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l'iconographie de la Vierge,
par F.-A. Gruyer
DE RAPHAËL
ET
L'ICONOGRAPHIE DE LA VIERGE
TOME TROISIÈME
LES VIERGES
RAl)HAEL D E
ET
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE VVfi JULES RENOUARD
ÉTHIOU-PÉROU, DIRBCTBU R-GÉRANT
6, RUE DE TOURNON, 6
M DCCC LX I X
DE RAPI-IAEL
LA
4. V. t. 1, p. 478.
2. Ce dessin est exécuté à la plume et représente la Vierge el
l'enfant Jésus. La Vierge est assise, tenant de ses deux mains
l'Enfant sur ses genoux. La tête légèrement inclinée à droite, elle
regarde de ce regard indécis et charmant familier aux Vierges de
l'école ombrienne. Les traits sont nettement accusés, mais sans sé-
cheresse. Un grand manteau enveloppe toute la figure et couvre même
les cheveux, sauf un léger bandeau réservé sur le front. Le manteau,
qui traîne jusqu'à terre, ne laisse voir que la moitié du pied gauche,
qui est nu et finement dessiné. Le Bambino a là tête penchée
comme sa Mère et regarde de la même manière. Il est nu et saisit
vivement de la main droite le manteau d'e la Vierge. En examinant
ces deux figures, on reconnaît la main de Raphaël traduisant, non
pas le sentiment de Pérugin, mais celui de Giovanni Santi. Le San-
zio devait dessiner ainsi d'après son père et mettre déjà, tout enfant
qu'il était, quelque chose de son esprit naissant dans la soumis-
sion de ses premières études. Il y a là une suavité, une tendresse,
un genre particulier de beauté, quelque chose d'ouvert et de facile
qu'on chercherait vainement dans Giovanni Santi, et dont il est
permis de rapporter l'honneur à son fils.
non pas plus fervent qu'à Urbin, mais plus heureu-
sement inspiré et mieux fait pour seconder les élans
de son cœur. Aussi le voit-on aussitôt s'emparer des
compositions de Pérugin et les reproduire, en y met-
tant chaque jour une plus grande part de son esprit
et de son âme. Un dessin, entre autres, conservé à
Windsor, dans la collection de la Reine, montre une
tête de Vierge où l'esprit du Sanzio semble se ré-
véler à travers la forme de Pietro Vannucci... Sans
nous arrêter à ces témoignages secondaires et dou-
teux encore, arrivons tout de suite aux preuves irré-
cusables, et parmi les tableaux dans lesquels Raphaël
a représenté la Vierge et l'enfant Jésus, nommons-en
treize sur l'authenticité desquels tout le monde est à
peu près d'accord. Ce sont, si nous les classons par
ordre de date et si nous les désignons par les noms
sous lesquels ils sont le plus connus : la Vierge de
la comtesse Anna Alfani, la Vierge de la collection
Solly, la Vierge du comte Connestabile délia Staffa, la
Vierge du Grand-Duc, la petite Madone de lord
Cowper, la Vierge du palais Tempi, la Vierge de la
maison d'Orléans, la Vierge à l'OEillet, la Vierge de
la maison Niccolini, la Vierge de la maison Colonna,
la Vierge de la galerie Bridgewater, la Vierge de la
collection Rogers, la Vierge aux Candélabres.
LA VIERGE DE LA COMTESSE ALFANI
1. Près d'Osimo.
2. V. la lettre adressée par le chanoine Claudio Seratini à l'abbé
Lanzi.
retrouve pas la dureté des contours de Giovanni; mais
on reconnaît le même respect de la nature, le même
enthousiasme pour l'art, la même foi dans la chasteté
de l'idéal. On découvre également une recherche
de l'harmonie et un sentiment de la beauté qu'il n'a
pu prendre au foyer paternel. Ainsi la Vierge de la
comtesse Alfani, tout en montrant Raphaël lié encore
aux antiques traditions léguées à l'école d'Urbin par
Niccolà Alunno et sévèrement gardées par Giovanni
Santi, le rattache à des hommes non moins fervents
que son père, mais plus avancés déjà vers la per-
fection.
Si la Vierge de la comtesse Alfani fait songer aux
Madones sorties de l'école d"Urbin, si elle leur a em-
prunté notamment les deux têtes de chérubin qui du
haut du ciel la contemplent et la prient, elle se rap-
proche beaucoup plus encore des Vierges de Pérouse.
Elle leur ressemble comme une sœur à sa sœur, ou
plutôt comme une fille à sa mère. Raphaël, depuis
quelques années déjà, ne se souvient plus de la sévé-
rité, de la raideur des inspirations paternelles. Il est
tout entier sous le charme de cette langueur mystique
dont Pietro Vannucci parait en ses beaux jours ses
meilleures conceptions; mais, en se livrant à cette
influence, il ajoute déjà quelque chose de ce je
ne sais quoi d'achevé qui pénètre et ne permet pas
d'hésiter en présence d'une œuvre marquée de son
génie. L'enseignement de Pérugin n'avait rien de
tyrannique. Il attirait l'esprit, mais ne le dominait pas
au point d'en empêcher le développement. Raphaël
pouvait s'y abandonner sans entraver aucun des élans
de son cœur. Il aimait les types créés par son maître,
il les adoptait, les caressait avec amour, et les douait
d'une pureté de sentiment que lui seul. quoique
encore enfant, était assez puissant pour leur commu-
niquer.
La Vierge de la comtesse Alfani porte, selon
l'usage, une robe rouge et un manteau bleu. Sur la
bordure du vêtement, à la hauteur de la poitrine, on
lit les initiales R. d. V. Le Sanzio a peint ce tableau
d'une main délicate et pieuse, apportant, même aux
moindres détails, le soin le plus scrupuleux. La touche
est fine et d'une extrême suavité, et le fini de l'exécu-
tion est remarquable. Enfin, comme la conservation est
parfaite, on peut juger encore en toute sincérité avec
quel ravissement Raphaël prélude, dans cette première
peinture, aux œuvres de sa jeunesse.
« Magnifico ac
Èxcelso Domino tanquam Patri observandissimo,
Domino vexillifero Justicise excelsse Reipublic© Florentinse.
« Magnifice ac excelse Domine, tanquam Pater
observandissime.
« Sarà Io esibitore di questa Raffaele pittore da
Urbino, il quale
avendo buono ingegno nel suo esercizio, ha deiiberat.o stare qualche
tempo in Fiorenza per imparare. E perchè il padre so (suo) che è
molto virtuoso, ed è mio affezionato, e così il figliuolo discreto e
geniile giovane, per ogni rispetto io lo amo sommamente, e desidero
che egli venga a buona perfezione ; però lo raccomando alla signoria
vostra strettamente, quanto più posso; pregandola per amor mio
che in ogni sua occorenza le piaccia prestargli ogni aiuto e favore,
che tutti quelli piaceri e comodi che riceverà da Vostra Signoria li
se dessiner dans son irrésistible séduction la jeune
image du peintre d'Urbin?... Raphaël arrive donc
à Florence, et dans l'exaltation de son premier trans-
port en présence des maîtres toscans, il peint la
Vierge du Grand-Duc, œuvre déjà magistrale, dans
laquelle la nature, vivement saisie, s'éclaire de la
lumière plus vive d'un sentiment nouveau.
li
Ducissa Sarae et Urbis Prefectissa, »
à une telle puissance d'expression. Voilà de ceschoses
qu'on ne comprend que si on les a senties, et que rien
ne peut rendre. Le silence, l'humilité, l'adoration,
l'effacement, toutes les qualités morales qui parent
cette figure, la font rayonner en méme temps d'une
majesté divine. On concoit ainsi la
Vierge des vierges
et la fleur de toute virginité. La franchise de son
regard et la pureté de sa bouche disent la franchise
et la pureté de son coeur. Ce sont bien là les yeux
dont parle Dante, « les yeux que Dieu chérit et vé-
nere,... »
(A Pansanger House).
Carne si fece1
........
Quivi è la rosa, in che'J Verbo divino 1
(A la pinacothèque de Munich).
des deux tableaux dont parle Vasari : Mentre che dunque dimorô
in Urbino, fece per Guidobaldo da Montefeltro, allora capitano
de' Fiorentini, due quadri di Nostra Donna piccoli, ma bellis-
si1ni e della seconda maniera, i quali sono oggi appresso lo
illustrissimo ed eccellentissimo Guidobaldo duca d'Urbino. L'au-
tre tableau, mentionné par l'auteur de la Vie des peintres, serait
- une Sainte Famille, avec le SI Joseph sans barbe, actuellement à la
galerie de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (V. plus loin dans ce vo-
lume). Ce ne sont là que des conjectures. Une autre question plus
importante reste à résoudre. Le tableau de la maison d'Orléans est-il
entièrement aujourd'hui tel que l'a conçu Raphaël? Aucun doute
n'est possible par rapport à la Vierge et à l'enfantJésus. Mais le fond,
mais les accessoires sont si peu dans l'esprit du Sanzio, si contraires
même au goût de l'Italie, qu'on peut se demander si une main étran-
gère ne les a pas repeints après coup. A gauche, derrière la Vierge,
tombe un grand rideau de couleur sombre, et sur le banc est jetée
une draperie noire d'un bel effet. Jusque- rien àr dire. Mais à droite,
au lieu d'une baie ouverte sur la campagne, au lieu de ces perspec-
tives aériennes et vaporeuses, plus près du ciel que de la terre, par
lesquelles Raphaël se plaît à compléter ses tableaux de Madones, nous
voilà renfermés dans l'intérieur d'une chambre, où nous sommes
entourés d'objets vulgaires, de bouteilles, de vases rangés sur un
escabeau de bois et exécutés avec une minutie de détails qui semble
trahir un pinceau étranger aux habitudes de l'Italie, sans doute celui
d'autres qualités essentielles qui font de cette Madone
une œuvre aussi près de la réalité que voisine de
l'idéal? Sans doute certaines inégalités pourraient être
signalées1. Mais Raphaël, ne l'oublions pas, s'adresse
surtout au sentiment, le reste ne vient qu'ensuite et
comme par surcroît. Ce qui est incomparable dans une
pareille œuvre, c'est bien moins ce qu'on voit que ce
qu'on sent.
(A Pansanger-House1 ).
«
Commence, petit enfant, à connaître ta mère à son
sourire... »
L'Enfant du tableau de la maison Colonna déve-
loppe et complète l'harmonie de la Vierge. Jésus s'é-
veille et, avec une tendresse instinctive, se porte vers
sa Mère. Dieu, dans le Verbe, continue à se donner
au monde par l'intermédiaire de la Vierge. C'est par
la Vierge que Jésus-Christ fils de Dieu est notre frère
teau, jeté sur l'épaule droite, ne couvre que le bras droit (celui qui
supporte le corps de l'Enfant) et les genoux.
1. Les cheveux, séparés en bandeaux sur le milieu du front,
frisent de chaque côté des tempes et des joues. Le voile, simple-
ment posé sur le sommet de la tête, flotte derrière^e cou, revient
l'épaule droite descend jusque la mal:'droite qui porte
sur et sur
l'Enfant.
2. Virgile, Églogue iv, v. 60.
à tous et que nous sommes aussi fils de Dieu 1.
Le pied
gauche posé sur le genou de la Madone, Jésus saisit la
robe de la main droite, s'appuie de la main gauche sur
l'épaule de Marie et par ce triple effort se lève et se di-
rige vers le sein maternel. Mais si le premier mouve-
ment de son corps est pour la Vierge, le premier élan
de son cœur est pour l'humanité, et, tournant vivement
la tête vers nous, il nous regarde avec un naïf abandon.
Quiconque aime les enfants, se sent remué profondé-
ment par les enfants de Raphaël. L'exécution de cette
petite figure est de tout point remarquable. Le modelé
des chairs est ravissant, leur coloration est éclatante
et triomphe même des fraîches couleurs qui parent la
figure de la Vierge. Quoi de plus délicat et de plus
inattendu comme effet que les ombres projetées par le
bras de Jésus sur la robe rose de 'Marie? Quelle belle
interprétation de la nature! Comme on sent bien que
ce petit corps vient de puiser des forces dans le som-
meil, et que le Sauveur en se réveillant apporte à la vie
des facultés nouvelles de souffrir et d'aimer! « Grandis
donc pour ces magnifiques honneurs, cher enfant des
dieux,.glorieux rejeton de Jupiter; les temps vont ve-
nir! Vois le monde s'agiter sur son axe incliné; vois la
terre, les mers, les cieux profonds, vois comme tout
tressaille de joie à l'approche de ce siècle fortuné3... »
«
Les fleurs vont éclore d'elles-mêmes autour de ton
berceau... » La pureté de l'air, l'odeur de la terre
fraîchement parée, donnent à cette peinture l'appa-
rence d'une fête divine. Le tertre sur lequel repose la
Madone est couvert de gazon. De chaque côté, les
arbres d'un vert pâle frémissent sous un souffle bien-
faisant. Les eaux limpides coulent doucement à tra-
vers les prairies, et vont se perdre au loin dans un
horizon de montagnes bleues qui se fondent avec le
ciel. Je ne connais pas d'accords plus entraînants, ni
de modulations plus suaves. C'est un printemps idéal
dont la Vierge est le principal enchantement. La
femme est la poésie de l'homme; c'est par elle que
l'homme voit toutes choses sous un jour enchanté.
Nulle part on ne comprend mieux cette vérité que
devant de tels tableaux. C'est comme une vie nouvelle
qui nous est révélée par la Vierge. « De même que
ft
Apprenez de moi que je suis doux et humble de
cœur et vous trouverez le repos de vos âmes »
2.
C'est
ce repos qui illumine, dans la Vierge de la collection
Rogers, la plus douce, la plus humble, et en même
temps la plus glorieuse des femmes.
Ce tableau a pris naissance en même temps que
celui de la galerie Bridgewater. Le même travail
d'esprit les a produits tous les deux. En cherchant
Jésus couché dans les bras de sa Mère, Raphaël l'a
Manchester
que nous l'avons vue figurer en 4 858 à l'Exhibition de
(n° 140). Le Times, il est vrai, nous disait alors que le propriétaire
du tableau était miss Burdett Coutts (V. lVl. W. Burger, Trésors
d'art, p. 58). Nous n'avons pu nous renseigner d'une manière pré-
cise à cet égard. — On trouve d'anciennes copies, de celte Vierge
à Bergame, dans la collection de l'Académie Carrara ; à Pesth, dans
la galerie du prince Esterhazy (cette répétition est attribuée à Timoteo
Viti) ; à Rome, au palais Albani etau palais Borghèse (cette dernière
galerie en possède à elle seule deux copies, l'une est donnée à
Jules Romain, l'autre est de Sassoferrato).
1. Léonard procédait en sens inverse et partait des ombres pour
^
arriver à la lumière.
mains de M. Brocky, peintre hongrois, qui le res-
taura et le céda en 1843 à M. Colnaghi. Puis il fit
partie du cabinet de M. Cunningham, et fut vendu
en 1849 deux cent quatre-vingt-trois livres (7,075 fr.)
au capitaine Stirling. C'est un grand dessin à la pierre
noire et au fusain, exécuté d'une main sûre, large,
facile, magistrale1. Les figures de Marie et de Jésus,
vues ainsi d'un seul ton, paraissent plus grandes que
nature et produisent un effet imposant, solennel, qu'on
chercherait peut-être vainement à ce degré dans le
tableau. L'enfant Jésus rappelle encore une fois les
Bambini de Fra Bartolommeo, et Raphaël, dans cette
partie de son carton, a rendu un nouvel et manifeste
hommage à son ami le Frate2. C'est dans la Vierge
surtout qu'il a mis son accent personnel et toute la
grandeur de ses propres convictions. Douce, humble,
recueillie dans une paix profonde, la Mère du Verbe
ainsi comprise, prend toute la grandeur du mystère.
Étrangère aux bruits du monde et tout entière ab-
sorbée dans son Fils, la profondeur du sentiment
«
Sur votre admirable personne resplendit je ne sais
quoi de divin qui transfigure la première image qu'on
avait gardée de vous. En montrant, dans Marie, la
1)
4. Tertullien.
2. Dante, Paradiso, canto III, v. 58.
splendeur, l'art comprend et exprime l'économie du
plan divin. Ne voyons-nous pas, dans la Vierge aux
Candélabres, la Vierge-mère qui poursuivit les pro-
phètes de ses lumineuses clartés? N'est-ce pas là cette
maternité virginale, tant de fois et sous tant de figures
promise au monde, comme sa grande espérance et sa
suprême joie? Aussi Raphaël, sans recourir à de
mesquines recherches et à de petits moyens, n'a-
t-il pas craint de donner aux vêtements de. sa Madone
une grande élégance et une remarquable richesse.
Un bandeau d'étoffe violette rayée d'or couronne le
haut de la tête. Sous ce bandeau est posé le voile de
gaze, qui ne cache rien des cheveux ni du front. Ce
voile, également orné de quelques lisérés d'or, descend
sur les épaules, en s'arrondissant à une certaine dis-
tance du visage et du cou, et vient se fondre dans la
robe rouge qui flotte librement sur la poitrine et sur
les bras. Le manteau bleu, jeté sur l'épaule droite,
complète cet ajustement, qui sied à la simplicité de la
Vierge, aussi bien qu'à la dignité de la Mère du Verbe.
Raphaël, à l'époque où il peignit ce tableau, donnait
une grande part à ses élèves, même dans les œuvres
auxquelles il attachait le plus de prix. Or Jules Romain
a travaillé à la Vierge aux Candélabres; cela se voit
trop, hélas dans certaines parties. Raphaël cependant
!
1. Jean, 1, 8.
2. Ibid.
,
visible au monde invisible. Et ce n'est pas l'homme
seulement, c'est la création tout entière qui, sous ce
regard virginal, va faire alliance avec le Créateur. Ra-
phaël, dans les tableaux qui vont nous occuper, réali-
sera ce rêve avec un bonheur et une abondance de
génie que rien n'égale. Son enfance chrétienne lui
avait appris à aimer Dieu, et à aimer en Dieu la nature
et l'humanité. De ces premières impressions, il gardera
l'amour de l'harmonie, l'horreur de la violence. Nous
l'avons vu se détourner du Calvaire avec horreur.
Au gibet sanglant du Golgotha, il a préféré la légère
croix de roseau placée avec tant de poésie, sous la
garde de la Vierge, entre les idéales figures de l'en-
fant Jésus et du petit S' Jean.
1. On remarque surtout :
dans le chœur, la Vierge et l'Enfant
entre deux anges; dans une des chapelles de gauche, une Pietà;
dans la sacristie, les figures de Ste Scholastique, de Ste Constance,
de St Pierre abbé, de St Hercule et de St Maure.
2. Voir dans cette églisr-, qui appartient à un couvent de Béné-
dictins, la Madone de Spagna, l'Adoration des mages d'Adone Doni,
la Résurrection d'Orazio di Paris Alfani, etc.
3. Je ne puis résister au plaisir de rappeler, en présence de la
première peinture de Raphaël, l'admirable tableau de lord Ashburton,
dans lequel Léonard a épuisé tout son charme pour représenter aussi
l'enfant Jésus et le petit St Jean jouant avec l'Agneau. Jésus em-
brasse 'l'Agneau et nous regarde en même temps avec une gentillesse
ravissante; il nous attire et nous fascine par sa grâce mystérieuse et
impénétrable. Le petit St Jean, de son côté, admire son jeune maître
et lui sourit avec enthousiasme. Un grand lis jaune s'élève au milieu
du tableau et fleurit entre les deux enfants.
Quand, après avoir parcouru la basilique de Saint-
Pierre-hors-Ies-Murs 1
et avoir longuement admiré les
œuvres d'art qu'elle renferme en grand nombre, on
arrive au fond de la tribune, une porte s'ouvre et tout
à coup des flots de lumière envahissent les portiques,
enveloppent les colonnes, éclairent d'un jour éclatant
les tableaux et les sculptures, tandis qu'un horizon
splendide, unique, éblouissant, se déroule comme
les perspectives infinies d'un monde idéal. C'est
pourtant une réalité, c'est pourtant la nature ; mais
la nature telle qu'elle nous apparaît dans les poésies
de St François et de Jacopone de Todi, dans les ta-
bleaux de Pérugin et de Raphaël. La vallée du Tibre
se déploie à une profondeur de plus de trois cents
mètres, et les yeux ravis embrassent à la fois Assise
et les pentes harmonieuses qui y mènent, et la Ma-
done des Anges au pied de la cité sainte. On
dirait que ce pays a été créé pour le mysticisme.
Tout y est grave et doux, austère et sympathique,
tendre et recueilli. C'est l'antique et sacerdotale
-
1. Au musée du Louvre.
Si, malgré cette tentative d'imitation, la Vierge
demeure dans le sentiment de Raphaël, l'enfant Jésus
et le compagnon de son enfance lui appàrtiennent plus
exclusivement encore.
L'enfant Jésus, assis sur sa Mère, se penche vers
Sl Jean-Baptiste. De la main gauche il attire à lui la
banderole que lui montre son précurseur, et de la
main droite il la soutient et la tourne de manière
qu'on puisse lire le mot AGNUS. Les jambes croisées
l'une sur l'autre rappellent encore celles de l'Enfant
de la Vierge aux Rochers ; mais le mouvement général
de la figure -est original et tout spontané, il a été
trouvé sans avoir été copié ni cherché. Il y a là un
entraînement naïf et vrai qui défie toute comparaison.
Jésus, ainsi représenté, divinise la bonté, comme il a
divinisé toutes les vertus qui honorent l'homme et le
font aimer. Sa tête, vue de trois quarts à gauche, ex-
prime la bienveillance; ses traits ont un grand calme
en même temps qu'une extrême douceur. Déjà il aime
en Dieu, tout en se montrant encore un enfant.
Le petit S' Jean-Baptiste est debout à côté de Ma-
rie1, tenant de la main droite la légende qu'il présente
à Jésus, et portant de la main gauche une croix d'or
longue et fine. Une peau d'agneau, taillée'en forme de
tunique, couvre sa poitrine', tandis que le bas du corps
est enveloppé dans un manteau violet virant au noir2.
1. Jean, 1, 4.
2. Jean, 1, 8. — La tête de cette petite figure, opposée à celle
du précurseur, est vue de trois quarts à gauche. Ses cheveux sont
blonds.
3. Jean, xiv, 6.
4. Jean, 1, 18.
Du côté opposé, à droite, des rochers élèvent leurs cimes
précédées de forêts. Dans le lointain, des montagnes
bleuâtres se fondent avec le ciel. « Il faut, » écrivait
une enfant de génie que la mort a brusquement inter-
rompue, « il faut aller toujours du dehors au dedans,...
et souvent je cherche dans les choses visibles un levier
pour m'élancer vers les invisibles, découvrant en tout
ce qui s'offre ici-bas à mes regards une image de
cette beauté éternelle qui ne se livre à découvert qu'à
l'intelligence et au cœur. Alors rien n'est muet pour
moi. Que de choses me disent les montagnes, les
étoiles, la mer, les arbres, les oiseaux, et que je
n'eusse point vues, si cette grande voix de la nature
ne me les eut apprises ! Et qu'elle est admirable la
bonté de la Providence, qui, par mille moyens, ramène
notre âme aux pensées et aux saintes affections pour
!
lesquelles elle fut créée1 » Ce que ces paroles font
pressentir, Raphaël le fait voir et toucher dans la plu-
part de ses œuvres, et notamment dans la Vierge du
ducTerranuova.
Ce tableau, dont le ton général est à la fois doux
et fort, laisse dans l'àme une impression délicieuse2.
Il passa des mains de Raphaël dans la maison des ducs
Terranuova, et alla avec cette famille de Gènes à Na-
i1
Vierge au Voile, etc.) sont placées aussi sur des plans de verdure,
on ne comprend pas pourquoi le nom de Vierge à la Prairie a été
donné spécialement à la Vierge de Taddeo Taddei.
Tâche ingrate! mais qui a ses compensations dans
l'indépendance de la critique et surtout dans la sin-
cérité de l'admiration... Rien donc de plus naturel
le mouvement de cette Vierge. Prenez la ligne qui
que
part de l'épaule et se continue jusqu'au bout du pied ;
quelle ondulation ravissante, douce, harmonieuse !
Comme on la suit, sans rien de heurté ni d'interrompu,
à travers les draperies qui l'enveloppent! C'est que,
avant de nous parler sous cette forme définitive, Ra-
phaël s'est placé directement en présence de la nature;
il lui a soumis son idée, qui est sortie vivante et saine
de cette épreuve, sans avoir rien perdu du charme im-
matériel qui la fait aimer. Regardons, sur une des
feuilles de croquis conservées dans la collection Alber-
tine, les différentes étapes auxquelles s'est arrêtée la
pensée du maître. Un trait de plume, hardi, décidé,
marque sans hésitation la position de la figure. Le
crâne est d'abord simplement indiqué par cet ovale
allongé de si admirable structure, que nous avons
signalé déjà. D'un bras seulement, la Vierge atteint
l'Enfant. Mais l'inclinaison de la poitrine est trop forte,
et dans une seconde épreuve, la poitrine se redresse
et les deux bras ont alors leur geste presque défini-
tif. Suit une troisième ébauche, dans laquelle les
traits se massent, sans s'accentuer encore. Puis vient
une quatrième esquisse, où le sentiment prend nais-
sance, où l'expression, bien que rudimentaire encore,
se fait déjà comprendre. Ce sentiment et cette expres-
sion sont caractérisés de plus en plus dans le dessin à
la pointe d'argent de l'Université d'Oxford 1, ainsi que
dans celui qui a passé successivement par les collec-
tions Ten Kate, Rutgers, Plos van Amstel et Samuel
Rogers, avant d'arriver dans celle de M. T. Birchall2.
Dans le premier de ces dessins, Raphaël reste encore
presque exclusivement en présence du modèle vivant,
et même, pour donner au mouvement plus de préci-
sion, il découvre les jambes et les genoux; dans le
second, il emprunte le secours des draperies, et sa
figure prend enfin une tournure idéale. Mais c'est seu-
lement dans le tableau que la vie morale devient
irrévocable. La jeune mère qui s'est placée devant le
Sanzio reste, digne femme de la vieille Étrurie,
svelte, élégante un peu délicate dans sa grâce. Sa
,
fraîcheur est ravissante; la vie circule en elle avec
une généreuse ardeur, et se trahit sur les joues par une
coloration un peu vive. Mais, sur ces dons de nature,
Raphaël projette un rayon de l'Evangile, et aussitôt
paraît la Vierge, infiniment humble devant Dieu, infi-
niment douce devant l'homme. Le voile, arrangé en
forme de coiffure, ne couvre que le sommet de la tête.
Au milieu des cheveux, s'enroulant en bandeaux dorés
de chaque côté du front et des joues, circulent des
nattes, qui introduisent de la variété dans la masse
sans viser à la recherche et sans nuire à l'unité d'im-
pression. Le front est plutôt large que haut. Les yeux
* 1. St Anselme.
%. Perché la faccia mia si t'innamora,
Che tu non ti l'ivolgi al bel giardino,
Che sotto i raggi di Crislo s'infiora?
(Dante, Paradiso, canto xxm, v. 70.)
3. Les trois figures qu'il renferme sont presque de grandeur
naturelle.
4. Notizie de' Professori del disegno... Firenze, 4 681-1688.
sénateur Giovanni Taddei le vendirent à l'archiduc
Ferdinand-Charles de Tyrol. Il est probable que cette
vente fut faite en 1661, quand l'archiduchesse Anne,
fille du grand-duc Côme II, séjourna à Florence où elle
resta jusqu'au 2 février 1662. A la mort de l'archi-
duc, le 31 décembre de la même année, la Vierge de
Taddeo Taddei entra dans les collections du château
d'Ambras 1 ; d'où elle passa, en
1773, dans la galerie
impériale du Stallburg. En 1777, elle prit place dans
la galerie du Belvédère2.
1. Vasari, t. VIII, p. 6.
2. « (Lorenzo Nasi) avendo preso donna in que giorni, (nattaeiioi
dipinse un quadro nel quale fece fra le gambe alla Nostra Donna
un putto, al quale un San Giovannino tutto lieto porge un uccello,
con molta festa e piacere dell'uno e dell'altro. » (Vasari, t. VIII, p. 6.)
images de l'amour divin, une de celles qui font naître
avec le plus de vivacité l'espérance infinie. En exaltant
la femme et l'enfance, Raphaël montre que ce qu'il y
a de plus faible dans l'humanité devient, à la lumière
de l'Évangile, ce qu'il y a de plus fort. Devant une
telle Vierge et devant de tels enfants, tout fléchit et
s'incline. Quoi de plus humble cependant? et avec
quelle simplicité cet enseignement nous est donné l
Jésus caresse un chardonneret que lui présente le petit
Sl Jean, et la Vierge, au milieu de la campagne fleurie,
contemple les deux enfants. Voilà tout, et cela suffit à
pénétrer le cœur et l'âme jusqu'au fond.
De même que la Vierge de Taddeo Taddei, la
Vierge peinte pour Lorenzo Nasi est assise sur un ter-
tre de gazon, avec son Fils debout devant elle. Le
corps légèrement penché à droite1 vers un livre qu'elle
tient ouvert de la main gauche, elle tourne la tête
en sens inverse, du côté de Sl Jean, sur l'épaule du-
quel elle appuie sa main droite. L'ajustement est
d'une grande sobriété. La robe rouge est sans aucun
ornement ; un seul filet noir la borde à la hauteur
du cou, qu'elle dégage par une échancrure carrée
jusqu'à la naissance des épaules. Le manteau bleu,
qui couvre l'épaule et tout le bras droit, découvre l'é-
paule gauche, tombe seulement sur l'avant-bras, et
enveloppe les jambes en réservant une partie des pieds
nus, posés sur un tapis de verdure. Rien de rigide
1. A. droite du spectateur.
dans cet arrangement, et en même temps rien que de
chaste. Pourquoi la femme ainsi vêtue, sans la
moindre recherche, sans une ombre de coquetterie,
a-t-elle une grâce qui purifie tout ce qui l'entoure?
C'est qu'elle porte en elle-même la seule parure ca-
pable de la faire véritablement aimer, la pureté,
l'humilité, la douceur, surtout la bonté. Voilà les
enchantements que Raphaël a répandus sur les traits
de la Vierge. La tête est vue presque de face. Les
cheveux blonds, relevés sur les tempes par deux
nattes élégantes, s'enroulent sans apprêt, tombent
derrière le COtl, et forment le long des joues un
encadrement d'or rehaussé des plus suaves modula-
tions1. Voilà de ces combinaisons qui, sous une autre
main, sentiraient l'afféterie, mais qui sont si naturelles,
si exemptes d'effort, qui viennent tellement comme
d'elles-mêmes sous le pinceau de Raphaël, qu'il faut
un excès d'attention pour tes remarquer. C'est que les
traits du visage eL l'expression qui en émane empor-
tent tout. Or, nous voilà cette fois en présence du
maître, sans aucune préoccupation étrangère. Si Ra-
phaël a gagné quelque chose dans le commerce de
Léonard et des autres peintres florentins, il a tellement
transformé ce qu'il leur a pris, il en a fait à tel point
sa substance, qu'il est impossible ici de signaler le
moindre indice d'imitation. Le front de la Vierge au
LA BELLE JARDINIÈRE
1. Bossuet, t. X, p. 374.
d'assimilation sous le voile d'une véritable originalité ;
mais on sent qu'il ne s'appartient pas d'une manière
absolue, et l'esprit ravi n'est pas tout à fait convaincu.
De même dans la Vierge au Chardonneret, Raphaël rap-
pelle encore les traditions pleines de grâce au milieu
desquelles il vient de se retremper à Pérouse.Néanmoins
dans cette peinture il prend davantage possession
de lui-même, et dans l'enfant Jésus surtout, il s'élève
à une hauteur où lui seul peut monter. Vient enfin
la Belle Jardinière, où, dominant à la fois la nature et
l'art, il apparaît lui seul, avec les dons exquis de son
génie.
On a beaucoup discuté sur la date précise qu'il
faut attribuer à cette peinture. Plusieurs analogies
la rapprochent de la Mise au tombeau, et, au verso
même du dessin que nous avons étudié, on trouve
quelques ébauches qui ont dû servir au tableau peint
pour Attalante Baglioni. Donc Raphaël s'occupait en
même temps de ces deux compositions. En outre, si
l'on compare entre elles ces deux œuvres, on re-
connaît que la chevelure du petit Sl Jean-Baptiste est
traitée de la même manière que celle de Joseph
d'Arimathie, que l'esprit qui préside à ces deux ou-
vrages a la même élévation, que les têtes respirent
le même sentiment, la même âme. Dès lors, la Mise
au tombeau étant de l'année 1507, il faut admettre
que cette même date convient aussi à la Belle Jar-
dinière. Raphaï'l;qui a écrit son nom IIAPHAELLO. VRB.
sur la bordure de la robe de la Vierge, a mis égale-
ment la date de son œuvre sur la bordure du man-
teau; mais cette date, les uns la lisent MDVII, et les
autres MDVIII. Les partisans de ce dernier millé-
sime (1508) s'autorisent surtout de Vasari. D'après
l'auteur de la Vie des peintres„ le Sanzio aurait peint
la Belle Jardinière pour un gentilhomme siennois,
Messer Filippo Sergardi, qui devint, sous Léon X, clerc
de la chambre du pape. En partant pour Rome
en 1508, Raphaël, n'ayant pas achevé son tableau,
aurait chargé Ridolfo Ghirlandajo de peindre la drape-
rie bleue du manteau de la Vierge. Cependant Vasari
n'est point aussi explicite que le trouvent ses commen-
tateurs. Il dit en effet : Ed intanto fece un quadro, che
si mandà in Siena-, il quale nella partita di Raffaello
rimase a Ridolfo del Ghirlandaio, perch'egli finisse un
panno azzurro che vi mancava1. Mais rien là ne spé-
cifie d'une manière certaine quelle fut la peinture à
laquelle Ridolfo mit la dernière main. Et quand même
il serait prouvé que c'est la Belle Jardinière que
Ghirlandajo eut à terminer, je crois encore que la
date de 1507 devrait être maintenue, et voici pourquoi :
c'est qu'il n'est aucune preuve matérielle qui puisse
prévaloir contre l'œuvre elle-même. Les textes se
commentent ou s'altèrent, les signatures' et les dates
sont souvent douteuses ou apocryphes, mais le style
est inaltérable,-et pour qui sait voir il n'y a pas deux
manières de le juger. Or, le style de la Belle Jardi-
LA VIERGE AU VOILE
«
Le printemps ramène les fleurs et les premiers hon-
neurs. » Mais quelque splendide que soit la nature,
elle n'est jamais la beauté même, pas plus qu'elle
n'est le bonheur; elle n'en est que l'accompagnement.
La beauté, le bonheur, sont dans le groupe idéal dont
la Vierge est le centre et dont la lumière est Jésus.
Voilà surtout ce qu'il y a de ravissant dans ces Vierges
au Voile, qui ne sont cependant que le reflet d'une
œuvre première, sans doute à jamais perdue. A l'har-
monie dont elles nous enveloppent, on sent que le
christianisme n'est que miséricorde et amour. Raphaël
le savait bien, lui dont la sérénité n'était altérée ni
par la colère ni par la dispute. « Les passions des
hommes ont si souvent défiguré le doux visage de
l'Evangile, que ceux du dehors s'y trompent, et que,
dans l'impuissance où ils sont de démêler ce qui est
de Dieu et ce qui est de l'homme, ils rejettent le tout.
Mais s'ils savaient s'éloigner de l'homme et s'appro-
cher de Dieu, quitter les vains bruits des disputes et
aller vers le centre où tout se calme, où tout se pacifie
dans l'ordre, ils connaîtraient combien il est vrai de
dire que le christianisme est dans l'amour ! » 1
1. L'abbé Henri Perreyve.
LA VIERGE DE LA GALERIE ESTERHAZY
(A Pesth, en Hongrie).
4. Jean-Paul Richter.
la bouche du Christ, elle a voulu le charmer par la
grâce d'une vierge et lui sourire par les lèvres d'un
petit enfant. Dans le tableau de la galerie Esterhazy,
le précurseur prend, au nom de l'éternité, possession
du Sauveur, et sa première relation avec Jésus se forme
par l'intermédiaire de Marie. Ainsi s'établit pour
la Vierge la fonction qu'elle garde dans l'Église...
Jean-Baptiste se tient donc incliné sous le regard de
Jésus. Il écoute ses premières paroles. Le genou
gauche posé à terre et la tête penchée sur l'épaule
droite, il presse de ses deux mains contre sa poitrine
une petite croix et une légende, sur laquelle ses yeux
se fixent avec une dévotion naïve... Enfin la cam-
pagne, avec ses vastes perspectives, s'étend au fond
de ce tableau. A gauche, on voit des constructions
que la ruine a déjà atteintes. A droite, les horizons
conduisent aux cimes lointaines. Terre et ciel, tout
s'éclaire instantanément sous le rayonnement du groupe
divin.
La Vierge de la galerie Esterhazy a déjà la valeur
d'un tableau et conserve encore le prestige d'une œuvre
de premier jet. Quand on ne connaît pas cette peinture,
on peut en prendre une idée dans le dessin de la col-
lection des Offices à Florence1. Ce dessin, presque
de la dimension du tableau, est fait avec une plume
maniée d'une main sûre, hardie, magistrale. On dirait
qu'une pensée subite et irrésistible s'est produite
1. Le bras gauche.
2. Le bras droit seul, qui s'empare de la croix, n'est pas indiqué
dans le dessin de la collection Wicar.
est le fils de la Vierge, mais il est aussi le Fils de
Dieu. Que dire encore de la spontanéité du geste et de
son irrésistible simplicité; de la manière idéale et sa-
vante dont le corps est compris? Raphaël connaît à fond
la nature, cela est incontestable ; mais la nature seule
est impuissante à créer un tel ordre de beauté; il y
faut surtout cette idée1 qui se présentait à chaque in-
stant à l'esprit du maître et à laquelle il s'attachait
avec une infatigable persévérance.
Le petit St Jean complète ce tableau. Agenouillé
devant la Vierge et devant Jésus, il dépose à leurs
pieds sa moisson de fleurs. Tenant de la main gauche
l'extrémité de la croix, il lève la tête et les yeux vers
le symbolique roseau. La croix, aux mains du pré-
curseur, n'est encore qu'un symbole ; elle devient un
fait aux mains de Jésus, et le fait même de notre
rédemption. La relation qui unit le fils d'Elisabeth au
Fils de Marie est charmante ici au point de vue de la
forme, et plus charmante encore au point de vue de
l'idée. Le cœur de l'homme est un sanctuaire où Dieu
a allumé le feu céleste, et jamais ce feu n'a brûlé
avec plus de vivacité que dans le cœur de ce petit
S' Jean. Nulle crainte que dans un semblable foyer la
flamme languisse ou s'éteigne, nulle crainte que les
liens qui unissent ces deux enfants puissent jamais
1. K
...Je me sers d'une certaine
idée qui se présente à mon -
4. V. au chapitro precdent'.
bleau, ce qui suffit pour nous elever au-dessus de la
terre, c'est la purete sans melange de ce visage de
Vierge. La tete, tendue vers Jesus, se presente de trois
quarts et presque de profil a gauche. Le front est
haut, sans etre excessif. Les cheveux, separes en ban-
deaux et releves au-dessus de 1'oreille, degagent la
tempe, et s'arrangent en masses epaisses derriere la
tete et jusque sur le cou1. Un diademe bleu les cou-
ronne2; et de ce diademe partun voile, ou plutotune
draperie qui descend derriere le dos, couvre les
epaules, enveloppe le bras gauche, et forme le fond
sur lequel se dessinent les contours de la tete et du
torse3. Les yeux abaisses vers le Redempteur le con-
templent sans etonnement; ils savent ce qu'ils voient,
et., a force de simplicite, ils nous le font comprendre
aussi. « Marie aimait son divin Fils comme mrte,
mais elle 1'aimait aussi comme Vierge : elle conside-
rait Jesus-Christ comme une fleur que son intégrité
avait poussee4. » C'est dans ce sentiment qu'elle le
regarde avec des yeux plus que de mere, puisque ce
sont les yeux d'une mere vierge. Tous les traits, !e
nez et la bouche, le menton et le galbe des joues,
(A la pinacotheque de Munich).
LA VIERGE A LA CHAISE
1. Ps. XXXII, 9.
2. Jean, 1, 4.
3. Bossuet, Élévations, XII, 8.
4. Ibid., XII, 7.
5. Ibid.
relative, est digne de l'absolue beauté de la Vierge
et de l'enfant Jésus. La tête, vue de trois quarts à
gauche, se penche sur l'épaule droite en se levant
vers le Sauveur. Le regard, fixé sur Jésus, est fervent,
plein d'ardeur; la bouche entr'ouverte laisse sortir
des accents qui montent à Dieu. Les mains sont
jointes, et toute la figure prie. Ce n'est plus là le
SI Jean de la Vierge della Tenda, souriant et naïve-
ment heureux à la vue de la Vierge; c'est le précur-
seur qui voit Dieu dans Jésus, qui pénètre sa grandeur,
qui comprend sa justice, et qui obéit à l'impulsion
d'un élan spontané de la foi. Raphaël montre ainsi
le sursum corda de l'âme chrétienne devant le mystère
de l'amour, l'image vivante de la prière directement
inspirée par la présence réelle du Rédempteur. La
petite croix de jonc suspendue aux bras de S1 Jean
associe, par anticipation, cette humble et ardente prière
à l'idée du sacrifice. Dans l'enfant Jésus on voit le
Christ, et dans le petit St Jean se retrouvent tous les
.
hommes éclairés de la lumière du Verbe.
sublime de la divinité2. »
SAINTE FAMILLE.
«
Les mages s'étant retirés, l'ange du Seigneur
apparut à Joseph en songe et lui dit : Levez-vous,
prenez l'Enfant et sa mère, et fuyez en Egypte ; et
demeurez-y jusqu'à ce que je vous avertisse ; car
Hérode va chercher l'Enfant pour le perdre.
«
Joseph, s'étant levé, prit l'Enfant et' sa mère
pendant la nuit, et se retira en Égypte.
«
Et il y fut jusqu'à la mort d'Hérode, pour
accomplir ce que le Seigneur avait dit par le prophète :
J'ai appelé mon Fils de l'Égypte 1. »
une jeune femme eL un petit enfant. : ((Je les ai vus en effet, ré-
pondit le moissonneur, et ils passaient quand j'ensemençais ce
blé.JJ Sur cette réponse, les soldats perdirent la trace des fu-
gitifs.
1. Ce serait dans un bois de sycomores que se reposa la Sainte
Famille. Cette tradition eut cours dans les âges fervents, et les
croisés, trouvant cet arbre en Égypte, l'importèrent pieusement en ,
Europe. C'est ainsi que le sycomore fut entouré pendant tout le
moyen âge d'une grande vénération.
2. On plaçait cette source près du village de Matarea.
Tel est en effet l'enseignement que l'art peut et doit
tirer des brèves paroles de saint Matthieu. La Sainte
Famille est le prototype de la famille chrétienne; la
Vierge en est le nœud, car Joseph, Anne, Jean-Baptiste
et Élisabeth ne tiennent au Verbe que par elle. La.
constitution de cette famille par excellence repose sur
l'humanité du Fils de Dieu et sur la maternité virginale
de Marie. Jésus-Christ est, dans l'ordre de la nature,
le premier-né de la Vierge, et tous les chrétiens sont
aussi ses enfants selon l'esprit et selon la grâce. Les
générations successives, entrant ainsi tour à tour dans
la filiation de Dieu et dans la fraternité de Jésus,
trouvent la Vierge assise au premier rang de la famille
céleste et lui donnent la même place d'honneur à leurs
propres foyers. Par l'intermédiaire de l'enfant Jésus
et de la Vierge-mère, le christianisme prend l'homme
dès le berceau et lui verse les premières émotions de
l'amour. C'est surtout dans l'intimité de la famille que
se fait sentir le besoin d'un Dieu familier, qui enchante
de son regard, charme de ses sourires les vicissitudes
de la vie. Ce Dieu, entouré du culte de la Sainte Fa-
mille, la Vierge nous le montre et nous convie tous à
l'adorer avec elle. Elle vient, avec Jésus dans ses
' bras, §'agenouiller ou s'asseoir à notre foyer, et elle
est partout à la fois la mère, la sœur et l'amie. Par
elle le plus -humble monte facilement jusqu'à Dieu,
par elle Dieu se fait de la famille, et toute famille
qu'elle adopte devient la famille même de Dieu. Sans
elle aussi, la famille perd sa grâce et son idéal de pu-
1. C'est ce que dit très-bien saint Anselme :
reté Comme «
1. Isaïe, XLVI, 4.
2. Voir nombre de traits dans les Évangiles apocryphes.
en quête de miracles, pourrait-il rêver quelque chose
de mieux fait pour échapper à la raison et pour s'im-
poser à la foi? Et quel plus admirable problème l'art
peut-il se poser que de faire voir Dieu dans un petit
enfant, que de montrer la Vierge dans Marie? Ra-
phaël l'a compris ainsi, et les plus nobles efforts de
sa vie se sont concentrés dans ce sublime objet. Se
gardant soigneusement des fantaisies dangereuses, il
est resté toujours dans la voie de la nature et dans la
vérité évangélique. S'il place un palmier dans son
tableau, c'est seulement parce que, dans cet arbre aux
formes monumentales, il trouve un élément pittoresque
qui lui plaît. D'ailleurs rien de plus naïf, de plus na-
turel et de moins cherché que sa composition. Joseph
apporte des fleurs à Jésus, et Jésus, des bras de sa
Mère, s'élance avec amour vers son père d'adoption.
'La scène est familière et cependant elle est divine,
parce que tout y est sincère et profondément pénétré
de l'esprit de-l'Évangile. Chaque instant dela vie pré-
sente des motifs semblables, et de cette prose Raphaël
a fait jaillir une poésie céleste.
Un charmant dessin, conservé au musée du Louvre,
donne la première idée de celte composition1. La
Vierge est assise et posée presque définitivement.
De la maih droite elle supporte le corps de Jésus, et
de la main gauche elle le retient à l'aide d'une écharpe
l'Enfant.
t. En regardant la tête, le cou, les mains et les pieds de cette
Vierge, on voit combien les nettoyages et les retouches les ont
en-
dommagés. Cette figure n'est plus que l'ombre de ce qu'elle dû
a
être.
de lui-même sur les genoux de Marie, est bien, comme
dit S1 Fulgence, « le fruit, l'ornement, le prix et la
récompense de la sainte virginité 1... » Cependant, en
passant du dessin dans le tableau, l'enfant Jésus s'em-
bellit encore et se fortifie. Les contours de cette petite
figure dénoncent une admirable sûreté de main, tandis
que le modelé présente cette délicatesse toute particu-
lière qui est aussi la signature du maître2. Le mouve-
ment du haut de la figure demeure tel qu'on l'a vu
dans le premier jet de l'esquisse. Les jambes seules
prennent une position différente. Au lieu de se rejeter
en arrière, elles se portent en avant, la jambe gauche
s'appuyant encore sur le manteau de la Vierge, la
jambe droite se tendant vers S' Joseph et suivant la
même inclinaison que les bras. La tête, qui s'est cou-
verte de cheveux fins et bouclés, est plus relevée que
dans le dessin. De cette manière les yeux de Jésus
regardent directement dans les yeux de 8t Joseph, et
chacun des traits de l'Enfant répond avec une grâce
charmante à chacun des traits du vieillard. Il est dif-
ficile de concevoir le Sauveur se livrant plus complé-
tement et avec plus de bonté. Il plonge ses deux
mains avec bonheur au milieu des fleurs que lui apporte
le saint époux de la Vierge, et de son regard limpide
il le bénit et lui rend grâces en même temps. Dieu ne
tandis que dans le tableau, la tête est. ornée d'une abondante che-
velure et d'une barbe blanche.
1. Il suffit de regarder les mains et les pieds de ce S'Joseph
pour se convaincre du danger des restaurations et de l'impuissance
des restaurateurs.
2. Ce fond est devenu un peu pâle. C'est ce qui contribue à donner
aux silhouettes de la Vierge et do SI Joseph, opposées l'une à l'autre,
une ueltelé et une précision voisines de la dureté.
avec une logique rigoureuse. La clarté des idées, l'en-
chaînement des lignes, voilà ce que ni le temps ni les
hommes ne sauraient détruire dans un pareil tableau,
voilà ce qui ne s'éteindra qu'avec la dernière lueur de
la conception primitive, voilà ce qui reste intact dans
la Sainte Famille au Palmier, et voilà ce qui permet
de reconnaître Raphaël à travers les ruines barbares
et les restaurations maladroites.
(A Saint-Pétersbourg).
1. N° 34 de la Collection Crozat.
2. N° 18, ibid.
n'y a plus rien qui, de près ou de loin, fasse
songer au maître ; on ne s'étonne plus qu'on ait pu
nommer aussi Raphaël devant la Sainte Famille
avec le Sl Joseph sans barbe. De pareils juge-
ments nous confondent. Ne nous hâtons pas ce-
pendant d'accuser des hommes tels que Mariette et
Crozat, et gardons-nous de les amoindrir dans notre
estime. L'effort qu'ils ont fait à leur heure a été con-
sidérable autant que sincère, et les services qu'ils ont
rendus ne sauraient s'oublier. Leurs erreurs sont im-
putables surtout à des moyens trop restreints d'inves-
tigation. En ce temps-là chacun vivait chez soi et de
sa propre lumière; aujourd'hui chacun vit chez tous
et de la lumière universelle. Aussi, bien des fautes de
discernement pardonnables au siècle passé, ne le sont
plus maintenant. Grâce aux éléments innombrables de
comparaison, l'étude de l'art a pris rang désormais
parmi les sciences ; il n'est plus permis de raisonner
sur des probabilités, il faut de toute nécessité baser
son opinion sur des faits, et, là comme ailleurs, la
méthode expérimentale est la seule sur laquelle se
doive appuyer la critique. Toutes les galeries, toutes
les collections, tous les musées de l'Europe sont dans
le domaine public ; l'esprit libéral a forcé toutes les
portes et mis à la disposition des plus humbles tous
les éléments de la certitude. Les moyens de locomo-
tion rapides et économiques ont supprimé les distances.
Enfin des procédés de reproduction rapides comme la
lumière permettent de juger les œuvres, non plus
d'après des interprétations plus ou moins intelligentes,
mais sur elles-mêmes pour ainsi dire et sur des images
reflétées comme dans un miroir. Quelque riches
qu'aient été des collections comme celles de Mariette
et de Crozat, qu'était-ce en comparaison de tout ce
que nous possédons aujourd'hui ? Soyons donc humbles
vis-à-vis de tels hommes, et, tout en démontrant qu'ils
se sont parfois trompés, reconnaissons qu'ils ont été
des précurseurs et qu'ils resteront pour nous des
maîtres.
(A la pinacothèque de Munich).
passa entre les mains des Médicis. On le voit figurer dans Ylnven-
tario delle robe della Tribuna del 1589 al i63é, où il est ainsi
faut rapporter ce tableau. Il est d'ailleurs, par l'esprit
comme par le style, tellement voisin de la Sainte
Famille au Palmier, qu'il est presque impossible de
dire à laquelle de ces deux Vierges appartient la
priorité. M. Passavant nomme d'abord la Sainte Fa-
mille au Palmier ; M. Waagen, au contraire, pense que
la Sainte Famille Canigiani a été peinte la première 2.
Cette question, au fond, est de peu d'importance,
mais dès qu'il y a doute nous préférons aller du
simple au composé. Voilà pourquoi nous avons étu-
dié le tableau de la galerie du duc de Bridgewater,
qui ne contient que trois figures, avant celui de la
pinacothèque de Munich, qui en compte cinq. Une
chose paraît certaine, c'est que ces deux œuvres ont
été inspirées par le même modèle ; c'est qu'elles re-
lèvent l'une et l'autre de cette belle période florentine,
pendant laquelle Raphaël, sans renier ses premières
2. A la droite du tableau.
engagé entre les feuillets d'un livre entrouvert1, la
main droite tendue en avant soutient le corps du
Bambino. Ce mouvement entraîne et incline la tête
de la Vierge, qui se rapproche de celle de son Fils,
comme pour mieux prouver la ressemblance de leurs
traits et l'identité de leur foi. Le même amour, en
effet, on pourrait presque dire la même douleur, com-
mence à les pénétrer tous les deux. Déjà, dans le
cœur de Marie, on entend comme un écho lointain des
sanglots de Rachel. Cette Vierge, sous les dehors les
plus humbles et sous l'apparence la plus calme, est
vraiment touchante. On reconnaît le type que l'on a
vu tout à l'heure dans la Sainte Famille au Palmier
et que l'on avait vu aussi dans la Vierge du palais
Tempi2. Le visage a de part et d'autre une forme
presque semblable : c'est le même front un peu fuyant,
la même bouche, et ce sont aussi les mêmes yeux. La
même Florentine, parée de sa jeunesse et de sa fraî-
cheur, s'est encore une fois placée devant Raphaël,
et lui a inspiré quelque chose de moins pathétique
peut-être que la Madonna Tempi, mais de plus vif
et de plus voisin de l'idéal que la Vierge au Pal-
mier. Cette créature mortelle est charmante, et elle
est vue sous un jour qui exalte singulièrement sa
beauté. « La vraie marque de l'innocence, dit Bossuet.
c'est la douceur, » et il y a dans cette jeune âme
4 II, p. 78.
V. t.
.
2. V. à la fin de ce chapitre.
en se reposant de ses fatigues : « J'ai gardé le dépôt » 1.
La pureté de Marie est à lui par les soins dont il
l'entoure. Il partage avec la Vierge « les veilles et
les inquiétudes par lesquelles elle élève l'Enfant di-
vin; et il ressent pour Jésus cette inclination naturelle,
toutes ces douces émotions, tous ces tendres empres-
sements d'un cœur paternel2. » Dans le tableau de
la maison Canigiani, Joseph se montre véritablement
comme le père et le chef de la Sainte Famille. Il do-
mine ce groupe harmonieux d'où s'élève la double
poésie de la nature et de la religion; il en est à la
fois la force et le lien. S' Chrysostome remarque que
partout dans l'Évangile Joseph paraît en père. Tout
ce qui appartient à un père, sans que la virginité
soit intéressée, Dieu l'accorde à Joseph : Hoc tibi do,
quod salva virginitate paternum esse potest. Jésus est
le fils de Joseph, « non pas, à- la vérité, par la chair;
mais il est son fils par l'esprit, à cause de l'alliance
virginale qui le joint à sa Mère »
3.
Telle est la doc-
trine, et Raphaël en a donné, sous des formes variées,
l'idéale expression4.
1. Depositum austodi.
2. Bossuet, t. XVI, p. 96.
3. St Augustin l'a dit en un mot : « Propter quod fidele conju-
giuln parentes Christivocari ambo meruerunt. » St Augustin, de
Nupt. et Concup., lib. I.
4. Plusieurs dessins originaux permettent de suivre Raphaël
dans la préparation de ce tableau; mais ces dessins, quelque in-
téressants qu'ils soient, se tiennent si loin encore de la compo-
sition définitive, que nous n'avons pas cru devoir en faire l'ob-
Un de ces paysages, aux perspectives immenses,
qui fleurissent éternellement sous le regard de la
1
: avait quatre à gauche et deux à droite.
Il y en
2. On voit à Florence, chez le marquis Rinuccini, une répétition
de la Sainte Famille Canigiani, dans laquelle les anges existent
encore. Cette copie qui, moyennant seize mille scudi, passa
en 1767 de la famille Antinori di San Gaëtano dans la maison
Rinuccini, porte l'inscription suivante : A. D. M.DXVI. DIE. XXVII.
effet les plus grandes altérations1. Cependant l'idée
qu'il met en lumière a triomphé. L'ensemble a conservé
ses relations harmonieuses. L'accord est resté parfait
entre toutes les parties et les tonalités primitives sont
faciles encore à retrouver. La couleur a cet accord
particulier que Raphaël, à un certain moment de sa
vie, emprunta à Fra Bartolommeo. Raphaël était alors
sous le charme du Frate2. Cela est évident surtout
dans le St Joseph, dont les draperies et même la tête
semblent directement inspirées du peintre domini-
cain. Cette influence et ce parti pris d'imitation sont
remarquables aussi, quoiqu'à un degré moindre
déjà, dans le petit St Jean et dans la Ste Élisabeth.
Mais dans l'enfant Jésus et dans la Vierge, c'est-à-
dire dans la partie la plus inaccessible de son œuvre,
Raphaël redevient exclusivement lui-même3. Lui seul
( Au musée de Madrid ).
1. Matth., vi, 6.
2. Bossuet, t. XVI, p. 137.
la Vierge, fait reconnaître le Fils de Dieu. Les bras
se lèvent et se tendent, la main gauche écartant le
voile derrière la tête et la main droite le repoussant
du côté de Marie. Les jambes, de leur côté, font un
naïf effort pour se dresser et porter le poids du
corps, la jambe gauche cherchant un point d'appui,
la jambe droite, ramenée en arrière, l'ayant trouvé
déjà et exerçant sur le lit une notable pression. Ce
geste combiné des mains et des pieds, des bras et des
jambes est pris sur nature et appartient en même
temps à l'art le plus exquis... Un croquis de la collec-
tion Wicar, dessiné à la pointe d'argent sur un papier
teinté de rose, montre l'Enfant de la Vierge de Lorette
s'ébattant au milieu d'autres enfants et en compagnie
d'une autre Vierge encore1. Ce n'est qu'un souffle,
un trait rapide comme la pensée; mais que de justesse
dans cette soudaine inspiration ! Le geste des pieds et
des mains est arrêté. L'accent même de la tête, bien
que trop vif au point de vue de la réalité, suffit à
indiquer déjà ce qu'il sera dans le tableau2... Dans
1. V. p. 313, note 3.
heureuse d'un bonheur calme, qui n'éclate au dehors
que par la sérénité.
Quant à St Joseph, il est vêtu d'une robe jaune,
et paraît adroite, derrière Marie. Il est toujours,
à l'égard de Jésus, comme l'ombre de Dieu le Père.
Dieu a versé dans son cœur l'amour même dont il
aime son Fils unique. Raphaël, nous l'avons dit,
est de tous les peintres celui qui a trouvé les plus
vives lumières pour percer l'obscurité qui enve-
loppe cette mystérieuse figure. Comment rêver de
plus belles images de cet homme qui a partagé avec
la Vierge l'honneur d'être tous les jours avec Jésus?
On le voit ici, tenant des deux mains son bâton, et la
tête appuyée sur ses mains. Il ne semble pas vieux;
la force en lui a triomphé des ans. Ses cheveux et sa
barbe sont presque noirs. Ses traits, vus de trois quarts
à gauche, expriment le recueillement et la soumission.
La perfection chrétienne consiste à se soumettre, et
Joseph est le type absolu de la soumission. « Il était le
ministre et le compagnon de Jésus dans sa vie cachée.
Il voyait le Verbe et il se taisait ; il se contentait de
Dieu seul, sans partager sa gloire avec les hommes1.»
L'époux de la Vierge a, dans la Sainte Famille de
Lorette, une double raison d'être. Au point de vue pit-
toresque, il soutient la ligne du groupe principal, et
pondère à droite, avec autant de mesure que de dis-
crétion, le mouvement du bras de Marie qui tend à en-
PICTORUM PRINCIPIS
RAPHAELIS SANCTII URBINATIS
OPUS
QUOD HIERONYMUS LOTTORIUS ROMANUS
SACRJE DOMUI LAURETANJE HJEREDI EX ASSE
RELIQUIT
AD PERENNEM PII TESTATORIS MEMORIAM
CLEMENTE XI P. 0. M. ANNUENTE
IN LAURETANO THESAURO COLLOCATUM EST
ANNO D. MDCCXVII 2.
les traits sont d'un dessin qui laisse à désirer; ils sont d'ailleurs
sans élévation comme style, d'une expression presque effacée, et
ne disent rien de cette grande tristesse qui se fait jour au milieu
des joies maternelles dans les Vierges vraiment peintes par Ra-
phaël. Je ne parle pas de la main droite (celle qui soulève le
voile), dont la forme est loirr d'être parfaite; Raphaël, dans les
mains surtout, n'est point irréprochable. Mais la draperie de la
robe est lourdement traitée, on pourrait même ajouter maladroi-
tement agencée, et cela n'est pas du fait de Raphaël. Il en faudrait
dire autant du manteau. L'enfant Jésus, de son côté, quoiqu'il soit
admirable au point de vue de la nature, ne manifeste en rien sa
divinité. Le S' Joseph est beaucoup plus apparent que dans la plu-
part des autres exemplaires de cette Sainte Famille; mais il ne rend
pas cette grandeur mystérieuse que Raphaël a toujours cherchée
dans l'époux de la Vierge. La couleur enfin de ce tableau, toute sé-
duisante qu'elle est, ne rappelle point celle du maître. Elle a un éclat
qui n'est pas dans les habitudes de Raphaël, et manque en même
temps de cette solidité qui lui est particulière. Elle fait songer à la
copie du portrait de Jules II que possède la galerie Corsini à Rome, et
comme cette répétition est attribuée au Fattore, on se demande si le
Fattore aussi n'aurait pas peint le tableau appartenant à M. Lauri.
Quelque séduisante que soit cette peinture, je lui préfère le tableau
du Louvre, qui n'est, personne n'en doute, qu'une répétition, mais
qui, vu le caractère austère et grandiose qu'il conserve, doit avoir
été plus voisin de l'original. La'Vierge de Lorette, qui fut l'objet
d'un enthousiasme populaire et d'une dévotion universelle, a dû
porter l'empreinte de la grandeur et de la divinité. Or, ce calme
et cetle sérénité grandioses, qui sont une des parties les plus inac-
cessibles dos œuvres mêmes de Raphaël, on les relrouve jusqu'à un
certain point dans le tableau du Louvre, et l'on ne les ressent
point devant le tableau de M. Lauri.
breuses répétitions en furent faites dans l'école même
de Raphaël 1. Nous possédons au Louvre une de ces
répétitions. Elle fut achetée en 4821, moyennant
100,000 francs, à M. de Scitivaux. Assurément on
n'y retrouve pas le maître lui-même ; mais Raphaël a
laissé dans cette copie un reflet puissant de sa propre
grandeur.
1. A droite.
2. La Sainte Famille della Galla, qui se voit au musée de Naples,
est une répétition de la Perle, avec un changement complet dans
les accessoires. La disposition du groupe principal est la même.
Mais le fond représente un intérieur d'appartement, et un chat {una
flatta) est accroupi aux pieds de Ste Elisabeth. Vasari attribue
Rappelons-nous les tableaux vraiment peints par Ra-
phaël ; reportons-nous en pensée vers les mirages
enchantés de la Sainte Famille Canigiani, de la Sainte
Famille de Madrid, surtout de la Vierge au Diadème,
et nous mesurerons d'un seul coup la distance qui
sépare du maître les plus habiles de ses élèves.
Tel est ce tableau célèbre, cette Perle, qu'une
admiration banale a placé trop haut dans la hiérarchie
des chefs-d'œuvre. La composition, l'idée de cette
peinture sont de Raphaël, cela est incontestable. Il y a,
dans l'agencement du groupe principal, une harmonie
générale qui trahit une origine supérieure. Mais si
Raphaël a conçu ce tableau, le peu de part qu'il a eu
à l'exécution est devenu presque insaisissable par suite
4. A la droite du spectateur.
Ste Élisabeth enfin, agenouillée à la droite de la
Vierge1, tient dans ses bras le précurseur. Sa tête, vue
de profil à droite, est coiffée d'une draperie blanche
qui couvre complétement les cheveux, encadre les
joues et passe sous le menton. Les traits sont calmes,
recueillis, religieux, mais comme éteints par une colo-
ration trop âpre et trop foncée. L'œil est presque
plongé dans les ténèbres, et ce qui devrait être la
vraie lumière, l'intelligence de cette figure, n'est
plus maintenant qu'obscurité. Du reste, nous con-
naissons déjà cette physionomie vénérable et forte.
Raphaël nous l'a plusieurs fois présentée. Il en a
donné surtout une image inspirée dans la Visitation2
et nous en montrera bientôt le type le plus achevé
dans la grande Sainte famille3. On sait que la vieil-
lesse qui enveloppe cette âme n'arrête rien des saintes
ardeurs qui en émanent. Rappelons-nous et compa-
rons avec ce que nous voyons ici, nous comprendrons
aussitôt ce qui manque à Jules Romain, à Garofolo
ou àtout autre parmi les élèves de Raphaël pour abor-
der de si nobles idées. Il importe de remarquer aussi,
dans la petite Sainte Famille du Louvre, la manière
exacte, minutieuse et même un peu sèche avec laquelle
est traité l'ajustement de Ste Élisabeth. La robe
est jaune, bien franche de ton dans les ombres et
virant au blanc dans les parties claires; elle ne paraît
4. A la gauche du spectateur.
2. V. t. II, p. 78.
3. V. à la fin de ce chapitre.
que sur le bras droit et sur la poilrine. Un grand man-
teau d'un bleu tirant au gris est jeté sur le dos,
noué à la taille, enveloppe toute la partie inférieure
de la figure et traîne jusqu'à terre. Les plis de cette
draperie sont comme cassés, mais très-rigoureuse-
ment dessinés, et si parfaitement justes que l'on n'y
saurait rien changer. Il est visible que l'élève, en
se faisant l'esclave de la volonté du maître, s'est
trouvé gêné ; sa main s'est raidie, elle est devenue
presque inerte.
Quant au fond de paysage, il est très-librement
peint. Le ciel est pur, bleu foncé au zénith et très-
pâle au couchant. De vastes perspectives s'étendent de
chaque côté d'un bouquet d'arbres qui s'élève comme
pour abriter le groupe de la Sainte Famille. Ces
arbres, aux teintes d'automne, sont d'un ton cru et
sec, peu conforme aux habitudes de Raphaël. Les ter-
rains rougeâtres du premier plan sont garnis d'herbes,
de plantes et de fleurs. Puis vient une succession de
prairies, coupées de collines et de bois, qui vont se
succédant les unes aux autres, verdoyantes d'abord
et bleuissant dans les lointains; une petite ville est
assise au pied des hautes montagnes, fraîches dans
leurs pentes et neigeuses à leur sommet. L'âme, qui
prend une grande part à l'état de l'air et de la lumière,
plonge avec ravissement dans ces horizons où le rêve
se substitue si doucement à la réalité. La Sainte
Famille divinise tout ce qui l'eiitoure : les fleurs,
les arbres, l'air, le ciel, toutes les œuvres de Dieu
chantent à l'envi les louanges du Créateur. Probable-
ment, sous la main de Raphaël, ce spectacle eût été
plus aérien, plus poétique, plus merveilleux encore.
Sans doute la couleur n'a pas assez de fluidité, elle
n'est pas assez claire et limpide. Ce tableau cepen-
dant est encore un chef-d'œuvre. L'harmonie générale,
malgré les défaillances qui viennent d'être signalées,
est charmante, et si l'on est forcé de chercher un nom
dans l'école du maître, ce nom s'arrête à la superficie,
à la partie matérielle de l'œuvre; tout ce qui pénètre
plus avant appartient à Raphaël1.
( Au musée de Madrid ).
1. GaI., vi, 9.
2. Ces réflexions nous sont inspirées par les tableaux de Vierges
et de Saintes Familles sortis de l'école de Raphaël. Ce n'est qu'après
la mort du Sanzio que chacun des élèves de ce grand homme re-
prend sa valeur propre et individuelle, Jules Romain à Mantoue,
Perino del Vaga à Gênes, etc.
plus facilement au genre d'éloquence qui lui convient.
Il est à la fois fervent et empressé, rempli de respect
et naïvement familier. Il lui manque encore le senti-
ment exquis que Raphaël donne aux plus ordinaires
de ses propres enfants. — S' Joseph, enveloppé d'un
manteau jaune et portant sur l'épaule un paquet sus-
pendu à un long bâton de voyage, paraît à gauche
derrière un buisson et à côté d'un^irbre. C'est une
figure vénérable et robuste en même temps. Les traits
du visage, encadrés dans la barbe et dans les che-
veux blancs, sont réguliers et beaux. L'époux de la
Vierge offre encore ici, bien qu'avec une valeur
secondaire, les principaux caractères sous lesquels
Raphaël se plaît à le considérer et à le peindre. — Le
paysage enfin, riche et bien ordonné, coupé d'une
rivière en son milieu, franchement vert dans les pre-
miers plans, d'un vert plus indécis sur les plans secon-
daires et virant au bleu dans les montagnes du fond,
n'a pas ce charme dont la nature se pare et s'em-
bellit aux yeux de Raphaël. La couleur a trop d'éclat.
On cherche vainement la grande harmonie qui ne se
révèle complète qu'au génie du maître.
La Sainte Famille del Passeggio a passé successive-
ment dans les galeries de la reine Christine de Suède,
du duc Bracciano et du duc d'Orléans. En 1708,
elle fut achetée par le duc de Bridgewater moyen-
nant 3,000 livres sterling (75,000 francs). On l'a
tour à tour attribuée à Jules Romain, mais avec assez
peu de raison, et au Fattore, ce qui ne me semble pas
plus vraisemblable. S'il fallait hasarder un nom, je
préférerais celui de Raffaello del Colle, me rappelant
les fresques peintes par cet artiste dans les Loges Va-
ticanes et dans la salle de Constantin. Le plus sage est
de ne rien préciser. Ce que l'on peut admettre, c'est
que cette peinture a été faite d'après un carton de
Raphaël, peut-être même d'après un tableau de sa
main, tableau qui a dû être célèbre, car il a été répété
bien des fois dans l'école1. Mais qu'est devenue cette
oeuvre originale? C'est ce qu'on ne sait. Si elle a
existé, elle devait être contemporaine de la Visitation2
et de. la Grande Sainte Famille8, car il y a certaine
parenté de. lignes et une incontestable analogie d'idée
entre les Vierges de ces trois tableaux. Seulement,
r&nfè même de Raphaël, si visible dans les tableaux du
musée de Madrid et du musée du Louvre, n'apparaît
pas vivante de cette vie intense dans le tableau de la
galerie du duc de Bridgewater.
4. Bossuet.
t. Un repentir accuse le pouce de cette main par delà l'épaule
de l'enfant Jésus. Ce repentir est maintenant effacé dans le tableau;
mais il avait reparu au -xvii- siècle sous l'action des premières
restaurations, et Édelink l'a maintenu dans sa gravure. La main
—
droite est cachée derrière le corps de l'Enfant.
3. Le talon et la partie postérieure du pied sont couverts par la
draperie'du manteau. L'extrémité seulement du pied droit s'aperçoit
dans l'ombre derrière le manteau.
les draperies, c'est la Vierge encore; isolément le
maintien et le geste, c'est la Vierge toujours. Cette
émotion, que nous ressentons en regardant le ta-
bleau dans son ensemble, nous l'avons éprouvée en
étudiant tour à tour le dessin du Louvre et celui
des Offices. Du commencement à la fin, du germe
à la fleur, depuis le premier prélude jusqu'à la mélo-
die définitive, le même parfum se dégage de tout ce
qui tient à cette Vierge. C'est la virginité chrétienne,
que S' Augustin montre comme une imitation de la
vie des anges. « Elle élève tellement la chair, qu'elle
l'égale en quelque façon à la pureté des esprits 1. »
Grâce à cette virginité dit encore S1 Grégoire de
,
Nysse, « Dieu ne refuse pas de vivre avec les
hommes et les hommes ont des ailes pour prendre
,
leur vol du côté du ciel2. »
S1 Joseph, debout derrière la Vierge, s'enveloppe
1. Y. t. II, p. 269.
suivant, qu'il adresse directement à Laurent de Mé-
dicis :
« 8
juin 1518. — Les peintures faites par Raphaël
d'Urbin sont à Florence ; demain matin partiront les
muletiers qui les transportent. Raphaël a envoyé avec
elles un homme à lui. »
Quelque temps après, sans doute a la fin de juin,
les deux tableaux arrivèrent à Lyon, et de là furent
dirigés sur Paris.
Donc, le Saint Michel archange et la Grande Sainte
Famille ont été peints à la même époque et sont venus
en France en même temps. Que devient alors l'a-
necdote qui représente Raphaël et François Ier luttant
de générosité et traitant presque de puissance à puis-
sance? La correspondance recueillie par Gaye remet
cette affaire sous son véritable jour, et rend à cha-
cun la place qui lui convient. Elle donne en outre
une idée juste des négociations qui se poursuivaient
alors auprès de Raphaël par l'intermédiaire des plus
grands personnages. Elle prouve surtout l'intérêt que
prenait le pape lui-même à de semblables négocia-
tions1.
VIERGE GLORIEUSE.
1.
\. S' Bernard, In Nativ. B. v. Mariœ.
tir, s'effacent devant la parole même de Dieu. D'un
mot le Christ institue son Église, avec la perpétuité de
son enseignement et de ses exemples, avec l'immor-
talité de ses saints, vivant les uns des autres, se sur-
vivant à eux-mêmes, remplissant les degrés mystiques
qui de la terre conduisent au ciel. La Vierge, au sommet
de cette hiérarchie religieuse, commande à « la sainte
milice que par son sang le Christ a faite son épouse1. »
C'est par une femme que le monde s'était éloigné de
Dieu, c'est par une femme aussi qu'il y revient. « Où avait
abondé le péché, Dieu a fait surabonder la grâce2. »
La Vierge est la nouvelle Eve; elle est la Mère des chré-
tiens dans le sens le plus intime. « Selon la chair, dit
Sl Augustin, Marie, est Mère de Jésus-Christ, notre
chef; et, selon l'esprit, elle est Mère de ses membres,
c'est-à-dire de nous tous, parce qu'elle a coopéré par
sa charité à la naissance des fidèles dans l'Église 3. 1)
'
On lit dans l'Histoire de la Peinture en Italie, par
l'abbé Lanzi : « J'ai entendu dire, à Città di Castello,
que Raphaël, à l'âge de dix-sept ans, peignit le tableau
de Saint-Nicolas de Tolentino aux Eremitani. Le style de
cette peinture était celui de l'école de Pérouse; mais la
composition s'écartait de celles qui étaient alors généra-
lement en usage, et ne représentait pas la Vierge assise
sur un trône, avec des saints debout autour d'elle.
Raphaël avait montré ce saint au moment où la Vierge
et St Augustin, voilés en partie par des nuages, vont
poser une couronne sur son front. A droite et à gauche
deux anges, d'une beauté divine, déroulaient des ban-
deroles sur lesquelles étaient écrites les louanges de
S' Nicolas. Au sommet se trouvait le Père éternel, envi-
ronné d'une gloire formée de chérubins. Tous ces per-
sonnages étaient placés dans une sorte de temple orné
de pilastres, dont les détails minutieux rappelaient la
manière de Mantegna. Les plis des draperies offraient
le mélange de l'ancien goût et d'un goût plus correct.
Le démon, terrassé sous les pieds du saint, n'avait
pas
chair. Il couchait sur la terre nue, avec une pierre pour oreiller,
ne mangeait que de mauvais pain et quelques racines, etc.
Il fut canonisé par Eugène IV, en 1446. (V. la Vie de SI Ni-
colas de Tolentino, écrite d'abord par Pierre de Monte Rubeano,
son contemporain ; puis par Thomas de Herrera, qui vivait en 4330;
et enfin par le B. Jourdain de Sane. —V. aussi le Cornelii Curlii., '
Ord. Erem. S. Augustini, S. Nicolaus Tolentinus, Antverpiœ, 1 637,
in-12, et le P. Suysken, Act. SS., t. III, sept., p. 636. — V. éga-
lement Alban Butler.
Dante, qui mourut treize ans plus tard, a tour à tour
enduré tous les supplices de l'enfer et goûté toutes
les joies du paradis. Giotto fut le digne contem-
porain du poëte, dont il ne voulut garder que la
bonté. Voyons comment Raphaël, marchant sur les
traces de son illustre devancier et se révélant comme
maître à l'âge où d'ordinaire l'élève commence à peine
à se montrer, a rêvé et rendu. les tràits d'un religieux
qui de sou côté fut un saint presque avant d'avoir
été un homme.
Il s'agissait de représenter la gloire du saint, de
faire comprendre ses mérites et de faire aimer sa vertu.
Or, la gloire de St Nicolas de Tolentino est mise en pleine
lumière par l'intervention de Dieu le Père, de la Vierge
et de SI Augustin. Ses mérites sont rendus manifestes
par la manière à la fois humble et triomphante dont
il tient Satan terrassé sous ses pieds. Sa vertu enfin,
par la grâce dont elle se pare, entraîne le cœur des
hommes en attirant à elle l'amour même des anges.
De tout cela, à la vérité, il ne reste plus qu'un souffle,
un simple croquis légèrement dessiné à la pierre noire,
d'après nature, et qui semble prêt à s'envoler bientôt.
Mais si ces figures aériennes s'offrent à nous sous les
dehors de la réalité, si notamment leurs costumes
démontrent la présence du modèle vivant, les attitudes
sont si simples, si touchantes, si nobles, si calmes, les
têtes surtout expriment avec tant de ferveur l'idée du
maître, qu'on possède vraiment ce qu'il y a de plus
immatériel, de plus vif, de plus pathétique dans
cette conception, et que l'on a, sous une apparence
familière, l'âme même du.tableau.
St Nicolas de Tolentino, debout et les deux pieds
posés sur le démon vaincu, occupe le bas de la com-
position. La jambe gauche est tendue en avant, et le
poids du corps porte sur la hanche droite. La tête est
penchée sur l'épaule droite, et les yeux baissés à terre
regardent l'ennemi renversé. Voilà une bien calme
image du combat de la vie, et il n'en est pas de plus
pénétrante. Armé de la croix et de l'Evangile, le saint
a triomphé1. Les austérités auxquelles il s'est soumis,
en fortifiant son âme, ont épuisé son corps. Ses traits
sont amaigris, mais non pas déformés, et, sans avoir
rien' perdu de leur pureté native, ils ont pris un ca-
ractère particulier de douceur et de mansuétude. Le
regard est humble et la bouche est compatissante ; le
saint contemple le mal avec tristesse, mais avec
bonté, et la charité qui remplit son cœur semble prête
à relever Satan lui-même de l'antique déchéance. Tout
cela est très-naïvement et très-clairement écrit dans
ce modeste dessin. Pour ce S' Nicolas, Raphaël a fait
d'abord placer devant lui un de ses condisciples. Les
chausses et le justaucorps dessinent les formes sveltes,
longues et un peu grêles, que l'on retrouve à chaque
pas vers l'année 1500 dans l'école de Pérugin. Le
costume est tout local et n'a rien qui rappelle la pro-
1. A droite du spectateur.
ment intime et particulier, qui vient se fondre dans le *
(Musée de Berlin).
1. La gauche.
mère, l'autre à nous attirer à lui par la plus tendre
1
1. La droite.
subsistera, Raphaël restera le peintre par excellence
de la divinité du Fils de l'homme. Mais si l'enfant
Jésus a souri au Sanzio, la Vierge aussi n'a cessé de se
révéler à lui, et c'est ce que montre avec une égale
évidence le tableau du musée de Berlin.
La Vierge, dans le dessin de Pérugin, soutient de
la main gauche le pied de son Fils et protége de la
main droite l'épaule de l'Enfant. Il n'en est pas tout à
fait ainsi dans le tableau de Raphaël, où Marie entoure
avec précaution de ses deux mains le corps de Jésus,
marquant ainsi par son geste une affection plus vive
et un respect plus grand. A part cette nuance légère,
les deux figures sont de part et d'autre semblablement
disposées : il n'y a de différence que dans le sen-
timent, dans cette partie impalpable de l'art qu'aucun
maître n'enseigne et que le génie seul peut atteindre.
Le costume est riche et n'en est pas moins austère : la
robe rouge, qui découvre le cou en voilant les épaules,
est rehaussée de broderies dor; une perle d'or fixe sur
la poitrine le manteau bleu, et une étoile d'or indique
sur ce manteau la place du cœur. La tête, de trois
quarts à gauche, s'incline sur l'épaule droite et se
penche en avant vers le Dambino. Le front est haut,
pur, intelligent; deux bandeaux de cheveux blonds le
couronnent et disparaissent presque complètement sous
le capuchon bleu doublé de vert 1, ainsi que sous le
voile de gaze qui descend sur le sommet du front, le
4. A la gauche du spectateur.
2. Dante, Paradiso, canto xxxn, v. 407.
coiffée du capuchon monastique que surmonte le cha-
peau de cardinal. Une longue barbe couvre le bas du
visage et descend jusque sur la poitrine1. En donnant
la pourpre romaine à l'apôtre passionné pour la vie cé-
nobitique, l'art sans doute commettait un anachronisme,
mais il se conformait à la tradition de l'Église; et en
ne voyant les choses qu'au point de vue du sentiment,
nul ne saurait blâmer le St Jérôme du tableau de
la galerie de Berlin. Raphaël d'ailleurs n'engageait
pas sa responsabilité ; il reproduisait cette image telle
que la lui présentait son maître, il la copiait avec
docilité et se contentait pour le moment de lui don-
ner, avec une beauté plus grande, plus d'ampleur
et plus de solennité. Nous le verrons bientôt dé-
nouer, sans les rompre, les* liens de l'école, revenir
alors pour son compte personnel à cette figure hé-
roïque, en dégager l'esprit sous une forme définitive
et parfaite. Nous n'en regardons pas moins, dès
maintenant, ce S' Jérôme avec beaucoup d'intérêt, et
nous considérons comme un prélude digne du tableau
l'admirable dessin de la collection Wicar à Lille. La
tête a pris déjà, dans cette petite esquisse à la pierre
noire, un caractère singulier de force, de bonté, de
douceur. On voit là clairement comment Raphaël,
en s'emparant de l'idée de Pérugin, la transforme et
l'agrandit tout à coup, au point de faire presque com-
plètement oublier son maître. C'est une véritable trans-
l mirabil vita
Del poverel di Dio
(Dante, Paradiso, cantoXIII, v. 33.)
Cette perpétuelle ivresse de l'amour divin le pénétra
profondément. Au dire des contemporains, St Fran-
çois d'Assise avait une figure très-fine, très-naïve, mai-
gre et blanche, de grands yeux clairs comme les yeux
d'un enfant, des traits réguliers et mobiles, la physio-
nomie agréable et souriante. C'est ainsi que l'école de
Pérouse, sur la foi de la tradition, l'a constamment
représenté ; c'est ainsi que Raphaël, dès l'année 1503,.
le montre avec un rare bonheur déjà; c'est ainsi que
nous le retrouverons huit ans plus tard avec un carac-
tère d'exaltation particulier dans le tableau de la
Madone de Foligno, où Raphaël le placera cette fois
encore en compagnie de S' Jérôme, en présence de la
Vierge glorieuse.
Un fond de paysage complète le tableau du musée
de Berlin. On reconnaît au loin la province séraphique,
les vallées ombriennes douces et rêveuses, où tout est
vert, frais, doré des feux du soleil couchant. Çà et là
se voient quelques petites fabriques, tandis que les
hautes cimes se perdent dans la transparence du ciel
bleu quis-pâlit à l'horizon. Ainsi, derrière le symbole
religieux, apparaissent à perte de vue les choses ter-
restres qui causent à l'homme les plus vives joies : la
plaine, les arbres, l'atmosphère embaumée, les som-
mets neigeux des montagnes, tout un monde exalté,
recueilli et comme en adoration en présence du Sau-
veur, de la Vierge et des saints.
Le hasard, en réunissant dans le musée de Berlin
ce tableau et la Vierge de la collection Solly, permet
de mesurer le rapide chemin qu'a parcouru Raphaël
en moins de deux années. L'exécution, qui est à
la fois délicate et ferme, a été pour beaucoup dans
la remarquable conservation de cette peinture. L'as-
pect général est tout autre que celui de la Madonna
Solly. Au lieu des carnations blanches et roses, un
peu molles et incertaines que l'on remarquait de 1500
à 1502, on est frappé ici de la richesse et de la so-
lidité des tons. On dirait que les chairs se sont do-
rées au contact d'une lumière plus abondante et
plus chaude. Le pinceau, de timide qu'il était, est
devenu sûr des effets qu'il veut rendre. Les om-
bres, plus vigoureuses, sont aussi mieux fondues.
Les draperies, fortement glacées, prennent plus de
souplesse. Raphaël interroge plus directement la
nature et la vie. Sans rien perdre de son respect
et de sa docilité pour son maître, il étudie aussi les
maîtres voisins. Francia semble ici l'avoir surtout
préoccupé, et dans certaines parties de ce tableau
il s'en rapproche par la couleur. On retrouve no-
tamment dans les deux saints le charme extérieur
du maître bolonais. Mais Raphaël, en se livrant à
l'imitation, a réservé son sentiment intérieur, et ces
bienheureux lui appartiennent en propre. S'ils tou-
chent encore à la terre, ils sont déjà, par le ra-
vissement qu'ils expriment, comme s'ils étaient au
ciel, et ils pourraient dire, comme Piccarda à Dante :
« Nos affections enflammées des seules joies de l'Es-
prit-Saint se réjouissent dans l'ordre où il les a éta-
blies 1. » D'un autre côté, pour la Vierge et pour l'en-
fant Jésus, Raphaël a suivi plus directement les données
de Pérugin ; mais il a transfiguré l'esprit de son maître.
La Vierge rappelle par de nombreuses analogies la
Madone du tableau peint en 1503 pour l'église des
Franciscains2. C'est le même genre de beauté délicate,
humble, pure, parfaitement virginale. Quant à l'Enfant,
il fait songer surtout à celui de la Présentation au temple
dans la prédelle qui complète le Couronnement de la
Vierge3 ; c'est la même idée supérieure et supérieure-
ment rendue. Voilà des témoignages suffisants pour
qu'on puisse assigner une date précise (1503) au ta-
bleau du musée de Berlin. Ce tableau marque à la fois
Un progrès sur les premières Vierges de Raphaël4, et
une prise de possession presque magistrale déjà de la
Vierge vivant dans la société des saints.
.
1 Li nostri affetti, che solo infiammati
Son del piacer dello Spirito santo,
Letizian dal suo ordine formati.
(Dante, Paradiso, canto III, v. 52.) -
2. V. t. II, p. 549.
3. V. t. II, p. 227.
4. La Vierge de la comtesse Anna Alfani, la Vierge de la col-
lection Solly. (V. dans ce volume, p. 13 et p. 19.)
LA VIERGE DE LA FAMILLE ANSIDEI
une copie faite par Nicolas Monti. Cette copie est encore dans
l'église San-Fiorenzo, à la place même où était le tableau de Ra-
phaël. -
l'église de Cagli, à cette tendre dévotion1, et son
enthousiasme pour un pareil sujet avait dû être porté
à son comble par les œuvres de Pérugin. Donc, à
travers les rêves dorés de son adolescence, il n'avait
pu manquer de voir la Vierge royalement assise au
milieu d'un cortége de saints et de saintes. Aucun
tableau ne témoigne, il est vrai, de. cette préoccupa-
tion naissante. Peut-être Raphaël n'a-t-il pas osé se
mesurer tout d'abord avec de telles pensées; cepen-
dant, à défaut de peintures, de simples croquis mon-
trent sous quelle forme déjà il tentait de réaliser son
idée. Le dessin du cabinet de M. Timbal est un de
ces charmants essais.
4. V. L I, p. 480 et 540.
2. V. dans ce volume, p. 43.
surnaturelle. On voit le Dieu dont il émane et vers
lequel il remonte en esprit, en nous y élevant avec
lui. La même âme, en effet, respire dans l'enfant Jésus
et dans les saints qui l'accompagnent. St Sébastien, nu,
percé de flèches et dans l'attitude de son martyre,
ressent les pures joies d'une extase céleste. Ses yeux,
fixés au ciel, sa bouche entr'ouverte et tous ses traits
enfin semblent heureux d'un bonheur qui n'est pas de
la terre. Quant à S' Roch, Raphaël lui a bien prêté
encore la désinvolture et la physionomie des héros
péruginesques, mais avec un accent plus vif et plus
déterminé. Comment ne pas reconnaître, dans ce doux
regard et dans ce visage attendri, le pieux et bon
chevalier qui consacra sa fortune et sa vie à souffrir
avec ceux que la misère et la maladie faisaient souf-
frir aussi? Sa charité l'entraîna à travers les pestes
qui ravagèrent l'Italie au xive siècle, et de tous les
maux dont il fut atteint, il ne garde, en présence de
la Vierge et de son divin Fils, que la joie infinie de
les avoir endurés. Ce qu'il y a de plus touchant et
de plus immatériel dans le génie du Sanzio se trouve
dans ce dessih. Raphaël, seul au monde, a pu montrer
ainsi l'humble beauté de la Madone, la divinité de
l'enfant Jésus, la vertu des saints. Il était donc admi-
rablement préparé à la tâche qu'il allait entreprendre
et parfaire avec tant de bonheur à la fin de l'an-
née 1505.
1. A gauche du spectateur.
le bas du visage. La poitrine est vêtue d une toison
d'agneau dont la nuance est un peu plus claire que
celle des cheveux, et, par opposition à ce rustique vê-
tement, un manteau de pourpre brodé d'or est fière-
ment jeté sur l'épaule droite. Les membres nus sont
ceux d'un héros; on est même tenté de reconnaître
dans la jambe droite, tendue en avant, une réminis-
cence classique. Cette figure est d'ailleurs remarqua-
blement belle. Raphaël, pendant les quelques mois
qu'il vient de passer à Florence, a conçu une grande
idée du patron de cette ville. De plus, il a pris comme
un avant-goût de l'antiquité, et la nature lui apparaît
dès lors plus simple et plus grandiose. Le sentiment
chrétien n'en est point atténué, mais il tend à se pro-
duire avec plus de clarté ; on comprend que l'alliance
de la science et de la foi sera bientôt conclue.
De l'autre côté de la Vierge est S' Nicolas évêque
de Myre. Vêtu d'une robe noire, d'un surplis blanc, et
d'une chape verte bordée d'une bande de velours cra-
moisi avec ornements d'ort, il tient de la main droite
la crosse épiscopale, et porte de la main gauche un
livre ouvert dans lequel il lit avec attention. Sa tête,
inclinée en avant et légèrement penchée sur l'épaule
gauche, est coiffée d'une mitre blanche, enrichie de
broderies et de pierres précieuses. Les traits sont ré-
guliers et beaux. La physionomie exprime l'activité de
l'intelligence et le travail d'une pensée forte. On se sent
chape,
1. Cette à revers rouge, est fixée sur la poitrine par un
énorme rubis.
vivement entraîné vers ce personnage, et, pour bien
comprendre ce que Raphaël en a fait, on cherche à se
renseigner sur ce qu'il fut. Quel est donc ce saint, si
étranger à l'Italie et cependant si fort en honneur dans
la Péninsule, qu'il a valu à la petite ville de Bari la gloire
d'attirer pendant de longs siècles la foule des pèlerins
de l'Orient et de l'Occident? Rien ici ne rappelle qu'il
était d'origine grecque et même asiatique1; rien non
plus ne renseigne précisément sur l'époque où il vécut2.
On reconnaît bien, dans cette figure douce et chaste, le
patron des enfants, celui qui fut pendant toute sa vie le
modèle de l'innocence et de la vertu. En regardant
les trois boules d'or déposées à ses pieds, on se sou-
vient aussi des trois jeunes filles qu'il sauva de la
A PÉROUSE.
c'est la couleur verte qui domine. L'ange de droite surtout est très-
beau. Deux chérubins accompag nent ces deux anges. — On voit à
Lille, au musée Wicar, une étude à la plume, faite d'après nature
pour le Père éternel.
Les cheveux sont ici un peu plus foncés qu'ils ne sont d'or-
dinaire; ils ont en outre des reflets très-chauds, virant presque au
noir.
le manteau. Ce manteau, d'un bleu très-foncé, presque
noir, est semé d'une multitude de petites paillettes
d'or; ramené sur la tête, il couvre les cheveux, en-
veloppe les épaules et les bras, laisse voir seulement
le corsage rouge de la robe1, tombe sur les jambes,
et ne découvre que le bout du pied gauche, chaussé
de velours bleu clair. Cette Vierge, si profondément
humble dans sa gloire, tient par des liens étroits aux
traditions ombriennes et démontre en même temps
la vivacité d'un esprit nouveau. Elle doit avoir été
peinte avant le départ de Raphaël pour Florence; et il
est vraisemblable aussi'que Raphaël, après son premier
séjour dans cette ville, aura repris cette figure pour lui
donner l'expression particulière, intime et toute per-
sonnelle, reflet de la vie nouvelle et radieuse qui s'ou-
vrait alors devant lui.
L'enfant Jésus appartient à la même époque, ou
plutôt aux deux mêmes époques successives de la vie
du maître. Les bonnes religieuses du couvent de Saint-
Antoine avaient poussé le scrupule jusqu'à vouloir
que leur Bambino fut complètement vêtu. Raphaël a
dû se soumettre à cette exigence et abandonner la
convention pittoresque qui avait permis à la plus haute
antiquité chrétienne comme à la grande Renaissance
de montrer l'Enfant nu dans les bras de sa Mère.
L'enfant Jésus est habillé d'une robe bleu clair très-
pâle, bordée aux poignets d'un ruban bleu foncé,
1. Cette robe est attachée à la taille par une ceinture noire. Le
corsage est bordé de noir et rehaussé d'une broderie d'or.
attachée à, la taille par une ceinture brune, et ornée
d'une pièce de couleur rouge sur l'épaule droite; un
petit manteau d'un bleu très-intense est jeté sur les
jambes. Assis sur les genoux de la Vierge1, le Bambino
tient de la main gauche un pan de la draperie qui le
couvre, et de la main droite bénit le précurseur. Sa tête,
couverte de cheveux blonds, est vue de trois quarts à
droite; elle est selon la nature, et en même temps elle
est divine. L'oreille est un peu grande, ainsi qu'il
arrive d'ordinaire à cet âge où les formes sont pour
ainsi dire en train de naître ; le nez est rudimentaire
comme celui des enfants; la plénitude des joues et du
cou, ainsi que le double menton, relèvent aussi du fait
matériel et presque vulgaire. Mais la physionomie est
ravissante et fait penser de suite au Verbe divin.
Les yeux, doux et pénétrants, se fixent avec com-
plaisance sur le petit S1 Jean, et la bouche exprime
à la fois la bonté et l'aulorité. Une gravité naïve et
solennelle est répandue sur cet enfant, qui, sans
ètre encore un Dieu, éveille en nous l'idée de la divi-
nité. Ses traits d'ailleurs se rapprochent sensiblement
des traits de la Vierge ; ils les rappellent sans les re-
produire, et les répètent avec plus de puissance. Cette
figure est d'apparence primitive; mais on voit briller
en elle l'esprit nouveau, et si l'on se retourne encore
un moment vers Pérugin, c'est pour ne plus songer >
.
mesurer la distance parcourue par Raphaël de 1503
à .t505.
Derrière St Pierre est Ste Catherine d'Alexandrie,
vêtue d'une robe violette et d'un manteau vert5. Elle
LA VIERGE AU BALDAQUIN
qu'au poignet.
2. La jambe et le pied gauches, ramenés en arrière, se dérobent
derrière la jambe droite.
d'une exécution très-légère et d'un goût charmant,
Les cheveux, séparés au milieu du front et retenus par
un bandeau que couronne une nalte en forme de dia-
dème, sont coupés courts sur les tempes et se répan-
dent en ondes légères qui flottent gracieusement le
long des joues et du cou. Voilà de ces arrangements
presque coquets, qui, sans cesser d'ètre chastes,
marquent comme une transition entre l'archaïsme
des écoles ferventes et le retour aux données clas-
siques. Au commencement de l'année 1508, nous
l'avons vu déjà à propos de la Vierge Colonna ', Ra-
phaël sent monter en lui une séve abondante, et il
' cherche sa voie sans la trouver encore. Les traditions
primitives ne lui suffisent plus; il ne veut pas se dé-
rober à la nature, et il demande à son imagination des
combinaisons nouvelles. Il pressent des horizons plus
vastes; il est impatient de les voir, et en attendant
qu'il les puisse contempler, il les rêve. C'est, si j'ose
dire, la période romantique de sa vie. Mème alors
cependant, Raphaël ne s'écarte jamais de la vérité,
de la. raison, et, tout en cédant à un moment de caprice,
il ne cesse d'emprunter au dogme chrétien son inspi-
ration. C'est ainsi que nous voyons ici le visage de
la Vierge conserver ce calme, cette fraîcheur, cet
épanouissement, qu'aucune cause extérieure et ter-
restre ne saurait atteindre. Les traits sont purs et la
physionomie est parfaitement bonne; le front et le
1. Sap., XII, 1 8.
2. Jean, xii, 26.
3. Ph. Gerbet, Esquisse de Rome chrétienne, t. I, p. 97.
habillement n'est pas en tout conforme à la réalité,
il donne au personnage plus d'élégance dans la dé-
sinvolture, et laisse à son geste plus de liberté. La
règle, en matière d'art, n'exclut pas une certaine
fantaisie, et les éléments de la beauté doivent avoir
le pas sur les conditions de l'archaïsme. Toute com-
binaison est bonne, qui permet d'augmenter le charme
extérieur d'une figure en rendant avec plus d'évi-
dence l'idée qu'elle doit exprimer. Or le caractère
dominant de la figure de St Augustin est mis en
parfaite lumière dans le tableau de Raphaël. Les
traits du saint évêque sont vifs, pleins de cette in-
telligence réfléchie qui gagne les hommes et les en-
traîne. « Son cœur tout en feu1 » cherche à toucher
ainsi qu'il a été touché. L'orgueil en lui s'est trans-
formé en humilité, et c'est l'humilité même qu'il
prêche et qu'il montre dans la Vierge. Cette figure est,
ainsi que les autres figures de saints dans ce tableau,
presque identique à certaines figures de Fra Barto-
lommeo. Ce serait à s'y méprendre complètement s'il
n'y avait là comme une étincelle déposée déjà, à peine
visible encore, mais toute prête à jaillir au souffle du
génie de Raphaël.
S' Jacques Majeur est à côté de S' Augustin. Cet
apôtre, si vivement adopté par l'imagination popu-,
laire, est ici très-simplement représenté. Sa tête est
nue, vue de trois quarts à droite; ses traits sont
LA VIERGE DE FOLIGNO
(Galerie du Vatican).
4. Ante legem dixit Deus se esse; sub lege, unurn; sub gra-
lia, trinum; ut paidatim cresceret cognilio veritatis. (Hugues
-
de Saint-Victor, t. III, p. 4,13.) C'est ce que St Hilaire disait '
aussi : Hoc Ecclesia intelligit, hoc Synagoga non crédit; hoc
Philosophia non sapit. (S1 Hilaire, De Trinitate, lib. VIII.)
2. Éphés., m, lo.
tire sa puissance de son humilité même. Cette figure,
il est vrai, n'appartient rigoureusement pas à notre
sujet, mais elle semble se détacher de son cadre et
planer devant nous au moment où Raphaël arrive à
Rome sous l'inspiration de la Vierge glorieuse.
Pendant les trois premières années de son séjour
à Rome, Raphaël fut absorbé tout entier par les
fresques de la Segnatura. Il parvint bien, de temps à
autre, à leur dérober quelques instants qu'il consacra
à des travaux plus intimes : ce fut alors sans doute
qu'il peignit le portrait de Jules II1 et celui du mar-
quis Frédéric de Mantoue2, son propre portrait3 et
celui de cette Margherita qu'il a immortalisée sous le
nom de la Fornarinak. En 1511, les travaux de la
première Chambre Vaticane étaient terminés; l'al-
liance entre la science et la foi était conclue, la chaîne
de la tradition était renouée, tous les anneaux en
étaient scellés de manière à défier désormais les
efforts de la barbarie. Raphaël, universellement ad-
5 ' miré, -put un moment donner carrière à des. aspira-
1. Isaïe, XLV, 8.
mille de Dieu1. » Par suite d'une intelligence' sur-
prenante du sujet et d'une entente merveilleuse de
la perspective aérienne, elle paraît encore à de
grandes hauteurs quand elle est déjà presque à portée
de la terre, de sorte que, malgré les limites nécessai-
rement très-restreintes du tableau, on croit voir les
sommets d'où la bénédiction descend. Marie, sans
s'abaisser, semble vouloir se mettre à notre niveau ;
les saints qui la prient, le donataire qui l'implore,
pourraient presque la toucher de la main, et l'on sent
néanmoins que leur âme seule peut monter jusqu'à
elle. Mère des vivants, elle demeure la Reine des
anges qui l'ont saluée sur la terre et l'ont portée en-
suite au plus haut du ciel. Sa tête, doucement inclinée
sur l'épaule gauche, est coiffée d'un voile qui tombe
le long de la joue droite, et qui, du côté de la joue
gauche, est soulevé par l'enfant Jésus. Ce voile est
d'un ton très-doux et très-riche en même temps : il
est blanc jaunâtre, nuancé de quelques reflets bleus,
avec un revers rouge brodé d'or, que l'on
voit no-
tamment au-dessus de. la tête du Sauveur ; couvrant
les cheveux de la Vierge sans les cacher compléte-
ment, il est à lui seul la plus humble et la plus belle
des parures, car il ajoute à la chasteté un incontes-
table élément de beauté. Deux bandeaux blonds cou-
ronnent le front qui est pur, intelligent, bien construit.
(Éphésiens,
1. Sed estis cives sanctorum et domestici Dei.
n, 19.)
Les arcades sourcilières sont d'une forme admirable.
Les yeux, doux et tristes, sont abaissés sur le Verbe,
et confondent dans une mème pensée l'amour du Christ
et l'amour des hommes. Le nez est très-bien dessiné.
La bouche est moyenne et d'un sentiment presque
douloureux. Toute la physionomie indique très-claire-
ment l'intention du peintre. La Vierge est là comme in-
termédiaire entre l'homme et Dieu, reflétant à la fois les
souffrances humaines et la splendeur divine. La courbe
du cou est charmante. Le mouvement général du corps
et des membres est rempli à la fois de candeur et
d'aisance. Le torse se présente de face, avec une ten-
dance naturelle à suivre l'entraînement de la tête et à
se porter à droite du côté du Sauveur; les cuisses,
au contraire, s'inclinent vers la gauche, formant ainsi
avec le haut du corps une opposition pittoresque qui,
sans nuire en rien à l'unité de la figure, montre
que l'immobilité n'est point indispensable à l'immu-
tabilité. Tandis que la main gauche se trouve engagée
sous le bras gauche du Bambino, la main droite
retient une écharpe bleue passée en forme de cein-
ture autour du corps de Jésus; et tandis que la jambe
droite, glissant le long du nuage, tombe vertica-
lement, la jambe gauche, relevée sur la nuée, sert
de support à l'Enfant. Le vêtement est d'une chas-
teté rigoureuse : une robe, d'un beau rouge clair,
et un manteau, d'un bleu également assez clair, en
font tous les frais. La robe, très-modestement taillée,
découvre le cou jusqu'à la naissance des épaules, et
enveloppe sévèrement la poitrine et les bras une
;
broderie d'or rehausse le corsage et donne à cette
humble pourpre une apparence vraiment royale. Quant
au manteau, jeté sur les épaules, il laisse aux bras la
liberté de leurs mouvements, et vient se draper sur le
bas de la figure, en laissant paraître seulement le bout
des pieds nus. Cet ajustement, qui tire son élégance
de sa simplicité même, imprime à toute la figure une
douceur ravissante et une souveraine grandeur.
Il y a là, comme dans toutes les œuvres vraiment
personnelles au Sanzio, un souffle qui élève l'âme en
la pénétrant profondément, un accent que rien ne peut
rendre et qui demeure inaccessible à toute interpréta-
tion secondaire. Marc-Antoine a eu entre les mains le
dessin original de Raphaël, et, en raisonnant par ana-
logie d'après tout ce que nous connaissons déjà, nous
sommes en droit de penser que ce dessin devait être
d'un sentiment plus vif et plus intime encore que la
peinture elle-même. Regardons cependant ce que Rai-
mondi a fait de la pensée du Sanzio *, et, en comparant
la gravure au tableau, voyons une fois de plus 1i1 distance
vraiment infranchissable qui sépare le maître de ses
plus intelligents interprètes. Sauf de légères diffé-
rences au point de vue de l'agencement genéral, la
gravure reproduit textuellement le tableau, ou plutôt
le tableau reflète exactement la gravure, celle-ci n'é-
tant que la répétition du dessin primitif. Ces quel-
Bartsch, t. XIV, n05 52 et 53. Cette gravure ne reproduit que
la Vierge et l'Enfant.
ques différences sont toutes à l'avantage du tableau;
elles marquent un progrès sur le dessin, un pas de
plus vers la perfection. Le mouvement, de part et
d'autre, est le même, avec plus de raideur et d'im-
mobilité du côté de l'estampe, le burin de Marc-
Antoine n'ayant jamais eu la souplesse et l'aisance
de la plume ou du crayon de Raphaël. La tête est
plus droite dans la gravure, moins tendrement in-
clinée vers Jésus. Le cou n'a pas non plus cette tor-
sion et cette flexibilité si charmante que nous signa-
lions tout à l'heure dans la peinture. Le voile s'arrange
sur la tête avec moins de bonheur dans la gravure
que dans le tableau, il dégage davantage les che-
veux, ne cache pas l'oreille, ne met pas la même
grâce à descendre le long de la joue droite et à enca-
drer la ligne du cou. Les cheveux aussi sont plus
compliqués dans la gravure : on les voit, dans une
première épreuve1, dénoués et flottants derrière la
tête ; puis cette disposition pittoresque d'ailleurs,
,
mais peu conforme 'au calme et à la dignité du sujet,
disparaît, et les bandeaux, au lieu d'être simples et
virginaux comme dans la peinture, forment des ondes
épaisses et sculpturales, qui dénoncent une préoccu-
pation par trop dominante des modèles classiques2.
L'ajustement de la robe rappelle de plus près la tu-
nique des anciens; une sorte d'écharpe termine le
corsage, et remplace la broderie qui le décore dans
4. Bartscb, n* 52.
i. Bartsch, n° 53.
le tableau. Le manteau qui, dans la peinture, couvre
en partie l'épaule de la Vierge, la découvre tout à fait
dans la gravure, et il n'y a plus la même indépendance
dans les plis dont s'enveloppent les genoux et les
jambes. Les mains enfin sont. différemment placées :
1
au lieu de porter l'Enfant, l'une sous le bras, l'autre2
par la ceinture, elles le tiennent presque à bras-le-
corps; il en résulte pour la Vierge moins d'élégance,
et pour le Bambino moins de spontanéité... Mais ces
différences matérielles ne sont rien. Ce qui marque
l'abîme entre l'estampe et le tableau, c'est l'esprit,
qui est comme immobilisé dans l'une et qui se montre
dans l'autre si touchant et si vif. Le style de cette
gravure est vraiment grandiose, et jamais Marc-
Antoine ne s'y serait élevé sans un modèle fait de la
main de Raphaël. Mais ce que Raimondi n'a pu re-
produire, c'est le sentiment intérieur, c'est l'émotion
divine, c'est ce je ne sais quoi d'impalpable qui sub-
jugue les cœurs et qui est Raphaël tout entier. Pour
comprendre Raphaël, il faut le voir lui-même, sans
témoin, sans, intermédiaire, le contempler et. l'inter-
roger face à face. En dehors de cette investigation
personnelle et directe, tout le reste est insuffisant.
La Vierge de Marc-Antoine est une noble et belle
image, où l'on sent la force de l'inspiration pre-
mière, mais sur laquelle aussi s'est appesanti le
niveau d'un génie moyen, qui a comme pétrifié la vie
4. La main gauche.
%. La main droite.
morale, et qui, au lieu d'en étendre indéfiniment
l'essor, l'a circonscrite dans un cercle étroit et con-
ventionnel. Jamais Raphaël n'a été aussi littéralement
antique que son graveur de prédilection. Dans l'estampe
de Marc-Antoine, la grandeur des lignes et la concep-
tion générale demeurent; mais la grâce et l'intimité
du sentiment chrétien s'effacent presque au point de
disparaître, la chair se fait marbre, l'âme s'éteint,
l'esprit devient matière. Sans doute la Vierge est belle
encore, son corps est bien équilibré, son visage con-
serve des lignes fermes, magistrales, austères. Mais
où sont cette sympathie profonde et cette grande tris-
tesse qui nous attiraient tout à l'heure? Où sont ces
yeux prêts à pleurer, cette bouche émue, et tous ces
traits compatissants et bons qui font descendre sur
la terre l'espérance et l'amour? Tout cela n'est que
dans Raphaël. Lui seul a su faire jaillir ainsi de la
nature l'idée du surnaturel, et tirer de la réalité une
image qui ne touche aux sens que pour arriver à l'âme
plus sûrement. En 1511, il possède toute la science né-
cessaire pour bien rendre sa pensée. Sans doute il gran-
dira encore ; mais déjà l'équilibre de ses rares facultés est
complet, il a pour chaque chose un mot propre, et son
intelligence, puissamment tendue vers l'idéal, ne perd
jamais le sentiment du vrai. L'idéal, en effet, qui con-
siste à revêtir de formes harmonieuses les sentiments
supérieurs à l'humanité, a besoin, pour vivre, d'une
incarnation. Prêter une vie factice à une création sans
modèle, ce n'est pas faire de l'idéal, c'est faire de la
fantaisie. Vouloir traduire l'infini par le vague et l'indé-
terminé est une hérésie. L'infini doit être exprimé par
des formes nettement définies. Dieu lui-même, qui n'a
pas de dimensions et que rien de fini ne contient, peut
être concentré dans un infime atome de matière,
pourvu que cet atome, sous sa forme réelle et vraie,
reflète l'intelligence qui l'a créé, pourvu que l'artiste,
sans le défigurer par des combinaisons arbitraires,
l'épure et le ramène au type de la perfection. Mais
pour transfigurer ainsi la réalité, il faut parfaitement
la connaître, l'avoir étudiée sous tous ses aspects,
avec le calme et le recueillement qui seuls permettent
d'en faire jaillir la flamme intérieure. Voilà ce qu'avait
fait Raphaël. Si sa Vierge dépasse en beauté les con-
ditions ordinaires de la vie, c'est qu'elle satisfait en
même temps aux exigences les plus rigoureuses de la
vérité naturelle; si elle s'élève radieuse et sans effort
jusqu'à la beauté divine, c'est parce qu'elle est belle
d'abord d'une beauté tout humaine.
Au point de vue pittoresque, l'Enfant de la Vierge
dé Foligno est en parfait accord avec sa Mère : il tient
à elle par les liens les plus étroits, et paraît presque ne
faire qu'un avec elle ; mais il demeure plus exclusive-
ment qu'elle confine dans le domaine de 'la forme sen-
sible, et ne fait pas naître tout de suite cette grande
idée de Dieu, dont Raphaël donnera bientôt l'expression
la plus haute dans l'Enfant de la Vierge de Saint-Sixte.
Nous ne sommes encore qu'en 1511, et, avant d'arriver
à ce sommet, nous trouverons plusieurs étapes intermé-
diaires où il faudra nous arrêter encore. On reconnaît
ici, dans la Vierge, « la Mère de l'Agneau sans tache,
plus belle à elle seule, dit St Épiphane, que toute
l'armée des anges ; » mais on ne voit pas, dans l'En-
fant, le Sauveur et le Juge. Sous ce rapport, Raphaël
semble s'être approché davantage de la perfection reli-
gieuse dans quelques-uns de ses précédents tableaux.
Moins préoccupé, quelques années auparavant, de la
grandeur et de la force, il s'attachait d'une façon
plus spéciale au sentiment intérieur. Le voilà mainte-
nant qui serre de plus près que jamais la réalité :
sans toucher au sublime, il gagne une grande puis-
sance de vérité naturelle; il saisit la nature sur le fait,
et le mouvement qu'il reproduit, bien que déterminé
dans un but particulier, manque du calme suffisant
pour atteindre à l'autorité. L'enfant Jésus a entendu
la prière du donateur et il se hâte d'aller à lui. Ses
bras sont ramenés l'un sur l'autre, et de ses mains il
écarte le voile de sa Mère. Prêt à se lancer dans
l'espace, il n'est plus retenu que par l'écharpe rouge
qui ceint son corps et que la Vierge tient de la
main droite. La jambe droite rejetée en arrière pose
encore sur le genou gauche de Marie, tandis que la
jambe gauche portée en avant touche déjà la nuée.
Cette petite figure est d'une rare élégance; mais le
geste est d'une familiarité qui nuit au sentiment
divin. La tête, prise entre les deux épaules qui se
haussent et se rapprochent par suite du geste des
bras, se montre de face et se baisse vers la terre.
Elle n'est que belle, et l'on souhaiterait plus; on lui
voudrait voir quelque chose de cette compassion, de
cette douleur, de cette bonté, qui marquent d'un si
touchant caractère les traits de la Vierge... Quelle dis-
tance cependant sépare encore cet Enfant, tel qu'il
est dans le tableau, de celui que Marc-Antoine a gravé
dans son estampe! Les formes, si pures et si choi-
sies dans la peinture, sont lourdes et comme ramas-
sées sur elles-mêmes dans la gravure. Le raccourci de
la tête s'exagère, et la face s'élargit outre mesure.
L'épaisseur succède à la puissance, et la lourdeur à
la force. Le mouvement de part et d'autre est à peu
près le même 1 ; mais ce qu'il a de décisif et d'irrésis-
tible sous le pinceau de Raphaël, fait place à quelque
chose de gêné, presque d'hésitant sous le burin de Rai-
mondi. L'estampe de Marc-Antoine n'en demeure pas
moins belle, digne même de Raphaël ; seulement, dès
qu'on la met directement en face du tableau, elle
ne paraît plus que secondaire, et comme le reflet
amoindri d'une image que rien ne peut rendre dans
toute sa beauté.
Au-dessus des nuages qui forment le trône aérien
de la Vierge et par delà le cercle de lumière dorée
qui environne le groupe divin, l'œil se perd au
« pour
servir de témoin, pour rendre témoignage à la
lumière, afin que tous croient par lui2. » De la main
gauche ramenée à la hauteur de l'épaule, « l'illustre
citoyen du désert3 » tient une croix longue et mince
sur laquelle il s'appuie; et désigne de la main droite,
dont l'index est levé vers Jésus, « celui qui était
en Dieu au commencement4. » La tête est vue de
face, et tandis que de vives lumières éclairent le côté
1. Des Médicis.
t. L'évêque Maffei, dans une visite qu'il fit à l'église Sainte-
Anne du couvent delle Confesse, lut sur le cadre de la Vierge dé
Foligno l'inscription suivante, écrite en lettres d'or : Questa lavola
la face dipingere messere Gismondo Conti segretario primo di
,
Giulio secondo, et è dipinta per mana di Raphael de Urbino, et
sora Anna Conti, nepote del dicto messere Gismondo, l'ha facta
portare da Roma, et facta mettere a questo altare nel 1565 a di
23 di maggio. (V. la note de Comolli pour la Vila inedita di
Raffaello, etc. Roma, 1790, p. 44.)
3. (rJ'ai vu exécuter au Louvre, en 1802, par.M- Haquin fils,
ces difficiles et longs travaux (dit Boucher Desnovers dans son
Appendice à ta Vie de Raphaël, par Quatremère de Quincy,
p. 44). Après que tout le bois du tableau fut enlevé, j'eus le bon-
heur de voir la peinture de Raphaël à l'envers, avant qu'elle fût
fixée définitivement sur une toile. Ce grand tableau était placé
horizontalement sur une table; il n'y restait plus qu'une légère
impression blanche, que l'on supposait faite à la colle, et au travers
de laquelle j'ai vu le trait des figures exécuté au pinceau avec de la
terre d'ombre, avec une facilité et une rapidité incompréhensibles.
Ce sont des preuves que ces tracés n'ont pu être ainsi faits sans le
travail préliminaire d'un carton. On trouvait un grand repentir,
c'était le trait de la main droite du St Jérôme, dont Raphaël avait
petite ville ombrienne où elle avait séjourné durant
deux cent trente-deux ans. et passa directement du
Louvre au palais Vatican.
LA VIERGE AU POISSON
1. Le bras droit seul est visible, le bras gauche est caché der-
rière le corps de l'Enfant.
2. Ce pied est nu et d'un très-beau dessin.
naît de la sobriété de la couleur, de la grandeur et
de la pureté des lignes. On se rappelle la Vierge de
Samuel Rogers et la Vierge della Tend a2; mais en
1
.
1 Lacordaire, Conférences de Notre-Dame, conf. kl", De la
Création du monde par Dieu. T. II, p. 488, éd. in-1 2. — Nous
ne parlons pas, à propos de la Vierge au Poisson, du dessin de la
collection de Florence. C'est une esquisse faite très-librement à la
sanguine, d'après le modèle vivant, el, dans laquelle cependant on ne
peut reconnaître l'esprit du maître. — Quant au dessin de la col-
lection Lawrence, s'il a jamais été original, il ne l'est plus mainte-
nant, car il a été entièrement repris et refait au bistre.
sur l'intention de Raphaël... La physionomie de cet en-
fant Jésus est sérieuse, sereine, et, comme celle de la
Vierge, parfaitement bonne : les yeux sont vifs, et le
regard, tout bienveillant qu'il est, demeure plein d'au-
torité; le nez, la bouche et tous les traits enfin sont
d'un dessin délicat, ferme, et expriment, en même
temps qu'un sentiment presque familier, une solennité
vraiment religieuse. Le corps nu est dessiné et mo-
delé dans la perfection1; c'est la nature même, avec la
spontanéité de ses mouvements et de ses gestes. Mais
quelle élégance dans la forme, et quel discernement
dans le choix du moment unique où la réalité con-
fine h l'idéal! La couleur est ravissante aussi; il est
impossible d'imaginer un pinceau plus souple, plus
savant, plus libre, plus scrupuleux, plus indépen-
dant. Toute la science et tout le goût possibles ne
suffisent point à produire de telles œuvres, il y faut
le génie, et Raphaël, si constamment visité par l'in-
spiration, a été rarement plus vivement inspiré. Nous
sommes loin cependant du terme de cette ascen-
sion merveilleuse, et que.que haut que nous porte
déjà l'Enfant de la Vierge au Poisson, il nous tient
encore bien au-dessous du sommet où va nous élever
bientôt l'Enfant de la Vierge de Saint-Sixte. Ici, rien de
cette majesté presque terrible par laquelle Raphaël
fera voir, dans un petit enfant, l'arbitre du monde et
1. Cet archange est debout et tient son bouclier devant lui. C'est
une élégante figure, jeune de formes et de pensée virginale, qui
rait songer au SI Georges d'Or-San-Michele, et qui élève en même
temps l'esprit vers des régions plus hautes.
2. Pérugin n'a pas daté ce tableau, et les registres des chartreux
ne fournissent aucune indication.
— L'archange Raphaël guide avec une
céleste sollici-
tude l'enfant prédestiné qui lui est confié... Un très-
curieux dessin, qui fait partie maintenant de la collec-
tion d'Oxford, a servi de préparation à ce tableau 1.
Ce dessin nous ramène presque au point où nous ont
laissés tout à l'heure Pollajuolo et Ghirlandajo. Tout
y est familier, et tout y porte l'empreinte du plus pur
sentiment religieux. Le Sanzio a fait poser devant lui
deux de ses condisciples, et il les a dessinés avec une
fidélité scrupuleuse ; mais à côté de la vérité naturelle
qui est parfaite en eux, il y a aussi la vérité morale qui
ne laisse rien à désirer. Sous l'enveloppe matérielle
qu'on ne peut méconnaître, transparaît ce je ne sais
quoi de supérieur à la beauté, qui est la sainteté même.
Celui de ces deux personnages qui sera l'ange tient
avec précaution le trésor de Tobie, et, tournant sa
tête vers son protégé, le regarde avec autant de re-
cueillement que de tendresse. En se faisant aimer, il
initie cette jeune âme à un amour divin ; il y aurait
presque de la tristesse dans l'expression de ce visage,
si. la bonté n'était là, qui, sans rien amollir, a rendu
gauche surtout que tient l'ange ; la main droite, qui porte le poisson,
est peut-être un peu forte.
à former comme une flamme au sommet du I*ront. On
se rappelle les anciennes figures de Génies créées par
l'art classique, et le goût même de l'antiquité profane,
en se faisant chrétien, semble revivre dans ce messager
céleste. Le cou et la naissance de l'épaule, que dégage
le vêtement, sont d'un admirable modelé. La robe, dont
les manches enveloppent les bras et les avant-bras,
est jaune, mais d'un ton plus grave que celui de la
robe de Tobie ; elle est recouverte d'une tunique rouge,
qui passe sur les épaules et tombe sur le bas de la
figure. De grandes ailes grises, virant au bleu pâle, se
relèvent derrière la tête et fuient hors du cadre. Un
tel ange semble descendu du ciel et tient cependant
à la terre par les plus réelles beautés. Cette figure si
suave, d'une ardeur si divine' et d'une ferveur si
vraie, est comme enivré par l'amour divin. Raphaël
traduit ainsi avec une perfection souveraine les vi-
sions qui étaient venues le visiter dès l'enfance. Nous
avons là un de ces êtres sans sexe, ou plutôt procé-
dant de l'un et l'autre sexe, ayant la force de l'un, la
grâce et le charme de l'autre, purs reflets de l'éternelle
beauté, créés par le sentiment religieux pour nous
montrer, dans notre propre image, l'image même de
Dieu. Jamais la peinture n'a produit d'aussi beaux
anges que l'archange Raphaël de la Vierge au Poisson.
Il y a là comme une sorte d'exaltation de génie, quel-
que chose qui soulève l'âme au-dessus de la terre et
l'entraîne jusque dans les profondeurs de Dieu... Que
nous voilà loin de la naïve peinture de la Chartreuse
de Pavie ! Quatorze années à peine séparent ces ta-
bleaux, et l'on dirait que des siècles ont passé. Quelle
puissance il a fallu pour sortir de cette longue routine!
Et tout cela pourtant s'est fait sans violence, sans tran-
sitions brusques, comme de soi-même, et par une accé-
lération presque insensible dans sa prodigieuse rapidité.
En regardant ces deux peintures l'une à côté de l'autre,
il semble que la première devait forcément conduire à
la seconde. A cette double passion de la nature et
de l'idéal qui se montre dès les premiers ouvrages de
Raphaël, ajoutez la science de l'antiquité, le don de
concilier toutes les traditions, et vous entrevoyez le
terme dès le commencement du voyage. Toutes les
influences réunies qui ont fait Raphaël apparaissent
clairement dans la Vierge au Poisson. Considérez en
particulier l'archange Raphaël et le jeune Tobie : nulle
part la nature n'a été plus scrupuleusement étudiée ;
nulle part aussi cette étude ne s'efface avec plus de
discrétion sous la pensée chrétienne; nulle part enfin
on ne comprend mieux cet enseignement classique,
qui avait appris à Raphaël à tout simplifier et à tout
abstraire en- vue d'une idée principale.
S' Jérôme, de l'autre côté de la Madone, com-
plète dignement le tableau, et sa puissante figure
suffit à contre-balancer les délicates images de Tobie
et de l'ange. Vêtu de pourpre et agenouillé sur
1
l'avant-bras gauches.
C'est un grand livre, à tranches jaunes, relié de vert, avec
cinq gros clous d'or sur la reliure.
fert, que sait-il? » Il est entré vivant dans le calme
éternel, portant avec dignité sa robuste vieillesse; et
des passions terrestres il n'a conservé que ce qu'il faut
au génie pour témoigner de son empire. Jamais image
aussi grandiose n'avait été vue de ce saint personnage,
et depuis Raphaël, l'art a fait de vains efforts pour
s'élever aussi haut.
Un grand rideau vert, soulevé en biais de droite
à gauche, établit comme un fond perdu sur lequel se
détachent la Vierge et l'enfant Jésus, l'ange Raphaël et
Tobie. Cette large et sobre note est seulement rom-
pue à droite par un peu de ciel, sur lequel l'admi-
rable figure de S' Jérôme rayonne du plus vif éclat.
Ce coin du firmament, d'un bleu très-intense au
zénith, va se dégradant en teintes pâles vers l'horizon.
Au loin se dessinent quelques vagues silhouettes de
montagnes noyées dans l'azur... La lumière venant du
ciel, c'est SI J.erôme, directement placé sous cette
lumière, qui est le plus vivement éclairé. Quant aux
autres figures, le jour ne leur arrive qu'amorti par l'in-
terposition du rideau. L'enfant Jésus cependant est
enveloppé presque complétement aussi par l'air exté-
rieur.-La différence de clarté est peu sensible en passant
de l'Enfant à la Vierge ; mais elle devient notable en
passant de la Vierge au jeune Tobie, et plus notable
encore de Tobie à l'archange Raphaël. Les ombres
augmentent alors graduellement, mais sans s'épaissir,
sans prendre nulle part rien d'obscur ni de noir, sans
qu'aucune ténèbre se répande sur aucun point, en con-
servant au contraire une transparence et une limpidité
à travers lesquelles les parties les plus sombres appa-,
raissent comme inondées de clartés. Rien n'est plus
harmonieux que la disposition des couleurs dans ce
tableau. La coloration des têtes est fraîche, éclatante,
très-bien appropriée à l'âge, au caractère et à la con-
dition de chacun. Les draperies, de nuances toujours
simples, sont en équilibre parfait de tonalité avec les
chairs, et forment entre elles des oppositions dont la
douceur égale la sonorité. Le manteau bleu et le voile
blanc de la Vierge, les deux jaunes voisins des robes
de Tobie et de l'ange, le rouge vif du vêtement de
St Jérôme et le bleu non moins vif du ciel, toutes ces
différentes notes, qui semblent exclusives à force de
franchise et d'éclat, vibrent avec intensité, surtout
avec accord, se fondent et se lient sans rien de violent,
et sur ces modulations le rideau vert du fond est jeté
comme une tenue grave, qui sert de lien à toutes les,
parties d'un même chant. Ce tableau, par certains
aspects de couleur, rappelle la Vierge de Foligno.
Toutefois, en le règardant, on ne songe ni à Giorgione,
ni à Sébastien de Venise, ni à qui que ce soit en,
dehors de Raphaël. Raphaël est là lui-même, tout
seul et tout entier '. D'autres ont pu avoir une palette
presque côte à côte (un portrait de femme par André del Sarte les
sépare seulement), et l'on peut voir simultanément en quoi ils se
ressemblent et en quoi ils diffèrent. Dans la Vierge au Poisson,
plus voyante, nul n'a eu dans la couleur plus d'har-
monie, dé calme et de dignité. Son pinceau, large, spon-
tané, plein de décision, est rompu aux habitudes de
la grande peinture; sa main s'est familiarisée avec les
simples et rapides procédés de la fresque, et l'on
reconnaît, dans l'exécution de la Vierge au Poisson,
%
LA VIERGE DE ST LUC. ;
SAINTE CÉCILE
(A la pinacothèque de Bologne).
,1. Ces anges sont au nombre de six. Ils chantent les louanges
de Dieu écrites sur un livre ouvert devant eux.
2. A gauche du spectateur.
Christ1. »
Raphaël, il est vrai, ne se représentait pas
St Paul sous cet extérieur peu relevé que l'apôtre lui-
même avoue dans sa deuxième aux Corinthiens : Prœ-
sentia corporis infirma2. Il tâchait de concevoir une
image qui répondît à ce puissant esprit. La peinture
ne disposant que des formes extérieures, comment
rendre aux yeux, autrement que par des lignes har-
dies, simples, austères, la grandeur morale de « cet
homme vraiment digne du troisième ciel3? » Il fallait
chercher la beauté de la doctrine dans la beauté du
type, et Raphaël l'a trouvée avec un bonheur de con-
ception digne en tout. de son modèle. — Du côté
opposé, S'e Marie-Madeleine s'avance également sur
le premier plan à la gauche de S'e Cécile et en face
de St Paul. Le corps vu de profil à gauche4 et la
tête tournée de trois quarts vers le spectateur, elle
tient de ses deux mains le vase mystérieux où
brûle le parfum de l'éternel amour. Ses traits sont
de la plus grande beauté. Le voile qui descend des
cheveux sur les épaules et jusque sur la poitrine,
la robe rose et la tunique lilas virant au bleu et au
blanc, s'arrangent avec élégance sur toute la figure.
«
Dans le commerce de l'homme, dit Philon, les
SAINTE MARGUERITE
— Raphaël
avait encore fait peindrefresque sur ses dessins le
à
Martyre de Ste Cécile à la Magliana. Cette peinture a été mutilée
quand, pour ouvrir une tribune, on perça lé mur sur lequel se trou-
vait ce tableau. Ce qui en reste a été transporté à Rome, dans la
basilique de Sainte-Cécile-in-Transtevere. Marc-Antoine a égale-
ment gravé cette belle composition, qu'on a faussement appelée le
Martyre de Ste Félicité.
1. Ste Marguerite d'Anglèterre, Ste Marguerite de Cortone,
Ste Marguerite d'Écosse, Ste Marguerite de Hongrie, Ste Marguerite
de Ravennp., Ste Marguerite de Savoie, Sle Marguerite d'Alle-
magne, etc.
-.
est nommée dans les litanies de l'ancien ordre romain,
ainsi que dans les plus anciens calendriers grecs ; ce-
pendant ce ne fut qu'au xie siècle, au retour de la pre-
mière croisade, que son culte passa en Occident, où il
prit rapidement une grande célébrité en conservant un
caractère oriental et presque fantastique. La légende,
en effet, reprenant l'antique idée de la lutte perpétuelle
du bien contre le mal, a personnifié dans cette douce
sainte le triomphe de l'inoffensive vertu contre le vice
le plus formidablement armé, et représenté la vierge.
martyre posant ses pieds délicats sur le corps d'un
abominable dragon. Tel est aussi le motif du tableau
de Raphaël... Au milieu de l'ombre épaisse d'un bois
mystérieux, Ste Marguerite s'avance, pure, radieuse,
calme, à travers les hideux replis d'un monstre gigan-
tesque. La tête et la poitrine portées en avant, la
jambe gauche ramenée en arrière et la jambe droite
posée sur l'aile formidable du dragon, elle foule de son
pied les débris de l'ennemi vaincu. Or, pour terrasser
ce terrible adversaire, pour réduire à l'impuissance
ces mâchoires capables de tout engloutir et cette queue
de serpent à l'étreinte de laquelle tout semble devoir
céder, quelles sont les armes de la sainte? la virginité,
la foi, la jeunesse, la beauté chaste, reflet de l'éternelle
beauté. La tête, de trois quarts à droite et presque de
face, est en même temps naïve et remplie d'assurance;
les cheveux blonds, séparés en bandeaux au milieu
du front, sont dénoués sur l'épaule gauche et vien-
nent flotter jusque sur la poitrine; ils sont coiffés d'une
draperie bleue, qui paraît seulement au sommet de"
la tête, et d'un voile de gaze transparente qui ceint
le front en son milieu. Le visage est très-lumineux dans
sa partie gauche1, et noyé de l'autre côté dans le clair-
obscur. Les yeux sont grands ouverts et rayonnants
de clartés; la bouche est délicieuse; tous les traits
sont fins et délicats, sans rien de maniéré ni de mes-
quin. La poitrine, légère et bien virginale, est tournée
en sens inverse de la tête, de trois quarts à gauche. La
robe, d'un bleu très-clair dans les lumières, passe au
bleu foncé et presque au noir dans les ombres; elle est
longue, enveloppe les jambes et ne découvre que le
pied droit qui est nu, dégage le cou complétement et
complétement aussi les avant-bras. L'ordonnance des
plis; la manière dont ils s'arrangent sur les différentes
parties du corps, la rigueur avec laquelle ils dessinent
les formes, font penser aux modèles antiques. Un
manteau rouge complète l'ajustement; ce manteau,
jeté sur l'épaule droite, est rappelé seulement du côté
gauche par le pan de draperie que ramène la main
gauche. Quant à la main droite, elle tient une palme,
et le dragon fait de vains efforts pour s'en emparer;
les griffes du monstre reculent avec rage devant la
main de la sainte. La plaie héréditaire de la chute
originelle se rouvre en chacun de nous, le corps faisant
la giterre à l'esprit et l'esprit faisant la guerre à Dieu.
.
Pour vaincre te mal, il suffit cependant d'une simple
1. A gauche du spectateur.
vierge dont l'âme s'élève au-dessus des craintes vaines
de la mort. Telle est la Sainte Marguerite de Raphaël.
Malheureusement cette belle allégorie, conçue et
dessinée par Raphaël, a été peinte en grande partie
par un de ses élèves, sans doute par Jules Romain,
ainsi que le dit Vasari. Or dans cette interprétation, la
pensée primitive a beaucoup perdu de sa spontanéité,
de sa force et de sa grandeur. Ce tableau, d'ailleurs,
fut promptement altéré, car dès l'année 4 530, douze
ans seulement après qu'il avait été peint, Primatice
lui fit subir, à Fontainebleau, une première restau-
ration. Dès cette époque disparut sans doute le der-
nier travail par lequel Raphaël avait coutume de
revenir sur les tableaux qu'il faisait peindre dans son
école et dont il acceptait la responsabilité1. Puis, au
xviie siècle, la Sainte Marguerite fut repeinte en partie
avec l'accent particulier à la peinture contemporaine
du grand roi. Transportée enfin sur toile, elle éprouva
de nouvelles avaries et fut soumise à de nouvelles
LA VIERGE DE SAINT-SIXTE
(A la galerie de Dresde).
1. Les grands et beaux yeux ne brûlent plus que d'un amour di-
vin; le nez a une forme plus régulière et plus noble, les narines ont
perdu leur sensualité; la bouche, qui a conquis de plus justes pro-
portions, n'exprime plus que l'extase infinie; l'oreille elle-même a
gagné plus de délicatesse ; le crâne a pris plus de développement
par le haut, un rayon de la souveraine intelligence est venu se poser
sur le front; et les joues, en s'amincissant par le bas, ont désormais
une élégance que la nature ne leur avait point donnée.
2. Mulier amicta sole, et lima sub pedibus ejas, et in capite
ejus corona slellarllJn duodecim (Apocal., xn, Il).
ne voit plus que la Reine du ciel et des anges, la créa-
ture élue et bénie entre toutes les créatures. Raphaël,
en peignant ainsi la Vierge, a presque atteint aux
limites de la divinité *.
Mais tout est sujet d'admiration dans ce tableau.
tout, jusqu'à l'atmosphère qui l'enveloppe, et jusqu'à
ces légions innombrables et indéterminées de chéru-
bins, qui gravitent autour de la Vierge et du Verbe
de Dieu. L'auréole qui entoure le groupe divin ne
laisse d'abord paraître que la lumière éblouissante et
dorée; puis, en s'éloignant du centre, cette lumière
se tempère peu à peu, vire insensiblement de l'or le
plus intense au bleu le plus pur, et se remplit de ces
têtes chastes, naïves, ferventes, qui naissent d'elles-
mêmes sous le pinceau de Raphaël comme les fleurs
au souffle du printemps. Ces créatures aériennes se
pressent pour contempler la Vierge, et rappellent les
lueurs en forme de couronnes qui remplissent de leurs
louanges le Paradis dantesque en faisant résonner le
nom de Marie2. Les yeux et l'esprit se perdent dans
l'immense multitude de ces esprits bienheureux.
«
Comptez, si vous pouvez, ou le sable de la mer, ou
les étoiles du ciel, tant celles qu'on voit que celles
de leur armée en Italie. Ce fut à l'heure des revers qu'il fut obligé
de vendre sa galerie. Le vieux Zanetti, de Venise, fut un des entre-
metteurs de cette négociation. La galerie de Modène fut achetée
alors cent mille sequins, sans compter les gratifications en argent,
les cadeaux en nature, et surtout les dons en porcelaine de la ma-
nufacture de Meissen, qu'il fallut prodiguer pour acheter le silence,
apaiser les scrupules et paver les complaisances de toutes sortes.
1. La Madeleine, les trois grandes Madones dites de Saint-Fran-
çois, de Saint-Georges et de Saint-Sébastien, la Nuit, et un portrait.
2. Le Christ à la Monnaie.
3. L'Adoration des mages, les Noces de Cana, la Vierge glo-
rieuse.
4. Là aussi, il fallut ajouter 6,000 livres de gratification.
d'accompagner le trésor dont il venait de dépouiller
son pays. A Dresde, la Madone fut reçue en grande
pompe. Auguste III la fit porter en toute hâte dans
la grande salle de réception de son palais; comme
la place d'honneur était occupée par le trône, il s'em-
para lui-même du fauteuil royal, et, le reléguant dans
un endroit moins en vue, il s'écria : « Place au grand
Raphaël î » Si ce mot est historique, il est à l'honneur
du prince qui l'a prononcé; et s'il est légendaire, il est
à la gloire du peuple dont il a traduit le sentiment.
Pauvre Italie ! divisée, morcelée, trahie, vendue, en
proie à l'étranger, courbée sous de mesquins potentats
qui, non contentsd'engager son avenir, trafiquaient aussi
de son passé, on se demande comment elle n'a pas été
alors complètement dépouillée. Qu'est-ce donc qu'au-
raient pu lui prendre le roi de France et l'empereur
d'Allemagne, quand on voit ce qu'un électeur de Saxe
lui a ravi? Et que de merveilles encore aurait pu lui
dérober cette petite Saxe toute seule, si elle avait été
mieux inspirée! Un jour, c'est la Sainte-Cécile de Ra-
phaël. que le peintre bolonais Becchetti vient sous
main lui offrir: il s'agissait seulement de 15,000 du-
cats, mais il fallait se hâter et conclure; Mengs eut
des scrupules, il hésita et fit échouer l'affaire, au
grand chagrin du comte de Brühl. Un autre jour, c'est
le Joueur de violon et le portrait de la Fornarina 2
1
!..
La Vierge Oe la comtesse Alfani
Sotty...........
Pages.
.....
9
La Vierge de la collection 13
La Vierge du comte Connestabile della Staffa .18
4e Vierge du grand-duc de Toscane 26
La Vierge de Lord Cowper 37
La Vierge du palais Tempi 43
La Vierge de la maison d'Orléans 53
La Vierge à l'Œillet 60
La: Vierge de la maison Niceolini 65
La Vierge de la maison Colonna 71
La Vierge de la galerie Bridgewater. 82
La Vierge aux Candélabres... 97
LA SAINTE FAMILLE.
LA VIERGE GLORIEUSE.