?
Autrem ent dit : quelle est la façon non psycho­
logique de saisir le m oi ? Saisir un moi, cela veut
dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problé­
m atique existentielle. Saisir son code existentiel. En
écrivant L ’Insoutenable Légèreté de l ’être je me suis
rendu compte que le code de tel ou tel personnage
est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le
corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Para­

42
dis. Pour Tom as : la légèreté, la pesanteur. Dans le
c h a p i t r e intitulé Les mots incompris, ¡’exam ine le
code existentiel de Franz et celui de Sabina en analy­
sant plusieurs mots : la fem m e, la fidélité, la trahi­
son, la musique, l’obscurité, la lum ière, les cortèges,
la beauté, la patrie, le cim etière, la force. C hacun de
ces mots a une signification différente dans le code
existentiel de l’autre. Bien sûr, ce code n ’est pas étu­
dié in abstracto, il se révèle progressivement dans
l’action, dans les situations. Prenez L a vie est ailleurs,
la troisième partie : le héros, le timide Jaromil, est
encore puceau. U n jour, il se promène avec son amie
qui, tout d’un coup, pose sa tête sur son épaule. Il est
au comble du bonheur et m ême physiquement
excité. Je m ’arrête sur ce m ini-événem ent et je
constate : « le plus grand bonheur qu’avait connu
Jaromil, c’était de sentir une tête de jeune fille posée
sur son épaule. » A partir de cela je tâche de saisir
l’érotisme de Jaromil : « U ne tête de jeune fille signi­
fiait pour lui plus qu’un corps de jeune fille. » C e qui
ne veut pas dire, je précise, que le corps lui fût indif­
férent, mais : « il ne désirait pas la nudité d’un corps
de jeune fille ; il désirait un visage de jeune fille
éclairé par la nudité du corps. Il ne désirait pas pos­
séder un corps de jeune fille ; il désirait posséder un
visage de jeune fille et que ce visage lui fit don du
corps com m e preuve de son amour. » J’essaie de don­
ner un nom à cette attitude. Je choisis le mot ten­
dresse. Et j’examine ce mot : en effet, qu’est-ce que la
tendresse ? J’arrive aux réponses successives : « La
tendresse prend naissance à l’instant où nous

43
sommes rejetés sur le seuil de l’âge adulte et où nous
nous rendons com pte avec angoisse des avantages de
l’enfance que nous ne comprenions pas quand nous
étions enfants. » Et ensuite : « L a tendresse, c ’est la
frayeur que nous inspire l’âge adulte. » Et une autre
définition encore : « L a tendresse, c ’est créer un
espace artificiel où l’autre doit être traité comm e un
enfant. » Vous voyez, je ne vous montre pas ce qui se
passe dans la tête de Jaromil, je montre plutôt ce qui
se passe dans ma propre tête : j’observe longuement
mon Jaromil, et je tâche de m’approcher, pas à pas,
du cœ ur de son attitude, pour la comprendre, la
dénommer, la saisir.
D ans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, Tereza vit
avec Tom as, mais son amour exige d’elle une mobi­
lisation de toutes ses forces et, tout d’un coup, elle
n’en peut plus, elle veut retourner en arrière, « en
bas », d’où elle est venue. Et je me demande :
qu’est-ce qui se passe avec elle ? Et je trouve la
réponse : elle est saisie d’un vertige. Mais qu’est-ce
que le vertige ? Je cherche la définition et je dis : « un
étourdissant, un insurmontable désir de tomber ».
M ais tout de suite je m e corrige, je précise la défini­
tion : « ... avoir le vertige c ’est être ivre de sa propre
faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne
veut pas lui résister, mais s’y abandonner. On se
soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible
encore, on veut s’écrouler en pleine rue aux yeux de
tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre. »
L e vertige est une des clés pour comprendre Tereza.
C e n ’est pas la clé pour comprendre vous ou moi.

44
Pourtant, et vous et moi nous connaissons cette sorte
de vertige au moins com m e notre possibilité, une
des possibilités de l’existence. Il m ’a fallu inventer
Tereza, un « ego expérimental », pour comprendre
cette possibilité, pour comprendre le vertige.
Mais ce ne sont pas seulement les situations parti­
culières qui sont ainsi interrogées, le roman tout
entier n’est qu’une longue interrogation. L ’inter­
rogation méditative (méditation interrogative) est la
base sur laquelle tous mes romans sont construits.
Restons-en à L a vie est ailleurs. C e roman avait pour
premier titre : L ’Âge lyrique. Je l’ai changé au der­
nier moment sous la pression d’amis qui le trou­
vaient insipide et rébarbatif. En leur cédant, j’ai fait
une bêtise. En effet, je trouve très bon de choisir
comme titre d’un roman sa principale catégorie. La
Plaisanterie. L e Livre du rire et de l ’oubli. L ’Insoute­
nable Légèreté de l ’être. M ême Risibles amours. Il ne
faut pas comprendre ce titre dans le sens : amusantes
histoires d’amour. L ’idée de l’amour est toujours liée
au sérieux. Or, risible amour, c ’est la catégorie de
l’amour dépourvu de sérieux. N otion capitale pour
l’homme moderne. Mais revenons à L a vie est ail­
leurs. C e roman repose sur quelques questions :
qu’est-ce que l’attitude lyrique ? qu’est-ce que la jeu­
nesse en tant qu’âge lyrique ? quel est le sens du
triple mariage : lyrisme - révolution - jeunesse ? Et
qu’est-ce qu’être poète ? Je me rappelle avoir
commencé à écrire ce roman avec com m e hypothèse
de travail cette définition que j’avais notée dans mon
carnet : « L e poète est un jeune hom m e que sa mère

45
conduit à s’exhiber à la face du monde dans lequel il
n ’est pas capable d’entrer. » Vous voyez, cette défini­
tion n’est ni sociologique, ni esthétique, ni psycho­
logique.
C . S. : E lle est phénom énologique.
M. K . : L ’adjectif n ’est pas mauvais, mais je
m ’interdis de l’utiliser. J’ai trop peur des professeurs
pour qui l’art n’est qu’un dérivé des courants philo­
sophiques et théoriques. L e roman connaît
l’inconscient avant Freud, la lutte de classes avant
M arx, il pratique la phénom énologie (la recherche
de l’essence des situations humaines) avant les phé­
nom énologues. Quelles superbes « descriptions phé­
nom énologiques » chez Proust qui n ’a connu aucun
phénom énologue !
C . S. : Résumons-nous. Il y a plusieurs façons de
saisir le moi. D ’abord, par l’action. Puis, dans la vie
intérieure. Quant à vous, vous affirm ez : le moi est
déterminé par l’essence de sa problématique existen­
tielle. Cette attitude a chez vous de nombreuses
conséquences. Par exem ple, votre acharnement à
comprendre l’essence des situations semble rendre
caduques à vos yeux toutes les techniques de descrip­
tion. Vous ne dites presque rien de l’apparence phy­
sique de vos personnages. Et com m e la recherche
des motivations psychologiques vous intéresse moins
que l’analyse des situations, vous êtes aussi très avare
sur le passé de vos personnages. L e caractère trop
abstrait de votre narration ne risque-t-il pas de
rendre vos personnages moins vivants ?
M. K . : Essayez de poser cette m ême question à

46
Kafka ou à Musil. À M usil, on l’a d’ailleurs posée.
Même des esprits très cultivés lui ont reproché de ne
pas être un vrai romancier. Walter Benjamin adm i­
rait son intelligence mais pas son art. Eduard Roditi
trouve ses personnages sans vie et lui propose Proust
comme exem ple à suivre : combien Madame Verdu-
rin, dit-il, est vivante et vraie en comparaison avec
Diotime ! En effet, la longue tradition du réalisme
psychologique a créé quelques normes quasi invio­
lables : 1. il faut donner le maximum d’informations
sur un personnage : sur son apparence physique, sur
sa façon de parler et de se comporter ; 2. il faut faire
connaître le passé d’un personnage, car c ’est là que
se trouvent toutes les motivations de son com porte­
ment présent ; et 3. le personnage doit avoir une
totale indépendance, c ’est-à-dire que l’auteur et ses
propres considérations doivent disparaître pour ne
pas déranger le lecteur qui veut céder à l’illusion et
tenir la fiction pour une réalité. Or, M usil a rompu
ce vieux contrat conclu entre le roman et le lecteur.
Et d’autres romanciers avec lui. Que savons-nous de
l’apparence physique d’Esch, le plus grand person­
nage de Broch ? Rien. Sauf qu’il avait de grandes
dents. Q ue savons-nous de l’enfance de K. ou de
Chvéïk ? Et ni M usil, ni Broch, ni G om browicz
n’ont aucune gêne à être présents par leurs pensées
dans leurs romans. L e personnage n’est pas une
simulation d’un être vivant. C ’est un être imaginaire.
Un ego expérimental. L e roman renoue ainsi avec
ses commencements. D on Quichotte est quasi
impensable com m e être vivant. Pourtant, dans notre

47
mémoire, quel personnage est plus vivant que lui ?
Comprenez-m oi bien, je ne veux pas snober le lec­
teur et son désir aussi naïf que légitim e de se faire
emporter par le monde imaginaire du roman et le
confondre de temps en temps avec la réalité. Mais je
ne crois pas que la technique du réalisme psycho­
logique soit indispensable pour cela. J’ai lu pour la
première fois L e Château quand j’avais quatorze ans.
À cette même époque j’admirais un joueur de hockey
sur glace qui habitait près de chez nous. J’ai imaginé
K . sous ses traits. Jusqu’à aujourd’hui je le vois ainsi.
Je veux dire par là que l’imagination du lecteur
com plète automatiquement celle de l’auteur. Tomas
est bïon3^ irbran'iLfirm përe étaltTichë ou pauvre ?
Choisissez vous-même !
C . S. : Mais vous ne vous conform ez pas toujours à
cette règle : dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, si
Tom as n’a pratiquement aucun passé, Tereza, elle,
est présentée non seulement avec sa propre enfance
mais encore avec celle de sa mère !
M . K . : Dans le roman, vous trouverez cette phrase :
« sa vie n ’a été qu’un prolongement de la vie de sa
m ère, un peu comme la course d’une boule de bil­
lard est le prolongement du geste exécuté par le bras
d’un joueur ». Si je parle de la m ère, ce n’est donc pas
pour dresser une liste d’informations sur Tereza,
mais parce que la mère est son thème principal,
parce que Tereza est le « prolongement de sa mère »
et en souffre. N ous savons aussi qu’elle a des seins
petits avec les « aréoles trop larges et trop foncées
autour des mamelons » com m e s’ils étaient peints

48
par « un peintre paysan qui aurait confectionné des
images obscènes pour nécessiteux » ; cette inform a­
tion est indispensable parce que son corps est un
autre grand thème de Tereza. En revanche, en ce qui
concerne Tom as, son mari, je ne raconte rien de son
enfance, rien de son père, de sa mère, de sa fam ille,
et son corps avec son visage nous restent complète­
ment inconnus parce que l’essence de sa problé­
matique existentielle est enracinée dans d’autres
thèmes. Cette absence d’informations ne le rend pas
moins « vivant ». Car rendre un personnage « vivant »
signifie : aller jusqu’au bout de sa problématique -
existentielleTCe'qüi signifie : aller jusqu’au bout de
quelques situations, de quelques motifs, voire de
quelques mots dont il est pétri. Rien de plus.
C. S. : Votre conception du roman pourrait donc
.être définie comm e une méditation poétique sur
l’existence. Pourtant, vos romans n ’ont pas toujours
été compris de la sorte. On y trouve beaucoup d’évé­
nements politiques qui ont alimenté une inter­
prétation sociologique, historique ou idéologique.
Com m ent conciliez-vous votre intérêt pour l’histoire
de la société et votre conviction que le roman exa­
mine avant tout l’énigm e de l’existence ?
M. K. : Heidegger caractérise l’existence par une --
form ule archiconnue : in-der-Welt-sein, être-dans-
le-monde. L ’homme ne se rapporte pas au monde
comme le sujet à l’objet, comm e l’oeil au tableau ;
même pas comm e un acteur au décor d’une scène.
L ’homme et le monde sont liés comm e l’escargot et
sa coquille : le monde fait partie de l’homm e, il est sa

49
L
dimension et, au fur et à mesure que le monde
change, l’existence (in-der-Welt-sein) change aussi.
D epuis Balzac, le « Welt » de notre être a le caractère
historique et les vies des personnages se déroulent
dans un espace du temps jalonné de dates. L e roman
ne pourra plus jamais se débarrasser de cet héritage
de Balzac. M êm e G om browicz qui invente des his­
toires fantaisistes, improbables, qui viole toutes les
règles de la vraisemblance, n’y échappe pas. Ses
romans sont situés dans un temps daté et parfaite­
ment historique. M ais il ne faut pas confondre deux
choses : il y a d’un côté le roman qui exam ine la
dimension historique de Vexistence humaine, il y a de
' l’autre côté le roman qui est Villustration d ’une situa­
tio n historique, la description d’une société à un
m om ent donné, une historiographie romancée.
Vous connaissez tous ces romans écrits sur la Révo­
lution française, sur Marie-Antoinette, ou bien sur
1914, sur la collectivisation en U R SS (pour elle ou
contre elle), ou sur l’année 1984 ; tout cela ce sont
des romans de vulgarisation qui traduisent une
connaissance non-romanesque dans le langage du
roman. Or, je ne me lasserai jamais de répéter : la
seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le
roman peut dire.
C . S. : M ais qu’est-ce que le roman peut dire de
spécifique sur l’Histoire ? Ou bien : quelle est votre
façon de traiter de l’Histoire ?
M. K . : V oici quelques principes qui sont les
miens. Premièrement : Toutes les circonstances his­
toriques, je les traite avec une économ ie maximale.

50
je me comporte à l’égard de l’Histoire com m e le scé­
nographe qui arrange une scène abstraite avec quel­
ques objets indispensables à l’action.
D euxièm e principe : Parmi les circonstances his­
toriques je ne retiens que celles qui créent pour mes
personnages une situation existentielle révélatrice.
Exemple : dans L a Plaisanterie, Ludvik voit tous ses
amis et condisciples lever la main pour voter, avec
une totale facilité, son exclusion de l’université et
faire ainsi basculer sa vie. 11 est sûr qu’ils auraient été
capables, si nécessaire, de voter avec la m ême faci­
lité sa pendaison. D ’où sa définition de l’homme :
un être capable dans n’importe quelle situation
d’envoyer son prochain à la mort. L ’expérience
anthropologique fondamentale de Ludvik a donc
des racines historiques, mais la description de l’His-
toire elle-m êm e (le rôle du Parti, les racines poli­
tiques de la terreur, l’organisation des institutions
sociales, etc.) ne m ’intéresse pas et vous ne la trouve­
rez pas dans le roman.
Troisièm e principe : L ’historiographie écrit l’his­
toire de la société, non pas celle de l’homme. C ’est
pourquoi les événements historiques dont mes
romans parlent sont souvent oubliés par l’historio­
graphie. Exem ple : dans les années qui ont suivi
l’invasion russe de la Tchécoslovaquie en 1968, la
terreur contre la population fut précédée par des
massacres, officiellem ent organisés, de chiens. Épi­
sode totalement oublié et sans importance pour un
historien, pour un politologue, mais d’une significa­
tion anthropologique suprême ! C e n’est que par ce

51
seul épisode que j’ai suggéré le clim at historique de
L a Valse aux adieux. Un autre exem ple : au moment
décisif de L a vie est ailleurs, l’Histoire intervient sous
la form e d’un caleçon inélégant et m oche ; on n ’en
trouvait pas d’autres à l’époque ; face à la plus belle
occasion érotique de sa vie, Jaromil, craignant d’être
ridicule en caleçon, n’ose pas se déshabiller et prend
la fuite. L ’inélégance! Autre circonstance histo­
rique oubliée et pourtant combien importante pour
qui était obligé de vivre sous un régim e communiste.
Mais c ’est le quatrième principe qui va le plus
loin : N on seulement la circonstance historique doit
créer une situation existentielle nouvelle pour un
personnage de roman, mais l’Histoire doit en elle-
même être comprise et analysée comm e situation
existentielle. Exem ple : dans L ’Insoutenable Légèreté
de l ’être, Alexandre Dubcek, après avoir été arrêté
par l’armée russe, kidnappé, emprisonné, menacé,
contraint de négocier avec Brejnev, rentre à Prague.
Il parle à la radio, mais il ne peut parler, il cherche
son souffle, il fait au milieu des phrases de longues
pauses atroces. C e que révèle pour moi cet épisode
historique (d’ailleurs complètement oublié car, deux
heures après, les techniciens de la radio ont été obli­
gés de couper les pénibles pauses de son discours),
c’est la faiblesse. L a faiblesse comm e catégorie très
générale de l’existence : « on est toujours faible
confronté à une force supérieure ; même quand on a
le corps d’athlète de D ubcek ». Tereza ne peut sup­
porter le spectacle de cette faiblesse qui lui répugne
et l’hum ilie et elle préfère ém igrer. M ais face aux

52
infidélités de Tom as, elle est comm e D ubcek en face
de Brejnev : désarmée et faible. Et vous savez déjà ce
qu’est le vertige : c ’est être ivre de sa propre faiblesse,
c’est le désir insurmontable de tomber. Tereza subi­
tement comprend qu’ « elle fait partie des faibles, du
camp des faibles, du pays des faibles et qu’elle doit
leur être fidèle justement parce qu’ils sont faibles et
qu’ils cherchent leur souffle au m ilieu des phrases ».
Et, ivre de sa faiblesse, elle quitte Tom as et revient à
Prague, dans la « ville des faibles ». L a situation his­
torique n’est pas ici un arrière-plan, un décor devant
lequel les situations humaines se déroulent, mais est
en elle-même une situation hum aine, une situation
existentielle en agrandissement.
D e m ême le Printemps de Prague dans L e Livre
du rire et de l ’oubli n’est pas décrit dans sa dimension
politico-historico-sociale mais comm e une des situa­
tions existentielles fondamentales : l’homme (une
génération d’hommes) agit (fait une révolution) mais
son acte lui échappe, ne lui obéit plus (la révolution
sévit, assassine, détruit), il fait donc tout pour rattra­
per et dompter cet acte désobéissant (la génération
fonde un mouvement oppositionnel, réformateur)
mais en vain. On ne peut jamais rattraper l’acte qui,
une fois, nous a échappé.
C . S. : C e qui nous rappelle la situation de Jacques
le Fataliste dont vous avez parlé au comm encem ent.
M. K . : Mais cette fois-ci, il s’agit d’une situation
collective, historique.
C . S. : Pour comprendre vos romans, est-il impor­
tant de connaître l’histoire de la Tchécoslovaquie ?

53
M . K . : N on. T o u t ce qu’il faut en savoir, le roman
le dit lui-m ême.
C . S. : L a lecture des romans ne suppose aucune
connaissance historique ?
M. K . : Il y a l’histoire de l’Europe. D epuis l’an
m ille jusqu’à nos jours, elle n’est qu’une seule aven­
ture com m une. N ous en faisons partie et toutes nos
actions, individuelles ou nationales, ne révèlent leur
signification décisive que si on les situe par rapport
à elle. Je peux comprendre Don Quichotte sans
connaître l’histoire de l’Espagne. Je ne peux pas le
comprendre sans avoir une idée, aussi globale soit-
elle, de l’aventure historique de l’Europe, de son
époque chevaleresque par exem ple, de l’amour
courtois, du passage du M oyen  ge à l’époque des
T em ps modernes.
C . S. : D ans L a vie est ailleurs, chaque phase de la
vie de Jaromil est confrontée à des fragments de la
biographie de Rimbaud, de Keats, de Lerm ontov,
etc. L e cortège du 1er m ai à Prague se confond avec
les manifestations estudiantines de mai 68 à Paris.
Ainsi vous créez pour votre héros une vaste scène qui
englobe toute l’Europe. Pourtant, votre roman se
passe à Prague. Il culm ine au m om ent du putsch
comm uniste en 1948.
M. K . : Pour m oi, c ’est le roman de la révolution
européenne en tant que telle, dans sa condensation.
C . S. : L a révolution européenne, ce putsch ?
Importé, qui plus est, de M oscou ?
M . K . : Si inauthentique qu’il fût, ce putsch a été
vécu com m e une révolution. A vec toute sa rhéto­

54
rique, ses illusions, ses réflexes, ses gestes, ses crimes,
il m’apparaît aujourd’hui com m e une condensation
parodique de la tradition révolutionnaire euro­
péenne. Com m e le prolongement et l’achèvement
grotesque de l’époque des révolutions européennes.
De même que Jaromil, héros de ce roman, « pro­
longement » de Victor H ugo et de Rimbaud, est
l’achèvement grotesque de la poésie européenne.
Jaroslav, de L a Plaisanterie, prolonge l’histoire m il­
lénaire de l’art populaire à l’époque où celui-ci est en
train de disparaître. L e docteur Havel, dans Risibles
amours, est un don Juan au moment où le donjua­
nisme n’est plus possible. Franz, dans L ’Insoutenable
Légèreté de l ’être, est le dernier écho m élancolique de
la G rande M arche de la gauche européenne. Et
Tereza, dans un village perdu de Bohêm e, s’écarte
non seulement de toute la vie publique de son pays
mais « de la route où l’hum anité, “ maître et posses­
seur de la nature ”, poursuit sa route en avant ». T ou s
ces personnages achèvent non seulement leur his­
toire personnelle mais aussi, en plus, l’histoire supra-
personnelle des aventures européennes.
C . S. : C e qui veut dire que vos romans se situent
dans le dernier acte des T em ps modernes que vous
appelez « période des paradoxes terminaux ».
M. K . : Soit. Mais évitons un malentendu. Quand
j’ai écrit l’histoire de Havel dans Risibles amours, je
n’avais pas l’intention de parler d’un don Juan de
l’époque où l’aventure du donjuanisme s’achève. J’ai
écrit une histoire qui m e semblait drôle. C ’est tout.
Toutes ces réflexions sur les paradoxes terminaux,

55
etc., n’ont pas précédé mes romans, mais elles en ont
procédé. C ’est en écrivant L ’Insoutenable Légèreté de
l ’être que, inspiré par mes personnages qui tous se
retirent d’une certaine façon du monde, j’ai pensé
au destin de la fameuse form ule de Descartes :
l’homm e, « maître et possesseur de la nature ». Après
avoir réussi des m iracles dans les sciences et la tech­
nique, ce « maître et possesseur » se rend subitement
com pte qu’il ne possède rien et n’est maître ni de la
nature (elle se retire, peu à peu, de la planète) ni de
l’Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même (il est
guidé par les forces irrationnelles de son âme). Mais
si D ieu s’en est allé et si l’hom m e n’est plus maître,
qui donc est maître ? L a planète avance dans le vide
sans aucun maître. L a voilà, l’insoutenable légèreté
de l’être.
C . S. : Pourtant, n’est-ce pas un m irage égocen­
trique de voir dans l’époque présente le moment pri­
vilégié, le plus important de tous, à savoir le moment
de la fin ? Com bien de fois déjà l’Europe a-t-elle cru
vivre sa fin, son apocalypse !
M. K . : À tous les paradoxes terminaux, ajoute/,
encore celui de la fin elle-même. Quand un phéno­
m ène annonce, de loin, sa prochaine disparition,
nous sommes nom breux à le savoir et, éventuelle­
ment, à le regretter. Mais quand l’agonie touche à sa
fin, nous regardons déjà ailleurs. L a mort devient
invisible. Il y a quelque temps déjà que la rivière, le
rossignol, les chemins traversant les prés ont disparu
de la tête de l’homme. Personne n’en a plus besoin.
Quand la nature disparaîtra demain de la planète,

56
qui s’en apercevra ? Où sont les successeurs d’Octa-
vio Paz, de René Char ? O ù sont encore les grands
poètes ? Ont-ils disparu ou bien leur voix est-elle
devenue inaudible ? En tout cas, changem ent
immense dans notre Europe impensable jadis sans
poètes. Mais si l’homme a perdu le besoin de poésie, j
s’apercevra-t-il de sa disparition ? La fin, ce n’est pas
une explosion apocalyptique. Peut-être n ’y a-t-il rien
de plus paisible que la fin.
C. S. : Admettons. Mais si quelque chose est en
train de finir, on peut supposer que quelque chose
d’autre est en train de commencer.
M. K. : Certainement.
C . S. : Mais qu’est-ce qui com m ence ? C ela ne se
voit pas dans vos romans. D ’où ce doute : ne voyez-
vous pas seulement une moitié de notre situation
historique ?
M. K . : C ’est possible, mais ce n’est pas si grave
que cela. En effet, il faut comprendre ce qu’est le
roman. Un historien vous raconte des événements
qui ont eu lieu. Par contre, le crim e de Raskolnikov
n’a jamais vu le jour. L e roman n’exam ine pas la réa­
lité mais l’existence. Et l’existence n ’est pas ce qui
s’est passé, l’existence est le cham p des possibilités
humaines, tout ce que l’hom m e peut devenir, tout
ce dont il est capable. L es romanciers dessinent la .
carte de l ’existence en découvrant telle ou telle possi­
bilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela
veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut doncv
comprendre et le personnage et son monde comm e
possibilités. C hez Kafka, tout cela est clair : le monde

57
kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est
une possibilité extrême et non réalisée du monde
humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît
derrière notre monde réel et semble préfigurer notre
avenir. C ’est pourquoi on parle de la dimension pro­
phétique de Kafka. Mais m ême si ses romans
n ’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas
de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de
l’existence (possibilité de l’homm e et de son monde)
et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi
nous sommes capables.
C . S. : Mais vos romans sont situés dans un monde
parfaitement réel !
M. K . : Souvenez-vous des Somnambules de Broch,
trilogie qui embrasse trente ans de l’Histoire euro­
péenne. Pour Broch, cette Histoire est clairement
définie com m e une perpétuelle dégradation des
valeurs. Les personnages sont enfermés dans ce pro­
cessus com m e dans une cage et doivent trouver le
comportem ent adéquat à cette disparition progres­
sive des valeurs communes. Broch était, bien
entendu, convaincu de la justesse de son jugement
historique, autrement dit, convaincu que la possibi­
lité du monde qu’il dépeignait était une possibilité
réalisée. Mais essayons d’imaginer qu’il s’est trompé,
et que parallèlement à ce processus de dégradation un
autre processus était en marche, évolution positive
que Broch n ’était pas capable de voir. C ela aurait-il
changé quelque chose à la valeur des Somnambules ?
Non. Car le processus de dégradation des valeurs est
une possibilité indiscutable du monde humain.

58
Com prendre l’hom m e jeté dans le tourbillon d e ce
processus, comprendre ses gestes, ses attitudes, c ’est
cela seul qui importe. Broch a découvert un territoire
inconnu de l’existence. Territoire de l’existence veut
dire : possibilité de l’existence. Que cette possibilité se
transforme ou non en réalité, c ’est secondaire.
C. S. : L ’époque des paradoxes term inaux où vos
romans sont situés doit donc être considérée non pas
comme une réalité mais com m e une possibilité ?
M. K. : U ne possibilité de l’Europe. U ne vision pos­
sible de l’Europe. U ne situation possible de l’homme.
C. S. : Mais si vous tentez de saisir une possibilité et
non pas une réalité, pourquoi prendre au sérieux
l’image que vous donnez, par exem ple, de Prague et
des événements qui se sont passés là-bas ?
M. K . : Si l’auteur considère une situation histo­
rique com m e une possibilité inédite et révélatrice du
monde hum ain, il voudra la décrire telle qu’elle est.
N ’em pêche que la fidélité à la réalité historique est
chose secondaire par rapport à la valeur du roman.
Le romancier n’est ni historien ni prophète : il est
explorateur de l’existence.
TROISIÈME PARTIE

N O T E S IN S P IR É E S
« LES SO M N AM BU LES
COMPOSITION

Trilogie composée de trois romans : Pasenow ou le


romantisme ; Esch ou l’anarchie ; Huguenau ou le réa­
lisme. L ’histoire de chaque roman se déroule quinze
ans après celle du précédent : 1888; 1903; 1918.
Aucun roman n ’est lié à un autre par un lien causal :
chacun a son propre cercle de personnages et est
construit à sa propre façon qui ne ressemble pas à
celle des deux autres.
Il est vrai que Pasenow (protagoniste du premier
roman) et Esch (protagoniste du deuxièm e roman)
se retrouvent sur la scène du troisième roman, et que
Bertrand (personnage du premier roman) joue un
rôle dans le deuxièm e roman. Pourtant, l’histoire
que Bertrand a vécue dans le premier roman (avec
Pasenow, Ruzena, Elisabeth) est totalement absente
du deuxièm e roman, et le Pasenow du troisième
roman ne porte pas en lui le moindre souvenir de sa
jeunesse (traitée dans le premier roman).
Il y a donc une différence radicale entre Les Som­
nambules et les autres grandes « fresques » du

63
XXe siècle (celles de Proust, de M usil, de Thomas
Mann, etc.) : ce n’est ni la continuité de l’action ni
celle de la biographie (d’un personnage, d’une
famille) qui, chez Broch, fonde l’unité de l’en­
semble. C ’est une autre chose, moins visible, moins
saisissable, secrète : la continuité du m ême thème
(celui de l’homme confronté au processus de dégra­
dation des valeurs).

POSSIBILITÉS

Quelles sont les possibilités de l’hom m e dans le


piège qu’est devenu le monde ?
L a réponse exige d’abord que l’on ait une certaine
idée de ce qu’est le monde. Q ue l’on en ait une hypo­
thèse ontologique.
L e monde selon Kafka : l’univers bureaucratisé.
L e bureau non pas comm e un phénom ène social
parmi d’autres mais comm e l’essence du monde.
C ’est là que se trouve la ressemblance (ressem­
blance curieuse, inattendue) entre l’hermétique
Kafka et le populaire Hasek. Hasek dans L e brave
soldat Chvéïk ne décrit pas l’armée (à la manière
d’un réaliste, d’un critique social) com m e un milieu
de la société austro-hongroise mais com m e la ver­
sion moderne du monde. D e m ême que la justice de
Kafka, l’armée de Hasek n’est qu’une immense insti­
tution bureaucratisée, une armée-administration où
les anciennes vertus militaires (courage, ruse,
adresse) ne servent plus à rien.

64
Les bureaucrates militaires de Hasek sont bêtes ;
la logique aussi pédante qu’absurde des bureaucrates
de Kafka est, elle aussi, sans aucune sagesse. C hez
Kafka, voilée d’un manteau de mystère, la bêtise
prend l’air d’une parabole métaphysique. Elle inti­
mide. Dans ses agissements, dans ses paroles inintel­
ligibles, Joseph K . s’évertuera à tout prix à déchiffrer
un sens. Car s’il est terrible d’être condamné à mort,
il est tout à fait insupportable d’être condamné pour
rien, comm e un martyr du non-sens. K . consentira
donc à sa culpabilité et cherchera sa faute. Dans le
dernier chapitre, il protégera ses deux bourreaux
contre le regard des policiers m unicipaux (qui
auraient pu le sauver) et, quelques secondes avant sa
mort, il se reprochera de ne pas avoir assez de forces
pour s’égorger lui-même et leur épargner la sale
besogne.
Chvéïk se trouve juste à l’opposé de K . Il imite le
monde qui l’entoure (le monde de la bêtise) d’une
façon si parfaitement systématique que personne ne
peut savoir s’il est vraiment idiot ou pas. S’il s’adapte
si facilem ent (et avec un tel plaisir !) à l’ordre
régnant ce n’est pas qu’il voie en lui un sens, mais
parce qu’il n’y voit aucun sens du tout. Il s’amuse, il
amuse les autres et, par les surenchères de son
conformisme, il transforme le monde en une seule et
énorme blague.
(Nous qui avons connu la version totalitaire,
communiste, du monde moderne, nous savons que
ces deux attitudes, apparemment artificielles, litté­
raires, outrées, ne sont que trop réelles ; nous avons

65
L
vécu dans l’espace limité d’un côté par la possibilité
K ., de l’autre par la possibilité C hvéïk ; ce qui veut
dire : dans l’espace dont un pôle est l'identification
au pouvoir jusqu’à la solidarité de la victim e avec son
propre bourreau, l’autre pôle la non-acceptation du
pouvoir par le refus de prendre quoi que ce soit au
sérieu x; ce qui veut dire : nous avons vécu dans
l’espace entre l’absolu du sérieux - K . - et l’absolu
du non-sérieux - Chvéïk.)
Et quant à Broch ? Quelle est son hypothèse onto­
logique ?
L e monde est le processus de dégradation des
valeurs (valeurs provenant du M oyen Âge), proces­
sus qui s’étend sur les quatre siècles des Tem ps
modernes et qui est leur essence.
Q uelles sont les possibilités de l’hom m e face à ce
processus ?
Broch en découvre trois : possibilité Pasenow, pos­
sibilité Esch, possibilité Huguenau.

POSSIBILITÉ PASENOW

L e frère de Joachim Pasenow est mort dans un


duel. L e père dit : « Il est tombé pour l’honneur. •>
C es mots s’inscrivent à jamais dans la m émoire de
Joachim.
Mais son ami, Bertrand, s’étonne : com m ent à
l’époque des trains et des usines, deux hommes
peuvent-ils se dresser, raides, l’un face à l’autre, bras
tendu, le revolver à la main ?

66
Sur quoi, Joachim se dit : Bertrand n’a aucun sen­
timent de l’honneur.
Et Bertrand continue : les sentiments résistent à
l’évolution du temps. Ils sont un fonds indestructible
de conservatisme. Un résidu atavique.
Oui, l’attachement sentimental aux valeurs héri­
tées, à leur résidu atavique, c ’est l’attitude de Joachim
Pasenow.
Pasenow est introduit par le m otif de l’uniforme.
Jadis, explique le narrateur, l’Église, com m e Juge
suprême, domina l’homme. L e vêtement du prêtre
était le signe du pouvoir supraterrestre, tandis que
l’uniforme de l’officier, la toge du magistrat repré­
sentaient la chose profane. A u fur et à mesure que
l’influence magique de l’Église s’estompait, l’uni­
forme remplaçait l’habit sacerdotal et s’élevait au
niveau de l’absolu.
L ’uniforme, c’est ce que nous ne choisissons pas,
ce qui nous est assigné ; c’est la certitude de l’univer­
sel face à la précarité de l’individuel. Quand les
valeurs, jadis si sûres, sont mises en question et
s’éloignent, tête baissée, celui qui ne sait pas vivre
sans elles (sans fidélité, sans fam ille, sans patrie, sans
discipline, sans amour) se sangle dans l’universalité
de son uniform e jusqu’au dernier bouton com m e si
cet uniform e était encore le dernier vestige de la
transcendance pouvant le protéger contre le froid de
l’avenir où il n’y aura plus rien à respecter.
L ’histoire de Pasenow culm ine au cours de sa
nuit de noces. Sa femm e, Elisabeth, ne l’aim e pas. Il
ne voit rien devant lui sauf l’avenir du non-amour.

67
L
Il s’allonge à côté d’elle sans se déshabiller. Cela
« avait un peu dérangé son uniforme, les pans retom­
bés laissaient voir le pantalon noir, mais dès que
Joachim s’en aperçut, il y remit bien vite de l’ordre
et recouvrit l’endroit. Il avait replié les jambes et,
pour ne pas toucher le drap de ses souliers vernis, à
grand-peine il maintenait ses pieds sur la chaise à
côté du lit ».

POSSIBILITÉ ESCH

L es valeurs provenant du temps où l’Église domi­


nait entièrem ent l’homme étaient ébranlées depuis
longtemps mais, pour Pasenow, leur contenu
paraissait encore clair. Il ne doutait pas de ce qui
était sa patrie, il savait à qui il devait être fidèle et
qui était son D ieu.
D evant Esch, les valeurs ont voilé leur visage.
Ordre, fidélité, sacrifice, ces mots lui sont chers,
mais que représentent-ils en fait ? À quoi se sacri­
fier ? Q uel ordre exiger ? Il n’en sait rien.
Si une valeur a perdu son contenu concret, qu’en
reste-t-il ? Rien qu’une form e vide ; un impératif
sans réponse mais qui, avec d’autant plus de rage,
exige d’être entendu et obéi. M oins Esch sait ce
qu’il veut, plus rageusement il le veut.
Esch : fanatisme de l’époque sans D ieu. Puisque
toutes les valeurs ont leur visage voilé, tout peut
être considéré com m e valeur. L a justice, l’ordre,
Esch les cherche une fois dans la lutte syndicale,

68
une autre fois dans la religion, aujourd’hui dans le
pouvoir policier, demain dans le mirage de l’A m é­
rique où il rêve d’émigrer. Il pourrait être un terro­
riste mais aussi un terroriste repenti qui dénonce ses
camarades, le militant d’un parti, le membre d’une
secte mais aussi un kamikaze prêt à sacrifier sa vie.
Toutes les passions qui sévissent dans l’Histoire san­
glante de notre siècle se trouvent démasquées, dia­
gnostiquées et terriblement éclairées dans sa
modeste aventure.
Il est mécontent à son bureau, il se querelle, il est
viré. C ’est ainsi que com m ence son histoire. La
cause de tout le désordre qui l’irrite est selon lui un
certain N entwig, comptable. D ieu sait pourquoi jus­
tement lui. N ’em pêche qu’Esch est décidé à aller le
dénoncer à la police. N ’est-ce pas son devoir ?
N ’est-ce pas le service à rendre à tous ceux qui
désirent comm e lui la justice et l’ordre ?
Mais un jour, dans un cabaret, N entw ig qui ne se
doute de rien l’invite aimablement à sa table et lui
offre un verre. Esch, désemparé, s’efforce de se sou­
venir de la faute de N entw ig mais celle-ci « était
maintenant si bizarrement impalpable et floue
qu’Esch eut aussitôt conscience de l’absurdité de son
projet et, d’un geste gauche, un peu honteux tout de
même, il s’empara de son verre ».
L e monde se divise devant Esch en royaume du
Bien et royaume du Mal mais, hélas, et le Bien et le
Mal sont pareillement inidentifiables (il suffit de
rencontrer N entwig, et Esch ne sait plus qui est bon
et qui est méchant). Dans ce carnaval des masques

69
ï
qu’est le monde, c ’est le seul Bertrand qui portera
jusqu’à la fin le stigmate du Mal sur son visage car
sa faute est hors de doute : il est homosexuel, per­
turbateur de l’ordre divin. A u com m encem ent de
son roman Esch est prêt à dénoncer N entw ig, à la
fin il met dans la boîte aux lettres une dénonciation
écrite contre Bertrand.

POSSIBILITÉ HUGUENAU

Esch a dénoncé Bertrand. H uguenau dénonce


Esch. Esch a voulu par là sauver le monde. H ugue­
nau veut par là sauver sa carrière.
D ans le monde sans valeurs comm unes, H ugue­
nau, arriviste innocent, se sent merveilleusement à
l’aise. L ’absence d’impératifs m oraux, c ’est sa
liberté, sa délivrance.
Il y a une signification profonde dans le fait que
c ’est lui qui, d’ailleurs sans le moindre sentiment de
culpabilité, assassine Esch. C ar « l’hom m e apparte­
nant à une plus petite association de valeurs anéantit
l’hom m e appartenant à une association de valeurs
plus vaste mais en voie de dissolution, le plus grand
misérable assume toujours le rôle du bourreau dans
le processus de dégradation des valeurs et, le jour où
les trompettes du Jugement retentissent, c ’est
l’hom m e affranchi de valeurs qui devient le bour­
reau d’un monde qui s’est condamné lui-m ême ».
L es T em ps modernes, dans l’esprit de Broch, c ’est
le pont qui mène du règne de la foi irrationnelle au

70
règne de l’irrationnel dans le monde sans foi.
L ’h o m m edont la silhouette se dessine au bout de c e
pont, c’est H uguenau. Assassin heureux, inculpabili-
sable. La fin des Tem ps modernes dans sa version
euphorique.
K., Chvéïk, Pasenow, Esch, Huguenau : cinq pos­
sibilités fondamentales, cinq points d’orientation
sans lesquels il me semble impossible de dessiner la
carte existentielle de notre temps.

SOUS L E S C I E U X D E S S I È C L E S

Les planètes qui tournent dans les cieux des


Temps modernes se reflètent, toujours en une
constellation spécifique, dans l’âme d’un individu ;
c’est par cette constellation que la situation d’un per­
sonnage, le sens de son être se définissent.
Broch parle d’Esch et, subitement, il le compare à
Luther. T ou s les deux appartiennent à la catégorie
(Broch l’analyse longuement) des rebelles. « Esch est
rebelle com m e Luther l’était. » O n a l’habitude de
chercher les racines d’un personnage dans son
enfance. Les racines d’Esch (dont l’enfance nous
restera inconnue) se trouvent dans un autre siècle.
Le passé d’Esch, c ’est Luther.
Pour saisir Pasenow, cet homm e en uniform e,
Broch dut le situer au m ilieu du long processus his­
torique pendant lequel l’uniform e profane prenait la
place de l’habit de prêtre ; d’emblée, au-dessus de ce
pauvre officier, la voûte céleste des Tem ps modernes
s’alluma sur toute son étendue.

71
C h ez Broch, le personnage n’est pas conçu
com m e une unicité inimitable et passagère, une
seconde miraculeuse prédestinée à disparaître, mais
com m e un pont solide érigé au-dessus du temps, où
L uther et Esch, le passé et le présent, se rencontrent.
C ’est moins par sa philosophie de l’Histoire que
par cette nouvelle façon de voir l’hom m e (de le voir
sous la voûte céleste des siècles) que Broch, dans ses
Somnambules, préfigura, m e semble-t-il, les possibi­
lités futures du roman.
Sous cet éclairage brochien je lis L e Docteur Faus-
tus de Thom as Mann, roman qui se penche non seu­
lem ent sur la vie d’un compositeur nommé Adrian
Leverkühn mais aussi sur plusieurs siècles de
musique allemande. Adrian n’est pas seulement
compositeur, il est le compositeur qui achève l’his­
toire de la musique (sa plus grande composition
s’appelle d’ailleurs L ’Apocalypse). Et il n’est pas seu­
lement le dernier compositeur, il est aussi Faust. Les
yeux fixés sur le diabolisme de sa nation (il écrit ce
roman vers la fin de la Seconde G uerre mondiale),
Thom as Mann pense au contrat que l’homme
mythique, incarnation de l’esprit allemand, avait
conclu avec le diable. Toute l’histoire de son pays
surgit brusquement comm e la seule aventure d’un
seul personnage : d’un seul Faust.
Sous l’éclairage brochien, je lis Terra Nostra de
Carlos Fuentes où toute la grande aventure hispa­
nique (européenne et américaine) est saisie dans un
incroyable télescopage, dans une incroyable défor­
mation onirique. L e principe de Broch, Esch est

72
comme Luther, s’est transformé chez Fuentes en
principe plus radical : Esch est Luther. Fuentes nous
procure la clé de sa méthode : « Il faut plusieurs vies
pour faire une seule personne. » La vieille m ytholo­
gie de la réincarnation se matérialise en une tech­
nique romanesque qui fait de Terra Nostra un
immense et étrange rêve où l’Histoire est faite et par­
courue toujours par les mêmes personnages sans
cesse réincarnés. L e m ême Ludovico qui a décou­
vert au M exique un continent jusqu’alors inconnu se
trouvera, quelques siècles plus tard, à Paris, avec la
même Célestine qui, deux siècles auparavant, était la
maîtresse de Philippe II. Et cætera.
C ’est au moment de la fin (fin d’un amour, fin
d’une vie, fin d’une époque) que le temps passé se
révèle soudain com m e un tout et revêt une forme
lumineusement claire et achevée. L e moment de la
fin pour Broch, c ’est H uguenau, pour Mann, c ’est
Hitler. Pour Fuentes, c ’est la frontière m ythique de
deux m illénaires; depuis cet observatoire imagi­
naire, l’Histoire, cette anomalie européenne, cette
tache sur la pureté du temps, apparaît comm e déjà
terminée, abandonnée, esseulée et, d’emblée, aussi
modeste, aussi émouvante qu’une petite histoire
individuelle qu’on oubliera demain.
En effet, si Luther est Esch, l’histoire qui mène de
Luther à Esch n’est que la biographie d’une seule
personne : Martin Luther-Esch. Et toute l’Histoire
n’est que l’histoire de quelques personnages (d’un
Faust, d’un don Juan, d’un don Quichotte, d’un
Esch) qui ont traversé ensemble les siècles de
l’Europe.

73
A U - D E L À DE LA C A U S A L I T É

Dans la propriété de Lévine, un hom m e et une


fem m e se rencontrent, deux êtres solitaires, m élan­
coliques. Ils se plaisent l’un l’autre et désirent, secrè­
tement, joindre leurs vies. Ils n’attendent que l’occa­
sion d’être seuls pour un moment et de se le dire. Un
jour, enfin, ils se trouvent sans témoins dans un bois
où ils sont allés cueillir des champignons. Troublés,
ils se taisent, sachant que le moment est venu et qu’il
ne faut pas le laisser échapper. Alors que le silence
dure déjà depuis longtemps, la fem m e, subitement,
« contre sa volonté, inopiném ent », com m ence à par­
ler de champignons. Puis, il y a encore le silence,
l’hom m e cherche les mots pour sa déclaration mais
au lieu de parler d’amour, « à cause d’une impulsion
inattendue »... il parle lui aussi de champignons. Sur
le chem in du retour, ils parlent toujours de cham ­
pignons, impuissants et désespérés, car jamais, ils le
savent, jamais ils ne se parleront d’amour.
Rentré, l’hom m e se dit qu’il n’a pas parlé d’amour
à cause de sa maîtresse décédée dont il ne pouvait
trahir le souvenir. Mais nous le savons bien : c’est
une fausse raison qu’il n’invoque que pour se conso­
ler. Se consoler ? Oui. Car on se résigne à perdre un
amour pour une raison. On ne se pardonnera jamais
de l’avoir perdu sans raison aucune.
C e petit épisode très beau est com m e la parabole
d’un des plus grands exploits d'Anna Karénine : la

74
mise en lum ière de l’aspect a-causal, incalculable,
voire mystérieux, de l’acte humain.
Qu’est-ce qu’un acte : éternelle question du
roman, sa question pour ainsi dire, constitutive.
Comment une décision naît-elle ? Com m ent se
transforme-t-elle en acte et com m ent les actes
s’enchaînent-ils pour devenir aventure ?
De la matière étrangère et chaotique de la vie, les
anciens romanciers tentèrent d’abstraire le fil d’une
rationalité lim pide ; dans leur optique, le mobile
rationnellement saisissable fait naître l’acte, celui-ci
en provoque un autre. L ’aventure est l’enchaîne­
ment, lumineusement causal, des actes.
Werther aime la fem m e de son ami. Il ne peut tra­
hir l’ami, il ne peut renoncer à son amour, donc, il se
tue. L e suicide transparent com m e une équation
mathématique.
Mais pourquoi Anna Karénine se suicide-t-elle ?
L ’homm e qui au lieu d’amour a parlé de cham ­
pignons veut croire que c’était à cause de son atta­
chement à la bien-aimée disparue. L es raisons que
nous pourrions trouver à l’acte d’Anna seraient de
même valeur. Il est vrai, les gens lui montraient du
mépris, mais ne pouvait-elle pas les mépriser à son
tour ? On l’em pêchait d’aller voir son fils, mais
était-ce une situation sans appel et sans issue ?
Vronski était déjà un peu désenchanté, mais, malgré
tout, ne l’aimait-il pas toujours ?
D ’ailleurs, Anna n ’est pas venue à la gare pour se
tuer. Elle est venue chercher Vronski. E lle se jette
sous le train sans en avoir pris la décision. C ’est plu-

75
tôt la décision qui a pris Anna. Q ui l’a sur-prise.
Pareille à l’homme qui, au lieu d’amour, parlait de
champignons, Anna agit « à cause d’une impulsion
inattendue ». C e qui ne veut pas dire que son acte
soit dépourvu de sens. Seulement ce sens se trouve
au-delà de la causalité rationnellement saisissable.
Tolstoï a dû utiliser (pour la première fois dans l’his­
toire du roman) le monologue intérieur presque joy-
cien pour restituer le tissu subtil des impulsions
fuyantes, des sensations passagères, des réflexions
fragmentaires, afin de nous faire voir le chemine­
m ent suicidaire de l’âme d’Anna.
A vec Anna, nous sommes loin de W erther, loin
aussi de Kirilov. Celui-ci se tue parce que des inté­
rêts tout à fait clairement définis, des intrigues nette­
ment décrites, l’y ont poussé. Son acte, quoique fou,
est rationnel, conscient, médité, prémédité. Le
caractère de Kirilov est entièrement basé sur son
étrange philosophie du suicide, et son acte n’est que
le prolongement parfaitement logique de ses idées.
Dostoïevski saisit la folie de la raison qui, dans son
entêtement, veut aller jusqu’au bout de sa logique.
L e cham p d’exploration de Tolstoï se trouve à
l’opposé : il dévoile les interventions de l’illogique,
de l’irrationnel. C ’est pourquoi j’ai parlé de lui. La
référence à Tolstoï situe Broch dans le contexte
d’une des grandes explorations du roman européen :
l’exploration du rôle que l’irrationnel joue dans nos
décisions, dans notre vie.

76
les c o n -fusions

Pasenow fréquente une putain tchèque, nommée


Ruzena, mais ses parents préparent son mariage avec
une jeune fille de leur m ilieu : Elisabeth. Pasenow
ne l’aime nullement, pourtant elle l’attire. À vrai
dire, ce qui l’attire ce n’est pas Elisabeth mais tout ce
qu’Elisabeth représente pour lui.
Quand il va la voir pour la première fois, les rues,
les jardins, les maisons du quartier où elle habite
irradient « une grande sécurité insulaire » ; la mai­
son d’Elisabeth l’accueille par une heureuse atmo­
sphère, <•toute de sécurité et de douceur, sous l’égide
de l’amitié » qui, un jour, « se changera en amour »
pour que « l’amour, à son tour, un jour, s’éteigne en
amitié ». La valeur que Pasenow désire (la sécurité
amicale d’une famille) se présente à lui avant qu’il
ne voie celle qui devra devenir (à son insu et contre
sa nature) porteuse de cette valeur.
Il est assis dans l’église de son village natal et, les
yeux fermés, il imagine la sainte Fam ille sur un
nuage argenté avec, au m ilieu, l’indiciblement belle
Vierge Marie. Enfant, déjà, il s’exaltait, dans la même
église, avec la même image. Il aimait alors une ser­
vante polonaise de la ferm e de son père et, dans sa
rêverie, il la confondait avec la Vierge en s’imaginant
assis sur ces beaux genoux, genoux de la Vierge deve­
nue servante. C e jour-ci, les yeux fermés, il voit de
nouveau la Vierge et, tout d’un coup, constate que

77
ses cheveux sont blonds ! O ui, M arie a les cheveux
d’Elisabeth ! Il en est surpris, il en est impressionné !
Il lui semble que, par le truchem ent de cette rêverie,
D ieu lui-m êm e lui fait savoir qu’Elisabeth, qu’il
n ’aim e pas, est en fait son vrai et seul amour.
L a logique irrationnelle est fondée sur le méca­
nisme de la con-fusion : Pasenow a un piètre sens du
réel ; la cause des événements lui échappe ; il ne
saura jamais ce qui se cache derrière le regard des
autres ; pourtant, quoique déguisé, irreconnaissable,
a-causal, le monde extérieur n’est pas m uet : il lui
parle. C ’est com m e dans le célèbre poème de Baude­
laire où « de longs échos se confondent », où « les
parfums, les couleurs et les sons se répondent » : une
chose se rapproche d’une autre, se confond avec elle
(Elisabeth se confond avec la Vierge) et ainsi, par ce
rapprochem ent, s’explique.
Esch est amant de l’absolu. « O n ne peut aimer
qu’une fois » est sa devise et, puisque M me Hentjen
l’aime, elle n’a pu aimer (selon la logique d’Esch)
son premier mari décédé. D ’où il résulte que son
mari a abusé d’elle et n’a pu être qu’un salaud.
Salaud com m e Bertrand. C ar les représentants du
mal sont interchangeables. Ils se con-fondent. Ils ne
sont que des manifestations diverses de la même
essence. C ’est au moment où Esch frôle du regard le
portrait de M. Hentjen sur le m ur que l’idée lui tra­
verse l’esprit : aller tout de suite dénoncer Bertrand à
la police. Car si Esch frappe Bertrand, c ’est comme
s’il atteignait le premier mari de M m e Hentjen, c ’est
com m e s’il nous débarrassait, nous tous, d’une petite
portion du mal commun.

78
les forêts de symboles

Il faut lire attentivement, lentement, Les Som­


nambules, s’arrêter sur les actions aussi illogiques
que compréhensibles pour voir un ordre caché, sou­
terrain, sur lequel les décisions d’un Pasenow, d’une
Ruzena, d’un Esch se fondent. Ces personnages ne
sont pas capables d’affronter la réalité com m e une
chose concrète. Devant leurs yeux tout se m ue en
symboles (Elisabeth en symbole de la quiétude fam i­
liale, Bertrand en symbole de l’enfer) et c’est aux
symboles qu’ils réagissent quand ils pensent agir sur
la réalité.
Broch nous fait com prendre que c ’est le système
des con-fusions, le système de la pensée symbolique,
qui est à la base de tout comportem ent, individuel
comme collectif. Il suffit d’exam iner notre propre
vie pour voir à quel point ce système irrationnel,
bien plus qu’une réflexion de la raison, infléchit nos
attitudes : cet hom m e m ’évoquant, par sa passion
pour les poissons d’aquarium, un autre qui, jadis, m ’a
causé un terrible m alheur, provoquera toujours en
moi une m éfiance insurmontable...
L e système irrationnel ne domine pas moins la vie
politique : la Russie comm uniste avec la dernière
guerre mondiale a gagné en même temps la guerre
des symboles : à l’immense armée des Esch aussi
avides de valeurs qu’incapables de les distinguer, elle
a réussi, au moins pour un demi-siècle, à distribuer

79
les symboles du Bien et du Mal. C ’est pourquoi, dans
la conscience européenne, le goulag ne pourra
jamais occuper la place du nazisme en tant que sym­
bole du M al absolu. C ’est pourquoi on manifeste
massivement, spontanément contre la guerre au
Vietnam et pas contre la guerre en Afghanistan.
Vietnam , colonialisme, racisme, impérialisme, fas­
cisme, nazisme, tous ces mots se répondent comme
les couleurs et les sons dans le poème de Baudelaire,
tandis que la guerre en Afghanistan est, pour ainsi
dire, symboliquement muette, en tout cas au-delà du
cercle m agique du M al absolu, geyser de symboles.
Je pense aussi à ces hécatombes quotidiennes sur
les routes, à cette mort qui est aussi affreuse que
banale et qui ne ressemble ni au cancer ni au sida
car, œ uvre non pas de la nature mais de l’homme,
elle est une mort quasi volontaire. Com m ent ne nous
frappe-t-elle pas de stupeur, ne bouleverse-t-elle pas
notre vie, ne nous incite-t-elle pas à d’énormes
réformes ? N on, elle ne nous frappe pas de stupeur
car, comm e Pasenow, nous avons un pauvre sens du
réel, et cette mort, dissimulée sous le masque d’une
belle voiture, représente, en fait, dans la sphère sur­
réelle des symboles, la vie ; souriante, elle se confond
avec la modernité, la liberté, l’aventure, comm e Eli­
sabeth se confondait avec la Vierge. La mort des
condamnés à la peine capitale, bien qu’infiniment
plus rare, attire beaucoup plus notre attention,
éveille des passions : se confondant avec l’image du
bourreau, elle a un voltage symbolique autrement
plus fort, autrement plus sombre et révoltant. Et
cætera.

80
L ’homme est un enfant égaré - pour citer encore
une fois le poème de Baudelaire - dans les « forêts de ■
*
symboles ».
(Le critère de la maturité : la faculté de résister
aux symboles. Mais l’hum anité est de plus en plus
jeune.)

POLYHISTORISM E

Parlant de ses romans, Broch refuse l’esthétique


du roman « psychologique » en lui opposant le
roman qu’il appelle « gnoséologique » ou « polyhisto-
rique ». Il me semble que le deuxième terme notam­
ment est mal choisi et qu’il nous fourvoie. C ’est le
compatriote de Broch, Adalbert Stifter, fondateur de
la prose autrichienne qui, avec son roman DerNach-
sommer (L ’É té de la Saint-Martin) de 1857 (oui, la
grande année de Madame Bovary), a créé un « roman
polyhistorique » dans le sens exact de ce mot. C e
roman est d’ailleurs fam eux, N ietzsche l’ayant classé
parmi les quatre plus grands livres de la prose alle­
mande. Pour moi, il est à peine lisible : nous y appre­
nons beaucoup sur la géologie, la botanique, la zoo­
logie, sur tous les artisanats, sur la peinture et sur
l’architecture, mais l’homme et les situations
humaines se trouvent tout à fait en marge de cette
gigantesque encyclopédie édifiante. Précisément à
cause de son « polyhistorisme », ce roman a manqué
totalement la spécificité du roman.
Or, ce n’est pas le cas de Broch. Il poursuit <* ce

81
que seul le roman peut découvrir ». M ais il sait que la
form e conventionnelle (fondée exclusivem ent sur
l’aventure d’un personnage et se satisfaisant d’une
simple narration de cette aventure) borne le roman,
réduit ses capacités cognitives. Il sait aussi que le
roman a une extraordinaire faculté d’intégration :
alors que la poésie ou la philosophie ne sont pas en
mesure d’intégrer le roman, le roman est capable
d’intégrer et la poésie et la philosophie sans perdre
pour autant rien de son identité caractérisée précisé­
ment (il suffit de se souvenir de Rabelais et de C er­
vantes) par la tendance à embrasser d’autres genres,
à absorber les savoirs philosophique et scientifique.
D ans l’optique de Broch, le mot « polyhistorique »
veut donc dire : mobiliser tous les moyens intellec­
tuels et toutes les formes poétiques pour éclairer « ce
que seul le roman peut découvrir » : l’être concret de
l’homme.
C ela, bien sûr, devra impliquer une trans­
formation profonde de la form e du roman.

l ’in accom pli

Je vais m e permettre d’être très personnel : le der­


nier roman des Somnambules (Huguenau ou le réa­
lisme), où la tendance synthétique et la trans­
formation de la form e sont poussées le plus loin, me
donne, outre un plaisir admiratif, quelques insatis­
factions :
- l’intention « polyhistorique » exige une tech­

82
nique de l’ellipse que Broch n’a guère trouvée ; la
clarté architecturale en souffre ;
- les divers éléments (vers, récit, aphorismes,
reportage, essai) restent plutôt juxtaposés que soudés
en une vraie unité « polyphonique >»;
- l’excellent essai sur la dégradation des valeurs,
bien qu’il soit présenté com m e le texte écrit par un
personnage, peut facilem ent être compris com m e le
raisonnement de l’auteur, com m e la vérité du roman,
son résumé, sa thèse, et altérer ainsi l’indispensable
(selon moi) relativité de l’espace romanesque.
Toutes les grandes œ uvres (et justement parce
qu’elles sont grandes) contiennent une part_d’inac-
comgli. Broch nous inspire non seulement par tout
ce qu’il a m ené à bien mais aussi par tout ce qu’il a
visé sans l’atteindre. L ’inaccom pli de son œ uvre
peut nous faire comprendre la nécessité : 1. d’un
nouvel art du dépouillement radical (qui permette
d’embrasser la com plexité de l’existence dans le
monde moderne sans perdre la clarté architec-
tonique) ; 2. d’un nouvel art du contrepoint roma­
nesque (susceptible de souder en une seule musique
la philosophie, le récit et le rêve) ; 3. d’un art de
Cessai spécifiquement romanesque (c’est-à-dire qui ne
prétende pas apporter un message apodictique mais
reste hypothétique, ludique, ou ironique).

LES M O D E R N IS M E S

D e tous les grands romanciers de notre siècle,


Broch est, peut-être, le moins connu. C e n’est pas si

83
difficile à comprendre. À peine a-t-il terminé Les
Somnambules qu’il voit H itler au pouvoir et la vie
culturelle allemande anéantie ; cinq ans plus tard, il
quitte l’Autriche pour l’Am érique où il reste jusqu’à
sa mort. Dans ces conditions, son œ uvre, privée de
son public naturel, privée du contact avec une vie lit­
téraire normale, ne peut plus jouer son rôle dans son
temps : rassembler autour d’elle une communauté
de lecteurs, partisans et connaisseurs, créer une
école, influencer d’autres écrivains. D e même que
l’œ uvre de M usil et celle de Gom browicz, elle fut
découverte (redécouverte) avec un grand retard (et
après la mort de son auteur) par ceux qui, comme
Broch lui-m ême, étaient possédés par la passion de
la form e nouvelle, autrement dit, qui avaient une
orientation « moderniste ». Mais leur modernisme ne
ressemblait pas à celui de Broch. N on pas qu'il fût
plus tardif, plus avancé ; il était différent par ses
racines, par son attitude à l’égard du monde
moderne, par son esthétique. Cette différence a
causé un certain embarras : Broch (de même que
M usil, de m ême que Gom browicz) est apparu
com m e un grand novateur mais qui ne répondait pas
à l’image courante et conventionnelle du moder­
nisme (car, dans la seconde moitié de ce siècle, il faut
compter avec le modernisme des normes codifiées, le
modernisme universitaire, pour ainsi dire titularisé).
C e modernisme titularisé exige, par exemple, la
destruction de la forme romanesque. Dans l’optique
de Broch, les possibilités de la form e rom anesque
sont loin d’être épuisées.

84
Le modernisme titularisé veut que le roman se
débarrasse de l’artifice du personnage qui, en fin de
compte, selon lui, n’est qu’un masque dissimulant
inutilement le visage de l’auteur. Dans les person­
nages de Broch, le moi de l’auteur est indétectable.
Le modernisme titularisé a proscrit la notion de
totalité, ce mot même que Broch, par contre, utilise
volontiers pour dire : à l’époque de la division exces­
sive du travail, de la spécialisation effrénée, le roman
est un des derniers postes où l’homme peut encore
garder des rapports avec la vie dans son ensemble.
Selon le modernisme titularisé, c’est par une fron­
tière infranchissable que le roman « moderne » est
séparé du roman « traditionnel » (ce « roman tradi­
tionnel » étant le panier où on a ramassé pêle-mêle
toutes les phases de quatre siècles de roman). Dans
l’optique de Broch, le roman moderne continue la
même quête à laquelle ont participé tous les grands
romanciers depuis Cervantes.
Derrière le modernisme titularisé il y a un résidu
candide de la croyance eschatologique : une Histoire
finit, une autre (meilleure), fondée sur une base
entièrement nouvelle, comm ence. C hez Broch, il y a
la conscience m élancolique d’une Histoire qui
s’achève dans des circonstances profondément hos­
tiles à l’évolution de l’art et du roman en particulier.
Q U ATRIÈM E PARTIE

E N T R E T IE N SU R L ’A R T
D E L A C O M P O S IT IO N
Christian Salmon : Je vais entamer cette conversa­
tion par une citation de votre texte sur Hermann
Broch. Vous dites : « Toutes les grandes œ uvres (et
justement parce qu’elles sont grandes) contiennent
une part d’inaccompli. Broch nous inspire non seu­
lement par tout ce qu’il a m ené à bien mais aussi par
tout ce qu’il a visé sans l’atteindre. L ’inaccom pli de
son œ uvre peut nous faire comprendre la nécessité :
1. d’un nouvel art du dépouillement radical (qui per­
mette d’embrasser la com plexité de l’existence dans
le monde moderne sans perdre la clarté archi-
tectonique) ; 2. d’un nouvel art du contrepoint roma­
nesque (susceptible de souder en une seule musique
la philosophie, le récit et le rêve) ; 3. d’un art de
Vessai spécifiquement romanesque (c’est-à-dire qui ne
prétende pas apporter un message apodictique mais
reste hypothétique, ludique ou ironique). » Dans ces
trois points je discerne votre programme artistique.
Comm ençons par le premier. L e dépouillement
radical.

89
I
M. K . : Saisir la com plexité de l’existence dans le
monde moderne exige, me semble-t-il, une tech­
nique de l’ellipse, de la condensation. Autrement
vous tombez dans le piège d’une longueur sans fin.
L ’Homme sans qualités est l’un des deux ou trois
romans que j’aime le plus. Mais ne me demandez pas
d’admirer son immense étendue inachevée. Imagi­
nez un château si énorme qu’on ne peut l’embrasser
du regard. Im aginez un quatuor qui dure neuf
heures. Il y a des limites anthropologiques qu’il ne
faut pas dépasser, les limites de la mémoire, par
exem ple. À la fin de votre lecture, vous devez être
encore en mesure de vous rappeler le comm en­
cement. Autrem ent le roman devient inform e, sa
« clarté architectonique » s’embrume.
C . S. : L e L ivre du rire et de l ’oubli est composé de
sept parties. Si vous les aviez traitées d’une façon
moins elliptique vous auriez pu écrire sept longs
romans différents.
M . K . : Mais si j’avais écrit sept romans indépen­
dants, je n’aurais pu espérer saisir « la com plexité de
l’existence dans le monde moderne » dans un seul
livre. L ’art de l’ellipse me paraît donc une nécessité.
E lle exige : d’aller toujours directement au cœ ur des
choses. En ce sens-là, je pense au compositeur que
j’admire passionnément depuis m on enfance : Leos
Janacek. Il est l’un des plus grands de la musique
moderne. À l’époque où Schônberg et Stravinski
écrivent encore des compositions pour grand
orchestre, il se rend déjà compte qu’une partition
pour orchestre ploie sous le fardeau des notes inu-

90
tiles. C ’est par cette volonté de dépouillem ent qu’a
commencé sa révolte. Vous savez, dans chaque
composition musicale, il y a beaucoup de technique :
l’exposition d’un thème, le développement, les varia­
tions, le travail polyphonique souvent très auto­
matisé, les remplissages d’orchestration, les transi­
tions, etc. Aujourd’hui on peut faire de la musique
avec des ordinateurs, mais l’ordinateur a toujours
existé dans la tête des compositeurs : ils pouvaient à
la limite faire une sonate sans une seule idée origi­
nale, seulement en développant « cybernétiquement »
les règles de la composition. L ’im pératif de Janacek
était : détruire 1’ « ordinateur » ! A u lieu des transi­
tions, une brutale juxtaposition, au lieu des varia­
tions, la répétition, et aller toujours au cœ ur des
choses : seule la note qui dit quelque chose d’essentiel
a le droit d’exister. A vec le roman, c ’est à peu près
pareil : lui aussi est encombré par la « technique », par
les conventions qui travaillent à la place de l’auteur :
exposer un personnage, décrire un m ilieu, intro­
duire l’action dans une situation historique, remplir
H?temps de la vie des personnages avec des épisodes
inutiles; chaque changem ent du décor exige de
nouvelles expositions, descriptions, explications.
Mon im pératif est « janacekien » : débarrasser le
roman de l’automatisme de la technique roma­
nesque, du verbalisme romanesque, le rendre dense.
C. S. : V ous parlez en deuxièm e lieu du « nouvel
du contrepoint romanesque ». C hez Broch, il ne
yous satisfait pas entièrement.
M. K. : Prenez le troisième roman des Somnam-

91
I
bules. Il est composé de cinq éléments, de cinq
« lignes » intentionnellement hétérogènes : 1. le récit
romanesque fondé sur les trois principaux person­
nages de la trilogie : Pasenow, Esch, H uguenau ; 2. la
nouvelle intimiste sur Hanna W endling ; 3. le repor­
tage sur un hôpital m ilitaire ; 4. le récit poétique (en
partie en vers) sur une jeune fille de l’Armée du
salut ; S. Yessai philosophique (écrit dans un langage
scientifique) sur la dégradation des valeurs. Chacune
de ces cinq lignes est en elle-m êm e magnifique.
Pourtant, ces lignes, bien qu’elles soient traitées
simultanément, dans une alternance perpétuelle
(c’est-à-dire avec une claire intention « polypho­
nique »), ne sont pas unies, ne form ent pas un
ensemble indivisible; autrement dit, l’intention
polyphonique reste artistiquement inaccomplie.
C . S. : L e terme polyphonie appliqué de façon
métaphorique à la littérature ne conduit-il pas à des
exigences que le roman ne peut satisfaire ?
M. K . : L a polyphonie musicale, c ’est le déve-
loppement simultané de deux ou plusieurs voix
(lignes mélodiques) qui, bien que parfaitement liées,
gardent leur relative indépendance. L a polyphonie
romanesque ? Disons d’abord ce qui en est l’opposé :
la composition unilinéaire. O r, dès le comm ence­
m ent de son histoire, le roman tente d’échapper à
l’unilinéarité et d’ouvrir des brèches dans la narra­
tion continue d’une histoire. Cervantes raconte le
voyage tout linéaire de don Quichotte. Mais pendant
qu’il voyage, don Quichotte rencontre d’autres per­
sonnages qui racontent leurs histoires à eux. Dans le

92
premier volum e il y en a quatre. Quatre brèches qui
permettent de sortir de la trame linéaire du roman.
C . S. : Mais ce n ’est pas de la polyphonie !
M. K . : Parce qu’il n ’y a pas ici de simultanéité.
Pour emprunter la terminologie de Chklovski, il
s’agit de nouvelles « emboîtées » dans la « boîte » du
roman. Vous pouvez trouver cette méthode de
1’ « emboîtage » chez beaucoup de romanciers du
xvne et du xviii' siècle. L e xix* siècle a développé une
autre façon de dépasser la linéarité, la façon que,
faute de m ieux, on peut appeler polyphonique.
Les Démons. Si vous analysez ce roman du point de
vue purement technique vous constatez qu’il est
composé de trois lignes qui évoluent simultanément
et, à la rigueur, auraient pu former trois romans
indépendants : 1. le roman ironique de l’amour entre
la vieille Stavroguine et Stépan Verkhovenski ; 2. le
roman romantique de Stavroguine et de ses relations
amoureuses ; 3. le roman politique d’un groupe révo­
lutionnaire. Étant donné que tous les personnages se
connaissent entre eux, une fine technique d’affabu­
lation a pu facilem ent lier ces trois lignes en un seul
ensemble indivisible. À cette polyphonie dostoïev-
skienne comparons maintenant celle de Broch. Elle
va beaucoup plus loin. Tandis que les trois lignes des
Démons, quoique d’un caractère différent, sont du
même genre (trois histoires romanesques), chez Broch
les genres des cinq lignes diffèrent radicalement :
roman ; nouvelle ; reportage ; poème ; essai. Cette
intégration des genres non-romanesques dans la
polyphonie du roman constitue l’innovation révolu­
tionnaire de Broch.

93
C . S. : M ais d’après vous, ces cinq lignes ne sont
pas suffisam m ent soudées. En effet, Hanna Wen-
dling ne connaît pas Esch, la jeune fille de l’Armée
du salut n ’apprendra jamais l’existence de Hanna
W endling. A ucu ne technique d’affabulation ne peut
donc unir en un seul ensemble ces cinq lignes dif­
férentes qui ne se rencontrent pas, ne se croisent pas.
M . K . : E lles ne sont liées que par un thème
com m un. M ais cette union thématique, je la trouve
parfaitem ent suffisante. L e problème de désunion
est ailleurs. Récapitulons : chez Broch, les cinq
lignes du roman évoluent simultanément, sans se
rencontrer, unies par un ou quelques thèmes. J’ai
désigné cette sorte de composition par un mot
em prunté à la m usicologie : polyphonie. Vous allez
voir qu’il n’est pas si inutile de comparer le roman à
la musique. E n effet, l’un des principes fonda­
m entaux des grands polyphonistes était Yégalité des
voix : aucune voix ne doit dominer, aucune ne doit
servir de simple accompagnement. Or, ce qui me
semble être un défaut du troisième roman des Som­
nambules, c ’est que les cinq « voix » ne sont pas
égales. L a ligne num éro un (le récit « romanesque »
sur Esch et H uguenau) occupe quantitativement
beaucoup plus de place que les autres lignes et, sur­
tout, elle est privilégiée qualitativement dans la
mesure où, par l’intermédiaire d’Esch et de Pase-
now, elle est liée aux deux romans précédents. Elle
attire donc plus d’attention et risque de réduire
le rôle des quatre autres « lignes » à un simple
« accom pagnem ent ». U ne deuxièm e chose : si une

94
fugue de Bach ne peut se passer d’aucune de ses
voix, en revanche, on peut imaginer la nouvelle sur
Hanna W endling ou l’essai sur la dégradation des
valeurs com m e des textes indépendants dont
l’absence ne ferait perdre au roman ni son sens ni
son intelligibilité. Or, pour moi, les conditions sine
qua non du contrepoint romanesque sont : 1. l’éga­
lité des « lignes » respectives ; 2. l’indivisibilité de
l’ensemble. Je me souviens du jour où j’ai fini la troi­
sième partie du Livre du rire et de l’oubli, intitulée
Les anges. J’avoue que j’étais terriblement fier, per­
suadé d’avoir découvert une nouvelle façon de
construire un récit. C e texte est composé des élé­
ments suivants : 1. l’anecdote sur deux étudiantes
et leur lévitation ; 2. le récit autobiographique ;
3. l’essai critique sur un livre féministe ; 4. la fable
sur l’ange et le diable ; 5. le récit sur Éluard qui vole
au-dessus de Prague. C es éléments ne peuvent exis­
ter l’un sans l’autre, ils s’éclairent et s’expliquent
mutuellement en examinant un seul thèm e, une
seule interrogation : « qu’est-ce qu’un ange ? » Seule
cette interrogation les unit. L a sixième partie, intitu­
lée elle aussi Les anges, est composée : 1. du récit
onirique sur la mort de Tam ina ; 2. du récit auto­
biographique de la mort de mon père ; 3. de
réflexions m usicologiques ; 4. de réflexions sur
l’oubli qui ravage Prague. Q uel lien entre mon père
et Tam ina torturée par des enfants ? C ’est, pour évo­
quer la phrase chère aux surréalistes, « la rencontre
d’une m achine à coudre avec un parapluie » sur la
table du m ême thème. L a polyphonie romanesque
est beaucoup plus poésie que technique.

95
C . S. : Dans L'Insoutenable Légèreté de l ’être le
contrepoint est plus discret.
M. K. : Dans la sixième partie, le caractère poly­
phonique est très frappant : l’histoire du fils de Sta­
line, une réflexion théologique, un événem ent poli­
tique en Asie, la mort de Franz à Bangkok et
l’enterrement de Tom as en Bohêm e sont liés par
l’interrogation permanente : « qu’est-ce que le
kitsch ? » C e passage polyphonique est la clé de
voûte de toute la construction. T o u t le secret de
l’équilibre architectural se trouve là.
C . S. : Q uel secret ?
M. K . : Il y en a deux. Prim o : Cette partie n’est pas
fondée sur le canevas d’une histoire mais sur c e l u i
d’un essai (essai sur le kitsch). D es fragments de la
vie des personnages sont insérés dans cet essai
com m e « exemples », « situations à analyser ». C ’est
ainsi, « en passant » et en raccourci, qu’on apprend la
fin de la vie de Franz, de Sabina, le dénouement des
rapports entre Tom as et son fils. Cette ellipse a f o r ­
midablement allégé la construction. Secundo, le
déplacement chronologique : les événements d e la
sixième partie se passent après les événements d e la
septième (dernière) partie. G râce à ce déplacement,
la dernière partie, malgré son caractère idyllique, est
inondée d’une m élancolie provenant de n o t r e
connaissance de l’avenir.
C . S. : Je reviens à vos notes sur Les Som nam bule
Vous avez exprim é quelques réserves à propos de
l ’essai sur la dégradation des valeurs. À cause de son
ton apodictique, de son langage scientifique, il peut

96
s’imposer, d’après vous, com m e clé idéologique du
roman, com m e sa « Vérité », et transformer toute la
trilogie des Somnambules en simple illustration
romancée d’une grande réflexion. C ’est pourquoi
vous parlez de la nécessité d’un « art de l’essai spéci­
fiquement romanesque ».
M. K. : D ’abord, une évidence : en entrant dans le
corps du roman, la méditation change d’essence. En
dehors du roman, on se trouve dans le domaine des
affirmations : tout le monde est sûr de sa parole : un
politicien, un philosophe, un concierge. Dans le ter­
ritoire du roman, on n’affirm e pas : c ’est le territoire
du jeu et des hypothèses. La méditation romanesque
est'Honc, par essence, interrogative, hypothétique.
C . S. : Mais pourquoi un romancier doit-il se pri­
ver du droit d’exprim er dans son roman sa philo­
sophie directement et affirmativement ?
M. K. : Il y a une différence fondamentale entre la
façon de penser d’un philosophe et celle d’un
romancier. On parle souvent de la philosophie de
Tchékhov, de Kafka, de M usil, etc. Mais essayez de
tirer une philosophie cohérente de leurs écrits!
Même quand ils exprim ent leurs idées directement,
dans leurs carnets, celles-ci sont plutôt exercices de
réflexions, jeux de paradoxes, improvisations que
l’affirmation d’une pensée.
C . S. : Dostoïevski, dans son Journal d'un écrivain,
est pourtant tout à fait affirmatif.
M. K. : Mais ce n’est pas là que réside la grandeur
de sa pensée. G rand penseur, il l’est seulement en
tant que romancier. C e qui veut dire : il sait créer

97
dans ses personnages des univers intellectuels extra­
ordinairement riches et inédits. O n aim e chercher
dans ses personnages la projection de ses idées. Par
exem ple dans Chatov. Mais Dostoïevski a pris toutes
les précautions. D ès sa première apparition, Chatov
est caractérisé assez cruellem ent : « c ’était un de ces
idéalistes russes qui, illum inés soudain par quelque
immense idée, en sont restés éblouis, souvent pour
toujours. Ils ne parviennent jamais à dom iner cette
idée, ils y croient passionnément, et dès lors toute
leur existence n’est plus, dirait-on, qu ’une agonie
sous la pierre qui les a à demi écrasés ». D onc, même
si Dostoïevski a projeté dans Chatov ses propres
idées, celles-ci sont imm édiatement relativisées.
Pour Dostoïevski, lui aussi, la règle dem eure : une
fois dans le corps du roman, la méditation change
d’essence : une pensée dogmatique devient hypo­
thétique. C e qui échappe aux philosophes quand ils
s’essaient au roman. U ne seule exception. Diderot.
Son admirable Jacques le Fataliste ! Après avoir fran­
chi la frontière du roman, cet encyclopédiste sérieux
se transforme en penseur ludique : aucune phrase de
son roman n’est sérieuse, tout y est jeu. C ’est pour­
quoi en France ce roman est scandaleusement sous-
estimé. En effet, ce livre concentre tout ce que la
France a perdu et refuse de retrouver. O n préfère
aujourd’hui les idées aux œuvres. Jacques le Fataliste
est intraduisible dans le langage des idées.
C . S. : D ans L a Plaisanterie, c ’est Jaroslav qui
développe une théorie musicologique. L e caractère
hypothétique de cette réflexion est donc clair. Mais

98
dans vos romans on trouve aussi des passages où c ’est
vous, directement vous, qui parlez.
M. K . : M êm e si c ’est moi qui parle, ma réflexion
est liée à un personnage. Je veux penser ses attitudes,
sa façon de voir les choses, à sa place et plus profon­
dément qu’il ne pourrait le faire. La deuxièm e partie
de L ’Insoutenable Légèreté de l'être com m ence par
une longue réflexion sur les rapports du corps et de
l’âme. O ui, c ’est l’auteur qui parle, mais pourtant
tout ce qu’il dit n’est valable que dans le champ
magnétique d’un personnage : Tereza. C ’est la façon
de Tereza (quoique jamais form ulée par elle-même)
de voir les choses.
C. S. : Mais souvent vos méditations ne sont liées à
aucun personnage : les réflexions musicologiques
dans Le L ivre du rire et de l ’oubli ou vos considéra­
tions sur la mort du fils de Staline dans L ’Insoute­
nable Légèreté de l ’être...
M. K . : C ’est vrai. J’aime intervenir de temps en
temps directement, com m e auteur, com m e moi-
même. En ce cas-là, tout dépend du ton. D ès le pre­
mier mot, ma réflexion a un ton ludique, ironique,
provocateur, expérim ental ou interrogatif. T ou te la
sixième partie de L ’Insoutenable Légèreté de l'être (La
Grande Marche) est un essai sur le kitsch avec pour
thèse principale : « L e kitsch est la négation absolue
de la merde. » T ou te cette méditation sur le kitsch a
une importance tout à fait capitale pour m oi, il y a
derrière elle beaucoup de réflexions, d’expériences,
d’études, même de la passion, mais le ton n’est jamais
sérieux : il est provocateur. C et essai est impensable

99
L
en dehors du roman ; c’est ce que ¡’appelle un « essai
spécifiquement romanesque ».
C . S. : Vous avez parlé du contrepoint romanesque
en tant qu’union de la philosophie, du récit et du
rêve. Arrêtons-nous sur le rêve. L a narration oni­
rique occupe toute la deuxième partie de L a vie est
ailleurs, sur elle est fondée la sixième partie du Livre
du rire et de l ’oubli, à travers les rêves de Tereza elle
parcourt L ’Insoutenable Légèreté de l ’être.
M. K. : L a narration onirique ; disons plutôt :
l’imagination qui, libérée du contrôle de la raison,
du souci de la vraisemblance, entre dans des pay­
sages inaccessibles à la réflexion rationnelle. L e rêve
n’est que le modèle de cette sorte d’imagination que
je considère com m e la plus grande conquête de l’an
moderne. Mais comm ent intégrer l’imagination
incontrôlée dans le roman qui, par définition, doit
être un examen lucide de l’existence ? Comment
unir des éléments aussi hétérogènes ? C ela exige
une vraie alchim ie ! L e premier qui, me semble-t-il,
ait pensé à cette alchim ie fut NovalisJ Dans le pre­
m ier tome de son roman Heinrich von àfterdingen, il
a inséré trois grands rêves. C e n ’est pas une imitation
« réaliste » des rêves comm e on les trouve chez un
Tolstoï ou chez un Mann. C ’est une grande poésie
inspirée par la « technique d’imagination » propre au
rêve. Mais il n’était pas satisfait. C es trois rêves, lui
semblait-il, formaient dans le roman com m e des îles
à part. Il a donc voulu aller plus loin et écrire le
deuxièm e tome du roman comm e une narration où
le rêve et la réalité sont liés, mêlés l’un à l’autre de

100
telle façon qu’on ne puisse plus les distinguer. Mais
il n’a jamais écrit ce deuxième tome. Il nous a seule­
ment laissé quelques notes où il décrit son intention
esthétique. Celle-ci fut réalisée cent vingt ans plus
tard, par Franz Kafka. Ses romans, c ’est la fusion
sans faille du rêve et du réel. À la fois le regard le
plus lucide posé sur le monde moderne et l’imagina­
tion la plus déchaînée. Kafka, c ’est tout d’abord une
immense révolution esthétique. U n m iracle artis­
tique. Prenez par exem ple cet incroyable chapitre du
Château où K. fait pour la prem ière fois l’amour
avec Frieda. Ou le chapitre où il transforme une
classe de l’école primaire en chambre à coucher
pour lui, Frieda et ses deux aides. Avant Kafka, une
telle densité d’imagination était impensable. Bien
entendu, il serait ridicule de l’imiter. Mais comme
Kafka (et comm e Novalis) j’éprouve ce désir de faire
entrer le rêve, l’imagination propre au rêve, dans le
roman. Ma façon de le faire n ’est pas une « fusion du
rêve et du réel » mais une confrontation polypho­
nique. L e récit « onirique » est l’une des lignes du
contrepoint.
C . S. : Tournons la page. Je voudrais qu’on
revienne à la question de l’unité d’une composition.
Vous avez défini L e L ivre du rire et de l ’oubli comme
« un roman en forme de variations ». Est-ce encore
Un roman ?
M. K . : C e qui lui enlève l’apparence d’un roman,
c’est l’absence d’unité d’action. O n a du mal à imagi­
ner un roman sans elle. M ême les expérimentations
du « nouveau roman » sont fondées sur l’unité

101
d’action (ou de non-action). Sterne et Diderot s’amu­
sent à rendre cette unité extrêmem ent fragile. Le
voyage de Jacques et de son maître occupe la partie
m ineure du roman, il n ’est qu’un prétexte comique
pour emboîter d’autres anecdotes, récits, réflexions.
Néanm oins ce prétexte, cette « boîte », est nécessaire
pour que ce roman soit ressenti com m e roman ou,
au moins, comm e parodie de roman. Pourtant, je
crois qu’il existe quelque chose de plus profond qui
assure la cohérence d’un roman : l’unité thématique.
Et il en a d’ailleurs toujours été ainsi. L es trois lignes
de narration sur lesquelles repose Les Démons sont
unies par une technique d’affabulation mais surtout
par le m ême thème : celui des démons qui possèdent
l’hom m e quand il perd D ieu. Dans chaque ligne de
narration, ce thèm e est considéré sous un autre angle
com m e une chose reflétée dans trois miroirs. Et c ’est
cette chose (cette chose abstraite que j’appelle le
thème) qui donne à l’ensemble du roman une cohé­
rence intérieure, la moins visible, la plus importante.
Dans L e L ivre du rire et de l ’oubli, la cohérence de
l’ensemble est créée uniquement par l’unité de quel­
ques thèmes (et motifs) qui sont variés. Est-ce un
roman ? O ui, selon moi. L e roman est une médita­
tion sur l’existence vue au travers de personnages
imaginaires.
C . S. : Si on adhère à une définition aussi large, on
peut appeler roman m êm e le Décaméron ! Toutes les
nouvelles sont unies par le m ême thème de l’amour
et racontées par les mêmes dix narrateurs...
M. K . : Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à

102
dire que le Décaméron est un roman. Il n’em pêche
qu’en Europe m oderne ce livre est une des pre­
mières tentatives de créer une grande composition
de la prose narrative et qu’en tant que tel il fait partie
de l’histoire du roman au moins comm e son inspira­
teur et précurseur. V ous savez, l’histoire du roman a
pris le chem in qu’elle a pris. E lle aurait pu en
prendre aussi un autre. L a forme du roman est
liberté quasi illim itée. L e roman durant son histoire
n'en a pas profité. Il a manqué cette liberté. Il a laissé
beaucoup de possibilités form elles inexploitées.
C. S. : Pourtant, L e L ivre du rire et de l ’oubli mis à
part, vos romans aussi sont fondés sur l’unité
d’action bien qu’un peu relâchée.
M. K . : D epuis toujours je les construis sur deux
niveaux : au prem ier niveau, je compose l’histoire
romanesque ; au-dessus, je développe des thèmes.
Les thèmes sont travaillés sans interruption dans et
Par l’histoire romanesque. L à où le roman aban­
donne ses thèmes et se contente de raconter l’his­
toire, il devient plat. En revanche, un thèm e peut
être développé seul, en dehors de l’histoire. C ette
façon d’aborder un thème, je l’appelle digression.
Digression veut dire : abandonner pour un m om ent
l’histoire romanesque. T ou te la réflexion sur le
kitsch dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être est, par
exemple, une digression : j’abandonne l’histoire
romanesque pour attaquer mon thème (le kitsch)
directement. Considérée de ce point de vue, la digres­
sion n ’affaiblit pas mais corrobore la discipline de la
composition. D u thèm e, je distingue le m otif : c ’est

103
un élém ent du thème ou de l’histoire qui revient
plusieurs fois au cours du roman, toujours dans un
autre contexte ; par exem ple : le m otif du quatuor de
Beethoven qui passe de la vie de Tereza dans les
réflexions de Tom as et traverse aussi les différents
thèmes : celui de la pesanteur, celui du kitsch ; ou
bien le chapeau melon de Sabina, présent dans les
scènes Sabina-Tomas, Sabina-Tereza, Sabina-Franz,
et qui expose aussi le thèm e des « mots incompris ».
C . S. : Mais qu’entendez-vous exactem ent par le
mot thème ?
M. K. : U n thème, c’est une interrogation existen­
tielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu’une
telle interrogation est, finalem ent, l’examen de mots
particuliers, de mots-thèmes. C e qui me conduit à
insister : le roman est fondé tout d’abord sur quel­
ques mots fondamentaux. C ’est com m e la « série des
notes » chez Schônberg. Dans L e Livre du rire et de
l'oubli, la « série » est la suivante : l’oubli, le rire, les
anges, la « litost », la frontière. Ces cinq mots princi­
paux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés,
définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories
de l’existence. L e roman est bâti sur ces quelques
catégories comm e une maison sur des piliers. Les
piliers de L'Insoutenable Légèreté de l'être : la pesan­
teur, la légèreté, l’âme, le corps, la G rande M arche,
la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force,
la faiblesse.
C . S. : Arrêtons-nous sur le plan architectonique
de vos romans. Tous, sauf un, sont divisés en sept
parties.

104
M. K. : U ne fois terminée L a Plaisanterie, je
n’avais aucune raison d’être étonné qu’elle ait sept
parties. Ensuite, j’ai écrit L a vie est ailleurs. L e
roman était presque fini et il avait six parties. J’étais
insatisfait. L ’histoire me paraissait plate. Subitement
l’idée m ’est venue d’insérer dans le roman une his­
toire qui se passait trois ans après la mort du héros
(c’est-à-dire au-delà du temps du roman). C ’est
l’avant-demière partie, la sixième : L e quadragé­
naire. D ’emblée, tout a été parfait. Plus tard, j’ai réa­
lisé que cette partie six correspondait bizarrement à
la partie six de L a Plaisanterie (Kostka) qui, elle
aussi, introduit dans le roman un personnage de
l’extérieur, ouvre dans le m ur du roman une fenêtre
secrète. Risibles amours, c ’était d’abord dix nou­
velles. Quand j’ai rédigé le recueil définitif, j’en ai
éliminé trois ; l’ensemble est devenu très cohérent de
telle sorte qu’il préfigure déjà la composition du
Livre du rire et de l ’oubli : les mêmes thèmes (notam­
ment celui de la mystification) lient en un seul
ensemble sept récits dont le quatrième et le sixième
sont en outre rattachés par « l’agrafe » du même pro­
tagoniste : le docteur Havel. Dans L e Livre du rire et
de l'oubli, la quatrième et la sixième partie sont, là
aussi, rattachées par le même personnage : Tam ina.
Quand j’ai écrit L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, j’ai
voulu à tout prix casser la fatalité du nombre sept. L e
roman était depuis longtemps conçu sur un canevas
de six parties. Mais la première me semblait toujours
informe. Finalem ent, j’ai compris que cette partie en
formait en réalité deux, qu’elle était comm e des

105
jum elles siamoises qu’il faut, par une fine inter­
vention chirurgicale, séparer en deux. Je raconte
tout cela pour dire que ce n’est de ma part ni coquet­
terie superstitieuse avec un nombre m agique, ni cal­
cul rationnel, mais im pératif profond, inconscient,
incompréhensible, archétype de la form e auquel je
ne peux échapper. M es romans sont des variantes de
la m ême architecture fondée sur le nombre sept.
C . S. : Jusqu’où va cet ordre mathématique ?
M. K . : Prenez L a Plaisanterie. C e roman est
raconté par quatre personnages : Ludvik, Jaroslav,
Kostka et Helena. L e m onologue de Ludvik occupe
2/3 du livre, les monologues des autres, ensemble,
occupent 1/3 du livre (Jaroslav 1/6, Kostka 1/9,
Helena 1/18). Par cette structure mathém atique est
déterminé ce que j’appellerais l ’éclairage des person­
nages. L ud vik se trouve en pleine lum ière, illuminé
et de l’intérieur (par son propre m onologue) et de
l’extérieur (tous les autres m onologues tracent son
portrait). Jaroslav occupe par son m onologue un
sixièm e du livre et son autoportrait est corrigé de
l’extérieur par le m onologue de Ludvik. Et cætera.
C haque personnage est éclairé par une autre inten­
sité de lum ière et d’une façon différente. L ucie, un
des personnages les plus importants, n’a pas son
m onologue et est éclairée seulement de l’extérieur
par les m onologues de Ludvik et de Kostka.
L ’absence d’éclairage intérieur lui donne un carac­
tère mystérieux et insaisissable. E lle se trouve, pour
ainsi dire, de l’autre côté de la vitre, on ne peut pas la
toucher.

106
C. S. : C ette structure mathématique est-elle pré­
méditée ?
M. K . : N on. T o u t cela, je l’ai découvert, après la
parution de L a Plaisanterie à Prague, grâce à l’article
d’un critique littéraire tchèque : L a géométrie de « L a
Plaisanterie ». U n texte révélateur pour moi. Autre­
ment dit, cet « ordre mathématique » s’impose tout
naturellement com m e une nécessité de la form e et
n’a pas besoin de calculs.
C. S. : Est-ce de là que provient votre m anie des
chiffres ? D ans tous vos romans, les parties et les
chapitres sont numérotés.
M. K . : L a division du roman en parties, des par­
ties en chapitres, des chapitres en paragraphes,
autrement dit l'articulation du roman, je la veux
d’une très grande clarté. C hacune des sept parties est
un tout en soi. C hacune est caractérisée par son
propre mode de narration : par exem ple, L a vie est
ailleurs : première partie : narration « continue »
(c’est-à-dire : avec un lien causal entre les chapitres) ;
deuxième partie : narration onirique ; troisième par­
tie : narration discontinue (c’est-à-dire : sans lien
causal entre les chapitres) ; quatrième partie : narra­
tion polyphonique ; cinquièm e partie : narration
continue; sixièm e partie : narration continue; sep­
tième partie : narration polyphonique. C hacune a sa
propre perspective (est racontée du point de vue d’un
autre ego imaginaire). C hacune a sa propre lon­
gueur : ordre de ces longueurs dans L a Plaisanterie :
très courte ; très courte ; longue ; courte ; longue ;
courte ; longue. Dans L a vie est ailleurs l’ordre est

107
inversé : longue ; courte ; longue ; courte ; longue ;
très courte ; très courte. Les chapitres, eux aussi, je
veux qu’ils soient, chacun, un petit tout en soi. C ’est
pourquoi j’insiste auprès de mes éditeurs pour qu’ils
mettent en évidence les chiffres et séparent les cha­
pitres très nettement les uns des autres. (La solution
idéale est celle de Gallim ard : chaque chapitre
comm ence sur une nouvelle page.) Permettez-moi
de comparer encore une fois le roman à la musique.
U ne partie, c’est un mouvement. Les chapitres sont
des mesures. C es mesures sont ou bien courtes, ou
bien longues, ou bien d’une durée très irrégulière.
C e qui nous amène à la question du tempo. Chaque
partie dans mes romans pourrait porter une indica­
tion musicale : moderato, presto, adagio, etc.
C . S. : L e tempo est donc déterminé par le rapport
entre la longueur d’une partie et le nombre de cha­
pitres qu’elle contient ?
M . K . : Regardez de ce point de vue L a vie est ail­
leurs :
Première partie : 11 chapitres sur 71 pages ; moderato
Deuxième partie : 14 chapitres sur 31 pages ; alle­
gretto
Troisième partie : 28 chapitres sur 82 pages ; allegro
Quatrième partie : 25 chapitres sur sur 30 pages ;
prestissimo
Cinquième partie : 11 chapitres sur 96 pages ; mode­
rato
Sixième partie : 17 chapitres sur 26 pages ; adagio
Septième partie : 23 chapitres sur 28 pages ; presto.
Vous voyez : la cinquième partie a 96 pages et seu­

108
lement 11 chapitres ; un cours tranquille, lent :
moderato. L a quatrième partie a sur 30 pages 25 cha­
pitres! C e qui donne l’impression d’une grande
vitesse : prestissimo.
C. S. : L a sixième partie a 17 chapitres sur seule­
ment 26 pages. C ela signifie, si j’ai bien compris,
qu’elle a une fréquence assez rapide. Pourtant vous
la désignez adagio !
M. K. : Parce que le tempo est déterminé encore
par autre chose : le rapport entre la longueur d’une
partie et la durée « réelle » de l’événement raconté.
La cinquième partie, L e poète est jaloux, représente
toute une année de vie, tandis que la sixième partie,
Le quadragénaire, ne traite que de quelques heures.
La brièveté des chapitres a donc ici pour fonction de
ralentir le temps, de figer un seul grand moment... Je
trouve les contrastes des tempi extraordinairement
importants ! Pour moi, ils font souvent partie de la
première idée que je m e fais, bien avant de l’écrire,
de mon roman. Cette sixième partie de L a vie est ail­
leurs, adagio (atmosphère de paix et de compassion),
est suivie par la septième partie, presto (atmosphère
excitée et cruelle). Dans ce contraste final j’ai voulu
concentrer toute la puissance émotionnelle du
roman. L e cas de L'Insoutenable Légèreté de l'être est
exactement opposé. Là, dès le com m encem ent du
travail, je savais que la dernière partie devait être pia­
nissimo et adagio (Le sourire de Karénine : atmo­
sphère calm e, m élancolique, avec peu d’événe­
ments) et qu’elle devait être précédée par une autre,
fortissimo, prestissimo (La Grande Marche : atmo-

109
sphère brutale, cynique, avec beaucoup d’événe­
ments).
C . S. : L e changem ent de tempo implique donc
aussi le changem ent d’atmosphère émotionnelle.
M . K . : Encore une grande leçon de la musique.
C haque passage d’une composition musicale agit sur
nous, bon gré mal gré, par une expression émo­
tionnelle. L ’ordre des m ouvements d’une sympho­
nie ou d’une sonate a été déterminé, de tout temps,
par la règle, non écrite, de l’alternance entre des
m ouvements lents et des mouvements rapides, ce
qui signifiait quasi automatiquement : mouvements
tristes et mouvements gais. Ces contrastes émotion­
nels sont devenus bientôt un sinistre stéréotype que
seuls les grands maîtres ont su (et pas toujours) sur­
monter. J’admire en ce sens, pour mentionner un
exem ple archiconnu, la sonate de C hopin, celle dont
le troisième mouvement est la m arche funèbre. Que
pouvait-on dire encore après ce grand adieu ? A che­
ver la sonate com m e d’habitude par un rondo vif ?
M êm e Beethoven dans sa sonate op. 26 n’échappe
pas à ce stéréotype quand il fait suivre la marche
funèbre (qui est aussi le troisième mouvement) d’un
finale allègre. L e quatrième mouvement dans la
sonate de Chopin est tout à fait étrange : pianissimo,
rapide, bref, sans aucune mélodie, absolument asen-
timental : une bourrasque dans le lointain, un bruit
sourd annonçant l’oubli définitif. L e voisinage de
ces deux mouvements (sentimental-asentimental)
vous serre la gorge. Il est absolument original. J’en
parle pour vous faire comprendre que composer un

110
roman c’est juxtaposer différents espaces ém otion­
nels, et que c ’est là, selon moi, l’art le plus subtil d’un
financier.
C. S. : Votre éducation musicale a-t-elle beaucoup
influencé votre écriture ?
M. K. : Jusqu’à vingt-cinq ans, j’étais beaucoup
plus attiré par la musique que par la littérature. L a
meilleure chose que j’ai faite alors fut une composi­
tion pour quatre instruments : piano, alto, clarinette
«batterie. Elle préfigurait presque caricaturalement
l’architecture de mes romans dont, à l’époque, je ne
soupçonnais m ême pas l’existence future. Cette
Composition pour quatre instruments est divisée, figu-
rez-vous, en sept parties ! Com m e c’est le cas dans
mes romans, l’ensemble est composé de parties for­
mellement très hétérogènes (jazz; parodie d’une
valse ; fugue ; choral ; etc.) et dont chacune a une
orchestration différente (piano, alto ; piano solo ;
alto, clarinette, batterie ; etc.). Cette diversité for­
melle est équilibrée par une très grande unité thé­
matique : du com m encem ent jusqu’à la fin sont éla­
borés seulement deux thèmes : A et B. Les trois
dernières parties sont basées sur une polyphonie que
fai considérée à l’époque com m e très originale :
l’évolution simultanée de deux thèmes différents et
émotionnellement contradictoires ; par exemple,
dans la dernière partie : on répète sur un magnéto­
phone l’enregistrement du troisième m ouvement (le
thème A conçu comme un choral solennel pour cla­
rinette, alto, piano) tandis que, en même temps, la
batterie et la trompette (le clarinettiste devait échan-

111
ger sa clarinette contre une trompette) interviennent
avec une variation (dans le style « barbaro ») du
thèm e B. Et encore une curieuse ressemblance : c’est
dans la sixième partie qu’apparaît pour une seule
fois un nouveau thème, C , tout à fait comm e Kostka
de L a Plaisanterie ou le quadragénaire de L a vie est
ailleurs. Je vous raconte tout cela pour vous montrer
que la form e d’un roman, sa « structure mathéma­
tique », n’est pas quelque chose de calculé ; c ’est un
im pératif inconscient, une obsession. Autrefois, j’ai
m êm e pensé que cette forme qui m ’obsède était une
sorte de définition algébrique de ma propre per­
sonne mais, un jour, il y a quelques années, en me
penchant plus attentivement sur le quatuor op. 131
de Beethoven, j’ai dû abandonner cette conception
narcissique et subjective de la forme. Regardez :
Premier mouvement: lent ; forme de fugue ; 7,21 mi­
nutes.
Deuxième mouvement : rapide ; form e inclassable ;
3,26 mn.
Troisième mouvement : lent ; simple exposition d’un
seul th èm e; 0,51 mn.
Quatrième mouvement : lent et rapide ; form e de
variations; 13,48 mn.
Cinquième mouvement : très rapide ; scherzo ;
5,35 mn.
Sixième mouvement : très lent ; simple exposition
d’un seul thème ; 1,58 mn.
Septième mouvement : rapide ; forme-sonate ;
6,30 mn. Beethoven est, peut-être, le plus grand
architecte de la musique. Il a hérité de la sonate

112
conçue com m e un cycle de quatre mouvements,
souvent assez arbitrairement assemblés, dont le pre­
mier (écrit dans la forme-sonate) était toujours d’une
plus grande importance que les mouvements sui­
vants (écrits en form e de rondo, de menuet, etc.).
Toute l’évolution artistique de Beethoven est mar­
quée par la volonté de transformer cet assemblage en
une vraie unité. Ainsi, dans ses sonates pour piano, il
déplace peu à peu le centre de gravité du premier au
dernier mouvement, il réduit souvent la sonate à
seulement deux parties, il travaille les mêmes
thèmes dans les différents mouvements, etc. Mais en
même temps il tente d’introduire dans cette unité un
maximum de diversité form elle. Il insère plusieurs
fois une grande fugue dans ses sonates, signe d’un
courage extraordinaire car, dans une sonate, la fugue
devait alors paraître aussi hétérogène que l’essai sur
la dégradation des valeurs dans le roman de Broch.
Le quatuor op. 131 est le sommet de la perfection
architectonique. Je ne veux attirer votre attention
que sur un seul détail dont nous avons déjà parlé : la
diversité des longueurs. L e troisième m ouvement est
quinze fois plus court que le mouvement suivant ! Et
ce sont précisément les deux mouvements si étran­
gement courts (le troisième et le sixième) qui rat­
tachent, maintiennent ensemble ces sept parties si
diverses ! Si toutes ces parties étaient à peu près de
même longueur, l’unité s’écroulerait. Pourquoi ? Je
ne sais pas l’expliquer. C ’est comm e cela. Sept par­
ties d’une m êm e longueur, ce serait com m e sept
grosses armoires déposées l’une à côté de l’autre.

113
C . S. : Vous n’avez presque pas parlé de L a Valse
aux adieux.
M. K . : Pourtant, c’est le roman qui, dans un cer­
tain sens, m ’est le plus cher. D e m ême que Risibles
amours, je l’ai écrit avec plus d’amusement, plus de
plaisir que les autres. Dans un autre état d’esprit.
Beaucoup plus vite aussi.
C . S. : Il n’a que cinq parties.
M. K . : Il repose sur un archétype form el tout dif­
férent de mes autres romans. Il est absolument
hom ogène, sans digressions, composé d’une seule
matière, raconté sur le même tempo, il est très théâ­
tral, stylisé, fondé sur la form e du vaudeville. Dans
Risibles amours, vous pouvez lire la nouvelle L e col­
loque. En tchèque elle s’appelle Symposium, allusion
parodique au Symposion (Le Banquet) de Platon. De
longues discussions sur l’amour. Or, ce Colloque est
composé tout à fait com m e L a Valse aux adieux :
vaudeville en cinq actes.
C . S. : Q ue signifie pour vous le mot vaudeville ?
M. K. : U ne form e qui met énorm ément en valeur
l’intrigue avec tout son appareil de coïncidences
inattendues et exagérées. Labiche. Rien n’est
devenu plus suspect dans un roman, plus ridicule,
désuet, de mauvais goût que l’intrigue avec ses excès
vaudevillesques. À partir de Flaubert, les romanciers
tentent d’effacer les artifices de l’intrigue, le roman
devenant ainsi souvent plus gris que la plus grise des
vies. Pourtant, les premiers romanciers n’ont pas eu
ces scrupules devant l’improbable. Dans le premier
livre de Don Quichotte, il y a une taverne quelque

114
part au m ilieu de l’Espagne où tout le monde, par
pur hasard, se rencontre : don Quichotte, Sancho
Pança, leurs amis barbier et curé, puis Cardenio,
jeune hom m e à qui un certain don Fernand a dérobé
sa fiancée Lucinde, mais bientôt aussi D orothée, la
fiancée abandonnée de ce m ême don Fernand, et
plus tard ce don Fernand lui-m ême avec Lucinde,
puis un officier qui s’est échappé de la prison mau­
resque, et puis son frère qui le cherche depuis des
années, puis encore sa fille Claire, et encore l’amant
de Claire la poursuivant, lui-m êm e poursuivi par les
serviteurs de son propre père... U ne accumulation de
coïncidences et de rencontres totalement impro­
bables. Mais il ne faut pas la considérer, chez C er­
vantes, com m e une naïveté ou une maladresse. Les
romans d’alors n’avaient pas encore conclu avec le
lecteur le pacte de la vraisemblance. Ils ne voulaient
pas simuler le réel, ils voulaient amuser, épater, sur­
prendre, ensorceler. Ils étaient ludiques et c ’est là
que résidait leur virtuosité. L e com m encem ent du
xixf siècle représente un changem ent énorme dans
l’histoire du roman. Je dirais presque un choc.
L ’im pératif de l’imitation du réel a rendu d’emblée
ridicule la taverne de Cervantes. L e xxe siècle se
révolte souvent contre l’héritage du xixe siècle.
Néanmoins, le simple retour à la taverne cer-
vantesque n’est plus possible. Entre elle et nous,
l’expérience du réalisme du xixe s’est interposée de
sorte que le jeu des coïncidences improbables ne
peut plus être innocent. Il devient ou bien inten­
tionnellement cocasse, ironique, parodique (Les

115
Caves du Vatican ou Ferdydurke, par exemple) ou
bien fantastique, onirique. C e qui est le cas du p re­
m ier roman de Kafka : L ’Amérique. Lisez le premier
chapitre, avec la rencontre tout à fait invraisem­
blable de Karl Rossmann et de son oncle : c’est
com m e un souvenir nostalgique de la taverne cer-
vantesque. Mais dans ce roman les circonstances
invraisemblables (voire impossibles) sont évoquées
avec une telle minutie, avec une telle illusion du réel
qu’on a l’impression d’entrer dans un monde qui,
quoique invraisemblable, est plus réel que la réalité.
Retenons-le bien : Kafka est entré dans son premier
univers « sur-réel » (dans sa première « fusion du réel
et du rêve ») par la taverne de Cervantes, par la porte
vaudevillesque.
C . S. : L e mot vaudeville suggère l’idée d’un diver­
tissement.
M. K. : À ses débuts, le grand roman européen
était un divertissement et tous les vrais romanciers
en ont la nostalgie ! L e divertissement n’exclut d’ail­
leurs nullement la gravité. Dans L a Valse aux adieux
on se demande : l’homme mérite-t-il de vivre sur
cette terre, ne faut-il pas « libérer la planète des
griffes de l’homme » ? U nir l’extrême gravité de la
question et l’extrême légèreté de la forme, c’est mon
ambition depuis toujours. Et il ne s’agit pas d’une
ambition purement artistique. L ’union d’une forme
frivole et d’un sujet grave dévoile nos drames (ceux
qui se passent dans nos lits ainsi que ceux que nous
jouons sur la grande scène de l’Histoire) dans leur
terrible insignifiance.

116
C. S. : Il y a donc deux formes-archétypes dans vos
romans : 1. la composition polyphonique qui unit les
éléments hétérogènes dans une architecture fondée
sur le chiffre sept ; 2. la composition vaudevillesque,
homogène, théâtrale et qui frise l’invraisemblable.
M. K. : Je rêve toujours d’une grande infidélité
inattendue. Mais pour le moment je n’ai pas réussi à
échapper à la bigamie de ces deux formes.
CIN Q U IÈ M E PAR TIE

QUELQUE PART
L À -D E R R IÈ R E
L es poètes n ’inventent pas les poèmes
L e poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
L e poète ne fa it que le découvrir.
Jan Skacel

1
Mon ami, Joseph Skvorecky, raconte dans un de
ses livres cette histoire vraie :
Un ingénieur praguois est invité à un colloque
scientifique à Londres. Il y va, il participe à la dis­
cussion et il rentre à Prague. Quelques heures après
son retour, il prend dans son bureau Rude Pravo - le
quotidien officiel du P a r ti- e t là, il lit : Un ingénieur
tchèque, délégué à un colloque à Londres, après
avoir fait devant la presse occidentale une déclara­
tion où il a calom nié sa patrie socialiste, a décidé de
rester en Occident.
U ne émigration illégale jointe à une telle déclara­

121
tion n’est pas une bagatelle. C ela vaudrait une ving­
taine d’années de prison. N otre ingénieur ne peut
pas en croire ses yeux. Mais l’article parle de lui, il
n ’y a pas de doute. Sa secrétaire, en entrant dans son
bureau, est épouvantée de le voir : M on D ieu, dit-
elle, vous êtes rentré ! C e n’est pas raisonnable ; vous
avez lu ce qu’on a écrit sur vous ?
L ’ingénieur a vu la peur dans les yeux de sa secré­
taire. Q ue peut-il faire ? II se précipite à la rédaction
de Rude Pravo. Là, il trouve le rédacteur respon­
sable. C elui-ci s’excuse, effectivem ent, cette affaire
est vraiment gênante, mais lui, le rédacteur, n ’y est
pour rien, il a reçu le texte de cet article directement
du ministère des Affaires intérieures.
L ’ingénieur se rend donc au ministère. L à, on lui
dit, oui, certainem ent, il s’agit d’une erreur, mais
eux. au ministère, ils n’y sont pour rien, ils ont reçu
le rapport sur l’ingénieur de leur service secret à
l’ambassade de Londres. L ’ingénieur demande un
démenti. On lui dit, non, un démenti, ça ne se fait
pas, mais on l’assure que rien ne peut lui arriver,
qu’il peut être tranquille.
Mais l’ingénieur n’est pas tranquille. A u contraire,
il se rend com pte très vite qu’il est tout à coup stricte­
ment surveillé, que son téléphone est sur écoute et
qu’il est suivi dans la rue. Il ne peut plus dormir, il a
des cauchem ars jusqu’au jour où, ne pouvant plus
supporter cette tension, il prend beaucoup de vrais
risques pour quitter illégalem ent le pays. Il est
devenu ainsi un ém igré pour de bon.

122
2

L ’histoire que je viens de raconter est une de celles


qu’on appellera sans hésitation kafkaïennes. C e
terme, tiré d’une œ uvre d’art, déterminé seulement
par les images d’un romancier, apparaît com m e le
seul dénominateur com m un des situations (tant lit­
téraires que réelles) qu’aucun autre mot ne permet
de saisir et pour lesquelles ni la politologie, ni la
sociologie, ni la psychologie ne nous procurent de
clé.
Mais qu’est-ce donc que le kafkaïen ?
Essayons d’en décrire quelques aspects :
Primo :
L ’ingénieur est confronté au pouvoir qui a le
caractère d’un labyrinthe à perte de vue. Il ne par­
viendra jamais au bout de ses couloirs infinis et ne
réussira jamais à trouver qui a form ulé la sentence
fatale. Il est donc dans la m êm e situation que
Joseph K. face au tribunal ou l’arpenteur K. face au
château. Ils sont tous au milieu d’un monde qui n’est
qu’une seule, une immense institution labyrinthique
à laquelle ils ne peuvent pas se dérober et qu’ils ne
peuvent comprendre.
Avant Kafka, les romanciers ont souvent démas­
qué les institutions comm e des lices où se heurtaient
différents intérêts personnels ou sociaux. C hez
Kafka, l’institution est un mécanisme obéissant à ses
propres lois qui ont été programmées on ne sait plus

123
par qui ni quand, qui n’ont rien à voir avec des inté­
rêts humains et qui sont donc inintelligibles.
Secundo :
Dans le chapitre v du Château, le maire du village
explique à K ., en détail, la longue histoire de son
dossier. Raccourcissons-la : il y a une dizaine
d’années, une proposition d’engager au village un
arpenteur arrive du château à la mairie. L a réponse
écrite du maire est négative (personne n’a besoin
d’aucun arpenteur) mais elle s’égare dans un autre
bureau et, ainsi, par le jeu très subtil des malenten­
dus bureaucratiques qui s’étendent sur de longues
années, un jour, par inadvertance, l’invitation est
vraiment envoyée à K ., juste au moment où tous les
bureaux concernés sont déjà en train de liquider
l’ancienne proposition devenue caduque. Après un
long voyage, K. est donc arrivé au village par erreur.
Plus que cela : étant donné qu’il n ’y a pour lui aucun
autre monde possible que ce château avec le village,
toute son existence n ’est qu’une erreur.
Dans le monde kafkaïen, le dossier ressemble à
l’idée platonicienne. Il représente la vraie réalité,
tandis que l’existence physique de l’homm e n ’ est
que le reflet projeté sur l’écran des illusions. En
effet, et l’arpenteur K. et l’ingénieur praguois ne
sont que les ombres de leurs fiches ; et ils sont e n c o r e
beaucoup moins que cela : ils sont les ombres d’une
erreur dans un dossier, c ’est-à-dire des ombres
n’ayant m ême pas droit à leur existence d’ombre.
Mais, si la vie de l’homme n’est qu’une ombre et si
la vraie réalité se trouve ailleurs, dans l’inaccessible,

124
dans l’inhumain et surhumain, on entre d’emblée
dans la théologie. Et en effet, les premiers exégètes
de Kafka ont expliqué ses romans comm e une para­
bole religieuse.
Cette interprétation me semble fausse (parce
qu’elle voit une allégorie là où Kafka a saisi des situa­
tions concrètes de la vie humaine), mais pourtant
révélatrice : partout où le pouvoir se déifie, il produit
automatiquement sa propre théologie ; partout où il
se comporte com m e D ieu, il suscite à son égard des
sentiments religieux ; en ce cas le monde peut être
décrit dans un vocabulaire théologique.
Kafka n’a pas écrit des allégories religieuses, mais
le kafkaïen (et dans la réalité, et dans la fiction) est
inséparable de son aspect théologique (ou plutôt :
pseudo-théologique).
Tertio :
Raskolnikov ne peut supporter le poids de sa
culpabilité et, pour trouver la paix, il consent volon­
tairement à la punition. C ’est la situation bien
connue où la faute cherche le châtiment.
C hez Kafka, la logique est inversée. C elui qui est
puni ne connaît pas la cause de la punition. L ’absur­
dité du châtiment est tellement insupportable que,
pour trouver la paix, l’accusé veut trouver une justi­
fication à sa peine : le châtiment cherche la faute.
L ’ingénieur praguois est puni par une surveil­
lance intense de la police. C e châtiment réclame le
crime qui n ’était pas commis, et l’ingénieur qu’on a
accusé d’avoir émigré finit par émigrer pour de bon.
L e châtiment a enfin trouvé la faute.

125
N e sachant pas de quoi il est accusé, K ., dans le
chapitre vu du Procès, se décide à exam iner toute sa
vie, tout son passé « jusque dans ses moindres
détails ». L a m achine de 1’ « autoculpabilisation »
s’est mise en branle. L ’accusé cherche sa faute.
U n jour, Am alia reçoit une lettre obscène d’un
fonctionnaire du château. Outragée, elle la déchire.
L e château n’a m êm e pas besoin de blâmer le
comportem ent téméraire d’Am alia. L a peur (la
m êm e que l’ingénieur a vue dans les yeux de sa
secrétaire) agit d’elle-m êm e. Sans aucun ordre, sans
aucun signe perceptible de la part du château, tout le
monde évite la fam ille d’Am alia com m e si elle était
pestiférée.
L e père d’Am alia veut défendre sa fam ille. Mais il
y a une difficulté : non seulement l’auteur du verdict
est introuvable, mais le verdict lui-m êm e n ’existe
pas! Pour pouvoir faire appel, pour demander la
grâce, il aurait fallu être d’abord inculpé ! L e père
im plore le château pour qu’il proclame le crim e de
sa fille. C ’est donc peu dire que le châtiment
cherche la faute. Dans ce monde pseudo-théolo­
gique, le châtié supplie qu’on le reconnaisse coupable !
Il arrive souvent que, tombé en disgrâce, un Pra­
guois d’aujourd’hui ne puisse trouver le moindre
emploi. Il demande, en vain, une attestation stipu­
lant qu’il a commis une faute et qu’il est interdit de
l’employer. L e verdict est introuvable. Et comme, à
Prague, le travail est un devoir prescrit par la loi, il
finit par être accusé de parasitisme ; cela veut dire
qu’il est coupable de se soustraire au travail. L e châti­
ment trouve la faute.

126
Quarto :
L'histoire de l’ingénieur praguois a le caractère
d’une histoire drôle, d’une blague ; elle provoque le
rire.
D eux messieurs, tout à fait quelconques (non pas
des « inspecteurs » com m e nous le fait croire la tra­
duction française), surprennent un matin Joseph K.
dans son lit, lui déclarent qu’il est arrêté et mangent
son petit déjeuner. K ., fonctionnaire bien discipliné,
au lieu de les chasser de l’appartement, se défend
longuement devant eux, en chemise de nuit. Quand
Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès,
tout le monde a ri, y compris l’auteur. Ils ont ri à
juste titre : le com ique est inséparable de l’essence
même du kafkaïen.
Mais c ’est un piètre soulagement, pour l’ingé­
nieur, de savoir que son histoire est comique. Il se
trouve enferm é dans la blague de sa propre vie
comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve
pas ça drôle. En effet, une blague n’est drôle que
pour ceux qui sont devant l’aquarium ; le kafkaïen,
par contre, nous em m ène à l’intérieur, dans les
entrailles d’une blague, dans l'horrible du comique.
Dans le monde du kafkaïen, le comique ne repré­
sente pas un contrepoint du tragique (le tragi-
comique) com m e c ’est le cas chez Shakespeare ; il
n’est pas là pour rendre le tragique plus supportable
grâce à la légèreté du ton ; il n'accompagne pas le tra­
gique, non, il le détruit dans l ’œuf en privant ainsi les
victimes de la seule consolation qu’elles puissent
encore espérer : celle qui se trouve dans la grandeur

127
(vraie ou supposée) de la tragédie. L ’ingénieur a
perdu sa patrie et tout l’auditoire rit.

Il y a des périodes dans l’histoire moderne où la vie


ressemble aux romans de Kafka.
Quand je vivais encore à Prague, combien de fois
ai-je entendu désigner le secrétariat du Parti (une
maison laide et plutôt moderne) par le mot « châ­
teau ». Combien de fois ai-je entendu surnommer le
num éro deux du Parti (un certain camarade Hen-
drych) Klam m (ce qui était d’autant plus beau que
« klam » en tchèque signifie « mirage » ou « trompe­
rie »).
L e poète N ., grande personnalité communiste, fut
emprisonné à la suite d’un procès stalinien dans les
années cinquante. Dans sa cellule, il a écrit un
recueil de poésies où il s’est déclaré fidèle au
communisme malgré toutes les horreurs qui lui
étaient arrivées. C e n’était pas par lâcheté. L e poète
a vu dans sa fidélité (fidélité à ses bourreaux) le signe
de sa vertu, de sa droiture. Les Praguois qui ont eu
connaissance de ce recueil l’ont surnommé avec une
belle ironie : La gratitude de Joseph K.
L es images, les situations, et même des phrases
précises tirées des romans de Kafka, faisaient partie
de la vie de Prague.
C ela dit, on serait tenté de conclure : les images de
Kafka sont vivantes à Prague parce qu’elles sont
l’anticipation de la société totalitaire.

128
Cette affirmation exige pourtant d’être corrigée :
le kafkaïen n’est pas une notion sociologique ou poli-
tologique. On a essayé d’expliquer les romans de
Kafka com m e une critique de la société industrielle,
de l’exploitation, de l’aliénation, de la morale bour­
geoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l’univers de
Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue
le capitalisme : ni l’argent et son pouvoir, ni le
commerce, ni la propriété et les propriétaires, ni la
lutte de classes.
L e kafkaïen ne répond pas non plus à la définition
du totalitarisme. Dans les romans de Kafka, il n’y a
ni le parti, ni l’idéologie et son vocabulaire, ni la
politique, ni la police, ni l’armée.
Il semble donc plutôt que le kafkaïen représente
une possibilité élémentaire de l’homme et de son
monde, possibilité historiquement non déterminée,
qui accom pagne l’homme quasi éternellement.
Mais cette précision n’a pas fait disparaître la
question : Com m ent est-il possible qu’à Prague les
romans de Kafka se confondent avec la vie, et com ­
ment est-il possible qu’à Paris les mêmes romans
soient perçus comm e l’expression hermétique du
monde exclusivement subjectif de l’auteur ? Cela
signifie-t-il que cette virtualité de l’homme et de son
monde qu’on appelle kafkaïenne se transforme plus
facilem ent en destins concrets à Prague qu’à Paris ?
Il y a des tendances dans l’histoire moderne qui
produisent du kafkaïen dans la grande dimension
sociale : la concentration progressive du pouvoir ten­
dant à se diviniser ; la bureaucratisation de l’activité

129
sociale qui transforme toutes les institutions en laby­
rinthes à perte de vue ; la dépersonnalisation de
l’individu qui en résulte.
L es États totalitaires, en tant que concentration
extrême de ces tendances, ont mis en évidence les
rapports étroits entre les romans de K afka et la vie
réelle. Mais si en O ccident on ne sait pas voir ce lien,
ce n’est pas seulement parce que la société dite
démocratique est moins kafkaïenne que celle de
Prague d’aujourd’hui. C ’est aussi, m e semble-t-il,
parce que l’on perd ici, fatalement, le sens du réel.
C ar la société dite démocratique connaît elle aussi
le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ;
toute la planète est devenue la scène de ce processus.
L es romans de Kafka en sont une hyperbole oni­
rique et im aginaire; l’État totalitaire en est une
hyperbole prosaïque et matérielle.
Mais pourquoi K afka a-t-il été le prem ier roman­
cier à saisir ces tendances, qui pourtant ne se sont
manifestées sur la scène de l’Histoire, en toute clarté
et brutalité, qu’après sa mort ?

Si on ne veut pas se laisser duper par des mystifica­


tions et des légendes, on ne trouve aucune trace
importante des intérêts politiques de Franz Kafka ;
en ce sens-là, il s’est distingué de tous ses amis pra­
guois, de M ax Brod, de Franz W erfel, d’Egon Erwin
Kisch, de m ême que de toutes les avant-gardes qui,

130
prétendant connaître le sens de l’Histoire, se plai­
saient à évoquer le visage du futur.
Com m ent se fait-il donc que ce ne soit pas leur
œuvre, mais celle de leur solitaire compagnon,
introverti et concentré sur sa propre vie et son art,
qu’on peut recevoir aujourd’hui comm e une prophé-
de sociopolitique et qui, de ce fait, est interdite dans
'une grande partie de la planète ?
J’ai pensé à ce mystère un jour, après avoir été
témoin d’une petite scène chez une vieille amie.
Cette fem m e, pendant les procès staliniens de
Prague en 1951, a été arrêtée et jugée pour des
crimes qu’elle n’avait pas commis. D es centaines de
communistes se sont trouvés d’ailleurs, à la même
époque, dans la m ême situation qu’elle. Leur vie
durant, ils s’étaient tous entièrement identifiés à leur
Parti. Quand celui-ci est devenu d’un coup leur
accusateur, ils ont accepté, à l’instar de Joseph K.,
« d’examiner toute leur vie passée jusque dans le
moindre détail » pour trouver la faute cachée et,
finalement, avouer des crimes imaginaires. Mon
Amie a réussi à sauver sa vie parce que, grâce à son
fe xtraordinaire courage, elle a refusé de se mettre,
¡Comme tous ses camarades, comm e le poète N ., à « la
[recherche de sa faute ». Ayant refusé d’aider ses
Bourreaux, elle est devenue inutilisable pour le spec-
la c le du procès final. Ainsi, au lieu d’être pendue,
p i e a été seulement emprisonnée à perpétuité. A u
bout de quinze ans, elle a été complètement réhabili­
t e et relâchée.
On a arrêté cette fem m e au moment où son enfant

131
avait un an. En sortant de prison, elle a donc retrou­
vé son fils de seize ans, et elle a eu alors le bonheur
de vivre avec lui une modeste solitude à deux.
Q u ’elle se soit attachée passionnément à lui, rien
n ’est plus compréhensible. Son fils avait déjà vingt-
six ans quand, un jour, je suis allé les voir. Offensée,
vexée, la mère pleurait. L a cause en était parfaite­
ment insignifiante : le fils s’était levé trop tard le
matin, ou quelque chose com m e ça. J’ai dit à la
mère : « Pourquoi t’énerver pour cette vétille ?
Est-ce que ça vaut la peine de p leu rer? T u exa­
gères ! »
À la place de la mère, le fils m ’a répondu : « Non,
ma mère n’exagère pas. Ma mère est une femme
excellente et courageuse. Elle a su résister là où tout
le monde a échoué. Elle veut que je devienne un
hom m e honnête. C ’est vrai, je me suis levé trop tard,
mais ce que me reproche ma mère, c ’est quelque
chose de plus profond. C ’est mon attitude. Mon atti­
tude égoïste. Je veux devenir tel que ma mère me
veut. Et je le lui promets devant toi. »
C e que le Parti n’a jamais réussi à faire avec la
mère, la mère a réussi à le faire avec son fils. Elle l’-a
contraint à s’identifier avec l’accusation absurde, à
aller « chercher sa faute », à faire un aveu public. J’ai
regardé, stupéfait, cette scène d’un mini-procès stali­
nien, et j’ai compris d’emblée que les m écanism es
psychologiques qui fonctionnent à l’intérieur des
grands événements historiques (apparemment in­
croyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui
régissent les situations intimes (tout à fait banales et
très-humaines).

132
5

La fameuse lettre que Kafka a écrite et n’a jamais


envoyée à son père démontre bien que c ’est de la
famille, du rapport entre l’enfant et le pouvoir déifié
des parents, que Kafka a tiré sa connaissance de la
technique de la culpabilisation qui est devenue un des
grands thèmes de ses romans. Dans L e Verdict, nou­
velle étroitement liée à l’expérience fam iliale de
l’auteur, le père accuse son fils et lui ordonne de se
noyer. L e fils accepte sa culpabilité fictive, et il va se
jeter dans le fleuve aussi docilement que, plus tard,
son successeur Joseph K ., inculpé par une organisa­
tion mystérieuse, ira se faire égorger. La ressem­
blance entre les deux accusations, les deux culpabili­
sations et les deux exécutions trahit la continuité qui
lie, dans l’œ uvre de Kafkji, l’intime « totalitarisme »
familial à celui de ses grandes visions sociales.
L a société totalitaire, surtout dans ses versions
extrêmes, tend à âbolir la frontière entre le public et
le privé ; le pouvoir, qui devient de plus en plus
opaque, exige que la vie des citoyens soit on ne peut
plus transparente. C et idéal de vie sans secret corres­
pond à celui d’une fam ille exemplaire : un citoyen
n’a pas le droit de dissimuler quoi que ce soit devant
le Parti ou l’État, de m ême qu’un enfant n ’a pas droit
au secret face à son père ou à sa mère. Les sociétés
totalitaires, dans leur propagande, affichent un sou­
rire idyllique : elles veulent paraître com m e une
« seule grande fam ille ».

133
On dit très souvent que les romans de K afka expri­
ment le désir passionné de la com m unauté et du
contact hum ain ; il paraît que l’être déraciné
qu’est K . n ’a qu’un seul but : surmonter la malédic­
tion de sa solitude. Or, cette explication est non seu­
lem ent un cliché, une réduction du sens, mais un
contresens.
L ’arpenteur K . n’est pas du tout à la conquête des
gens et de leur chaleur, il ne veut pas devenir
« l’homm e parmi les homm es » com m e l’Oreste de
Sartre ; il veut être accepté non pas par une commu­
nauté, mais par une institution. Pour y parvenir, il
doit payer cher : il doit renoncer à sa solitude. Et
voici son enfer : il n’est jamais seul, les deux aides
envoyés par le château le suivent sans cesse. Ils
assistent à son premier acte d’amour avec Frieda,
assis au-dessus des amants sur le comptoir du café,
et, dès ce moment-là, ils ne quittent plus leur lit.
N on pas la malédiction de la solitude, mais la soli­
tude violée, telle est l’obsession de K afka !
K arl Rossmann est dérangé sans cesse par tous ; on
vend son vêtement ; on le prive de la seule photo de
ses parents ; dans le dortoir, à côté de son lit, des gar­
çons font la boxe et, de temps en temps, tombent sur
lui ; Robinson et Delam arche, deux voyous,
l’obligent à vivre avec eux dans leur m énage, de sorte
que les soupirs de la grosse Brunelda résonnent dans
son sommeil.
C ’est par le viol de l’intim ité que com m ence aussi
l’histoire de Joseph K . : deux messieurs inconnus
viennent l’arrêter dans son lit. D e ce jour, il ne se

134
sentira plus seul : le tribunal le suivra, l’observera et
lui parlera ; sa vie privée disparaîtra peu à peu, ava­
lée qu’elle sera par l’organisation mystérieuse qui le
traque.
Les âmes lyriques qui aiment prêcher l’abolition
du secret et la transparence de la vie privée ne se
rendent pas compte du processus qu’ils amorcent.
Le point de départ du totalitarisme ressemble à celui
du Procès : on viendra vous surprendre dans votre lit.
On y viendra com m e aimaient le faire votre père et
votre mère.
On se demande souvent si les romans de Kafka
sont la projection des conflits les plus personnels et
privés de l’auteur, ou bien la description de la
« m achine sociale » objective.
L e kafkaïen ne se lim ite ni à la sphère intim e ni à
la sphère publique ; il les englobe toutes deux. L e
public est le miroir du privé, le privé reflète le
public.

En parlant des pratiques microsociales qui pro­


duisent le kafkaïen, j’ai pensé non seulement à la
famille, mais aussi à l’organisation où Kafka a passé
'toute sa vie adulte : le bureau.
On interprète souvent les héros de K afka comm e
la projection allégorique de l’intellectuel, mais G ré­
goire Samsa n’a rien d’un intellectuel. Quand il se
réveille changé en cafard, il n’a qu’un souci : com-

135
ment, dans cet état nouveau, arriver à temps au
bureau ? Il n’y a dans sa tête que l’obéissance et la
discipline auxquelles sa profession l’a habitué : c’est
un employé, un fonctionnaire, et tous les person­
nages de Kafka le sont ; fonctionnaire conçu non pas
com m e un type sociologique (tel aurait été le cas
chez un Zola), mais com m e une possibilité humaine,
une façon élémentaire d’être.
Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire,
primo, il n’y a pas d’initiative, d’invention, de liberté
d’action ; il y a seulement des ordres et des règles :
c'est le monde de l ’obéissance.
Secundo, le fonctionnaire effectue une petite par­
tie de la grande action administrative dont le but et
l’horizon lui échappent ; c’est le monde où les gestes
sont devenus mécaniques et où les gens ne
connaissent pas le sens de ce qu’ils font.
Tertio, le fonctionnaire n’a affaire qu’à des ano­
nymes et à des dossiers : c’est le monde de l ’abstrait.
Situer un roman dans ce monde de l’obéissance,
du m écanique et de l’abstrait, où la seule aventure
hum aine est d’aller d’un bureau à l’autre, voilà qui
paraît contraire à l’essence m ême de la p o é sie
épique. D ’où la question : Com m ent Kafka a-t-il
réussi à transformer cette grisâtre matière a n ti­
poétique en des romans fascinants ?
On peut trouver la réponse dans une lettre qu’il a
écrite à M ile n a : « L e bureau n ’est pas une in s titu tio n
stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du
stupide. » La phrase recèle un des plus grands s e c re ts
de Kafka. Il a su voir ce que personne n’a vu : non

136
seulement l’importance capitale du phénom ène
bureaucratique pour l’homme, pour sa condition et
pour son avenir, mais aussi (ce qui est encore plus
surprenant) la virtualité poétique contenue dans le
caractère fantomatique des bureaux.
Mais que veut dire : le bureau relève du fantas­
tique ?
L ’ingénieur praguois saurait le comprendre : une
erreur dans son dossier l’a projeté à Londres ; ainsi il
a erré à Prague, véritable fantôme, à la recherche du
corps perdu, tandis que les bureaux qu’il visitait lui
apparaissaient com m e un labyrinthe à perle de vue
provenu d’une mythologie inconnue.
G râce au fantastique qu’il a su apercevoir dans le
monde bureaucratique, Kafka a réussi ce qui parais­
sait impensable avant lui : transformer une matière
profondément antipoétique, celle de la société
bureaucratisée à l’extrême, en grande poésie de
roman ; transformer une histoire extrêmement
banale, celle d’un homme qui ne peut obtenir le
poste promis (ce qui est en fait l’histoire du Château),
'en m ythe, en épopée, en beauté jamais vue.
Après avoir élargi le décor des bureaux aux
dimensions gigantesques d’un univers, Kafka est
parvenu, sans pouvoir s’en douter, à l’image qui nous
fascine par sa ressemblance avec la société qu’il n’a
jamais connue et qui est celle des Praguois d’aujour­
d’hui.
En fait, un État totalitaire n’est qu’une seule
immense administration : étant donné que tout le
travail y est étatisé, les gens de tous métiers sont

137
devenus des employés. U n ouvrier n ’est plus ouvrier,
un juge n ’est plus juge, un com m erçant n’est plus
comm erçant, un curé n ’est plus curé, ils sont tous
fonctionnaires de l’État. « J’appartiens au tribunal »,
dit le prêtre à Joseph K ., dans la cathédrale. Les avo­
cats aussi, chez Kafka, sont au service du tribunal.
U n Praguois d’aujourd’hui ne s’en étonne pas. Il ne
serait pas m ieux défendu que K. Ses avocats non
plus ne sont pas au service des accusés, mais du tri­
bunal.

Dans un cycle de cent quatrains qui, avec une sim­


plicité quasi enfantine, sondent le plus grave et le
plus com plexe, le grand poète tchèque écrit :

Les poètes n’ inventent pas les poèmes


L e poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
L e poète ne fa it que le découvrir.

Écrire signifie donc pour le poète briser une cloi­


son derrière laquelle quelque chose d’immuable (« le
poème ») est caché dans l’ombre. C ’est pourquoi
(grâce à ce dévoilement surprenant et subit) « le
poème » se présente à nous tout d’abord comm e un
éblouissement.
J’ai lu pour la première fois L e Château quand
j’avais quatorze ans, et plus jamais ce livre ne

138
m'enchantera à ce point, bien que toute la vaste
connaissance qu’il contient (toute la portée réelle du
kafkaïen) m ’ait été alors incompréhensible : j’ai été
ébloui.
Plus tard ma vue a accom modé à la lum ière du
« poème » et j’ai com m encé à voir dans ce qui m ’a
ébloui mon propre vécu ; cependant, la lum ière res­
tait toujours là.
Immuable, « le poème » nous attend, dit Jan Ska-
cel, « depuis très très longtemps ». Or, dans le monde
du changem ent perpétuel, l’immuable n’est-il pas
pure illusion ?
Non. T ou te situation est le fait de l’hom m e et ne
peut contenir que ce qui est en lui ; on peut donc
imaginer qu’elle existe (elle et toute sa méta­
physique) « depuis très très longtemps » en tant que
possibilité humaine.
Mais en ce cas-là, que représente l’Histoire (le
non-immuable) pour le poète ?
Dans les yeux du poète, l’Histoire se trouve, chose
étrange, dans une position parallèle à la sienne
propre : elle n'invente pas, elle découvre. Par les
situations inédites, elle dévoile ce qu’est l’homm e, ce
qui est en lui « depuis très très longtemps », ce que
sont ses possibilités.
Si le « poème » est déjà là, il serait illogique
d’accorder au poète la capacité de prévision ; non, il
Mie fait que découvrir » une possibilité hum aine (ce
« poème » qui est là « depuis très très longtemps »)
Que l’Histoire aussi, à son tour, découvrira un jour.
Kafka n ’a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui

139
l
était « là-derrière ». Il ne savait pas que sa vision était
aussi une pré-vision. Il n’avait pas l’intention de
démasquer un système social. Il a mis en lumière les
mécanismes qu’il connaissait par la pratique intime
et microsociale de l’homme, ne se doutant pas que
l’évolution ultérieure de l’Histoire les mettrait en
branle sur sa grande scène.
L e regard hypnotique du pouvoir, la recherche
désespérée de sa propre faute, l’exclusion et
l’angoisse d’être exclu, la condamnation au confor­
misme, le caractère fantomatique du réel et la réalité
magique du dossier, le viol perpétuel de la vie
intime, etc., toutes ces expérimentations que l’His-
toire a effectuées avec l’hom m e dans ses immenses
éprouvettes, Kafka les a effectuées (quelques années
plus tôt) dans ses romans.
L a rencontre de l’univers réel des États totalitaires
et du « poème » de Kafka gardera toujours quelque
chose de mystérieux, et elle témoignera que l’acte du
poète, par son essence même, est incalculable ; et
paradoxal : l’énorme portée sociale, politique,
« prophétique » des romans de Kafka réside juste­
ment dans leur « non-engagement », c ’est-à-dire dans
leur autonomie totale à l ’é g a r d de tous p r o g r a m m e s
politiques, concepts idéologiques, prognoses futuro-
logiques.
En effet, si, au lieu de rechercher « le poème »
caché «quelque part là-derrière », le poète « s’engage »
à servir une vérité connue d’avance (qui s’offre elle-
même et qui est « là-devant »), il renonce ainsi à la
mission propre de la poésie. Et il importe peu que la

140
vérité préconçue s’appelle révolution ou dissidence,
foi chrétienne ou athéisme, qu’elle soit plus juste ou
moins juste ; le poète au service d’une autre vérité
que celle qui est à découvrir (qui est éblouissement)
est un faux poète.
Si je tiens si ardemment à l’héritage de Kafka, si je
le défends comm e mon héritage personnel, ce n’est
pas parce que je crois utile d’imiter l’inimitable (et de
découvrir encore une fois le kafkaïen), mais à cause
de ce formidable exem ple d'autonomie radicale du
roman (de la poésie qu’est le roman). G râce à elle,
Franz Kafka a dit sur notre condition hum aine (telle
qu’elle se révèle dans notre siècle) ce qu’aucune
réflexion sociologique ou politologique ne pourra
nous dire.
SIXIÈME PARTIE

S O IX A N T E -T R E IZ E M O TS
En 1968 et 1969, L a Plaisanterie a été traduit dans
toutes les langues occidentales. Mais quelles surprises !
En France, le traducteur a récrit le roman en orne­
mentant mon style. En Angleterre, l ’éditeur a coupé
tous les passages réflexifs, éliminé les chapitres musico-
logiques, changé l ’ordre des parties, recomposé le
roman. Un autre pays. Je rencontre mon traducteur: il
ne connaît pas un seul mot de tchèque. « Comment
avez-vous traduit ? » Il répond: « Avec mon cœur », et
me montre ma photo qu’il sort de son portefeuille. Il
était si sympathique que j ’ai fa illi croire qu’on pouvait
vraiment traduire grâce à une télépathie du cœur. Bien
sûr, c’était plus simple : il avait traduit à partir du
rem iting français, de même que le traducteur en
Argentine. Un autre pays : on a traduit du tchèque.
J ’ouvre le livre et je tombe par hasard sur le monologue
d’Helena. Les longues phrases dont chacune occupe
chez moi tout un paragraphe sont divisées en une mul­
titude de phrases simples... L e choc causé par les tra­
ductions de La Plaisanterie m'a marqué à jamais.

145
Heureusement, j ’a i rencontré plus tard des traducteurs
fidèles. Mais aussi, hélas, de moins fidèles... E t pour­
tant, pour moi qui n’ai pratiquement plus le public
tchèque les traductions représentent tout. C ’est pour­
quoi il y a quelques années, je me suis décidé à mettre
enfin de l ’ordre dans les éditions étrangères de mes
livres. Cela n’a pas été sans conflits ni sans fatigue : la
lecture, le contrôle, la révision de mes romans, anciens
et nouveaux, dans les trois ou quatre langues étrangères
que je sais lire ont entièrement occupé toute une période
de ma vie...
L ’auteur qui s’évertue à surveiller les traductions
de ses romans court après les innombrables mots
comme un berger derrière un troupeau de moutons
sauvages; triste figure pour lui-même, risible pour les
autres. J e soupçonne mon ami Pierre Nora, directeur
de la revue L e Débat, de s’être bien rendu compte de
l ’aspect tristement comique de mon existence de ber­
ger. Un jour, avec une compassion mal dissimulée, il
m’a dit : « Oublie enfin tes tourments et écris plutôt
quelque chose pour moi. Les traductions t’ont obligé à
réfléchir sur chacun de tes mots. Écris donc ton dic­
tionnaire personnel. Dictionnaire de tes romans. Tes
mots-clés, tes mots-problèmes, tes mets-amours... »
Voilà, c’est fa it

A p h o rism e. D u mot grec aphorismos qui signifie


« définition ». Aphorism e : form e poétique de la
définition. (Voir : D é f in it io n .)

146
Son corps mit fin à sa résistance passive ;
Ba n d e r . «
Édouard était ému ! » (Risibles amours.) C ent fois,
je me suis arrêté, mécontent, sur ce mot « ém u ».
En tchèque, Édouard est « excité ». Mais ni ém u ni
excité ne me satisfaisaient. Puis, tout d’un coup,
j’ai trouvé ; il fallait dire : « Édouard banda ! »
Pourquoi cette idée si simple ne m ’est-elle pas
venue plus tôt ? Parce que ce mot n’existe pas en
tchèque. A h, quelle honte : ma langue maternelle
ne sait pas bander ! A la place de « bander », les
Tchèques sont obligés de dire : sa bitte s’est mise
debout. Image charmante, mais un peu enfantine.
Elle a pourtant donné cette belle tournure popu­
laire : « Ils étaient là, debout, com m e des bittes. »
C e qui, dans l’esprit tchèque, sceptique, veut dire :
Ils étaient là, debout - étonnés, penauds, ridicules.

B e a u té (et connaissance). C eu x qui disent avec


Broch que la connaissance est la seule morale du
roman sont trahis par l’aura métallique du mot
« connaissance » trop compromis par ses liaisons
avec les sciences. Il faut donc ajouter : tous les
aspects de l’existence que le roman découvre, il les
découvre comm e beauté. Les premiers romanciers
ont découvert l’aventure. C ’est grâce à eux si
l’aventure en tant que telle nous paraît belle et si
nous la désirons. Kafka a décrit la situation de
l’hom m e tragiquement piégé. Les kafkologues,
autrefois, ont beaucoup disputé si leur auteur nous
accordait ou non un espoir. N on, pas d’espoir.
Autre chose. M ême cette situation invivable,

147
Kafka la découvre comm e étrange, noire beauté.
Beauté, la dernière victoire possible de l’homme
qui n’a plus d’espoir. Beauté dans l’art : lumière
subitement allum ée du jamais-dit. Cette lumière
qui irradie des grands romans, le temps n’arrive
pas à l’assombrir car, l’existence hum aine étant
perpétuellem ent oubliée par l’homm e, les décou­
vertes des romanciers, si vieilles qu’elles soient, ne
pourront jamais cesser de nous étonner.

B leuté. A ucune autre couleur ne connaît cette


form e linguistique de la tendresse. Un mot novali-
sien. « L a mort tendrement bleutée comme le
non-être » (Le Livre du rire et de l ’oubli).

C On imprime des livres avec des c a ra c ­


a r actèr e s.

tères de plus en plus petits. J’imagine la fin d e la


littérature : peu à peu, sans que personne s’en
aperçoive, les lettres diminueront jusqu’à d e v e n ir
tout à fait invisibles.

C eler. Peut-être le charme qu’a pour moi ce verbe


est-il dû au mot que j’entends corésonner : sce lle r.
C eler = sceller sans sceau ; cacher en scellant ;
sceller pour cacher.

C h apeau. Objet magique. Je me souviens d’un r ê v e :


un garçon de dix ans est au bord d’un étang, un
grand chapeau noir sur la tête. Il se jette à l ’eau.
On le retire, noyé. Il a toujours ce chapeau noir sur
sa tête.

148
C h ez-soi. Domov (en tchèque), das Heim (en alle­
mand), home (en anglais) veut dire : le lieu où j’ai
mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topo­
graphiques n’en sont déterminées que par décret
du cœ ur : il peut s’agir d’une seule pièce, d’un
paysage, d’un pays, de l’univers. Das Heim de la
philosophie allemande classique : l’antique monde
grec. L ’hym ne tchèque com m ence par le vers :
« Où est-il mon domov ?» On traduit en français :
« Où est-elle ma patrie ? » Mais la patrie est autre
chose : la version politique, étatique du domov.
Patrie, mot fier. Das Heim, mot sentimental. Entre
patrie et foyer (ma maison concrète à moi), le fran­
çais (la sensibilité française) connaît une lacune.
On ne peut la combler que si l’on donne au chez-
soi le poids d’un grand mot. (Voir L it a n ie .)

C o l l a b o . L es situations historiques toujours nou­


velles dévoilent les possibilités constantes de
l’homme et nous permettent de les dénommer.
Ainsi, le mot collaboration a conquis pendant
la guerre contre le nazisme un sens nouveau :
être volontairement au service d’un pouvoir im ­
monde. N otion fondamentale ! Com m ent l’hum a­
nité a-t-elle pu s’en passer jusqu’en 1944 ? L e mot
une fois trouvé, on se rend compte de plus en plus
que l’activité de l’homme a le caractère d’une col­
laboration. T ou s ceux qui exaltent le vacarme
mass-médiatique, le sourire imbécile de la publi­
cité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevée au
rang de vertu, il faut les appeler : collabos du
moderne.

149
C o m iq u e . En nous offrant la belle illusion de la gran­
deur hum aine, le tragique nous apporte une
consolation. L e com ique est plus cruel : il nous
révèle brutalement l’insignifiance de tout. Je sup­
pose que toutes les choses hum aines contiennent
leur aspect com ique qui, dans certains cas, est
reconnu, admis, exploité, dans d’autres cas, voilé.
L es vrais génies du com ique ne sont pas ceux qui
nous font rire le plus, mais ceux qui dévoilent une
zone inconnue du comique. L ’Histoire a toujours
été considérée com m e un territoire exclusivement
sérieux. Or, il y a le com ique inconnu de l’His-
toire. C om m e il y a le com ique (difficile à accep­
ter) de la sexualité.

C o u l e r . Dans une lettre, Chopin décrit son séjour


en Angleterre. Il joue dans les salons et les dames
exprim ent toujours leur enchantem ent par la
m êm e phrase : « O h que c ’est beau ! C ela coule
com m e de l’eau ! » Chopin s’en irritait, comme
moi quand j’entends apprécier une traduction par
la m ême form ule : « C ela coule bien. » Ou encore :
« O n dirait que c ’est écrit par un écrivain fran­
çais. » Mais c ’est très mauvais de lire Hemingway
com m e un écrivain français ! Son style est impen­
sable chez un écrivain français ! Roberto Calasso,
mon éditeur italien : On reconnaît une bonne tra­
duction non pas à sa fluidité mais à toutes ces for­
mules insolites et originales que le traducteur a eu
le courage de conserver et de défendre.

150
C r é p u s c u le (et vélocipédiste). « ... vélocipédiste (ce
mot lui semblait beau com m e le crépuscule)... »
(La vie est ailleurs.) C es deux substantifs me
paraissent magiques parce qu’ils viennent de si
loin. Crepusculum, le mot chéri d’Ovide. V éloci­
pède, le mot qui vient à nous des commencements
lointains et naïfs de l’Â ge technique.

D é f in it io n . L a trame méditative du roman est soute­


nue par l’armature de quelques mots abstraits. Si je
ne veux pas tomber dans le vague où tout le monde
croit tout comprendre sans rien comprendre, il
faut non seulement que je choisisse ces mots avec
une extrêm e précision mais que je les définisse et
redéfinisse. (Voir : D e s t in , F r o n t i è r e , J eu n esse ,
L é g è r e t é , L y r is m e , T r a h i r .) Un roman n ’est
souvent, m e semble-t-il, qu’une longue poursuite
de quelques définitions fuyantes.

D e s t in . V ient le moment où l’image de notre vie se


sépare de la vie elle-m êm e, devient indépendante
et, peu à peu, com m ence à nous dominer. Déjà
dans L a Plaisanterie : « ... il n’existait aucun
moyen de rectifier l’image de ma personne, dépo­
sée dans une suprême chambre d’instance des
destins hum ains ; je compris que cette image (si
peu ressemblante fût-elle) était infinim ent plus
réelle que moi-mêm e ; qu’elle n’était en aucune
façon mon ombre, mais que j’étais, moi, l’ombre
de mon image ; qu’il n ’était nullem ent possible

151
de l’accuser de ne pas me ressembler, mais que
c ’était moi le coupable de cette dissemblance.....
Et dans L e L ivre du rire et de l ’oubli : « L e destin
n’a pas l’intention de lever ne serait-ce que le petit
doigt pour M irek (pour son bonheur, sa sécurité,
sa bonne hum eur et sa santé), tandis que Mirek est
prêt à tout faire pour son destin (pour sa grandeur,
sa clarté, sa beauté, son style et son sens intelli­
gible). Il se sent responsable de son destin, mais
son destin ne se sent pas responsable de lui. »
Contrairem ent à Mirek, le personnage hédo­
niste du quadragénaire (La vie est ailleurs) tient à
« l’idylle de son non-destin ». (Voir : I d y l l e . ) En
effet, un hédoniste se défend contre la trans­
formation de sa vie en destin. L e destin nous vam-
pirise, nous pèse, il est comm e un boulet de fer
attaché à nos chevilles. (Le quadragénaire, soit dit
en passant, m ’est le plus proche de tous mes per­
sonnages.)

É litis m e . L e mot élitisme n ’apparaît en France


qu’en 1967, le mot élitiste qu’en 1968. Pour la pre­
mière fois dans l’histoire, la langue elle-même
jette sur la notion d’élite un éclairage de négativité
sinon de mépris.
L a propagande officielle dans les pays com m u­
nistes a com m encé à fustiger l’élitisme et les
élitistes au m ême moment. Par ces mots, elle
visait non pas des chefs d’entreprise, des sportifs
célèbres ou des politiciens, mais exclusive­
ment l’élite culturelle, philosophes, écrivains,

152
p ro fesseu rs, h isto rien s, h o m m e s d e c in é m a et de
th éâtre.
Synchronisme étonnant. Il fait penser que c ’est
dans l’Europe tout entière que l’élite culturelle est
en train de céder sa place à d’autres élites. À l’élite
de l’appareil policier, là-bas. À l’élite de l’appareil
mass-médiatique, ici. C es nouvelles élites, per­
sonne ne les accusera d’élitisme. Ainsi, le mot
élitisme tombera bientôt dans l’oubli. (Voir :
E u ro p e .)

E n s e v e lir . L a beauté d’un mot ne réside pas dans


l’harmonie phonétique de ses syllabes, mais dans
les associations sémantiques que sa sonorité
éveille. D e m êm e qu’une note frappée au piano
est accom pagnée de sons harmoniques dont on ne
se rend pas compte mais qui résonnent avec elle,
de même chaque mot est entouré d’un cortège
invisible d’autres mots qui, à peine perceptibles,
corésonnent.
Un e x e m p le . Il m e se m b le to u jo u rs q u e le m o t
ensevelir e n lè v e , m isé ric o rd ie u se m e n t, à l ’a cte le
p lu s e ffr a y a n t so n c ô té a ffre u s e m e n t m a té rie l.
C ’est q u e le ra d ic a l (sevel) n e m ’é v o q u e rie n alo rs
q u e la so n o rité d u m o t m e d o n n e à rê v e r : sèv e -
so ie - È v e - È v e lin e - v e lo u rs ; v o ile r d e so ie e t d e
ve lo u rs. (O n m e sig n a le : c ’est u n e p e rc e p tio n to ta ­
le m e n t n o n fra n ç a ise d ’u n m o t fra n ça is. O u i, je
m ’en d ou tais.) (Voir : C e l e r , O is iv e t é , S e m p ite r ­
n e l.)

153
E u ro p e . A u M oyen  ge, l’unité européenne repo­
sait sur la religion comm une. À l’époque des
Tem ps modernes, elle céda la place à la culture (à
la création culturelle) qui devint la réalisation des
valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se
reconnaissaient, se définissaient, s’identifiaient.
Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place.
Mais à quoi et à qui ? Q uel est le domaine où
se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles
d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le
m arché ? L a politique avec l’idéal de démocratie,
avec le principe de tolérance ? Mais cette tolé­
rance, si elle ne protège plus aucune création
riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas
vide et inutile ? O u bien peut-on comprendre la
démission de la culture com m e une sorte de déli­
vrance à laquelle il faut s’abandonner avec eupho­
rie ? Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir
que la culture a déjà cédé la place. Ainsi, l’image
de l’identité européenne s’éloigne dans le passé.
Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe.

E u r o p e c e n t r a l e , x v ii' siècle : l’imm ense force du


baroque impose à cette région, multinationale et,
partant, polycentrique, aux frontières mouvantes
et indéfinissables, une certaine unité culturelle.
L ’ombre attardée du catholicisme baroque se pro­
longe au x v iii' siècle : aucun Voltaire, aucun Fiel-
ding. Dans la hiérarchie des arts, c ’est la musique
qui occupe la première place. Depuis Haydn (et
jusqu’à Schônberg et Bartók) le centre de gravité de

154
la m usique européenne se trouve ici. xixe siècle :
quelques grands poètes mais aucun Flaubert ;
l’esprit du Biederm eier : le voile de l’idylle jeté sur
le réel. A u xxf siècle, la révolte. L es plus grands
esprits (Freud, les romanciers) revalorisent ce qui
fut pendant des siècles m éconnu et inconnu : la
rationnelle lucidité démystificatrice ; le sens du
réel ; le roman. L eur révolte est juste à l’opposé de
celle du modernisme français, antirationaliste,
antiréaliste, lyrique ; (cela causera bien des m alen­
tendus). L a pléiade des grands romanciers centre-
européens : Kafka, Hasek, M usil, Broch, Gom bro-
wicz : leur aversion pour le romantisme ; leur
am our pour le roman prébalzacien et pour l’esprit
libertin (Broch interprétant le kitsch com m e une
conspiration du puritanisme monogame contre le
siècle des Lum ières) ; leur m éfiance à l’égard de
l’Histoire et de l’exaltation de l’avenir ; leur moder­
nisme en dehors des illusions de l’avant-garde.
L a destruction de l’Empire, puis, après 1945, la
m arginalisation culturelle de l’A utriche et la non-
existence politique des autres pays font de
l’Europe centrale le miroir prémonitoire du destin
possible de toute l’Europe, le laboratoire du cré­
puscule.

E u ro p e c e n t r a l e (et Europe). Dans le texte de la qua­


trièm e page de couverture, l’éditeur veut situer
Broch dans un contexte très centre-européen :
Hofm annsthal, Svevo. Broch proteste. Si l’on veut
le comparer à quelqu’un, alors que ce soit à G id e et

155
à Joyce! Voulait-il renier par là sa « centre-
européanité » ? N on, il voulait seulement dire que
les contextes nationaux, régionaux ne servent à
rien quand il s'agit de saisir le sens et la valeur d ’une
œ uvre.

E x c i t a t i o n . N on p a s plaisir, jouissance, sen tim en t,


passion. L ’excitation est le fondem ent de l’éro-
tisme, son énigm e la plus profonde, son mot-clé.

F r o n t i è r e . « Il suffisait de si peu, de si infiniment


peu, pour se retrouver de l’autre côté de la fron­
tière au-delà de laquelle plus rien n’avait de sens :
l’amour, les convictions, la foi, l’Histoire. T ou t le
mystère de la vie hum aine tenait au fait qu’elle se
déroule à proxim ité immédiate et m ême au
contact direct de cette frontière, qu’elle n’en est
pas séparée par des kilomètres, mais à peine par un
millimètre... » (Le L ivre du rire et de l'oubli.)

G r a p h o m a n ie . N ’est pas la m anie « d’écrire des


lettres, des journaux intimes, des chroniques fa m i­
liales (c’est-à-dire d’écrire pour soi ou pour ses
proches), mais d’écrire des livres (donc d’avoir un
public de lecteurs inconnus) » (Le Livre du rire et
de l ’oubli). N ’est pas la manie de créer une fo r m e
mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus
grotesque de la volonté de puissance.

Id é e s. L e dégoût que j’éprouve pour ceux qui


réduisent une œ uvre à ses idées. L ’horreur que j’ai

156
d’être entraîné dans ce qu’on appelle les « débats
d’idées ». L e désespoir que m ’inspire l’époque
obnubilée par les idées, indifférente aux œuvres.

Id ylle. M ot rarement utilisé en France, mais qui


était un concept important pour H egel, G oethe,
Schiller : l’état du monde d’avant le premier
conflit ; ou, en dehors des conflits ; ou, avec des
conflits qui ne sont que malentendus, donc faux
conflits. « Bien que sa vie amoureuse fût extrê­
m ement variée, le quadragénaire était au fond
un idyllique... » (La vie est ailleurs). L e désir de
concilier l’aventure érotique avec l’idylle, c ’est
l’essence même de l’hédonisme - et la raison
pour laquelle l’idéal hédoniste est inaccessible à
l’homme.

Im a g in a tio n . Q u’avez-vous voulu dire par l’histoire


de Tam ina sur l’île des enfants ? me demande-
t-on. Cette histoire a d’abord été un rêve qui m ’a
fasciné, que j’ai rêvé ensuite en état de veille, et
que j’ai élargi et approfondi en l’écrivant. Son
sens ? Si vous voulez : une image onirique d’un
avenir infantocratique. (Voir : I n f a n t o c r a t i e .)
Cependant, ce sens n’a pas précédé le rêve, c ’est
le rêve qui a précédé le sens. Il faut donc lire ce
récit en se laissant emporter par l’imagination.
Surtout pas comm e un rébus à déchiffrer. C ’est
en s’efforçant de le déchiffrer que les kafkologues
ont tué Kafka.

157
Prem ier titre envisagé pour L ’Insoute-
I n e x p é r ie n c e .
nable Légèreté de l ’être : « L a planète de l’inexpé­
rience ». L ’inexpérience comm e une qualité de la
condition humaine. O n est né une fois pour toutes,
on ne pourra jamais recom m encer une autre vie
avec les expériences de la vie précédente. On sort
de l’enfance sans savoir ce qu’est la jeunesse, on se
marie sans savoir ce que c ’est que d’être marié, et
m êm e quand on entre dans la vieillesse, on ne sait
pas où l’on va : les vieux sont des enfants innocents
de leur vieillesse. En ce sens, la terre de l’homme
est la planète de l’inexpérience.

« U n motocycliste fonçait dans la


I n f a n t o c r a t ie .
rue vide, bras et jambes en O, et remontait la pers­
pective dans un bruit de tonnerre ; son visage
reflétait le sérieux d’un enfant qui donne à ses
hurlem ents la plus grande importance » (M u sil
dans L ’Homme sans qualités). L e sérieux d ’ un
enfant : le visage de l’Â ge technique. L ’infanto-
cratie : l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité.

L ’intervieweur vous pose des ques­


I n t e r v i e w . 1)
tions intéressantes pour lui, sans intérêt pour vous ;
2) de vos réponses, il n’utilise que celles qui lui
conviennent ; 3) il les traduit dans son vocabulaire,
dans sa façon de penser. À l’imitation du journa­
lisme américain, il ne daignera m ême pas vous
faire approuver ce qu’il vous a fait dire. L ’interview
paraît. Vous vous consolez : on l’oubliera vite ! Pas
du tout : on la citera ! M êm e les universitaires les

158
plus scrupuleux ne distinguent plus les mots qu’un
écrivain a écrits et signés de ses propos rapportés.
(Précédent historique : Les conversations avec
Kafka de Gustav Janouch, mystification qui, pour
des kafkologues, est une source inépuisable de cita­
tions.) En juin 1985, j’ai ferm em ent décidé : jamais
plus d’interviews. Sauf les dialogues, corédigés par
moi, accompagnés de mon copyright, tout mien
propos rapporté doit être considéré, à partir de cette
date, comm e un faux.

Iro n ie . Q ui a raison et qui a tort ? Emm a Bovary


est-elle insupportable ? Ou courageuse et tou­
chante ? Et W erther ? Sensible et noble ? O u un
sentimental agressif, am oureux de lui-m êm e ?
Plus attentivement on lit le roman, plus la
réponse devient impossible car, par définition, le
roman est l’art ironique : sa « vérité » est cachée,
non prononcée, non-prononçable. « Souvenez-
vous, Razumov, que les femmes, les enfants et les
révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de
tous les instincts généreux, de toute foi, de tout
dévouement, de toute action ! » laisse dire Joseph
Conrad à une révolutionnaire russe dans Sous les
yeux (¡’Occident. L ’ironie irrite. N on pas qu’elle
se moque ou qu’elle attaque mais parce qu’elle
nous prive des certitudes en dévoilant le monde
comm e ambiguïté. Leonardo Sciascia : « Rien de
plus difficile à comprendre, de plus indé­
chiffrable que l’ironie. » Inutile de vouloir rendre
un roman « difficile » par affectation de style ;

159
chaque roman digne de ce mot, si lim pide soit-il,
est suffisamment difficile par sa consubstantielle
ironie.

Jeu n esse. « U ne vague de colère contre moi-même


m ’inonda, colère contre mon âge d’alors, contre le
stupide âge lyrique... » (La Plaisanterie).

K Quand j’écrivais L'Insoutenable Légèreté de


it s c h .

l’être, j’étais un peu inquiet d’avoir fait du mot


« kitsch » un des mots-piliers du roman. En effet,
récemment encore, ce mot était quasi inconnu en
France, ou bien connu dans un sens très appauvri.
Dans la version française du célèbre essai de Her-
mann Broch, le mot « kitsch » est traduit par « art
de pacotille ». U n contresens, car Broch démontre
que le kitsch est autre chose qu’une simple œ u v r e
de mauvais goût. Il y a l’attitude kitsch. Le
comportement kitsch. L e besoin du kitsch de
Yhomme-kitsch (Kitschmensch) : c ’est le besoin de
se regarder dans le miroir du mensonge embellis­
sant et de s’y reconnaître avec une satisfaction
émue. Pour Broch, le kitsch est lié historiquement
au romantisme sentimental du xixe siècle. P u is q u e
en Allem agne et en Europe centrale le xixe s iè c le
était beaucoup plus romantique (et beaucoup
moins réaliste) qu’ailleurs, c ’est là que le kitsch
s’est épanoui outre mesure, c ’est là que le mot
kitsch est né, qu’il est encore couramment uti­
lisé. À Prague, nous avons vu dans le k its ch
l’ennemi principal de l’art. Pas en France. Ici, à

160
l’art vrai, on oppose le divertissement. À l’art
grand, l’art léger, mineur. Mais quant à moi, je
n’ai jamais été agacé par les romans policiers
d’Agatha Christie ! En revanche, Tchaikovski,
Rachmaninov, Horowitz au piano, les grands
film s hollywoodiens, Kramer contre Kramer, Doc­
teur Jivago (ô pauvre Pasternak !), c ’est ce que je
déteste, profondément, sincèrement. Et je suis de
plus en plus irrité par l’esprit du kitsch présent
dans les œ uvres dont la form e se veut moderniste.
(J’ajoute : l’aversion que N ietzsche a éprouvée
pour les « jolis mots » et les « manteaux de parade »
de Victor H ugo fut le dégoût du kitsch avant la
lettre.)

L é g è r e t é . L ’insoutenable légèreté de l’être, je la


trouve déjà dans L a Plaisanterie : « Je marchais sur
ces pavés poussiéreux et je sentais la lourde légè­
reté du vide qui pesait sur ma vie. »
Et dans L a vie est ailleurs : « Jaromil faisait
parfois des rêves épouvantables : il rêvait qu’il
devait soulever un objet extrêmement léger, une
tasse à thé, une cuiller, une plume, et qu’il n’y
arrivait pas, qu’il était d’autant plus faible que
l’objet était plus léger, qu’il succombait sous sa
légèreté. »
Et dans La Valse aux adieux : « Raskolnikov a
vécu son crim e comm e une tragédie et a fini par
succomber sous le poids de son acte. Et Jakub
s’étonne que son acte soit si léger, qu’il ne
l’accable pas, qu’il ne pèse rien. Et il se demande si

161
cette légèreté n ’est pas autrement terrifiante que
les sentiments hystériques du héros russe. »
Et L e L ivre du rire et de l ’oubli : « Cette poche
vide dans l’estomac, c’est justement cette insup­
portable absence de pesanteur. Et de même qu’un
extrême peut à tout moment se changer en son
contraire, la légèreté portée à son maximum est
devenue l’effroyable pesanteur de la légèreté et
Tam ina sait qu’elle ne pourra pas la supporter une
seconde de plus. »
C e n’est qu’en relisant les traductions de tous
mes livres que je me suis aperçu, consterné, de ces
répétitions! Puis, je m e suis consolé : tous les
romanciers n ’écrivent, peut-être, qu’une sorte de
thème (le premier roman) avec variations.

L Répétition : principe de la composition


it a n ie .

musicale. Litanie : parole devenue musique. Je


voudrais que le roman, dans ses passages réflexifs,
se transforme de temps en temps en chant. Voilà
un passage de litanie dans L a Plaisanterie
composé sur le mot chez-moi :
« ... et il m ’apparaissait qu’à l’intérieur de ces
chansons se trouvait mon issue, ma marque ori­
ginelle, le chez-moi que j’avais trahi mais qui en
était d ’autant plus mon chez-moi (puisque la
plainte la plus poignante s’élève du chez-soi
trahi) ; mais je comprenais en même temps que
ce chez-moi n’était pas de ce monde (mais quel
chez-moi est-ce, s’il n ’est pas de ce monde ?), que
tout ce que nous chantions n ’était qu’un souve­

162
nir, un monum ent, la conservation imaginaire de
ce qui n’existe plus et je sentais que le sol de ce
chez-moi se dérobait sous mes pieds et que je glis­
sais, clarinette aux lèvres, dans la profondeur des
années, des siècles, dans une profondeur sans
fond, et je me disais avec étonnement que mon
seul chez-moi était justement cette descente, cette
chute, chercheuse et avide, et je m ’abandonnai à
lui et à la volupté de mon vertige ».
Dans la première édition française, toutes les
répétitions étaient remplacées par des synonymes :
« ... et il m ’apparaissait qu’à l’intérieur de ces
couplets, j’étais chez moi, que j’étais issu d’eux, que
leur entité était mon signe originel, mon foyer qui,
pour avoir essuyé ma forfaiture, m ’en appartenait
davantage (puisque la plainte la plus poignante
s’élève du nid dont nous avons démérité) ; il est
vrai qu’incontinent je comprenais qu’il n ’était pas
de ce monde (mais de quel gîte peut-il s’agir, s’il
n’est pas situé ici-bas ?), que la chair de nos chants
et de nos mélodies n’avait d’autre épaisseur que
celle du souvenir, monum ent, survivance imagée
d’un réel fabuleux qui n’existe plus et je sentais
sous mes pieds se dérober le soubassement conti­
nental de ce foyer, je me sentais glisser, clarinette
aux lèvres, précipité au gouffre des années, des
siècles, dans un abîme sans fond et je me disais,
tout étonné, que cette descente était mon seul
refuge, cette chute chercheuse, avide, et ainsi m e
laisser filer, tout à la volupté de mon vertige ».
Les synonymes ont détruit non seulement la

163
mélodie du texte mais aussi la clarté du sens.
(Voir : R é p é t it io n s .)

L iv r e . M ille fois j’ai entendu dans diverses é m is­


sions : « ... com m e je le dis dans mon livre... »
O n prononce la syllabe l i très longue et au
moins une octave plus haut que la syllabe pré­
cédente :

§ * • ï U J.
■ ' '===•
CfA*' je i l dix A’ ***■

Quand la même personne dit « ... comm e c ’est


l ’usage dans ma ville », l’intervalle entre les syl­
labes ma et v i l l e est à peine une quarte :

« Mon livre » - l’ascenseur phonétique de l’auto-


délectation. (Voir : G ra p h o m a n ie .)

164
L y r iq u e . Dans L ’Insoutenable Légèreté de l’être, on
parle de deux types de coureurs de femm es : cou­
reurs lyriques (ils cherchent dans chaque femme
leur propre idéal) et coureurs épiques (ils cher­
chent chez les femmes la diversité infinie du
monde féminin). C ela répond à la distinction clas­
sique du lyrique, de l’épique (et du dramatique),
distinction qui n ’est apparue que vers la fin du
xvmf siècle en Allem agne et a été magistralement
développée dans l’Esthétique de H egel : le lyrique
est l’expression de la subjectivité qui se confesse ;
l’épique vient de la passion de s’emparer de l’objec­
tivité du monde. L e lyrique et l’épique dépassent
pour moi le domaine esthétique, ils représentent
deux attitudes possibles de l’homme à l’égard de
lui-m ême, du monde, des autres (l’âge lyrique =
l’âge de la jeunesse). Hélas, cette conception du
lyrique et de l’épique est si peu fam ilière aux Fran­
çais que j’ai été obligé de consentir que, dans la tra­
duction française, le coureur lyrique devienne le
baiseur romantique, et le coureur épique le baiseur
libertin. L a m eilleure solution, mais qui m ’a quand
même un peu attristé.

L y rism e (et révolution). « L e lyrisme est une ivresse


et l’hom m e s’enivre pour se confondre plus facile­
ment avec le monde. La révolution ne veut pas
être étudiée et observée, elle veut qu’on fasse corps
avec elle ; c ’est en ce sens qu’elle est lyrique et que
le lyrisme lui est nécessaire » (La vie est ailleurs).
« L e mur, derrière lequel des hommes et des

165
fem m es étaient emprisonnés, était entièrement
tapissé de vers et, devant ce mur, on dansait. Ah
non, pas une danse macabre. Ici l’innocence dan­
sait ! L ’innocence avec son sourire sanglant » (La
vie est ailleurs).

M a c h o (et misogyne). L e macho adore la féminité et


désire dominer ce qu’il adore. En exaltant la fémi­
nité archétypale de la fem m e dominée (sa m a ter­
nité, sa fécondité, sa faiblesse, son caractère casa­
nier, sa sentimentalité, etc.), il exalte sa propre
virilité. En revanche, le m isogyne a horreur de la
fém inité, il fuit les femm es trop femmes. L ’idéal
du m acho : la fam ille. L ’idéal du m isogyne : céli­
bataire avec beaucoup de maîtresses ; ou : marié
avec une fem m e aimée sans enfants.

Trois possibilités élémentaires du


M é d it a t io n .
romancier : il raconte une histoire (Fielding), il
décrit une histoire (Flaubert), il pense une histoire
(Musil). L a description romanesque au x ix ' siècle
était en harm onie avec l’esprit (positiviste, scienti­
fique) de l’époque. Fonder un roman sur une médi­
tation perpétuelle, cela va au xxe siècle contre
l’esprit de l’époque qui n ’aime plus penser du tout.

M é t a p h o r e . Je ne les aime pas si elles ne sont q u ’ un


ornement. Et je ne pense pas seulement aux cli­
chés com m e « le tapis vert d’une prairie » mais
aussi, par exem ple, à Rilke : « L eu r rire suintait de
leur bouche comm e des blessures purulentes. » O u

166
bien : « Déjà sa prière s’effeuille et se dresse de sa
bouche com m e un arbrisseau mort. » (Cahiers de
Malte Laurids Brigge.) En revanche, la métaphore
me paraît irremplaçable com m e moyen de saisir,
en une révélation soudaine, l’insaisissable essence
des choses, des situations, des personnages. La
métaphore-définition. Par exem ple, chez Broch,
celle de l’attitude existentielle d’Esch : « Il désirait
la clarté sans équivoque : il voulait créer un monde
d’une simplicité si claire que sa solitude puisse
être liée à cette clarté comm e à un poteau de fer. »
(Les Somnambules.) Ma règle : très peu de méta­
phores dans un roman ; mais celles-ci doivent être
ses points culminants.

M is o g y n e . C hacun de nous est confronté dès ses pre­


miers jours à une mère et à un père, à une fém inité
et à une virilité. Et, donc, marqué par un rapport
harm onieux ou disharm onieux avec chacun de
ces deux archétypes. Les gynophobes (misogynes)
ne se trouvent pas seulement parmi les hommes
mais aussi parmi les femmes, et il y a autant de
gynophobes que d’androphobes (ceux et celles
qui vivent en disharmonie avec l'archétype de
l’homme). C es attitudes sont des possibilités dif­
férentes et tout à fait légitim es de la condition
humaine. L e manichéism e féministe ne s’est
jamais posé la question de l’androphobie et a trans­
form é la m isogynie en simple injure. Ainsi a-t-on
esquivé le contenu psychologique de cette notion,
le seul qui soit intéressant.

167
M is o m u s e . N e pas avoir de sens pour l’art, ce n’est
pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas
écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le miso­
muse ne vit pas en paix. Il se sent hum ilié par
l’existence d’une chose qui le dépasse et il la
hait. Il existe une misomusie populaire comme il
y a un antisémitisme populaire. L es régimes fas­
cistes et communistes savaient en profiter quand
ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y
a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle
se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé
au-delà de l’esthétique. L a doctrine de l’art
engagé : l’art com m e moyen d’une politique. Les
théoriciens pour qui une œ uvre d’art n’est qu’un
prétexte pour l’exercice d’une méthode (psycha­
nalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La
misomusie démocratique : le marché en tant que
juge suprême de la valeur esthétique.

M oderne (art moderne ; monde moderne). Il y a


l’art moderne qui, avec une extase lyrique, s’iden­
tifie au monde moderne. Apollinaire. L ’exalta­
tion de la technique, la fascination de l’avenir.
A vec et après lui : Maïakovski, Léger, les futu­
ristes, les avant-gardes. Mais à l’opposé d’Apolli­
naire est Kafka. L e monde moderne comm e un
labyrinthe o ù l’homme se perd. L e modernisme
antilyrique, antiromantique, sceptique, critique.
A vec et après Kafka : Musil, Broch, G o m b r o w ic z ,

168
Beckett, Ionesco, Fellini... A u fur et à mesure
qu’on s’enfonce dans l’avenir, l’héritage du
« modernisme antimoderne » prend de la gran­
deur.

M o d ern e (être moderne). « N ouvelle, nouvelle,


nouvelle est l’étoile du communisme, et en
dehors d’elle il n’y a pas de modernité », a écrit
vers 1920 le grand romancier tchèque d’avant-
garde, Vladislav Vancura. Toute sa génération
courait au parti communiste pour ne pas man­
quer d’être moderne. L e déclin historique du
parti communiste a été scellé dès que celui-ci
s’est trouvé partout « en dehors de la modernité ».
Car « il faut être absolument moderne », a
ordonné Rimbaud. L e désir d’être moderne est
un archétype, c’est-à-dire un im pératif irration­
nel, profondément ancré en nous, une forme
insistante dont le contenu est changeant et indé­
terminé : est moderne ce qui se déclare moderne
et est accepté comm e tel. L a mère Lejeune dans
Ferdydurke exhibe comm e un des signes de la
modernité « son allure désinvolte pour se diriger
vers les cabinets, auxquels on se rendait jadis en
catim ini ». Ferdydurke de Gom browicz : la plus
éclatante démythification de l’archétype du
moderne.

M y s t i f i c a t i o n . Néologism e, en lui-m ême amusant


(dérivé du mot mystère), apparu en France aux
x v iii' siècle dans le m ilieu d’esprit libertin pour

169
désigner des tromperies d’une portée exclusive­
ment comique. Diderot a quarante-sept ans quand
il monte un extraordinaire canular en faisant
croire au marquis de Croismare qu’une jeune reli­
gieuse m alheureuse sollicite sa protection. Pen­
dant plusieurs mois, il envoie au marquis tout ému
des lettres signées d’une fem m e qui n’existe pas.
Son roman L a Religieuse est né de cette mystifica­
tion : une raison de plus pour aimer Diderot et son
siècle. Mystification : la façon active de ne pas
prendre au sérieux le monde.

N «... la mort tendrement bleutée comm e le


o n -ê t r e .

non-être ». O n ne peut pas dire : « bleutée comme


le néant », parce que le néant n’est pas bleuté. La
preuve que le néant et le non-être sont deux
choses tout à fait différentes.

O Dans une langue étrangère, on utilise les


b s c é n it é .

mots obscènes, mais on ne les sent pas com m e tels.


L e mot obscène, prononcé avec un accent, devient
com ique. D ifficu lté d’être obscène avec une
fem m e étrangère. Obscénité : la racine la plus pro­
fonde qui nous rattache à notre patrie.

O Je suis en train de rédiger ce petit diction­


c t a v io .

naire quand le terrible tremblement de terre éclate


au centre de M exico, où vivent Octavio Paz et sa
fem m e Marie-Jo. N e u f jours sans nouvelles d’eux.
L e 27 septembre, coup de téléphone : le m e s s a g e
d’Octavio. J’ouvre une bouteille à sa santé. Et je

170
fais de son prénom, si cher, si cher, le quarante-
septième de ces soixante-treize mots.

Œ u v r e . « D e l’esquisse à l’œ uvre, le chem in se fait à


genoux. » Je ne peux oublier ce vers de Vladim ir
Holan. Et je refuse de mettre sur le même niveau
les lettres à Felice et L e Château.

O is iv e té . L a mère de tous les vices. T ant pis si, en


français, la sonorité de ce mot me paraît tellement
séduisante. C ’est grâce à l’association coréson-
nante : l’oiseau d’été de l’oisiveté.

Opus. L ’excellente habitude des compositeurs. Ils


n’accordent un num éro d’opus qu’aux œ uvres
qu’ils reconnaissent com m e « valables ». Ils ne
numérotent pas celles qui appartiennent à leur
immaturité, à une occasion passagère, ou qui
relèvent de l’exercice. Un Beethoven non num é­
roté, par exem ple les Variations à Salieri, c ’est
vraiment faible, mais cela ne vous déçoit pas, le
compositeur lui-m êm e nous a avertis. Question
fondamentale pour tout artiste : par quel ouvrage
com m ence son œ uvre « valable » ? Janacek n ’a
trouvé son originalité qu’après ses quarante-cinq
ans. Je souffre quand j’entends les quelques
compositions qui sont restées de sa période anté­
rieure. Avant sa mort, Debussy a détruit toutes les
esquisses, tout ce qu’il a laissé d’inachevé. L e
moindre service qu’un auteur peut rendre à ses
œ uvres : balayer autour d’elles.

171
O u b li. « La lutte de l’homme contre le pouvoir est
la lutte de la m émoire contre l’oubli. » Cette
phrase du L ivre du rire et de l ’oubli, prononcée
par un personnage, Mirek, est souvent citée
comm e le message du roman. C ’est que le lec­
teur reconnaît dans un roman d’abord le « déjà
connu ». L e « déjà connu » de ce roman est le
fam eux thème d’Orwell : l’oubli imposé par un
pouvoir totalitaire. Mais l’originalité du récit sur
M irek, je l’ai vue tout à fait ailleurs. C e Mirek
qui, de toutes ses forces, se défend pour qu’on ne
l’oublie pas (lui et ses amis et leur combat poli­
tique) fait en m ême temps l’impossible pour
faire oublier l’autre (son ex-maîtresse dont il a
honte). Avant de devenir un problème politique,
le vouloir de l’oubli est un problème anthropolo­
gique : depuis toujours, l’homme connaît le désir
de récrire sa propre biographie, de changer le
passé, d’effacer les traces, et les siennes et celles
des autres. L e vouloir de l’oubli est loin d’être
une simple tentation de tricher. Sabina n’a
aucune raison de cacher quoi que ce soit, pour­
tant elle est poussée par le désir irrationnel de se
faire oublier. L ’oubli : à la fois injustice absolue
et consolation absolue.

P seu d o n y m e . Je rêve d’un monde où les écrivains


seraient obligés par la loi de garder secrète leur
identité et d’employer des pseudonymes. Trois

172
avantages : limitation radicale de la graphomanie ;
diminution de l’agressivité dans la vie littéraire ;
disparition de l’interprétation biographique d’une
œuvre.

R é f le x io n . L e plus difficile à traduire : non pas


le dialogue, la description, mais les passages
réflexifs. Il faut garder leur absolue exactitude
(chaque infidélité sémantique rend la réflexion
fausse) mais en m ême temps leur beauté. L a
beauté de la réflexion se révèle dans les formes poé­
tiques de la réflexion. J’en connais trois : 1) l’apho­
risme, 2) la litanie, 3) la métaphore. (Voir : A p h o ­
rism e, L it a n i e , M é ta p h o r e .)

R é p é t it io n s . Nabokov signale qu’au com m ence­


ment d'Anna Karénine, dans le texte russe, le mot
« maison » revient huit fois en six phrases et que
cette répétition est un artifice délibéré de la part
de l’auteur. Pourtant, dans la traduction française,
le mot « maison » n’apparaît qu’une fois, dans la
traduction tchèque pas plus de deux fois. Dans le
même livre : partout où Tolstoï écrit « skazal »
(dit), je trouve dans la traduction proféra, rétorqua,
reprit, cria, avait conclu, etc. Les traducteurs sont
fous des synonymes. (Je récuse la notion m ême de
synonyme : chaque mot a son sens propre et il est
sémantiquement irremplaçable.) Pascal : « Quand
dans un discours se trouvent des mots répétés et
qu’essayant de les corriger on les trouve si propres
qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est

173
la marque. » La richesse du vocabulaire n ’est pas
une valeur en soi : chez Hem ingway, c ’est la lim i­
tation du vocabulaire, la répétition des mêmes
mots dans le m ême paragraphe qui font la mélo­
die et la beauté de son style. L e raffinement
ludique de la répétition dans le premier para­
graphe d’une des plus belles proses françaises :
« J’aimais éperdum ent la Comtesse de... ; j’avais
vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me
fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regret­
ta i; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et
com m e j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, tou­
jours trompé, mais plus quitté, je me croyais
l’amant le m ieux aimé, partant le plus heureux
des hommes... » (Vivant D enon : Point de lende­
main.) (Voir : L it a n ie .)

R e w r it in g . Interviews, entretiens, propos recueillis.


Adaptations, transcriptions, cinématographiques,
télévisées. Rewriting comm e esprit de l’époque.
U n jour toute la culture passée sera complètement
réécrite et complètement oubliée derrière son
rewriting.

R ir e(européen). Pour Rabelais, la gaieté et le


com ique ne faisaient encore qu’un. Au xvm ' siècle,
l’hum our de Sterne et de Diderot est un souvenir
tendre et nostalgique de la gaieté rabelaisienne.
A u x ix ' siècle, G ogol est un humoriste m élanco­
lique : « Si on regarde attentivement et longue­

174
ment une histoire drôle, elle devient de plus en
plus triste », dit-il. L ’Europe a regardé l’histoire
drôle de sa propre existence pendant un temps si
long que, au xxc siècle, l’épopée gaie de Rabelais
s’est m uée en comédie désespérée de Ionesco qui
dit : « Il y a peu de chose qui sépare l’horrible du
comique. » L ’histoire européenne du rire touche à
sa fin.

R o m a n . L a g ra n d e fo r m e d e la p ro se o ù l ’a u te u r, à
tra v ers d es e g o e x p é r im e n ta u x (p e rso n n a g es), e x a ­
m in e ju sq u ’ au b o u t q u e lq u e s th è m e s d e l ’e x is ­
te n c e .

Rom an (et poésie). 1857 : la plus grande année du


siècle. Les Fleurs du mal : la poésie lyrique découvre
son terrain propre, son essence. Madame Bovary :
pour la première fois, un roman est prêt à assumer
les plus hautes exigences de la poésie (l’intention
de « chercher par-dessus tout la beauté » ; l’impor­
tance de chaque mot particulier ; l’intense m élo­
die du texte ; l’im pératif de l’originalité s’appli­
quant à chaque détail). A partir de 1857, l’histoire
du roman sera celle du « roman devenu poésie ».
Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre
chose que lyriser le roman (renoncer à son essen­
tielle ironie, se détourner du monde extérieur,
transformer le roman en confession personnelle,
le surcharger d’ornements). L es plus grands parmi

175
les « romanciers devenus poètes » sont violemment
antilyriques : Flaubert, Joyce, Kafka, Gombro-
wicz. Roman = poésie antilyrique.

R om an (européen). L ’histoire (l’évolution unie et


continue) du roman (de tout ce qu’on appelle le
roman) n’existe pas. Il y a seulement des histoires
du roman : du roman chinois, gréco-romain, japo­
nais, médiéval, etc. L e roman que j’appelle euro­
péen se form e au midi de l’Europe à l’aube des
Tem ps modernes et représente une entité histo­
rique en soi qui, plus tard, élargira son espace au-
delà de l’Europe géographique (dans les deux
Amériques, notamment). Par la richesse de ses
formes, par l’intensité vertigineusement concen­
trée de son évolution, par son rôle social, le roman
européen (de même que la musique européenne)
n’a son pareil dans aucune autre civilisation.

R o m a n c ie r (et écrivain). Je relis le court essai de


Sartre « Q u’est-ce qu’écrire ? » Pas une fois il
n ’utilise les mots roman, romancier. Il ne parle que
de Yécrivain de la prose. Distinction juste :
L ’écrivain a des idées originales et une voix ini­
mitable. Il peut se servir de n’importe quelle
form e (roman compris) et tout ce qu’il écrit, étant
marqué par sa pensée, porté par sa voix, fait partie
de son œuvre. Rousseau, G oethe, Chateaubriand,
G ide, Cam us, Malraux.
L e romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Il
est un découvreur qui, en tâtonnant, s’efforce à

176
. dévoiler un aspect inconnu de l’existence. Il n’est
pas fasciné par sa voix mais par une form e qu’il
poursuit, et seules les formes qui répondent aux
exigences de son rêve font partie de son œuvre.
Fielding, Sterne, Flaubert, Proust, Faulkner,
f Céline.
L ’écrivain s’inscrit sur la carte spirituelle de son
temps, de sa nation, sur celle de l’histoire des
idées.
L e seul contexte où l’on peut saisir la valeur
d’un roman est celui de l’histoire du roman. L e
romancier n ’a de comptes à rendre à personne,
sauf à Cervantes.

R o m a n c ie r (et sa vie). « L ’artiste doit faire croire à la


postérité qu’il n’a pas vécu », dit Flaubert. M au­
passant em pêche que son portrait paraisse dans
une série consacrée à des écrivains célèbres : « La
vie privée d’un homme et sa figure n’appar­
tiennent pas au public. >• Hermann Broch sur lui,
sur M usil, sur Kafka : « N ous n’avons tous les trois
pas de biographie véritable. » C e qui ne veut pas
dire que leur vie était pauvre en événements, mais
qu’elle n’était pas destinée à être distinguée, à être
publique, à devenir bio-graphie. On demande à
Karel Capek pourquoi il n’écrit pas de poésie. Sa
réponse : « Parce que je déteste parler de moi-
même. » L e trait distinctif du vrai romancier : il
n’aime pas parler de lui-même. « Je déteste mettre
le nez dans la précieuse vie des grands écrivains et
jamais aucun biographe ne soulèvera le voile de

177
ma vie privée », dit Nabokov. Italo Calvino avertit :
à personne il ne dira un seul mot vrai sur sa propre
vie. Et Faulkner désire « être en tant qu’homme
annulé, supprimé de l’histoire, ne laissant sur e lle
aucune trace, rien d’autre que les livres impri­
més ». (Soulignons : livres et imprimés, donc pas de
manuscrits inachevés, pas de lettres, pas de jour­
naux.) D ’après une métaphore célèbre, le roman­
cier démolit la maison de sa vie pour, avec les
briques, construire une autre maison : celle de son
roman. D ’où il résulte que les biographes d’un
romancier défont ce que le romancier a fait, refont
ce qu’il a défait. L eur travail, purement négatif du
point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur
ni le sens d’un roman ; il peut à peine identifier
quelques briques. A u moment où Kafka attire p lu s
l’attention que Joseph K ., le processus de la mort
posthume de Kafka est amorcé.

R yth m e. J’ai horreur d’entendre le battement d e


mon cœ ur qui me rappelle sans cesse que le temps
de ma vie est compté. C ’est pourquoi j’ai toujours
vu dans les barres de mesure qui jalonnent les par­
titions quelque chose de macabre. Mais les plus
grands maîtres du rythme ont su faire taire c e tte
régularité monotone et prévisible. L es grands
polyphonistes : la pensée contrapuntique, horizon­
tale, affaiblit l’importance de la mesure. Beetho­
ven : dans sa dernière période, on distingue à
peine les mesures, tellem ent, surtout dans les
mouvements lents, le rythme est compliqué. Mon

178
admiration pour O livier Messiaen : grâce à sa
technique de petites valeurs rythmiques ajoutées
ou retirées, il invente une structure temporelle
imprévisible et incalculable. Idée reçue : le génie
du rythme se manifeste par la régularité bruyam­
ment soulignée. Erreur. L ’assommant prim iti­
visme rythmique du rock : le battement du cœ ur
est am plifié pour que l’homm e n ’oublie pas une
seconde sa marche vers la mort.

S e m p it e r n e l. A ucune autre langue ne connaît de


mot com m e celui-ci, si désinvolte à l’égard de
l’éternité. Les associations corésonnantes : s’api­
toyer - pitre - piteux - terne - éternel ; le pitre
s’apitoyant sur le si terne éternel.

S o v ié tiq u e . Je n ’em ploie pas cet adjectif. L ’Union


des républiques socialistes soviétiques : « Quatre
mots, quatre mensonges » (Castoriadis). L e peu­
ple soviétique : paravent lexical derrière lequel
doivent être oubliées toutes les nations russifiées
de l’Empire. L e terme « soviétique » convient non
seulement au nationalisme agressif de la G rande
Russie communiste, mais aussi à la nostalgie
nationale des dissidents. Il leur permet de croire
que, par un acte magique, la Russie (la vraie Rus­
sie) est absente de l’État dit soviétique et qu’elle
perdure com m e essence intacte, im m aculée, à
l’abri de toutes les accusations. La conscience alle­
mande : traumatisée, culpabilisée après l’époque
nazie ; Thom as Mann : la mise en question cruelle

179
de l’esprit germanique. La maturité de la culture
polonaise : G om browicz qui joyeusement violente
la « polonité ». Impensable pour les Russes de vio­
lenter la « russité », essence im m aculée. N u l Mann,
nul G om browicz parmi eux.

T c h é c o s lo v a q u i e . Je n’utilise jamais le mot T ch é­


coslovaquie dans mes romans, bien que l’action y
soit généralem ent située. C e mot composé est trop
jeune (né en 1918), sans racines dans le temps, sans
beauté, et il trahit le caractère composé et trop
jeune (inéprouvé par le temps) de la chose dénom­
mée. Si on peut, à la rigueur, fonder un État sur
un mot si peu solide, on ne peut pas fonder sur lui
un roman. C ’est pourquoi, pour désigner le pays
de mes personnages, j’em ploie toujours le vieux
mot de Bohême. D u point de vue de la géographie
politique, ce n’est pas exact (mes traducteurs se
rebiffent souvent), mais du point de vue de la poé­
sie, c ’est la seule dénomination possible.

T L ’avènement des Tem ps moder­


em ps m o d e r n e s.

nes. L e moment-clé de l’histoire de l’Europe. Dieu


devient Deus absconditus et l’hom m e le fondement
de tout. L ’individualisme européen est né et avec
lui une nouvelle situation de l’art, de la culture, de
la science. Je rencontre des difficultés avec la tra­
duction de ce terme en Am érique. Si on écrit
modem limes, l’Am éricain comprend : l ’époque
contemporaine, notre siècle. L ’ignorance de la
notion de Tem ps modernes en Am érique révèle

180
toute la fissure entre les deux continents. En
Europe, nous vivons la fin des Tem ps modernes ;
la fin de l’individualisme ; la fin de l’art conçu
com m e expression d’une originalité personnelle
irremplaçable ; la fin annonçant l’époque d’une
uniformité sans pareille. Cette sensation de fin,
l’Am érique ne la ressent pas, elle qui n’a pas vécu
la naissance des Tem ps modernes et n’est que leur
héritière tardive. Elle connaît d’autres critères de
ce qui est le comm encem ent et de ce qui est la fin.

T e s t a m e n t . N u lle part au monde et sous quelque


form e que ce soit ne peuvent être publiés et repro­
duits, de tout ce que j’ai jamais écrit (et écrirai),
que les livres cités dans le catalogue des Éditions
Gallim ard, le dernier en date. Et pas d’éditions
annotées. Pas d’adaptations (jamais je ne me par­
donnerai celles qu’autrefois j’ai laissé faire).

T r a h i r . « Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir, c ’est


sortir du rang. Trahir, c’est sortir du rang et partir
dans l’inconnu. Sabina ne connaît rien de plus
beau que de partir dans l’inconnu » (L'Insoute­
nable Légèreté de l ’être).

T r a n s p a r e n c e . Dans le discours politique et journa­


listique, ce mot veut dire : dévoilement de la vie
des individus au regard public. C e qui nous ren­
voie à André Breton et à son désir de vivre dans
une maison de verre sous les yeux de tous. L a mai­
son de verre : une vieille utopie et en même temps

181
un des aspects les plus effroyables de la vie
moderne. Règle : plus les affaires de l’État sont
opaques, plus transparentes doivent être les affaires
d’un individu ; la bureaucratie bien qu’elle repré­
sente une chose publique est anonyme, secrète,
codée, inintelligible, alors que l’homme privé est
obligé de dévoiler sa santé, ses finances, sa situa­
tion de fam ille et, si le verdict mass-médiatique l’a
décidé, il ne trouvera plus un seul instant d’inti­
mité ni en amour, ni dans la maladie, ni dans la
mort. L e désir de violer l’intim ité d’autrui est
une form e immémoriale de l’agressivité qui,
aujourd’hui, est institutionnalisée (la bureaucratie
avec ses fiches, la presse avec ses reporters), mora­
lem ent justifiée (le droit à l’information devenu le
prem ier des droits de l’homme) et poétisée (par le
beau mot : transparence).

U n ifo r m e (uni-forme). « Puisque la réalité consiste


dans l’uniform ité du calcul traduisible en plans, il
faut que l’hom m e lui aussi entre dans l’uni­
form ité, s’il veut rester en contact avec le réel. Un
hom m e sans uni-form e aujourd’hui donne déjà
l’impression d’irréalité, tel un corps étranger dans
notre monde •> (Heidegger, Dépassement de la
métaphysique). L ’arpenteur K . n’est pas à la
recherche d’une fraternité mais à la recherche
désespérée d’une uni-forme. Sans cette uni-forme,
sans l’uniform e d’employé, il n’a pas le « contact
avec le réel », il donne 1’ « impression d’irréalité ».
Kafka fut le premier (avant Heidegger) à saisir ce

182
changem ent de situation : hier, on a pu encore
voir dans la pluriform ité, dans l’échappement à
l’uniforme, un idéal, une chance, une victoire ;
demain, la perte de l’uniform e représentera un
malheur absolu, un rejet en dehors de l’humain.
D epuis Kafka, grâce aux grands appareils qui cal­
culent et planifient la vie, l’uniformisation du
monde a avancé énormément. Mais quand un
phénom ène devient général, quotidien, omni­
présent, on ne le distingue plus. D ans l’euphorie
de leur vie uniform e, les gens ne voient plus l’uni­
form e qu’ils portent.
\ V

V a l e u r . L e structuralisme des années soixante a


V
mis la question de la valeur entre parenthèses. Et
pourtant le fondateur de l’esthétique structura­
liste dit : « Seule la supposition de la valeur esthé­
tique objective donne un sens à l’évolution histo­
rique de l’art » (Jan Mukarovsky : La Fonction, la
norme et la valeur esthétique en tant que faits
sociaux, Prague, 1934). InterrogerN,me valeur
esthétique veut dire : essayer de cerner et de
dénommer les découvertes, les innovations,
l’éclairage nouveau qu’une œ uvre jette sur le
monde humain. Seule l’œ uvre reconnue comme
valeur (l’œ uvre dont la nouveauté a été saisie et
dénommée) peut devenij- partie de « l’évolution
historique de l’art » qui n’est pas une simple suite
des faits mais une pour-suite des valeurs. Si on
écarte la question de la valeur, en se satisfaisant
d’une description (thématique, sociologique, for-

183
maliste) d’une œ uvre (d’une période historique,
d’une culture, etc.), si on met le signe d’égalité
entre toutes les cultures et toutes les activités
culturelles (Bach et le rock, les bandes dessinées
et Proust), si la critique d’art (méditation sur la
valeur) ne trouve plus de place pour s’exprimer,
1’ « évolution historique de l’art » embrumera son
sens, s’écroulera, deviendra le dépôt immense et
absurde des œuvres.

V i e (avec le V en majuscule). Dans le pamphlet des


surréalistes Un cadavre (1924), Paul Éluard apos­
trophe la dépouille d’Anatole France : « T es sem­
blables, cadavre, nous ne les aimons pas... » etc.
Plus intéressante que ce coup de pied dans un cer­
cueil me semble la justification qui suit : « C e que
je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux
yeux, la Vie, elle apparaît encore aujourd’hui dans
de petites choses dérisoires auxquelles la tendresse
seule sert maintenant de soutien. L e scepticisme,
l’ironie, la lâcheté, France, l’esprit français qu’est-
ce ? U n grand souffle d’oubli me traîne loin de
tout cela. Peut-être n’ai-je jamais rien lu, rien vu,
de ce qui déshonore la V ie ? »
A u scepticisme et à l’ironie, Éluard a opposé :
les petites choses dérisoires, les larmes aux yeux, la
tendresse, l’honneur de la V ie, oui, de la Vie avec
le V majuscule ! Derrière le geste spectaculaire­
ment non-conformiste, l’esprit du kitsch le plus
plat.

184
V i e i l le s s e . « L e vieux savant observait les jeunes
gens tapageurs et il comprit soudain qu’il était le
seul dans cette salle à posséder le privilège de la
liberté, parce qu’il était âgé ; c ’est seulement
quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opi­
nion du troupeau, l’opinion du public et de l’ave­
nir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a
ni yeux ni oreilles, il n ’a pas besoin de lui plaire ; il
peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de
faire et de dire » (La vie est ailleurs). Rembrandt et
Picasso. Bruckner et Janacek. Bach de L ’A rt de la
fugue.
SEPTIÈM E PARTIE

D IS C O U R S D E JÉ R U S A L E M
LE ROM AN E T L ’EU ROPE
Si le prix le plus important que décerne Israël est
destiné à la littérature internationale, ce n ’est pas, me
semble-t-il, le fait du hasard mais d’une longue tradi­
tion. En effet, ce sont les grandes personnalités juives
qui, éloignées de leur terre originelle, élevées au-
dessus des passions nationalistes, ont toujours montré
une sensibilité exceptionnelle pour une Europe
supranationale, Europe conçue non pas comm e ter­
ritoire mais comm e culture. Si les Juifs, même après
avoir été tragiquement déçus par l’Europe, sont
pourtant restés fidèles à ce cosmopolitisme euro­
péen, Israël, leur petite patrie enfin retrouvée, surgit
à mes yeux comm e le véritable coeur de l’Europe,
étrange cœ ur placé au-delà du corps.
C ’est avec une grande émotion que je reçois
aujourd’hui le prix qui porte le nom de Jérusalem et
l’empreinte de ce grand esprit cosmopolite juif. C ’est
en romancier que je le reçois. Je souligne, romancier,
je ne dis pas écrivain. L e romancier est celui qui,
selon Flaubert, veut disparaître derrière son œuvre.

189
Disparaître derrière son œ uvre, cela veut dire renon­
cer au rôle d’hom m e public. C e n ’est pas facile
aujourd’hui où tout ce qui est tant soit peu important
doit passer par la scène insupportablement éclairée
des mass media qui, contrairement à l’intention de
Flaubert, font disparaître l’œ uvre derrière l’image
de son auteur. Dans cette situation, à laquelle per­
sonne ne peut entièrem ent échapper, l’observation
de Flaubert m ’apparaît presque com m e une mise en
garde : en se prêtant au rôle d’hom m e public, le
romancier met en danger son œ uvre qui risque
d’être considérée com m e un simple appendice de ses
gestes, de ses déclarations, de ses prises de position.
O r, le romancier n’est le porte-parole de personne et
je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il
n’est m ême pas le porte-parole de ses propres idées.
Quand Tolstoï a esquissé la première variante A'Anna
Karénine, Anna était une femm e très antipathique et
sa fin tragique n ’était que justifiée et méritée. La ver­
sion définitive du roman est bien différente, mais je
ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses
idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture,
il écoutait une autre voix que celle de sa conviction
m orale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais
appeler la sagesse du roman. T ou s les vrais roman­
ciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-
personnelle, ce qui explique que les grands romans
sont toujours un peu plus intelligents que leurs
auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents
que leurs œ uvres devraient changer de métier.
M ais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le

190
roman ? Il y a un proverbe ju if admirable : L ’homme
pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aime
imaginer que François Rabelais a entendu un jour le
rire de D ieu et que c ’est ainsi que l’idée du premier
grand roman européen est née. Il me plaît de penser
que l’art du roman est venu au monde com m e l’écho
du rire de Dieu.
Mais pourquoi D ieu rit-il en regardant l’homme
qui pense ? Parce que l’hom m e pense et la vérité lui
échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la
pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et
enfin, parce que l’hom m e n’est jamais ce qu’il pense
être. C ’est à l’aube des T em ps modernes que cette
situation fondamentale de l’homme, sorti du M oyen
 ge, se révèle : don Quichotte pense, Sancho pense,
et non seulement la vérité du monde mais la vérité
de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers
romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle
situation de l’hom m e et ont fondé sur elle l’art nou­
veau, l’art du roman.
François Rabelais a inventé beaucoup de néolo­
gismes qui sont ensuite entrés dans la langue fran­
çaise et dans d’autres langues, mais un de ces mots a
été oublié et on peut le regretter. C ’est le mot agé-
laste ; il est repris du grec et il veut dire : celui qui ne
rit pas, qui n’a pas le sens de l’humour. Rabelais
détestait les agélastes. Il en avait peur. Il se plaignait
que les agélastes fussent si « atroces contre lui » qu’il
avait failli cesser d’écrire, et pour toujours.
Il n’y a pas de paix possible entre le romancier et
l’agélaste. N ’ayant jamais entendu le rire de D ieu,

191
les agélastes sont persuadés que la vérité est claire,
que tous les hommes doivent penser la m ême chose
et qu’eux-mêmes sont exactement ce qu’ils pensent
être. Mais c’est précisément en perdant la certitude
de la vérité et le consentement unanime des autres
que l’homme devient individu. L e roman, c’est le
paradis imaginaire des individus. C ’est le territoire
où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna ni
Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et
Anna et Karénine.
Dans le troisième livre de Gargantua et Panta­
gruel, Panurge, le premier grand personnage roma­
nesque qu’ait connu l’Europe, est tourmenté par la
question : doit-il se marier ou non ? Il consulte des
médecins, des voyants, des professeurs, des poètes,
des philosophes qui à leur tour citent Hippocrate,
Aristote, Homère, Héraclite, Platon. Mais après ces
énormes recherches érudites qui occupent tout le
livre, Panurge ignore toujours s’il doit ou non se
marier. Nous, lecteurs, nous ne le savons pas non
plus mais, en revanche, nous avons exploré sous tous
les angles possibles la situation aussi cocasse qu’élé­
mentaire de celui qui ne sait pas s’il doit ou non se
marier.
L ’érudition de Rabelais, si grande soit-elle, a donc
un autre sens que celle de Descartes. L a sagesse du
roman est différente de celle de la philosophie. L e
roman est né non pas de l’esprit théorique mais de
l’esprit de l’hum our. Un des échecs de l’Europe est
de n ’avoir jamais compris l’art le plus européen - le
roman ; ni son esprit, ni ses immenses connaissances

192
et découvertes, ni l’autonomie de son histoire. L ’art
inspiré par le rire de D ieu est, par son essence, non
pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéo­
logiques. A l’instar de Pénélope, il défait pendant la
nuit la tapisserie que des théologiens, des philo­
sophes, des savants ont ourdie la veille.
C es derniers temps, on a pris l’habitude de dire du
mal du xvmc siècle et on est arrivé jusqu’à ce cliché :
le m alheur du totalitarisme russe est l’œ uvre de
l’Europe, notamment du rationalisme athée du
siècle des Lum ières, de sa croyance en la toute-
puissance de la raison. Je ne me sens pas compétent
pour polémiquer contre ceux qui rendent Voltaire
responsable du goulag. Par contre, je m e sens
compétent pour dire : le xvm e siècle n’est pas seule­
ment celui de Rousseau, de Voltaire, d’Holbach,
mais aussi (sinon surtout !) celui de Fielding, de
Sterne, de G oethe, de Laclos.
D e tous les romans de cette époque, c’est Tristram
Shandy de Laurence Sterne que je préfère. Un
roman curieux. Sterne l’ouvre par l’évocation de la
nuit où Tristram fut conçu, mais à peine comm ence-
t-il à en parler qu’une autre idée le séduit aussitôt, et
cette idée, par libre association, appelle une autre
réflexion, puis une autre anecdote, en sorte qu’une
digression suit l’autre, et Tristram , héros du livre, est
oublié pendant une bonne centaine de pages. Cette
façon extravagante de composer le roman pourrait
apparaître com m e un simple jeu formel. Mais, dans
l’art, la form e est toujours plus qu’une forme.
Chaque roman, bon gré mal gré, propose une

193
réponse à la question : qu’est-ce que l’existence
hum aine et où réside sa poésie ? L es contemporains
de Sterne, Fielding par exemple, ont su surtout goû­
ter l’extraordinaire charm e de l’action et de l’aven­
ture. L a réponse sous-entendue dans le roman de
Sterne est différente : la poésie, selon lui, réside non
pas dans l’action mais dans l'interruption de l ’action.
Peut-être, indirectement, un grand dialogue
s’est-il engagé ici entre le roman et la philosophie.
L e rationalisme du xvin' siècle repose sur la phrase
fameuse de L eibn iz m ih il est sine ratione. Rien de ce
qui est n’est sans raison. L a science stimulée par
cette conviction examine avec acharnement le pour­
quoi de toutes choses en sorte que tout ce qui est
paraît explicable, donc calculable. L ’hom m e qui
veut que sa vie ait un sens renonce à chaque geste
qui n’aurait pas sa cause et son but. Toutes les bio­
graphies sont écrites ainsi. L a vie apparaît comm e
une trajectoire lum ineuse de causes, d’effets,
d’échecs et de réussites, et l’homme, fixant son
regard impatient sur l’enchaînem ent causal de ses
actes, accélère encore sa course folle vers la mort.
Face à cette réduction du monde à la succession
causale d’événements, le roman de Sterne, par sa
seule forme, affirm e : la poésie n’est pas dans l’action
mais là où l’action s’arrête ; là où le pont entre une
cause et un effet est brisé et où la pensée vagabonde
dans une douce liberté oisive. L a poésie de l’exis­
tence, dit le roman de Sterne, est dans la digression.
Elle est dans l’incalculable. Elle est de l’autre côté de
la causalité. Elle est sine ratione, sans raison. Elle est
de l’autre côté de la phrase de Leibniz.

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On ne peut donc pas juger l’esprit d’un siècle
exclusivement selon ses idées, ses concepts théo­
riques, sans prendre en considération l’art et parti­
culièrem ent le roman. L e x ix ' siècle a inventé la
locomotive, et H egel était sûr d’avoir saisi l’esprit
même de l’Histoire universelle. Flaubert a découvert
la bêtise. J’ose dire que c’est là la plus grande décou­
verte d’un siècle si fier de sa raison scientifique.
Bien sûr, même avant Flaubert on ne doutait pas
de l’existence de la bêtise, mais on la comprenait un
peu différem m ent : elle était considérée com m e une
simple absence de connaissances, un défaut corri­
gible par l’instruction. Or, dans les romans de Flau­
bert, la bêtise est une dimension inséparable de
l’existence humaine. Elle accom pagne la pauvre
Emma à travers ses jours jusqu’à son lit d’amour et
jusqu’à son lit de mort au-dessus duquel deux redou­
tables agélastes, Homais et Bournisien, vont encore
longuem ent échanger leurs inepties com m e une
sorte d’oraison funèbre. Mais le plus choquant, le
plus scandaleux dans la vision flaubertienne de la
bêtise est ceci : la bêtise ne s’efface pas devant la
science, la technique, le progrès, la modernité, au
contraire, avec le progrès, elle progresse elle aussi !
A vec une passion m échante, Flaubert collection­
nait les form ules stéréotypées que les gens autour de
lui prononçaient pour paraître intelligents et au cou­
rant. Il en a composé un célèbre Dictionnaire des
idées reçues. Servons-nous de ce titre pour dire : la
bêtise moderne signifie non pas l’ignorance mais la
non-pensée des idées reçues. La découverte flauber-

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tienne est pour l’avenir du monde plus importante
que les idées les plus bouleversantes de M arx ou de
Freud. C ar on peut imaginer l’avenir sans la lutte de
classes ou sans la psychanalyse, mais pas sans la mon­
tée irrésistible des idées reçues qui, inscrites dans
les ordinateurs, propagées par les mass media,
risquent de devenir bientôt une force qui écrasera
toute pensée originale et individuelle et étouffera
ainsi l’essence même de la culture européenne des
T em ps modernes.
Q uelque quatre-vingts ans après que Flaubert a
imaginé son Emma Bovary, dans les années trente de
notre siècle, un autre grand romancier, Hermann
Broch, parlera de l’effort héroïque du roman
moderne qui s’oppose à la vague du kitsch mais
finira par être terrassé par lui. L e mot kitsch désigne
l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au
plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirm er ce
que tout le monde veut entendre, être au service des
idées reçues. L e kitsch, c’est la traduction de la bêtise
des idées reçues dans le langage de la beauté et de
l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrisse­
ment sur nous-mêmes, sur les banalités que nous
pensons et sentons. Après cinquante ans, aujour­
d’hui, la phrase de Broch devient encore plus vraie.
V u la nécessité impérative de plaire et de gagner
ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique
des mass media est inévitablement celle du kitsch ; et
au fur et à mesure que les mass media embrassent et
infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre
esthétique et notre morale quotidiennes. Jusqu’à une

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époque récente, le modernisme signifiait une révolte
non-conformiste contre les idées reçues et le kitsch.
Aujourd’hui, la modernité se confond avec
l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne
signifie un effort effréné pour être à jour, être
conforme, être encore plus conform e que les plus
conformes. L a modernité a revêtu la robe du kitsch.
; Les agélastes, la non-pensée des idées reçues, le
kitsch, c ’est le seul et m ême ennemi tricéphale de
l’art né com m e l’écho du rire de D ieu et qui a su
créer ce fascinant espace imaginaire où personne
n’est possesseur de la vérité et où chacun a le droit
d’être compris. Cet espace imaginaire est né avec
l’Europe moderne, il est l’image de l’Europe ou, au
moins, notre rêve de l’Europe, rêve maintes fois
trahi mais pourtant assez fort pour nous unir tous
dans la fraternité qui dépasse de loin notre petit
continent. Mais nous savons que le monde où l’indi­
vidu est respecté (le monde imaginaire du roman, et
celui réel de l’Europe) est fragile et périssable. On
voit à l’horizon des armées d’agélastes qui nous
guettent. Et précisément en cette époque de guerre
non déclarée et permanente, et dans cette ville au
destin si dramatique et cruel, je me suis décidé à ne
parler que du roman. Sans doute avez-vous compris
que ce n’est pas de ma part une forme d’évasion
devant les questions dites graves. Car si la culture
européenne me paraît aujourd’hui menacée, si elle
est m enacée de l’extérieur et de l’intérieur dans ce
qu’elle a de plus précieux, son respect pour l’indi­
vidu, respect pour sa pensée originale et pour son

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droit à une vie privée inviolable, alors, me semble-
t-il, cette essence précieuse de l’esprit européen est
déposée com m e dans une boîte d’argent dans l’his­
toire du roman, dans la sagesse du roman. C ’est à
cette sagesse que, dans ce discours de remerciement,
je voulais rendre hommage. M ais il est temps de
m ’arrêter. J’étais en train d’oublier que D ieu rit
quand il me voit penser.
ΠUVRES DE M ILAN KUN DERA

A u x É d ition s G allim ard

Traduit du tchèque :

L A P L A I S A N T E R I E , roman.

R I S I B L E S A M O U R S , nouvelles.

L A V IE E S T A I L L E U R S , roman.

L A V A L S E A U X A D I E U X , roman.

L E L I V R E D U R IR E E T D E L ’ O U B L I, roman.

L ’ IN S O U T E N A B L E L É G È R E T É D E L ’ Ê T R E , roman.
Entre 198S et 1987 les traductions des ouvrages ci-dessus ont été
entièrement revues par l’auteur et, dès lors, ont la mime valeur
d’authenticité que le texte tchèque.

L ’ I M M O R T A L I T É , roman.
La traduction de L ’Immortalité, entièrement revue par l’auteur, a
la même valeur d’authenticité que le texte tchèque.

Écrit en français :

JACQUES ET SON MAÎTRE, HOMMAGE A


D E N I S D I D E R O T , théâtre.

L ’ A R T D U R O M A N , essai.

L E S T E S T A M E N T S T R A H I S , essai.

LA L E N T E U R , roman.

SUR L ’ŒUVRE DE MILAN KUNDERA

Maria Nemcova Banerjee : P A R A D O X E S T E R M I N A U X .


Kvetoslav Chvatik : L E MONDE RO M AN ESQ U E DE
MILAN KUNDERA.

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