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EUGNE FROMENTIN

Correspondance
ET

Fragments indits
BIOGRAPHIE ET NOTES
PAR
PIERRE BLANCHON
(jACQUES-ANDR MRYS)

Ai^ec VH portrait

Troisime dition

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'^\ IM PRIM KURS-K DITEU RS
N , RUE A R A NC I K H li fi
^

Tous droits rcscrvs


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// a t tir de cet ouvrcifje 20 exemplaires sur papier

de Hollande, numrots 20.


CORRESPONDANCE
ET

FRAGMENTS INDITS
DU MME AUTEUU, A LA MME LIBRAIRIE

Les Matres d'autrefois : Belgique-Hollande. 21 dition.


Un volume in-18 4 fr.

Un t dans le Sahara. 23 dition. Un vol. in-18. 3 IV. 50


Une Anne dans le Sahel. 13* dition. Un volume in-18.
l'jix 3 fr. 50

Sahara et Sahel. dition illustre de 12 eaux-fortes, une


hliogravure et 4 gravures en relief, d'aprs les dessins
d'E. Fromentin. Un beau volume grand in-S*" colombier.
Jroch, 20 fr. ; reli, demi-chagrin, tranches dores, 25 fr. ;

reliure amateur 27 fr.

Dominique. 38^ dition, recompose en caractres neufs. Ui\


volume in-16 3 fr. 50
Eugne Fromentin (1820-1876). Plaquette in-8 illustre.
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Lettres de jeunesse. Biographie et notes par Pierre Blanchon


(Jacques-Andr Mrys). 4" dition. Un volume in-16. . 4 fr.

Ouvrages de PIERRE BLANCHON :

MFOs (Jacques-Andr et Michel). Premiers vers, posies.


Librairie Lon Vanier, diteur. 1 vol. Dessins de Ed. Henry-
B.^ul)OT. 1898.

Mkrys (Jacques-Andr). Solitude, posies. Mme librairie.


1 vol. IJOi.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET c''% S, RUE GARANCIRE 1G317


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University of Ottawa

http://www.archive.org/details/correspondanceeOOfrom
EUGENE FIUKMKNTIN
EUGNE FROMENTIN

Correspondance
ET

Fragments indits
li I O G R A P H E ET I NOTE
PA U

IMERRE BLANGllON
(JACQDES-ANDIU-: MRVs)

Avrc un porlrnU

Troisime dition

PAHIS
l, l liUAII-lI K IM-O N
Pf.OX-NOUUniT i^T C', IMIMUMKUIIS I hl riLHS
8 , lU i: G A u A N C I K l\ E G

1 1) 1 2
Tous droili rciervn
Droit!5 de reproduction et de traduction
r<!'scrvs pour tous pays.
AVERTISSEMENT

Un premier volume, o les lettres de jeunesse


sont relies entre elles par un commentaire bio-
graphique, a montr la formation d'Eugne Fro-
mentin, d'abord pote, crivain, en proie au roman-
tisme sentimental dont vcut sa gnration, puis
s'en vadant peu peu pour s'absorber dans l'art de
peindre (1). Deux courts sjours en Algrie, en 1846
et en 1847-1848, lui ont rvl l'Orient ; il a trouv
sa voie. L'anne 1848 s'coule, de mai octobre,
dans les environs de La Rochelle, Saint-Maurice
et Lafond. L, les troubles politiques, les entraves
mises par la famille au dveloppement de la voca-
tion artistique ont dtermin chez le jtMine hoinmr
une crise de sensibilit qui a faiUi Tairt' soinhiM'

au port son talenl mconnu. Mais la fainillo a

cd. Fromentin rentre Paris, porteur iruue admi-


rable floraison de dessins algriens, liche (!< sou-
venirs lumineux que le temps va lentement polir et

(1) Eugne Frombntin, Lettres de jeunesse. Biographie et notes


par Pierre Blanchon. Librairie Plon-Noiirrit et. C", 1909.
a
II CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
qui fourniront la matire du Sahara et du Sahel.
C'est ce tournant de sa vie que nous le retrou-
vons. Le nouveau recueil que voici contiendra des
notes biographiques un peu moins tendues que le

premier, plus de lacunes assurment. Le peintre


crivain va conqurir la clbrit. Sa vie, sauf deux
ou trois mois chaque anne, se passe Paris. Ses

amis l'entourent. Armand du Mesnil, noble esprit


et grand cur, l'encourage, exerce sur sa produc-
tion intellectuelle l'influence la plus clairvoyante
et la plus heureuse. Fromentin s'abandonne aux
joies du foyer. Ds lors, le temps est pass pour lui

d'crire ces lettres intimes, toutes d'analyse psycho-


logique et de sentiment, qu'changent entre eux les
jeunes gens l'me profonde. Ses ides artistiques,
il les mrit solitairement, il les jette au vent des
causeries familires, en attendant le jour o il lui

sera donn d'en formuler l'essentiel dans les Matres


d'autrefois.

Que ne possdons-nous, mme par fragments, ces


conversations d'atelier o Eugne Fromentin don-
nait la rplique Gustave Moreau, le crateur ori-
ginal et subtil aux cts duquel, vingt-cinq annes
durant, il travailla dans une communion fconde !

Combien il est regrettable aussi qu'aucun des lves


du peintre de l'Algrie ne nous ait conserv la trace
crite du haut enseignement qu'il savait donner

aux jeunes gens de son entourage 1

Quelques notes d'art, de courts fragments des


AVERTISSEMENT m
carnets de voyage, des impressions cristallises

toutes fraches en marge d'un catalogue de muse


devant le tableau qui les fit natre, montreront dans
Eugne Fromentin la sensibilit aux prises avec la

pense critique et la science du mtier. Il n'est

spectacle, semble-t-il, d'un attrait plus vif au regard


des artistes et des curieux de psychologie.
Rien de piquant, rien d'instructif encore comme
de relire un demi-sicle plus tard les jugements
ports l'origine sur des uvres de valeur. Les
comptes rendus annuels des Salons de Fromentin
dans les principales publications du temps ont donc
fait ici l'objet d'extraits ou de brves analyses.
Un dernier chapitre, laissant de ct l'crivain,
qu'on ne saurait aborder en si peu d'e-pace, tente
de dfinir en qu3lques mots le peintre dans sa der-
nire manire et de prciser l'influence qu'il exera
sur les artistes de son temps, enfin d'baucher un
portrait de l'homme tel que l'ont connu. (mi s( s jours
de clbrit, ses familiers et ses admirateurs.
Une bibliographie assez tendue, sans prtendre
tre complte, esl place la fin du vohiiuiv Ell^

sera de quelque secoin^s ceux qui, abordaiil Tlndt^


du matre, auront h^ (h^sseiii (\o la poiissiM- j)ln^

fond.
En dfinitive, s'il pntre moins avant dans l'in-

timit de l'auteur de Dominique, d'anne en anne


plus jalousement interdite aux profanes, ce nouveau
volume d(^ correspondance et d'extraits suit nan-
IV CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
moins pas pas le dveloppement de l'artiste, en
mme temps qu'il vient marquer d'un trait plus

vigoureux la figure nagure esquisse au cours du


premier.
De cette double publication, ni l'homme, ni le
peintre, ni l'crivain ne sortira diminu. Ses fidles
sauront mieux ce qu'ils aiment en lui, ce qui le
grandit leurs yeux. Tel fut, en mettant au jour
ces documents, l'ardent souci du commentateur (1).

P. B.

(1) Aux
personnes que j'tais heureux de remercier en tte des
Lettres de jeunesse, et tout d'abord Mme Alexandre Billotte, fille
d'Eugne Fromentin, dont le concours a assur cette publication tout
entire, qu'il me soit permis d'ajouter quelques-uns des collabora-
teurs auxquels je dois plus particulirement la matire de ce dernier
volume M. Ren Billotte, le neveu de l'artiste et le gardien scrupu-
:

leux de sa mmoire, a bien voulu me communiquer les lettres reues


par lui de Fromentin en 1870-1871 et m'autoriser faire tat des
vivants souvenirs de son intimit avec le matre. Mme Aurore
Lauth-Sand a consenti livrer au public, en 1909, dans \d. Revue de
Paris, aujourd'hui dans les pages qui suivent, la correspondance
entre son illustre aeule et le peintre de l'Algrie. Mme Charles
Busson et Mme Sautai, sa fille, Mlle Jeanne Bida, Mme Hamman,
ne Protais, ont mis de fort bonne grce ma disposition les lettres
adresses MM. Charles Busson, Alexandre Bida et Alexandre
Protais avec lesquels Fromentin entretenait dans les dernires

annes de sa vie les relations les plus cordiales. L'obligeante com-
munication faite par M. Gaston Prier de la correspondance de
son grand-pre, M. Gaston Romieux, me permet d'offrir aux admi-
rateurs de Dominique les seules pages o l'auteur ait caus avec un
entier abandon du roman cher tous les esprits dlicats.
A ceux que je viens de nommer, ceux aussi que j'ai d me
contenter de mentionner au cours de la correspondance et de nou-
veau Mlle Lilia Beltrmieux et Mme Ralph Wilson,ne Batail-
lard, dont la contribution ce dernier volume demeure inappr-
ciable, j'adresse ici l'expression de ma trs vive gratitude.
CORRESPONDANCE
ET

FRAGMENTS INEDITS

CHAPITRE PREMIER
(1849-1860)

LE SUCCS.
MARIAGE D'EUGNE FROMENTIN. SON SJOUR EN
PROVENCE.
TROISIME VOYAGE EN ALGRIE. UN T DANS
LE SAHARA.
l'NE ANNE DANS LE SAHEL.

De retour Paris, aprs une anne d'absence, Eu-


gne Fromentin reprend avec joie,dans le phalans-
tre de la cit Rogi'on (l),lcs habitudes d'intimit qui lui
sont un besoin. Calm, rconfort, il n'est plus occup
que de reproduire sur la toile les visions algriennes qui le

hantent.

A Narcisse Jierdire (2).

H janvier 18i9.
(( Mon ami,

Je ne suis pas le dernier m'intressera votre beau


voyage, votie travail dont je sens trop bien les vives

(1) Voyez Eugne Fromentin. Lettres de jeunesse, p. 183.


(2) Peintre orientn!i<te. tMvo do Renonx et Redmond (1819-1891 \
Uerchro faisait alors son premier voyage en Egypte. 1! n'-sidait

1
2 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
jouissances mles d'angoisses, et vous suivre pas
si

pas dans ce magnifique itinraire que je me suis


trac d'avance pour des jours loigns encore mais qui
viendront, Nisch AllahNous attendions ces nouvelles
!

dates du Caire avec une impatience gale, et nous


avons t bien heureux de vous lire, quoique chacun
de faons bien diverses. Pour ma part, mon ami, je
n'ai pu couter cette lecture sans un douloureux fris-
son d'envie. J'ai tant rv aussi, moi, de ce pays que
vous habitez je l'ai si souvent visit en compagnie
;

des voyageurs qui l'ont dcrit j'en ai, d'ailleurs, par ;

mon rcent voyage, un si dlicieux avant-got que j'en


ai eu pour vingt-quatre heures draisonner tout seul
en pensant vous et aux lieux o vous tes. Courage,
mon ami, courage Je suis persuad, comme vous pou-
!

vez l'tre,
je m'en suis convaincu sur nature et dans

un pays qui, m'a-t-on dit, rappelle assez fidlement


les villages de la Haute-Egypte, que Marilhat est un
incomparable matre mais j'estime aussi comme vous
;

qu'il y a quelque chose encore faire aprs lui. Je sens


surtout que ce qui manque aux peintres voyageurs, c'est
cette double qualit, rare apparemment, de patience et
de sincrit devant la nature. Vous avez le temps d'tre
patient, et vous avez dj prouv que vous savez rester
naf sans vous abdiquer pourtant devant le modle...
Paris est tranquille ; mais la situation, vous en jugez
peut-tre par les journaux de France, si vous les rece-
vez, est grave (1). Comment en sortirons-nous?
Il y a deux portes ouvertes par lesquelles on voudrait

Alexandrie. Quelques annf^es plus tard (1863), il ddiera Fro-


mentin son Dsert de Suez, rcit de voyage sous forme pistolaire.
T^e texte de la lettre qu'on va lire a t obligeamment communiqu
par Mme Manen, ne Berchre.
(1) Louis-Napolon venait d'tre lu prsident de la Rpublique.
CORRi:SPONDANCI<: ET FRAGMENTS IiNDITS 3

bien nous pousser monarchie d'Henri V, la rpu-


: la
blique socialiste. J'ai peur que nous ne soyons obligs
de passer par l'une ou par l'autre, peut-tre et succes-
sivement par l'une et par l'autre. Mais ce ne sera pas
sans des dchirements et le pays n'y passera que par-
tag.
Adieu...
Bonne sant, mon ami, bon courage. Je ne veux pas
trop penser vous pour ne pas me dgoter de moi-
mme et de mon travail. Il y a des noms que je ne puis
prononcer sans une commotion d'esprit ; le Caire est
de ceux-l.
Adieu encore, je vous embrasse.

Eugne Fromentin.

L'hiver se passe dans un labeur continu.


Ds premiers jours de juin, Fromentin, qui tu-
les
diait lepaysage dans les environs de Paris, rentre pour
soigner un de ses camarades atteint du cholra.
Depuis le mois de janvier, la situation intrieure de
la France s'est encore tendue. La Constituante vient de
sespar rie 27 mai pour faire place l'Assemble lgis-
lative,au milieu de l'effervescence cause par le dis-

sentiment entre le prsident Louis-Napolon et la


fraction rpublicaine de l'Assemble au sujet de l'in-
tervention de nos troupes dans les affaires d'Italie. Le
gnral Oudinot ayant pris l'offensive contre la Rpu-
blique romaine, Ledru-Rollin dpose un actele 11 juin
d'accusation contre le ministre Le
Odilon Barrot.
soir du 13, soutenus par l'artillerie de la garde mo-
bile, les rpublicains appi^llent le peuple aux armes,

mais ils se heurtcMit aux soldats du gnral Chan-


garnier, tandis que l'Assemble vient do suspendre les
4 CORRKSPONDANCI": 1":T FRAGMKNTS INEDITS
clubs, de supprimer des journaux, de dissoudre des
lgions de la garde nationale et de dcrter d'accusa-
tion trente-trois reprsentants du peuple. Ce jour mme,
avant de connatre les vnements qui prcdent, et
tandis que l'Assemble dlibre, Eugne Fromentin
s'efforce de rassurer les siens, inquiets de le savoir au
milieu de ces troubles :

A Madame Fromentin mre,

Paris, lundi 5 h. et demie [13 juin 18^9].

Ma mre chrie,

Peut-tre les journaux de ces trois derniers


jours vous auront-ils donn des inquitudes pour cette
journe-ci qui menaait, en effet, d'tre fort grave.
Cette lettre, que je finirai et qui partira demain, te ras-
surera, j'espre, tout fait, au moins sur mon propre
compte.
Je commence par te rpter, ce que tu sais, que tou-
jours tranger la politique et retenu par mon travail
dans un ordre d'ides et d'habitudes toutes personnelles,
je ne m'tais gure aperu, jusqu' ce matin, que Paris
ft dcidment agit.
J'avais une course faire aujourd'hui J'ai pass
l'eau, et je rentre avec Armand. Il n'y a rien.
La position est srieuse. La question qui s'agite,
l'heure o je t'cris, dans l'intrieur de la Chambre,
peut ce soir changer la face de tout Paris. On est dans
l'attente. moment, toute la ville est calme,
Pour le

mais occupe militairement. La Chambre, en particulier,


les quais et tous les quartiers avoisinants, jusqu' la
Madeleine sont barrs, couverts, gards par des forces
GORRKSl^ONDANCr: ICT FHAGMIINTS INEDITS o

normes. Le reste de Paris est couvert de petits postes


de ligne ou de garde nationale et de sentinelles. Nous
en avons jusqu' notre porte.
Que craint-on? Que veut-on? Contre qui sont faits

ces prparatifs formidables? Est-ce pour dfendre l'As-


semble contre une attaque venue des faubourgs? Est-ce
pour l'isoler de Paris, la comprimer et lui arracher par
l'intimidation un voLc qu'elle semble rsolue refuser au
ministre? En un mot, est-ce une lgitime dfense? Est-ce
un attentat contre la Constitution et la Rpublique?
Personne n'en sait rien et ne peut y rpondre, bien

que tout le monde se pose cette question, la mme,


sous toutes les formes?
Tu dois tre au courant de la question capitale qui

s'agite, se discute et se rsout peut-tre en ce moment ;

ainsi tu me comprendras. Tu sais aussi que cette ques-


tion, dj bien grave, puisqu'elle est pose de la faon
la plus provocante et la plus nette entre le ministre
et la Chambre, se complique depuis trois jours de cir-

constances toutes propres diviser encore les partis,

les exasprer, partager enfin en deux camps l'arme


et la garde mobile.
Tu sais maintenant la proposition de loi sur les clubs,
hi demande de mise en accusation de Proudhon, la
demande de mise en accusation du ministre dpose
par Ledru-Rollin et soutenue par tous les journaux
dmocrates l'impopularit croissante du ministre,
;

qu'on disait d'abord en hostilit mme avec le Prsi-


dent, qui, maintenant, dit-on, l'appuie l'affaire entre ;

le gnral Changarnier et les commandants de la mobile,


et, comme accessoires, le renvoi des accuss de mai
devant la cour de Bourges et l'aiaire L'Ilerminier au
Collge de France. Il est certain que jamais les esprits

n'ont t allums par tant de bouts diffrents.


6 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
On a battu le rappel toute la journe ; mais la garde
nationale n'est sortie qu' peine.
Chacun, bien que le vritable secret de tout cela
soit encore ignor, semble comprendre que le danger
rel ne vient point du peuple, et qu'il vaut mieux
attendre le coup d'Etat, s'il s'en prpare un, et sortir

alors, que d'aider le consommer.


Il est certain aussi, je te le rpte, que jamais on n'a

t la fois plus inquiet et plus incertain.


Pour moi, je t'ai
que tu n'avais pas craindre
dit
que je prisse un rleactif dans ces dmls que je suis
des derniers comprendre. L'acte d'un citoyen qui
descend en armes dans la rue est trop srieux pour
qu'on s'y rsolve la lgre, et j'ai trop horreur du
tumulte pour m'y jeter par plaisir ou par curiosit.
N'aie donc, je le rpte, aucune inquitude. Je

retourne demain mon travail, moins d'vnements


extrmes, qui, je l'espre bien en ce moment, ne se
prsenteront pas...

Au milieu de ces troubles sociaux qui l'affectent plus


qu'il n'ose le confesser, Eugne Fromentin prouve
comme artiste de vives satisfactions.
Il avait prpar de longue main son Salon de 1849.
Le moment tait dcisif. Aprs le premier succs de
l'anne prcdente, il fallait frapper un grand coup.
Le peintre envoya cinq toiles, toutes d'Algrie (1).

Non sans rappeler encore en quelque mesure les proc-


ds de Marilhat, ces tableaux apportent dj une note
originale d'observation et de posie. Ils font pressentir

(1) LfS Tentes de la smala de Si-Hamed-bel Hadj, pisode du


sjour Biskra (voir les Lettres de jeunesse de Fromentin, p. 317);
la Smala passant l'Oued-Biraz, les Baraques du faubourg Bab-Azoun^
Une rue Constanline et la Place de la Brche de la mme ville.
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 7

rOrient intime et personnel que le peintre rvlera


peu peu, dgag de toute formule d'cole, dans les
annes qui vont suivre.
Le Salon de 1849, mettant Eugne Fromentin en
pleine lumire, fut pour lui une victoire. Il obtint une
deuxime mdaille. En mme temps que ses efforts
taient rcompenss, il voyait se fortifier sa situation
vis--vis de ses parents.

A Mademoiselle Lilia Beltrmieux (1).

Chailly, 17 septembre 1849, lundi.

Mademoiselle Lilia,

Vous savez maintenant tout ce qui m'est arriv


d'heureux depuis quelque temps ; c'est beaucoup plus
que je n'attendais; je dirai mme
en toute sincrit
de modestie que je n'esprais moindre des petits
pas le

succs qu'on m'a faits. J'en suis plus heureux pour mes
amis et pour ma famille que pour moi-mme, car j'ai
le sentiment net et effrayant de ce qui me reste faire

pour atteindre, non pas seulement au succs, mais la


vritable estime de ce qu'on a trop tt peut-tre appel
mon talent. Songez qu'avec vous je parle cur ouvert,
et que si je ne m'exalte pas, je ne m'amoindris pas
non plus. Il m'est prouv que je puis faire quoique
chose. Il m'est prouv, de plus, que je puis, sans mme
y sacrifier le moindre de mes scrupules d'esprit, faire
de la peinture plaisante et me crer par l une source

(1) De la Tort de Fontainebleau, o Fromentin est alU^ passer,


Chailly, une partie du mois de septembre.
Mlle Lilia, sur de
l'ami que l'artiste avait perdu en 1847, tait professeur de pein-
ture la Rochelle.
8 CORRKSPONDANCK KT FRAGMENTS INKDITS
de revenus suffisants. De ce ct-l, je suis donc
l'abri de certaines inquitudes, et je serai dgag
bientt vis--vis de mon pre d'une part trs lourde
de responsabilit. Mais la place honorable qu'on m'a
donne ct d'hommes trs minents, d'une longue
exprience, d'un grand savoir, m'impose aujourd'hui
des obligations fort srieuses. J'en apprcie l'tendue
sans exagration, sans illusion, mais je constate que
la tche est rude, car il faut me maintenir solidement,
et par des travaux consistants, au rang o j'ai t port
par je ne sais quelle surprise heureuse.
Bref, et ceci entre nous, car je m'tendrais avec tout
autre moins complaisamment sur mes propres affaires,
voici le bilan de ma petite fortune j'ai vendu mes
:

tableaux, les journaux ont donn tous, avec plus ou


moins d'loges, quelque publicit mon nom. J'ai une
mdaille, une commande du gouvernement pour l'an-
ne prochaine et des relations ouvertes de pair pair
avec la plupart des peintres qui, il y a trois mois, ne
me connaissaient pas. J'aurai, de novembre dernier
novembre prochain, gagn de quoi boucher quelques
dettes et j'ai la presque assurance de vendre l'avenir
;

une bonne partie de mes tableaux. Enfin, ma mdaille


me donne le droit d'exposer l'avenir sans passer
devant le jury d'examen. Ces rsultats acquis, je vais
reprendre ma besogne deux mains, peu prs comme
si, pour la premire fois de ma vie, j'entrais dans cette

laborieuse lutte avec la palette. Jusqu' prsent, j'ai

un peu escamot la peinture, et sauv mon ignorance


par une certaine verve de brosse il est temps de peindre
:

en peintre. C'est ce que je veux apprendre d'ici le Salon


prochain.
Et vous, mademoiselle Lilia, que faites-vous? Je

n'oublie pas que nous avons commenc presque ensemble


t: n n ks p o m > a nc !: i-: t fragm !: nts i nmd i r s .)

la peinture, et que plus d'une toile que vous gardez


chez vous aura t tmoin de nos communes douleurs.
Il serait dommage, grand dommage de ne pas tra-

vailler quand mme et de ne pas faire de la peinture


dans la mesure o cela vous est permis. C'est bien dou-
loureux, mais c'est si bon aussi !...
A vous, votre ami dvou.
Eugne.

A la mme.

Paris, 5 dcembre 1840, mercredi soir.

Mademoiselle Lilia,

Vous ne doutez point du plaisir que me font vos


lettres et de celui que j'ai me rapprocher de vous, et
causer comme au vieux temps o vous avez consol
tous mes exils...
Je suis heureux du choix que j'ai fait (1), puisqu'il

vous a plu et qu'il est du got de vos amis et de Mme Ba-


hut (2) ;
je crois comme vous (c'est dans cette ide que
je l'ai prise) que cette tude vous servira. Ce n'est poiut
de la peinture trs nave, elle a sa manire aussi, mais

elle a du charme, elle est franche d'excution et d'une


couleur trangre, je crois, vos traditions (Tatelier.
Vous savez mon opinion l-dessus. Je ne me rappelle
pas prcisment le ton bleu dont vous parlez, mais ce
que vous m'en dites, et ce que je sais de l'habitude du
peintre me font croire qu'il ne faut point chercher ce

(1) Cette lettre suivait l'envoi d'une tude du peintre Mttller que
Mlle Bellrmieux devait copier {Jeune fille au tambourin). Louis
Muller, n on 1815, lve do Gros et de Coignet, entra l'Institut
en 1864.
(2) lve d'Eugne Dekuroix. Mme Babut, fixe ;\ la Rochelle,
avait form la peinture Mlle Beltrmieux.
10 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
bleu-l dans la pte et que vous pouvez l'obtenir par
des glacis. Dcomposez-le, et voyez si ce n'est pas du
vert glac de bleu avec un lment quelconque comme
des laques ou du brun pour en rompre la crudit, ou
au contraire du bleu glac d'un ton verdtre. En tout
cas, je crois qu'avec les bleus que vous avez, Prusse
et cobalt, en les superposant l'tat dur sur une pte
solide quelconque, grise, ou rose, ou blanche, et en
vous rservant au besoin de la glacer de laque jaune
ou de la salir de lgers tons opaques dans les parties
grises, vous pouvez vous procurer tous les tons dsi-
rables. Il est possible que, n'ayant point le modle
trs prsent la mmoire, les indications que je vous
donne ne soient que du radotage. Pourtant voyez-y,
et, en principe, pour certains tons indfinissables, que

la pte se refuse dcidment copier, essayez de ce


systme qui est solide, et dont les ressources sont incal-
culables une pte solide en dessous, de manire
:

recevoir un glacis color agissez sur cette pte par des


;

glacis ou frottis lgers, ou par des demi-ptes transpa-


rentes. Vous remarquerez dans la peinture moderne,
surtout celle de l'cole Couture et Millier, l'usage trs
piquant du procd que vous indique. Je ne crois
je

pas me tromper en affirmant que, soit dans la draperie


en question, soit dans la partie sacrifie du tableau,
dans l'ombre du tambour de basque ou ailleurs, vous
en trouverez au moins une explication.
Je suis heureux de vous voir en veine de courag(\

Mon opinion sur vous vous est connue j'estime que, :

mme dans les conditions qui vous sont faites, condi-


tions mauvaises, il faut le dire, mais qu'il faut subir,
vous pouvez faire de trs bonne peinture. Il vous
manque deux choses : d'en voir et d'en faire d'aprs
nature ; on s'habitue, vous le savez trop, peindre
CORRESPONDANCE ET FRAGVIENT8 INDITS i\

avec sa palette, me
trompe, avec la palette du
je
matre,
et le jour o l'on se met en face de la nature,
de deux choses l'une ou l'on a le triste courage
:

de la faire aveuglment passer par sa palette factice


et emprunte, et de l'assaisonner de tons extraordi-
naires, ou bien, on a la sincrit de la regarder d'un
il naf, et, comme elle contredit toutes vos habitudes,
qu'elle droute toute votre exprience, qu'elle ne s'ac-
commode en rien des tons que vous lui prtez de con-
fiance, il arrive qu'on ne sait que choisir des tradi-
tions ou de la vrit, et qu'on hsite entre les deux
partis, dans un embarras bien funeste au travail. Je
crois que c'est l ce qui vous arrive d'autres auraient
:

fait bon march du tmoignage de leurs propres yeux

et se seraient obstins dans leur manire de voir. Vous


avez un sentiment vrai, simple et prcis des choses,
qui vous sauve de l'garement des routines, la con-
dition que vous pourrez devenir vous-mme.
Un excellent moyen de passer d'une manire extra-

nature la nature, c'est d'tudier comme interm-


diaire certaines peintures qui s'en rapprochent davan-
tage. Dans ce sens, car je reviens par l l'tude en
question, je crois que cette peinture de Millier peut
vous rvler, l'endroit du vrai, dos choses que vous
ignorez.
Si l'occasion s'en prsente et que vous ayez besoin
un jour de quoique autre chose copier, je tcherai
de vous envoyer, dfaut d'un M(Mssonior, chose introu-
vable dans le commerce et d'aiUours d'un loyer trop
lev, un Fauvelet ou un Guillomin. C'est de la poin-
ture d'intrimu', fine, excute de prs, propre dher
la main, donner du soin et de la propret d'excu-
tion, et qui vn gnral procde assez droit do h\ nalnro.
Je vous plains d'tre seule, j'apprcierais pour vous
12 CORHKSPONDANCK KT FRAGMi^NTS INKDITS
le voisinage et la socit assidue de vos amies de Notre-
Dame ;
je me reporto avec bonheur au temps o j'tais
des vtres.
Je n'tais pas toujours gai, et il me srmble que, dans
les dispositions meilleures o je suis depuis quelques
mois, vous auriez im hte un peu moins soucieux.
Vous vous htez beaucoup trop, mon amie, de m' ap-
peler d'un nom
pour lequel il n'est pas trop de toute
ma vie d'homme et que peut-tre, en toute justice, je ne
m'accorderai jamais. Je suis peintre de fait, et voil
tout. J'aime passionnment la peinture ;
je crois, le

travail, la sant et le temps aidant, pouvoir, dans une


trs petite mesure, faire quelque chose qui pourra
s'appeler peinture, et qui ne ressemblera pas celle
de tout le monde.
Mais il faut attendre, attendre, se torturer beaucoup,
s'expatrier encore, revoir encore le soleil, et vivre dans
les lieux o mes souvenirs incomplets ont dj de la
peine me transporter.
Je vous en prie, ne vous flattez pas, dans votre
amiti pour moi, d'un succs qui n'est rien, sur mon
honneur, et que je refuserais s'il avait toute la signifi-
cation qu'on lui prte, car alors il serait dmesurment
injuste.
Quoi qu'il en soit, permettez-moi de ne point oublier

ce que vous avez t pour moi dans mes mauvaises


journes. Vous me prenez ce soir dans une heure de
recueillement et de retour sur moi-mme, dispositions
trop rares au milieu du gaspillage que je fais et qu'on
fait de ma vie. L'absorption du travail est telle, que, le
jour, je perds la notion du temps et le sentiment de
mon existence. Je suis une machine peindre, triste
machine quand elle ne produit rien qui l'ennoblisse.
Le soir, depuis deux mois bientt, nous avons une sur-
C R R 1 : s P NDA i\ CK KT FRAG M !
-. NTS I M: H I TS I i!

charge de drangements de toute espce, et nos veilles


ont t dpenses de la faon la plus insipide et la plus
odieuse pour des tres intelligents.
Dieu merci, nous voici rduits nous seuls, rentrs

dans nos habitudes anciennes, et j'prouve depuis hier


un bonheur indicible me retrouver sensible aux rve-
ries. du coin du feu.
Je ne vous parlerai de mon travail que lorsqu'il en
sera temps, c'est--dire quand tout sera fait et quand
je pourrai vous dire : Voici. C'est difficile, peut-tre
au-dessus de mes
on m*en tiendra compte...
forces,
Qu'il vous suffise de savoir qu'on me soutient, qu'on

m'estime et que, dans mes accs d'ennui et mes jours


de noir, je consulte l'opinion de mes amis pour me con-
soler.
Je vais employer toutes mes soires d'hiver dessi-
ner. Il est bien temps que je fasse mon ducation.

Pour un peu, je me remettrais aux ovales, aux yeux


et aux bouches. Il faut une fois pourtant, avoir le
courage de se dire qu'on ne sait rien et se mettre
l'apprendre avant qu'il soit trop tard.
Le monde est si loin de nous ! Nous ne voyons per-
sonne : je deviendrai tout fait ours ce mtier-l.
Mais j'y gagnerai peut-tre de quoi me faire pardonner
mon ignorance de ce qu'on appellt^ le sai>oir-vre fort
improprement
Donc, on a peur, ce qu'il parat, niadenioisi^lK' Lilia,

que la saison d'hiver ne soit pas trs gaie La Roeht^lle.


Heureuses gens, que ceux dont un bal do plus ou de
moins fait le bonheur ou la pi^ne Heureuses jeum^s !

filles, que celles dont un violon met le cur en joie !...

A vous, qui n'tes pas de celles-l, et je ne saurais


vous plaindre de ce privilge de nature, quoi qu'il ait
s( s dunMs,
je vons souhaite un bon travail et des
U CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
joies intrieures et les vives jouissances de l'esprit.
Puisque nous sommes autres que les autres (disons-
le sans orgueil comme sans regret), profitons d'un bien
qu'on ignore, qu'on ne saurait nous envier : la soli-
tude.
Adieu et courage, je draisonne. Il y a si longtemps
qu'il ne m'est arriv de causer avec moi-mme et avec
vous, que je m'y oublierais.
Je vous quitte pour achever un livre superbe, mais
d'une exaltation dangereuse : les Lettres de Gthe et

de Mme Bettina d^Arnim..,


Il faut que je vous dise qu'hier soir, pour la premire
fois peut-tre depuis la saison des veilles, je me suis
donn cette fte de m'installer seul (Armand absent),
au coin de mon feu, dans mon fauteuil, et de lire, jus-
qu'assez avant dans la nuit, un volume de cette corres-
pondance ardente. C'tait, la fois, le dbut de mes
veilles srieuses et un essai que je voulais faire. L'essai
a russi j'ai t fier et heureux de me sentir les fibres
;

sensibles comme aux meilleurs jours de ma jeunesse,


et de constater que le travail pratique et exclusif n'a
pas encore endurci chez moi les fines enveloppes du
cur.
Il est bon de temps en temps, ds qu'on en doute,
d'prouver les qualits que l'ge et les occupations
diverses pourraient bien altrer...
A bientt... parlez-moi de votre travail vous.
Votre bien dvou.
Eugne.

L'hiver 1849-1850 est courageusement employ par


Fromentin. Sa signature est connue. Il a vendu quatre
des cinq toiles par lui exposes au Salon de 1849.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 15

A Madame Fromentin mre.

11 mars 1850, mardi soir 10 heures.

Ma mre chrie,

Nous sommes au plus fort des lections (1).


Paris est ce soir dans une extrme anxit ; car le vote
d'hier est on ne peut plus significatif, et c'est une vraie
bataille range en mme temps qu'un dnombrement.
Jusqu' prsent (dix heures et demie), l'avantage est
aux rpublicains. Il que le reste des votes
est possible
connatre fasse arriver les deux premiers de la liste
de l'Union lectorale, car il n'y a plus qu'une trs
petite diffrence entre eux et les deux derniers de la
ntre.
Nous sommes peu prs srs de garder Carnot,
qui a une avance de six mille et quelques cents voix.
Ce sera dj beaucoup. Paris est trs calme, quoique
trs mu. La police a fait ce matin une nouvelle ten-
tative la place de la Bastille, qui n'a pas plus russi
que celle des arbres de la Libert (2), grce au bon
sens et la prudence devenue trs grande du peuple
des faubourgs. Il que personne pr-
est bien vident
sent de ceux qui veulent le maintien de la Rpublique
ne songe descendre dans la rue, et que si quelqu'un
pousse l'insurrection, c'est le Gouvernement, qui a
besoin d'un prtexte pour se transformer. L'occasion
ne lui en sera pas fournie. Il est probable qu'il trouvera

(1) Les lection"' partielles qui euront lieu Paris pour remplacer
les dputs condamns par la haute cour de BourKCS aprs le
m juin IS'iO.
Le prfet de police Carlicr avait fait abattre les arbres de la
(2)
Libert plants sur les places de Paris aprs la Rvolution de fvrier.
16 CORRKSPONDANCE KT FRAGMENTS INEDITS
quelque odieux moyen d'en faire natre une. Mais alors
il sera bien constat que les rpublicains sont, en dpit

de toutes les calomnies, les vrais dfenseurs de Tordre,


et que ennemis du gouvernement rpublicain sont
les

les vrais insurgs. Quoi qu'il en soit, les choses se pr-

cipitent, et nous touchons, j'en ai peur, une crise


qui sera violente.
Mais en voil assez sur la politique. Tu pourras
t'apercevoir que, depuis trois jours, je respire l'air lec-

trique des rues de Paris, et que je suis, pour un moment,


sorti des paisibles rveries de mon atelier
(( Adieu, chre mre aime... je t'embrasse mille et
mille fois.
Eugne.

A Monsieur Fromentin pre.

12 mars 1850.

(( J'entre dans une srie d'tudes srieuses, et je


compte enfin bientt faire de la peinture digne de ce
nom. Mon grand tableau (1) est en assez bon chemin.
Je t'ai dj dit, je crois, que le sujet est une caravane,
ou plutt une tribu migrant, hommes et btes de
somme, chevaux, chameaux, mulets, avec armes et
bagages. Les figures sont fort petites, mais la masse
en est grande, et l'effet, trs simple, demande une trs
grande justesse. Car, au lieu d'tre concentr, il se
trouve, par la ncessit mme du sujet compos en grande
longueur, distribu avec une presque gale intensit de
lumire sur huit pieds de toile, entre un ciel uniform-

(1) II s'agit probablement des Arabes nomades levant leur camp


qui seront exposs au Salon do 1850.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 17

ment bleu, et Thorizon sans accidents du dsert. C'est


une impression originale dont la nouveaut mme sau-
vera peut-tre la bizarrerie.
J'ai beaucoup d'autres choses en train dont deux
autres sont finies, mais je n'expose ou ne distrais rien
de tout cela pour ne pas dflorer un ensemble qui doit
avoir un sens...
L'hiver une autre
crit Eugne sa mre
fois

(13 avril 1850) paralyse toute une partie de moi-mme,


la partie inventive. Except deux ou trois petits tableaux,
enlevs par surprise et dans un moment de verve par-
ticulire, le reste ne vaut pas grand'chose.
Et lamme, deux mois aprs Je suis dans un de ces
:

moments o ce que j'ai fait me parait si dtestable


qu'il me semble que je suis encore au point de dpart.
Ce n'est pas sans de grandes et frquentes oscillations
que le progrs se fait il ne suit pas un mouvement
;

continu, du moins chez moi.

A Madame Fromentin mre.

Paris, 17 juin 1850, lundi soir.

K Les deux tableaux que je destine l'exposition


de la Rochelle, et qui sont prts depuis une dizaine de
jours, sont exposs, en attendant leur dpart, chez un
marchand de la rue Laffitte. Ils ont assez de succs et
m'ont dj valu pas mal de compliments. Je n'ose
esprer qu'ils rpondront la trop haute ide qu'on se
fait l-bas de mon talent d'aprs ce que tu me dis. Je
,

crains surtout qu'ils ne contrarient beaucoup d'ides


faites sur la peintiuT et sur l'Orient. Je crois pourtant
qu'il y a quelque chose l-dedans qui m'appartient
S
48 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
sans doute, mais qui n'en est pas plus mprisable. Je
souhaite qu'ils vous plaisent...

A Madame Fromentin mre,

[2 aot 1850] vendredi soir.

(( Je suis pour mon pre et pour toi,


contrari
plus que pour moi, du peu de succs de mes tableaux,
mais je n'en suis point surpris. J'avais prvu cela, je
par gard, par devoir, mes risques et prils.
l'ai fait

Il est de principe, dans toute entreprise de ce genre,

de ne jamais sortir du terrain sur lequel on agit. Dans


quelques annes, une fois connu, accept et parfaite-
ment class parmi les peintres, j'aurais pu sans aucun
inconvnient me prsenter devant mes concitoyens. Ils

auraient t forcs quand mme de m' accepter pour ce


que l'opinion m'aurait fait ici. Aujourd'hui je leur donne
le droit de me juger, et c'est un droit dont ils usent.
Je regrette aussi, et particulirement, que ma pein-
ture ne soit pas du got de mon
y a entre nous pre. Il

des diffrences de temps et d'cole qui doivent nces-


sairement nous diviser profondment sur toute ques-
tion de peinture.
Il faut bien penser cependant que je ne travaille
pas pour moi seul et pour mes amis, et que le public
fort tendu qui sera mon juge ne se montre point trop
effarouch de ce genre peut-tre un peu bizarre...
Tout n'est pas rose dans les dbuts, il faut s'at-
tendre tout, mais la volont opinitre est un grand
matre et un pour soulever les obstacles.
fier levier

Je t'embrasse, chre mre aime, mille et mille fois

tendrement...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 49

A Monsieur Fromentin pre.

Paris, lundi matin [aot 1850],


Cher pre,
En crivant ma mre, je lui disais dj que j'avais
prvu d'avance que produirait ma peinture, et
l'effet

je n'osais pas trop me flatter non plus qu'elle serait

absolument de ton got.


Si, au moment de l'envoi, j'avais eu la libert du

choix, j'aurais envoy quelque chose de plus saisissable


premire vue et dont le parti pris et t moins per-
sonnel car j'aurai, je crois, dans mon exposition, des
;

choses trs varies et de quoi rpondre aux objections


diverses de ceux qui pourraient m'accuser de voir tou-
jours de telle ou telle manire.
Il y a dans tes observations une partie de critique

trs fonde et que j'accepte. Je sais parfaitement


qu'il y a dans mon Camp excs de pte un peu par-
tout ce tableau a t fait sur un tableau manqu,
;

enlev d'abord en pochade, c'est--dire en pleine pte,


puis retravaill et fini sans aucune prcaution de faire
disparatre les rugosits du travail. J'avoue que, ne
travaillant pas pour la postrit dans ce moment,
je m'occupe assez peu des soins matriels de la pein-
ture, pourvu que mon impression soit rendue, et que
je cherche mon but sans trop me proccuper des
moyens.
Du reste, le petit tableau, qui est fait dans un sys-

tme tout contraire, doit te prouver que ce n'est point


une recherche chez moi que cette excution massive,
mais un accident de mon travail. Je sais trs bien aussi

que tout n'est point arrt, prcis comme le pourrait


20 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
exiger l'il curieux de dtails de l'observateur ; cepen-
dant je crois que, devant un tel sujet, on ne se proc-
cupe pas assez de l'ensemble et qu'on ne se rend pas
compte de ceci qu'il y a dans une confusion pareille
:

une mesure de laisser aller et d'imprvu qu'il faut


garder sous peine de tuer la vie, de ptrifier le mou-
vement et d'isoler chaque objet dans une excution
trop rendue ; ceci n'est point une tude de nature
morte.
Quant la localit grise, y j tiens ipouc la raison que
je l'ai cherche et que j'ai senti deux tableaux dans ce
ton et sous ce soleil blanc.

On se fait une trs fausse ide de la lumire, et je


crois que communment on la voit jaune, ce qui est
une erreur. La lumire pure du milieu du jour, quand
elle n'est colore ni par aucun nuage, ni par le brouil-

lard, est blanche loin de colorer, elle a le propre de


;

dcolorer les objets. C'est d^ns le Midi surtout qu'on


se rend compte de cette proprit de la lumire intense ;

je m'attache depuis un an poursuivre cet efet-l.


On m'a su gr l'anne dernire des intentions et des
essais que j'ai faits en dehors des habitudes trop ordi-
naires ; j'y persiste.
Du reste, ceci n'aura de sens et de valeur qu' la
condition d'tre fortifi par un ou deux exemples o,
changeant d'heure, j'aurai donn mes tableaux toutes
les colorations possibles du soir. Bref, il faudra voir
mon exposition dans son ensemble chaque chose sera ;

fort discutable. Je ne suis pas arriv, et je ne donne en


rien dans ces petits essais la mesure d'un talent qui
s'engendre petit petit. Mais l'ensemble prouvera du
moins une certaine dose de fcondit, de souplesse et
d'audace. Elle prouvera surtout, et toutes les critiques
autant que les loges, que je ne ressemble pas^ tout
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 21

le monde, ce qui est dj, au point o j'en suis, une


qualit acquise.
Je cours l'atelier, o m'attend un modle. Adieu !...

Eugne.

Au mme.
30 octobre 1850.
Cher pre,
Ma lettre ne t'arrivera qu'aprs ta fte, elle te

prouvera du moins que je me suis associ de loin


tous ceux qui te chrissent, et que je n'ai pas manqu,
moi non plus, do penser toi, cette heure marque
dans nos habitudes de famille. Aprs les vux que je
ne cesse de former pour ta sant, mon vu personnel
est de te donner enfin la satisfaction de moi et mme
d'y joindre un peu d'orgueil, si mes ambitions ne me
trompent pas.
Je te l'ai dit souvent et c'est une occasion srieuse
de te le rpter : aprs le contentement qui viendra de
mon propre travail et de la certitude que j'ai fait

quelque chose de fort, je n'en rve et n'en prvois pas


de plus grand que de vous savoir heureux et fiers
propos de moi...

A Mademoiselle Lilia Beltrmieux.

Paris, lundi [17 dcembre 1850].

Mademoiselle Lilia,

Nous sommes au 17, tous les tableaux doivent tre


envoys lundi, le 25, dlai de rigueur. Les miens le

seront dimanche.
22 COURESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS
C'est fini ou peu prs. C'est--dire que si j'avais
trois mois encore, je mettrais tout cela de ct et
j'en ferais autant ; mais il faut livrer cette fourne
telle qu'elle est ; la prochaine sera peut-tre mieux
russie.
J'ai dix ou onze tableaux, peu prs du format de

ceux que vous connaissez. Depuis deux ans, j'en ai


bien fait cinquante et je les ai dtruits ce sont les dbris :

de cette immense destruction. Ils ont chapp, je ne


sais pourquoi, non point qu'ils soient meilleurs, mais
sans doute parce qu'on me les a ts des mains, et que
je me suis trouv par hasard dans mes jours de complai-
sance pour moi-mme. Je traite mes tableaux commte
Saturne traitait ses enfants.
'

Est-ce un tort? Je suis d'avis que, pour faire un bon


tableau, il faut en manquer, et par consquent en
crever vingt. Quoi qu'il en soit, c'est toujours la mme
chose, et je n'apprends rien de neuf, j'insiste sur mon
exposition de l'anne dernire, voil tout.
y a de tout du chaud, du froid, du soir, du matin,
Il :

des bonshommes, des palmiers, de la montagne et du


dsert.
Cet ensemble avait un sens pour moi ; il ne rsumait
point, mais il embrassait lepays dans un grand nombre
de ses aspects. Sera-t-il compris ?
L'exposition sera trs /orie, jepuis vous le garantir.
Il y a des annes qu'on n'aura vu une pareille runion,
il y manquera peu de monde.
J'avais deux grands tableaux, ah oui, mais j'ai eu
!

peur et je les rserve pour l'anne prochaine. La mle


sera rude cette anne-ci, et j'aime mieux et je crois plus
prudent d'y paratre avec mes imperceptibles, que de
m' aventurer sur deux tableaux de six et de huit pieds
dont on se ft invitablement servi pour craser tous
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 23

les autres et pour m'ensevelir dessous, ce qui et t


facile, car on veut bien me prendre au srieux, et je
donne prise tout ce qu'on peut dire.
Assez de moi. Bien que je sois bien chang, et que je
n'aie plus ces violents accs de dsespoir qui me ren-
daient si larmoyant, bien que trs calme aujourd'hui,
patient et fortement rsolu attendre l'effet naturel du
travail, de l'tude et de la volont persvrante, je
n'ai qu'un mdiocre plaisir encore parler de moi,
surtout dans la forme officielle d'une lettre.
Mais j'ai de grands projets (silence!) vous les

saurez seule, sans doute, lors de mon voyage la


Rochelle et je demande qu'on attende encore deux ou
trois ans...
Adieu, adieu... je vous serre la main et suis bien
vous...
Eugne.

Son Salon de 1850 fut pour Fromentin l'occasion


d'un nouveau succs (1). Le compte rendu qu'en don-
nrent certains journaux est le tmoignage que la cri-
tique comptait dj avec le jeune peintre (2).
Ainsi encourag, il travaille avec acharnement, la
fois de souvenir et d'aprs le modle... Il conliinie de
produire un grand nombre de dessins sincres d'accent
et justes de trait qui sont dignes de sa signature.

(1) Il avail expos onze tableaux Arabes nomades levant leur


:

camp; Femmes revenant de puiser de l'eau; Douar de Sahari. effet


du soir; Biskra, village des Zibans; Foukhala, printemps; liishra,
un enterrement; Marabout dans l'oasis; Tolga, village des Zibans :

Plaine de En-Furchi ; Route de Constant ino pie Bathna; Douar


sdentaire, effet du matin; Douar sdentaire, effet du soir.
(2) L'Artiste, de Thophile Gautier, aprs un loge tendu,
ajoute que si la tourho do Fromentin a quelquefois la dlicatesse
de celle de Marilhat, il ne lui a pas drob le secret de sa lumire
intense, et qu'il obscurcit trop souvent ses tableaux de tons gris
d'ardoise assez peu comprhensibles dans un pays brl de soleil.
24 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Il va passer la Rochelle les mois de janvier et de
fvrier 1851...

A Paul Bataillard (1).

[La Rochelle] 21 fvrier 1851.


Mon cher Paul,
Je suis heureux de ce petit voyage, le premier que
j'aie fait depuis des annes sans troubles, sans discus-
sions, sans ennuis de famille. Depuis deux ans, les dis-
positions de mon pre ont chang dans la mesure o
a chang ma position elle-mme. Et s'il n'y avait plus,
pour le justement proccuper, la question de produit et
de revenus, question qui n'est pas, tu le sais, encore
claircie, je crois qu'il n'aurait presque plus de regret
que j'aie pris une carrire qui, en dfinitive, promet de
satisfaire un des
petits cts de son ambition paternelle.
Tous miens vont bien. Charles est celui que tu
les
connais, inaltrable en ses habitudes bon, dvou, ;

un peu mticuleux par le fait de la vie de province.


Les amis vont bien ils sont toujours pour moi d'ex-
;

cellents camarades et j'ai du plaisir les voir.


Bref, ce voyage ne m'aura t que trs doux parce

qu'il aura t court. Mais, l'heure qu'il est, il me serait


aussi impossible d'habiter ma pauvre province que de
faire vivre un poisson de mer dans l'eau douce. On
le sent, et ceux qui m'aiment, comme ma pauvre mre,
s'en attristent et en souffrent...
Eugne.

Vers la mme poque, Fromentin, dans un moment


de dcouragement, exprimait un autre ami la tristesse

(1) Sur Paul Bataillard, voyez Lettres de jeunesse, p. 45.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 25

de se sentir, au foyer paternel o son cur demeurait


tendrement fix, un tranger par les proccupations
et les besoins de l'esprit. Il ne se consolera jamais de
cette lutte fatale des puissances affectives contre les
aspirations intellectuelles.

A Armand du Mesnil (1).

Lafond [fvrier 1851J, mardi soir.


Cher ami,

J'ai reu ta lettre... J'ai aussi, moi, un grand besoin


de causer avec non point pour t'apprendre rien de
toi,

neuf : de ce que de ce que je fais, pense, rve,


je suis,

espre ou dlibre, tu n'ignores rien, tu sais tout. Et


en vrit, l'heure qu'il est, je serais prs de toi que
jene ferais sans doute qu'couter, n'ayant rien dire
que je n'aie dit ou rpt cent fois. Mais j'ai besoin
de me sentir prs de toi, et de me rapprocher encore,
et de t'embrassor de plus prs, cher vieux, en t'cri-
vant...
Chaque jour qui passe
et, malgr tout, ils passent
vite
me ramne toi.
Encore une semaine ou deux, au plus, et j'aurai

reprisma place au foyer commun, ma place dans ta


chambre, ma place dans toutes vos habitudes o,
depuis des annes (nous comptons dj par anni^s),
vous me l'avez marque au milieu de vous. Ah on !

m'aime bien ici, on m'entoure, on me soigne, on m'en-


veloppe de tendresses. Je les sens, je les apprcie, je
lessavoure avec des larmes en dedans, des larmes
amres que je ne trahis pas. Quand je me dpouille,

(1) Sur Armand du Mesnil, voyez Lettres de jeunesse, p. 62.


2() CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS TNEDTTS
et quand je reois avec le cur ce qui vient du cur
de ces tres aimants et bien-aims, je n'ai point souf-
frir ni d'eux ni de moi, et je me sens bien vritable-
ment au niveau de leur tendresse.
Mais..., mais l'esprit a des besoins, mais il a pris
des habitudes, mais les ides rpandre et qui ne
trouvent que rsistance, et les ides recevoir, d'o
viennent-elles et quelles sont-elles? Oh ! l'incompa-
rable bonheur que tu as eu, cher ami, d'entraner ta
mre avec toi dans ton milieu, de la mler ta vie, de
la confondre dans tes amitis, de la rendre tmoin, com-
plice en quelque sorte, de ta vie bonne ou mauvaise !

Vous n'avez pas chacun vos joies et chacun vos souf-


frances. Vous ne faites pas deux et trois et quatre
comme nous faisons, nous. Et, n'est-ce point assez qu'il

y ait entre nos pres et nous les diffrences qui viennent


de l'ge, du caractre et des tempraments, sans que
des hasards de position, des conjonctures extrieures, des
convenances seulement quelquefois, crent encore entre
nous des sparations si profondes, et jusqu' des anti-
pathies Il y a longtemps que j'en souffre et je puis
!

dire avec certitude, aujourd'hui, que les divisions qui se


sont produites entre nous l'poque de mon manci-
pation et propos de mes ides, quand j'ai voulu les
affranchir, n'ont pas eu d'autre cause. Elles sont l'effet
du milieu du point de vue oppos.
diffrent,
Je ne me sais aucun gr de la gnrosit de certains

sentiments que je me connais de la simplicit que j:^


;

veux mettre en pratique dans ma vie d'une certaine ;

indpendance de caractre ou d'opinions qui, traite


d'tourdorie par ici, est une relle qualit quand elle
s'applique avec rflexion dans les actes. J'en suis rede-
vable moins ma nature, qui est commune bien
d'autres, qu'aux conditions propices dans lesquelles il
CORRl^SPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 27

m'a t donn par le hasard de me dvelopper et de


vivre. Aussi, en vrit, je n'accuse personne, et je ne
me glorifie point de me sentir, en quelque manire et
par vraiment estimables de l'esprit, suprieur
les cts

d'autres que je vois mais, ne pouvant mettre ce prix


;

notre rconciliation, notre union complte, de m'en-


sevelir avec eux dans leur existence, je regrette avec
dsespoir de ne pouvoir les faire entrer dans la ntre.
Rien de nouveau, d'ailleurs, et ceci est le rsum de

mes impressions, plutt que le rsultat de faits pro-


duits. Ma pauvre mre est bien malheureuse, elle sent
tout cela, elle se l'explique, elle en souffre ; ceci fait
prcisment, encore plus que l'absence, le rel et secret

tQurment de sa vie. Qu'y faire?


(( Je l'aurais avec moi, qu'il me faudrait bien peu de
temps pour l'initier tout fait et l'amener moi
mais?... Ne nous marions point en province, nous ris-

querions trop de tomber sur un esprit dj contrefait.


Il y a des conformits dont il ne faut point s'carter.
Je ne conseillerais pas davantage un jeune homme de
province d'pouser une femme de Paris qu'on n'aurait
point emmaillote ds l'enfance dans les prjugs
ti'oits de la petite ville.

Je t'crirai demain, je suis rest seul ce soir aprs


le dpart du salon de ma mre, de mon pre et de
Charles qui dne et couche ici le mardi. Et tout mi
fumant une cigarette au coin du feu, j'ai voulu causer,
ne ft-ce qu'une dcnni-heure. Il fait depuis deux jouis
un vrai temps d'hiver, sec, magnifique et froid. Je
ne suis pas fch, tant venu dans cette saison, d\'n
avoir au moins les vritables sensations. J'ai pass ce
ayant sur
soir, le bras mon une heure
trs inutile fusil,
au coucher du soleil dans les grands espaces, coups
de potagers, de prs, de vignes et d'alles d'ormeaux
28 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
qui entourent les cltures, cherchant les abris contre
l'air du nord et m'panouissant aux derniers rayons
tides du couchant. Je me suis retrouv sensible, mu,
gonfl comme autrefois ;
je n'ai rien perdu de mon
exprience de campagnard. J'ai t particulirement
heureux de me trouver l'oreille aussi dlicate, aussi
prompte reconnatre les bruits c'est incalculable ce ;

qui se peroit d'motions par l'oreille dans ce grand


silence de la campagne, surtout en hiver. Autrefois
je me disais Ah si j'tais pote
: ! C'est une btise et !

je ne me le dis plus. J'ai appris depuis que ces menues


impressions ne sont point faites pour tre converties
en hmistiches ou en tableaux.
Mais je n'ai plus de papier sous la main, bonne nuit,

chers, et demain.
Eugne.

En quittant la Rochelle, Eugne rapporte la veuve


d'Emile Beltrmieux, remarie en septembre 1849
Paul Bataillard, trois petites violettes prises au bou-
quet qu'il a dpos lui-mme sur la tombe d'Emile.
Il a fait au cimetire une triste et chre visite il y a ;

cueilli tombe. Le
deux brins d'un glantier plant sur la
souvenir de Tami persiste toujours vivace au fond de
son cur (1).
La saison d't trouve Fromentin au Tremblay, prs
Montfort-l'Amaury (Seine-et-Oise), o, en compagnie de
du Mesnil et de sa famille, il travaille d'aprs nature.
Il y passe quatre mois ne rapporte pas Paris
et, s'il

de bonnes tudes, il espre puiser dans ce pays des ren-


seignements nouveaux et une certaine hardiesse que ne
donne pas le travail routinier de l'atelier (2).

(1) Lettre Mme Paul Bataillard, 26 fvrier 1851.


(2) A Paul Bataillard, 26 juillet 1851.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 29

Il fait expdier de l en Hollande, par l'intermdiaire


d'Arthur Stevens, une rplique de ses Arabes nomades
levant leur camp, vendue un marchand de Rotter-
dam (1). J'espre, crit-il au destinataire, n'avoir pas
manqu le but que je me proposais en recommenant ce
tableau, et qui tait de faire quelque chose de plus srieux,
de plus rendu, de plus conforme aux conditions que j'avais
remplir. Vous vous apercevrez sans doute que, sui-
vant votre dsir, je n'ai pas oubli que je travaillais
pour la Hollande et pour vous. J'y ai peut-tre fait
quelques concessions que je ne regrette point, surtout si
le rsultat vous satisfait (2).

Le peintre joignait son envoi le tableau original,


dsirant, par une rare conscience, qu'on pt comparer
l'un l'autre.

Eugne Fromentin, commenant tirer de sa pein-


ture quelques ressources, se dcide raliser un projet
de mariage que, depuis plusieurs annes, laboraient
ensemble son cur et sa raison.
L'aveu d'une mutuelle affection l'avait uni, ds le
commencement du printemps 1851, la nice d'Armand
du Mesnil. Durant leur commun sjour au Tremblay,
au mois d'aot, Eugne crivait son ami demeur
Paris Ta nice est cei'taincnuMit beaucoup mieux;
:

jamais je ne l'avais vue si gaie, si libre et si communi-


cative d'esprit. J'avais pressenti et devin tout ce qu'elle
me dcouvre aujourd'hui, et je puis dire qu'elle ralise
de point en point tout ce que j'avais fermement prjug
d'elle.

Maintes fois, depuis cette poque, Eugne a failli

(1) Mille francs.


Lettre 5 M. Jarobson, do Rotterdam,
(2) n juin 1B51. rommu-
niquo par Mme Hamman, iit^o Protais.
30 CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
s'ouvrir de ce projet ses parents ; il a voulu attendre
encore et mrir son bonheur ; mais enfin le moment
est venu. Il confesse longuement, sa mre d'abord,
le secret qu'il ne peut ni ne doit plus garder.

A Madame Fromentin mre,

Paris, 10 octobre 1851, vendredi.

Ma mre chrie,
Cette lettre te sera remise par Charles ; elle n'est
que si tu
confidentielle crois meilleur de n'en point
donner communication mon pre ;
quand tu l'auras
lue, tu seras entirement juge de l'opportunit de cette
ouverture.
Je te fais cette confidence toi la premire, parce que
que j'ai besoin enfin de me soulager le
je te la dois, et
cur d'un secret que je n'y puis garder, et de te parler
de projets qui doivent, s'ils se ralisent, assurer le
bonheur de ma vie.
Il y a un an tout l'heure que, pendant mon sjour
la Rochelle, j'ai essay vingt fois de m'ouvrir toi.

J'ai hsit et j'ai recul, je ne pouvais rpondre que de


moi, et les choses n'taient point encore venues ce
point que je pusse en parler avec certitude et rsolution.
Mme du Mesnil a une petite-fille, Mlle Marie de Beau-

mont. J'ai toujours vit de te parler d'elle, prcis-


ment parce que je n'en pouvais parler d'une faon
indiirente ;
j'ai mme
diminu son ge, amoindri son
importance dans la maison je l'ai toujours, devant toi,
;

traite en petite fille, toujours pour les mmes raisons,


afin d'viter chez toi des soupons anticips, me rser-
vant le jour o je pourrais avouer l'affection que j'ai
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 31

pour elle, de lui restituer, cette chre enfant, son


caractre, ses qualits rares et ses vingt et un ans.
Je dois te dire tout de suite, chre mre bien-aime,
que, de tout temps, eu beaucoup de tendresse pour
j'ai

elle. Elle tait encore bien vritablement une enfant


que, malgr une complte disproportion d'ge et des
proccupations bien diverses, je me sentais attir vers
elle par une attention et des sympathies qui n'ont fait
que s'accrotre et devenir un sentiment plus fort, plus
solide et plus durable, le jour o j'ai pu la connatre,
l'tudier et l'apprcier.
Tu sais peut-tre qu'en sortant de pension, elle est

alle passerdeux ans Rouen, prcisment les deux


annes de 1848-1849 pendant lesquelles j'ai fait moi
mme une absence de quatorze mois (1). Ds ce temps-l
et pendant mon voyage d'Afrique, je mditais l'tat
vague et comme une chose possible seulement, un projet
d'union qui me donnerait un titre de plus l'afTeclion
d'Armand, et me fixerait dans une famille laquelle
je suis sifortement attach. Ces hypothses devaient
devenir plus srieuses, mes sentiments devaient, en se
prolongeant, me donner moi-mme des garanties dfi-
nitives et je devais rencontrer enfin beaucoup plus
tard, mais une poque o mon parli tait dj pi-is
secrtement, des sentiments que j'tais bien loin d'es-
prer, car ils taient dj bien anciens et avaient, pen-
dant des annes, fait le tourment et le supplice de cette
pauvre enfant bien-aime.
Ici, je dois te raconter les choses, ma mre aime,

carrhistoiroquicommenceotquijjcresprool j'y compte,


finira par une union biiMiheureuse.a uno longue pifaci

que tu dois connali'o ]uiisqu'il no m'a pas t permis

(1) La joune fille avait pass ces doux annes chez Mlles Clry
de Gaillard, petites-fiUcs du dvou valet de chambre de Louis XVI.
3-2 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
plus tt de t'inti'oduire dans le secret de mon cur.
En revenant de Rouen, Mme du Mesnil a d, ne pr-
voyant pas d'tablissement pour sa petite-fille dont la
fortune est nulle, songer lui assurer un petit avenir
indpendant par son propre travail et c'est en vue de ;

cette perspective,
que j'ai toujours, moi, regarde
comme chimrique, indpendamment mme de mes
projets qui devaient un jour dtruire toutes ces combi-
naisons,
c'est en vue de cet avenir qu'on la fit entrer
comme sous-matresse dans un pensionnat et qu'on la
fit se prparer des examens pour l'instruction pri-

maire. Quelque dplaisir que j'eusse dj me sentir


toujours spar par des ncessits imaginaires d'une
enfant qu'il m'tait si intressant d'tudier, de connatre,
de voir de prs et de surveiller dans tous les replis de
son caractre et de son cur, je souffrais surtout d'abord
de la voir visiblement malheureuse, comprime, inquite
au dernier point de sa position prsente et de son avenir
que n'embellissait point cette perspective de devenir
mme matresse d'institution ;
je souffrais aussi de
penser que son ducation ne serait que spciale, c'est--
dire prodigieusement insuffisante pour faire ce que je
souhaitais qu'elle pt devenir : une femme de mnage
d'abord, ensuite une femme sociable, enfin un esprit
suffisamment lettr. Aussi, avec trente-six raisons pour
dguiser les vritables, j'ai pes fortement dans les
dcisions de la maison, et j'ai enfin contribu faire
rsoudre par Mme du Mesnil qu'elle la retirerait de
pension et la garderait chez elle...

comprendrais quel point


Si tu la connaissais, tu
elle a d pendant ce long exil, et quelle force,
souffrir
quelle rage de volont elle a d dployer pour s'y main-
tenir au prix de son sommeil, de son apptit, je dirais
aujourd'hui au prix de sa vie, si heureusement nous
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 33

n'avions devin les uns et les autres qu'il ne fallait pas


attendre qu'elle demandt son rappel ; elle ne l'et
jamais demand.
deux raisons pour rester loin opinitre-
Elle avait
ment, obstinment, et pour se cramponner comme elle
le faisait toute ide extrme et dfinitive de se faire

sous-matresse, sinon religieuse. La premire, je la


savais et j'en souffrais cruellement sans pouvoir l'en
blmer, c'tait de n'tre point la charge de son oncle
et de sa grand'mre. La seconde, la vritable, la plus
redoutable, je devais l'apprendre plus tard : c'tait
d'chapper ce supplice de se trouver en tte tte avec
moi. Elle m'aimait. Je n'cris ce mot-l, qui est le secret
d'une femme, qu'avec une extrme confusion, mais je
n'en puis trouver d'autre. Elle m'aimait depuis des
annes, de prs, de loin, toujours et toujours, sans que
personne, pas mme une
amie intime, ait jamais entrevu
mme l'apparence de son secret. Elle n'esprait point,
m'a-t-ellc dit depuis, que jamais je pusse avoir pour
elle autre chose que de l'intrt. Elle s'tait jur clle-

mmo de ne jamais pouser personne autro que moi.


Devant dos impossibilits ainsi poses, elle avait pris
le parti qui lui semblait le plus doux, celui de me fuir.

Les attentions que j'avais pour elle


et j'avais soin
d'ailleurs de ne leur point donner d'autre sens ne lui
avaient jamais paru que la complaisance d'un bon cur
h lui Hvo agrable, lui adoucii* un \)v\i la vie.
C'est qu(>lques joui's aprs sa rentre dans la maison

que, la voyant deidmiMit malade, et sentant alors,


pour la prc^nire fois, quelque chose de particulier
d'elle moi, je provoquai un(^ explication.
J'avais depuis longt(mps calcul, rflchi, j'avais
pes ce qu'il y avait de dfinitif dans mes sentiments
pour elle, je m'tais assur qu'il n'y entrait ni compas-
3
34 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
aucun sentiment qui n'aurait point
sion, ni intrt, ni
t accept. Je m'tais assur en outre que ce n'tait
point mon affection pour Armand et pour sa mre qui
se reportait sur leur enfant sous de fausses apparences.
Depuis longtemps, je m'tais assez prouv pour me
sentir tout fait elle. J'avais fait avec intention mon
voyage de au moment des soires c'est
la Rochelle ;

avec cette mme intention que je m'tais rintroduit


dans le petit monde de jeunes filles o peut-tre, si
j'avais eu le cur libre, j'aurais pu trouver m'atta-
cher. J'avais, j'ai toujours eu, tu le sais, le plus vif
dsir de me marier; par principe et par temprament
de cur, je condamne et dplore le clibat... Ma plus
grande ambition, en mme temps que de russir dans
mon travail, a toujours t de trouver un tre bon, un
tre aimant, un tre sr qui je pusse, en change de
toute mon affection, demander l'immense bienfait de
me rendre heureux par son amour.
Enfin, jamais quand j'ai, depuis que j'y songe et
que pens au mariage, jamais, non seulement
j'y aspire,
mes sentiments, mais mes rflexions ne s'taient por-
ts sur une autre que Mlle Marie, si bien qu'elle tait
insparable pour moi de cette ide et qu'il me semblait
que, le jour o je serais libre de me marier, je ne pour-
rais pouser une autre femme qu'elle.
C'est avec cette longue habitude de l'associer dans
ma pense la plus chre co besoin de plus en plus
pressant de me marier ; c'est aprs ces petites preuves
trs diverses auxquelles je me suis soumis ; c'est avec
la certitude de pouvoir un jour, si je ne l'y trouvais

point contraire, lui offrir ma main, que, certains inci-

dents m'en ayant mnag l'occasion, je crus pouvoir non


lui parler, je ne le voulais point, mais la faire un peu
m'ouvrirunct tout fait impntrable de son esprit.
CORRESI'OxNDANC.H: KT FRAGMKNTS indits oh

Je voulais, quant moi, et jo me l'tais promis, ne


pas faire la moindre ouverture avant d'tre en droit
de la pouvoir faire.

Je redoutais pour elle, et les lui voulais pargner,


les lenteurs d'une attente ncessairement un peu longue,
les incertitudes.
Il m'tait doux de penser que mon premier aveu
serait bientt suivi d'effet. J'tais sr que d'ici l, par
mes soins, mon intimit plus grande, et les preuves
mmes de mon affection, je pourrais me faire aimer, car
loin que nous nous fussions antipathiques, il y avait de
grandes sympathies naturelles entre nous.
Mais l'vnement m'a surpris, et dans cette explica-

tion, qui f utun spasme nerveux chez cette pauvre enfant,


je compris par des sanglots ce qu'elle avait me dire
et je lui fis comprendre d'un mot que nous tions
exaucs, elle et moi....
Je ne te dirai aime
rien d'elle, ma mre
mes ;

jugements peut-tre ne foraient que te prouver davan-


tage que je l'aime je voudrais qu'un autre que moi
;

pt rendre tmoignage ses rares qualits de cur et


d'esprit.
une enfant par certains cts son ignorance
C'est :

des choses, son ingnuit, sa candeur, qu'une ducation


parfaite a merveilleusement conserve. C'est une femme
par le haut sentiment qu'elle a de ses devoirs, la rso-
lution dj mre, et le dvouement rflchi.
Il serait absurde moi de la dire et de la supposer

parfaite, mais je ne lui connais pas de dfaut essentiel,


et je n'ai jamais dcouvert en elle l'ombre d'un ridi-

cule. Une vertu prime en elle toutes les autres qualits


et, pour son
ainsi dire, fait le fond de sa nature et de
temprament, c'est la vertu de la femme par excellence,
le dvouement. La lidlil avcMiglt^ l'objet aim est
36 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
chez elle l'tat d'instinct, l'tat de sentiment et
aussi l'tat de principe. Ni coquetterie, ni faux amour-
propre, une admirable simplicit d'esprit, une parfaite
droiture de conscience qui se traduit par ses actes, par
ses paroles, par son maintien, et la porte avouer tous
ses sentiments par cela seul qu'ils sont tous honntes.
Les ncessits et les privations de tout genre l'ont

prise au berceau, et lui ont, pour le reste de sa vie, fait


une habitude de l'conomie, l'ont instruite se priver
de tout et ont, pour ainsi dire, dtruit dans leurs racines
les besoins de tout genre auxquels les femmes ont tant

de plaisir satisfaire, et tant de peine commander.


Tu ne saurais avoir une ide de l'extrme sobrit

de ses dsirs qu'en la voyant vivre et j'en suis bon juge,


;

moi qui depuis des annes ne la perds pas de vue et


connais tous les petits secrets de sa toilette et de sa
garde-robe. Tout cela, ce sont des garanties pour la
femme de mnage ;
quant aux garanties pour l'pouse
elles sont, je le rpte, incomparables, et je t'en parle
sans exaltation, mais avec la joie profonde d'avoir
trouv ce que je respecte, ce que j'estime, ce que j'enviais
le plus dans une femme...
me donnera
Je suis assur qu'avec la petite dot que
mon que pourra avoir
pre, les quelques petites rentes
Mlle Marie et le revenu de mon travail, nous pourrons
vivre modestement, ne changeant point de manire
d'tre, modifiant aussi pcu que possible nos habitudes,
qui nous sont chres, et conservant, elle et moi, aprs
notre mariage, les gots modestes et les besoins si
simples dans lesquels nous avons toujours vcu. Que
nous manquera-t-il donc pour tre heureux?
Je ne dsire rien au del faire le bonheur de cette
'( :

chre enfant, qui je suis indispensable je le dis avec y

certitude ; lui remettre le soin de faire tout jamais


COHHKSPOiNDANCK ET KUAGMKNTS INDITS 37

le mien ; travailler comme


avec ce nouvelje le fais
aiguillon vivre paisible, loin du monde que je ne puis
;

voir, et dans une solitude remplie par le seul bonheur


enviable et avouable que puisse souhaiter un homme ;

ceci n'est point un rve, quoi de plus simple, de plus


possible, de plus certain !...

Je ne suis plus un enfant ; mes trente et un ans


qui vont sonner, et beaucoup d'autres signes m'en aver-
tissent trop srieusement. Vous m'avez souvent accus
de quelque dsordre, mais voil tout. La vrit, c'est
que j'ai toujours eu, par le fait de ma peinture, des
dpenses en disproportion fixe avec mes revenus, mais,
en somme, me fallait quelques centaines de francs
il

de plus pour me mettre au pair, et cette diffrence cou-


verte par mon travail, rien ne sera plus rgulier et
mieux ordonn que ma vie. Tu sais, bien que tu n'en
aies jamais t tmoin, que je ne dpense pas un sou
pour mon plaisir ; depuis longtemps, d'ailleurs, je n'en
connais point d'autre que de vivre le soir en famille
ici, aprs avoir travaill tout le jour.

Je puis donc affirmer et ceci avec la certitude de


n'tre dmenti par personne
qu'il n'y a pas beaucoup
de jeunes gens dont la vie soit aussi exemplairement
rgle, et je le dis, aussi peu exigeante que la mienne.
Depuis un an, j'ai de l'ordre, et je n'avais pas, si tu
veux, d'conomie, mais je n'avais aucun besoin, ce qui
est une conomie naturelle. Je pourrais entrer dans des
dtails, mais j'ai mieux faire...
Mais en voil bien long, chre mre aime; cette

lettre ne sera point la dernire, je dsire qu'elle ne te


cause aucun tourment. Je suis sr, ou je ne te conna-
trais pas, qu'elle te remplirait de joie, s'il ne te restait
quelques lgitimes inquitudes ; mais je me charge de
les faire disparatre. Elle lpondra des ides, des
38 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
principes, des sentiments que tu m'as transmis, ma
mre chrie, et dont je ne saurais trop te remercier,
parce qu'ils m'ont certainement rendu meilleur et qu'ils
ont fait le fonds de dsintressement et d'honntet
de ma vie. Aussi je suis sr, je te le rpte, de trouver
chez toi le contre-coup de tous mes sentiments et le

juste cho de mon nouveau bonheur...


Adieu, adieu, que ne suis-je auprs de toi ! cela vau-
drait mieux que d'crire. Tu comprendras malgr tout,
tu me devineras, tu me sentiras. Encore adieu.
Je vous embrasse tous mille et mille fois.

Eugne.

Eugne Fromentin ne se proposait donc pas de faire un


mariage brillant aux yeux du monde et la situation de
fortune de Mlle de Beaumont ne le proccupait aucune-
ment. Je n'ai jamais t d'avis de prendre une femme
pour ce qu'elle a, mais pour ce qu'elle vaut (1). Il

reconnaissait cependant qu'il faut, en se mariant, pou-


voir suffire aux besoins communs le bonheur des poux :

et la dignit morale du mariage sont ce prix.


Du reste, le sentiment qu'il ressent pour Mlle de Beau-
mont est ancien, raisonnable, dsintress. Je pourrais
faire, en admettant un oubli de moi-mme, un coup
de tte qui n'engagerait que mon bonheur; je n'en
ferai jamais qui pt compromettre l'existence et engager
le bien-tre d'une personne qui m'est chre ce point.

En avouant le secret de sa vie prsente, Eugne


s'crie : Je crois sentir et juger en homme sage, en
mme temps qu'en honnte homme. Quant des ambi-
tions, j'ai les miennes aussi ;
je les ai mises dans mon
(1) Mme lettre Mme Fromentin mre, du 10 octobre 1851,
ainsi que ce qui suit.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 3'J

travail, et c'est de mes propres mains que je veux btir


ma fortune (1).

Mme Fromentin a communiqu son mari la lettre


qui lui tait adresse. Elle rpond en leur nom tous
les deux.
On
devine leurs objections, qui tournent principale-
ment, presque uniquement, autour de la question d'ar-
gent. Ils demandent leur fils d'attendre, de patienter
jusqu' ce qu'il soit parvenu une situation solide.
Leur tendresse et leur bonne volont touchent pro-
fondment Eugne.
Pourquoi attendre? proteste-t-il,
quoi bon perdre pour le bonheur les meilleures annes

de sa jeunesse? La vie deux, la vie de famille n'est-


ellepas la seule digne de l'homme? Et puisqu'ils sont
disposs se contenter de peu, pourquoi les deux jeunes
gens retarderaient-ils leur entre en mnage? Si sa
mre pouvait venir Paris faire la connaissance de la
jeune elle serait pleinement rassure sur ses qua-
fille,

lits de dvouement, de sagesse et d'conomie. Songez,


crit-il ses parents, que vous tenez entre vos mains

le bonheur de tous les jours que j'ai vivre (2).

Le jeune homme donne son pre, qui lui a crit de


son ct, des dtails prcis sur la famille dans laquelle
il propose d'entrer (3).
se
Mme du Mosnil appartient une famille noble et
riche dont une partie a migr et perdu sa fortune. Son
pre, lieutenant du roi l'le d'Olron vit disparatre,
avec la Rvolution, toutes ses ressources ; son mari
mourut jeune et lorsqu'elle vint, en 1830, s'installer h

(1) A Charles Fromentin, en lui envoyant, le 10 octobre, la lettre


destine h leur mre.
(2) A Mme Fromentin mre, 24 octobre, ainsi que les lignes qui
prcdent.
(3) Lettre son pre, 29 octobre 1851, ainsi que le passacre qui
suit.
40 CORUESPOiNDANGE ET FRAGMENTS INEDITS
Paris, elle y dut vivre de trs modestes revenus. Armand,
son fils, ne gagne encore, au Ministre de l'Instruction
publique, que dix-huit cents francs par an. Mais l'avenir
sera meilleur.
Mmedu Mesnil avait une fille qui pousa M. Gavellet
de Beaumont, de vieille noblesse aussi, chirurgien
major de l'arme, mdecin adjoint l'hpital de Sara-
gosse lors de la campagne espagnole. Sa sant le fora,
en 1830, quitter le service.

Il perdit sa femme. Atteint d'une paralysie incurable,


sans fortune du reste, M. de Beaumont se retira dans sa
famille Laval, gardant auprs de lui son fils ; il confia
Mme du Mesnil sa fille Marie qui, leve dans un pen-
sionnat de Paris, ne quittera plus sa grand'mre que
pour se marier...
... J'arrive, cher pre, la personne, en effet, que je

veux vous rendre chre, et qui vous le sera ds que


j'aurai le bonheur d'tre son mari. Je ne vous ai pas
parl de ses avantages extrieurs parce qu'ils sont
secondaires pour moi, et que je prfre tre discret sur
ce point que d'exhiber et d'exalter, suivant un usage
trop agrments que vous saurez bien
commun, des
reconnatre. Elle vous deviendra aimable en tous points
ds que vous l'aimerez comme le mritent ses rares
qualits morales.
vous voulez un portrait, voici, autant qu'un signa-
Si
lement peut tre un portrait elle est petite et frle
:

comme on vous l'a dit elle est brune naturellement et


;

constamment ple sans tre souffrante. Le nez de la


famille, un pou fort les cheveux trs bruns les yeux
; ;

bruns, la bouche mobile avec des dents charmantes ;

de charmantes petites mains et un ensemble de personne


parfaitement distingue. Enfant et trs digne en mme
temps, trs rserve et trs ouverte trs froide et trs
;
GOHRICSPONDANGK ET FHAGMEiNTS INDITS 41

caressante. C'est un caractre volontaire que l'affection


rend docile et soumis toutes les volonts de ceux
qu'elle aime. Elle a de sa mre, qui tait une personne
rare, beaucoup de la vivacit et toute la fidlit et l'ent-
tement dans ses devoirs. On peut la trouver insigni-
fiante ou charmante suivant qu'elle veut tre l'une ou
l'autre, mais il est impossible que ceux qui la font heu-
reuse ou qui assistent de prs son bonheur ne jouissent
pas de ses vritables dons de franchise, de grce et de
gentillesse qu'elle rserve pour ses privilgis...
Marie de Beaumont est nerveuse les secousses ;

morales agissent sur elle fortement. Inquite, elle sera


languissante ; heureuse, elle est d'une inaltrable sant.

Au mme,

14 novembre 1851, vendredi soir.

a Mon bon pre,

Je ne saurais, en te remerciant de ta lettre, te dire


toi toute la satisfaction profonde qu'elle m'a cause ;

elle est dicte tout entire par un tel esprit de bienveil-


lance et de sollicitude, elle me tmoigne, en mme temps
que tes paternelles et justes inquitudes, un tel dsir do
me savoir heureux et de pourvoir mon bonheur, que
je n'osais point l'esprer ni plus tondre, ni moilloure.
Je t'en remercie bien de tout mon cur...
lu sais, me connaissant, je vous l'ai dj dit, que j'ai

deux ambitions trs fortes, mais voil tout l'une, d'tre :

heureux par ma fommo et do la rondro hourouso, l'autre,


d'tre heureux par ma pointure, do la faire bonne et
de la rendre productive. L'argent ne m'est point indiff-
rent, mais la fortune j'entends ce qui excde l'aisance,
42 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ne me cotera jamais le moindre sacrifice, ni d'une
conviction, ni d'un sentiment.
Mlle de Beaumont aurait de la fortune que nous
serions, elle et moi, fort satisfaits, parce qu'elle ne nous
empcherait point de nous aimer comme nous nous
aimons tant pauvres ; elle n'en a pas, il faut donc
tcher de nous en passer, et c'est moi de tcher de
gagner sa dot.
Je n'abandonne point du tout l'Afrique, au contraire.
Envisageant les choses autrement, plus par la figure
isole que par la figure en grand nombre, resserrant
mes rapprochant de l'il de manire les
sujets, les
tudier davantage sur un plus petit espace, il m'est
permis de renouveler, en quelque sorte, ma veine sans
avoir renouvel mes matriaux, et de tirer de mes sou-
venirs une nouvelle srie d'impressions et de tableaux.
C'est l la vritable transformation que j'ai tch
depuis quelque temps et que je m'occuperai dsormais
d'introduire dans ma peinture.
J'entre ainsi dans un ordre d'ides plus simples et
plus leves ;
je n'y perds aucune des qualits que je
pouvais avoir : je les dveloppe. Je suis amen la fois
m'occuper beaucoup plus du dessin et beaucoup plus
de la coloration.
Il va sans que mon excution a d s'largir,
dire aussi
se corriger, s'purer dans la mme mesure. Enfin, je
suis, l'heure qu'il est, dans les voies srieuses de la
peinture...
(( 'Je crois qu'on me saura. gr de cette tentative coura-
geuse faite en avant. Je suis sr en outre de conserver,
dans cette nouvelle manire, le caractre personnel et
la faon originale qui m'ont fait distinguer ;
je n'en serai

pas moins moi, pour tre un peu moins bizarre. Il y


aura surtout place pour l'ide dans des tableaux qui
CORRESPONDANCI-: ET FRAGMENTS INDITS 43

devront tre expressifs, et dont l'intrt ne sera plus


dispers sur une infinit de corpuscules humains, mais
rsum dans deux ou trois figures ayant leur physio-
nomie et leurs gestes bien indiqus...
J'ai confiance :jemesensintelligent, inventif, fcond ;

j'ai de la distinction, je sais peu prs mon mtier de


peintre. Il me
reste savoir articuler proprement une
figure. Je terponds donc que je ne dvierai plus de la
ligne droite mon chemin, je le rpte, est trac, mon
;

but est unique et dtermin...


Remarque bien que je vise haut, j'en ai le droit, soit
dit sans aucune prsomption, non par ce que j'ai fait,

qui est bien peu, mais par ce que je sens valoir.


me sens, il faut bien le dire, bien suprieur comme
Je
homme une foule de peintres, qui n'ont sur moi qu'une
avance de temps, et je suis peintre, je le sens, je le sais.
Donc, si je me dsole quelquefois et si je suis impa-

tient, c'est que je devance toujours mon savoir-faire,


qu'il me manque les lments, les premires notions du
dessin, toutes chos;s qui s'apprennent, que j'apprends,
et que un de ces jours, toutes clioses sans
je vais savoir
lesquelles on n'est point un peintre, mais qui ne font
le peintre qu* le condition d'tre au service d'un tem-

prament et d'un esprit constitus pour la peinture.


Rassure-toi, je te jure que mes projets de mariage,

si srieux, si prcieux, si pressants qu'ils soient, n'influe-


ront en rien sur mon avenir.
Ils m'excitent travailler, mo montrent le prix du
ils

temps et de l'argent, mais quant dtourner mon talent


de sa voie naturelle, et je dirai involontaire, quant
me faire galvauder, disperser ma force en des uvres
de bas tage, quant me faire tomber dans le commerce,
jamais !

Il y a deux parts faciles faire, que je fais et que je


44 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ferai tant que je n'aurai pas le droit de m'imposer dans
l'intgrit tout entire de mes qualits et de mes
dfauts : la part du public et la part de mon esprit. Il
est certain que je ferai pour moi des tableaux plus entiers
que ceux que je livrerai la vente mais, comme je suis;

convaincu que le meilleur moyen, en somme, de faire


de l'argent, c'est de faire d'abord de la bonne peinture,
je n'aurai besoin ni de m'amoindrir sensiblement, ni
surtout de me gter...
Je sais que certaines gens prtendent qu'un artiste
ne doit pas se marier, ou ne doit se marier que tard.
Je l'entends dire souvent autour de moi et mettre en
avant comme un principe. Ce principe est faux en tant
que rgle gnrale exceptionnellement, il peut corres-
;

pondre certaines natures et convenir certains carac-


tres. Encore faut-il dire, pour la condamnation de leur
systme, que bien peu de ces partisans du clibat se
condamnent l'adopter rigoureusement ils ont des :

matresses au lieu de femmes, c'est--dire qu'ils n'ont du


mariage que les charges et qu'ils n'en ont ni le bnfice
moral, ni la dignit, ni tout ce qui donne l'homme
sa consistance et sa vritable assiette dans le monde.
Quant moi, je suis d'un avis tout contraire, et c'est

pourquoi j'ai vcu seul jusqu'au jour o il devait m' tre


donn de m' accorder les joies et l'appui moral du ma-
riage. Je n'ai support jusqu' prsent la solitude
laquelle je m'tais condamn par devoir que dans l'in-
trt mme de mon bonheur futur, afm d'y employer
temps, forces et courage, et pour tre plus tt matre
d'en fixer le moment. Je trouverai dans le mariage,
accompli sous les garanties qui me sont si heureusement
donnes par une jeune aimante et
fille dvoue toutes
preuves, des pour tous mes moments
consolations
d'ennui, un appui contre tous mes dcouragements, un
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 45

obstacle tout oubli de mes devoirs, une continuelle


recommandation de travailler, d'utiliser, et, si je puis,
d'honorer ma vie...

Pour rpondre une question prcise, et toute natu-


relle, de son pre, Eugne Fromentin fait le compte de

ce que lui a rapport sa peinture depuis un an et demi


qu'il commence la vendre. D'octobre 1850 juin 1851,
en sept mois seulement, on lui a achet huit tableaux
pays de cent mille francs, avec un prix moyen de
trois cents francs environ, formant un total de deux mille
neuf cent cinquante francs. tant donnes les circons-
tances dfavorables de ces annes de troubles politiques,
il estime pouvoir gagner actuellement au moins quatre

mille francs par an. Or, six mille francs suffiront au jeune
mnage pour vivre modestement, les premiers temps du
moins (1).
Le docteur Fromentin et sa femme, aprs deux mois
et demi de pourparlers, se dcident enfin donner leur
consentement au bonheur de leur fils. Eugne les en
remercie avec effusion (2). Mais il ne s'explique pas
qu'ils persistent reculer la crmoni(^ jusqu'en mai, au
lieu de la fixer au mois de mars, comme il le demande
lui-mme instamment.
y a bien des raisons pratiques qui militent en faveur
Il

de mars; Eugne les expose et y insiste. Ce retard lui


crera une fon]< d'i^mbarras do travail, de logement,
d'organisation.
Le pre et la mre d'Eugn\ eomin(^ la plupart des

(1) Eu^iif es(]iiisst^ aloiN l( projet do luni^'i'l ilo sou entre en


lunarfo Paris. l;0 loyer y lis^ure pour neuf cents francs, les vte-
c'i

ments pour mille francs et il n'est compti* que mille francs de


frais de i^einture, le tout totalis A six mille francs par an ! On
sourirait aisment de la nave confiance du jeune honuue si elle
n'talait une candeur et une bonne volont rconfortantes.
(2) Lettre :\ sa mre, 2;i dcemlire ISni.
46 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
parents, ne comprennent pas que leur fils affirme encore
une dans des circonstances graves, son indpen-
fois, et

dance. Ils de ce mariage comme nagure


s'effraient
encore de la vocation du peintre. Ils redoutent quelque
entreprise de la famille du Mesnil ; ils se demandent
si on ne les a pas consults seulement pour la forme.
Leurs lettres trahissent cet tat d'esprit. Eugne en
est violemment mu. Son premier mouvement est tout
de souffrance et d'indignation.

A Monsieur Fromentin pre,

29 dcembre 1851.
Mon cher pre,

Tu ne seras pas tonn d'apprendre que ta lettre de


ce matin m'a profondment affect. Je ne parle pas de
la rsistanceque vous apportez mon projet de mariage
en mars vous avez apparemment de srieuses raisons
;

pour prfrer le mois de mai, et Mme du Mesnil et moi


nous arrangerons pour concilier en effet os intrts et
les ntres, puisqu'ils sont, il parat, spars et contraires.
Mais je parle de l'esprit mme de ta lettre et des inspi-
rations de dfiance et on dirait de rancune sous les-
quelles elle est visiblement crite.
Cette lettre, dlibre sans doute en famille, est
l'expression affaiblie sans doute, coup sr sincre, de
vos dispositions et de vos ides. J'y vois, cher pre,
ou je crains d'y voir, permets-moi de te le dire, du
dpit, encore plus que des conseils, et il me semble y
sentir moins de tendresse que de rprimande.
En conscience, dites-le franchement, voudriez-vous

me punir pendant toute ma vie d'avoir fait de la pein-


ture? Voudriez-vous me punir d'avoir eu un jour l'am-
CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 47

bition d'tre quelque chose, de dvelopper des dons


que la naissance a mis en moi et d'attacher un certain
lustre mon nom? Voudriez-vous me punir d'avoir
prtendu vivre du travail indpendant de mon esprit,

le plus respectable, le plus honorable, le plus doulou-


reux en mme temps de tous? Voudriez-vous me punir
enfin, aprs cette premire et lgitime mancipation de
mon esprit, d'avoir voulu, de vouloir faire un mariage
de mon choix? Vous m'en voulez, dites-le franchement,
de m'tre attach une jeune fille sans fortune. Vous
aviez rv pour moi un autre parti, une dot et des
esprances, du brillant...
Voudrais-tu, me punir encore de cette
mon bon pre,
nouvelle rsolution d'honnte homme, d'homme pru-
dent, d'homme sensible, d'homme de cur, oubliant
que tu m'as toi-mme donn en exemple ton propre
bonheur et le ntre?
Qu'avez-vous me reprocher? Citez-moi une seule

faute dans ma vie qui ait mrit votre censure...


En dernier lieu, je me trouve vivre auprs d'une
jeune fille de laquelle j'ai, depuis longtemps, et alors
dans un avenir loign, pens, dsir faire un jour ma
femme et avant que je ne me crusse en mesure (1\mi
;

faire moindre ouverture, je dcouvre que, depuis


la
longtemps dj, elle avait pour moi un sentiment gal
au mien. Que faire?
Ce que j'ai fait...
u Mon parti tait pris; j'aimais Mlle Marie et j<' la

voulais pour femme jo n'avais point vous consulter


:

sur la convenance d'un pareil sentiment; j'avais


vous dire Ji^ l'aime consentez-vous me la laisser
: ;

prendre pour femmi ? nous aurons poui* dot, nous


deux, ma dot et mon travail, cela nous sullira.
Sur quoi portent donc vos reproches?

Sur ce qu(^ j^ \nc suis cru le droit d'aimer Mlle Maii'


48 GORIUlSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
comme si Mlle Marie avait t riche... Elle serait
riche, tout serait chang
vous ne m'abandonneriez :

pas, comme vous le faites, la destine de ma vie,


heureuse ou malheureuse, comme ma mre me l'cri-
vait...
Ce que je ne puis comprendre et ce qui me remplit
de larmes, c'est que cet hiver, o un intrt si puis-
sant vous y appelle, o j'ai besoin de ma mre, ma
mre n'ait pas besoin de venir passer avant mon mariage
quelque temps ici, qu'elle me laisse pouser une jeune
fille qu'elle n'aura pas vue, que je ne puisse la lui
faire aimer, qu'elle lui refuse, celle qui sera ma femme,
le moyen de se faire aimer d'elle ;
qu'enfin, ce qui
jamais n'a lieu, ma mre ne soit pas heureuse de m' ai-
der dans mes prparatifs, de me diriger dans mes
achats, de m'assister enfin dans ce moment o, soit
bonheur, soit besoin, on ne peut gure se passer de sa
mre.
Quoique mon travail en souffre, quelque drangement

que cette combinaison puisse apporter dans nos int-


rts, je ne prendrai pas le moyen que tu me proposes
d'en finir. Je dsire n'a^oir point me passer de vous.
Quant la menace que tu me fais de vous abstenir,

dans le cas o nous persisterions dans l'ide de partir


le jour mme, je la crois crite un peu lgrement, et

ne veux pas la prendre au srieux, quelque mal qu'elle


m'ait fait d'ailleurs...
Mais je ne suis gure en train de parler d'affaires,
j'ai le cur trop remu et j'ai hte de fermer une lettre
o j'ai tant rpandu d'motions contenues depuis long-
temps elles avaient besoin de dborder et j'aime
;

mieux une fois pour toutes, votre exemple, ne rien


garder de douteux sur le cur.
Adieu, si ma lettre vous fait du mal. Dieu m'est
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 49

tmoin que j'aurais voulu l'pargner, mais je ne puis


plus longtemps me laisser accuser de torts imaginaires
sans me dfendre. J'ai beaucoup souffert aujourd'hui,
vous le comprendrez, vous le sentirez en me lisant.
Peut-tre regretterez-vous d'en avoir t cause, car
j'affirme que je suis innocent et du mal que vous me
faites et de celui que je vous fais.

Je t'embrasse, mon mre et


cher pre, avec ma
Charles bien tristement, bien tendrement; je sais que
vous m'aimez. Quand vous persuaderai-je enfin que
je vous aime assez pour mriter votre confiance et
votre estime, en mme temps que votre affection?

Eugne.

A Monsieur et Madame Fromentin.

Mercredi 31 dcembre 1851.

Ma mre chrie, mon bon pre, je no vouxpasaltiMulrr


la nouvelle anne qui commence domain sous l'impres-
sion douloureuse et do la lettre qui^ j'ai rouo do vous
et de celle que je vous ai crite.
Je voudrais, si j'tais prs do vous ce soir, mo jeter

dans vos bi'as avec tout (m^ quo j'ai do tondrosse ot


d'motion dans lo fond du ((oui', ol vous supplier do
tout oubliiM". Je voudrais effacoi' tout ce pass o, je
ne sais pourquoi, s(^ sont accumulos contre moi dos
griefs qui m'ont tant alllig.

Je vous ou conjure, au nom do mon l)onh(Mn*, au nom


de madostinoo tout entire quo jo vais romoltrc* onlrc
les mains d'une enfant chrie, si digne ot si capable do
la remplir ot de la complter, au nom de votre tendresse
4
50 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de pre et de mre, tendresse que j'ai pu alarmer,
mais que je n'ai jamais ni mconnue, ni trahie, ni ngli-
ge, prenez soin du bonheur que je vous confie, croyez-y,
car il est assur, partagez-le, car je n'ai plus qu'un
souhait dsormais, c'est qu'il fasse aussi le vtre...

Ne lui faites pas, cette enfant qui sera votre fille

et que vous aimerez, vous en rponds, ne lui faites


je
pas porter la peine, assez longtemps subie, des malheurs
du hasard et des adversits de sa naissance...
Encore une fois, cher pre, encore une
mre fois, ma
chrie, dites-moi, car vous ne me l'avez pas dit, que
vous tes heureux de me savoir heureux. Montrez-moi
votre contentement, et il ne dpendra pas de moi que
notre union de famille soit dornavant trouble, et je
ne ferai plus, si je me sens enfin chaudement appuy,
aid, assist par vous, je ne ferai plus passer ces ombres
cruelles sur notre afection.
Je vous demande en grce que cette anne soit une
anne de bonheur pour tous. Je me recueille, avec un
profond regret de ce qui s'est pass entre nous et un
ardent dsir de vous trouver prts tout pardonner,
pour vous adresser tous mes vux si j'osais et si j'tais
;

sr qu'ils seraient accueillis du mme cur qu'elle vous


les envoie, j'y joindrais les vux de celle qui vous
avez permis de se croire dj presque un peu votre
enfant. Recevez-les, je vous en conjure un peu plus ;

lard, vous deviendront chers et vous paratront


ils

prcieux, ils ne cesseront pas dsormais d'tre unis


aux miens. Et mon dernier vu, c'est que l'anne pro-
chaine elle ait le droit de vous les adresser de sa main.
Adieu, cher pre, adieu, ma mre chrie, adieu, Charles,

je vous embrasse tous tendrement mille et mille fois,

Votre fils.

Eugne.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 51

A Monsieur et Madame Fromentin,

Mardi 6 janvier 1852, 5 heures du soir.

Chre mre,
Chre bien-aime mre, je rentre de mon atelier ;

c'est vritablement les yeux en larmes et le cur plein


de tendresse, de reconnaissance, que j'achve ta lettre
qu'on vient de me remettre l'instant.
Je ne veux pas rester une seule minute sans te remer-
cier ; si je pouvais me jeter dans vos bras, tu ne dou-
terais plus jamais, chre tendre mre, de ma tendresse
filiale et tu pardonnerais tous mes torts dans le pass.
Apparemment que souffrance que j'ai
la vritable
prouve m'a fait des fantmes de rien et m'avait
rempli le cerveau de douloureuses chimres. N'en par-
lons plus Merci de la promesse que vous m'en faites
!
;

oublions tout pour ne penser qu'au bonheur de nous


aimer.
Il me semble, chre mre aime, que vous m'tes
rendus ;
je ne sais pourquoi, mais jamais je n'avais
mieux vu que dans ces lettres, mme dans celle o,
pauvre amie, tu te justifies plutt que tu ne me con-
damnes, quel point vous tes ma mre et mon pre !

Je suis honteux, je souire encore, comme si cette

triste lettre devait vous faire une blessure durable ou

y rester comme un poison aprs vous l'avoir faite.


Merci, merci, merci de tout je ne suis ni assez calme,
;

ni assez libre autour de moi pour continuer. J'avais


besoin de vous sauter au cou tout de suite, la seconde
mme.
Oh si vous pouviez avoir senti mon treinte
!

et les si tendres, si ardents baisers que je vous donne !


o2 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
J'ai souffert, tu comprends certaines susceptibilits ;

ily a des sentiments particulirement sensibles et cer-


taines pudeurs sont irritables. Vous avez devin, com-
pris tout cela. Il me semblait sentir sur moi une mon-
tagne de rprobation je voyais toutes mes intentions
;

mconnues. Il me semblait me sentir accus d'ingrati-


tude ou de dsaffection, et je croyais sentir en mme
temps votre tendresse se retirer de moi et faire un
grand vide autour de mon pauvre bonheur. Que te
dirai-je encore? Ma lettre n'tait qu'un cri de souffrance
et qu'une plainte...
Je ne suis pourtant pas cach; c'est un besoin pour

moi de m'ouvrir avec les miens quand j'y suis convi.


D'o viennent donc, d'o ont pu natre ces malentendus
si cruels?
Vous embrassez ma chre petite amie, vous l'embras-
sez d'avance en pre et en mre si vous saviez le bien
;

que vous me faites ! Je ne demandais que cela ;


je

n'attendais que cela !

beaucoup pleur, cette chre enfant tes lettres


Elle a ;

l'ont profondment remue elle vous remercie


; elle ;

vous embrasse, elle se rpte, avec une joie que vous


comprenez, qu'elle est maintenant un peu votre enfant.
Elle y croit, elle le sent, je lui en donne des preuves :

je lui fais relire ce paragraphe de ta lettre. Il n'y a plus


maintenant entre nous cette vague inquitude de diffi-
cults qu'elle devinait et que je no pouvais suffisam-
ment hii cacher. Elle pouvait se croire mal accueillie,
repousse peut-tre elle sent, elle voit maintenant le
;

contraire, et c'est avec certitude que je puis aujourd'hui


lui promettre l'affection de mon pre et de ma mre

qui deviendront les siens.


Gomme ce seul mot m'a soulag d'une norme
anxit !
CORRi:SPONDANCI<: I:T fragments INKDITS 53

Ah ! ma pauvre mre chrie, que je te remercie, et


que je vous embrasse tous tendrement !...

Eugne.

Gomme gage de sa rconciliation avec ses parents,


Eugne a cd sur la date du mariage. Il aura lieu en
mai.
Mme Fromentin se dcidera-t-elle maintenant faire
le voyage de Paris pour rpondre aux appels pas-

sionns de son fils, pour faire connaissance avec


Mlle de Beaumont et Mme du Mesnil? Elle y con-
sent. On la trouve Paris, durant une partie du mois
de fvrier, et la correspondance nous montrera dor-
navant, entre elle et la famille du Mesnil, des liens
de sympathie, puis d'affection, qui iront toujours se
resserrant.
Les motions de cet hiver et les prparatifs de son
mariage n'empchent pas Fromentin de travailler. S'il
s'abstient d'exposer au Salon do 1852, ce n'est pas que
les tableaux manquent dans son atelier, mais il prfre
sauter ce pas intermdiaire entre sa peinture de l'an
pass et celle de l'anne suivante, ne pas montrer la
transition pour frapper le public par une nouveaut
plus originale (1).

Le mariage d'Eugne Fromentin avec Mlle Marie Ca-


vellet de Beaumont eut lieu, Paris, le 18 mai 1852.
Los jeunes gens partiront le soir mme pour -1^'ou-
tainobloau et gagnrent de l le littoral de la Mdi-
terrane. Ils s'y fixrent Saint-Raphal, qui n'tait
alors qu'un village de pcheurs modeste et pou
connu.

(1) Lettre M. Edouard ta Mlle Liliu Heltrniieux, mars 1852.


5i CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A Madame du Mesnil, Armand du Mesnil.

Saint-RaphaU dimanche 30 mai 1852.

Chers bons amis,

Comme vous le nous n'avons nous


dit Marie,
plaindre ni de notre intrieur, qui pour un intrieur
d'auberge, pour un pays perdu comme ce petit trou
de Saint- Raphal, est propre, gai et habitable, ni de
notre ordinaire qui est abondant et plus vari que je
ne l'avais espr d'aprs ce qu'on nous crivait de la
raret des vivres, ni de nos htes, qui seraient de braves
gens dans tous les pays, et qui, pour des Provenaux,
sont d'une rare bonhomie.
Ma chre enfant a l'air d'envisager sans trop d'alarme
la perspectived'un sjour de quelques mois dans cette
presque absolue solitude. Quant moi, je ne suis pas
mcontent du pays. Il est un peu trop italien pour ce
que je cherchais, trop riant peut-tre. J'y puis cepen-
dant trouver, car il est trs vari, de trs bons rensei-
gnements de ton, mme pour ma peinture arabe, et
je suis certain d'y faire, outre de bonnes tudes locales,
des tableaux intressants. Il s'agit de trouver le ct
propre dans la physionomie trs diverse de ce pays,
moiti riant, moiti svre, moiti fertile et moiti
sablonneux.
Nous sommes l'extrmit d'une plaine qui com-

mence Frjus et s'tend en se resserrant jusqu' la


pointe orientale des rochers de la cte auprs desquels
Saint- Raphal est bti. Le village forme un demi-cercle
au fond de la baie qui se trouve encadre, gauche,
par des collines en pente semes de bouquets de pins
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 55

et entirement couvertes de buissons de myrte, et


droite, par les montagnes leves dont la chane
remonte jusqu' Toulon. Un large quai sablonneux
spare seul la mer des maisons c'est plutt une plage;

qu'un quai.
Il y a l de jolis motifs, pas trs originaux, mais que
je tcherai pourtant de renouveler, en donnant plus
d'importance aux figures qu'elles n'en ont dans les ma-
rines d'Isabey, de Roqueplan, de Courdaran, etc., etc.

De longues ranges de bairques noires, tires et amarres


sur le sable, bruns tendus tout le jour,
les filets les
cbles rouls en paquets noirs,
une ou deux voiles
triangulaires, blanches ou brunies par le soleil, schant
le long des mts inclins,
et de jolies figures de femmes
raccommodant les filets pendant que les pcheurs, ren-
trs du matin, dorment plat ventre sur le sable, ou
que des troupes de gamins basans, aux dents blanches,
toujours riant de ce rire ouvert des Italiens, les panta-
lons retrousss au-dessus des genoux, s'y vautrent, s'y
pelotonnent, s'y poursuivent ou s'amusent jusqu' mi-
corps dans l'eau. Pour fond, soit qu'on regarde le midi
ou le nord, la mer de ce beau bleu que tu connais, ou
de larges ondulations de terrain couronnes une cer-
taine distance de forts de pins parasols et termines
par l'horizon des montagnes de l'Esterel.
C'est l surtout que je veux travailler j'ai dj com- ;

menc hier. Je trouve que


physionomie provenale
la

et maritime du pays peut se rsumer trs bien dans un


tableau bien entendu de ces scnes paisibles du rivage.
Je ferai, pour mon plaisir, quelques tudes do pins
plants sur de beaux terrains rocheux, un tableau cer-
tainement du village qui, pris d'un certain ct, est
trs beau, trs svre de tournure et de ton peut-tre ;

une tude de laveuses sous un pont, motif que, ds le


56 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
premier jour, j'ai vu et bien conu ; mais je vous
enverrai certainement de prfrence quelque chose de
maritime. En attendant mes bagages, je fais un peu
d'aquarelle, je n'en avais jamais fait, je crois que j'y
russirai.
Bref, mon travail est dj presque engag...
Adieu, chre mre, adieu, frre bien-aim, bientt.
Je vous embrasse, je vous aime de toute la tendresse
d'un cur qui ne vous a jamais mieux appartenu.

Eugne.

Mais les ternels soucis d'argent viennent assombrir


lespremiers jours de la vie commune. Fromentin charge
du Mesnil de porter chez le marchand de tableaux ses
deux toiles de Glaneuses et d'en tirer en tout cinq
cents francs au moins.

A Armand du Mesnil,

[Saint-Raphal]
jeudi soir, 9 heures [juin 1852] (1).

Cher ami, cher frre,


J'allonge mes journes autant qu'on peut les tendre,

en prenant juste ce qu'il faut de repos et de sommeil,


et je les trouve encore trop courtes. Elles passent sans
que je puisse faire autre chose que de travailler et
tomber aprs de fatigue je me lve maintenant
;

cinq heures six heures, je suis dehors au travail


; ;

(1) Publie par M. Ph. Burty, dans le texte qui accompagne les
Vingt-cinq dessins d'Eugne Fromentin, gravs par Montefiore.
Paris, 1877. Librairie de l'Art.
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 57

je rentre midi djeunernous causons une heure


;

encore aprs le repas, pendant que je refais ma palette


pour le travail du soir, et nous ressortons, Marie et moi,
pour ne rentrer qu' huit heures. Tu sais dans quel
tat d'idiotisme je suis aprs des journes pareilles.
J'ai tout juste la force de profiter, pour causer un peu
avec ma chre femme, des derniers moments de repos
forc qui terminent ces longues journes, et nous nous
couchons de bonne heure.
Ne m'en veuille donc pas. Si je t'crivais chaque

fois que je pense toi, que je m'entretiens avec toi, je


t'crirais chaque heure du jour.
Je te parlerai de mon travail quand il y aura quelque

chose de rsolu. Il n'y a qu'une douzaine de jours que


j'ai reu mes bagages et que je peins j'ai bien employ
;

mon temps ta lettre m'a fait grand bien je n'oublie


; ;

rien de ce que tu me dis, mais j'ai besoin, et cela me


fait du bien, que tu me le rptes. J'ai tout faire.

Je m'aperois trop, avec la nature sous les yeux, que


je pche par toutes les bases dessin, couleur, exacti-
:

tude, franchise de tons, et je suis dans un pays, heureu-


sement, qui me donne la fois toutes ces leons je ne ;

le quitterai pas sans en avoir profit.

Mais l'tude n'est pas le tableau, et le besoin de ren-

seignements, cette curiosit rcente chez moi de sur-


prendre, de saisir la chose exacte et de l'exprimer,
s'ils me font faire de bonnes tudes, ne me feront pas
faire de bons tableaux. Je sens plus que jamais la dis-
tance qu'il y a entre l'tude d'aprs nature et les
tableaux aussi, comme tu me le dis, rien ne sortii'a
;

que quand tout cela sera sulTisanimenl h\bor. Je fais

en ce moment des tudes applicables tout, accidentel-


lement, et pendant qu'elles se coupent, j'ai mis en train
de grandes tudes de moisson. Il y a progrs, quoique
58 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ce soit bien peu de chose. Car j'entends que ce que je
rapporterai soit. Je ne veux plus d' peu prs, je veux
une tude qui soit indiscutable. J'tudie et j'tudierai
de prfrence les heures claires et le soleil tombant au
milieu du jour; les heures du soir, infiniment plus
douces et plus indcises, sont faites pour la rverie,
celles-l sont faites pour l'observation.
La chaleur commence tre trs forte et les journes,
comme les nuits, sont admirables ; cependant on peut
encore travailler, mme en plein midi, et je passe,
comme tu vois, huit ou neuf heures de soleil sous
l'ombre troite de mon parasol. Je ne vais pas loin ;

d'abord approches du village sont fort belles soit


les :

qu'on regarde la mer ou les montagnes, le village lui-


mme, d'un trs svre aspect, domine toute la cam-
pagne et s'arrange accessoirement dans tous les fonds.
Je ne pourrais aller loin avec mon sac fort pesant et,

d'ailleurs, les quelques courses que j'ai faites de plus


longues distances m'ont modrment intress. Pauvre
cher ami, que je voudrais enfin t'envoyer quelque
chose qui te ft dire : c'est bien!
Ma chre Marie est partout avec moi elle se lve ;

maintenant six heures toujours de bonne humeur, la


;

pauvre enfant, elle me suit avec un bagage fort compli-


qu un livre, quelquefois deux, son travail d'aiguille,'
:

du papier, un tabouret et la bouteille d'abondance.


Rien n'est comique comme de voir Marie, ainsi charge,
se traner dans les chemins de sable, ou passer les

fosss ou les lits de rivire.


Courage ! Il n'y a plus que le travail, mon pauvre
frre chri, qui puisse te rendre lebonheur que tu as
perdu et complter celui que vous m'avez donn !

Je commencerai demain ou aprs-demain ma pre-

mire lettre-journal. Ce sera le seul moyen de vivre


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 59

prs de toi, de l'avertir heure par heure de mes impres-


sions et de te faire savoir, cher ami, quel point tu
assistes mon travail. J'ai un besoin immense de te
contenter, car je suis convaincu que tu ne te tromperas
pas le jour o tu jugeras que ce que j'ai fait est bien.
Dis-moi au juste o en est ton travail...
Adieu, cher bien-aim, je t'aime, je te regrette, je
te dsire, je te voudrais heureux ; tu m'es bien cher.
Je t'embrasse.
a A toi.
Eugne.

Au mme.

Saint-Raphal, juillet 1852, jeudi matin.

(( Que dois-tu croire et penser, cher frre aim? Te


longtemps sans lettres, quand tu es seul, et
laisser si
que tu as si grand besoin de sentir les tiens prs de
toi?
... Je travailla, comme tu penses, mais rien n'est
lent comme mon travail d'aprs nature...
Je vais aller passer une journe tout entire un
endroit o j'ai deux tudes commences, une le matin
et une tude le soir celle-ci trs avance...
:

Elles m'apprendront, pour n'y plus revenir, les deux

plus beaux arbres et les plus nombreux de ce pays,


le chne-lige et le pin...

Il Au soir. J'ai travaill. La journe n'a pas t


mauvaise, j'ai remis du soleil un peu partout ; mais
c'est sec et cassant... Il est difficile de faire vibrer un
ton, et de dcouper crment une silhouette sur ce ciel

de Provence, en laissant l'enveloppe arienne...


Demain, nous partons six heures et demie, pour
60 CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ne rentrer qu' huit heures ;
quel bain de soleil et
d'air brlant Voici, en pareil
! cas, comment je m'orga-
nise :

En vue de la mer, je plante ma pique, mon parasol


dessus et, au moyen d'un drap jet dessus et attach,

aux quatre angles, par des ficelles quatre grosses


pierres, je fais une tente peu prs commode, sous
laquelle nous djeunons et nous faisons la sieste de
deux heures. La tente qui reoit la brise de mer, fait
en outre ventail autour de nous...

Au mme,

[Saint-Raphal, aot 1852.]

Nous djeunons, Marie sur son tabouret, moi sur


mon pliant mon carton, pos sur ses genoux et sur les
;

miens, nous sert de table ;


je t'assure que nous sommes
fort bien. C'est l comme partout, cher bien-aim, que
nous te regrettons Si Armand... pauvre Armand !...
!

si seulement il nous voyait !... Tu es ml tout ce

que nous faisons je t'appelle, je t'invoque, je te devine,


;

je te dsire toute heure du jour et du soir.


Il y a dans cette nature, mme aux heures les plus

ardentes, le ct grave, l'esprit srieux des pays


grandes lignes dans un cadre de belles montagnes.
Rien ne peut donner une ide de la limpidit de l'air
en ce moment ; l'extrme horizon, dans le nord, est
ferm par de hautes montagnes crayeuses, limitrophes,
je crois, du Pimont; elles sont quinze lieues, on en
compte les veines et les nervures et le ton en est distinct
comme quatre lieues dans un pays du nord.
Il y a un apprentissage faire : chaque journe
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 61

d'tude amne comme un peu plus de soleil et d'clat


sur mes toiles ; ce qui me rassure, c'est qu'aprs avoir
une fois fait lumineux, je partirai de lpour faire
de plus en plus ardent. Quand on est soutenu par la
rsolution de poursuivre un but, et celui-l en est
un, on ne redescend plus dans l'chelle des tons,
on ne fait que monter du clair au lumineux, du jour au
soleil.

Te comment, avec quelles


voil seul, bien seul, et
ressources et dans quel isolment de cur? et dans
quels tourments d'esprit? Si je pouvais au moins le
savoir au juste !...

(' Adieu, adieu, cher, adieu, cher bien-aim frre ;

sens-tu que je t'aime? sens-tu que tu m'inquites?


sens-tu que tu m'occupes et que tu remplis... toi...
toi !

A travers son travail et ses proccupations person-


nelles, Eugne Fromentin ne cesse d'encourager du
Mesnil, de l'exhorter l'olTort, de lui prdire le succs :

Nous sommes condamns, nous autres, ce gcnvc


de culture, nous portons la peine et nous avons les tour-
ments de cette destine. Nous sommes de ceux pour
qui la strilit est un supplice, c'est un signe assur
que nous sommes ns pour produire.
Cependant, les l'essources du jiMine mnage s'puisent.
Fromentin, du, sentant qu'il ne tirera dcidment pas
grand profit de la Provence, forme le projet de retourner
(Micoi'c uii(> l'ois (Ml AlVicfue. T. s;MiltMn;'iiL rinspii'alion
l'cvirndi'a, l'arlislc pourra se rciiouvi^liM', l siudeniciil
il retrouvera ce qui, aux: yeux prvenus du publie, fait

le prix de sa signatu'(> : la vi(* arabe. Mais o trouver


les fonds neessain^s un pareil voyage, (Milrepris
deux?
62 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS

A Paul Bataillard.

Saint-Raphal, samedi, 11 septembre 1852.

Cher ami,

Je viens d'crire Armand une longue lettre, que tu


verras sans doute, et qui t'apprendra dans quelles
tristes dispositions je suis et dans quels vritables
embarras.
J'ai tran le plus que j'ai pu, ne voulant pas sans
cesse ennuyer les autres de mon ennui, et dans l'espoir
aussi do m'en tirer tout seul. Mais il n'y a plus moyen,
et tout dguisement ou tout ajournement ne ferait
qu'aggraver encore les choses car il n'y a plus qu'un
;

remde tout cela c'est de me mettre sans retard


:

en tat de travailler utilement...


J'aimerais avoir du moins gaiement dpens ces
premiers mois de mariage que j'ai presque refuss
ma pauvre femme pour les engloutir dans un travail
maladif, maladroit et sans fruit. Mais, ma chre Marie
n'en aura pas plus profit que moi, et je lui ai impos,
jusqu' prsent bien en pure perte, la duret d'un
voyage inutile, parce qu'il a t apparemment mal
dirig...
Je n'ai pas vu Cannes, mais part les Arabes de
Sainte-Marguerite, je n'augure pas bien de ce pays,
qui ressemble, je le sens, absolument celui que j'habite.
Un
paysagiste italien y trouverait des tudes mal- ;

heureusement, je n'ai plus le temps de faire des tudes il ;

faut passer au fait et, sous peine de me faire oublier

d'abord, sous peine aussi de rester sans pain, il faut


produire et vendre. Je ne puis produire que dans le
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 63

milieu qui me convient ;


je ne puis vendre que ce qu'on
est habitu voir et acheter de moi.
Les que j'ai faits de peinture franaise ne m'ont
essais
point russi c'est une leon. Il faut, cote que cote,
;

reprendre mes Arabes au point o je les ai laisss,


dvelopper, se renouveler, insister sur des points que
j'ai peine indiqus. Je suis ainsi fait que je ne puis
rester surune chose acquise et m'y borner, ni refaire
une chose faite en me proposant de la mieux faire.
Il y a des gens patients et borns qui, dix ans de
suite, recommencent le mme tableau ou peu
prs, avec plus d'adresse, plus de talent, mais avec la
mme donne et la mme inspiration ;
je ne puis faire
comme eux. J'ai rapport de mon premier voyage
des aperus, des aspects, des fonds, des fourmis en
fait de figures : je ne saurais rpter cela. Il faut que
plus loin, que je resserre mes cadres et que,
j'aille

dans ces multitudes de points anims, je choisisse et


exprime une action simph par des figures tudies. Je
suis arriv, par un progrs exprimer peu
rgulier,
prs le geste il faut dornavant qu' ces ttes je mette
;

des yeux, ces jambes des rotules et des chevilles,


ces figures des physionomies. Le paysage y dispa-
ratra, et c'est un bonheur, car je tourne la figure,
et c'est un(^ loi dmontre pour moi, de m'abandonniM'
au penchant qui me dtourne du paysage pur pour
m'en traner vers la figure humaine.
Mais quoi bon tout cela? c'est ce qui reste prouver.
Il faut qu( je donne la preuve. En attendant, tout le monde,
et moi tout le premier, peut me condamner au nant.
Adieu, pauvre cher ami, cris-moi... Je te supplie
de ne pas m'cMi vouloir, car je t'aime quand mme.
A toi.

Eugne.
fi CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A Madame Fromentin mre.

[Saint-Raphal] mercredi 22 septembre 1852.

Quand j'ai quitt Paris, je laissais derrire moi


des matriaux puiss ; les derniers tableaux que j'ai
faits en taient la preuve ; ils n'taient plus que des
redites et l'exploitation quand mme de souvenirs trs
affaiblis. Le parti le plus sage, et qu'il me rpugnait de
prendre au moment de mon mariage, et t de retourner
tout droit en Afrique.
m'a fait ce que je suis et vous
C'est ce pays qui
devez avouer que mon voyage n'a pas t perdu. J'ai,
appris depuis. Mes derniers tableaux, que mon pre a
vus, marquent certainement un progrs, mais ils ont
certainement moins d'accent que les premiers. Je ne
puis me rpter indfiniment et il m'tait impossible
de renouveler mes souvenirs sans consulter la nature...
J'tais sr de trouver dans le pays que j'habite

toutes les commodits du climat et, de ce ct, nous


n'avons point nous plaindre. J'tais sr d'y trouver
des horizons, des fonds de montagnes, la limpidit du
ciel et tous les renseignements de nature extrieure dont
j'ai besoin pour encadrer mes sujets. J'ai fait dans ce
sens-l beaucoup d'tudes, et, si elles ne sont pas trs
bonnes, elles m'ont appris du moins un peu ce que je

cherche, et certainement elles me seront utiles. Du


ct des tudes, j'ai donc appris peu prs ce que je
voulais en venant ici ; mais les tudes ne sont point
assez et c'est l prcisment qu'est l'embarras.
Ce pays est bien le Midi, mais videmment ce n'est
point l'Afrique ; il y a des beauts gnrales communes :
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 65

ce sont celles du ciel et du soleil que je me acharn


suis
tudier ; mais le trait caractristique, la physionomie,
manque compltement ce pays qui ressemble trop
l'Italie et qui, s'il moins
est plus habitable, est
africain Provence de Marseille que je connais-
que la
sais. Puis le sujet manque et j'ai une peine infinie
tirer mes souvenirs de mon cerveau o ils sont enfouis
sous des impressions plus nouvelles...
J'ai donc essay deux ou tableaux de ce pays-ci,
trois
car, je le rpte, il ne m'est pas permis d'oublier un seul
jour que j'ai des tableaux faire et que des tudes ne
sont que le moyen et pas le but.
Les tableaux dont je parle ont tout d'abord ce
grand tort d'tre insignifiants et de manquer de nou-
veaut ; c'a t une leon pour moi qui m'a fait rfl-

chir.
Il y a quelque chose faire, ici mme, de local, mais
je me suis demand si c'tait bien sage moi de l'en-
treprendre. Ce serait une route nouvelle, une tenta-
tive essayer,une invention encore, quand ma route
est trace, quand on semble non seulement ne plus
me demander de nouveauts, mais m'imposer le devoir
de suivre ma route et de garder ma position. Alors
quels matriaux rapporterai-je de ce voyage? J'en
reviendrai certainement plus fort, avec des tudes
nombreuses et des renseignements, mais tout cela n'est
pas matire iabl(\iux. Ces rflexions faitt^s mrement,
sans dpit, car, je le rpte encore, comme tudes, ce
sjour m'a t utile et je ne saurais me repentir de ce
voyage quand bien mm( il ne m'aurait t qu'une
halte ; toutes ces rflexions, dis-je, m'ont amen
penser h l'Afrique...
Armand vous dit peut-tre tout ce qu'il fait ponr
moi, le cher ami, il frappe toutes les portes ;
je viens
66 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
de lui envoyer une lettre pour le gnral Ganrobert
et je commence avoir quelque espoir (1).

Quant aux craintes que vous avez de me voir quitter


Marie pour courir le pays la suite de Charles (2), c'est
connatre bien peu mes habitudes en voyage. Je suis
trop heureux d'tre cas quelque part, et partout o
je plante mon chevalet, ne ft-ce qu'aux champs, j'en
fais mon domicile et n'en sors gure. A Mustapha,
j'aurai mes modles, les montagnes ma fentre, les
alos ma porte et toute l'Afrique autour de la mai-
son.
En voil bien long, mes bons amis, je ne vous dis
pas le chagrin que j'ai de vous savoir inquiets tous par
moi et pour moi, je voudrais tant vous pargner ces
ternels soucis !

Eugne.

La commande du gouvernement n'arrivant pas, Fro-


mentin tait fort embarrass, car il comptait sur cette
garantie pour emprunter les fonds ncessaires son
voyage. Il s'en ouvre sa mre et lui demande conseil,

dans le secret espoir sans doute qu'on lui trouvera


des subsides la Rochelle (3).

Mais voici qu'aprs des semaines de ngociations et


d'angoisse, du Mesnil sauve la situation en obtenant
la commande du ministre. Il faudra seulement fournir
une esquisse du tableau demand. Peut-tre Armand
a-t-il mme procur quelque argent emprunt des

amis communs.

(1) Il s'agissait d'obtenir une commande de l'tat; le passage


gratuit pour l'Algrie venait d'tre accord.
(2) Charles Labb, peintre ami de Fromentin, et dont la famille
habitait l'Algrie.
(3) Lettre du commencement d'octobre 1852.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 67

Quoi qu'il en soit, le dernier obstacle est lev. Fro-


mentin et sa femme ne se sentent plus de joie et d'mo-
tion.

A Armand du MesniL

Saint-Raphal, 8 octobre 1852.


Cher ami,

Je viens de prendre dans mes bras Marie, ma chre Ma-


rie, ma femme bien-aime, tout ce qui te reprsente ici prs
de moi, et nous nous sommes embrasss avec des larmes.
Cher, cher, cher frre, ah ! tre chri, je n'ai pas
besoin de a pour te chrir, mais tu me confonds,
crature bien-aime ! Va, ton frre te garde une fre

dette, je le dis ce cher tre qui jouit aujourd'hui sans


partage de toutes mes tendresses ; cette dette, il faut
que je m'en acquitte envers elle.

Adieu, adieu, je t'enverrai avant quinze jours, une


esquisse qui, si pour le ministre, sera
elle n'est pas
pour M. de Najac, avec un tableau pour Petit.
Ta lettre, l'autre d'avant-hier, m'a retourn l'esto-

mac... je me suis pris la tte deux mains j'ai fait ;

toute la soire dos croquis et, avant-hier et hier, je

suis accouch d'un tableau arabe. Il est en bon train,


je le laisse reposer cinq ou six jours, et je l'achve.
C'est un chef arabe, entrant, suivi de cavaliers, dans
une tribu et salu coups de fusil par des cavaliers
qui vont sa rencontre.
Adieu, adieu, je ne sais ce que je dis et ce que j'cris.

Je t'embrasse, et quant regarder de ton ct, va,

j'y suis !

a Ton frre. Eugne.

Le 5 novembre, Eugne et sa femme s'embarquent


pour Alger.
68 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Nous ne possdons pas les premires lettres crites
au cours de ce troisime et dernier sjour de Fromentin
en Algrie. Le peintre s'est install avec sa femme dans
une maisonnette, Mustapha d'Alger. Il dessine, il
peint toute la journe, entassant cette moisson de
documents qu'il ne cessera de mettre en uvre jusqu' la

fin de sa vie (1).

Le printemps le trouve encore dmuni de ressources,


menac de ne pouvoir continuer ces tudes africaines sur
lesquelles il fonde de si belles esprances. Heureuse-
ment ses amis veillent. Au commencement de mai 1853,
du Mesnil dbarque tout coup Alger, porteur d'une
somme dont le dvou Bataillard fait l'avance (2).

Ces six mois de solitude et de travail Mustapha


vont tre suivis d'une pointe pousse dans le dsert
jusqu' Laghouat et An-Mahdy, origine de VEt dans
le Sahara. n

Parti le 14 mai d'Alger, en compagnie de sa femme]


et d'Armand du Mesnil, Eugne traverse Blidah et
Mdah. Tandis que Mme Fromentin rentre avec son
oncle du Mesnil Blidah, o elle rsidera dans la famille
de Charles Labb, le peintre poursuit sa route vers
Laghouat (3). La sparation est pnible, mais le voya-
geur s'attend des choses neuves. C'est un devoir
srieux pour lui d'tudier ce pays du soleil et des sables.

(1) Je rejoignis Fromentin Alger, dans l'hiver de 1853, crit le


critique Charles Clment, et je le vois encore dans cette cour infecte
o les Arabes mettent leurs chameaux en entrant dans la ville. Au
milieu du brouhaha, et sans se soucier des morsures et des ruades de
ces mchantes btes, il travaillait avec acharnement de l'aube la
nuit, refaisant vingt fois la mme tude avec une ardeur et une
tnacit que l'on n'aurait pas souponnes chez un homme si ner-
veux et d'une apparence si dlicate. (Charles Clment, Journal
des Dbats, 26 janvier 1877.)
(2) Lettre Bataillard, Mustapha, 10 mai 1853.
(3) Lettre Bataillard, Mdah, 17 mai, a:nsi_[que cequi suit.
CORRESPONDANCl-: 1-:T FRAGMENTS INDITS 69

Il faut que l'Algrie n'ait plus de secrets pour son art


afin qu'on ne lui conteste pas le droit de peindre l'Afrique
mme dans sa saison chaude et ses rgions calcines.
J'aurai huit jours peu prs soixante-quinze ou
soixante-dix-huit lieues de dsert, sables, dunes, plaines
pierreuses entre le Tell et moi ;
je pourrai parler
sciemment des choses et des gens du dsert, et je
crois que, pour les esprits complets, cette solitude a sa
posie.

Fromentin part donc en plein mois de mai avec


un officier, chef du bureau arabe de Laghouat, une
escorte et un convoi de Mzab (Arabes du fond du
dsert) (1).

A Madame Eugne Fromentin.

Laghouat. 8 juin 1853.

... Tu recevras un croquis de notre maison, cela

vaudra mieux que des descriptions qui ne pourraient


te la faire comprendre (2). Ce qu'il faut que tu saches
seulement, c'est qu'il n'y a ni porte extrieure, ni porte
aux chambres. Nous avons simplement une couverture
en manire de portire la ntre. Nous sommes
l'tage, car toutes les maisons de Laghouat en ont un,
mme assez lev. On y monte par un escalier de pierre
ou de boue, vrai casse-cou qu'il faut beaucoup de
prcautions pour escalader ou descendre sans danger.
Notre chambre, par extraordinaire, est blanchie, mais
le plancher est de boue, tantt en poussire comme une

(1) Ce voyage d'aller Laghouat est la matire des pages 1 103


de VEt dans le Sahara (2 dit.).
(2) Et dans le Sahara, p. 115 et suiv., mme dit.
70 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
route, tantt en boue liquide aux heures o l'on peut
;

ejjattre la poussire, nous y vidons un bidon d'eau.


Il y a un chssis la fentre, tendu d'une toile d'em-

ballage qui n'amortit pas assez le jour, mais qui, du


moins, laisse jour et nuit circuler un peu d'air. Je dis
toujours notre, car M. Casins, le peintre, partage ma
chambre M. Bellemare en occupe une pareille sur
la terrasse et porte porte. M. Casins couche sur deux
trteaux, moi sur mon lit de cantine, sans matelas, bien
entendu, mais sur la toile du fond on m'a prt deux
petits draps ;
j'ai ma couverture de cheval plie en
deux, moiti dessous moiti dessus, je suis srieuse-
ment trs bien...
Notre maison, qui se trouve tre celle attribue aux

trangers et qu'on a fait disposer et rparer exprs,


doit d'ailleurs prochainement tre convertie en bureau
arabe. Le chssis de notre fentre, qui est scell dans
le mur, nous laisse apercevoir travers la toile la
grande place de Laghouat avec la maison du comman-
dant en face et l'glise un peu gauche l'une est ;

un ancien bain maure, l'autre est une ancienne mosque.


De notre terrasse, nous dominons d'abord un fouillis
de ttes de palmiers et par-dessus tout le sommet de
la ville du ct de l'est.

Je t'ai dit nos habitudes ; elles sont rgles sur les


habitudes du climat. A quatre heures et demie, je
m'veille la diane, Martin fait le caf maure le caf ;

pris, nous partons. Nous djeunons l'heure o sonne


la retraite deux heures, sonne de nouveau la diane
;

du milieu du jour mais je suis dj au travail ce


;

moment-l. Seulement il faut suivre l'ombre troite des


petites rues au surplus, la chaleur est jusqu' prsent
;

tolrable et ne dpasse gure nos ts de France. Les


soires sont fraches, les matines le sont aussi. Tu me
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INI-'DITS 71

reconnatras, si je te dis que je n'ai pas cess de sortir


jusqu' dix heures avec mon paletot ouat et mon
pantalon de drap.
J'ai chaud, mais ne souffre pas. La moindre impres-
sion de froid m'est plus dsagrable qu'un excs de
chaleur.
(( Au Je
ne te reviens que pour un moment,
soir.

car nous avons dn tard, je tombe de besoin de dor-


mir. La soire est frache, except dans nos chambres.
Du vent, mais une nuit sans nuage, jamais je n'ai vu
tant d'toiles. Les palmiers font autour de la maison
le bruit de la mer, bruit qu'accompagnent toute la nuit
lesinnombrables murmures des grillons et des gre-
nouilles.Le dsert est ce que je l'ai vu, peut-tre un
peu plus fauve, un peu plus morne passant du gris ;

au brun clair, et termin l'extrme limite par une


ligne peine discernable de couleur violette. Les mon-
tagnes, de forme bizarre, sont d'un ton superbe. La
terre est nue ;
y poussent, on le sent, dans
les arbres
un sol ingrat ou nglig ce qu'il y a d'orge est trop
;

maigre et trop pauvre pour s'appeler des moissons. La


ville est belle et admirablement situe. Elle s'enveloppe
de l'est l'ouest entre deux rochers qu'elle couronne
ses deux extrmits de tours et de remparts. Les
fortifications du couchant, battues en brche par notre
artillerie, ont t depuis abattues et remplaces dj
par des travaux de dfense franaise. La casbah Dar
Ofh,amaison du rocher , est btie sur un rocher blanc,
blanche elle-mme, c'est le seul monument qui soit
crpi et blanchi la chaux. Le reste est en terre grise
uniformment, rose le matin, dore le soir, noirti*e
midi, suivant qu'elle est frappe par le soleil levant,
par le soleil couchant, ou claire pai'-dessus par le

soleil perpendiculaire.
72 CORRESPONDANCi: ET FRAG>rENTS INDITS
A cette dernire heure, le terrain, gris comme les
murs, mais sem partout fleur de terre, de saillies

blanches du rocher sur lequel est btie la ville, le ter-

rain tincelle de soleil dans les troits corridors des rues.


Du sommet de la ville, l'horizon du sud est immense,
sans ondulations, trs distinct jusqu' ses limites et
je l'ai toujours vu tranch crment, comme une raie
violette, sur le fond couleur d'argent du ciel. A l'est,

l'ouest et au nord, la vue s'arrte des montagnes


rocheuses, tantt roses, tantt fauves, rayes dans leur
hauteur de larges bandes de sable jauntre apport sur
les pentes par le vent du sud. Tout cela est trs grave,
plein de grandeur, et d'une forme et d'un aspect qui
ne permettent pas d'oublier qu'on touche au pays de la
soif et qu'on est sur la limite du grand dsert. On
parle ici des Chamhas et des Touareg, comme on parle
Alger des Sahariens, nos voisins. Nous avions avec
nous dans notre suite le Chambi qui a fourni M. Dau-
mas les renseignements pour son livre, celui-l mme
dans la bouche duquel il a mis le rcit du voyage. (1)
Il n'y a que trs peu de haks de couleur, encore sur

le dos des petites juives et en loques. Les Ouled-Nayls

elles-mmes, qui forment en partie la population fmi-


nine de Laghouat, portent le hak et le voile blancs,
c'est--dire exactement couleur de boue, avec des par-
ties graisseuses et couleur de suie qui les rendent
peine aussi clairs que les terrains. Il y a des petites
filles charmantes de tournure, mme au milieu de leur
indigence. Jusqu' prsent, je n'ai fait que des dessins
du pays mme, je l'aurai sous toutes ses faces, et avec
une exactitude qui peut avoir son double intrt.

Demain nous aurons enfin, je crois, aprs de nom-


Ci) Le gnral Daumas a publi le Sahara Algrien et le Grand
Dsert.
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 73

breuses recherches, l'occasion de dessiner des figures.


Jeudi soir 9 juin. Il est neuf heures, je n'ai pu te
revenir plus tt, et encore nous avons une visite ;
je
t'cris sur mon genou, tout en soutenant la conversa-
tion.
t( Il fait un temps admirable, la journe a t une des
plus belles peut-tre que j*aie vues en Afrique. Je vou-
drais avoir quarante bras et des journes sans nuit et
un cerveau l'preuve de toute fatigue. C'est dcid-
ment bien beau !...

A Armand de Mesnil (1).

Laghouat, juin 1853.

Tout va bien, je voudrais seulement tre trs


savant, trs robuste, trs grand peintre, avoir une jour-
ne sans fm ; montrer au monde tonn
alors je pourrais
ce que c'est qu'un beau pays. Ce qui me navre, c'est
de penser d'avance au peu que je rapporterai de cette
immense mine o tout est prendre...
Je ne me sais aucun gr des qualits acquises et ne

suis frapp que des qualits absentes. Voil le dernier


mot et le plus juste de mon opinion sur ma peinture...
C'est inou que, depuis les premiers jours, on veuille,
malgr tout et malgr moi, me faire un peintre avant
le temps. Ce que tu attends de moi est plus effrayant

encore, car toi je voudrais ne pas manquer, et, il faut


le dire, tu es presque aussi svre que moi pour moi,

mais de beaucoup plus ambitieux du moins je n'en ;

sais rien je ne sais pas o je vais


: quelque chose ;

(1) Publie par M. Gonse, ouvrage cit, p. 57, L'original a dis-


paru.
74 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
d'aussi vague qu'un mais d'aussi violent que
instinct,
la plus forte passion, me pousse au fond d'un sillon
dont je ne vois, dont je ne regarde pas le bout, et jt-
ne sais o il me mne...
Ce n'est pas de la joie que j'prouve ici, ni du bon-

heur. Il me serait difficile de t'expliquer cela. Je n'ai


jamais prouv un tel dtachement de lieu, malgr le
vigoureux dsir d'en tirer parti. Je visite ce pays
comme on examine une proie, avidement, avec curiosit,
satisfaction, mais sans amour, et je sens que le jour o
je pourrai le quitter sans trop laisser derrire moi, o
j'en aurai extrait ce que je suis venu y chercher, sera
certes le plus joyeux jour de mon voyage...
Je crains bien de n'avoir pas t trs clair dans la
description sommaire que j'ai essay de te faire de
Laghouat. C'est difficile, en tout cas, surtout pour moi,
qui ne sais nullement dcrire d'aprs nature, et dont
les impressions ne s'expriment aisment que par le

souvenir...
Il fait trs avons maintenant une
chaud, nous
moyenne de 40 degrs l'ombre et de 60 degrs au
soleil. Il y a deux jours, nous avons eu 42 degrs et

64 degrs. J'aurai mis toute ma bonne volont dans


ce voyage. On s'tonnerait moins peut-tre du peu que
j'en rapporterai, si l'on savaitdans quelles conditions
de temprature et de vie matrielle on travaille
Laghouat en plein t. Tout ce qui vit ici dort les
trois quarts de la journe. Si je restais plus longtemps,
je sens que le climat m'entranerait aussi et que le

travail ne tiendrait pas contre le sommeil.

De Laghouat, Fromentin pousse une pointe extrme


jusqu' Tadjemot et An-Mahdy.
De retour Blidah, il s'empresse de rassurer sa
CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 75

pauvre mre, inquite de n'avoir pas eu de lettre par


le dernier courrier d'Afrique. Il envoie du Mesnil les
notes relatives la premire partie de son voyage. Si
elles lui paraissent dignes de voir le jour, du Mesnil

s'efforcera de les faire publier par un journal Tout :

cela ne peut passer dans ma peinture, crit Eugne,


je serais heureux, trs heureux, d'en tirer, et par un
double moyen, tout le parti possible (1). >^

A Madame Fromentin mre.

Blidah, jeudi 4 aot [1853j.

Cette course An-Mahdy ne m'a pris que cinq


jours, mais je tenais vivement la faire. An-Mahdy
n'est point nous, et, chose prcieuse pour sa physio-
nomie, nous n'y avons jamais eu garnison. De plus,
c'est une des villes los plus clbres de cette partie
du dsert; elle est peu connue et assurment n'avait
jamais vu de peintre.
Ce que j'en rapporte est peu de chose, mais peut-

tre que mes notes crites offriront quelque intrt.


Quand elles n'en auraient que pour ceux qui m'en-
tourent, ce serait dj une grande satisfaction de leur
faire partager mes souvenirs de voyage...
Je suis habitu au bivouac et me trouve luxueuse-
ment install. Mais quoique habitu la chaleur, jo
ne nie pas qu'il ne fasse ici trs chaud, mme on venant
de Laghouat o nous avions pareil jour huit ou dix
degrs de plus. La chaleur de Blidah, plus dsagrable
que partout, est une chaleur moite d'tuve. Somme

(1; Lettre sa mre, 4 aot.


76 CORRESPONOANCE ET FRAGMENTS INDITS
toute, je supporte l'une et l'autre, la sche et l'humide,
encore plus volontiers que le froid.

Nous allons bien ; Marie n'a pas maigri ; elle vous


paratra trs engraisse. Ce qu'il y a de sr, c'est que
je ne l'ai jamais trouve meilleure, et que je l'aime
encore mieux, si c'est possible, que le lendemain de
mon mariage. Je la bouscule bien un peu, mais, comme
je le lui dis, elle est un bon cheval de trompette. Si tu savais
comme je suis heureux de sentir que vous l'aimez vrai-
ment comme un enfant de plus !

Si, par hasard, Armand pouvait faire faire une copie

de mes notes, il pourrait vous en communiquer un exem-


plaire. Je n'ai point eu le temps de les recopier moi-
mme. Marie a eu le courage, elle, d'en faire un double
que je garde en cas de perte. D'ailleurs, si cela pouvait
paratre, j'aimerais bien mieux que cela ne vous arrivt
qu'imprim, mais ce n'est pas assez amusant, ni assez
substantiel, je le crains.
Eugne.

A Armand du Mesnil.

Blidah, mercredi soir (mme jour).

Ma mre vient de nous crire deux petits billets


d'une tendresse et d'une joie de me savoir ici, nous
arracher le cur. Quelles cratures nous avons l dans
ces deux femmes de mres, mon vieux chri Laisse

un peu encore et nous allons les serrer l dans nos


bras !

le dire, mais, en somme, il faut


Je ne voulais pas te
que tu le saches ne m'abuse, mes dessins et mes
: si je

tudes de Laghouat, tout cela sent la sueur et l'pui-


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 77

sment et est du dernier faible. C'est fichu ! il faut


avoir la tte en tat quand on veut s'en servir et tra-
vailler sous 70 degrs de soleil (le chiffre est exact), au
moins. C'est d'un entt. J'ai bien fait ce que j'ai pu,
c'est certain, mais je ne pouvais plus assez.
Tu verras que mes souvenirs valent mieux et, en
somme, c'est mes souvenirs beaucoup
toujours avec
plus qu'avec mes j'ai produit. Et d'ailleurs,
notes que
si faible que ce soit, il y a du positif. Mais c'est
laid, je t'en rponds. Le travail de plume que je fais

rsume tout cela et me prpare en tirer un autre


parti.
J'ai commenc aujourd'hui coller quelques des-
sins. J'ai mon esquisse en tte, et mes notes, et le reste,
et le temps fuit, et l'argent, et tout.

dans quel dsarroi d'emmnagement de


Si tu savais
logement, nous avons t, et si tu nous voyais camps
sur quatre planches assembles au beau milieu d'une
chambre o il n'y avait rien que des punaises, avec
quatre chaises et deux tables prtes par les Fournier !

Il n'y a que nous pour vivre ainsi sur un pied. On dirait

que Marie a pass toute sa vie au bivouac.


Bonne nuit, cher. L'important, c'est que nous nous,

portions bien, et que nous vous chrissions. Bonne


nuit, ma mre bien-aime, mille tendres baisers pour
vous deux. A demain.
Eugne.

A Bataillard, qu'il engage lire ses notes de voyage


aux mains d'Armand du Mesnil, Fromentin crit le

5 aot 1853 :

Tu me reprocheras, j'en suis sr, d'tre encore l,


comme ailleurs, trop pointro et d'une sensibilit trop


exclusivement de sensation. Pourtant j'espre que tu
78 COKRb:SPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
y trouveras certains cts de coup d'il qui peut-tre
te feront rver.

A Armand du Mesnil.

Blidah, 29 aot 1853.

Cher bien-aim frre, voici non pas la suite, mais le

commencement logique des notes; je viens de les mettre


la poste et tu les recevras en mme temps que
cette lettre que je n'ai pu faire temps pour l'enfermer
dedans. Elles s'arrtent moiti de D'jelfa (1). Je m'tais
dit qu'elles partiraient par le courrier du 30, et, malgr
un travail forc depuis neuf jours, je n'ai pu faire plus, '

et je te les envoie inacheves. D'jelfa aura une deuxime


lettre ; la premire se terminera aprs le repas et la
trs courte histoire du fou (2). La suivante, date du
soir, parlera de D'jelfa, centre des Ouled-Nayls, de Si
Chrif, de l'aspect du Bordj, etc. L'article finira par
une deuxime lettre, date de Laghouat l'arrive,
parlera de Ham'ra, de Sidi Makhelouf, dernires
tapes (3) aspect de bivouac
; un mot du Chambi, un :

de nos cavaliers, le mme qui a fourni au gnral Daumas


les renseignements du grand dsert et dans la bouche

duquel est mis le rcit, drle de personnage, qui depuis a


figur l'hippodrome et a dans Mabille un mot de ;

Hia''4a,\e plus effmin des garons que j'aie rencontrs


dans le sud et qui voyageait avec nous, trange et dou-
teuse figure qui est tout un ct du pays. Enfin, arrive
et entre Laghouat, premire apparition du Falad (4).

(1) Un Et dans le Sahara, p. 36 et suiv.


(2) IMd., p. 68.
(3) Ibid., p. 83 et suiv., p. 98 et suiv.
(4) Ibid., p. 105 et suiv.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 79

y aurait trois parties 1 de Mdah Laghouat


II : ;

2 Laghouat 3^ et, comme accessoire, An-Mahdy.


;

An-Madhy tout seul ne signifie rien, il ncessite pour


l'intelligence des choses une foule de dtails qui ne
sont bien placs qu'au dbut venant aprs,
; il peut se
simplifier beaucoup et gagner par l (1). D'ailleurs,
c'est faire, il faut attaquer cela avec plus d'entrain.
Appuy sur autre chose, il y a le contraste faire
mieux saillir, c'est glac.
Je crois que tu seras plus content de ceci ;
je sens

tout ce qu'il y manque, mais pour le moment, je n'ai


pu faire mieux. C'est un peu trop coup par tableaux.
Venant de moi, pas craint de trahir cette inten-
je n'ai
tion relle de procder en peintre. Il y a, je crois, pour-
tant, un peu plus d'enveloppe, et surtout une ardeur
de plus. Je dsire que certaines parties te remuent un
tout petit peu le cur, comme elles me l'ont fait moi
en l'crivant.
Tu verras s'il n'y a pas trop /e .-j'ai pourtant veill

ce que moi ne ft pas embtant si quelquefois il


le :

n'y a pas un peu de flon-flon j'ai une peur affreuse :

de la fanfare propos de trop peu, comme des g:ens


qui parlent trop haut ; si enfin le dbut de Mdah ne
fait pas hors-d'uvre ;
je ne crois pourtant pas, cause
de l'-propos.
Je t'abandonne enfin les fautes de franais, les rp-

titions de mots, etc. Nettoie cela du mieux possible.


Je voudrais que tu n'eusses montr An-Mahdy per-
sonne avant que recommenc.je l'aie
Tu verras, en tout cas, que la partie que je
t'envoie, devant invitablement et dans tous les
cas paratre la premire s'il y a chance que cela

(1) Ce plan du Sahara n'a pas t remani. Ce sont bien l les


divisions du livre.
80 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
paraisse, y a beaucoup de choses qui deviennent
il

double emploi dans An-Mahdy et qu'il faudrait sup-


primer.
Je ne rponds point ta lettre, tendre ami, elle m'a
prouv que tu tais triste, laisse-moi voir les causes...
je sais ce que j'en tirerai. Tu vois que je travaille, et
ceci nulle part ailleurs je ne le pourrais faire dans des
conditions pareilles de repos.
suspendu mes dessins pour faire cette partie de
J'ai
mes notes j'ai la tte un peu fatigue. Demain je me
;

mets mon esquisse. Aussitt aprs, et en mme temps


le soir, j'achve V itinraire et je te l'envoie. Nous ver-

rons aprs pour Laghouat, qui est important.


Je suis plus svre que toi, moins que tu n'appelles

un beau sobre une chose qui, la relecture, m'est dmon-,


tre froide et indigente.
Adieu, cher, adieu, tendre, adieu, mon frre bien-
aim ;
patience encore, je ne dors pas, mais je te le

rpte : Paris, la Rochelle d'abord, je tombe dans


un tourbillon ; laisse-moi achever ici dans le repos ces
notes, mon esquisse, mes dessins de voyage, que je ne
ferais jamais ailleurs, je le sais, je le sens, de la mme
manire et avec la complte possession de moi. Laisse-
moi voir les courses, la seule occasion que j'aie de voir
un spectacle brillant aprs tant de choses mornes, et
nous irons aussitt aprs prendre enfin nos vacances
avec vous.
Je suis crev de fatigue. Adieu, adieu, chre et tendre
mre, il fait chaud, il fait beau. Si je n'tais pas si bte,
je mettrais un peu dans ce que je produis de la flamme
qui me brle le ventre. Adieu, vous deux que nous ch-
rissons, je vous embrasse mille, mille, trois mille fois.

Eugne.^
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 81

Au mme.

Blidah, 9 septembre soir [1853].

Cher ami, tu as maintenant mes notes et dans trois


jours j'aurai ta rponse. Une fois pour toutes, je n'ai ni


avis, ni ordre te donner fais-en, nous en ferons ce que tu
:

pourras, ce que tu voudras, si, cette seconde partie te


plaisant mieux que l'autre, tu m'engages la continuer...
J'ai fait deux ou trois dessins, une course avec Marie

aux Hadjoutes. Je me sens entran dans le tourbillon


de la province o je vais pour un temps perdre toute
gaiet, tout esprit, tout repos, tout entrain. Je ne
reprendrai pied qu'auprs de toi, je le sens bien. II est
entendu que, dans tous les cas, nous partons du 5 au
10 octobre.
Pour o ? C'est ce que nous allons apprendre
de ma mre, si enfin elle s'explique. Je commence
faire ce paisible pays des adieux dchirants. Dieu
sait pourtant si j'ai envie de vous deux ! Mais tu com-
prends tout cela.
Adieu, cher tendre frre, je te donne de fiers ennuis.
Moi qui reproche aux autres de manger ta vie, j'en
aurai aval ma bonne part! Que ferai-je donc pour te
la rendre? Si je pouvais m'acquitter jamais envers
notre mre et envers ma chre crature de femme?
Adieu encore... Je vous embrasse tous doux mille
fois du plus fort, du meilleur de mon cur.

Eugne.

Eugne Fromentin rentre en France au commence-


ment d'octobre.
82 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Durant son sjour en Algrie, il avait expos au
Salon de 1853 un unique tableau, son Enterrement
maure, dont l'allure gnrale et la composition furent
remarques, malgr l'excution encore lourde et le

coloris papillotant (1).


Les annes 1852-1853 sont, dit M. Gonse, la gense

de la virilit d'Eugne Fromentin comme peintre et


comme crivain... Elles voient clore d'innombrables
dessins, fivreusement jets sur le papier en France
ou en Algrie avec une intelligence et une sret mer-
veilleuses. Aprs cet effort surhumain, le matre est
puis, il se fait une longue clipse dans sa production
artistique.
Du nous le perdons de vue de l't 1853
reste,
l't 1856. Ce sont des annes de lutte pour imposer

une signature encore discute. A mesure que le nom


acquiert de la notorit, les jalousies s'affirment.
Et puis, malgr la joie apporte leur foyer par la
naissance de leur fille Marguerite, survenue en juillet
1854, l'artiste et sa femme sont contraints par des
ncessits pcuniaires de vivre dans une dpendance
troite et pnible vis--vis des parents d'Eugne. Les
tableaux du peintre, vendus des intermdiaires pour
en tirer des ressources immdiates, sont pays des prix
insignifiants (2).

(1) M. Louis Gonse (ouvr. cit, p. 53) y voit l'influence passa-


gre et pas trs heureuse de Diaz.
(2) Le Goum, 350 francs; les Fauconniers, 300 francs, etc. (Lettre
Mme Eugne Fromentin, non date.) J'ai fait cette semaine
trois petits tableaux nouveaux : un 150 francs, deux autres
100 francs pour Beugnet. Il fournit les cadres. Il les a vus; il est
enchant. Il gagnera dessus 200 pour 100, mais n'importe C'a t
!

l'affaire d'une forte journe de travail. Ils schent, lundi je les


termine et les signe. (Mme lettre.) En septembre 1856, la Chasse
au Faucon sera vendue quatre cents francs. (Lettre indite
M. Gabriel Admirault, du 26 septembre 1856.)
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 83

Fromentin et sa femme passent donc la Rochelle,


une grande partie de l'anne 1854, sans prvoir le mo-
ment o il leur sera permis de s'installer Paris.
Eugne, d'ailleurs, souffrant des yeux, retombe dans
une de ces crises de dcouragement qui annihilent ses
efforts. Du Mesnil, comme de coutume, le rconforte
et le conseille :

Ne te tourne plus contre toi-mme use de toutes ;

tes forces ton profit, apprends te conduire au phy-


sique et au moral, et tout ira (1). >

L'ami clairvoyant, l'ami dvou qu'aucun scrupule n'arrte


(1)
dans tche qu'il s'est impose, se fait alors, avec une rude fran-
la
chise, en exagrant mme sa critique pour la rendre plus efficace,
le porte-parole de ceux qui s'intressent Fromentin et suivent
son volution. Il nous ouvre ainsi, dans une fine analyse, un jour
curieux sur l'tat d'esprit du peintre durant l't 1854. (Lettre
Fromentin non date, septembre 1854.) Dans ces derniers temps
surtout, ton tat physique et moral m'a trs fortement proccup.
J'ai t inquiet de ta sant et plus encore peut-tre du singulier
trouble de ton esprit. Depuis un an, depuis ton retour d'Afrique,
tu t'es donn une peine infinie pour anMntir chez toi toute initiative.
Toi, l'tre prime-sautier par excellence, tu as pris tche, sous pr-
texte de te complter, de cesser d'tre, et parce que tu changeais
de place une fois par semaine, tu as cru parfois que tu te transfor-
mais. L'histoire de ces incarnations serait curieuse tudier. A tes
dbuts, tu as t amoureux de Diaz, de Cabat, de Decamps ou de
Delacroix (peu importent les noms). Ces gens-l ont pass. Aujour-
d'hui, c'est le tour du Louvre et de Gustave Moreau. Tu prtends
n'tudier que les procds mais, comme tu es sans mesure dans tes
;

sympathies, il arrivera qu'au lieu de t'approprier ce que les anciens


ont de beau, d'ingnieux, de charmant, tu en viendras sans y
prendre garde ne copier que leur mtier Ton but est de faire
de la bonne peinture, cela n'est pas douteux ; mais sais-tu, en ralit,
quel genre tu veux adopter As-tu une conviction rsolue? Et,
mme dans les choses de pure iui{)ression, as-tu une certaine con-
tinuit? Non. Tu vois un tableau vert, jaune, bleu, gris le dinian<'he :

lemercredi tout a chang, et je ne parle pas seulement dos figures,


mais du ciel, des terrains, des premiers plans, et tu varies sur le
fond et sur les moyens.
D'o vient cela? Tu es aussi convaincu,
aussi qui que ce soit tu os. il est vrai, comme toutes les
mu que :

cratures sensibles, sujet j\ des fivres d'ardeur et h des dfaillances ;

mais 51 lu .^iavais te ;^arder, et partir <lc toi, le mal serait moins grand
84 CORRESPONDNCP: et fragments INEDITS
La que jamais,
crise passe, l'artiste s'efforce, plus
d'affirmer sa personnalit et d'arriver cote que cote.
Sa peinture ne recevant plus auprs du public

qu'il n'est. Extraordinairement ttu par places, tu es un des tres


les plus inconsistants que je sache dans la fonction capitale de ta vie.
Un jour viendra sans doute o le premier sot venu n'aura pas le
talent de t'mouvoir; mais encore aujourd'hui (et Dieu sait aprs
quelles expriences !) tu acceptes ou tu te cres des thories diam-
tralement opposes celles que tu professais la veille, et, qui plus
est, est-il possible d'admettre, par exemple, qu'aprs avoir fait tes
petits chevaux ou tel autre de tes tableaux dans les gammes que tu
possdes trs bien (et que tu mprises toi tout seul contre l'assen-
timent unanime), tu ailles subitement peindre le dernier tableau
que tu nous as laiss?
Qu'il y ait prendre dansles fonds du Poussin, soit que Gus- ;

tave Moreau fasse de certains tons (pour certains essais) l'emploi


qu'il lui plaira, ?oit ; mais ce n'est pas Va voir Andr
l ton affaire.
del Sarto et Lonard et Titien, etc. Juge-les en homme intelligent ;

mais, ensuite, reviens tes moutons...


Considre, je te prie, que tous les efforts que tu as dpenss ont

moins tendu, je le rpte, donner plus d'accent tes qualits,


les dvelopper, les complter, qu' en acqurir de nouvelles, qui
trop souvent taient la ngation des tiennes propres. Ce que tu as
dpens en imaginations de tableaux est prodigieux tu Ves vapor ;

pour ainsi dire dans tes rveries, dans tes contemplations ; mais la
patience t'a manqu pour fixer tes penses.
Parmi tant de gens qui ont d'eux-mmes une si magnifique

opinion, tu offres ce spectacle tourdissant d'un homme qui, avec


une conscience assez ferme de sa valeur, semble avoir pour lui en
mme temps le plus profond mpris. Il faudrait se prononcer cepen-
dant ou tu sais quelque chose, ou dcidment la tche que tu as
;

entreprise est trop lourde. Rsigne-toi vivre en paix ou t'estimer


un peu... Ne sois pas esclave du ton. Tu m'as dit autrefois que j'tais
trop exigeant pour la peinture et qu'un artiste n'tait pas un ins-
trument mais avant tout un tre sensible; eh bien! laisse-toi
sentir; un moment d'abandon, je t'en prie; oublie, au nom de Dieu,
toutes ces discussions oiseuses par o nous avons pass vis, res- ;

pire, fais vivre, fait respirer fais songer, sinon penser. Tu en sais
;

autant qu'il en faut pour atteindre ce but; n'en ambitionne pas


d'autre et reviens-nous guri de ton mal d'yeux et de l'horrible
manie du dnigrement de toi-mme.
En rsum, tu pches moins par ignorance que par incohrence.

Tu manques de fixit, quoi que tu en dises, et avec toutes les qua-


lits d'un homme fait, et bien fait, tu acceptes trop facilement toutes
CORRRSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 85

raccueil qu'il tait en droit d'en esprer aprs ses


premiers succs, il se tourne, sans cesser de peindre,
vers un autre horizon. Il prpare, durant l't 1856,

y a l-dedans beaucoup de complaisance et pas


les influences. II
mal de paresse d'esprit. Tu es arriv cependant un ge o, tout
en admettant le progrs continu, tu devrais conclure et ne plus te
contenter seulement d'affirmer tes volonts par des paroles. Il faut
produire ou jeter l ton fagot...
J'ai vu tes tailleurs, tes petits chevaux au piquet, mme tes

palefreniers et j'affirme qu'avec toutes leurs incorrections il y a


dans ces petites toiles plus que des promesses. Il ne faudrait, pour
les rendre excellentes, qu'un peu de soin en plus...
Sur trois cents tableaux que tu as commencs, il n'en est pas dix
dont tu aies t mcontent le premier jour; mme tu y as travaill
parfois paisiblement pendant une semaine puis tu les as dtruits
;

souvent pourquoi? Bien moins, sois-en certain, parce que la science


:

te manquait que par lassitude simple et par fantaisie de changer.


Ton premier lan est presque toujours bon, sois-en convaincu. Telle
toile a beaucoup gagn avec le temps, je ne le nie pas, mais c'est
quand tu ne t'es pas cart de l'impression premire.
Puis n'est-il pas incroyable de procder comme tu procdes?
Qu'un peintre d'histoire soumette tout son tableau une figure
principale qui est Vide mme de sa composition, qu'il sacrifie
beaucoup pour mettre cette figure en lumire, je l'admets; mais
encore ces sacrifices sont-ils voulus. Toi tu veux parfois, il est vrai,
soumettre aussi tes toiles une note dominante, mais frquemment
cette note est de hasard. C'est une trouvaille, et tu dtruis ce que
tu as fait parce que tu as rencontr une croupe, une veste, une
touffe d'herbe d'un beau ton Moi aussi, me dites-vous, j'en ren-
:

contre des tons ;mais je n'ai ni esprit, ni me. L sont les vraies
valeurs de l'artiste. Tu as assez de couleur comme cela, crois-moi.
Enfin, par quoi ont pri Cabat, Dupr et tant d'autres? Leur
nieras-tu le mrite ceux-l? Non. Diras-tu qu'ils se sont toujours
tromps? Non. Il fut un temps, le temps o ils ne savaient autre
chose qu'aimer et sentir, o ils se sont fait un nom qui restera
travers leurs garements. Depuis, s'ils sont tombs, c'est qu'ils ont
trop cout la critique et les avis, c'est qu'ils ont voulu, de propos
dlibr, cesser d'tre eux-mmes.
Voil mes conclusions -.sois toi; n'apprends plus, produis. Quand
tu sens la fatigue, c'est que tu es hors de ta voie assurment, car i
est dans ta nature de produire facilement, maintenant comme autre
fois, comme dans les commencements, comme pour crire
Ce qu'il importe de discerner (car, dans cette confusion que tu as

faite dans ton cerveau et dans ton travail, il est assez difficile de
86 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
la publication de son premier volume, Un t dans le

Sahara. Il espre par l la fois regagner un peu de


publicit et se tirer en mme temps de la servitude o
il se trouve vis--vis de sa famille (1).

Le Sahara parait la fin de 1856, dans la Re{>ue de


Paris. Il a du succs. En dcembre, il va tre publi
en volume chez l'diteur Michel Lvy. Fromentin a
pass la plus grande partie de l'anne La Rochelle,
il y est encore. Du Mesnil, demeur Paris, s'est charg
de toutes les dmarches utiles pour la publication du
livre.

A Armand du Mesnil.

[Saint-Maurice, dcembre 1856].

Cher vieux, j'ai ta lettre depuis ce soir; merci des


deux bonnes nouvelles. A Paris, je jouirais sans doute


beaucoup plus qu'ici de la publication de mon livre ;

ici je suis trop loin, et j'en profiterai peut-tre sans


le savoir.

Fais que tu croiras devoir faire


toutes les ddicaces ;

elles seront mieux calcules que par moi voil pour- ;

quoi je t'ai laiss ce soin... Dans ce cas, je tiendrais


Pelletan, T. Delaborde, au Sicle. Dans tous les cas,
si tu le crois bon, j'aimerais, soit directement, soit par
Gleyre, en faire remettre un Planche...
(( Va pour Lamartine et Sand, avec hommage res-

pectueux.

savoir ce que tu veux au juste), ce qu'il importe de discerner dans


tes penchants, ce sont ceux qui t'appartiennent en propre. Je compte
sur la nature et sur la solitude pour te rendre sincre...
(1) Lettre Bataillard, 2 septembre 1856.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 87

dans les ddicaces que tu criras en


Important :

signant pour moi, ne crois-tu pas bon de dater de


Saint- Maurice. Il pourrait se faire que j'eusse recevoir
une lettre de remerciements. Et o l'adresser?...
Et Gautier? Ne dois-je pas joindre l'exemplaire un
mot et la Cible? Ne serait-ce pas l'occasion?... Si tu
crois bon, fais prendre le tableau chez Gustave [Mo-
reau] et fais-le porter avec l'exemplaire. Ci-joint un
mot pour lui ; si tu l'approuves, envoie-le avec le tableau.
... Je suis reint, abruti...

Le livre parat en janvier 1857, quelques mois avant


Madame Bovary qui lui succdera dans la mme Revue
de Paris et dont Fromentin sera trs frapp (1).
A Sahara est distingu par la critique,
peine dit, le

il se lit, il se vend. La Revue des Deux Mondes fait une

dmarche auprs de l'auteur pour s'assurer la publi-


cation d'un second volume, s'il en crit un (2).

A Armand du Mesnil, puis Madame du Mesnil mre.

Saint-Maurice [janvier 1857, mardi soir].

... Oui, je suis content, ou je serais bien ingrat envers


laFortune qui, videmment, me sourit en ce moment.


Mais heureux dans le sens o je le serais prs de vous,
non Marie ni moi ne pouvons l'tre ici. Ce que
; ni
nous appelons notre bonheur entre nous, se forme
d'panchements, s'alimente, il faut le dire, de notre
amiti, se traduit en des formes un peu vives qui ne

(1) Un Et dans le Sahara a atteint en 1911 sa 23'" tVlition en


France, non compris les tirages de luxe.
(2) Lettre Armand du Mesnil, sans date.
88 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
sont pas de mise ici. Je sens que tout va bien, je suis
content que ce livre paraisse, mais je n'en ai pas la joie ;
je puis mme dire que ta joie jusqu' prsent fait la
mienne, et la plus forte raison que j'aie d'tre heu-
reux, c'est toi qui me la donnes en me montrant si vive-
ment que tu l'es.
Quant au plaisir direct de me voir publi, de savoir
qu'on me lit, que peut-tre on me gote, que mon nom
entre dans quelques oreilles et que j'occupe un peu
l'attention de quelques gens que j'estime, je n'en sais
rien, je n'en saurai rien, et tout ce petit enjolivement,
et ces petites flatteries pour l'amour-propre, j'en serai
priv...
En rsum, tes lettres, o ta joie se montre chaque

ligne, voil mon unique et vrai bonheur tu le rends ;

peu prs quotidien depuis une semaine, et franchement


tu m'as fait passer des moments dlicieux.
Ah !la lettre de notre mre voil une bonne et digne
!

et tendre femme ! Je vais lui dire, pas comme je l'ai

senti, ce que sa lettre m'a fait de plaisir...

Pour notre mre. Je m'tais bien flatt que vous


me liriez aussitt que vous auriez mon livre, chre
tendre mre, et nous riions, Marie et moi, ces jours-ci,
en vous revoyant, comme autrefois, mon livre d'une
main, votre bougie de l'autre, et mditant la prose
encore inconnue de votre troisime enfant. J'ai reu
votre lettre hier soir, elle m'a fait un tel plaisir que
tout de suite je voulais y rpondre mais ; la fatigue
est venue trop vite et j'ai d attendre ce soir. Si
mon livre a des succs qui me soient utiles, il n'en
aura pas qui me soient plus chers que le succs que
vous me faites vous deux, vous et Armand.
a Vous m'avouerez que cent ddicaces ne seraient pas

trop pour une affection comme la sienne et ne diraient


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 89

jamais bonheur que j'ai me dclarer son frre et


le

son ami. Quant vous, ma chre mre, je suis assez


fier de ce que vous me dites et des tardives satisfac-

tions que je vous donne. Si Dieu nous prte vie tous,


j'ai l'ambition, bien ancienne dj, de vous en donner

d'autres. Le pourrai-je?
Longtemps j'ai eu cette ressource commode d'ac-

cuser la mauvaise chance maintenant que la chance


;

est pour moi, tout dpend de moi, et je ne pourrai plus


accuser que moi, ce qui m'inquite horriblement.
{( Moi aussi, je voudrais bien crire un autre livre ;

pour la raison qu'un livre tout seul est ridicule, et que


s'arrter l quand on attend quelque autre chose de
vous, c'est donner penser qu'on n'est pas riche. Et
mieux peut-tre et valu ne rien crire que de montrer
qu'on est strile. Nous verrons. En attendant je pioche,
et ceci est peut-tre plus positif...
Adieu, chre mre, et merci. Comme je le dis Armand,
de pareilles lettres font toute ma joie. Vous connaissez
ma chacun a sa manire d'tre content moi,
famille, ;

j'aime mieux la vtre. J'y trouve un encouragement


dont mon travail profite et dont ma tendresse filiale
est pntre.
J'excepte ma mre qui, vritablement, me tmoigne
un contentement qui m'enchante.
Adieu encore, je vous embrasse mille fois, et vous
chris en fils.

Eugne.

Adieu, toi, je travaille mon troisime panneau,


qui prend figure.
Je t'aime, vieux chri, et t'embrasse.

a Euo.
90 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A Thophile Gautier (1).

Saint-Maurice, prs la Rochelle,


vendredi, 23 janvier [1857].

{( Monsieur et ami,

Je vous fais remettre un exemplaire de mon livre


qui parat, moi absent, avec le regret de ne pouvoir vous

le porter moi-mme. vous doit d'avoir enfin vu le jour


Il ;

il vous devra assurment ce qu'il aura de succs, s'il en

a c'est ce titre et bien d'autres que je vous l'offre,


;

comme un mince tmoignage de toute ma gratitude.


J'y fais joindre un exemplaire, trop modeste aussi,

de ma peinture (2). Celui-ci ne vaut pas mon livre,


votre avis comme au mien mais, toute question de
;

mrite part, je vous prie de l'accepter, en attendant


mieux, comme une carte de visite qui me reprsentera
pendant mon absence.
En vous faisant peu prs souvenir que je suis

peintre, il vous rappellera, d'ailleurs, si vous le permettez,


toutes les occasions que vous avez eues de vous montrer
bienveillant pour moi et toutes les raisons que j'ai
depuis longtemps dj de me croire sincrement et de
cur votre oblig.
Recevez, monsieur et ami, avec mes mille remercie-
ments pour vos sympathies, vos encouragements et vos
services, l'assurance de mes sentiments les plus affec-

tueux.
Eugne Fromentin.

(1) Lettre obligeamment communique par le vicomte Splberch


de Lovenjoul, ainsi que les lettres postrieures adresses au mme.
(2) Le tableau de la Cible.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 91

A Paul Bataillard, Fromentin dclare le 3 fvrier :

... Apparemment que je suis de ceux qui le succs

ne vient que lentement et que, pour tre enfin heureux,


je dois tre plus patient que d'autres et aussi plus per-
svrant. Mon livre aidera, j'espre, ma peinture, qui
dj |marche assez bien... J'ai l'ambition de faire un
petit livre pour l'anne prochaine, et je m'en occupe,
en dehors, bien entendu, de mes heures de peinture,
c'est--dire le soir.
Il s'agit ici d' Une anne dans le Sahel, qui ne paratra

que deux ans plus tard.


Thophile Gautier, dans VArtiste du 22 fvrier et
du l^"" mars, fait du Sahara un loge sans rserve. Fro-
mentin, qu'il a souvent lou dans sa peinture, vient de
se rvler comme un crivain de premier ordre. Son
livre est un chef-d'uvre de style que les plus illustres
seraient fiers de signer. Il est singulier et charmant,
d'une nouveaut absolue. Il peint avec un rare bonheur
des choses qu'on n'avait jamais encore song rendre
et des effets qui ne semblent pas appartenir au domaine
de la littrature.

A Thophile Gautier.

Saint-Maurice, prs la Rochelle,


23 fvrier [1857].

Monsieur et ami,

Je reois l'instant le numro de VArtiste d'hier, et


je lis avec confusion le magnifique que vous me
article
consacrez. Je m'attendais une mention de vous je la ;

souhaitais je n'aurais jamais os prtendre un pan-


;

gyrique aussi complet. Vos loges ne me troubleront pas


la tte et je tiens vous le dire, car je demeure profon-
92 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
dment humili devant but que je poursuis sans
le

l'atteindre autrement que par chappes.


au milieu de tant de bonne volont, je ne
D'ailleurs,
puis m'empcher de faire la part exacte du critique et
de l'ami. Je dis VamU en vous demandant la permission
de vous donner ce titre car je ne puis expliquer autre-
;

ment que par un peu d'amiti prventive la bienveillance


singulire dont vous encouragez chacun de mes essais.
Merci donc et mille fois merci. loges, sympathie,

bienveillance, tout cela dans un tmoignage public,


sign de votre nom et portant la marque de votre talent,
voil plus qu'il n'en faut pour m' atteindre de toutes les

manires et pour me rendre tout jamais reconnaissant.


Je travaille ici, avec le vous faire
dsir impatient de
penser un jour de ma peinture ce que vous crivez,
aujourd'hui de mon livre. Si quelque chose oblige, c'est
la notorit que vous donnez mon nom et, toute ;

reconnaissance part, je me sens trop profondment


oblig envers votre opinion pour ne pas sentir amrement
aussi tout ce qui manque au talent de peintre que vous
attendez de moi.
Recevez, avec la nouvelle expression de toute ma gra-
titude, l'assurance de mes sentiments les plus dvous.

Eugne Fromentin.

Louis Ulbach crit de Paris Fromentin (18 mars 1857) :

Votre livre a un trs rel succs. J'en entends parler

partout.
y a trois jours, Lamartine exprimait dans un salon
Il

devant moi son admiration et dclarait que jamais on


n'avait si bien peint l'Orient (1).

(1) a On l'a lu en entier et tout haut chez M. de Lamartine, aux


applaudissements du matre. (Du Mesnil, lettre Fromentin, non
CORRESPONDANCL: et fragments indits 93

Parmi avec lesquels Eugne Fromentin


les crivains
va entrer en relations, il en est un qui exerait alors une
sorte de royaut littraire et dont l'influence ne sera
pas sans marquer lgrement le talent, pourtant si

personnel, de l'auteur de Dominique.


George Sand tait ge de cinquante-trois ans lors-
qu'en 1857 elle entra en relations pistolaires avec Eugne
Fromentin. Elle tait donc son ane de seize ans. Elle
avait dj produit les trois quarts de son uvre, une
centaine de volumes ceux de sa premire manire,
:

romantiques et retentissants ceux de la seconde,


;

anims d'un socialisme ardent et chimrique; enfin,


depuis 1846 et 1848, ces purs chefs-d'uvre, les idylles
rustiques noms demeurent dans toutes les
dont les

mmoires. 1853 avait vu clor(3 les Matres sonneurs ;

1854, V Histoire de ma vie. Au thtre, Franois le

Champi, Claudie, le Mariage de Victorine, Mauprat, et,


en 1856, Franoise, venaient d'exposer au feu de la
rampe un talent plus accoutum s'affiimor dans le
livre, et qui, sans doute, s'y mouvait avec plus d'aisance

et de matrise. Contes, nouvelles, articles de critique,


essais divers, George Sand avait conquis la renomme
dans tous les genres.

La politique elle-mme, presque toujours nuisible aux


efforts du penseur et de l'artiste, avait plutt servi
l'auteur de Consuelo. En mme temps qu'avec Barbes

date.) A. AU^xandre, dans ses Souvenirs sur Lamartine, note de


son rle Il avait lu avec ravissement les paj^es colon'^es de Fro-
:

mentin, ses peintures de voyage.


Louis Cabat. l'ancien matre de
Fromentin, en recevant un exemplaire du Sahara est touch du
souvenir : a Mon cur en avait besoin. Go silence qui s'tait fait

entre nous m'tait dur et je ne pouvais me rsigner l'accepter...


Je lirai avec un vif intrt votre livre qui s'est plac d'un seul bond
au premier rang de la littrature franaise ( Fromentin.
7 dcembre 1857).
94 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
et Mazzini, elle correspondait avec le prince Jrme
Napolon. Aprs s'tre mle, en crivain militant, aux
vnements de 1848, elle sollicitait efficacement l'empe-
reur et l'impratrice en faveur des proscrits, des acteurs
malheureux, des journaux suspendus pour carts de
presse. Tout ce que la France et une partie de l'Europe
comptaient d'illustre dans les lettres, les arts, la haute
politique, frquentait chez elle, et, de Nohant, o elle
aimait vivre, la pense universelle, mtamorphose en
posie, rpandait par tout le monde intellectuel un
courant d'ides fcondes et de gnreuses aspira-
tions.
Le peintre, en crivant cette illustre correspondante,
n'avait aucune arrire-pense de littrature. Aux encou-
ragements presque maternels qu'elle lui prodigue avec
un vritable accent d'autorit s'il rpond d'un ton
quelque peu contraint et d'un style parfois recherch,
c'est qu'il est modeste, inquiet de tout, scrupuleux
l'excs. Dbutant dans l'art littraire, il s'incline avec
respect devant l'ge, le sexe et la gloire, en mme temps
qu'ilprouve, avec la crainte de la mal exprimer, une
ardente gratitude pour cette reine du roman qui daigne
donner des conseils et le protger. Il se
l'accueillir, lui

sent gn enfin par le romantisme incandescent de


l'auteur de Llia qui choque son got classique et son
idal d'crivain (1).

(1) La correspondance Fromentin-Sand, ou du moins ce qui en


subsiste, s'chelonne de 1857 1866, avec d'importantes lacunes
(ma: 1857 dcembre 1858, juillet 1859 avril 1862, juillet 1863
aot 1865). De 1866 o George Sand et Fromentin
1876, anne
moururent l'un et l'autre,nous ne possdons rien.
Au total, trente et une lettres de George Sand et trente de Fro-
mentin. La srie se complte par une lettre de Maurice Sand et sept
d'Alexandre Manceau Fromentin, un billet de Fromentin Man-
ceau et trois lettres de lui Maurice Sand.
On sait que Maurice Sand (1825-1889), dessinateur et peintre de
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 95

En janvier 1857, Fromentin chargeait du Mesnil, on


s'en souvient, d'envoyer VEi dans le Sahara quelques

critiques, parmi lesquels George Sand, avec une ddicace


date de Saint-Maurice.
Il est assez piquant de voir une amiti littraire qui
se montrera si dfrente chez le peintre de FAlgrio, si

cordiale chez la romancire, dbuter par une ddicace


banale et par la ngligente supercherie d'une criture
contrefaite. Maispour George Sand, au moins, l'auteur
ne se contente pas de cet hommage emprunt la pre- ;

mire lettre rpond une lettre de Fromentin qui,


d'elle
videmment, prcda ou suivit de peu l'envoi du volume.
George Sand crit qu'elle n'a jamais rien lu de plus
artiste et de plus matre. C'est de la grande peinture ;

un coup d'il suprieurement net et riche, avec l'expres-


sion simple, juste et grande. L'auteur est heureux il :

sent la nature par tous ses porcs ; il la fait voir et sentir


comme si ondevant les yeux. Qu'il n'en reste pas
l'avait
l qu'il fasse n'importe quoi en littrature il le peut (1).
; ;

Au reu de cette lettre, Fromentin remercie avec


confusion et proteste de sa vive reconnaissance (2) :

Il n'y a dans le sentiment que j'prouve m'ontondro

talent, a illustr des romans de sa mre. II en crivit lui-mme.


Son meilleur ouvrapfo, Masques et Bouffons, tude d'acteurs et
de mimes de la comdie italienne, illustr par lui, parut en 1859.
Alexandre Manceau, graveur et homme de lettres (1817-1865), a
grav notamment les dessins de Masques et Bouffons et le fameux
portrait de George Sand par Couture. Ami de Maurice, il vcut au
foyer de sa mre dus avant 1857 et jusqu' la (lu de sa vie.
La plupart des lettres d'Eugne Fromentin ont t insres par
M. Gonse dans son ouvrage cit, avec quatre lettres de George Sand
(27 mars 1857, 12 dcembre 1858. 22 juillet 1859 et 18 avril 1862).
En leur ensemble, les lettres de George Sand Fromentin ont t
publies dans la Revue de Paris, numros des 15 septembre et
1" octobre 1909.
(1) Lettre du 18 mars 1857.
(2) Lettre du 23 mars, publie par M. Gonse.
96 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
louer de la sorte et par vous, madame, rien que de bien
avouable : ce n'est ni de la modestie, ni de l'orgueil
trop flatt. Je m'tonne seulement d'avoir fait quelque
chose qui mrite de votre part un pareil accueil ;
j'en
suis profondment touch. Il parle ensuite du Sahara :

(( ce petit livre qui vous donnerait croire que je suis


un crivain de profession, tandis que je ne l'ai t et
ne pourrai jamais l'tre que par hasard. Car malheu-
reusement je suis peintre je dis malheureusement en
;

attendant que je l'aie plus honorablement prouv...


Il ira sans doute de l'une l'autre carrire, et les
encouragements qu'il reoit exciteront ce dsir de bien
faire qu'il croit avoir dj l'tat de tourment.
George Sand admire surtout la seconde moiti du
volume (1). La rencontre de la tribu est un chef-
d'uvre (2), c'est de la peinture de matre : vrit, got,
simplicit, sincrit.
Je crois que vous ne vous doutez pas du talent que
vous avez... Vous avez dix fois plus en vous que Jacque-
mont et, peut-tre, entre nous soit dit, que tous ceux
qui crivent en ce moment sur n'importe quoi (3)...

Restez bon, voil le plus difficile, mais comme je vous


crois vraiment que vous en viendrez
fort, j'espre
bout...
Ce qui frappe George Sand dans le Sahara, c'est
surtout la grandeur dans la sobrit pas une longueur, :

pas une tache, pas une personnalit ridicule ou folle,


recueil de tous ceux qui ont du talent ou qui n'en ont
pas. Il est d'ailleurs ncessaire que l'auteur apprenne
un peu de gologie et de minralogie c'est indispen- ;

sable un crivain descriptif comme un peintre. Et

(1)Lettre du 27 mars, publie par M. Gonse.


(2)Sahara, p. 229 et suiv.
(3) Victor Jacquemont, l'auteur, mort si jeune, des Lettres
crites de rinde de 1828 1832.
CORRESPONDANCE KT FRAGMENTS INDITS 97

l'illustre romancire invite de pressante faon le peintre-


crivain la venir voir...
admirablement bonne et fortifiante ,
Cette lettre,
rpond Fromentin le l^'^ avril,
achve absolument de
le confondre. Il est trs troubl, trs mu, et demande

la permission de voir dans ces loges la rcompense


anticipe de ce qu'il pourra faire de bien un jour. Il
sent combien sa valeur actuelle est mince et ses res-
sources lgres.
Je vous tromperais galement, en vous laissant croire

que jo suis modeste. Je suis horriblement dfiant de


mes forces, voil tout
dfiant par nature, dfiant par
:

raisonnement depuis que je me compare ce qui vri-


tablement me parat tre le but de tout homme qui
tend au bien.
Vous me donnez des conseils excellents, madame, que
je devrais et voudrais bien suivre, mais j'ai tout juste
l(^ temps de produire. Quand donc aurais-je celui d'ap-
prendre? Quant ma peinture, je ne suis point press
de vous la faire connatre assurment elle vous dsen-
:

chantera. Non pas qu'elle soit mauvaise elle vaut ni :

plus ni moins que la plupart des petites uvres de notre


temps elle est mdiocre. Telle qu'elle est j'en pourrai
;

vivre mais je suis sans indulgence pour moi comme


;

pour l(^s autres. Trs sobre d'admii'ation pour la pointure


contemporaine, cela vous donnerait la mesure du juge-
ment que je porte sur la mien ne si vous la connais-
siez.

Pour moi la question est trs simple: je n'estimerai


avoir rien produit qui vaille jusqu'au jour o j'appro-
cheiai de ce que je sais tre indubitablement bon. Et
comme le but est bien dfini dans tous les genres par tous
les matres, la route est indique, et la distance par-
courir facile valuer.
98 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Voil sur ce point o j'en suis : je tenais, madame,
vous exposer au plus juste le cas que je fais de ma
valeur artistique et celui que vous devez en faire pour le

moment.
bon que de devenir un
Je rpondrais plutt d'tre
vrai peintre. vous remercie, madame, de me donner
Et je
ce conseil qui me prouve que vous avez quelque espoir
d'tre comprise. La vie que je mne, l'isolement que
j'aime et o je continue de vivre, mme Paris, la
tournure de mes ambitions, toutes particulires et qui
jamais ne me coteront un acte regrettable, des dispo-
sitions de naissance dont j'ai le bnfice moral, si je

n'en ai pas le mrite, voil peut-tre des conditions qui


me rendront la tche plus facile qu' d'autres. Et si

cela suffisait pour me conserver une estime si vite


acquise, croyez, madame, que moins embarrass
je serais

de ma personne le jour o j'aurai l'honneur de vous


voir...

Fromentin ne qu'on parle beaucoup de son


croit pas
livre Paris il n'a encore paru que l'article trs bien-
;

veillant de Thophile Gautier dans V Artiste.


Le 8 mai, la Presse insrait, sous la signature de
George Sand, un compte rendu fort logieux de VEt
dans le Sahara. Aprs une analyse coupe d'abon-
dantes citations, le critique conclut que, dans cette
peinture du dsert, tout est saisi sur le fait et montr,
ce qui ne veut pas dire dcrit : c'est un chef-d'uvre
littraire, qui place d'emble l'auteur au premier rang
parmi les crivains. Ce livre a toutes les qualits qui

constituent un talent de premier choix : la grandeur et


l'abondance dans l'exquise sobrit, l'ardeur et la
bonhomie spirituelle, le srieux d'une conscience
d'lite, l'art d'exister pleinement dans son uvre sans
songer parler de soi, le got dans sa plus juste mesure,
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 99

au milieu d'une saine richesse d'ides et de sensations,


la touche nergique et dlicate, le juste, le vrai maris
avec le grand et le fort. Ces lettres, trs suprieures
celles de Jacquemont, sont appeles un immense
succs populaire...

Le 11 mai, Fromentin remercie de Saint-Maurice o


il a reu le numro de la Presse Il m'tait rserv
:

d'avoir, une fois dans ma vie, la rcompense de mes


peines et le salaire de mon travail pay au centuple.
C'est vous, madame, que je le dois... Jamais je n'aurais
os y prtendre... Vous mettez le comble des bonts
dont je croyais avoir dpass dj toutes les limites
esprables... Toutes ces choses me touchent encore plus
qu'elles ne m'honorent.
Quelquefois, j'ai cru que la chance tait contre moi.

Ne faisant rien pour appeler la Fortune, il m'est arriv


de penser qu'elle m'oublierait peut-tre longtemps. On
dirait que vous avez compris jusqu' ces dpits passa-
gers et que vous avez voulu, d'un seul coup, rparer
vous-mme tout le temps perdu et prendre mon avenir
sous votre protection. Il est clair qu'aujourd'hui je ne
dsire plus rien de personne : mon succs est fait du
moment que vous le faites...

Comment grand Dieu, et que ferai-je pour


ferai-je,

soutenir un nom, que vous daignez porter de la sorte?


Aprs un nouveau mot aimable de George Sand,
Fromentin remercie encore le 15 mai Il faut pourtant
:

que vous sachiez... que n'ayant pas grande ide de ce


que je fais et nulle considration pour le jugement du
public, en bien comme en mal, mon seul contentement
sincre est de mo sentir approuv par les quelques
esprits que j'estime, que je respecte, que j'admire et
que j'aime.
George Sand s'est borne, dit-elle, remplir un devoir.
100 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Elle est heureuse d'avoir fait lire le Sahara et d'inspirer
l'auteur plus de confiance en lui-mme.

Eugne Fromentin tait li dj tout particulire-


ment cette poque avec Gustave Moreau dont l'amiti
tiendra dans sa vie une large place.
Ces deux artistes subtils et savants, d'une rare probit
l'un et l'autre, ces deux minents techniciens s'ai-
maient, s'admiraient, se conseillaient mutuellement. Ils

se voyaient tous les matins. Ils travaillaient souvent


ensemble. Moreau reut maintes fois des indications
de son ami, par exemple, pour les mouvements de ses

cavaliers et de ses chevaux.


Exigeant pour les autres comme il l'tait pour lui-
mme, Fromentin ne mnageait pas les critiques
Moreau. Il lui reprochait parfois de manquer de sim-
plicit et aussi, dans une certaine mesure, de m-
tier. Mais il dclarait, en revanche, qu'il ne con-
naissait pas, depuis Lonard de Vinci, de peintre aussi
complet.
Gustave Moreau, de son ct, ne fut pas sans exercer
une influence apprciable sur les ides et sur la palette
du matre de l'Algrie (1).
Lors de la publication du Sahara, Gustave Moreau
flicite chaudement l'auteur (2). Il trouve, en mme

(1) Je dois plus Moreau qu'il ne me doit, dit un jour Fro-


mentin c'est lui qui m'a appris mailler la croupe d'un cheval.
;

(Jules Breton, Nos peintres du sicle.)


Voir plus loin les appr-
ciations portes sur Moreau par Fromentin propos du Salon
de 1876.
(2) Ce petit vous tout entier, sensibilit, cur et intel-
livre est
ligence, et je ne puis vous exprimer tout l'intrt qu'on trouve
le lire... Je vous dirai qu' premire vue ce dont je suis le plus ravi,
c'est la mesure exquise et parfaite que vous conservez dans le rendu
de vos impressions... En somme, c'est une petite uvre d'une
extrme originalit. (Lettre Fromentin, dbut de 1857.)
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 101

temps, sa peinture en grand progrs : originalit dans


la facture, vivacit de touche et de rendu, distinction
de ton, voil ce qu'il loue dans les petits tableaux que
son ami envoie de temps autre au marchand Beu-
gnet. Il l'engage cependant pousser davantage au
fini .

La prparation de l'exposition annuelle de 1857 est


pour Fromentin trs laborieuse. La facilit que j'ai
acquise et qui, par moments, est trs grande, crit-il
sa mre quelques jours avant le Salon, propos de sa
Trihu nomade en voyage, ne peut s'appliquer dans une
uvre de pareille haleine et mon travail de sang-froid
ne ressemble en rion mon travail de verve. J'ai besoin
d'avoir la fivre pour donner tout ce que je puis donner,
et je ne puis* ni ne voudrais tre en tat de fivre pen-
dant le temps ncessaire l'excution de ces longues
tartines.

Il semble qu'Eugne Fromentin dt tre satisfait du


succs, littraire qui ouvrait l'anne 1857. On dvorait
son livre, on le portait aux nues. Une avalanche de lettres
de flicitations, quelques-unes manant de personnalits
fort en vue, tombait dans le petit atelier de Saint-Mau-
rice. Le tirage du volume s'puisait. Il tait question de
le rditer.

Mais l'auteur souffrait toujours de la vie dpendante


qui lui tait impose la Rochelle. Le bonheur qu'il
gotait dans son mnage, entre sa femme et son enfant,
La com-
ne suffisait pas aux exigences de sa sensibilit.
munaut de que nous souhaitons tous, crit-il du
vie
Mesnil et sa mre, c'est quatre qu'il nous la faut, et
celle-l, malh(Mireusement, trop souvent nous a man-

qu (1). ))

(1) Extrait de la lettre qui suit.


402 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A Armand du Mesnil.

[Printemps 1857.]
Cher ami,

Mes tableaux partent demain soir. Quoique j'en sois


assez las, je m'en spare encore avec regret. Il y en a


deux qu'aprs un repos de quelques jours je pourrai
certainement rendre meilleurs. Le troisime, la Diffa^
est peu prs ce que je puis le faire.
C'est, je crois, le meilleur, quoiqu'il y ait beaucoup
faire toute la partie droite est mauvaise mais je ne
; ;

pouvais la modifier sans tre entran des raccords


de ciel impossibles. Le ciel est bon, l'aspect est ce que
je Tai voulu, quoique d'une explication difficile, car
la lune parat sans clairer et le jour du tableau est encore
celui du soleil qui tombe Vhorizon derrire le spectateur.
Tel quel, en seras-tu un peu content ? Je l'espre. Les deux
autres ont des qualits, mais, malgr tous mes efforts, je

n'ai pu tirer parti d'un sujet diffus. Il m'a t impossible


de concentrer et de dterminer une unit satisfaisante.
Je vois trop tard ce qu'il fallait dans mes Palmiers.
Avec quelques jours de plus, je le faisais, car, chose
drle, c'est tout fait la fin que j'ai vu ce tableau
aprs l'avoir entrevu au dbut et presque tout fait
perdu pendant la dure du travail c'est ce qui ; me fai-

sait te dire que je regrette de le lcher.


// est fini/ Il a des qualits de soins. Peut-tre m'en
saura-t-on gr ;
je n'en suis pas content.
Ma Caravane, qui me plaisait un peu avant
l'achvement des deux autres, aujourd'hui me parat
clairement le plus faible tableau des trois ; c'est un
clapotis de taches qu'il faudrait absolument faire dis-
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 403

paratre pour en faire un tableau au moins homogne.


// est fini par le dtail, il n'est pas achev par l'en-

semble le dessin des chevaux est des plus pauvres


; ;

mais cela, je dirais, n'est presque pas ma faute mon ;

seul tort est de l'avoir essay.


Au surplus, tu verras ; et je dsire que tu me dises ce
que tu penses. Au fond je crois que tu sentiras du tra-
vail, l'envie de bien faire et la possibilit de bien faire,

c'est--dire de fairebeaucoup mieux.


C'est dj beaucoup ;tels qu'ils sont, ils ne me nuiront

pas, s'ils ne peuvent pas m'honorer. J'cris Beugnet


et lui fait passer la liste de mes envois : premier : Chas-
seurs de bcasses; deuxime Fauconniers; troisime : :

Marchands arabes en voyage; quatrime Halte de mar- :

chands devant El-Aghouat; cinquime Tribu nomade en :

voyage; sixime Diffa, rception du soir (Sahara).


:

Reu la chronique (1) je voudrais t'en parler lon-


;

guement, je ne le puis.
Plus je te lis aujourd'hui, plus je vois l'accord parfait
de nos ides et de nos opinions, plus je m'arrte au dsir
de faire avec toi quelque uvre clandestine de critique
outrance ; tu la feras admirablement ;
je t'en rponds
et je ne m'abuse pas.
Tu sauras que si (ce que je ne crois pas au fond) mes

tableaux ne te plaisaient que faiblement, j'en serais


trs ennuy pour le prsent, mais nullement abattu,
parce que je sens l-dedans des qualits qui ne tarderont
pas trouver leur quilibre et un emploi meilleur.
M Surtout y a-t-il progrs? Voil ce qui importe.

Le Salon de 1857, o il expose six tableaux indiqus


dans la lettre qui prcde et un septime, la Chasse

(1) Chronique publie par du Mesnil dans un journal.


104 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
la gazelle Hodna, marque chez Fromentin un
dans le

vigoureux effort pour affranchir compltement sa per-


sonnalit. Cependant, malgr une pratique plus ferme,
le peintre ne s'est pas encore dgag tout fait de sa
premire manire (1).

A Armand du Mesnil et Madame du Mesnil mre,

Saint-Maurice, 19 mai 1857.

Cher ami, chre mre,

L'anne qui commence commence mieux et, si rien

ne nous trahit, finira bien.


Il nous aurait fallu si peu de chose pour rendre ces

annes tout fait heureuses Enfin, dans tout cela, je


!

m'interroge et je ne vois que des regrets ;


je ne vois pas
de reproches me faire.

Ci-joint un mot de Mme Sand, reu ce matin.


Quelle bont vraiment parfaite ! tu juges si je suis
reconnaissant ! Je rve un moyen de lui tmoigner
combien je suis sensible tant d'gards si dlicats :

mais que faire? Nous verrons ensemble.


Dans trois semaines samedi prochain nous serons

(1) Louis GoNSE, ouvrage cit, p. 58.


Le Moniteur universel, sous la plume d'Edmond About, juge
ainsi cette exposition Les qualits de peintre que M. Fromentin
:

a mises au service de son esprit d'observation ne sont pas ddai-


gner. Sa couleur est presque aussi brillante que celle de M. Ziem.
La collection de ses uvres pourrait s'intituler un feu d'artifice
:

dans le dsert. Je regrette que son faire, un peu gratin le range


parmi les victimes de M. Decamps...
Thophile Gautier {V Ar-
tiste, t. II, p. 129) trouve que Fromentin peint adroitement et spi-

rituellement la figure et que nul ne rend mieux que lui les attitudes
des Arabes et la vie du dsert. Il loue la lgret, la transparence
et la finesse des ciels et des horizons. Mais on aimerait, dit-il, sans
emptement, une peinture plus nourrie.
COHRESPONDANCI-: ET FRAGMKNTS INDITS 10:i

ensemble ; voici qui commence devenir assez dli-


cieux !

v< J'ai fait partir ce soir mme onze heures mes deux
tableaux Beugnet. Comme te l'a dit Marie, j'ai eu toutes
les peines du monde terminer ce malheureux dernier.
Encore n'est-il ni fait ni faire ; entre nous, c'est une

petite horreur, tu le verras bien et j'ai peur que Beugnet


ne s'en aperoive que trop.
Si, par hasard,
il n'en voulait pas, je lui en referais

un autre ;
vraiment trop souffrant pour faire
j'tais
mieux, encore moins pouvais-je recommencer autre
chose je tenais absolument lui envoyer ses deux,
;

autrement je n'en aurais fait partir qu'un.


Le Siroco n'est pas mal je suis content de l'ide.
;

Il y a du moins l une impression, si je ne me trompe ;

tu me le diras. Je vais en faire un tableau de la dimen-


sion de mes Palmiers, j'en prviens Beugnet, pour qu'il
n'ait rien dire plus tard (1).

Je vais mieux aujourd'hui. J'ai eu, pendant huit


jours, de sourds maux de tte, avec des tourdissements
tellement constants, qu'il m'tait matriellement impos-
sible de regarder attentivement quoi que ce ft.
C'est dans cet aimable tat physique et moral que
j'ai fait cet affreux petit tableau, tu juges ! J'avais la

(1) Le tableau intitul : Lisire d'oasis pendant le siroco, qui


figurera l'Exposition de 1859, tait dj compos. Du Mesnil le
gota fort :Penses-tu vraiment que ce sujet, par exemple, soit

simplement un sujet comme on l'entend vulgairement? Non; cette


bote chevele qui s'en va contre le vent ces cavaliers trousss ;

par le siroco ces herbes quasi fauches ce ciel, toute cette sur-
; ;

prise de la terre et des gens, c'est bien rendu. Et c'est une joie pour
moi de penser, une joie norme, qu'i\ l'heure qu'il est tu as trois
cents tableaux en portefeuille. Je me dis... qu'tant plus sr de
toi comme tu l'es et ne cherchant plus la petite bte, tu peux dsor-
mais marcher devant toi avec moins de fatigue... Il y a progrs,
et progrs non seulement parce que tu as appris, mais parce que tu
as plus de scurit, plus de confiance. [Printemps 1857.]
>'
106 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
tte l'avenant, c'est--dire plonge dans un demi-
sommeil permanent. Ce soir, je ressuscite, mais je
vais tout de mme me reposer un peu et viter le
soleil.

Ton article Musset est trs bien, il m'a fait grand


plaisir, vritablement. Il est d'un bon ton, et puis juste
comme il le fallait : avec sensibilit, sans trop d'lgies,
et ce degr de personnalit qui tmoigne, en effet, que
cette mort est pour nous tous une perte dont il faut bien
prendre sa part. Je t'encourage fort faire le travail
que tu annonces, je crois qu'il est dans tes cordes il :

demande une exprience un peu douloureuse des choses


de la vie, que tu as, et un certain lyrisme auquel je ne
crains pas de te voir t'abandonner. Un pote ne s'tudie
pas comme un historien, ou comme un conomiste, et
c'est pour manquer de souplesse et d'motion que
certaines gens, senss d'ailleurs, font de la critique
ct.
Je suis trs content, je te l'avoue, de te voir aborder
bravement cette besogne varie et t'en tirer comme
tout le monde, mieux que bien d'autres, et assurment
avec un air distingu d'homme qui pense, qui sait ce
qu'il sent, ce qui n'est pas encore si commun, tu peux
bien te le dire. Va toujours, crois-moi. Le jour o tu
n'auras plus peur, tu feras comme les apprentis nageurs,
tu nageras... Il te manque, toi, le succs pour russir.
C'est une ide que je trouvais ces jours-ci je ne sais o,
et qui s'applique nous deux, voil pourquoi je l'ai
note. Le jour o tu criras, malgr toi, sur n'importe
quoi, tu t'apercevras que depuis longtemps tu savais
crire et que tu le pouvais faire.

J'attends les propositions de Lvy. Ce serait dis-


cuter d'abord entre nous, toi et moi, trs srieusement.
Ayant le choix, j'aimerais bien mieux une autre dition,
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 107

telle quelle de mon livre, qu'une entreprise, qui ne sau-


rait tre trs artistique, et ferait tomber ma prose au
niveau du livre images.
Tout ce que tu me dis des on dit me fait un petit
plaisir qui me chatouille! Deviendrais-je orgueilleux?
Non, je ne le crois pas mais j'ai bonne envie de faire
;

quelque chose en tout cas, je ne m'en ferai pas accroire,


;

tu le sais bien.

Gautier est un brave homme, mais on devrait saisir


sa feuille de V Artiste pour outrage la littrature.
C'est trop fort ! Je la garde pour te faire dclarer que
les de Concourt sont des sclrats.
Adieu, chri, adieu, chre mre.
Si tu vois que Beugnet fasse une tte sur mon second
tableau, prviens-moi, je serai peut-tre moins bte
dans quelques jours. En tout cas, je vais faire celui de
mai, et tcherai qu'il soit bon !

Je t'embrasse, vous embrasse mille fois tendrement.

Eugne.

Eugne Fromentin subit, durant l'hiver 1857-1858,


une assez grave maladie, sur laquelle nous n'avons
aucune donne positive. Aussitt rtabli, il se remet
crire V Anne dans le Sahel, commence la Ro-
chelle l'hiver prcdent, puis suspendue et enfin
remanie de fond en comble. La premire partie avait
paru dans V Artiste sous le titre Alger, fragments d'un
:

journal de voyage (1), numros de juillet, aot et sep-


tembre 1857.

(1) Voyez dans la Revue africaine (Adolphe Joiirdan, diteur


Alger, premier trimestre 1910) une tude critique do cette version
par M. Pierre Martino, qui la compare avec beaucoup de dili-
gence au texte dfinitif.
108 CORRKSPOXhANCK KT FRAGMENTS Nr)lTS

A Monsieur Gaston Romieiix (1).

[Paris, printemps 1858,]

... Littrairement parlant, me voici un contrat


pass avec la nouvelle Presse pour la publication do
mon prochain volume ; il doit tre livr dans quatre
ou cinq mois, avant si je puis. Et notez que depuis
un mois je n'ai pas trouv le loisir d'crire dix pages ;

j'ai un peu plus d'un tiers d'crit, voil tout. Je vais

m'y mettre rsolument maintenant que j'ai une pointe


d'pe dans les reins, et je compte bien en venir
bout. Sera-t-il bon? sera-t-il mauvais? Je ferai ce
que je pourrai; ce sera absurde en feuilletons, mais
ils me l'ont demand, je les ai prvenus ; le reste les

regarde...

Au mme.

[Quelques semaines plus tard.]

J'avais commenc mon volume cet hiver en sor-


tant de ma maladie et pendant ma convalescence
mme. Depuis cinq mois, je n'avais pas crit une ligne.
Enfin, depuis quinze jours, j'cris exclusivement sans
mme aller l'atelier. Voil mon volume aux trois quarts
fait. Je vais l'achever sance tenante.

(1) Gaston Romieux (1802-1872), ngociant rochelais, collec-


tionneur d'art, crivain et pote, produisit des uvres d'une l-
gante facilit. Il tait secrtaire perptuel de l'Acadmie des Arts
et Belles-Lettres de la Rochelle. Sa famille a bien voulu nous auto-
riser
nous l'en remercions vivement
publier les lettres
d'Eugne Fromentin qu'elle possde.
CORHESl'ONDAiXCE ET FRAGMENTS INEDITS 10'^

Je compte, moins d'obstacles, l'avoir termin la


fin de ce mois. Il ne me restera plus faire que de grands
nettoyages. Je paratrai dans la Presse ds que ce sera
livr sans doute, c'est--dire de juillet septembre. Le
volume s'imprimera mesure chez Lvy, pour paratre,
lui, dans l'automne. Ce sera un peu plus volumineux

que le premier livre. Sera-ce meilleur ou seulement


quivalent? Je ne m'en rends pas compte. Le sujet,
tant beaucoup plus vide encore que le prcdent, je
dois,pour le remplir, y faire entrer du mien, c'est--dire
de moi. Ce moi sera-t-il intressant?...

Le Sahel ne parut pas dans la Presse, une rechute de


l'auteur, en juin et juillet, en ayant retard l'achvement ;

mais on a vu que la premire partie avait t insre


dans V Artiste durant L'ensemble fut publi
l't 1857.

dans la Re^ue des Deux Mondes la fin de 1858 (nu-


mros des 1er et 15 novembre et du 1^"^ dcembre).
Le succs, sans tre comme pour le Sahara teint de
surprise, n'en fut gure moins vif. Maxime du Camp,
Laurent Pichat se dclarent charms (1).
George Sand, son tour, flicite Fromentin (2). Elle
a bien envie d'crire un article sur le Sahel qu'elle qua-
lifie de chef-d'uvre, mais ne f(M'a-l-elle pas l'auteur

(1) Vous savez ce que je crit, Laurent


pense de votre talent
Pichat ; absolument lie
j'en suis encore i)lus enthousiasle. Je suis
l'avis de George Sand... Vous avez une fire plume, ma pensive
est celle-ci c'est Gautier avec un dfaut de moins et une qualit
:

de plus. Le dfaut, c'est l'ibus d'un vocabulaire trange qui amne


des surcharges de tsyle. La qualit, qui ferait de Gautier un cri-
vain complet, c'est l'motion, le sentiment. En somme, ce n'est
personne, c'est vous. Le dfaut enlev et la qualit ajoute, Gau-
tier ne serait plus Gautier.
Michelet crit a Pour une uvre
:

si exquise, si franaise et pourtant unique, j'ai hdte de vous ser-

rer la main. (Lettre indite, 3 mai 1859).


(2) 12 dcembre 1858, lettre pui^lie par M. Gonse.

b
110 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
plus de tort que de bien en lui donnant pour ennemis
ceux qu'elle a elle-mme?
littraires
Vous avez beau
dire, vous tes en littrature un
grand peintre de localit et je ne suis pas absolument
de votre avis que la Seine ne soit qu'un fleuve (1).
Tant mieux donc si votre instinct vous entraine

particulariser. Suivez-le, il est si puissant et si beau !

...Votre il est si bien dou et le style est une forme


que vous maniez avec tant de maestria (grandeur et
habilet maries ensemble) que je vois ce que vous voyez
que vous sentez absolument comme vous-
et je sens ce
mme, j'ose le dire... J'ai vu l'Afrique prsent, je
m'y promne, j'y respire je connais les figures qui la
;

remplissent...
Du reste, propos du genre(2), je n'entends pas cri-

tiquer vos dfinitions. Elles sont d'un norme intrt,


lucides, ingnieuses et vraies dans leur application aux
trois peintres que vous prenez pour types. Jamais Dela-
croix n'a t si finement lou et si largement compris.
Quant vous, vous tes vous et vous tenez des trois

natures dont vous faites, peut-tre votre insu, un


rsum de forme aussi exact qu'blouissant. Ce qui
m'enchante, c'est un progrs trs grand et trs sensible
du Sahara au Sahel...
Le Sahel, rpond Fromentin le 15 dcembre 1858 (3),

a t crit sous l'impression directe des encouragements


de George Sand, avec le dsir ardent de les justifier et
l'ambition secrte de la satisfaire. Aprs ce qu'elle a fait
pour le Sahara il se considrait comme engag vis--vis

(1) Sahel, 9 dit., p. 234.


(2) Sahel, p. 215 et suiv.
publie par M. Gonse. Fromentin en avait fait un
(3) Lettre
k
brouillon. Il s'applique, il crit longuement, il multiplie les for-
mules de gratitude et d'admiration.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 111

de cette sympathie qui lui avait impos


une dette
norme. Il ne sait quand ni comment il pourra remercier
d'un pareil service, le plus important que puisse offrir
un grand esprit un esprit dsireux de bien faire et
tourment d'incertitude...
Mon Sahel a, je crois, du succs, autant que j'en

puis juger par ce dont je suis tmoin, car en ce mo-


ment j'habite Paris... N'y et-il qu'un tout petit pro-
grs du prsent sur le pass, cela me suffirait, du mo-
ment qu'il m'est affirm par vous. Peut-tre est-ce une
ambition dangereuse? Mais j'ai fait de l'amlioration
continue la loi de mon travail. J'ai si peu produit, je
sais si peu de chose, je me sens si loin du vrai bien, que
je ne concevrais rien de plus douloureux que de ne pas
aller plus loin. Avec la connaissance exacte et trop
exacte que j'ai de mes dfauts, j'ai donc essay d'en
viter quelques-uns, d'en attnuer d'autres ; et c'est la
seule supriorit d'excution que je tenais mani-
fester dans ce petit livre o je me suis propos de
faire revivre volontairement des souvenirs trop loigns
de moi pour conserver la vivacit d'lan des premiers
jours.
Je ne soutiendrai, madame, qu'avec une trs grande
humilit les points de doctrine que vous jugerez contes-
tables.
L'opinion que j'exprime est du moins dos plus sin-
cres ; et je fais des efforts inutiles en ce moment, pour
mettre d'accord le peintre et le critique, la conscience
avec les actes. Lequel a raison des deux? Peut-tre ni
l'un ni l'autre.
Peut-tre le vrai serait-il entre l'iustinct, tropsensible
aux nouveauts, et la thorie, trop immobiliso dans les
traditions. Je suis incapable, au surplus, de raisonner
fond, mme sur des sujets que j'ai beaucoup envisags ;
M2 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
et je suis oblig de confesser que j'ai plutt la vision
passagre du vrai, que la certitude.
Je n'aurais jamais os vous demander, madame, de
faire au Sahel l'honneur sans pareil que vous avez
daign faire au Sahara. Mais si telle tait votre inten-
tion, vous prier de n'y pas renoncer? Vous
puis-je
m'avez cr quelque chose, il y a deux ans, dans la
Presse; et du patronage de votre nom je n'ai recueilli,
je m'imagine, que des amis. Je ne suis pas de ceux,

d'ailleurs, qui puissent se passer d'aide...


Maintenant, je peins. Que sortira-t-il de ma palette,
qui me semble un dictionnaire encore plus effrayant
que celui des mots, sans doute parce que c'est une
langue pour laquelle j'ai l'esprit rebelle?...

George Sand rpond le 17 : puisqu'il le juge utile,


elle fera un article sur le Sahel. Mais le 21, l'auteur,
dans sa crainte maladive d'importuner, s'excuse dj
d'avoir accept Je vous supplie, madame, de ne vous
:

occuper de moi qu' votre heure et dans un moment


o vous n'auriez rien de mieux faire.
George Sand envoie la Presse le petit article promis (1).
Elle a relu le Sahel; elle en est encor plus enchantee que
la premire fois. Vous tes un grand crivain et un grand
esprit, soyez sr de votre affaire et marchez... Si par
hasard mes deux articles sur le Sahara et le Sahel vous
facilitaient l'achat par un diteur (je sais qu'en ce mo-
ment c'est la chose la plus difficile du monde que de faire
paratre les bonnes choses), disposez de ces deux articles
en guise de prface, ou comme l'diteur l'entendra.
Thophile Gautier fait tenir Fromentin un volume
de critique, contenant l'article qu'il a consacr l'anne
prcdente au Sahara.

(1) Lettre Fromentin du 3 fvrier 1859.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 113

Ce livre, critFromentin, en remerciant l'auteur (1),


est d'un bout l'autre une uvre de sympathie et de
relle fraternit littraire un esprit sensible aux qua-
:

lits, indulgent pour les dfauts, le dsir de trouver


bien, d'applaudir aux efforts et d'encourager, c'est, avec
beaucoup de talent, d'motion et aussi d'exactitude, la
qualit vivante et, permettez-moi de le dire, le grand
charme de vos tudes. J'y suis d'autant plus sensible
que, pour ma part, vous me traitez vritablement en
ami, et cette sympathie, monsieur, dont vous parlez
si bien, qui traverse l'inconnu, et rapproche malgr les
distances, c'est, de tous les bienfaits de la publicit,
celui que je considre comme le plus prcieux et le

plus rel. J'espre pouvoir vous adresser, trs prochai-


nement, un nouveau volume. Une anne dans le Sahel,
publi en novembre dans la Rei>ue des Deux Mondes et
qui va paratre chez Lvy...

L'article de George Sand sur le Sahel fut insr dans


la Presse du 10 mars. On y lit qu'Eugne Fromentin
est un vrai pote. Il a voyag et vu en peintre. Il est
de ces artistes dont la personnalit domine le sujet, et
de qui l'on ne dit pas : Comme il a bien pu/ mais :

Comme il a fortement senti/ Il a, d'ailleurs, gaUMuent


bien rendu dans leur diversit le Sahara et le Sahel (2).

(1) Lettre du 10 fvrier 1859, publie par M. Ph. Burty, ouvrage


cit.
(2)Quoi que l'on dise et que l'on pense des rgions mridio-
nales, elles ontgnralement pour caractres dominants la nudit,
l'tendue et je ne sais quelle influence de grandeur dsole qui
crase. Pour tre senties distance, elles ont besoin de passer
travers une forme la fois riche et simple et c'est grce cette :

forme remarquable que M. Eugne Fromentin nous a fait con-


natre l'accablante beaut du Sahara. Le Sahel, moins rigoureux
et plus riant, lui a permis de charger sa palette de tons plus vrais
et plus varis. C'est donc une nouvelle richesse de son talent qu'il
nous rvle et qui le complte. A le voir si frapp, si rempli de la
H4 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Fromentin, ds avant la publication de cet article,
qu'il a parcouru manuscrit dans les bureaux du journal,
s'excuse de n'avoir pu remercier plus tt.

A George S and (1).

20 fvrier 1859.
Madame,
Je suis dans des dispositions d'esprit dtestables :

un peu souffrant, forc de travailler quand mme et

d'envoyer au Salon, jour fixe, des tableaux qui m'ont


donn les plus grands soucis, mcontent, fatigu,
inquiet, et dans ces humeurs noires o le sentiment de
ma que tout ce qui devrait m'encou-
faiblesse est tel
rager le plus se change pour moi en accablement. Tout
cela est trs sincre, malheureusement, et trs profond.
Imaginaire ou non, c'est une maladie. Ceux qui m'a-
prochent la connaissent bien. Dans de pareilles dispo-
sitions je me cache et je me tais, un peu par impuissance
et beaucoup par ennui de parler de moi.
Voil pourquoi, madame, je ne vous ai point crit,

quelque dsir et quelque besoin que j'eusse de le faire :

me pardonnez-vous, madame, d'avoir jug que je vous


devais la vrit sur les raisons intimes de mon silence et
de vous l'avoir dite sous forme de confession?
Je n'ai pas attendu que l'article part dans la Presse
<(

morne majest du dsert, on et pu craindre de ne pas le trouver


assez sensible la vgtation, qui est la vie du paysage, et l'acti-
vit, qui est la vie de l'homme. Il n'en est pas ainsi. Il ne s'est pas
impos une manire, son sujet ne l'a pas absorb; toujours matre
de son individualit, on sent bien en lui la puissance d'une me
rveuse et contemplative, marie, pour ainsi dire, avec l'ternel
spectacle de la nature...
(1) Lettre publie en partie par^M.^Gonse.

}
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS H5
et j'ai pens que Charles-Edmond me le laisserait lire (1).

a Je n'en ai pas joui, car j'ai d le parcourir trop la


hte, mais je le connais. Il n'ajoute rien l'entire
satisfaction que m'avaient fait prouver vos lettres ;

mais j'en suis confus, honor et reconnaissant comme


d'un i;moignage, et je dirai d'un certificat, ofTiciel dont
je puis m'honorer devant l'opinion. Il est admirable-
ment beau, grave et affirmatif. Vous voulez bien surtout
me dmontrer moi-mme une chose minemment
intressante pour moi, c'est que, par instinct comme
par thorie, je suis l'oppos de ce qu'on appelle aujour-
d'huile ralisme; et vous me comblez de joie en me

prouvant que j'ai russi faire vivre des fictions. Je


vous remercie mille et mille fois, madame, et vous prie
de comprendre en un seul mot la reconnaissance pro-
fonde que je vous ai voue...

George Sand rpond le 24 : qu'il ne s'effraie pas de ses


heures de low spirit; tous les vrais artistes en ont. Ceux

qui ne doutent jamais d'eux-mmes ne font jamais de


progrs. Et il a fait un pas immense du Sahara au Sahel.
En peinture, ce doit tre la mme chose.
Et, en dses-
poir de cause, si vous ne trouviez pas
cela n'tait pas, si

sur la toile la manifestation de votre sentiment et de


votre individualil, vous resteriez un des grands cri-
vains de l'poque, et il n'y a pas de quoi s'arracher les
cheveux. Et puis, voyez-vous, que l'on soit apprci
ou non, on peut toujours se sentir artiste vrai quand on
a prcisnKMitcos joies et ces angoisses de la production ;

et, que l'on soit triomphant ou dsespr, c'est comme

cela qu'il faut vivre puisqu'on est n pour cela.

(1) Charles-Edmond, de son vrai nom Edmond Choieski, auteur


dramatique, romancier et publiciste (n en 1821), fut assez li avec
Fromentin.
116 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Il y a quelque chose de grandiose, de divin, de sublime
aprs cette vie ! Quoi?... N'importe ; un monde o la
plnitude de la sensation est en harmonie avec la subli-
mit des choses extrieures. Les catholiques croient
qu'il faut y marcher par l'abstinence de l'esprit. Les
artistes sentent, au contraire, qu'ils s'en approchent
et qu'ils s'y destinent par le dveloppement de l'me ;

et qui dit dveloppement dit souffrance. Mais vous ne


voulez peut-tre pas de cette mtaphysique? Pardon,
c'est ma
moi, la source de mes petits moments de
folie

patience et de sagesse. Si vous n'en voulez pas, il y a


autre chose : il y a l'ternelle beaut des choses de ce
monde, dont nous sommes les amants fidles et pas-
sionns, tantt loquents pour parler cette splendeur
infatigable des cieux et de la terre, tantt impuissants
et muets, fatigus, pensifs et rveurs. C'est la contem-
plation pour la contemplation, cette chose accablante
et dlicieuse dont vous parlez si bien et que vous avez
si bien savoure. Eh bien ! si l'on faisait de vous un
homme libre, c'est--dire trs riche et trs oisif, il n'y
a que ceux-l aujourd'hui, vous n'auriez pas vos acca-
blements et vos inquitudes mais vous les regretteriez,
;

car la nature se fait laide et bte aux yeux de ceux qui


n'ont plus besoin d'elle et qui ne l'interrogent plus avec
amour. Ayez foi, il n'y a pas d'autre courage possible.
Eugne Fromentin prodigue, le 12 mars (1), George
Sand de nouvelles effusions de reconnaissance pour les
termes de l'article sur le Sahel que la Presse vient enfin
de publier. L'abominable travail forc qui le paralyse
depuis des mois lui te toute libert, tout bon sens,
et c'est peine s'il ose crire pour exprimer ce qu'il sent
pourtant si vivement.

(1) Lettre publie par M. Gonse.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 117

Vous me rendez, madame, un immense service.


Mon livre, qui va paratre, je crois, la semaine prochaine,


se produira donc, comme je l'avais tant souhait, sous
vos auspices : annonc, recommand, patronn, dfini,
justifi, je pourrais dire expliqu par vous. Car je suis
tout surpris moi-mme de dcouvrir, en vous lisant, la
notion mme de certains procds et d'apercevoir des
formules d'art partout o je n'avais agi que par ins-
tinct... Je vous remercie mille fois, madame, des oiTres
que vous avez bien voulu me faire, de disposer de l'ar-
ticle pour l'imprimer avec prface, mais a priori, et toutes

les rflexions ne changeraient rien ma faon de sentir,


je ne puis les accepter. Me pardonnerez-vous de vous
expliquer pourquoi sincrement et avec la plus absolue
franchise ?
Je n'ose pas ; et j'en souffrirais dans un sentiment
que je ne puis vaincre, que je ne cherche pas prciser,
mais que vous voudrez bien comprendre. Vous avez la
bont d'affirmer que mon livre a de la valeur, et je le
crois puisque vous le dites. Aussi plus le tmoignage
d'estime est complet et affirmatif, plus il a d'auto-
rit, moins il souffre de rplique, et moins aisment,

je vous le confesse, je me dciderai m'en parer


devant l'opinion. Votre article, madame, a dj eu,
il aura le retentissement de tout crit sign de votre
nom; raison de plus pour que j'hsite le joindre au
livre. Je n'oserai jamais rendre ainsi l'loge insparable

du nom de l'auteur qui a l'honneur et le bonheur d'en


tre l'objet. Je n'oserais plus donner mon volume per-
sonne, par la mme raison que les lettres que vous avez
bien voulu m'crire n'ont jamais t lues par personne en
dehors de mon intimit de famille et que je rougirais de
penser qu'elles ont pu passer sous des yeux indiffrents.
Je nesais si je m'explique bien, car lesentiment vrai
ns CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
que je voudrais vous faire apprcier, madame, a des
noms qui me rpugnent aussi ; et je vous dirais bien,
toute extrmit, que c'est quelque chose comme de
la modestie ou de la pudeur, si ces mots -l ne me co-
taient eux-mmes normment crire.
Je ne dois qu' vous seule, madame, l'explication
d'un scrupule que vous seule aussi saurez admettre. Il

est peine discutable, mais il est sincre et me parait


raisonnable puisque je l'prouve. Et je prfre sacrifier
toutes les satisfactions d'amour-propre les plus en-
viables que de souffrir d'une continuelle blessure faite
certains cts de ma nature qui sont les plus obscurs,

mais les plus sensibles.


Voil, madame, ce que je tenais vous dire tout de
suite. Refuser des offres comme les vtres, c'est peut-
tre insens ; en tout cas, ce n'est pas ingrat, et c'est
la seule chose vous supplie de croire, en accueil-
que je
lant une fois encore l'hommage profond de ma gratitude.
Je vous ai laiss voir mes ennuis de travail, et vous

voulez bien vous y intresser. Votre dernire lettre m'a


port bonheur je ne suis pas content, mais j'ai pris mon
:

parti d'tre calme et, comme j'ai la certitude d'avoir


fait, sinon tout ce que j'ai voulu, au moins peu prs ce

que j'ai pu, je considre aujourd'hui beaucoup plus


l'exprience acquise que le rsultat. Je ne sais pas quel
sera le sort de mes tableaux, mais je sais bien que ce
rude effort me servira et que, si je suis incapable de
rendre ceux-ci meilleurs, j'en ai probablement qui vau-
dront mieux. Je suis constamment en lutte avec mes
livres, et je ne connais rien de plus difficile, en fait d'art

descriptif, que de donner, par des ides plastiques,


l'quivalent des ides littraires. Aussi, j'ai bien peur,
madame, de ne jamais vous satisfaire par ma peinture,
pas plus que je ne me satisferai moi-mme...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 119

George Sand s'incline devant le sentiment de rserve


qui dicte Fromentin le refus d'une prface dont l'uti-
lit lui et t manifeste.
Le peintre cependant revient peu aprs sur sa dci-
sion et il crit en ce sens Charles-Edmond (1). Mais il
est trop tard. On profitera donc de la prface pour un
second tirage du livre Vous savez quels taient mes
:

scrupules c'tait de vendre la louange avec le volume


:
;

mais ces scrupules, vous les aviez levs ; ils taient


domins, d'ailleurs, par le sentiment de l'honneur
insigne qui m'tait fait et le dsir de rpondre publi-
quement l'adoption si bienveillante de Mme Sand.
Je ne parle pas des intrts du livre car, en tout ceci,
c'est la question qui m'a le moins occup.

Enfin, parat chez Lvy Une anne dans le Sahel.


Le volume douze cents exemplaires, aussitt
est tir
puiss.11 faudra, un mois plus tard, procder
un nouveau tirage (2). L'auteur envoie George Sand
un des premiers exemplaires mis sa disposition.
Sainte-Beuve, gratifi lui aussi d'un volume, remercie
le 26 mars (3).

Lettre indite George Sand, ainsi que ce qui suit (9 mars).


(1)
L'ouvrage atteint en 1911 sa 12" dition en France, non com-
(2)
pris les tirages de luxe. Deux ditions illustres ont runi en un seul
volume le Sahara et le Sahel.
(.1) Le vicomte Spoelberch de Lovenjoul nous a autoris, avec
l'obligeance dont il tait routumier, publier les lettres changes
entre Sainte-Beuve et Fromentin. J'avais dj lu avec bien da
votre premier volume, crit Sainte-Beuve celui-ci y ajoute
l'intr/^t ;

encore. Vous "tes peintre dans tous les sens. Vous l'tes h un degr
bien rare pour nous autres littrateurs, et, en portant votre tente
aux extrmes frontires, vous avez su reculer le domaine de ce qui
s'exprimait, vous avez conquis la langue crite des parties qui
semblaient jusque-l rserves la seule palette et la couleur du
peintre. Puis, vous ne peignez pas seulement pour peindre les ;

penses, les rves, le reflet moral des choses au sein du miroir int-
120 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Trois jours aprs, Fromentin apprend la mort d'un
enfant de son ami Romieux.

A M. Gaston Romieux.

29 mars [1859], minuit.

On ne console pas, mon pauvre et bien cher ami, on ne


console jamais un pre accabl d'un pareil coup ; on prend
sa part de son chagrin. Les amis sont l pour le soutenir
dans sa dtresse et chacun lui offre le secours de son amiti.
Je suis trop loin pour avoir mme ce triste bonheur

de vous assister de ma prsence, de vous voir, de vous


couter et de vous faire comprendre tout ce que j'ai
pour vous d'affection profonde et de piti.
Que la Providence qui vous a frapp vous relve !

elle seule le peut. Pauvre vie que la vtre, mon ami !

Vous mritiez si bien d'tre heureux, vous aviez si


chrement gagn le droit de ne plus souffrir !

Dites Mme Gaston que je vous cris, et puis voil tout.


Elle comprendra le reste. Ma femme vous embrasse, vous
savez comme elle vous aime, elle est mre et je suis pre.
Je n'ai pas le courage de vous parler, vous n'auriez pas

la force de me lire. Je vous plains de toute mon me, mon


cher Gaston, et je vous embrasse bien douloureusement.

L'anne 1859 est marque pour Fromentin par un


redoublement d'efforts. Il vient de produire coup sur
coup deux uvres littraires du plus rare mrite.

rieur,vous ne les oubliez jamais, vous avez l'art de les saisir et de


les avec une brillante transparence. Recevez, monsieur et
fixer
grand paysagiste, l'expression de mon admiration et de mes sen-
timents les plus distingus. Sainte-Beuve.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 121

Quoique puis par la lutte acharne qu'il livre, depuis


deux ans, sur le double terrain de la littrature et de
Fart, il envoie au Salon cinq tableaux remarquables (1).
II s'y montre dans toute la force et l'clat de sa premire

manire. Sa pratique, dit M. Louis Gonse (2) est certes,


bien affermie, mais elle n'est pas seiisiblement modifie.
Elle est plus robuste que tendre. Elle rappelle Gabat,
Marilhat, Decamps, mais son style, en tant qu'inter-
prtation de l'Orient, est affranchi des premires
incertitudes.Fromentin est dj peintre original il va ;

surtout maintenant tudier l'excution et chercher


l'harmonie des couleurs dans un registre plus dlicat (3).
La Lisire d^oasis pendant le siroco (Simoun) est
demeure le plus clbre des tableaux exposs par lui
en 1859. On
s'accorde y louer la posie de l'ide, la
vrit de l'impression, la qualit de la facture.
Malgr la valeur de son Salon, l'artiste se reprend
douter de son uvre.

A Monsieur Gaston Romieux.

Paris, [avril 1859], jeudi matin.

J'ai si singulirement vcu cet hiver qu'il faudrait


entrer dans de bien longs dtails pour vous faire com-

(1) Les Bateleurs ngres dans les tribus; Une rue El-Aghouat; la
Lisire d'oasis pendant le siroco; le Souvenir d'Algrie et l'Au-
dience chez un Khalifat.
(2) Ouvrage cit, p. 58.
(3) M. Henry Houssaye (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1877)
loue dans V Audience chez le Khalifat la solidit de la pAte, la touche
large des figures, le relief des premiers plans il y voit une uvre
;

de grand style et le premier tableau qui accuse srieusement la


personnalit du peintre.
122 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
prendre peu prs comment, moralement au moins,
j'ai disparu du monde et pourquoi je me suis tu le plus

possible. y a de longs moments dans ma vie de travail


Il

o parler de moi m'est insupportable. Je n'ai pas cess


une seule minute d'tre inquiet, mcontent ou navr du
triste rsultat de tant d'efforts. Je sors peine de cette
crise haletante, qui a dur quatre mois,
dans de j'tais
dtestables dispositions d'esprit. Je jouais une partie
des plus srieuses. L'ai-je gagne? Je ne le crois pas. Il
s'agissait, aprs le succs de mon Sahel, de paratre au
Salon de manire soutenir le nom du peintre ct
du nom de l'homme de lettres ; ai-je russi?
Je ne suis all qu'une fois l'Exposition, encore en
courant. J'ai t constern de l'effet que m'ont produit
mes tableaux, et cependant je m'aperois qu'ils sont
mieux accueillis que je ne l'esprais. Peut-tre auront-
ils un certain succs d'estime, jamais bien grand, car

ce n'est pas de la peinture faire clat, ni gagner


l'esprit de vogue. Je les juge un peu moins mauvais
depuis que j'entends dire autour de moi qu'ils sont
bons, et j'en conclus deux choses : la premire, c'est
que le public ne voit jamais les dfauts des uvres ; la
seconde, c'est que je n'aperois jamais les qualits des
miennes.
On dit que c'est l la source et la raison du progrs, je

veux le croire, et j'en ai besoin pour me consoler du


tourment qui fait le fond de ma vie.
Au milieu de tout cela, mon ami, un tourbillon

de relations nouvelles qui me fatigue, m'intresse peu,


et d'amour-propre qui me donnent
des satisfactions
un amour plus grand que jamais pour la solitude ab-
solue.
L'exposition finit en juin. J'en attendrai la pour
fin

dcider de mes projets. La guerre, d'ailleurs, dont nous


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS* 423

nous ressentirons tous, m'empche de rien rsoudre


l'avance (1).
Quoi qu'il arrive, du
nous nous verrons cet t
reste,
et j'en serai bien heureux. Plus j'avance dans la vie, mon
ami, et plus mes anciennes habitudes me tiennent au
coeur. Nous serons donc Saint-Maurice vers le mois
d'aot au plus tard...

Horriblement tourment de sa peinture, Fromentin


considrait les toiles qu'il exposait comme un pis aller (2).
De plus, il avait t tout l'hiver aux prises avec des
ncessits ou des inquitudes d'argent vraiment pnibles.
Cependant, un peu rassur par le succs de ses
tableaux qui va renforcer celui de ses livres, il reprend
courage et esprance, sans connatre encore de srieux
profits matriels (3).

(1) La
guerre d'Italie commencera en mai 1859.
(2)Lettre Paul Bataillard, 25 mai 1859, ainsi que ce qui suit.
(3) Il continue de vendre ses toiles, mais des prix peu rmun-
rateurs. A la vente de la collection T..., en 1858, son Simoun n'atteint
que 595 francs (Gaz. des Beaux-Arts 1851, t. I', p. 53). Aussi,
malgr une commande de l'tat, est-il fort gn cet hiver-l.
Pouvez-vous veiller, crit-il Arago le 28 mars 1859, ce que l'or-
donnance de payement me soit envoye au plus vite? car vos man-
dats du ministre ont le tort de n'tre payables qu' quinzaine, ce
qui devient trs gnant en cas d'urgence.
Sur la sollicitation de
Fromentin (lettre du 7 mai 1859), Thophile Gautier consent
intervertir l'ordre des articles qu'il consacre au Salon, et le 28 mai
il publie, dans le Moniteur, un compte rendu fort logieux des
tableaux de l'artiste cette exposition le place au premier rang;
:

jamais il ne s'est montr plus personnel, plus exact, plus complet.


Tout en lui conservant le type gnral, il donne l'Orient l'intimit
de la physionomie. Il point avec feu, verve, couleur; il sait varier
sa touche. Il s'est fait enfin une manire lui, originale, spirituelle
et vive.
Paul Mantz, dans la Gazette des Beaux-Ans, n'est pas
moins encourageant: Fromentin a les plus heureux dons de la plume
et du pinceau. Il a toujours vis haut. Il cherche le dessin lgant, la
couleur juste et vive, l'harmonie des valeurs locales avec les grands
ensembles, et enfin le caractre, qualit indispensable un peintre
124 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Le Salon de 1859, que M. Gonse appelle le salon-roi
dans l'uvre de Fromentin, apporte l'artiste, dans un
concert de louanges, une premire mdaille et la croix
de la Lgion d'honneur. C'est ses yeux un rsultat
inespr (1). Il en avise le jour mme ses plus chers amis
et reoit aussitt leurs flicitations. Les peintres ne
sont pas les derniers les formuler (2).
A George Sand, l'artiste crit (15 juillet 1859) : Le
rsultat, qui dpasse de beaucoup mes esprances,
l'crivain autant
s'adresse, si je l'ai bien compris,
qu'au peintre, c'est pour l'unpour l'autre plutt un
et
encouragement qu'une rcompense. Du moins, je consi-
dre un peu comme un nouvel engagement pour moi
chaque rcompense ou chaque faveur de l'opinion.
Il mande qu'il est entr en relations avec Eugne
Delacroix, inconnu de lui jusque-l, qui se montre
parfait de bont et d'intrt son endroit. On sait quelle
estime et quelle amiti unissaient l'auteur d'Indiana au
rival d'Ingres.
George Sand rpond le 22 (3).
Elle avait la fin du printemps de cette mme

qui veut nous initier la srnit des paysages d'Afrique et des


races orientales.
Le sculpteur Prault crit, au retour du Saloo :
J'ai regard longtemps vos tableaux : c'est parfait. Vous avez la

vrit, la vie et le charme... Un il qui sache voir la nature, un


cur qui sache sentir la nature, un esprit qui ose suivre la nature,
voil votre photographie. (Lettre indite, 21 avril 1859.)
(1) A Bataillard. 15 juillet 1859.
(2) Pu vis de Chavanne .Paul Baudry au premier rang. Louis
Cabat voit avec satisfaction le succs de son lve. Il est heureux
que son mrite soit reconnu hautement, et il l'invite le venir voir
la campagne.
Gustave Moreau crit d'Italie Depuis que j'ai
:

quitt mon atelier, et que, vivant un peu au plein air, j'ai pu voir
le ciel et la nature, ce moment j'ai vu combien vos qualits de
peintre taient grandes. C'est du Fromentin, me suis-je cri bien
souvent! (Lettre indite, 30 juin 1859.)

(3) Lettre publie par M. Gonse, ouvrage cit.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 12o

anne fait enfin la connaissance de ce correspondant


auquel elle crivait depuis deux ans. Ils s'taient sans
doute rencontrs Paris elle avait trouv Fromen-
;

tin petit et dlicatement constitu (1). Sa figure,


ajoutait-elle, est saisissante d'expression, ses yeux
sont magnifiques. Sa conversation est comme sa pein-
ture et comme ses crits, brillante et forte, solide, colo-
re, pleine.

Dans sa lettreGeorge Sand dclare


du 22, :

J'ai eu trois grandes joies Paris cause de vous :

d'abord celle de vous voir et de trouver votre ^ous si


bien d'accord avec votre talent et tout ce qu'il rvle ;

et puis celle de voir votre peinture, dont votre modestie


m'avait presque fait peur, et qui est aussi belle que vos
livres, ce qui n'est pas peu dire ; enfin, celle de voir
comme Delacroix vous apprcie vous aime. Tout et
cela fait que je vous aime aussi, et que je suis heureuse
de vous voir prendre votre place dans l'opinion. Ce
n'est pas ncessaire pour tre artiste et pour tre heu-
reux, mais c'est bien utile, surtout aux mes timores
comme la vtre, et j'espre qu' prsent vous ne doutez
plus de vous, vous n'en avez pas le droit. Ne me dites
pas que vous ine devez quelque chose : je n'ai peut-
avancer d'un jour ou deux le succs que
tre servi qu'
vous ne pouviez pas manquer j'ai eu tant de joie ;

le faire, qu'il ne faut pas m'en remercier. Quant


mon influence du ct de la peinture, elle est absolu-
ment nulle, (^t je n'ai mme pas essay de vous recom-
mander rattention. Dieu merci, c'tait bi(>n inu-
tile, votre uvre tait l, plaidant toute seule et bien

haut. Ds le premier regard, j'ai t bien tranquille,


votre place tait faite.

(1) Lettre ;\ M. Jules Cl.^rctio, oilo par M. Louis Gi^nse, i>.


31.
126 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
C'est de la peinture vraie et sincre comme votre
style ; il y a la grandeur et la dlicatesse, ne se nuisant
pas, se servant, au contraire, l'une l'autre ; enfin le

savoir joint l'inspiration. Vous avez si bien dfini


tout ce qu'il faut pour tre vraiment un grand artiste
que ce serait une ingratitude de Celui qui dispense le

feu sacr, si vous ne l'aviez pas.

George S and.
CHAPITRE II

(1859-1870)

DOMINIQUE.
FRAGMENTS SUR L'ILB DE R. NOTES DE CRI-
TIQUE d'art.
COURT PASSAGE EN ALSACE. L'GYPTE.
VENISE.

Aprs vigoureux et soutenu des deux der-


l'effort

nires annes, Eugne Fromentin, dont la sant a t


gravement altre en 1859, a besoin de repos. Il a
conquis la clbrit il semble qu'il n'ait plus qu' se
;

maintenir sur le flot qui le porte. Mais l'Opinion est


femme, elle a de brusques et d'inconcevables caprices.
Du reste, littrature et peinture, Fromentin visait
toujours plus haut. Il lui fallait aussi, pour lui et pour
les siens, des ressources croissantes, l'indpendance
que donne seul un gain assez lev et quasi rgulier.
Aussi allons-nous voir, dans la priode qui s'ouvre
par le succs de 1859, le peintre produire jusqu' la
fin de sa vie avec une intensit surprenante, excessive
pour sa sant, parfois pour la valeur mme de son
uvre dont il brosse la hte de nombreuses rpliques.
A peine install Saint-Maurice, en septembre 1859,
il s'essaie, sur les instances de Buloz, qui lui ouvre toute

grande la Re^ue des Deux Mondes, composta' un roman :

c'est la premire bauche de Dominique (l) : Oui, j'ai

reu de M. Buloz. Que lui rpondre ? hlas ! pas une ligne,

(1) Lettre Armand du Mesnil, 23 septembre 1859.


128 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
et qui pis est, pas une ide ! Mon travail est absurde et,
j'en ai bien peur, je ne rapporterai rien qui vaille.

Et quelques jours plus tard (1). Je me suis mis


mon liwre depuis cinq ou six jours. J'ai commenc
d'crire une vingtaine de pages peu prs. Je vais
poursuivre tant que a ira, et je tcherai que ma veine
aille jusqu' la fin du mois. Ce serait un bon commen-

cement. Je ne puis t'en parler, je ne sais pas moi-


mme o j'irai de la sorte ; car je vais devant moi ;

mais si je russis, il y a, je crois, les lments d'un joli

livre. L'cueil, c'est de n'tre pas du Gessner, ni du


Berquin, ni du Ren, ni mille choses. Ce sera une intro-
duction un peu longue, suivie d'un rcit. Je t'expliquerai
cela et tu verras d'aprs le dbut.

L'anne 1860 ouvre une nouvelle lacune dans la cor-


respondance d'Eugne Fromentin (2). Il bauche cette

(1) Lettre Armand du


Mesnil, de Saint-Maurice, sans date.
(2) On doit y une lettre indite, non date,
placer, semble-t-il,
d'Alexandre Dumas fils, avec lequel Fromentin entretenait dj
de cordiales relations. Dumas crivait d'Alger. Il venait de relire
pour la troisime fois l'Anne dans le Sahel. C'est un chef-
d'uvre... Je vous le dis sincrement et du plus profond de mon
intelligence et de mon cur : vous avez fait l un chef-d'uvre de
proportion, de style, de got, de composition et d'me. Ce livre est
le pome de l'Afrique... il est imprissable. C'est doux, c'est bien-
faisant, c'est dramatique, c'est noble, c'est consolant, c'est une
sensation personnelle devenue solide, c'est un nuage jet dans un
moule par un procd connu du fondeur seul et devenu statue de
marbre, avec ses transparences d'avant et ses fermets d'aprs.
Vous tes un voyant, un vrai, sensible et habile en mme temps.
Vandell et Haoua donnent ce livre une vie ternelle. Cela me fait
comme rsultat, de Paul et Virginie. Si la comparaison vous
l'effet,
blesse, je la retire. Cependant elle est bien sincre, et je n'en trou-
verais pas de meilleure. Vous avez vu, comme Bernardin de Saint-
Pierre, une nature nouvelle, vous l'avez peinte, traduite, anime,
rsume enfin dans un type de femme. Tout est l. Avec une orga-
nisation aussi fine, aussi impressionnable que la vtre, vous tes
appel faire encore un ou deux livres du mme genre...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 129

anile-l, en collaboration avec Ludovic Halvy, une


pice orientale grand spectacle : Mea-Oudah. Elle
mettait en scne la vie arabe des grandes tentes. Le
premier tableau reprsentait, dans un douar, la tente
des femmes cardant la laine, pilant le poivre et sur-
veillant la confection du couscoussou. On causait du
mariage prochain de la belle Mea-Oudah avec le riche
Lakdar, et dj se pressentait la jalousie furieuse que
le jeune fille, amoureuse de El-Hamet bel Hadj, allait

ressentir pour El Jackout, sa rivale triomphante. Les


crmonies du mariage, le rapt, le divorce, les combats
et les ftes devaient alterner au cours du drame avec
les scnes de murs familiales et religieuses dans le
dcor impressionnant du dsert. Guerriers et pasteurs,
colporteurs et mendiants, marchands de parfums, de
verroteries et d'toffes, barbiers, espions, danseuses,
ngresses, enfants, vieillards la tte chenue draps
comme les patriarches de la Bible, tout l'Orient aurait
dfil dans son attrayante nouveaut sur un thtre
parisien, tel que le pinceau dos artistes, les rcits des
voyageurs et nos propres yeux nous l'ont depuis lors
rendu banal.
Malheureusement Mea-Oudah, peine bauche, fut
prcipite tout aussitt dans les oubliettes d'un
tiroir. Elle n'en est jamais sortie. Il et t piquant

de voir clore cette uvre franco-arabe sous la plume


de Dominique trempe dans l'encre de la respectable
Mme Cardinal !

Du reste, les relations d'amiti intellectuelle formes


en 1860 entre deux crivains devaient survivre
les
cette collaboration d'un jour et durer jusqu' la mort
de Fromentin.
Nous avons, on 1861, un tmoignage de l'inlassable
bonne volont avec laquelle Eugne Fromentin venait
130 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
en aide ses amis, ses compatriotes, des confrres
en peinture, des trangers mme dont le mrite ou
la situation lui paraissait digne d'intrt (1). C'est une
lettre extraite de la correspondance assidue que l'ar-
tiste entretint avec Alfred Arago, peintre lui-mme et
administrateur, qui son poste officiel permettait de
rendre des services de plus d'un genre (2).

A Alfred Arago.

22 janvier 1861.

Cher ami des amis communs m'ont tout rcem-


,

ment mis en rapport avec un artiste que je ne connais-


sais que de talent, comme vous le connaissez vous-
mme Fauvelet. Et, sans doute aussi, vous ignorez,
:

comme je l'ignorais avant d'avoir reu ses confidences,


que ce peintre lgant, distingu, trs artiste, un des
meilleurs, sinon le meilleur (soit dit entre nous) dans la
nombreuse ligne de Meissonier, par un inconcevable
et trs injuste caprice de l'opinion, en est rduit la
plus navrante dtresse...
peu de tableaux aujourd'hui qu'on ne lui impose
Il fait

V incroyable mais trs relle obligation de les faire retou-


cher, c'est--dire dfigurer, par un des polisseurs accr-
dits pour la peinture au cirage, comme on la pratique en
certains ateliers et comme on l'aime en un certain monde...

(1) Il recommanda souvent avec efficacit des peintres au ministre


des Beaux-Arts, des employs leurs chefs.
(2) Alfred Arago, n<^ en 18iH, lve de Paul D
larochp ft d'Ingres,
tait inspecteur q^ Beux-Arls di puis 1852. fut ensuite ch f de
Il

division au ministre dts B>iau-Arts jusqu' la chute dc^ l'Empire.


La lettre qui suit a t obligeamment communique par sa
famille.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 131

C'est un garoQ doux, qui souffre sans trop


fier,

se plaindre ; il n'accuse personne, il s'tonne seule-


ment que la destine lui soit si contraire... Il demande
une place de professeur de dessin n'importe o, et mon
beau-frre (1) s'occupera d'appuyer sa demande l'Ins-
truction publique.
i,t Quant vous, cher ami, ne pouvez-vous pas quelque
chose? N'y aurait-il pas moyen de lui faire commander
un tableau, ou acheter, ce qui serait mieux, le tableau
qu'il a chez lui?...

A vous, bien vous de cur.

<c Eugne Fromentin.

Un des plus chers amis de Fromentin et des plus


intimes durant la seconde moiti de sa vie fut M. Charles
Busson, le vnrable et distingu paysagiste (2).

L'auteur du Sahel souffrait de l'injuste oubli dans


lequel certains critiques tinrent parfois cet excellent
artistp.

A Thophile Gautier,

Mardi 28 mai 1861.

a Mon cher ami, un de mes bons amis, peintre,


M. Charles Busson, est dsol que, dans votre compte
rendu du Salon, vous ayez puis tous les B, sans

(1) Fromentin dsignait ainsi le plus souvent Armand du Mesni.


oncle de sa femme.
(2) M. Charles Busson. i\6 Montoire (Loir-et-Cher) en 1822,
lve de Rmond et de Franois, est mort en 1908. Il avait bien
voulu, ainsi que Mme Busson et Mme Sautai, ne Busson. nous
communiquer la correspondance change entre Fromentin et lui.
132 CORHKS POND ANGE ET FUAGMKxNTS INEDITS
parler de lui, ni mme le nommer. C'est vous dire qu'il
attachait le plus grand prix votre jugement et qu'un
mot de vous au succs de son
lui paraissait ncessaire

exposition. S'il vous tait possible, un moment donn,


de revenir un peu sur vos pas, pour lui accorder quel-
ques lignes, il en serait bien heureux, et je vous en
serais, moi, bien particulirement reconnaissant. Voyez
donc ses tableaux, si vous les avez oublis, et trs
certainement vous y trouverez les qualits d'un es-
prit bien dou, net, simple, sincre, et la marque d'un
temprament, chose assez rare dans un ensemble
d'uvres o la talent foisonne, mais o les caractres
disparaissent.
C'est la fois un acte de justice et d'obligeance, et
j'ose esprer que votre bonne amiti, si complaisante
pour moi, ne me les refusera pas.
Merci d'avance et bien vous...

Eugne Fromentin arrive au Salon de 1861 avec six


tableaux qui sont fort apprcis (1).
Dans le Moniteur universel, Thophile Gautier,
travers ce style prestigieux d'o les images s'envolent

(1) Cavaliers revenant d'une fantasia; Courriers du pays des Oued-


Nayls; Bergers sur les hauts plateaux de la Kabylie; Lit de l'Oued-
Mzi: Maisons turques Mustapha d'Alger; Ancienne mosque
Tbessa. La Gazette des Beaux-Arts, sous signature de Lon
la
Lagr inge, dclare : Il n'y a, j'en ai peur, au Salon de
1861, qu'un
seul peintre de l'Orient, M. Fromentin. Mme aprs ses ans, le
pome des Orientales n'est pas complet si on l'exclut. Il n'a vu en
Orient que l'espace et le cheval arabe. Par ses paysages, il se
rapproche de Decamps mais, peintre de mi rs, il ne ressemble
;

personne. Son excution fougueuse n'a rien de nglig; elle com-


porte, en ralit, une prcision vigoureuse des formes. Hector de
C lli s loue dans VArtiste (15 juin 1861) la couleur, la vrit, la
varit, l'intensit, l'art des contrastes qu'il faut admirer dans
l'Algrie de ce jeune matre Fromentin, conclut-il, est certaine^
:

ment un des bienfaits de la conqute d'Alger.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 13?.

chaque pas dans un vritable feu d'artifice, jette


pleines mains les loges (25 juin 1861) M. Eugne :

Fromentin a dcidment pris la tte de la caravane


orientale. Sa peinture a l'blouissement rapide de la
chose entrevue au galop, la spontanit du premier
coup d'il fixe sur la toile, le mouvement de la pho-
tographie instantane...

Fromentin remercie aussitt (1^^^ juillet) Depuis :

le jour o vous avez dcouvert le peintre d'abord et

puis l'crivain, dans l'obscurit de leurs dbuts, je ne


dois personne autant qu' vous. Et je ne manquerai
jamais une occasion de rcapituler toutes les obliga-
tions que j'ai contractes vis--vis de votre inpui-
sable amiti. ^)

Toujours ardent au travail artistique et littraire,


Eugne Fromentin, l't venu, court s'installer Fon-
tainebleau. Il y tudie les arbres et se remet Domi-
nique.

A Paul Balaillard.

Fontainebleau, 21 aot 1861, mercredi soir.

... J'avais l'espoir, en venant ici, de pousser trs


loin, peut-tre de terminer un livre. Mallieurtnise-
ment je suis loin de compte. Je n'ai eu que quelques
moments de bon travail contre une srie de dispositions
d'esprit dtestables. Au lieu de me trouver prt pour
l'poque o j'avais promis ce livre la Revue, me
voil donc encore une fois dans la plus entire incer-
titude. La question mme est de savoir si j'en vien-
drai jamais bout, tant je suis ennuy, embaiTass, et
dgot.
134 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS

A Monsieur Charles Busson (1).

Fontainebleau, 27 aot [1861], mardi.

Vous savpz quelle est mon opinion personnelle


sur ce que vous faites, l'espoir que dans vos ten- j'ai

dances que j'ai pour vous. Tous les dmentis


et l'ambition
du monde ne me feront pas varier d'un iota. Et, si
vous m'en croyez, vous n'en croirez que vous, vous
n'couterez que vous et vous placerez votre satisfaction
la plus solide dans la certitude d'avoir raison contre
beaucoup d'autres le reste viendra tt ou tard. Excu-
;

sez, cher ami, la forme un peu pdante de ces exhorta-,


tions, dont vous n'avez d'ailleurs aucun besoin. Ce que
je veux vous dire en deux mots, c'est que j'ai pour
vous autant d'estime que d'amiti, que votre talent
me semble form des lments les meilleurs et les plus
sains, et que si quelqu'un doit changer d'ides sur ce
point, c'est le public qui se convertira de lui-mme, et
non pas vous.
a J'ai un peu travaill, de la plume uniquement. J'es-

prais beaucoup plus et beaucoup mieux je n'aurai ;

pas men mon livre aussi loin que je l'aurais voulu ;

pourtant les choses sont avances, bien ou mal, et je


tcherai, moins d'accident, d'en tre dbarrass la
fin de l'automne. Aprs quoi, je reprendrai le harnais de

la peinture, le plus lourd porter que je connaisse.

Septembre et octobre se passent Saint-Maurice,


d'o Fromentin crit Bataillard (30 septembre) :

(1) M. Busson n'avait pas t, cette anne-l, gt par l'Admi-


nistration, ni par le jury .
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 135

Si j'avais en portefeuille un bon livre achev au lieu


d'une uvre rate, je serais trs content de mon sort.
Dominique, crit en deux ans et plusieurs fois remani,
n'est pas encore au point en janvier 1862. L'auteur
n'en est pas satisfait. Combien de fois n'a-t-il pas
dsespr de son uvre (1) ! Cependant, sur les instances
de ses amis et de Buloz, il se dcide en communiquer
Revue des Deux Mondes la premire partie.
la
Le vicomte de Mars, qui recevait les manuscrits,
crit l'auteur le 4 fvrier J'ai achev la lecture de
:

Dominique, et je m'tonne de vous trouver indcis sur


l'intrt de ce roman, du moins tel que je le connais
d'aprs ces premires pages. Il y a l beaucoup do charme
et je ne crains que les pages o il est fait allusion au
pote et l'crivain politique. Ne peut-on los abrger?
En tout cas, j'attends la suite, dfaut de la fm qui,
je l'espre maintenant, ne vous arrtera pas beaucoup...

Dominique parat enfin dans la Revue du 15 avril


au 15 mai 1862.
L'uvre semble longue, mme au vicomte de Mars,
qui demande encore une fois l'auteur de dgager ,

(1) Du
M'snil lui crit un jour (lettre non date) :A ce propos,
je t'en supplie de toute la force de mon attachement, tche donc
d'tre un peu plus le matre de tes sentiments. Tu n'as pas ide du
mal que tu m'as fait, non pas une fois, mais cent fois, ni du mal
que tu te fais, ce qui est bien autrement grave. Que, par un contre-
coup invitable, tu m'aies dcourag souvent, abattu et rellement
navr, il ne pouvait en 61rc dilTremment, mais ces dfaillances
outres, ces ngations, quelquefois, sans motif, ont sur toi-mme un
bien autre effet elles te brisent, elles te dimimicnt et te font perdre
;

la notion des choses, la notion mme de ta valeur. Les supprimer


est impossible, les attnuer, les rendre plus rares, les mieux justifier
est chose <i quoi tu peux prtendre par un peu de volont et en
t'observant... J'ai l'espoir qu'il nous reste encore assez de jours
de repos passer ensemble pour n'tre pas au dsespoir (c'est le mot)
quand je te surprends toujours et toujours t'abandonnant, te dser-
tant toi-mme.
136 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de supprimer , de concentrer . L'tendue de cette
dernire partie, crit-il le 6 mai, dpasse toutes mes
prvisions.La composition du numro prochain en est
rendue trs difficile.
Fromentin est mu de cette publication, car l'uvre
a jailli tout entire des profondeurs de son pass, aux
plus secrtes vibrations de sa sensibilit. Elle trans-
pose dans l'art littraire, en le modifiant profondment,
cet amour blanc de quinzime anne dont le par-
la
fum si pur avait embaum son adolescence (1). Et puis
tant d'crivains jalousent dj ce peintre qui a fait
nagure irruption avec clat dans leur domaine rserv !

Or voici qu'il menace d'explorer le pays d'un bout


l'autre : aprs la description, le roman! Ce scandale
ameute contre l'intrus intrts et ambitions.
Et pourtant, si le grand public demeure plutt indif-
frent, les meilleurs d'entre les critiques, les hommes de
lettres les mieux qualifis, applaudissent sans vergogne.
Flaubert, dont Fromentin avait beaucoup admir,
pour la vrit, la vigueur et l'art, la retentissante
Madame Bo^ary, gote en Dominique une uvre trs
diffrente des siennes (2).
George Sand ne tarit pas d'loges.
Depuis 1859, nous ne retrouvons entre elle et Fro-
mentin que deux billets sans date, dont l'un exprime
((l'enthousiasme absolu du peintre pour Tamaris,

(1) Il conserva toujours un faible pour ce livre exquis. Un jour,


songeant aux critiques dont son roman avait t l'objet lors de son
apparition, il dclara au peintre Jules Breton C'est pourtant :

ce que j'ai crit de mieux (Jules Breton, Nos peintres du sicle,


!

p. 145.)
Je viens de lire Dominique d'un seul coup. J'ai commenc
(2)
huit heures du soir et j'ai fini deux heures du matin. Je brle
de l'envie de vous voir pour en causer et pour vous fliciter.
(Lettre indite de Flaubert Fromentin, non date.
COKUI<:SPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 137

publi la fin de 1861. Avec Dominique, la corres-


pondance reprend.

George S and Fromentin {\).

18 avril 1862.

... Oui, c'est trs beau, admirablement dit,


c'est
et c'est d'un fond excellent, a s'engage un peu lente-
ment, mais c'est si bien peint et si bien pos Du mo- !

ment que Dominique raconte, on est tout lui. Le coup


de pistolet surprend un peu, mais nous saurons bien ce
qui l'amne. Ce quHl amne est trs bien amen ainsi.
Ce rcit ne ressemble rien et fait beaucoup chercher,
beaucoup penser, beaucoup attendre. Donc l'intrt, au
point de vue romanesque, y est tout aussi bien que si
d'habiles combinaisons d'vnements l'avaient engag.
Tout ce qui est peinture de lieux, de personnes, de situa-
tions et d'impressions est exquis. Tout ce qui est
analyse est trs fouill, trs profond, encore myst-
rieux beaucoup d'gards et bien mnag. Enfin, j'at-
tends la suite avec impatience. C'est bien long, quinze
jours !

a Je ne peux pas vous dire le bien que me fait cette

lecture. Je ne sais pas si l'on peut dh'c que la raison

est gnie ou si c'est le gnie qui est la raison mme.


Mais, gnies ou talents, ils me font tous pter la cervelle
avec leur pose, et je les trouve tous fous. Leur manire
de dire et de penser est de la manirey du premier au
dernier. Je ne sais pas analyser comme vous les causes

(1) L'original de cette lettre appartient la famille d'Alfred


Arago qui Fromentin l'avait envoy lui-mme. Nous en publions
le texte tel qu'il est reproduit par M. Gonso (ouvrage cit, p. 159).
138 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de cotte lassitude tonne qu'ils me causent. Je ne
sais pas comme vous me
o commence le sublime
dire
et o il finit. Je ne juge que par l'impression qui m'est
laisse, et comme votre Dominique, avec qui d'ailleurs je
me suis trouve en contact tonnant dans mes souvenirs
d'enfance, je sens beaucoup plus que je ne sais. Avec
vous, je vis et j'existe, et le got d'crire me revient ;
je

ne dirai pas que c'est un bain qui me repose, ce n'est


pas si que cela,
froid c'est une eau qui me porte
et o
je navigue en voyant bien clair ce qui fuit au rivage, en
allant avec confiance vers ce qui se dessinera demain
sur les rives nouvelles.
Car, en somme, Dominique n'est pas moi. Il est trs
original. Il s'coute vivre, il se juge, il veut se connatre,
il se craint, il s'interroge, et il a le bonheur triste, ou
grave ;
j'ai donc pour lui un respect instinctif et je me
sens trs enfant auprs d'un homme qui a tant rfl-

chi. Mais ce pilote qui s'est empar de ma pense


ne me cause aucune inquitude. Je suis sre qu'il va
au vrai et qu'il regarde mieux que moi la route que
nous suivons. Il vit dans une sphre plus leve, mieux
choisie, et, s'il fait de l'orage autour de nous, il n'y
perdra pas la tte. Tel je vois Dominique jusqu'
prsent.
Mais
il va aimer et probablement soufl'rir. L est

pour moi la grande curiosit. Il vaincra. Mais par quel


moyen? Grand problme, d'arriver la sagesse. J'ai

souvent essay en, moi de le rsoudre pour le peindre,


mais cela se rsout dans ma tte en enthousiasme et
dans mon cur en bonheur. C'est qu'il mo faut si peu
de chose pour me sentir trs heureuse quand le mal
des choses extrieures me un instant
laisse tranquille !

C'est peut-tre l'apprciation de ce bonheur pris et


got dans les choses les plus simples qui viendra ou
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 139

naturellement ou laborieusement Dominique. Nous


verrons bien. Mais il me tarde de savoir, et, en dehors
de l'excution du livre qui est et sera parfaite, cela est
dj assur, je vous dirai si la pense me persuade et
me contente absolument...
(( George Sand.

Eugne Fromentin George Sand (1).

19 avril 1862, samedi.

Madame..., vous m'effrayez beaucoup, par ce que


vous me dites et par ce que vous attendez. Je ne sais
pas moi-mme ce qu'il y a dans mon livre. Ce que vous
m'en direz sera certainement une dcouverte. Je ne
suis pas bien sr d'avoir voulu prouver quelque chose,
sinon que le repos est un des rares bonheurs possibles ;

et puis encore que tout irait mieux, les hommes et les


uvres, si chance de se bien connatre
l'on avait la
et l'esprit de se borner. Ce qu'il y a de plus clair pour
moi, c'est que j'ai voulu me plaire, m'mouvoir encore
avec des souvenirs, retrouver ma jeunesse mesure
que je m'en loigne, et exprimer sous forme de livre
une bonne partie d(^ moi, la meilleure, qui ne trouvera
jamais place dans des tableaux.
Le livre, en tant que livre, est un embryon, ji^ le sens

trs bien.
Sera-t-il intressant, malgr le peu de piquant des
aventures et cette ligne directe, sans dtour, qui nine
au dnouement comme un fil tendu? mouvant
Sera-t-il
dans la mesure o je m'en suis mu? ^^nl... Ne me

(1) Publie en partie par M. Gonse.


140 CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS
mnagez pas, ne me flattez pas sm^tout, je vous en supplie.
Je me crois trs capable de m'amliorer, et j'en ai
un grand dsir Il s'agit que ce petit essai, o vous
si !

me permettrez d'attacher votre nom, n'en soit pas trop


indigne je vous le dis en toute sincrit. A l'heure
;

qu'il est, cela vous regarde presque autant que moi, car
je n'y vois rien. Je le remanierai profondment s'il le
faut. Et s'il avait besoin d'une moralit plus claire ou
plus ferme, ou plus noble ou plus raisonnable, suivant
ce que vous en dciderez, j'agirai.
D'avance, je puis vous dire que l'introduction sera

modifie ce serait dj fait, si Buloz m'en avait donn


:

le temps. Je donnerai au Dominique retrait un rle

plus actif, plus large, plus efficace dans ses rapports


importants avec un trs petit monde. Il sera moins
personnel et plus utile. On verra moins son cabinet
d'ancien magicien et mieux ses actes. Il sera quelque
chose comme un gentilhomme anglais. Il aura le got
et la science de la terre. Aprs avoir, malheureuse-
ment pour l'crivain, mis autrefois trop de prose dans
ses vers, heureusement pour l'homme, il continuera
de mler un peu de posie cette bonne prose de la bien-
faisance et de l'agriculture.
En un mot, sauf aie vieillir, je le dterminerai davan-

tage et le viriliserai. Au reste, d'un bout l'autre, il


manquera des accents, des affirmations plus solides, de
plus gros points sur les i.

Je vous dirai tout cela plus tard, et ne vous ennuierai


plus de moi jusqu' la fin...

Ce que vous me dites est que j'en


si bon, si fortifiant,

suis comme bahi. Trs certainement j'irai Nohant,


si vous le voulez bien, et le plus tt possible, ds que

je serai libre et que vous pourrez me recevoir. Je n'ai


pas besoin de me laisser aller pour tre tout vous.
CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 14!

Je le dis mal, mais si vous me connaissez un peu, vous


pouvez voir combien cela est vrai. Et j'espre aussi que
Manceau ne se trompe pas sur mon sentiment pour lui.
Je vous suis attach de toutes les manires, madame,

et mon respect, ma gratitude, une admiration dont je


suis bien avare, mon profond attachement, tout cela
ne fait qu'un seul et mme sentiment qui mo remplit
quand je pense vous et me rend interdit quand vous
m'crivez, ou que j'ai le bonheur de vous voir.

Eugne Fromentin.

Quelques jours aprs, le 3 mai, Manceau crivait


de Nohant Fromentin Je viens de lire haute voix
:

Mme Sand votre deuxime numro de Dominique...


J'ai tenu ma public pendant deux heures bouche be,
ne remuant que pour lire quelques lignes pendant que
je reprenais haleine et pour dire deux cents fois,
je rCexagre pas du tout : c'est parfait ! admirable !

superbe ! splendide ! quel talent comme c'est heureux


! !

George Sand ajoutait de sa main Mon cher enfant,


:

c'est vraiment beau, et vous tes appel prendre un essor


de premier ordre.
Croyez ce que je vous dis, et n'en
soyez pas troubl, ne me rpondez pas et allez toujours, y.

Un peu plus tard, la rflexion, la romancire for-


mulait quelques critiques :

George Sand Eugne Fromentin.

Nohant, 24 mai 1862.

C'est un beau, beau livre, une de ces choses rares


qu'on savoure et qu'on relit en soi-mme aprs, et qu'on
i'rl CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
relira plusieui s fois avec des dcouvertes toujours. C'est
un chef-d'uvre,
tout prs d'tre
mais il y a une lacune.
Quelque chose manque, ou n'est pas assez clairement
dit. Quelques pages de plus entre le dernier adieu de
Madeleine et le mariage de Dominique, et le chef-

d'uvre y est. Ou bien, peut-tre, quelques pages du


commencement reportes la fin. Je n'aime pas beau-
coup le suicide d'Olivier, l o il est plac, je ne sais pas
encore pourquoi il m'a choque, j'attendais une expli-
cation que je n'ai pas trouve suffisante. Peut-tre
ai-je mal lu, je recommencerai. Ceci d'ailleurs n'est
qu'une apprciation d'instinct et toute personnelle
dont il ne faut pas tenir grand compte, car ceux qui
font des romans sont parfois de trs mauvais juges du
dtail. La critique amie et pleine de sollicitude laquelle
vous donnerez attention parce que je la crois juste, est
celle que je vous ai dite il manque quelque chose entre
:

le dsespoir et le bonheur retrouv, et ce quelque chose

est justement ce que vous saurez le mieux dire, ce que


vous avez peut-tre nglig de dire, croyant que c'tait
trop vrai et sous-entendu. Or les chefs-d'uvre doivent
tre compris de tout le monde. Vite, l'ouvrage et en avant
le chef-d'uvre Et si mon observation n'est pas assez
!

claire, dites-le-moi, ou venez me voir. Donnez-nous les


quelques jours promis, non pas cette semaine o nous en-
trons, mais la semaine d'aprs, c'est--dire dans les pre-
miers jours de juin. Il fait beau, la campagne verte n'est
qu'un pr d'un bout l'autre. La maison est tranquille, on
se repose dans un bonheur qui n'a pas encore de nuages.
Nous causerons fond des heures entires, et si j'ai tort,
ce qui est possible, vous aurez au moins acquis dans la
discussion une complte certitude pour votre uvre.
Avec le dfaut que j'y crois voir, elle est encore admi-
rable, et je n'ai pas de mots pour vous dire les qualits
COR R ES POND ANC 11! ET FRAGMENTS INDITS 143

exquises et la plnitude de talent extraordinaire que j'y


vois.
A vous.
G. Sand.

Eugne Fromentin George Sand (1).

25 mai 1862.

... Je ne puis vous dire qu'une chose, madame eu


bien amie, c'est que continuellement je vous remercie
au fond de ma pense du bien que me fait chacune de
vos lettres ; et si je vous dis tout bonnement merci,
croyez que ce petit mot sec et court contient mille et
Quoi que nous fassions, jamais
mille actions de grces.
la chose dont vous vous occupez avec tant de bont
ne mritera le nom que vous lui attribuez. Vous tes
contente : et cela suffit me rendre trs fier ot trs
tranquille, l'opinion des autres ne prvaudra plus contre
la scurit que vous me donnez. Maintenant je suis
tout oreilles et tout obissance, et je vous couterai. Ce
que vous me proposerez, je le ferai et je n'aurai pas ;

de peine suivre en cela votre opinion qui est la bonne.


Moi, je n'ai aucune ide de la tenue, do la logiqui? et
des vraies conditions d'quilibre d'un livre construit.
L'instinct; hors de l pas l'ombre de raison.
Jugoz-cn : le coup de pistolet, c'est un hasard de
plume qui l'a fait arriver l. Une fois pos, j'en ai tir le
mouvement de Dominique s'pancher, et je me suis
persuad qu'il tait bien l, puisqu'il servait dterminer
les confidences. J'ai tch plus tard de l'expliquer tant
bi(Mi que mal, et c'est mal puisque l'explication vous

(1) Publie en partie par M. Gonse.


144 GORRESl'ONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
parat incomplte. Quant la brusquerie del fin, mme
absence de prmditation.
J'tais essouffl de cur aprs avoir crit les adieux ;

sance tenante, j'ai saut au dernier chapitre unique-


ment pour me remettre moi-mme, et comme par un
besoin tout personnel de me reposer de longues annes
d'intervalle dans des conclusions de vie plus sereine.
Vous voyez que de pareils procds ne sauraient se
dfendre et que des tourderies de cette nature ne psent
pas lourd dans la main de la critique amie qui veut bien
traiter mon Dominique comme un livre ayant ses pour-
quoi.
Donc, a priori, je vous abandonne tout et puisque
;

vous me faites cette joie de me l'offrir, nous causerons.


J'crirai Manceau la fin de la semaine je lui deman- ;

derai votre jour, et, au jour indiqu, je me prcipite


Nohant ce qui ne sera pas une petite fte, ni un petit
:

honneur. Ainsi j'amliorerai dans la mesure o vous


le direz et puis... je tcherai de faire mieux une autre
;

fois ; car, malgr vous, je le vois bien, vous serez toujours


trop indulgente...

A Monsieur Gaston Romieux.

Vendredi soir 30 mai 1862.

Vous m'avez fait un bien grand plaisir, cher ami.


Mme en faisant la part de l'amiti dans ce que vous
me dites, il est vident que vous tes content et vous ;

ne sauriez imaginer combien Quand


j'en suis heureux.
mon livre a t fini, livr, en voie de publication, il y a

deux ou trois amis qui j'ai beaucoup pens ; vous tes


de ce tout petjt nombre d'esprits sensibles, aimants,
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 145

aims, dont me disais qu'en penseront-ils? Quelques


je :

sympathies comme les vtres, chaudement exprimes,


la certitude que mon livre s'adressera tout juste aux
lecteurs de mon choix pour qui je l'ai vraiment crit,
qu'il est mouvant puisqu'il meut, et qu'il n'est pas
dnu d'intrt, malgr ses lenteurs : voil le seul et
vrai succs dont je jouis pleinement. Le reste, je ne
m'en proccupe gure, et le succs gnral, on ne le sait

jamais. Et vos irises plus lointaines m'ont touch, mais


m'ont fait rire (1).

Du Mesnil avait raison, cher ami : l'poque o je

vous en parlais et o vous me voyiez bien dcourag,


mon livre tait dtestable, et bien plus encore qu'il
n'avait eu le courage de me le faire entendre. Aprs en
avoir dsespr, je me que tout travail manqu
suis dit
peut se refaire, j'ai pris mon cur deux mains, et j'ai
rcrit d'entrain, en deux mois, sans m' arrter, depuis
la premire ligne jusqu' la dernire, un volume qui ne
ressemble pas plus au premier que la nuit ne r(^sscmble
au jour. Vous aviez donc raison tous doux, lui de
m'avertir, vous do m'oncouragor. J'aurais fait une
gale btise, ou do cder la tentation do lo publier tel

quel, ou d'y renoncer. Il y avait un livre faire avec


la donne choisie, mais il fallait lo refaire, et j(> m'ap-
plaudis maintenant d'avoir attendu et d'avoir persvr.
Quant vos observations, sachez que j'y attache un

prix vritable. Excs cVanahise ci et l de F affterie :

c'est bon, j'y aurai l'il quand il s'agira de publier lo


livre, mais cette lgre indication no sufil pas pour
m'clairer. Je suis encore trop prs du travail pour on
avoir la conscience nette (^t li^ juger d'un il assez clair-
voyant. Savoz-vous, cher ami, \o service que vous

(1) Probablement l'Acadmie franaise. Fromentin s'y prsen-


tera en 1876.

10
146 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
devriez bien me rendre,vous imposer cette
si j'osais
corve? Souvenez-vous des points incrimins, que vous
avez certainement nots au passage tchez de les ;

retrouver, pointez les chapitres, les pages, les lignes,


et indiquez-les-moi. J'examinerai, et soyez sr que
vos svrits me profiteront. J'ai si grande envie
de faire bien ! J'enregistre ainsi certaines observations
soit de fond, soit de forme, et le moment venu, je
les pour amliorer. Le volume ne paratra
utiliserai
qu' l'automne, et d'ici l, j'espre, nous nous verrons.
Il m'importait beaucoup de ne pas faire un four. Un

roman aprs deux livres de voyage, un livre d'homme,


aprs des essais littraires qu'on pouvait tolrer d'un
peintre, c'tait une grosse entreprise et pleine de danger.
Le danger est par. La russite est-elle assure? Vous
le dites. Et je suis oblig de m'en rapporter aux bruits

recueillis par mes amis.


Merci encore, votre lettre m'a fait battre le cur d'un

petit mouvement de vanit permis et de joie trs lgi-


time. Imaginez-vous que depuis cinq ou six jours je n'ai
pas eu une minute de libert le soir, pour vous en remer-
cier. Ce soir encore, il est tard, je suis las, je pense et

j'cris tout de travers mais je n'ai pas voulu me cou-


;

cher avant de vous avoir crit et, stupide ou non, ce petit


;

mot vous arrivera sans dlai. Piochons, il n'y a que cela


de positif, et soyons svres l'un et l'autre, l'un pour
l'autre. Plus je lis, plus je m'efforce, plus je suis con-
vaincu que le trs bien est le fruit d'un excessif travail.
Adieu, cher ami. Je vous embrasse et suis vous de

tout cur.
Eugne.

P. -S. ci'ivez-moi, n'est-ce pas? Et rendez-moi le

service de me faire la note des passages chtier.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 147

Eugne Fromentin, sur l'invitation pressante de


George Sand, part le 12 juin pour Nohant. Il arrive le
13. Rception excellente, un seul tranger (1). Le peintre
charm d'assister la leon de gographie donne par
est
Mme Sand ses enfants Bile maison, jolie vie,
:

simple, unie, cordiale, indpendante pour chacun, d'un


ton de bonne compagnie, qui ne ressemble gure ce
qu'on peut imaginer dans un certain monde. B ef, je

suis trsheureux d'tre venu voir de prs dans sa vio de


travail et de famille un grand esprit et un excellen-
tissime cur... Nous avons caus de Dominique. J'ai
not toutes ses observations, trs lgres et trs
justes, j'y ferai droit. Il s'agit de quelques allongements
et de quelques explications, le tout trs facile faire.

Pas une coupure, mme dans les parties descriptives,


du moins c'est son avis, et je m'y tiendrai.

A Madame Eugne Fromentin,

Nohant (17 juin 1862).


Nuit de dimanche lundi, une heure et demie.

Chre amie, il est une heure du matin bien passe.


Nous revenons de la Chtre o il y avait spectacle.
Je te raconterai cela. C'est drle et intressant comme
tout ce qui se rattache aux habitudes de la maison,
o certaines choses bizarres ne sont au fond que de
bonnes actions... Mme Sand devait me lire aujour-
d'hui son roman (2). Elle tait lasse, un peu souffrante,
et la lecture est remise demain soir lundi. Ce sera le
bouquet de mon sjour. Je quitterai Nohant mardi

(1) Lettre de Fromentin sa femme, 13 juin 1862.


(2) Probablement les Beaux Messieurs de Rois-Dor.
148 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
deux heures et demie... Je suis enchant de mon
sjour. Je te dirai mieux cela de vive voix. Ils sont
tous bien excellents. Et j'emporterai certainement des
regrets. Je dsire aussi en laisser ici.

Mais
heureux de retrouver
je serai mon chez moi.
Vous me manquez un peu, vous deux...

Voici les notes prises par Eugne Fromentin au sujet


de Dominique sous la dicte, pour ainsi dire, de George
Sand (1) :

Premire partie.
Pas de coupure dans l'intro-
duction. Allonger la fin de manire faire qui-
libre (2).
Page 799. Lettre d'Olivier. Dominique la lit,

devient ple et sort. Olivier est malade. Dominique


se fait seller un cheval et part. Quelques jours d'absence.
Il Olivier
revient. bless (chute de cheval) gra-
s'est

vement, sinon dangereusement. va mieux. quitte


Il Il

lepays. L'auteur demande une explication. Domi-


nique montre la lettre
lui Il est arriv l par de
:

grands ennuis. Pour vous expliquer Olivier, il faut vous


raconter sa vie, et je ne puis vous parler de lui sans
vous parler de moi. Confidences (3).
Page 184.
Expliquer qu'Olivier ne donne pas sa
matresse Dominique, mais qu'il le lance dans un monde

Ces notes ont t publies dans la Revue de Paris du 15 sep-


(1)
tembre 1909.
La pagination est c\\e dieXdi Revue des Deux Mondes
de 1862, le roman n'ayant pas encore paru en volume au moment
o jes notes ont t prises. La page 799 correspond la page 44 du
volume 5 dition, les pages 184 et 185 aux pages 175 et 177, la
page 193 la page 192 du volume, les pages 429 et 432 aux pages 288
et 293, la page 439 la page 304, la page 440, chapitre xvm, la
page 308. Le volume ne comporte pas de chapitre xix.
(2) Fromentin n'a pas tenu compte de ce conseil.
(3) Ce passage a t modifi peu prs comme George Sand
le

demandait.
CORHKSPONDANCK KT FRAGMENTS INEDITS 149

O lui-mme il a pu faire son choix, ou faire tout


simplement qu'il y ait trois personnes dans la voiture,
Olivier et deux femmes (1).
(( Page 185.
Il ne sera pas difficile, ma tante y ve-

nant avec eux, de la dterminer, etc. Introduire


la tante aux Trembles par convenance et trouver le
moyen de la nommer pendant le sjour (2).
Page 193.
Tcherons (erreur), toucheurs de bufs.
Trouver le nom local.
Tcheron veut dire homme :

la tche , et, proprement, entrepreneur de trai^aux


ruraux, homme qui se charge d'une tche (3).
Page 429.
Indiquer par un ou deux mots,
et l, les rapports affectueux do M. d'Orsel et de Domi-
nique et faire comprendre plus clairement que M. d'Or-
sel a devin la double passion de sa fille et de Domi-
nique (4).

Page 432. Course cheval. Se trouve dans


Mauprat, avec la mme signification : coquetteries
d'Edme au galop pour attirer et exciter
qui fuit
Mauprat.
Laisser la course, mais indiquer nettement
l'analogie, en nommant le livre, et mme en rappro-
chant par un mot la situation presque identique des
personnages, avec des caractres tout diffrents (5).

Page 432. Ne pas laisser croire ici que Made-

(1) Le conseil a t suivi. Dans la premire version, la voiture


ne contenait d'abord que deux personnes Olivier et une jeune
:

femme. Olivier poussait Dominique sa place et s'asseyait en face


de lui il avait l'air do lui donner sa matresse. Dans le volume, la
:

voiture contient deux jeunes femmes Olivier fait asseoir Domi-


;

nique ct de lui, en face d'elles,


(2) Ce passage n'a pas t modifi.
(3) Fromentin a remplac tcherons par valets do labour ,
qui est le mot propre.
(4) Ce passasse n'a pas t modifi.
(5) Fromentin a intercal dans le texte Comme Bernard
: de
Mauprat attach aux pas d'Edme.
150 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
leine s'est donne. On pourrait l'imaginer, d'aprs le

paragraphe troisime de la page (1).


Page 439.
Course dans le bois avec Augustin.
Introduire le retour que je voulais mettre :

Tout coup je rebroussai chemin. O donc allez-


vous ? me dit Augustin. L'interrogation d'Augustin me
rappela moi-mme. O je vais? w lui dis-je avec ga-
rement, et je compris que machinalement je retournais
sur mes pas pour courir Nivres. Eut-il, ou non, le
soupon du combat qui se livrait en moi? Mais il
s'arrta lui-mme et m'examina avec piti pendant que
je demeurais stupidement et comme indcis plant au
milieu du sentier. Je courus lui, je lui pris le bras.
Savez-vous bien que je l'ai pargne? lui dis-je avec

fureur. Elle tait moi, et je l'ai pargne (2) !

Page 440.
Chapitre xviii.
Ici introduire un chapitre long ou court, n'importe,
ainsi conu :

Mon dsespoir fut sans bornes. J'tais seul et je pus


m'y danger pour personne et sans remords
livrer sans
pour une conscience qui ne demandait plus de tout un
pass ruin, boulevers, perdu, que l'inviolable posses-
sion de ses regrets et l'assouvissement de sa douleur.
Il m' arriva souvent de me rvolter contre moi-mme

et de m'crier, comme si je parlais encore quelqu'un


qui pt me plaindre, me contredire, ou seulement
m'couter Augustin, savez-vous bien que je l'ai
:

pargne? L'ide que Madeleine tait moi, que je


l'avais possde, pour ainsi dire, m'enivrait de regrets ;

et la pense du peu de mrite que j'avais eu respecter

(1) Ce passage n'a pas t modifi il semble assez clair que


:

Madeleine ne s'est pas donne.


(2) Le morceau indiqu n'a pas t ajout il et allong inuti-
:

lement.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 151

sa dernire dfense, la certitude trop vidente que je


n'aurais gure t plus coupable en tant plus heureux,
l'oubli du danger de mort, l'effroi plus vague d'une
horrible fuite, beaucoup d'ombres amasses dj sur
la pitoyable agonie qui nous avait sauvs l'un et l'autre,
un chagrin persistant, des dsirs horribles, la solitude
et le noir hiver,pour accrotre encore ce dsordre total
d'esprit, de cur et de sens, tout cela me plongea dans
le plus dplorable tat o je me sois encore trouv.
Je me surpris riant de moi-mme et traitant de niaiserie
le seul acte de rsistance qui m'et cependant prserv
d'un dsespoir sans remde. J'accusais Madeleine et
j'allai jusqu' voir des supercheries dans le jeu tragique
qui m'avait dsarm. Les sophismes ne manquaient
pas pour m'encourager nous calomnier tous deux.
Qui sait si l'abandon n'tait pas pire que la faute? si

je ne la laissais pas plus digne, mais plus dsespre?


si les violences n'auraient pas touff ses remords? si

je n'avais pas strictement rempli tous mes devoirs


d'honnte homme en attendant des annes le libre
abandon de ce cur si douloureusement, si patiemment
acquis? Ne pas se l'approprier quand il s'offrait, le

laisser chapper quand il se donnait, respecter Made-


leine quand peut-tre elle et voulu dos brutalits pour
l'absoudre, tait-ce le fait d'un scrupule bien mritoire ou
un acte de pure imbcillit ? Je devenais furieux au soupon
perfide que je m'tais tromp de conduite et que j'avais
agi comme un sot en n'agissant pas comme un matre :

Ce n'tait pas le moment d'tre sage, m'criai-je ;

c'tait plus tt qu'il fallait l'tre, ou jamais. Lche


cur qui pense au mal quand il est fait, qui dserte le
danger qu'il a fait natre (1) !

(1) Ce nouveau chapitre, long ou court , n'a pas t crit. Ces


152 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Conserver le mariage. Portrait de Mme de Bray :

qu'elle soit tout le contraire de Madeleine. Qu'elle


reprsente l'amour durable, comme Madeleine a repr-
sent la Moins sduisante, moins brillante,
passion.
aussi charmante. Bonheur pour la vie. L'introduire
au milieu du rcit sous le nom de Mlle ***, mme
monde que Mme de Nivres. La montrer une fois. La
faire intervenir, si c'est possible. Quand, la grande
douleur passe, Dominique se hasarde revenir Paris,
il la retrouve. Elle lui plat, elle le tranquillise. Elle
n'est plus trs jeune. Il veut lui tout apprendre et laver
tout le pass par une confiance absolue. Trouver, au
besoin, une jolie scne aprs quoi le mariage est sous-
;

entendu (1).
Ici seulement Chapitre xix (2).

Commencement de mme, modifier seulement la fin :

1 Il ne faut pas laisser le moindre doute sur la par-

faite gurison de cur et d'esprit de Dominique, et, pour


le moment, le lecteur peut en douter ;
2 Ne pas le

confiner toujours dans la vie de gentilhomme cam-


pagnard. Laisser supposer que, tranquillis de cur, il

l'est d'esprit et qu'il recommencera produire. Un


homme capable de sentir ainsi et de raconter de la sorte
n'est pas mdiocre. L est la vritable contradiction
du livre. Augustin pourrait le lui dire, ou l'auteur :

rflexions, tous ces retours sur le pass, auraient paru plutt longs.
Ne valait-il pas mieux laisser au lecteur le soin d'interprter la
situation et ie silence de l'auteur?
(1) Le portrait de Mme de Bray, Fromentin l'a jug superflu :
l encore, il a prfr ne pas appuyer, mais laisser deviner. Il n'a
pas voulu, non plus, introduire la future Mme de Bray dans le rcit
sous son nom de jeune fille d'abord par pudeur, sans doute, afin
:

de ne pas rappeler trop son propre mariage ensuite, c'et t ;

encombrer inutilement en outre, une symtrie


le rcit et tablir,
conventionnelle avec le groupe d'Olivier et de Julie.
(2) Chapitre xvin du volume.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 453

Eh bien, mon cher Dominique, vous voil heureux


et rconcili avec votre talent comme avec la vie !

Trouver un mot qui rsume et soit le dernier du


livre (1).
Quant Olivier, pousser ses coquetteries plus loin.

Cet amour obstin de Julie ne le touche en rien, mais


l'irrite et le provoque. Soit Paris, soit Nivres, il

pourrait se rapprocher d'elle et avoir l'air de cder.


Julie se mfie d'abord, et puis s'enflamme. Olivier se
retirant, dsespoir de Julie, moiti rage et moiti amour.
Nulle tendresse, une ardeur passionne, quasi haineuse.
La sduira-t-il (2).

Le 17 pour revenir Paris, Fromentin


juin, en route
crit de Ghteaurouxune lettre attendrie George Sand.
Ce sjour Nohant l'a rendu bien heureux. Il se sent
presque un familier du foyer, il s'est attach tous ceux
qui y vivent, il aime la matresse de la maison aussi
ingnument que si elle n'tait pas l'admiration de son
esprit Je n'tais gure dans mon assiette en me spa-
:

rant de vous. Quoique le pre ou le mari rentre chez lui,


il n'est pas possible que l'ami qui vous a quitte tout

l'heure soit bien gai... Permettez-moi, chre madame,

(1) Fromentin ne parat pas avoir tenu compte de ces critiques.


Cependant la gurison de Dominique n'est pas douteuse. Il demeure
gentilhomme campagnard. Est-il nu'^diocre? Nous ne le pensons
pas, quoique l'auteur ait tenu laisser ce qualificatif dans la bouche
de son hros, et cela pour des raisons qu'il n'y a pas indiquer ici.
Dominique ne pouvait pas se rconcilier avec son talent sans que
le sens du livre diffrt de ce qu'il est.

(2) Les personnages d'Olivier et de Julie sont demeurs ce qu'ils


taient primitivement. George Sand romantisait leurs carai'tres
et leur aventure plus que Fromentin ne le voulait faire. Olivier,
sducteur, ft devenu odieux. Du reste, en insistant sur l'histoire
de ces deux creurs, on lui donnait trop d'accent elle passait de la
:

pnombre du second plan la pleine lumire du premier, au dtri-


ment de la perspective gnrale du roman.
do4 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de vous embrasser encore comme tout l'heure,
aussi respectueusement, aussi tendrement que je vous
aime...

George Sand rpond aussitt. Elle est trs touche


de la pense qu'a eue Fromentin de lui crire de Ch-
teauroux (1) Nous sommes rests tout tristes de votre
:

dpart et voil que vous nous manquez comme si nous


avions pass dix ans ensemble. Il y a des amitis que
le cur n'a pas choisies, mais que les circonstances et
les habitudes consacrent : ce ne sont pas toujours les
meilleures imposent souvent plus de devoirs
et elles
qu'elles n'apportent de jouissances. Il y en a d'autres
qui viennent tard dans la vie et qui prennent tout de
suite la place qu'elles doivent prendre, parce qu'ellles
sont toutes de choix et de convenances rciproques.
Il faut donc les pousser vite leur tat normal pour
rparer temps perdu, comme disait Montaigne en
le

parlant de La Botie...
La bonne dame de Nohant
concluait qu'il fallait revenir la voir et amener aussi
Mme Fromentin (2).
Vous ferez une bonne action, ce jour-l, en mlant

un peu le courant encore plein et actif de votre vie au


courant plus ralenti de la mienne et en mettant chez
nous l'empreinte ineffaable d'une belle, bonne et forte
individualit...
Pensez-y srieusement, dites-vous qu'il y a dans un
coin peu loign quelques tres associs par une affec-
tion complte les uns aux autres et qui tous vous appr-

(1) Lettre Fromentin, 18 juin 1862.


(2) Mme
Fromentin tait trs fire du tmoignage que George
Sand rendait son mari et professait pour elle une vive admiration,
mais elle s'effarouchait un peu de la libert d'allures qu'elle sup-
posait aux familiers de Nohant. Elle resta donc sur la rserve.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 155

cient, vous aiment, et vous comprennent. Cela ne se


trouve pas partout...

Fromentin, deux jours aprs (1), dclare qu'ils ont


t, Mme Fromentin et lui, remus jusqu'au fond du
cur et enthousiasms de la nouvelle invitation qui
leur est adresse : ... Nohant est maintenant un petit
monde unique, indivisible, qui me tient au cur par
toutes sortes de liens de respect, de reconnaissance,
d'attachement et de sympathie...

A Paris, le peintre s'tait charg d'une commission


pour Hetzel au sujet de Fla>ie, dite en 1860. Il a vu
Perrin, directeur de l'Opra-Gomique, dont le rve
est depuis longtemps d'avoir la Mare au Diable. Il y
voit, dclare P'romentin, un magnifique opra-comique,
des types scniques, des situations dramatiques et musi-
cales, un cadre riche et charmant, ce sont ses paroles. Il
lira la Drac (2), qu'il n'a pas lu. Il aimerait beaucoup

Maurice avec vous et, quant la musique, il n'a pas


;

l'air embai'rass pour trouver l'auteur. Il a nomm

Mass. Ce nom vous sourirait-il autant qu'il parat le


rassurer?...

Le mme jour, Eugne Fromentin parle Maurice


Sand des souvenirs que lui laisse perptuit son
sjour Nohant: J'ai cru faire, en allant vous voir,
un plerinage en un lieu infiniment vnr ; et j'en rap-
porte, je crois, des amitis auxquelles je n'osais pr-
tendre. ))

A une rponse amicale du 30 juin et l'envoi par


Maurice d'un de ses ouvrages. Masques et Bouf/ons,
Fromentin, rpliquant, ajoute : Je pioche assc^z lugubre-
ment depuis que je vous ai quilles. Je voudrais avancer

(1) Lettre du 20 juin, publie en partie par M. Gonse.


(2) La pice ne fut donne qu'en 1864, sans grand succs
156 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
mon exposition avant de m' accorder un cong. Il n'est
plus question de littrature. Il y a en moi, comme en
vous, deux hommes que j'ai bien de la peine mettre
d'accord. Et le barbouilleur n'est pas le plus heureux,
ni le moins morose.

Parmi les critiques qui firent bon accueil Domi-


nique, Edmond Schrer crivait dans le Temps du
17 juin un article qui, remani, complt, sera repro-
duit plus tard dans ses Etudes sur la Littrature con-
temporaine (1).

Dans ces pages fines et justes, vibrantes d'motion,


Schrer explique pourquoi le roman de From.entin n'a
pas un succs bruyant et mme ennuie le gros public.
Cette vieille histoire des jeunes amours est destine
aux gens de got. L'originalit en rside surtout dans le
contraste entre l'observation prcise et le contour vague,
la subtilit et l'ardeur, la rverie et l'loquence. C'est
une uvre exquise, distingue, sans note fausse, une
uvre comparable la Princesse de Clves. Et puis a-
t-on jamais mieux indiqu les harmonies secrtes de
la nature et de l'humanit? Derrire les personnages, on
entrevoit l'homme, tout l'homme avec ses aspirations
vers l'infini. Ce livre est destin veiller des chos
dans les profondeurs de l'me humaine, rencontrer
des amis secrets partout o il y a des curs blesss et
des esprits dlicats.

L'article de Schrer devait poser entre deux esprits


si bien faits pour se comprendre le premier jalon d'une
amiti intellectuelle qui dura jusqu' la mort d'Eugne
Fromentin.

(1) T. II, p. 16 et t. V, p. 25. On sait que S-hror (1815-1889)


tait peut-tre alors, avec Sainte-Beuve, le critique dont les juge-
ments avaient le plus de porte dans le monde littraire.
CORRESPONDANCl!] KT FRAGMENTS INDITS 157

A Edmond Schrer,

Paris, 20 juin 1862, vendredi soir.

Monsieur, je suis trs sincrement touch de


l'article que vous avez bien voulu publier dans le

Temps du 17 sur mon roman de Dominique, mme


avant que ce petit essai, trs peu bruyant, comme
vous le dites, ait reu la forme dfinitive d'un volume.
On me communique l'instant le numro du jour-
nal, au moment o j'arrive de la campagne. C'est
un succs qui me surprend et qui me cause un plai-
sir plus rare, plus dlicat que la satisfaction vani-
teuse d'un crivain qui s'entend louer. Voil pourquoi
je dis touch et non pas flatt. Il y a dans votre juge-
ment, monsieur, si flatteur et si bienveillant qu'il soit,
quelque chose de plus que des loges et c'est cette ;

nuance inattendue et si peu commune qui me pro-


duit l'eflet d'une rencontre heureuse. Il y a comme
une sincrit dans l'estime, comme une motion par-
tage, comme une intelligence infaillible de ce que
j'ai voulu, rendre, montrer ou cacher, exprimer ou
sous-entendre. J'y vois, en un mot, des analogies de
sensations et, pour ainsi dire, une amiti d'esprit cent
fois prfrables des applaudissi^ments et qui me pa-
raissent 1(> plus (^stiinabl(> ol le plus prcieux des unis-
.sous.

Vous voulez que


bien, eu parlant de l'accueil plus
que discret, je crois, fait ce livre, le dfinir i^t m'en
consoler peut-tre pai' des comparaisons charmantes;
j'ajouterai, si vous le voulez bien, que je n'attendais
pas, en le soumettant la crili(iue, d'accueil qui rpon-
158 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
dt plus prcisment aux desseins du livre et la seule
vive ambition de l'auteur.
Merci, monsieur, je vous suis vraiment reconnai-
sant...
Eugne Fromentin.

La certitude, maintenant acquise, que, malgr l'in-


diffrence du gros des lecteurs, Dominique tait une
uvre vivante et viable, et aisment incit l'auteur
continuer dans la voie littraire. Il projetait d'crire,
sous forme de lettres George Sand, une tude sur le

paysage dans le roman. Buloz, heureux de sa collabo-


ration pour la Revue, le lui rappelait durant l't
1862 (1), et, prophtisant les Matres d'autrefois, il ajou-
tait : Je vous ai entendu un jour aussi dvelopper de
bonnes ides sur la peinture et l'art. Pourquoi ne les
cririez-vous pas? Vous obtiendrez l, certainement, un
vrai succs. La dmangeaison d'changer le pinceau
contre la plume a toujours tent Eugne Fromentin,
et plus ce moment qu' tout autre. Mais il aimait
la peinture, il avait quelque chose exprimer par elle ;

par elle seulement il pouvait assurer sa vie matrielle


et demeurer indpendant.
En 1862, nous le voyons donc, malgr son travail
littraire, exposer au cercle de l'Union artistique son

Bivouac arabe au lever du jour, dans lequel la critique


se plat saluer une uvre dlicate, exquise, dans la
nouvelle manire du matre (2) et il envoie l'expo-
;

sition de Londres quelques tableaux remarqus (3).


L't s'coule Paris.

(1) Lettre Indite de Buloz Fromentin, l^"" aot 1862.


(2) Gazette des Beaux-Arts, 1862, t. XIII, p. 95 et 368.
(3) Durant l'automne, qu'il passe comme de coutume Saint-
Maurice, Fromentin reoit de Gustave Moreau, avec lequel son
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 159

A Monsieur Charles Busson.

Paris, 23 aot 1862, samedi soir.

a Votre lettre m'a trouv en plein dans les ides noires,

voil pourquoi je n'ai pas voulu vous rpondre avant


d'avoir repris courage. Vous tes de ceux avec qui
j'aime penser tout haut et je vous aurais assomm
encore une fois de mes lamentations. J'ai beaucoup
travaill depuis votre dpart, rgulirement, tous les
jours et tout le jour, un grand mois, sans relche et
sans avarie. La fatigue est venue, comme cela devait
tre, avec le dgot, et j'ai dtruit de fond en comble
un tableau presque achev et qui peut-tre avait du
bon. C'est du temps et, coup sr, beaucoup d'argent
de perdu.
Aujourd'hui j'en ai pris mon parti et j'en parle
posment comme de beaucoup de mes aventures du
mme genre. Bref, et puisque vous me demandez
compte de l'emploi de mon temps, j'ai mis ma Cure (1)
sur la toile, l'tat d'bauche avance, trop ai^ance,
direz-vous. Les deux ou trois personnes qui l'ont vue.

intimit va se resserrant, une lettre afTertueuse et remplie d'encou-


ragements, dans laquelle on lit Comment pouvez-vous douter
:

que je ne vous sois trs reconnaissant quand vous me gouvernez


au sujet de mon travail et que cela no me soit tn^s profitable? Soyez
certain que je sens bien que vous avez souvent raison de m'accuser
d'un peu de torpeur. Non que je m'endorme il s'en faut Mais je
: !

ne pense pas assez que les annes vont vite, bien vite, trop vite !...
Et Moreau dclare qu'il attend le retour de son ami pour savoir
quoi s'en tenir sur l'excution des toiles qu'il a sur le chevalet. Et
je serai tout prt (hlas !) i\ retravailler les parties que vous ne
trouverez pas satisfaisantes... (18 octobre 18G2.)
(1) Tableau expos en 1863, actuellement au Louvre.
160 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITcd

en sont contentes, moi je n'ai rien en dire. J'ai aussi

fait les dessins et l'bauche, mais trs incomplte, d'un


tableau de mme dimension (5 pieds). Depuis mon
dsastre, je me suis mis battre monnaie. J'ai com-
menc quatre petits tableaux qui vont tre achevs ces
jours-ci.
Ainsi de rels efforts, un petit progrs dans un sens,
peu de travail effectif (sauf le gagne-pain dont je ne
parle que pour mmoire), des hauts, des bas, et tou-
jours une grande envie de mieux faire, avec un grand
sentiment d'impuissance, voil pour l'atelier...

Dans le courant de cette mme


anne 1862, un des
familiers de l'atelier de Fromentin, Amde Canta-
loube, lui lut un soir quelques-uns des sonnets antiques,
de son ami, Armand Silvestre, alors inconnu. Fromen-
tin les trouva superbes, se fit prsenter l'auteur et
l'engagea les publier. Armand Silvestre, trs flatt,
s'empressa d'apporter le manuscrit de son recueil
l'auteur de Dominique, qui, sur ses instances, lui promit
une prface. La prface ne venait pas et le pote se
dsolait, quand il reut une lettre affectueuse et bonne,
lettre d'excuses et de regrets : Je suis un chaste en
art , crivait Fromentin, et je me trouve horriblement
gn pour parler de vers aussi audacieusement passion-
ns. La prface fut crite par George Sand. Mais Fro-
mentin consentit volontiers donner des conseils ce
dbutant. Il indiqua quelques corrections, il revit mme
les preuves. En reconnaissance, l'auteur lui ddia une
pice de ce premier volume (1).

En novembre 1862, George Sand rappelle Fromentin


sa promesse d'un nouveau sjour Nohant. Qu'il vienne

(1) Lon Philouze, Eugne Fromentin, Vannes, 1898, et lettre


indite d'Armand Silvestr-' Fromentin, non date.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 161

avec sa femme et son enfant : il y a une chambre dor-


toir pour eux. L'artiste rpond de la Rochelle qu'at-
tach par une foule de petits liens qui font de grosses
chanes il ne prvoit pas la possibilit d'un voyage
dans le Berry (1).

A George S and.

9 novembre 1862.

... J'ai sur ma table une lettre que je vous crivais,


il y a trois semaines, pour vous parler de mon Domi-
nique et pour vous dire, chose peine avouable, que
je jamais pu y faire les changements convenus.
n'ai
Aprs je ne sais combien de luttes, d'efforts inutiles
et de gmissements, j'ai pris le parti de l'envoyer
l'imprimerie tel quel, ou peu prs. Vous l'offrir dans
cet tat me que vous m'aviez
paraissait absurde aprs ce
conseill et ce que j'avais promis. Je vous disais tout
cela. Mes preuves ne me sont pas encore revenues,
peut-tre mme ne les corrigerai-je qu' Paris. Il me
reste donc encore un petit espoir, mais bien faible, car
ce mchant livre, sorti de moi depuis trop longtemps,
ne m'inspire aujourd'hui qu'un grand dgot.
Pour me consoler de mon impuissanc(\ j'ai visit

deux pas de chez moi une petite h assez curieuse (l'le


de R), et je mdite un travail qui nio sort d(^ m(\s habi-
tudes et qui m'amusera vu sa nouveaut pour moi. Je
le commence en ce moment et je l'achverai cet hiver

ou plus tard au premier repos du peintre. Beaucoup


de notes informes et les premires pages d'un article

(1) Lettre qui suit, publie en partie par M. Gonse.

Il
162 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de Revue, voil tout ce que j'aurai fait ici. J'en suis
honteux.
Avez-vous lu Antonio (1)? m'crit-on de Paris.
Grand succs.
Nous
le lisons en famille, on en est

ravi. C'estune occasion pour moi de parler de Nohant,


de vous revoir et de vous entendre...

L'tude sur l'le de R, destine la Recrue des Deux


Mondes, n'a jamais t termine. Le dbut, dont la
rdaction dfinitive tait commence, a paru aprs la
mort de l'crivain, dans le livre de M. Gonse (p. 341
et suiv.). Le reste, l'tat de simples notes, est demeur
indit.
Voici quelques-uns de ces fragments, assez pousss
pour intresser. On y saisit sur le vif les procds de
notation d'Eugne Fromentin.

26 octobre 1862. Phare des Baleines.


D'Ars au Phare des Baleines. C'est dimanche.
La campagne est vide. La messe peine finie, on entend
sonner les vpres dans les villages. Le ciel est entire-
ment couvert, une pluie paisse et fine s'interpose entre
les plus courts horizons, comme une brume. La cam-
pagne est horriblement triste, dpouille, mouille,
comme Des marais, des vignes, des
inhospitalire.
champs enfouis sous les mauvaises herbes. Il n'y a
de diffrence, quant l'aspect, qu'entre la couleur
jaune des pampres dj fans et le vert frais des
herbes. La route qui de Saint-Martin court aux
Baleines s'allonge avec des circuits travers la cam-
pagne plate et uniforme elle est luisante et blanche
;

et miroitante en s'imbibant. Le long cordon de dunes

(1) Roman publi par George Sand en 1861.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 163

se resserre on sent que l'le s'trangle et va se terminer


;

en pointe. Les villages, longue agglomration de mai-


sons basses, blanchies, relies par des murs en pierre
sche ; tout cela ple et triste et sans aucune couleur.
Des moulins, de rares meules de paille d'orge. Au loin,
droit en face de la route, la haute tour, double de la
vieille tour, le pied dans des massifs verts. Les femmes,
en mantes noires, avec leurs doubles coiffes de futaine
jauntre, des parapluies, vont l'glise de ***. Des
troupes d'enfants propres, en tenue de dimanche, sta-
tionnent l'angle des chemins et jouent au palet sur
la place de l'glise.

Le Phare. Reu par le matre de phare. Int-


rieur somptueux, escalier magnifique, en spirale, le

centre vide. Extrme sonorit de ce long cylindre ; la


voix s'lve et vibre dans ce cornet sonore au point
qu'il faut se pour s'entendre. On
parler lentement
monte ; de distance en distance, une troite fentre,
ouverte alternativement soit sur l'le, soit sur la mer.
L'horizon se relve et la campagne s'allonge et s'aplatit,
la mer grandit et a l'air de se calmer.
On niveau de l'ancienne tour, on la
dpasse ainsi le

trouve petite, et rien cependant ne parat trs loin de


l'il.

26 octobre, la nuit.
a Phare des Baleines. Pre-
mire chambre o couche un des veilleurs de garde,
entirement boise d^ chno hautes et troites fentres:

do chno g'\rnilure de cuivre (comme partout ici).

Un lit alevo ; intrieur propre, troit, un faux air


d'oratoir*^. Par l'^s d'^ix f'^ntrns on aporoit, au nivoau
de l'il, la ligno infl xibl
do la mor sur un rayon do
dix un vaste morcrau do Fflo, aplat io sous
lii^ues, les

yeux comme une carte de gographie peinte...


164 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Nos ctes, dit-on, sont de toute sret. Restent

les brumes, les accidents indpendants de la prudence


ou du calcul des capitaines. Un navire dsempar et
ne gouvernant plus fait cte en dpit de tous les signaux.
Il y a deux ans, perte totale en plein jour d'une
((

golette de Paimpol, entre le premier et le deuxime


phare, deux heures de l'aprs-midi, en dcembre. Le
matre tant dner, on va le prvenir qu'un navire
faisait cte la mer tait dmonte, il ne fallait pas
;

songer mettre un canot la mer. Le navire avait ses


voiles dchires il tait demi couch sur le rocher,
;

la lame le couvrant entirement les cinq matelots


;

taient runis l'arrire faisant des signes de dtresse ;

on et dit, tant on les voyait de prs avec une longue-


vue, qu'on les entendait crier et parler. Femmes,
enfants, tous les gardiens, toute la colonie du phare
tait aux talus. Le matre
mont sur la vieille tour
tait
et les examinait avec sa longue-vue. Le courant portait

le navire droite, et peu peu il glissait sur le rocher


et gagnait une dclivit du fond qui le conduisait un
gouffre ; on jugeait que quelques minutes encore, et
tout tait perdu. C'est ce qui arriva : le fond manqua
sous le navire, et tout sombra. Les gens du phare eurent
encore un moment de faux espoir : on vit quelque chose
qui surnageait et les hommes dessus on crut que c'tait
;

la chaloupe, et le matre faisait des signes aux malheu-


reux pour leur indiquer de se laisser porter plus
droite, o ils choueraient dans le sable. Venir directe-
ment au phare, c'tait entrer dans les brisants et se
faire mettre en pices. Ce n'tait point la chaloupe,
c'tait le rouf qui flottait et que la mer achevait de
broyer. Deux hommes surnageaient les derniers, accro-
chs au bout du mt. Chaque mouvement du flot qui
soulevait la mture ou la laissait retomber les levait
COKRESPONDANCE KT FRAGMENTS INDITS ItiS

de plusieurs pieds hors de Teau ou les faisait plonger.


Cotte immersion terrible, qui ressemblait, me disait un
tmoin oculaire, au [supplice] inflig comme punition
dans la marine, leur laissait peine quelques secondes
pour respirer et les suffoquait lentement avant de les
noyer tout fait. Enfin cet atroce supplice cessa il ;

avait dur vingt minutes. Le dernier dbris vivant dis-


parut, et deux heures aprs l'chouage il ne restait
plus rien au-dessus du flot que des paves qu'on voyait
peine dans l'norme paisseur des lames. Le lende-
main, les cinq cadavres taient rendus par la mer et
ports au platin .
On trouva sur le second une lettre de son pre, lettre

toute rcente, crite de Paimpol. Le vieux pre lui


disait qu'il se dpche revenir, que sa sur allait se
marier, qu'un de ses frres venait de se noyer, et il
lui recommandait d'avoir bien soin de son plus jeune
frre, le benjamin de la famille, qui tait mousse

bord. On repcha le benjamin, mort avec son frre


an.
a Le matre me racontait la lugubre histoii'e sur la
plate-forme, au moment o le soleil se couchait, en
vue de la haute mer. Le thtre du naufrage tait
nos pieds, si prs de nous, pour ainsi dire, qu'un caillou
lanc vigoureusement serait tomb juste l'endroit
o le pauvre navire avait touch. Le second phare eu
mer, loign de nous de trois mille mtres, semblait
un petit pieu plant dans le voisinage de la cte.
L'norme horizon de la mer passait de beaucoup pai-
dessus la lanterne. Je pensais que quatorze ou quinze
cents lieues de flots pareils nous sparaient du conti-
nent le plus voisin et que ce grand orbe liquide se pro-
longeait ainsi, visible de dix lieues en dix lieues, cent
chiquante fois au del de l'extrme porte du plus
166 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
lev et du plus clatant des phares. La nuit descen-
dait sur cet incommensurable espace agit, menaant,
sem de dangers. La vague arrivait lentement, rguli-
rement elle cumait en rencontrant le roc, se creusait,
;

se renflait encore une dernire volute, un peu plus


;

forte et plus irrite, se gonflait en touchant le sable et


s'y brisait. A mille mtres, on ne voyait presque plus
la vague, un peu plus loin on n'apercevait plus d'cume,
tout reprenait son niveau. La pleine mer avait l'air

tranquille ; en ralit elle tait forte...

Deux gardiens veillent la tour en mer. Ils font par-


tie de la brigade des cinq gardiens attachs aux feux
des Baleines. Ils ont un mois de mer et quarante jours
de terre, de quinzaine en quinzaine... Ils fument, me
disait-on, ils lisent, ils jouent, ils dorment ; on ne me
disait pas qu'ils s'ennuient. La rsignation est une
grande chose, et l'habitude l'une vaut l'autre, et qui;

sait si ce dont on fait une vertu n'est pas la lassitude


mme de soufl^rir et la diminution de la vie?
De temps en temps le gardien chef va les inspecter ;

quand la mer est mauvaise, de prfrence, me disaient-


On accoste au pied de la tour, btie sur le rocher,
ils.

mais sur un fond de maonnerie lui-mme immerg...


Ceux dont le pied n'est pas assez leste ou assez sr
pour tenter cette ascension prilleuse, on les hisse jus-
qu' l'entre dans un panier d'osier manuvr par un
palan. On pse leur chair, comme le disait le matre...
Une fois par mois les gardiens oprent leur changement
de domicile. A terre, ils retrouvent leurs maisonnettes
au mili u des jardins, leurs f^mms et 1 urs enfants;
c'est le paradis !...

a Quand on s'approche et qu'on entre, par exemple,


dans le jardin, cinquante pas du pied de la tour, on
a sur la tte, cent cinquante pieds dans la nuit sombre,

I
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 167

une sorte de dme nervures lumineuses que le matre


comparat aux branches d'un parapluie et qu'un pote
pourrait, sans emphase, comparer aux rayons simpli-
fis d'une gloire dploye sur un colossal plafond sem
d'toiles. A peine a-t-on perdu de vue le pidestal
gigantesque, ou plutt le candlabre monstrueux qui

supporte bec d'clairage, que ce globe rougctre,


le

suspendu entre ciel et terre dans le vague flottant de


la nuit, sans point d'appui, de la grosseur d'une grosse
lune une demi-heure aprs son lever, devient tout
fait fantastique. De loin on dirait un il qui s'ouvre et
se ferme demi, et ce gros il, qu'on aperoit de partout,
tonne et rassure, et je ne puis vous dire avec quel
sentiment on le regarde quand on songe tous ceux
qu'il sauve trs certainement toute heure de nuit
de la ruine, de la mort et du dsespoir. Il n'y a pas de
mre, de fille, de sur ou de femme de marin qui ne
doive penser au veilleur qui est l-haut comme une
providence...

27 octobre. Phare des Baleines. Le soleil se


lve aprs six heures et demie, un peu en dehors de la
pointe extrme de Saint-Martin, par-dessus l'le, der-
rire la cte de l'Aiguillon. Demi-disque rouge, grand
orbe sans aucun rayon, tout aussitt cach par des
nuages. Temps douteux. Vent souffle du nord-ouest en
grains. Il a plu cette nuit. MiM'lesdans les et gi'ives
massifs. La mer gronde au nord du phare, preuve que
le vent a remont cette nuit...

La violence des grosses mers est telle sur le banc,


que la lame elle-mme jaillit jusqu' moiti de la tour
en mer et que les embruns aspergent la lanterne situe
quatre -vingts pieds au-dessus de la pleine eau...
J'ai suivi les dunes. A un kilomtre et demi de
1G8 GOHRESl'ONDANCK ET FRAGMENTS INDITS
la tour, j'ai pris la voie directe des Portes. Retour par
la mmeroute, et puis par la plage. Magnifique platin
(le terme est de nos pays) demi-circulaire d'une grande
lieue de dveloppement, tout sable, et de sable si uni,
si doux au pas, si parfaitement liss par la mer, que le

pied du moindre oiseau marin s'y imprimerait comme


dans du sable mouler. On marche avec plaisir et comme
avec scrupule sur cet admirable tapis dont la souplesse
et la propret ont je ne sais quoi de luxueux. La falaise
gristre claire par le soleil de trois heures. La mer
bleue et calme un seul cordon d'cume qui fait tout
;

le tour du golfe et s'y dploie pour ainsi dire la mme

seconde comme un rouleau tincelant. Un feu de rgi-


ment, la poudre clatant en petits flocons blancs et
courant et se propageant sur le front d'une arme en
ligne, produit quelque chose de semblable. Grondement
de tonnerre sur cette grande plage sonore et vide...
Plus dans l'ouest, et dans la ligne des phares^
effrayante [dfense] des brisants, toute la mer en quelque
sorte en cume, avec des bruits, un mouvement, des
assauts multiplis, impossibles dire. D'ailleurs pas
un tre vivant...
Je pensais que ceci est bien rellement un des bouts
du monde et qu'avec un peu d'imagination on pourrait
transporter ce bout du monde n'importe dans quel
hmisphre, y supposer un navire au large, faisant avec
prcaution la revue de cette baie magnifique et dange-
reuse, y abordant tant bien que mal, et dcouvrant une
le dserte. Je n'ai jamais vu rien de plus exotique et
qui ressemble plus ce qu'on lit dans les voyages.
Rentr au phare. Le jardin silencieux. Un goland

blanc qui descendait de la mer passait au-dessus du


rond-point sabl et s'en allait vers l'intrieur de l'Ile
en criant. Un jardinier bchait dans les plates-bandes.
CORHESPONDANGP: KT KRAGMKNTS indits K19

La maison angles de granit, blanche, froide, srieuse,


tait ferme, et pas un bruit ne s'y faisait entendre.
Je suis entr dans les vestibules. Le seul battement de
la porte a retenti d'une faon trange dans le haut

cylindre de l'escalier et le bruit est all se perdre en se


rpercutant contre les parois depuis le bas jusqu' la
lanterne. Silence, propret, gravit d'un clotre. Un fai-

seur d'images ne manquerait pas d'insister sur cette


analogie, peut-tre force, mais cependant trs sen-
sible, et de parler des orages de la vie, qui perptuelle-
ment se font entendre de l'autre ct de la petite col-
line...

(( J'ai assist l'allumage. Il faisait encore demi-


jour. Le couchant trs clair et fortement orang, le

croissant de la lune aux trois quarts du ciel, la mer


ronflant trs fort, la brise au sud-ouest...
Une heure aprs, la nuit tait close. Nous tions
assis dans cette coupole de verre embrase de lumire.
Singulire irisation de la lumire travers les disques ;

insupportable clat des foyers lenticulaires, immense


projection des seize faisceaux lumineux dploys en
cercle travers la nuit et allant s'appuyer sur l'hori-
zon. On dirait une roue rayons phosphorescents...
a 9 heures. La brise est tomb(>, l'air est trs doux,
la mer fait un bruit enrag. La lune, nouvelle d(^ trois

ou quatre jours, s'est couche dans un ciel parfaitement


net je l'ai vue disparatre au-dessus du massif des
;

jardins. La nuit.
Vus d'un peu bas, les massifs o
dominent les tiges coniques et lgres des pins et d(^s

tamarins, se mlent aux tamarins des dunes, se pro-


longent indtlniment et fout l'effet tl'uu grand bois
touffu. Ils ontun air septentrional qui fait penser aux
forts du Nord. La mer, qui gronde cinquante pas
derrire, donne une vraie solennit ce tableau relative-
170 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ment exigu et mdiocre. Silence absolu dans la mai-
son. Belle nuit...

Le 9 janvier 1863, Fromentin George Sand (1)


crit :

J'ai lu Plutus, c'est exquis. Cette modeste imita-


tion de l'antique est bien ce qu'il y a de plus original
et de plus cous.
Quelle allure ! quel style ! quel caractre ! et que
d'motions et de vie dans la simplicit de ces lignes
anciennes !mots de Bactis, telles entres de
Il y a tels
votre belle et adorable Pauvret qui m'ont mu jus-
qu'aux larmes. Par le temps o nous sommes, si malsain,
si mesquin, si troubl, si plein de petites disputes autour
de chtifs intrts et de vilaines ambitions en vue des
plus tristes objets, on dirait une leon tombe du ciel.'

Gomprendra-t-on cela? En profitera-t-on?


V Je ne sache rien de plus attendrissant, ni de plus
consolant, ni de plus persuasif. Pour ma part, je vous
en remercie, non pas seulement comme d'un plaisir
extrmement vif, mais comme d'une motion extrme-
ment salutaire...
Mon Dominique parat demain. Hachette en a fait

tirer un certain nombre d'exemplaires format in-8,


papier propre. Le brochage de cette dition de crmo-
nie, que je n'ai pas pu surveiller, n'est pas fini du ;

moins, je n'en ai pas encore d'exemplaire. Je tcherai


d'en obtenir un demain, pour que vous ayez le premier
paru que je puisse vous adresser les prmices de ce
et
petit livre que je vous ai ddi, d'aprs votre permission.
De mon travail, rien de bien neuf. Prenez ceci pour

un mot de convalescent. Pardonnez-moi, chre ma-

Lettre publie par M. Gonse.


(1)
Plutus venait de paratre dans
laRevue des Deux Mondes. Mme Sand l'a fait, dit Manceau, en se
reposant collaborateurs
; Aristophane et Lucien.
:
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 171

dame, ce retard qui m'a rendu malheureux portez- ;

vous bien toujours, crivez pour les curs avides de


belles et saines choses vous tes seule aujourd'hui pour
;

nous donner de beaux exemples dans de bons livres...

Dominique parut en volume dans la maison Hachette


le 10 janvier 1863. L'intrt en avait sembl si languis-
sant que la Revue s'tait demande si elle irait jusqu'au
bout de la publication. Peu lu d'abord, ce roman devait
tre maintes fois rdit (1). Outre George Sand et
Schrer, Sainte-Beuve lui consacra dans le Constitu-
tionnel des lignes trs logieuses, et la postrit a, jus-
qu' ce jour, ratifi ces jugemc^its (2).

Fromentin envoie son livre Thophile Gautier (19 jan-

Il tait parvenu, en 1911, sa S?* dition en France, non com-


(1)
pris ks tirages de luxe.
(2) Le critique Chesieru disait de Dominique (23 fvrier 1863)
II m'a touch par l'accent incisif, pntrant, un peu pre, d'une

analyse morale profonde et sincre, vraie. Il m'a charm par la puis-


sance de relief que vous donnez aux formes extrieures. Quelques
jours plus tard, c'est J.-M. D irgu d, l'auteur de VHistoire de la
libert religieuse en France, qui crit Fromentin (8 fvrier 1803) :

Mon cher ami, j'ai lu votre Dominique avec un vif intrt. Je veux

vous faire cependant tout de suite une critique. Je rej^rette l'pithte


de mdiocre dont se fltrit le principal personnage de voire livre.
Et d'abord il n'a pas ce droit. Il faut tre poli mme avec soi, et
surtout il faut tre vrai. Or Dominique n'est pas mdiocre. Le
it-il, vous deviez le peindre tel, et laisser au lecteur le soin de
le caractriser. L'imagination du lecteur, mon cher ami, est d'une
dlicatesse froce, et si on lui prsente un hros et qu'on l'appelle
mdiocre, on en elTace le prestige d'avance et le livre risque de se
fermer tout seul. Voil le danger que vous avez couru avec moi.
Heureusement, les nuances du rcit, le charme du paysage soit de
terre, soit de mer, le bonheur du style, color, net, sincre, mu,
palpitant, pittoresque et musical, toujours naturel, jamais dcla-
matoire, l'honntet des sentiments et le timbre de l'me vous ont
sauv et m'ont ravi.
Oi lonn le mol de Xavier D>i.din,
ciivaiit, propis dv' Dominique, Mlle d' Saiii(o-A .lanv, en
1870 a II y a dans tout \c roman un parfum lg<.r cl doux comnu'
:

l'iris, qui nous rappelle tout et rien.


ITi^ CORRKSPONDANGE ET FRAGMENTS INDITS
vier 1863). Il ne
peut disposer d'un exemplaire sur
papier de crmonie parce qu'il y a eu des erreurs
qu'on corrige et que le tirage se fait trop attendre.
L'auteur dclare qu'il n'oubliera jamais ce que Gau-
tier a dit et fait pour le tirer de l'ombre, lui et ses livres.

A Monsieur Ludovic Halvy (1).

21 janvier 1863.

Mon cher ami, je rentre et je trouve votre lettre.


Je vous en remercie de tout mon cur c'est la plus ;

chaude et la plus mouvante poigne de main que ce


petit livre m'ait valu. Il est douteux qu'il m'en vaille
beaucoup de cette valeur.
Si j'en parle lgrement, faut-il vous le dire, ce n'est

pas que je le mprise mais c'est que je le crois expos


;

d'universels ddains.
Merci encore, cher ami, et bien vous.

George Sand rpond la lettre que lui crivait Fro-


mentin le 9 janvier. Ello est heureuse que Plutus l'ait
satisfait (2). Le critrium des efforts que font les
auteurs pour bien crire n'est pas dans le jugement
du public, mais dans celui des esprits d'lite. Elle
attend Dominique pour le relire. Avec ou sans les modi-

(1) Ludovic Halvy avait crit le 20 janvier Fromentin Il :

faut absolument que je vous parle de votre Dominique; il faut que


je vous dise avec quelle motion j'ai dvor ce petit livre que vous
traitez si lgrement dans votre ddicace. Ce petit livre est un beau
livre. Ce petit livre restera comme une des uvres les plus touchantes
et les plus compltes de la littrature de ce temps. Je l'ai lu et relu,
et je serais un ingrat de ne pas vous remercier du plaisir que je vous
ai d.

(2) Lettre non date, qui se place entre le 9 et le 27 janvier 1863.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 173

fcations qu'elle croyait utiles, ce n'en est pas moins


un beau et bon livre. Quant elle, elle crit alors Made-
moiselle La Quintlnie qui paratra en 1864. Elle insiste
pour que Fromentin revienne la voir Nohant.

Eugne Fromentin George Sand (1).

27 janvier 1863.

Chre Madame, c'est par trop absurde que vous


n'ayez pas encore ce volume qui vous appartient
tant do titres. Il a paru le 20 de ce mois, mais avec des
fautes normes, des corrections faites l'imprimerie,
aprs le bon tirer, par je ne sais quel correcteur scru-

puleux qui permis d^ substituer des non-sens


s'tait

certaines hardiesses qui probablement ne lui plaisaient


pas. Il a fallu tout arrter, et introduire des cartons.
J'ai lch, tels quels, quelques exemplaires de librai-

rie.Mais les plus propres, et le sont-ils ?je les reois


la minute mme. Le premier adress est le vtre.
Il vous sera expdi demain, avec un autre pour Mau-

rice et un pour Manceau.


{( La ddicace est froide et oflicielle. Elle ne dit rien
ni de ce que je vous dois, ni du sentiment que j'ai pour
vous (2). Si le public n'en est pas averti autant peut-

(1) Publie par M. Louis Gonse.


(2) Onse rappelle les termes de cette ddicace George Sand,
dans laquelle l'auteur s'excuse de n'avoir pu rien changer k une
uvre d'essai pleine d'inexpriences, dont les dfauts lui ont paru
sans remde, a Si le livre tait meilleur, je serais parfaitement heu-
reux de vous l'offrir. Tel qu'il est, me pardonnerez-vous, madame,
comme nu plus humble de vos amis, de le placer sous la protection
d'un nom qui dj m'a servi de sauvegarde et pour lequel j'ai

autant d'admiration que do gratitude et de respect?


174 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
tre que je l'aurais voulu, c'est qu'il m'a sembl
dangereux de me prvaloir d'une amiti qui pouvait
me faire supposer plus d'orgueil encore que d'atta-
chement. Mon vrai sentiment vous le connaissez,
j'espre, et je vous prie, chre madame, de n'en jamais
douter.
Il y a de tout un peu dans la dvotion entire que
vous m'inspirez, et je ne craindrais pas, de vous moi,
de me rjouir et de me vanter tout la fois d'tre
votre ami.
Eugne Fromentin.

George Sand remercie aussitt de la ddicace (1).


Qu'ai-je donc fait pour vous? J'ai t heureuse de

rencontrer un vrai beau talent et j'ai rempli mon. devoir


en le disant tout haut. Et prsent que je connais le
cur et l'esprit d'o sort ce talent, je trouve que je
ne l'apprciais pas encore assez. Je suis donc fire et
touche d'avoir votre amiti, qui est pour moi une
rcompense hors de proportion avec ma sollicitude pour
vous au commencement. A prsent, c'est de l'amiti
aussi, bien entire et bien vraie.
Fromentin frquentait quelquefois chez George Sand,
Paris. Elle l'invite un jour dner, avec promesse de
le prsenter un haut personnage de ses amis. Les

termes de la rponse de Fromentin suggrent le nom


du prince Jrme Napolon, trs li avec la bonne
dame de Nohant. Cette prsentation effraie beaucoup
le nerveux artiste Quand le danger de ces rappro-
:

chements imposants est pass, je m'tonne de les avoir


crus si redoutables, mais l'angoisse n'en est pas moins
relle et si la hauteur du rang me trouble moins que
;

(1) Lettre du 28 janvier.


CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 175

la gloire, je suis cependant poltron par timidit comme


par respect (1).

Un autre jour, Fromentin recommande George Sand


un livre de son ami, M. Arthur Baignres (2). Elle
gote l'ouvrage et rpond (lettre du 14 mars 1863) :

Mes amis me
suivront-ils tous jusqu' La Quintinie?
Vous me disiez que c'tait une uvre de courage.
Quand vous aurez lu, vous verrez qu'en effet il m'en
a fallu, je ne dis pas pour braver l'inimiti des dvots :

un peu plus, un peu moins, ne pas


je suis habitue
compter courage a t de rompre avec de chers
; mais le

souvenirs et des tendances au mysticisme qui ont eu


un grand ascendant sur les trois quarts de ma vie. Je
les ai reconnus nervants, et la passion de la vrit
a tu en moi tout un monde de morts. Il faut vivre,
vivre toujours, vivre toujours plus, afin de vivre encore
au del de ce que nous appelons la mort.
Cher ami, que faites-vous? peinture ou littrature?
heureux artiste qui vivez double, et mettez si bien en
pratique ce que je viens de dire !

A vous de cur.
G. Sand. tf

La rponse de Fromentin est du 11 avril. Elle tmoigne


une vive reconnaissance pour le service rendu M. Ar-
thur Baignres qui est un esprit comprendre Mme Sand,
non seulement dans ce qu'elle fait de beau, mais dans
ce qu'elle pratique et conseille de grand, de juste et
de bon.

(1) La timidit nerveuse do Fromentin est tello, qu'invit^


une soire chez la comtesse Valewska, il n'ose s'y rendre seul, et prie
Alfred Arago de l'introduire. (Lettre Arago, non date.)
(2) Un recueil de nouvelles publi sous ce titre : Histoires modernes.
(Paris, 1863, Hetzel, dit.)
ne CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Fromentin continue (1) :

Et vous croyez que je pourrais ne pas {>ous suivre


jusqu' Mademoiselle La Quintinie? Ah ! je n'ai pas
l'esprit bien fort, je ne sais rien, je ne pense rien,
j'ose peine tudier certaines questions vitales o ma
pauvre raison se perd je vis dans un doute indolent
;

pour ne pas m'effrayer moi-mme par des ngations


courageuses ou des affirmations qui vaudraient des
actes mais quand je trouve enfin dans une uvre de
;

toute bravoure le programme exact de ce que je crois


tre la vrit, quand on me montre en toutes lettres
ce que ma conscience balbutie tout doucement depuis
tant d'annes quand on me prche la saintet des
;

seules choses qui soient saintes, et qu'on me console en


m'clairant, et qu'on me rassure en me persuadant ne :

vous imaginez pas que j'hsite. Je vous suivrai de,


toute mon me, partout o vous irez. Menez-moi aussi
loin que vous voudrez sur ce chemin-l. J'irai les yeux
ferms, car je suis sr comme j'existe que vous nous
menez tous la lumire. Votre livre est admirable, et
ce qui le rend irrsistible c'est qu'il est sage, modr,
d'une quit parfaite, dans des quilibres de raison
qui tranquillisent les esprits les plus poltrons. Plus de
passion nuirait l'effet profond et pour ainsi dire pai-

sible que vous produisez sur l'esprit.


J'en ai beaucoup entendu parler l'opinion est una-
:

nime. Vous seriez mme trs tonne des adhsions que


vous entranez on approuve, on ne dit pas seulement
; :

c'est beau, c'est fort, c'est mani par une main de


matre, on dit c'est vrai. Il est vrai que je choisis
:

mon monde, et que dans mon monde on est vous.


Je me doute qu'ailleurs on proteste, vous devez le

(1) Lettre publie par M. Gonse.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 177

savoir. Je n'ai pas encore rencontr un de vos ennemis.


Je sais que Feuillet fait semblant d'tre exaspr, sans
doute pour cacher l'norme plaisir que vous causez
cet amour-propre en lui faisant un si grand honneur.
J'attends avec anxit, moins la fm de l'histoire que
nous croyons deviner, que le triomphe du juste et la
dfaite de Moreali. Par quels moyens, par quelles
armes? Ce qu'il y a de si beau l-dedans, c'est que dans
cette lutte des mes contre la discipline, les armes
sont les plus nobles et les plus simples : les mouvements
du cur, les lans de l'esprit. Pas de ruses, pas de
stratagm^es ; la discipline est effrayante, la doctrine a
mille entortillements de conscience son service. Deux
curs trs pris, deux esprits pntrs peu peu de la
mme envie de s'affranchir, vont se dlivrer naturel-
lement, par le seul effort de leur expansion.
Excusez ce verbiage et tenez seulement que je vous
remercie, pour moi et pour bien d'autres...
Ma femme, qui se permet de lire ma lettre, rclame

et veut tre expressment comprise dans les bien


d'autres . Vous dites ce que beaucoup de gens ont sur
les lvres et ce que pas un d'eux ne pourrait dire,

faute de deux rares privilges que vous avez le gnie :

et le courage...
a Je n'ai pas le courage de vous parler de moi. J'ai pein-
turlur tout l'hiver. Il y a un pi^tit progrs, je crois, avec
des qualits de moins. Est-ce donc une ncessit du pro-
grs de marcher en laissant toujours un pied qui trane?
La littrature est au fond du puits en sortira-t-elle?
;

et quand?
Adieu, madame, je vous aime de tout mon cur, et

je mets vos pieds mon respect et mon attachement.

Eugne Fromentin.

i2
178 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

George Sand Eugne Fromentin.

17 avril 1863.

Cher bon ami, votre lettre m'est une joie parce que
vous me dites pourquoi mon livre vous plat et ne vous
dplat pas...
(( Le public n'est pas notre juge, bien qu'il nous con-
damne ou nous lve sur le pavois. Il ne sait ni ne veut
juger ce qui le force rflchir. Mais dans le public
nanmoins sont nos juges, le jury que nous acceptons
et qui nous branle ou nous raffermit. Vous tes de
mon jury moi, et quand vous me dites que mon
travail va au vrai et au bien, je suis contente de l'avoir
os...

Je craignais le lieu commun, mais j'espre chapper


cela dans la dernire partie, explicative de tout ce
qui prcde. Je suis curieuse de savoir si ce dnouement
dans la vie de Moreali est ce que vous aviez prvu.
Vous me vous trouvez pour cela un moment.
le direz si

{( Je suis toute contrite de penser que je ne verrai pas


de sitt ce que vous venez de faire en peinture. Vous
dites qu'on perd d'un ct ce qu'on gagne de l'autre.
Je ne crois pas que l'on perde ce que l'on a seulement :

une autre acquisition se dveloppe davantage et nous


fait croire qu'elle a tout absorb. Ou plutt nous mettons

au service de la seconde acquisition ce qui tait une


qualit crue et elle se trouve fondue, mais non efface.
Je suis donc bien sre que vous tes en grand progrs
et votre doute de vous-mme est une raison de plus
pour que j'y croie. Je n'ai jamais vu les gens enchants
d'eux-mmes faire un pas de plus...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 179

Au Salon de 1863, figurrent trois des plus belles


toilesd'Eugne Fromentin le Bivouac arabe au lever :

du jour, le Fauconnier arabe et la Chasse au faucon


en Algrie (le Cure) (1).

Le 24 Manceau, ayant relu Dominique pour la


juin,
quatrime fois George Sand, annonce l'auteur :

Je ne vous cris pas le succs de cette nouvelle lec-

ture auprs de la chre madame ; il tait de toutes les


phrases, de tous les alinas. Vous n'avez rien chang,
vous avez bien fait. C'est admirable comme a !

L'illustre romancire mande son tour, un mois


aprs (28 juillet) : Connaissez-vous Edmond About ? Il

m'crivait ces jours-ci sur Dominique : Encore quelques

(1) Le Bivouac arabe vaut au peintre le beau sonnet d'Albert


Mrat qui se termine ainsi :

QupI se^et a servi ta pense infinie


Pour qu'en ce cadre troit tienne l'immensit?

Paul Mantz, dans la Gazette des Beaux-Artsii. XIV, p. 496),


dclare : Le dfaut de M. Fromentin dans ses deux derniers

tableaux, c'est d'adopter de plus en plus un procd d'excution


un peu mince. conomisant la couleur et la pte, il couvre peine
la toile d'un lger lavis qui, pour l'avenir, ne gardera peut-tre pas
une solidit sufTisante. Mais c'est l, vrai dire, le seul reproche que
nous puissions adressera M. Fromentin, qui se montre aussi fin dans
le dessin qu'il est harmonieux dans le choix de ses colorations
tour tour brillantes ou voiles,
Pour Thophile Gautier
{Moniteur universel, 20 juin 1863). M. Fromentin ne copie plus
ces types admirables, il les porte en lui-mme compltement
assimils, et reproduit avec la libert d'une cration originale.
il les
C'est ce qui fait plus grand charme de sa peinture, laquelle
le

nous ne reprocherons, dit le critique, d'autre dfaut qu'un manque


de corps et d'paisseur qui nous inquite pour sa dure. Les
techniciens ne tenaient pas ces tableaux en moindre estime.
Alexandre Protais le peintre militaire, ami de Fromentin, disait
plus tard de la Cure : Je soutiens, ft-ce mme contre vous,
que votre tableau de la Cure est excellent plus d'un titre. Je
ne voas dirai mme p.as, cet gard, tout ce que j'en pense pour
le dveloppement de votre talent.
La Curtr, vendue dix mille
francs f\ l'tat, a pass du Luxembourg au Louvre aprs la mort
du peintre.
180 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
annes, et j'aurai l'me assez forte et assez pure pour
mriter de vous ddier un beau livre comme Dominique.
C'est le dernierroman que j'aie lu. J'y ai trouv bien
des choses qui me manquent et j'en suis sorti avec une
volont ferme de me complter.

Sainte-Beuve apporte l'crivain la conscration de


deux articles de sa main. Aprs s'tre document
auprs de l'auteur (1), suivant son usage constant
(Quels furent ses dbuts? O
exactement l'ac-
se passe
tion de son roman? N'a-t-il crit que trois volumes?)
le matre critique tudie avec une rare finesse l'uvre

entire de l'crivain (2) :

Eugne Fromentin est peintre en deux langues ;

il ne confond pas ses deux manires : il rend en pein-


ture les ides plastiques, en littrature les ides litt-

raires. Gomme style, il vise ses plus grands effets en


combinant merveilleusement des procds moyens. Il
est moderne, et pourtant il se rattache par des traits
essentiels et par l'esprit la grande cole des Anciens.
Il n'est qu'un classique, raffm peut-tre, mais vif et

sincre, un classique rajeuni. Le peintre, l'homme de


got et l'homme de sentiment ont collabor ensemble
ses livres. Il s'inspire de la nature sans renier les
matres. Dans la description, il se sert de tous ses sens
et il du monde physique au monde
excelle transposer
moral. Sainte-Beuve loue, comme il convient, en Domi-
nique la dlicatesse, la vrit du rcit, la mesure, le
choix des dtails, le charme qui est tout entier dans le
dveloppement et les nuances. Dans ce livre exquis, le
critique ne relve qu'une erreur : la passion arrive
son paroxysme ne connat pas d'obstacles, tandis que

Lettre indite de Sainte-Beuve Fromentin, 25 janvier 1864.


(1)
(2) trouvera ces tudes dans les Nouveaux Lundis, t. VII,
On
p. 102 150.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 181

le hros de Fromentin s'arrte en chemin. La vrit n'a


donc pas t suivie jusqu'au bout.

A Sainie-BevLe,

8 fvrier 1864, lundi soir.


Monsieur,

Vous me beaucoup trop d'honneur et le plus


faites
grand plaisir que j'aie peut-tre prouv depuis que je
travaille. Je m'attendais deux mots de vous, mais
non deux grands articles. Je viens de vous lire et
de me relire en partie dans les nombreuses citations
que vous daignez faire de mon Sahara,
Vous m'clairez, monsieur, sur une uvre ancienne

et nave o je dcouvre, grce vous, des intentions que


j'ignorais. Nul ne jouira ni ne profitera autant que moi de
cette analyse si fine et si forte. Il me semble, en vrit,
que pour moi tout seul, et voil pour-
l'article soit crit

quoi, tout amour-propre part, je vous en remercie pro-


fondment comme d'une rvlation de ma propre nature.
J'aurai l'honneur, monsieur, si vous le permettez,

de vous voir le jour o je serai sr de ne pas vous


gner mais j'ai hte de vous adresser ds ce soir l'ex-
;

pression de ma sincre gratitude avec l'hommage de


mon respect.
Eugne Fromentin.

En 1864, Fromentin vend plusieurs tableaux et envoie


au Salon son Coup de vent dans les plaines d'alfa, qui,
pour ses qualits expressives surtout, est fort admir (1).

Le tableau do M. Fromentin, crit Lon Lagrang^ dans la Ga-


(1)
zetet des Beaux- Arts
(i. XVII, p. 20), malgr la vrit contestable del

couleur, n'en demeure pas moins le tableau le plus oriental du Salon.


182 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
A l'Exposition d'Anvers, la Chasse au faucon obtenait
la mme
anne un clatant succs.
Le mars 1864, l'Odon donnait la premire repr-
l^^"^

sentation du Marquis de Villemer de George Sand.


Eugne Fromentin et sa femme y assistaient. Ce fut
un triomphe. La salle trpignait, hurlait. La famille
impriale, l'Empereur en tte, applaudissait tout
rompre. L'auteur rentra chez elle deux heures du
matin, puise, mais heureuse. Fromentin la flicite la
mme nuit.

A George Sand (1).

(2 mars 1864), lundi, aprs minuit.

Bien chre madame, voil, je pense, un succs En


!

tes-vous heureuse? En avez-vous joui comme nous,


qui avons partag l'motion de la salle entire, et
recueilli, cachs dans votre corridor, l'ovation qui vous
tait adresse sous vos fentres? La pice : exquise;
les acteurs trs bien, presque sans rserve et sans
exception ; une rare et merveilleuse leon de got, de
dcence, de noblesse, do naturel et de vraie grandeur
dans le simple ; un public assez intelligent pour saisir
tout cela et qui semble se convertir lui-mme en vous
applaudissant ; la vraie puissance du gnie reconnue
enfin ! exalte devant d'autres puis-
et consacre
sances qui ne s'en sont pas montres jalouses. C'est
un spectacle unique, que je n'avais jamais vu, et
que nous vous remercions bien de nous avoir pro-
cur. Il ne faut donc pas trop mdire de notre temps.
Le public a rachet ce soir bien des inepties et bien

(1) Lettre publie par M. Gonse.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 183

des scheresses. nous rentrons fort troubls.


Il est tard,
Permettez deux amis qui vous aiment tendrement

de finir cette soire mouvante en vous embrassant


respectueusement et du fond du cur.

Eugne Fromentin.

Tout en travaillant ses petites salets , comme il

appelle certains Fromentin


de ses tableaux, crit
M. Busson : Faute d'autre distraction du soir, la poli-

tique me passionne, et je lis rgulirement mes deux


journaux. Je ne puis vous dire quel point je rage
et je m'intresse avec frmissement au sort de ce malheu-
reux pays. A qui faut-il s'en prendre? tout le monde a
tort et a raison, politiquement, s'entend.
Car, quant
au droit, vous et moi nous savons bien o il est mais ;

il parat que la politique et le droit sont deux.


Depuis 1848, l'ardeur politique d'Eugne Fromentin
s'tait singulirement apaise. Il rprouvait la violence,
il redoutait l'avenir ; la plupart de ceux en qui il avait
mis l'espoir de la dmocratie s'taient comports dans
la mle et surtout avaient exerc le pouvoir d'une
faon qui l'curait.
Fromentin n'avait, d'ailleurs, qu' se louer de l'Em-
pire. Il comptait dans le monde officiel d'excellents
amis et quelques-uns des ministres de l'Empereur le
tenaient en haute estime. Il paraissait quelquefois la
Cour (1). Nous le voyons, durant l'automne 1864, invit
Compigne. Il est attrist de la perspective de perdre
par l qu(^lques jours de bon travail, et furieux de

(1) Marquis de Massa, la Cour des Tuileries (Revue hebdomadaire,


22 janvier 1910) FroiiuMitin ou Grome groupait les personnap:es
:

de quelque tableau vivant imit d'un sujet connu le Triomphe :

d'Esther ou V Olympe des dieux,


484 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
mettre un argent fou dans des emplettes de gandin .

Il aimerait mieux, dit-il, faire de sa bourse un meilleur


emploi en venant en aide la veuve et l'enfant d'un
camarade qui vient de mourir.
A Gompigne, l'artiste, impressionnable et un peu
ombrageux, met un naf empressement ne pas man-
quer au crmonial.

A Madame Eugne Fromentin.

Gompigne, 11 novembre [1864].

Chre amie, il est cinq heures et demie, nous rentrons


d'une chasse courre trs belle, trs accidente, mais
glaciale au retour ; et je me dgle au coin de mon feu
en te commenant ce bout de billet qui partira demain,
vide ou plein de dtails, d'aprs le temps et les dis-
positions que j'aurai. Jusqu' prsent, en ce qui me
concerne, tout s'est pass pour le mieux, j'entends sans
aucun accident notable il est vrai que les dangers que
;

j'ai courus sont des plus minces. Au moment o je


t'cris, mon voisin de chambre et trs bon compagnon
Dumas au th de l'impratrice, ce qui est une
est
grosse affaire, bien autre que les prsentations banales
et brves d'hier soir.
L'Empereur vu de bien jolis tableaux de vous,
: J'ai

monsieur Fromentin. Vous travaillez toujours?... Je crois


avoir eu une malheureuse ide en instituant l'Exposi-
tion des refuss.

L'Impratrice : J'ai vu de bien charmants tableaux


de vous, monsieur Fromentin, etc., etc.

Moi Quelques bredouillements pleins de rserve entre


:

chaque demande, en attendant la suivante, deux irr-


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 185

prochables saluts, et la chose tait faite, peu bril-


lamment, mais peu prs comme tout le monde.
Mais le th !...

L'arrive du train a t curieuse, et moi qui aime ces

choses-l, beaux attelages et grande vitesse, si ce


n'avait t l'horrible froid, l'entre des huit ou dix
chars bancs quatre chevaux dans la cour du chteau
m'aurait intress et je me serais amus d'en tre.
Descente au perron d'honneur, dans le premier grand

vestibule quatre-vingts domestiques peu prs, en


:

ligne. Un personnage de la maison reoit les invits,


demande chacun son nom, le dit haute voix un ;

domestique sort du rang, vous prie de le suivre, et vous


conduit travers d'interminables corridors jusqu' votre
appartement. Chaque appartement, numrot, porte
votre nom crit l'entre.
Le mien est de l'Orangerie, second
dans la galerie
tage face au nord doute qu'il y en ait de plus
;
je
froids. C'est le quartier des gens de lettres, artistes
et mdecins. J'habite entre M. Corvisart, mdecin de
l'empereur^ et Meissonier; Dumas, la porte ensuite,
Flaubert, un peu avant. Augier est dans le corridor
des ministres a-t-il plus chaud? voil la seule question
:

grave ici et dont on s'occupe.


une antichambre, un salon chambre coucher,
J'ai
deux cabinets de toilette, chambre de domestique, une
fort dans la chemine, la Sibrie deux pas du feu.
A sept heures j'tais habill, tenant mon vieux
habit d'une main et guettant l'autre : 7 h. 5, mon
petit Henri revenait au galop du chemin de ov et me
l'apportait par consquent, mise accomplie. A 7 heures
;

un quart tous les invits taient au salon, attendant


Leurs Majests les femmes d'un ct, les hommes
:

de l'autre. Dfil successif de l'Empereur et de l'Impra-


186 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
trice. Puis, lui prend le bras de la princesse Clotilde,
elle, celui du prince ; on passe la salle manger ;

cent couverts, trs beau. Retour au salon dans le mme


ordre. Aprs quoi, le prince fait un signe deux ou trois
de ses amis ; M. Ferri-Pisani, son aide de camp, me dit
de les suivre et m'emmne au fumoir, o il me pr-
sente.
L, je crois avoir t convenable, d'abord parce que
le prince me met l'aise, ensuite parce qu'avec lui les
sujets d'entretien ne manquent pas enfin et surtout
;

parce que je me sentais du temps devant moi. Nous


sommes rests l une grande heure et demie dans des
discussions orageuses. Nous tions : le Prince, Augier,
Meissonier, Flaubert, Ferri et moi. Il m'a charm, et

je comprends parfaitement, l'ayant vu sourire avec sa


belle tte et ses yeux clairs, l'ayant entendu causer
et s'emporter avec ses airs moiti de Csar, moiti de
tribun, l'attrait qu'il exerce sur tous ceux qui le pra-
tiquent, et j'admets tout ce que notre amie Mme Sand
en dit et peut en penser.
Minuit pass,

Interrompu par Dumas, par Flau-
bert en tenue, je n'ai eu que le temps de revtir la
mienne et de descendre au salon.
Je reprends donc o j'en tais, la sortie du fumoir :

Soire nulle ; danses au piano, piano tantt jou par


des mains peu habiles, tantt par une manivelle. A
11 heures, th, servi dans le salon de l'Impratrice, puis
souhaits de bonne nuit. Le Prince et la Princesse, avec
solennit, se retirent en traversant le grand salon;
nous escaladons quatre quatre nos escaliers glacs
et nous nous couchons. J'ai vu des gens qui avaient bien
dormi, d'autres qui n'avaient pas ferm l'il je suis ;

de ce nombre. Malgr le feu battant, je n'avais pas


plus d'un ou deux degrs cette nuit dans ma chambre.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 187

Imagine tous ces dshabillages dans une petite atmos-


phre pareille...

A 8 heures, on m'apporte ma- mon caf au lait (ce


tin). Djeuner 11 heures, puis chasse extrmement

belle et brillante, mal commence, trs bien finie, et


inopinment, par la mort de trois cerfs, dont deux
pris sous nos yeux dans un tang glac et assassins
coups de pistolet, faute de pouvoir les prendre autre-
ment. Il ne restait plus ce moment que deux chars
bancs, les autres avec l'Empereur et l'Impratrice
ayant dsert moiti chasse. Nous avions eu la patience
et le bon esprit d'attendre, et de fait, j'en suis ravi.
Ce soir, cure aux flambeaux, mais impossible d'aller
sur la galerie extrieure cause du froid. J'avais eu
l'occasion de rompre la glace avec l'Impratrice au
rendez-vous, pendant les dix minutes o l'on a mis
pied terre. Ce soir, elle m'a fait venir la fentre o
elle se tenait. Je m'y habitue et l'ide du th, si le th
m'choit, ne m'cfaro plus gure. Je t'expliquerai mieux
cela do vive voix que par la poste.
Dumas me quitte aprs les rflexions assez graves
qui suivent en pareil cas la rentre chez soi. N'ayant
pas pris de caf ce soir, je crois que je dormirai, malgr
ce froid plus acr encore ;
je vais lcher, car j'en ai

grand besoin. Demain matin, chasse tir dont je ne


suis pas. Demain soir, reprsentation de la nouvelle
pice d'Augier.
Somme toute, une grande libert d'allures, sinon
d'habitudes, vu l'extrme afl'abilit de la pail des
mati'(^s d^ la maison.
Pour connaissance ici, j'oi, outre mes confrn^s en
art, h' gnral Cassoignollt^s, trs g(^ntil, le gnral
Bataille idem, deux ou trois gens do mon cercle et
uni^ ou deux femmes qui je viens d'tre prsent sur
188 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
leur demande, car tu sais que mon habitude est d'at-
tendre, et, sois tranquille, c'est encore la bonne.
Adieu, chre, adieu, ma bichette chrie, je serais moins

somptueusement, mais mieux dans la petite chambre o


vous dormez toutes deux l'heure indue o je vous
embrasse du fond du cur.
a Eugne.

As-tu va Armand? Comment va-t-il? Pauvres amis,


comme vous devez me plaindre ! et dire qu'il y aurait
tant de gens pour envier cela !

Eugne Fromentin tait partir de 1860 environ,


trs rpandu dans le monde. Malgr le labeur auquel il
s'astreignait, il lui arrivait de sortir tous les soirs. Il

soutenait en mme temps avec ses amis, Gustave


Moreau surtout, ces longues et brillantes conversations
d'o jaillissaient les aperus ingnieux et les ides
neuves. Aussi le surmenage altre-t-il parfois sa sant.
Il fume trop, il vit dans une perptuelle tension des
nerfs et de l'intelligence.
Ses amitis sont, cette poque comme toujours, un
des grands besoins et des plus srs bonheurs de sa vie.
Un mois ou deux avant la visite Gompigne, il

crit un de ses amis :

A Alexandre Bida (1).

Saint-Maurice [automne 1864].

Cher ami, je suis impardonnable plus de sept grandes


:

semaines passes Montoire avec des amis qui vous

(1) Lettre indite, sans date.


Alexandre Bida, dessinateur
(1813-1895), lve d'Eugne Delacroix et Decamps, a fait de l'orien-
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 189

sont, eux aussi, bien attachs (1), dans une maison o


l'on vous esprait presque, o l'on vous regrettait, o
chaque jour on me disait crivez-lui donc qu'il vienne...
:

et je ne vous ai pas dit un mot de tout cela !...


Nous avons pass l-bas des jours charmants et

pleinement heureux j'aurais voulu vous les faire par-


;

tager. Nos amis sont des tres parfaits.


Je remercie le sort qui m'a fait rencontrer tard,

un ge o d'ordinaire on n'en contracte plus de nouvelles,


un petit nombre d'amitis si solides, si vraies, au milieu
desquelles je suis destin, j'espre, achever ma vie.
J'en prouve un sentiment de grande pour
scurit, et
moi, et pour ma fille, h qui je prpare aussi deux ou
trois affections durables. Avec un pareil sentiment, mon
cher ami, vous comprenez que je n'avais garde de vous
oublier, vous que compte certainement au nombre
je
de mes plus utiles et Une fois pour
de mes plus chers !

toutes, ne vous offensez donc pas de mes silences. Je


suis un grand paresseux, mais je vous aime bien.
Nous avons travaill, Busson et moi fait peu d'aprs ;

nature, parce que la saison n'a pas t superbe, mais


beaucoup dans l'atelier.

Ici, je me reposerai. Le temps est admirable et j'en

jouis. D'criture pas une ligne. Quand je n'cris pas de


lettres, c'est un signe que je suis bien loin d'crire un
livre.
Je ne me ferai point violence ce sujet. Le jour o
la dmangeaison reviendra, je le sentirai bien et m'y
mettrai. Sinon, j'en resterai l, et ce ne serait pas
grand dommage...

talisme, des scnes militaires et religieuses, surtout de l'illustration.


Sa culture intellectuelle, son art lev, ses qualits de cur firent
de lui un des amis les plus chers de Fromentin.
(1) M. et Mme Charles Busson.
490 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Dieu merci, j'ai trouv tous les miens bien portants.

Et mon pre aussi bien que possible c'est beaucoup :

dans ma maison srieuse et naturellement un peu triste


o la vraie gaiet consiste n'avoir point de soucis
positifs...

Adieu. Ma femme vous envoie ses meilleures amitis !

Un bon baiser Christine... Je vous embrasse et suis


bien vous.
Eugne Fromenttn.

Depuis Dominique, Eugne Fromentin n'a rien crit,


l'exception des notes inacheves sur l'le de R. On
conte cependant qu'il fit vers cette poque plusieurs
visites Flaubert qui, de sa voix puissante, lui lisait
de la prose. Il fut question, croit-on, d'une collabor
ration... Mais quel sujet, nous n'avons pu le dcouvrir.
De 1864 date le Programme de critique, probablement
bauch en 1861, qu'a publi M. Louis Gonse (1). Y
faut-il voir le fragment d'un rapport destin au jury
de peinture? une confrence publique en projet? les
premiers dveloppements d'une tude critique?...
Dans un aperu gnral et rapide qui exclut les noms
des artistes et des uvres, l'auteur remarque d'abord
que son poque aime et encourage les arts, spcialement
la pointure. Cependant, il y a sous cette prosprit
apparente beaucoup de malaise. La cause en remonte
l'ignorance des artistes : instruction nulle et duca-
tion dtestable.Fromentin fait alors un historique du
romantisme dans la peinture. Il recherche les origines
d'Eugne Delacroix et l'influence exerce sur lui par
les uvres de Gainsborough et de Constable. L'tude
s'arrte, par malheur, au moment o des considra-

(1) Ouvrage cit, p. 105. Comparez avec le passage des Matres


d'autrefois ; l'influence hollandaise sur le paysage franais, chap. ix.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 191

tions gnrales elle va descendre aux faits concrets et


aux jugements que Fromentin, hardi
particuliers. C'est
dans ses ides, mais toujours bienveillant pour les per-
sonnes, prouvait un vritable malaise parler libre-
ment de ses contemporains. Et puis les proportions
que prenait ce travail, qui et fini par aboutir un
volume, effrayrent probablement l'auteur, alors engag
dans une autre voie.
Voici la note qu'il avait jete sur le papier la suite
du Programme de critique (1) :

C'est bel et bien de renier ses matres ; mais il faut en


trouver d'autres. Le gnie n'a pas de chemin de Damas.
Que fait lalittrature ? Elle renie Lemercier, Ducis, etc.,

elle renie Mrope et Jean-Baptiste et elle va chercher


Ronsard. Elle choisit Bernardin, Rousseau, elle d-
couvre Chnier, Manon Lescaut. Elle accueille le rvo-
lutionnaire Beaumarchais.
Le roman : les Anglais. Pour le thtre : Calderon,
Shakespeare, Gthe, Schiller, ailleurs, dans un
autre temps.
La peinture est claire par Gainsborough, comme
les potes par Wordsworth, Burns, Schelley, Byroii,
Walter Scott.
Tout cela marche. Ils soiil
est bien, voil l'cole eu
jeunes, ils ont du talent, ils sont nombreux. Pas d'cole,
mais un bataillon. Pas de doctrine, mais un accord do
nouveauts. Chacun pour soi, chacun chez soi (pas
d'ateli(^r, sinon l'atelier de M. Ingres et des ateliers de
juste milieu).
Mais aprs? les fils, les hritiers, la descendance de
cette cole?

(l) Ce document est ini^dit.


492 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Quand ces jeunes gens deviennent des hommes, puis
des vieillards, que deviennent, que sont les jeunes gens?
Ici : plus d'atelier... De
uvres diverses,belles
frappantes, marques d'un temprament trs personnel.
Tout cela est-il communicable?

Ignorance... de Decamps. Dguisement de ses im-

puissances. On invente un mtier, on se complique, ne


pouvant plus peindre simplement. On invente les pro-
cds, les points de vue, etc..

Il convient de rattacher au Programme de critique


deux notes manuscrites de Fromentin non dates (1).
Elles paraissent s'y rapporter troitement, soit qu'elles
en annoncent le plan primitif, soit qu'elles se bornent
exprimer des vues
en ce qui touche les coles de
peinture italiennes et franaises analogues aux juge-
ments ports sur les Flamands et les Hollandais dans
les Matres d'autrefois :

II n'est pas difficile de prouver que, mme dans

ses grands tableaux, dits d'histoire, Delacroix n'est


qu'un peintre de genre.
Que dire de Delaroche dont le triomphe est le Duc

de Guise? Que dire de la Jeanne Grey? des Enfants


d' Edouard?

Soufriraient-ils tre faits petits ? En quoi diffrent-


ilsdu genre, sinon par la dimension?. La diffrence est
donc dans la mesure, non dans l'ide.
Qu'est-ce que le genre, sinon l'anecdote introduite

dans l'art, de quelque genre qu'elle soit ; le fait au lieu


de l'ide plastique ; le rcit, quand il y a rcit ;la scne,
l'exactitude du costume, la vraisemblance de l'effet,
(4) Ces notes sont galement indites.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 193

en un mot la vrit soit pittoresque, soit historique,


toutes choses trangres au grand art.
ou le Nouveau Testa-
L'histoire religieuse, l'Ancien
ment, par l'lvation de l'ide qui touche la foi, par
leur contact avec le fond des croyances, par leur loi-
gnement lgendaire, parle mystrieux des faits, s'lvent
au-dessus de l'anecdote et rentrent dans l'pope.
Mais quelle condition? la condition d'tre impr-

gns de foi, comme dans Fra de Fiesole, ou couls dans


le moule d'une forme sublime, comme dans Lonard,

Raphal, Andr del Sarto, ces paens.


L'art est paen, c'est triste dire, mais c'est vrai.
La pense qui prside aux plus hautes conceptions de
la Renaissance est-elle chrtienne ou paenne? Qu'tait-
ce que Lon X, sinon un Mdicis sur le trne de Saint-
Pierre ?
Et cela est si vrai que, prenez la Sainte Famille,
prenez la Charit, prenez la Vierge au i^oile, et consi-
drez. y a deux choses l dedans intimement lies
Il

par combinaisons propres au gnie


les un sentiment :

purement humain dans une forme d'une lvation


sans pareille. Le sentiment, c'est la mre, chaste plutt
que vierge, tendre, recueillie en elle-mme. L'Enfant
est un enfant ; saint Joseph est un pre grave, cares-
sant et protecteur. La scne Mais la forme
est familire.
est toile que cela devient tout simplement l'idal de la
grce, de la majest, et de la grandeur humaine.
Si je ne me trompe, c'est, ici comme dans toutes les
uvres de ceux qui ont t pris de la beaut plastique,
l'apothose de l'homme...
Jamais le sujet n'a t serr de plus prs par les
matres. Du moment que l'art arrive une mise en
scne plus importante, de deux choses l'une, ou il se
transfigure entre les mains des coloristes dcorateurs

13
194 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
vnitiens, et par l'absence de toute couleur vraie et
le mpris de la chronologie, il devient une fantaisie
pique comme les Noces de Cana, ou bien il a l'inten-
tion de rester vrai, et subitement il se rapetisse dans
des hommes encore robustes pourtant comme Carrache
(Annibal) et dans des uvres telles que la Rsurrec-
tion.
Entre les mains des coloristes, des metteurs en scne,
il devient un prtexte, un thme dvelopper dans
le sens du temprament de chacun. Quand Titien fait
V Ensevelissement, qu'y voit-il? un contraste, un corps
blanc, livide et mort, port par des hommes sanguins
et pleur par de grandes Lombardes aux cheveux roux.
L'ide, petite comparativement au fait, devient plas-
tique. Il en fait un chef-d'uvre de peintre.
Les exemples abondent. Je me fais fort de rduire
ainsi, tableau par tableau, l'art la juste mesure de
son objet, de son but, de ses moyens d'expression et
de ses procds...
Pourquoi pas de fond aux tableaux de l'cole espa-
gnole? Pourquoi fond noir ceux italiens?
fond d'or de la peinture antrieure appropri
C'est le

au model, la couleur, l'enveloppe, abstraction de


tout ce qui n'est pas la figure humaine.
Du sujet dans l'art moderne. (Scnes?) de David.
Le contemporain ne que continuer, en la transfor-
fait

mant en romantique, de David. Chercher dans


la routine

l'art ancien quelque chose de comparable Jeanne


Grey.
(f
La logique apporte dans le sujet entrane la couleur
locale ; tout se tient.
Protester.
A ce moment-l le sujet avait un intrt d'apologue,
de moralit, toutes sortes de finesses en dessous.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 195

Et VOUS qui soutenez le tableau de Glaize et les pre-

miers-Paris socialistes, de quel droit niez-vous les pam-


phlets, les harangues rvolutionnaires des Horaces, des
Lonidas, des Brutus? Le jour o le sujet est entr dans
les l'art a descendu examiner
proccupations d'art,
historiquement, prouver en thorie.
Qu'est-ce que Garavage? N'est-ce pas le c/atV-oft^cwr

et le drame introduits dans l'art pique et le rapetis-


sant? C'est un empitement du genre, voil tout.
Le tableau historique, invention moderne, aboutit
aux tableaux de bataille. C'est le thtre ou le rcit

dans l'art.

L'art n'est pas un rcit, c'est une exposition par


la forme et par le fond d'une seule ide grande et
belle.
Poussin ? Examiner fond. En quoi il est moderne,
en quoi cornlien. Il y a chez lui des intentions, des
finesses, qui touchent aux concetti et sont tout prs
d'tre petites : Serpent du dluge, Enfant qui mord son
pouce. Groupe de la Manne, Arcadie. C'est le ct spi-
ou le pathtique ou la leon, chose inconnue
rituel, le trait

des anciens. Ce n'est pas naf dans le sens grand, simple,


fort, bestialement plastique des anciens. C'est un rai-

sonnement. Le grand art raisonne-t-il par syllogismes?


Il conoit, il rve, il voit, il sent, il exprime. Mca-

nisme plus simple et plus naturel.


Lesueur,
moins grand, moins penseur, est plus prs
peut-tre d'tre naf. Il est moins philosophe, moins
docteur, moins raisonneur et moins raisonnable. C'est
plus une me mue par les visions du beau.
A examiner et discuter.
Autre degr du trait mesquin : \a.Didon de Gurin,
la Clytemnestre.
L'art moderne n'est que la monnaie de celui-l. Pro-
196 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
grs incontestable dans le faire, dcadence croissante
dans la conception.

On combien Eugne Fromentin aimait mditer


voit
sur des questions de peinture. Son secret dsir, les
encouragements de ses amis l'incitaient galement
tenter de nouvelles incursions dans la critique d'art. Il

n'y renona jamais (1).


A propos de son tableau les Voleurs de nuit dans le

Sahara, compos durant l'hiver 1864-1865, nous avons


un exemple de la conscience scrupuleuse que Fromentin
apportait dans la documentation de ses uvres. Il

remercie l'astronome Le Verrier, directeur de l'Obser-


vatoire, de l'envoi d'une carte cleste destine la
prparation de ce tableau (2).

Les Voleurs de nuit figurrent au Salon de 1865


avec la Chasse au hron du Muse Cond. La composi-
tion et l'excution de cette dernire toile conquirent
tous les suffrages (3).

(1) M. Dlayant, dans sa note manuscrite sur Fromentin (Biblio-


thque municipale de la Rochelle), quelques critiques aprs lui,
citent parmi les ouvrages du matre des Visites artistiques ou Simples
Plerinages, qui rsumeraient des missions archologiques (?) dont
il aurait t charg. Nous n'avons pu, malgr d'attentives recherches,

trouver trace de ces pages. Le silence de tous ceux qui ont tudi
de prs l'crivain, l'opinion de sa famille et de ses amis, permettent
d'affirmer que cette uvre est purement imaginaire.
(2) Lettre indite du 25 janvier 1865.
(3) Les cavaliers et les chevaux sont piquants, le ciel fin, observ
et saisi la Raffet, crit Ph. B irly (Gazette des Beaux- Arts, 1865,
t. XVIII, p. 473). Si le ciel parat un peu complique Paul M:ntz
(ib^d, p. 520), le reste est bien. Fromentin, un peu mince parfois

dans l'excution, est dcidment un de nos coloristes les plus raf-


fins. MarcdeMon'ifa-jd dans r.4rtisre(l" juin 1865) admire les
Voleurs de nuit, merveilleuse tude de lumire et de chevaux Il y
:

a une hardiesse, une promptitude, une nergie dans les ressorts de


ces muscles, que M. Fromentin a exprims avec une souplesse et
une flexibilit tonnantes. La posie de ce tableau rvle une pro-
CORRESPONDANCE KT FRAGMENTS INDITS 1^7

La correspondance entre Eugne Fromentin et George


Sand ne comporte en 1865 qu'un change de courts
billets sans intrt.
Depuis plus d'un an, la bonne dame de Nohant s'est
installe Palaiseau (Seine-et-Oise) o elle passe de
longs mois coups de frquents dplacements. Fromentin
se prsente un jour la porte de la maison rustique.
Le malheureux Manceau est l'agonie, George Sand
repose. Le voyageur, conduit par les domestiques,
se retire sans insister. Le lendemain, la maltresse de
maison lui reproche sa discrtion a malade
atroce ;

et brise de fatigue, elle l'et pourtant reu (1). Les


visites des amis les plus chers sont le seul soulagement
qu'elle puisse prouver en face de la mort imminente
du meilleur des tres et des amis . Que Fromentin

revienne donc la voir.


Il rpond le lendemain qu'il n'esprait pas tre admis

au chevet du malade a Je voulais qu'il st que j'tais


:

fonde et juste observation de la nature. Charles Timbal (journal


le Franais) loue dans la Chasse au hron la manire du peintre, la
fracheur et la juste harmonie des eaux, du ciel et de l'horizon.
Quant Thophile Gauiier, toujours si admiratif de l'uvre de
Fromentin, il discute cependant le parti pris de coloration des
Voleurs de nuit (Moniteur universel, 22 juillet 1865) C'est gris et
:

froid, mais le tableau n'en demeure pas moins bon. La Chasse au


hron est d'une couleur charmante. Dans les nuages blancs, les
eaux gratignes de lumire, les croupes satines des chevaux, les
plis soyeux des haks et des burnous, il y a quelque chose de la ma-
nire limpide, argente et transparente de Bonington. Au sujet do
cette toile, Fromentin crit quelques annes plus tard sa femme :

Mon tableau Chasse au hron a t achet par Brame et Durand-

Ruel M. Marmontel douz" mill francs. Il devait appartenir, en dfi-


nitive, M. Van Prat, ministre de la maison du roi des Belges,
quand il a t saisi au passage au prix de vingt mille francs, par le
prince d'Aqmla, frre du roi do Naples... C'est le dire que ma
peinture suit un mouvement de hausse continu. La Chasse au
hron a t, croyons-nous, paye par le duc d'Aumale quarante-six
mille francs. On sait que cette toile est un des joyaux de Chantilly.
(1) Lettre du 18 aot 1865.
198 CORRESPONDANCK E FRAGMENTS INDITS
l. Je ne vous apportais ni consolation, ni fausse esp-
rance, mais j'avais besoin de vous serrer la main ten-
drement et de vous dire combien je le regrette et com-
bien je vous plains.
Lorsque le peintre retourne, cinq
jours plus tard, Palaiseau, c'est pour la crmonie
funbre de Manceau.
Durant cet t 1865 o le cholra svit Paris, Fro-
mentin, comme il lui arrivait peu prs chaque anne
de le faire, rside quelque temps Montoire (Loir-et-
Cher), chez son ami M. Busson.
Il subit une de ses crises accoutumes de grippe et

de fivre. Puis il passe l'automne Saint-Maurice,


entre sa femme, sa sa mre et son pre, g de
fille,

quatre-vingts ans. Le vieillard se montre depuis quelques


annes tout fait fier de son fils et la vie de famille
n'a plus de nuages. Mais Eugne est si mal install
dans la vieille maison patrimoniale qu'il n'y peut gure
travailler.
En George Sand, de retour Paris, rue
fvrier 1866,
des Feuillantines, prie Fromentin de l'y aller voir :

C'est encore loin, les Feuillantines, et vous tes bien


occup. Moi, je n'ai plus grand'chose faire en ce monde
que d'aimer ceux qui m'aiment et de ne pas leur tre
lourde. Embrassez pour moi votre chre femme et
aimez-moi tous deux comme je vous aime.
Le Salon de 1866 (1) n'est pas de ceux qui font poque

(1) Tribu nomade en marche vers les pturages du Tell; Un tang


dans les oasis.
ThophileGautier compte les deux tableaux exposs
parmi les meilleurs de l'artiste {Moniteur universel du 17 juillet
1866) Jamais Fromentin, dit-il, ne fut plus distingu, plus rare
:

et plus fin de couleur. Il y a dans cette gamme argente, rose,


bleutre, une dlicatesse anglaise qui fait penser Bonington et
aux premiers giaours de Delacroix. Mais, en les qualifiant de
petits chefs-d'uvre , Gautier n'en signale pas moins dans ces

deux tableaux une attnuation par le souvenir du caractre aride,


robuste, farouche, des paysages africains, qui lui paraissent trop
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 1M9

dans la carrire du peintre. Cependant George Sand


crit, propos de cette exposition :

Mardi soir [9 mai 1866].

Mon ami, votre tableau est le diamant du Salon


et un un diamant. vous n'avez pas la mdaille d'hon-
Si
neur, ce sera une injustice ou une btise. Mais qu'im-
porte? Vous n'en serez pas moins le premier, et une
grande distance de tous les autres.
Je vous embrasse et je suis bien contente >

Ce sont les dernires lignes de George Sand Eugne


Fromentin qui nous soient parvenues. De lui elle
nous possdons, en outre, quatre billets non dats, sans
intrt pour le public. Pendant les dix annes qu'ils
vcurent encore l'un et l'autre, les deux crivains
n'eurent-ils plus aucune occasion de correspondre? Ou
plutt leurs lettres ont-elles t gares?
Rien ne fait supposer, en tout cas, que leur mutuelle
sympathie se soit attnue. C'est l'poque o George
Sand crit propos de Fromentin (1) Il jouit d'une :

considration mrite, sa vie tant, comme son esprit,


un modle de dlicatesse, d(^ got, de persvrance et
de distinction... Heureux ceux qui peuvent vivre dans
l'intimit de cet homme exquis tous gards !

Quant Fromentin, en signant, \e l^" juin J871, \a


prface de la troisime dition du Sahara, il rappelle

adoucis et comme teintes d'un vert anglais ou normand.


Charles
Bla ic, qui n'a jamais fot Fromentin, voit dans la Tribu nomade

d(!S nierveill(>s de triclierie. Le mtier a ses riji^ueui's. l'esprit ne sufllt


pas. Il nt; faut pas ijue le spectateur soit oblig de .suppler par l'ima-
gination au vague des indications pittoresques. (Gazette des Beaux-
Arts, 1866.)
(1) Lettre M. Jules Claretie, cite par M. Oonse.
200 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
avec une motion demeure vive combien l'accueil
de George Sand, ses dbuts, Ta surpris, touch,
rendu heureux, et il lui adresse encore un salut recon-
naissant.
On trouve une preuve suprme de ces sentiments
indfectibles dans la lettre qu'Eugne Fromentin crivit
Maurice Sand lendemain du jour o mourut sa
le
mre ge de soixante-douze ans, le 8 juin 1876 (1).
En 1866, durant son sjour Saint-Maurice, le peintre,
trop l'troit pour travailler dans la vieille maison
qu'il partage avec sa famille, se dcide acheter une
baraque voisine et la faire lever d'un tage pour

y amnager un atelier (l'atelier qu'on y voit encore


aujourd'hui). Il y a l un petit jardin, et l'organisation
y serait assez pratique. L'avenir mme de son travail
durant les vacances annuelles dpendant de l'aboutis-
sement de ce projet, Fromentin s'en inquite beaucoup,
car le travail demeure la proccupation dominante de
son esprit.
Il se plaint M. Busson, en septembre 1866, d'avoir

(1) Lettre du 9 juin 1876, publie plus loin.


Une du 30 aot 1866 M. Charles Busson montre quelles
lettre
taient encore parfois les difficults financires que rencontrait l'ar-
tiste a Cher ami, je suis dans un grand embarras. Jusqu' pr-
:

sent, c'tait l'argent qui me retenait. Vautier me rpond plaisamment


que notre Mcne se promne et qu'il n'y a pas d'argent en caisse.
Brame (marchand de tableaux) gn par de grands dcouverts. Enfin
me voil pourvu, grce deux petits tableaux faits en quatre jours
et dont j'ai exig le rglement comptant, grce aussi un nouvel
acompte que le Brame m'a lch, quand il m'a vu dispos lui reve-
nir. Reste la question du temps...
Vers la mme poque, nous
voyons Fromentin confesser Alfred Arago a Quoiqu'il
: me
rpugne normment de demander, je suis oblig d'en venir l. C'est
tout de suite et non plus tard que j'aurais besoin d'une commande et
d'un acompte. Il refuse, ce moment, huit mille francs d'une toile
qui en vaut ses yeux dix milli Une autre fois, cependant, il accepte
.

quatre mille francs d'un tableau, disant que c'est maigre, mais
qu'il a besoin d'argent. (Lettres Arago, indites.)
GORRESPONDANCE K FRAGMENTS INDITS 201

derrire lui une anne dont le bilan est drisoire. J'ai


cru bien faire, dit-il, en essayant du nouveau pour
tendre au mieux. A dfaut de rsultat immdiat, je
me suis flatt d'en tirer des progrs, une facilit plus
grande manier la nature, et le moyen de me varier.
Il est fort possible que je me sois tromp du tout au
tout. C'est ce que je me propose d'examiner loisir

pendant les mditations de mes vacances, et nous en


causerons. )>

Et le 29 septembre, au mme :

Croyez-moi, l'heure qu'il pour vous comme est,


pour moi, le but d'un travail sagement dirig doit
tre qu'il n'y ait plus dans nos ateliers de non-valeurs,
sinon le rebut, c'est--dire ce qui est constat mau-
vais.
En attendant l'envoi des tableaux l'Exposition
universelle de 1867, on
proccupe Paris, ds la
se
fin d'octobre, des lections pour le jury. Elles auront
lieu le 15 novembre.
De Saint-Maurice, Fromentin en cause, le 11, avec
M. Busson Bida m'avait crit ces jours-ci pour me
:

demander quand j'arriverais et si je ne croyais pas


trs ncessaire de m'en occuper avec vous d'abord,
ensuite avec mes amis. Il va, me disait-il, clore des
listes labores Dieu sait o, et une liste bien concerte,

quelle qu'elle soit, a grande chance de passer. Je lui


rponds ce matin que nous sommes, vous et moi, dans
une gale impossibilit de nous mler de ces tripotages,
que nous ne les aimons pas plus l'un que l'autre, et que,
cette fois-ci comme nous laisserons faire...
les autres,
Quelle que soit la vous savez que je n'en puis
liste,

retirer que de l'ennui, vex si l'on m'carte, sincrement


dsol si l'on me nomme...
i>02 COKRESPONDANGE ET FRAGMENTS INEDITS

A Alexandre Bida.

Paris, 22 novembre 1866.

Si je pas rpondu, quoique votre lettre,


ne vous ai

plus qu'aucune autre, exiget une rponse immdiate,


c'est que j'avais personnellement de grands ennuis.
Mon frre tait, et est encore trs souffrant ;
je dis
souffrant, pour ne rien prjuger d'un avenir qui m'effraie
singulirement ; ma chre mre, seule vaillante entre
la maladie inquitante de mon frre et les quatre-vingts
ans passs de mon pre, m'inspire une piti que vous
comprenez. J'ai failli rester tout fait l-bas, pour
remplir, tant qu'il et t besoin, des devoirs auprs
desquels les soins ou de la gloire ou de
du travail
l'argent sont peu de chose. Il a cependant fallu se
sparer, et me voil, dans les dispositions d'esprit que
vous devinez
J'apprends que nous sommes, vous et moi, du

jury pour l'Universelle quelle corve, grand Dieu


;
!

et que vais- je faire de ma pauvre vie dj bien emp-


tre?...
Je vais aujourd'hui me lancer dans ce Paris dont j'ai

horreur chaque fois que j'y rentre, et aprs un ou deux


jours de cette vie turbulente, pour laquelle je ne suis plus
fait, je vais tcher de me claquemurer chez moi, bien
rsolu ne plus sortir du cercle troit de mes affections,
et en attendant impatiemment, cher ami, que vous y
soyez rentr.
Hors de l, rien de bon, rien de vrai, rien de conforme
mes besoins...

Fromentin ne sait s'il doit exposer et engager ses


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS fo3

amis le faire (1). On dit le local insuffisant et dtes-


table. Rousseau, Diaz, Isabey, Millet, Baudry, annoncent
l'intention de s'abstenir. La plupart des autres expo-
seront.
Eugne Fromentin se dcide enfin envoyer l'Expo-
sition quelques-unes de ses meilleures
universelle
toiles (2). Il est rcompens d'une premire mdaille.
L't 1867 lui apporte malheureusement de srieux
ennuis. Ce qui, pour tout autre que lui, et t de peu
d'importance, avait beaucoup de prise sur sa nature
sensitive l'excs. Sa fiert souffrait intolrablement
d'tre souponne d'une intrigue ou d'une vilenie. De
l vint qu'il se brouilla cette poque avec la princesse
Mathilde (3).

Il tait, depuis quelques annes., en relations suivies


avec elle. Il frquentait rue de Courcelles et coudoyait
Saint-Gratien les artistes les plus en vue. Il lui arri-

vait de recommander la Princesse des camarades


mritants.
En 1866, cette puissante amie, dont on connat les
caprices, ayant pri Fromentin d'crire un article sur

son salon, fut blesse qu'il dclint cet honneur. Or,


en 1867, M. Hbert tait propos pour la premire
mdaille. La Princesse, dont il faisait le portrait, sou-

tenait sa candidature. Elle choua. Sur la foi d'on ne


sait quels propos errons ou perfides, elle s'imagina

Lettre M. Busson, 5 drembre 1866.


(1)
Il y joint deux tableaux nouveaux
(2) les Bateleurs ni^res et
:

les Femmes des Ouled-Nayls.


Paul Mantz constate (Gazette des
Beaux-Arts, 1867) qu'on parcourrait vainement les paieries t^ran-
gres pour y trouver un matre pareil A lui. Plus dclicat que robuste,
il a la finesse, le charme. Ce qui lui manque parfois, c'est la force,
aussi bien dans l'ex^H^utionque dans le coloris.
(3) Princesse Mathilde
Ltitia-Wilhelmine B- naparto, fille
du roi Jrme, no en 1820, morte le 8 janvier 190'*. On sait ce que
fut son salon sous le second Empire.
204 CORRESPONDANCK KT FRAGMENTS liNKDITS

que Fromentin, Bida, Rousseau et leurs amis com-


muns, membres du jury, taient responsables de cet
chec. Ils auraient, dans leurs dlibrations, op-
pos Millet Hbert. L'estime et l'amiti que Fro-
mentin professait pour ce dernier tmoignaient, au-
tant que son caractre, qu'il n'avait pas pris une
pareille attitude. Il avait, au contraire, vot pour le
candidat de la Princesse, avec lequel il demeura, mme
au cours de ces ridicules difficults, dans les meilleurs
termes.
Elle ne voulut rien entendre, ni permettre ceux
qu'elle accusait de se justifier. Son irritation tait
extrme. Eugne Fromentin se dfendit avec hauteur.
Les incidents se greffant les uns sur les autres, l'affaire
s'envenima on en vint presque un clat. La prin-
;

cesse Mathilde ferma son salon aux coupables elle ;

le leur signifia schement. Puis, grce de sages inter-


ventions,
M. Hbert lui-mme intercda pour ses
amis,
elle revint quelque peu de ses prventions,

sans dsarmer compltement (1). Elle crivit Fro-


mentin une lettre qu'il qualifie d'absurde et de m-
chante et au cours d'un de ses dners, Saint-Gratien,
elle exhala contre ceux qu'elle accusait toute sa mau-

vaise humeur (2).


Fromentin se dcida alors s'expliquer par corres-
pondance avec cette femme irascible. Aprs deux ou
trois brouillons qu'il jugea trop vifs, il s'arrta la
rdaction qui suit :

Lettre de Fromentin M. Busson, 18 aot 1867.


(1)
Journal des Concourt, 5 aot 1867 Aujourd'hui, elle crache
(2) :

ses amertumes propos de l'ingratitude des artistes au sujet de X...


et de Y... qu'elle accuse d'avoir men toute l'intrigue pour emp-
cher la premire mdaille d'Hbert. Elle rappelle tout ce qu'elle a
fait pour eux.

I
CORRESPOiNDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 205

A la princesse Mathilde,

Ce samedi, 17 aot 1867.


(1 Princesse,

Hbert m'a communiqu une lettre qu'il a reue de

Votre Altesse, o mon nom figure ct de celui de


mon ami Bida et qui est de nature nous affliger l'un
et l'autre. vous dplairait d'entendre des explica-
Il

tions devenues en effet tardives je me conformerai :

strictement vos dsirs, qui sont des ordres. Votre


Altesse daignera-t-elle seulement accorder cette der-
nire faveur de le lire quelqu'un que l'on continuera
probablement d'accuser, sans qu'il ait eu jamais la
facult de se dfendre?
A mon profond regret, je m'aperois. Princesse, qu'on
vous a mal renseigne sur ma conduite et, malgr le

soin que je croyais avoir pris de me montrer toujours


tel que je suis, j'ai bien peur que Votre Altesse ne se
soit form une ide inexacte de ma personne.
Ma conduite n'a pas cess d'tre des plus naturelles
et des plus claires : j'ai soutenu des opinions bonnes et
dfendu des intrts qui me paraissaient d'autant plus
srieux qu'il s'agissait uniquement de ceux des autres.
En cela, je n'ai fait que remplir un devoir en usant
d'un droit. Si j'ai contribu crer quelques embarras,
jevous certifie que je l'ignorais. Il est vrai de dire que,
dans tous les cas, il m'et t difficile de faire dpendre
mes opinions de mes sentiments.
a En dehors de ma conduite publique, f entends connue
de tous, je ne vois rien ni dans mes actes, ni dans mes
paroles, qui puisse expliquer le dplaisir que je vous ai
caus. Si l'on vous a dit que je suis pour quelque chose
206 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
dans l'chec d'un ami, on vous a tromp, Princesse ;

cet chec, je l'ai dplor plus que personne, aprs avoir


fait tout ce qui dpendait de moi pour le prvenir.

Hbert, qui n'avait pas besoin de cette assurance pour


tre certain de ma probit, a reu sur ce point ma
parole, et cela sufft, n'est-ce pas, Votre Altesse aussi
bien qu' lui?
On m'accuserait, dit-on, d'intrigues, de manuvres
du caractre le dans quel but?
plus quivoque, et
Dans le but de favoriser un artiste que j'estime, sans
doute, au dtriment d'un homme qui avait pour lui son
talent et de plus mon amiti. L'histoire est de tous
points perfide et ridicule, et vous me ferez la grce,
Princesse, de juger diffremment mes habitudes ! De
pareils bruits ne se discutant pas, je ne saurais les
relever autrement que par un dmenti.
Quant aux que Votre Altesse aurait
torts plus directs
me reprocher comme un oubli de ce que je lui dois,
Votre Altesse daignera certainement se souvenir qu'en
me jugeant impropre au travail pour lequel elle voulait
bien me dsigner je proposai d'y mettre mon nom, si
je dclinai l'honneur de le faire (1).

Il n'en est pas moins vrai, Princesse, que votre lettre


est sans appel : voil le seul fait indubitable. La porte
que vous me laissez ouverte est celle des suspects, et
Votre Altesse ne voudra pas admettre que je rentre
chez elle par cette porte-l.
Je n'oublierai rien ni les bonts dont j'ai t per-
:

sonnellement l'objet, ni des services qui me sont d'au-


tant plus chers qu'ils s'adressaient des amis. Je con-
serverai de mon passage dans la maison de Votre Altesse
.un souvenir intact de reconnaissance et de regret.

(1 ) L'article sur le salon de la princesse.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 207

N'ayant commis, Dieu merci, aucune des fautes dont


on m'accuse, il me sera moins dur d'tre puni sans me
sentir ingrat. Je tcherai de me consoler avec la pense
que deux sentiments subsisteront quand mme aprs
ce malentendu un peu d'estime, de la part de Votre
:

Altesse, et, de mon ct, beaucoup de respect et de


dvouement.
Eugne Fromentin.

La princesse Mathilde rpond, le 25, qu'elle ne pou-


vait accder la demande d'explications sollicite par
M. Hbert au nom d'Eugne Fromentin. Elle n'a jamais
eu, quant elle, l'intention de lui demander de s'ex-
pliquer sur ses faits et gestes. Mais de quel droit porte-
t-il contre elle des accusations que rien ne justifie?
Hbert que sa maison lui
Elle lui a fait dclarer par
demeurait ouverte comme par le pass. En qualifiant
cette porte de porte des suspects, Fromentin s'est
laiss entraner trop loin.
M. Hbert Bida conseillent alors leur ami, puis-
et
qu'on ne lui reproche rien, de demander pardon de ses
susceptibilits qu'il rponde galamment la Princesse,
:

sans raideur et sans espoir de la convaincre ; bref des


regrets, la main sur le cur et le chapeau plumes trs
bas !... (1).

Piqu au vif, Fromentin, dont on connat l'indpen-


dance, ne se rsolut pas aux concessions qu'on lui

demandait. Il ne rentra en grce que trois annes plus


tard, par l'entremise de M. Hbert (2). C'tait aprs
la chute du rgime imprial, alors que nombre des
anciens amis de la Princesse se htaient de l'aban-
donner.

(1) Lettre de M. Hbert Fromentin, 30 aot 1867.


(2) Ibid., sans date.
208 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Mais, en 1867, Bida et Fromentin furent punis de
leur attitude par rajournement de leur promotion dans
Tordre de la Lgion d'honneur, promotion qui devait
suivre l'Exposition universelle.
Au mois d'octobre de la mme anne, une vacance
s'tant produite l'Acadmie des Beaux- Arts, par suite
de la mort de Picot, Fromentin, sur les instances de
du Mesnil et sous les auspices de Grome, de Gabanel,
de Meissonier, pose sa candidature. Il ne se fait pas
d'illusion sur l'issue de la lutte (1).

A M. Charles Busson.

Paris, 29 octobre [1867], mardi soir.

Cher ami, voil donc huit jours que je suis ici (votre
lettre m'a trouv arrivant) et huit jours que je mne
une vie abominable et ridicule pour le profit que je vais
vous dire.
Un excellent accueil partout, accueil fait ma per-
sonne, des sympathies imprvues dans les bas-fonds de
l'Acadmie, o je ne croyais trouver que de l'indiff-

rence et souvent la plus complte ignorance de mon


nom. J'acquiers ainsi la preuve qu'on m'y estime, qu'on
m'y dsire en certains coins et que je suis de ceux dont
on se dit Nous l'aurons. Voil quant aux dispositions
:

gnrales, qu'il ne faut pas confondre avec celles du


moment. L'avenir est un terrain commode sur lequel
il est toujours agrable et peu gnant, et pas du tout

compromettant, de se montrer affable et gnreux.


La situation prsente est beaucoup moins jolie.

(1) Lettres Mme Eugne Fromentin, le 27 octobre, et Bida,


le 29.

I
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 209

D'abord rAcadmie, ayant dcid, contrairement aux


anciens usages, que tous les peintres, quel que soit leur
genre, taient admis concourir ce fauteuil, les can-
didats se sont rus. Il y en a dix-sept !... Outre la
division sur les personnes, il y aura d'abord un dbat
de fond sur les genres. Dans cette circonstance, je suis
radicalement perdu. Si le paysage l'emporte, ce sera
Franais ou Gabat si ; c'est l'histoire, nous aurons
Pils (1) ou un autre. Dans tout les cas, j'aurai le tort
de ne reprsenter positivement ni l'un ni l'autre, et
notez bien que je ne parle pas de l'lection, qui jamais,
au grand jamais, ne saurait pour le moment se faire en
ma faveur ;
je parle uniquement d'une chose plus
modeste et beaucoup plus simple en apparence, mon
inscription sur la liste de la section. Succs provisoire,
qui n'est aprs tout qu'un bon point, et un chelon
vers l'avenir, d'aprs rang qu'on y occupe. Eh bien
le !

mon cher, il est bien probable que je n'arriverai mme


pas jusque-l, Pils me barrant absolument le chemin
du ct de mes amis, et les autres ayant leur candidat
spcial et de signification plus tranche, voil.
a Je n'achve pas moins la srie curante de mes
visites, coutant ceux qui me reprsentent qu'il faut
semer longtemps la porte de l'Acadmie pour y
rcolter un jour un brin de palme. En aurai-jo le cou-
rage, la patience et la dure? l'avenir le dira.

Le mme Fromentin en dpeignant sa femme


jour,
l'tat d'esprit que l'on connat lui avoue qu'il attend
le rsultat sans motion et la conjure de ne pas prendre

ces choses-l trop au vif. Il n'y a pas s'attrister de


ces dcisions du sort Tu n'en veux pas aux loteries
:

(1) Isidore-Augustin Pils (1813-1875), lvo de Lethire et de


Picot, peintre do sujets religieux et d'histoiro. termina sa carrire
par de la peinture militaire.

14
210 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
qui te font gagner des bretelles au lieu du gros lot :

qu'il en soit ainsi des lots distribus par les Acadmies.

Fromentin ne figure pas sur la liste de l'Acadmie,


qui comprend notamment Franais, Bouguereau et
Flandrin. En revanche, il arrive le quatrime sur la
liste de sa section, entre Pils et Isabey, aprs son ancien
matre Gabat ; c'est un premier succs qui permet de
concevoir quelques esprances.
Le candidat suppute longuement les chances qu'il
peut avoir et conclut, dans ses confidences sa femme,
que sans Pils, sa situation serait simplement magni-
fique (1).

Le voici parvenu la veille de l'lection. Il djeune


avec Meissonier. Il crit sa femme pour lui annoncer
son dpart par le premier train, ds qu'il aura connais-
sance du scrutin : Tu sais que les proccupations
propres Paris et les dboires de cette nature dispa-
raissent aussitt que j'ai mis le pied dans Saint-Mau-
rice... Je suis quitte envers moi-mme. J'ai fait avec
soin, avec zle, avec application, souvent avec adresse,
tout ce qui m'tait command par les intrts de ma
dmarche. Il que Gabat ne passt pas,
serait bien utile
je dis trs utile mes esprances pour l'avenir. L'im-
portant, c'est que j'ai fini... Tout ce que j'ai fait,
argent, temps pass, sacrifice mme de tendresse, se
trouvera pay plus tard. Ge que ma prsence a opr
en faveur de ma candidature dfinitive et de mon nom
est incalculable, et tu ne saurais te l'imaginer.
Eugne Fromentin ne fut pas lu. G'est Pils qui

(1) Tout en faisant ses visites acadmiques, Eugne Fromentin,


sur instances de Brame et de Durand-Ruel, leur cde pour
les
douze mille francs sa Chasse au lion, non encore termine. Ge
tableau figurera au Salon de 1868.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 211

l'emporta. Fromentin n'appartiendra jamais l'Institut.


Il crivait au peintre Couder deux ou trois jours aprs

le vote (15 novembre) (1) :

J'apprends le rsultat de l'lection de mercredi.


L'Acadmie a fait un noble choix et pas un artiste
sincre n'aura le droit de s'en montrer bless. En ce
qui me regarde, avec la candidature dses-
il tait clair,
pre qui me barrait la route, que j'tais perdu. La
trs naturelle obstination de mes amis ne devait et
ne pouvait servir personne et le seul effet qui pt
;

en rsulter, c'tait de ruiner toutes mes chances sans


aucun profit pour leur candidat. Je l'avais prvu et je
n'en suis pas plus affect que surpris.

AM. Busson, peu aprs cette campagne Quant :

l'Institut, c'est maintenant de l'histoire ancienne. Vous


me connaissez quand il s'agit de pareilles choses. Je
m'y donne srieusement au moment voulu le lende- ;

main, je ne m'en souviens pas plus que d'un rve qui


a mal tourn.
La fm de l'anne 1867 est attriste pour Fromentin
par la mort do son pre.

A Alexandre Bida.

Paris, lundi, 6 janvier 1868.

Cher ami, c'tait moi de vous informer, et ds le


a

premier jour, du malheur qui nous frappait. Nous avons


mis en commun dj tant de choses de notre vi(^ qu'il
vous appai'tiMiait, mon ami, de partager des premiers
rallliction vritable o nous a tous plongs la mort de

(1) Lettre obligeamment communique par M. Gadala. Alexandre


Couder (1809-1879), fut un peintre de tlours ot do fruits estim.
212 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
mon bien-aim pre ;
ne l'ai pas fait, et je vous prie
je
de me le pardonner. Christophe (1) vous a-t-il dit com-
ment nous avons t surpris par cet vnement auquel,
en toute sagesse, nous aurions d nous prparer depuis
longtemps? Mon cher pre tait, pour ainsi dire, en
pleine sant, de corps, d'esprit, d'habitudes. Aucune
facult n'tait visiblement diminue chez lui, malgr
ses quatre-vingt-deux ans rvolus. La veille encore, il

avait fait seul avec son domestique sa promenade quo-


tidienne la campagne ;
quand au matin, le 19, aprs
son lever, tout habill dj, il a t pris d'une sorte
d'toufement, un arrt dans la circulation, qui l'a fait
blmir et subitement l'a mis en dfaillance. Il s'est
assis dans un fauteuil, et entre les bras de mon frre
et de ma mre, qui ne le croyaient qu'vanoui, il a eu
l'air de s'assoupir, il tait mort.
Je ne suis donc arriv que vingt-quatre heures aprs,
vingt-quatre-heures trop tard, mon profond chagrin.
J'avais une peur horrible pour ma mre ; elle a tra-
vers hroquement ces malheureuses journes ; tant
il est vrai croyance en Dieu fait des miracles.
que la
J'ai pass dix jours auprs d'elle, la distrayant, l'occu-
pant d'affaires, remplissant autant que possible cette
malheureuse maison, o, aprs cinquante-deux annes
d'une intimit de toutes les minutes, pour la premire
fois de sa vie elle allait se trouver seule. Je ne l'ai

quitte que rassur sur sa rsignation et tranquillis par


les preuves de fier courage qu'elle venait de me donner.
y a maintenant huit jours que je suis ici, dans les
Il

humeurs noires, ressassant des souvenirs amers, inca-


pable de travail, plus incapable encore d'crire qui
que ce soit...

(1) Le sculpteur connu, un des plus chers amis de Fromentin,


n en 1827, mort en 1872, lve de Rude.
CORRESPONDANCK KT FRAGMENTS INEDITS i\'i

A Madame Eugne Fromentin.

Saint-Maurice, dcembre 1867.

a Chre amie, merci de tes lettres. Nous les avons


reues au moment o ma mre revenait de la messe.
Elles lui ont fait Car elle t'aime tendrement,
du bien.
ma chre mre, et si tu savais combien de fois elle mlait
ton nom et celui de Marguerite l'expression conti-
nuelle de sa douleur. Elle est bien. Et la journe d'hier
s'est passe sans secousse trop violente. Pendant la
triste crmonie, elle a dsir rester seule. J'avais seu-
lement obtenu d'elle que la suprieure de la Providence
l'assistt jusqu' notre retour. Toute autre personne
l'et gne dans ses prires. Mon amie, ma mre est un
tre admirable, nous ne l'aimerons jamais assez, nous
n'aurons jamais assez de vnration pour cette me
exquise. Chris-la, crois-moi, de toutes tes forces, et
bnissons le ciel de nous avoir donn deux mres comme
la tienne et la mienne, et de nous avoir fait connatre
en elles...

Dans les dernires annes de sa vie, le vieux docteur


Fromentin faisait encore de la peinture. A l'exposition
rochelaise de 1866, il ne craignit pas d'envoyer une
de ses toiles surannes qu'il fallut placer la ciniaiso
ct du Fauconnier arabe de son fils.

Rconcili enfin avec la carrire d'Eugne, fier de


lui plus d'un titre, il n'en regrettait pas moins, dans
son for intrieur, que ce fils et sacrifi sa vocation
arlislique un avenir plus bourgeois Quel avocat il
:

aurait fait I s'criait-il parfois en coutant les bril-


214 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
lantes improvisations du peintre. Celui-ci ne tenait
point rigueur son pre de sa rsistance aux ambitions
les plus lgitimes. Il l'aimait tendrement et fut pro-
fondment affect par sa mort. A dater de cet vne-
ment, il redoubla pour sa mre de soins et d'attentions.
Le logement qu'elle occupa ds lors Saint-Maurice
tant contigu au sien, il allait la voir chaque jour
son lever. C'est ce du matin .
qu'il appelait sa prire
Il ne manquait jamais de passer encore ses cts une
partie de la journe et de la soire.
Auprintemps de l'anne 1868, Eugne Fromentin
crit au pote Albert Mrat, propos du volume de
posies les Chimres, que l'auteur lui avait fait tenir (1)
: :

A Albert Mrat.

3 mai 1868.

Le remarquable volume que vous avez bien voulu


m'adresser est d'un bout l'autre une uvre charmante,


naturelle, mue, sensible l'excs, jeune et n'affectant
point d'anticiper sur les annes, parfaite de forme,
habile au possible, raffine sans trace de manire ;

j'ajoute aucunement pdante, ce qui lui donne une


grce native inestimable.
Il y a l le produit comme involontaire d'un esprit
vraiment pote et d'une main exquise : heureuse union
qui ne se rencontre pas communment ! Enfin, et ceci
n'est aprs tout moindre do vos dons, vous tes
que le

un grand paysagiste et vous m^ prouv z qu'avec qua-


;

torze vers, ce que je savais du reste, on peut faire un

(1) Lettre extraite des uvres choisies de M. Albert Mrat (Lemerre,


1906), le pote parnassien bien connu, n en 1840.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 215

tableau meilleur et de beaucoup meilleur que l'original,


mme aprs celui qui l'a rv et vainement essay.
Est-ce ma faute? Est-ce celle du mtier qui me sert
et qui, soyez sr, est bien ingrat ct du vtre, et bien
incomplet dans sa soi-disant prcision?
Je serais dispos croire que vous avez sur nous
l'avantage d'une langue sans pareille. Au surplus, je
l'adore entre toutes et mon malheureux mtier me don-
nant, par habitude, un got particulier pour les perfec-

tions de la langue, vous m'excuserez de les priser si haut


quand je les rencontre pareil degr dans une uvre
d'art...

Au Salon de 1868, Eugne Fromentin expose ses


Arabes attaqus par une lionne et les Centaures et Cen-
taur esses s' exerant tirer de l'arc.
La premire de ces toiles fut loue pour sa vigueur.
La seconde, si diffrente des autres uvres du peintre,
occupa beaucoup la critique (1).

Le sujet est tir d'un passage du dialogue de Lucien Xeuxis


(1)
et Antiochus. Fromentin caressait depuis longtemps l'ide plas-
tique de l'homme-cheval. (Voir Une anne dans le Sahel. 9 dit,,
p. 282.)
Grandegor dans la Gazette des Beaux-Arts, voit dans ce
tableau une uvre laborieusement manire, traite avec une fan-
taisie trop parisienne discordant avec la franchise de l'esprit du
peintre et la haute rserve de son talent.
D'autres, tout en louant le
model solide des Centauresses, la finesse d'enveloppe et le vaporeux
du paysage, s'lvent contre les tendances ralistes dplaces dans
un sujet antique et signalent dans cet essai un manque absolu de
style. (Henry Houssayk, Revue des Deux Mondes, X^axvWX'll.)
Jean Rousseau (,V Art,\%ll) voit dans \es, Centauresses des bustes de
grisettes parisiennes sur des chevaux pur sang.
Thophile G.uilior
(Moniteur universel, 17 mai 1868) trouve ce tableau un air de
vraisemblance il semble fait d'aprs nature . Le buste et les paules
;

de la Centauresse couche, la plus jolie femme pourrait on tre


jalouse. Peut-tre est-ce mme le dfaut de l'uvre. Fromentin
a pos sur un cheval trs vrai une femme trs relle et d'une beaut
toute moderne, l'assemblage produit un effet bizarre. Si elle
216 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
La plupart de ceux qui en firent mention, la jugrent
svrement.
Parmi les rares admirateurs sans restriction de cette
tentative, un jeune peintre de talent, M. Odilon Redon,
dans une srie d'articles sur le Salon de 1868, s'arrte
longuement sur l'exposition de Fromentin (1). Aprs
avoir not la finesse, l'lgance, la distinction coutu-
mire de l'artiste, le critique traite la question de plus
haut. Le crateur des Centaures ses yeux, un des
est,

rares peintres qui aient su, tout en se livrant l'tude


salutaire de la nature, s'en dgager assez cependant
pour faire la fantaisie la large place qui lui convient (2).
Se plaant de prime abord sur le terrain des ides,
M. Odilon Redon revendique les droits de l'idalisme
en peinture et salue dans les Centaures le retour un
art humain, un art intrieur, interprtation plus libre
et plus personnelle de la ralit.
C'tait pntrer fort justement la pense de derrire

relevait ses cheveux d'or en chignon et mettait un bout de corsage,


la Centauresse de M. Fromentin pourrait assister une reprsenta-
tion de l'Opra, accoude au rebord de velours d'une baignoire...
M. Louis Gonse discerne dans les Centaures un effort trs respec-
table et trs intressant pour sortir de la peinture de genre. Il ajoute
que c'est une uvre un peu pnible et d'une signification assez com-
plique, d'un coloris ple, mais trs fine en somme, trs curieuse en
bien des parties et d'une excution trs dlicate. (Ouvrag- cit, p. 82.)
(1) La Gironde, de Bordeaux, lf juillet 1868.
Nous devons com-
munication de cet article et de la lettre de remerciement de Fro-
mentin l'obligeance de M. Odilon R.don. C'est, croyons-nous,
le seul essai critique auquel il se soit livr.
Ravivant une page de la mythologie, les Centaures sont,
(2)
dit M. Odilon Redon, l'indice certain de points de vue nouveaux,
moins exclusifs et, partant, plus vrais, plus fconds une mani- ;

festation de cette vrit que l'artiste peut puiser aux sources de son
imagination, interprter librement l'histoire et traduire les potes;
les deux envois de Fromentin au Salon de 1868 paraissent crer un
genre intermdiaire entre la scne et le paysage, en levant le paysage
la hauteur de la peinture d'histoire.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS i>17

la tte d'Eugne Fromentin. Cette transposition que,


par la profondeur et la vivacit de ses souvenirs, il avait,
vingt annes durant, opre dans le domaine de l'orien-
talisme, il la voulait tenter ailleurs. Les Centaures
n'taient que l'aboutissement d'une lente et consciente
volution vers la figure et vers l'ide, vers ce qu'on
appelait alors la grande peinture (1).

Fromentin remercie aussitt le jeune critique des


lignes qu'il lui a consacres.

A M, Odilon Redon,

15 juillet 1868.

a Cette anne plus que jamais, j'avais besoin d'tre


confirm dans la pense qu'avec beaucoup de dfauts
sans doute mes tableaux contenaient quelques qualits.
Vous le dites avec autorit, contrairement tant de
gens qui n'y ont vu que des erreurs ;
je suis dispos

vous croire et je vous en remercie.


Mais ce qui me parait beaucoup plus srieux, c'est

que vous voulez bien discuter, propos de mes Cen-


taures, une question gnrale, qui malheureusement est
par trop oublie de nos jours : de cer-
c'est la lgitimit
taines uvres et notre droit, obstinment
si mconnu,
de faire intervenir la fantaisie dans l'art et l'art dans la

(1) On trouverait ces ides en germe dans les notes qui font suite
au Programme de critique. (Voyez plus haut, p. 195 et suiv.) Fro-
mentin reprit, quelques annes plus tard, pour la dcoration de
l'htel Pava, l'ide des Centaures. Les cartons de ces esquisses,
plus savantes qu'mues, ont t donnes par la famille du peintre
au Muse de la Rochelle. Une autre tude de Centaures et de Cen-
tauresses, non termine, appartient Mme Alexandre Billotte, ne
Eugne Fromentin.
218 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
reprsentation du vrai. Il m'importe, en effet, beaucoup
moins d'avoir russi un tableau que de l'avoir tent, et
d'tre assur que l'entreprise tait lgitime et nouvelle.
En me donnant raison contre tous les crivains de

la presse, du moins ceux que j'ai lus, vous me faites un


plaisir extrme et si je n'tais pas aussi directement
;

en cause, je vous demanderais la permission de vous


dire, mon tour, combien je trouve original et hardi le
point de vue o vous placez la critique, et quel point
j'apprcie le talent que vous y dployez.

(( Eugne Fromentin.

Au mois d'octobre 1868, le peintre d'histoire et de


sujets religieux Picot, membre de l'Institut, vient
mourir. MM. Grome
Cabanel invitent Eugne Fro-
et
mentin poser de nouveau sa candidature au fauteuil
ainsi devenu vacant. Il ne semble pas s'y tre dcid.
A la fm du printemps 1869, il se rend en Alsace, au
second mariage de son ami Alexandre Bida. En com-
pagnie du sculpteur Christophe et de Gaston Paris, il
passe par Ble, o il visite le muse et la cathdrale.
Il y admire le Rhin. Le tout ne parat pas lui avoir
caus une vive impression. Il se dclare seulement
charm et n'en reparle plus. On conte cependant qu'en
face d'un portrait de femme de Holbein il s'cria, en
serrant fortement le bras d'un de ses compagnons :

Ah mon an, si je pouvais faire de la peinture comme


!

a (1) !...

Au Salon de 1869, Eugne Fromentin envoie une


Fantasia en Algrie et sa Halte de muletiers (2). Quelque

Gaston Pbis, Penseurs et Potes : Alexandre Bida.


(1)
Philippe Burty loue ces envois, bien qu'ils donnent de la
(2)
vie arabe un spectacle moins hroque que Delacroix . {Gazette

I
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 219

bien accueillis qu'aient t ces envois, l'artiste s'inquite


des attaques dont il est l'objet de la part de certains
critiques. Maintenant que son art ne surprend plus et
que sa matrise n'est plus discutable, on le jalouse. Sa
sensibilit, si vulnrable, saigne de ces coups d'pingles.
Il ardemment que jamais de se renou-
s'efforce plus
veler. Il caresse un moment l'ide de rditer le Sahara
et le Sahel en les illustrant. Le projet n'aboutit pas.
Sur ces entrefaites, s'organise la commission invite
par le vice-roi d'Egypte pour reprsenter la France
l'inauguration du canal de Suez. Soixante invitations
sont rserves la France. Le nom de Fromentin ayant
t prononc par Charles-Edmond, qui avait la Cour
qu Ique crdit, le peintre dclare qu'il serait ravi de faire
partie de la caravane (1). Charles-Edmond obtient l'invi-

tation, Fromentin l'en remercie avec effusion : Je vous


devrai certainement de grandes jouissances d'esprit.

L'artiste allait tre propos, l'issue du Salon, pour


la rosette d'officier de la Lgion d'honneur. Mais le
surintendant des Boaux-Arts, M. de Nieuvvorkorko. ne
lui pardonnait pas sa bi'ouille avec la princesse Mathilde

des Beaux-Arts, 1869.)


Paul Mantz continue reconnatre en
Fromentin le vrai matre de l'Orient. La Fantasia est d'une exquise
finesse et d'une coloration trs brillante; certains dtHails sont
peints ravir dans une gamme spirituelle et douce qui n'et pas
dplu Philip Wouvermans. {Gazette des Beaux-Arts, 1869.)
G. Lafenesl'e note, son tour, que Fromentin excelle rendre
les brumes incertaines et les fines demi-teintes, toutes les impres-
sions discrtes qu'en outre de la splendeur violente du soleil com-
porte le vritable Orient. La sduction harmonique des accords,
aucun artiste ne la combine aujourd'hui mieux que le peintre de
la Fantasia.
M. Louis Go ^ {ouv ge cit, p. 93) afTlrme gale-
ment qu'aucun peintre, ft-ce Delacroix ou Henri Rgnault, n'et
pu russir mieux que Fromentin traduire le spectacle blouissant
de la fantasia arabe.
(1) Lettre Ghailes-EJmond, 1" juillet 1869. La rponse de
Fromentin est du 3.
220 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
deux annes auparavant, et moins encore l'indpendance
de son caractre dans les oprations des jurys annuels.
Il que Fromentin avait plusieurs fois donn
se rappelait
le signal de la rsistance aux inspirations administra-
tives, par exemple lors de la tentative de rtablissement
du prix du Salon o sa fermet tint en chec un ministre
qui n'avait pas craint de revenir sur sa parole (1).

Encourag par ses amis, le peintre se dcide passer


par-dessus la tte du surintendant et s'expliquer
directement avec l'Empereur.

A M, Charles Busson,

Ce jeudi soir, 15 juillet 1869.


a Cher ami,

Je termine mon Passage de rivire, interrompu


presque depuis votre dpart. Je m'y suis remis il y a
cinq jours, et l'ai beaucoup amlior, je crois. Il tait

morne, je l'ai ranim, en repeignant les figures une


une d'un bout l'autre. Il est fort avanc. Brame (saviez-
vous qu'il lui appartient?) en est, je crois, trs satisfait.
De plus, j'ai mis en train deux trs petites choses qui
seront, j'espre, termines en mme temps que le grand
tableau. Enfin, un Amricain aurait grande envie de
mes Hommes qui meurent de soif, et mon dsir est de le
terminer galement et de le livrer, de manire ne rien
laisser derrire moi de ce qui pourrait tre attendu avant
mon retour...
a Quant mes affaires avec l'administration, il est pro-
bable, moins que la politique n'y mette absolument

(1) Lettres indites de M. Hbsrt Fromentin. Le comte de


Nieuwerkerke, directeur gnral des Muses ds 1849, tait surin-
tendant des Beaux- Arts depuis 1853.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 221

obstacle,ou que je verrai l'Empereur, ou que je lui ferai


passer une note. Nieuwerkerke, plus obstin que jamais
dans sa rancune, a l'intention formelle de ne pas me
proposer. La chose est claire, et me dgageant de tout
scrupule, je me suis mnag Saint-Gloud un entretien
avec Pitri, le secrtaire particulier de l'Empereur. Je
lui ai fait part de mon une audience, en
dsir d'avoir
lui en donnant les motifs tout au long. Il est convenu

que fin juillet je lui crirai de nouveau cet effet. La


chose manquera probablement, mais j'aurai du moins
la satisfaction de m'tre dfendu, et puis cette certitude
acquise que c'est de la haine me rend dsormais tout
lger...

Je suis invit l'inauguration de l'isthme. Le


vice-roi a fait soixante invitations anglaises, soixante
invitations franaises, et j'en fais partie avec Grome,
Berchre, et, dit-on, Bclly. Armand du
Mesnil y repr-
sente le ministre de l'Instruction publique. L'Aca-
dmie des sciences y est reprsente par un tas de gens
que je connais Bortholot, Jamin, Bertrand, Sainte-
:

Claire-Deville, etc. De plus About, Sardou, etc..


:

a C'est bien tentant, surtout si, comme je l'espre,


Armand se dcide venir avec nous. Outre la solennit
de l'inauguration, on nous mne en vapeur jusqu'au
fond de la haute Egypte, dfrays de tout, bien entendu,
depuis Marseille, o nous prendra un bateau nolis
pour nous. D'abord je m'y amuserai, et puis, mme en
courant toute vapeur, j'aurai vu, et, la photographie
aidant, j'acquerrai le droit de faire, quand l'envie m'en
prendra, un tableau gyptien, tout comme un autre...

Au 15 aot, Fromentin est promu officier de la Lgion


d'honneur. Nieuwerkerke affecte une rconciliation ot
donn<' l'accolade au nonvc^au proinn.
222 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A M, Charles Busson,

[Paris], ce mardi, 17 aot 1869.


Cher ami,

Nous partons ce soir ;


jugez du sens dessus dessous.
J'avais mille choses vous dire ;
que de ragots ! si vous
aviez t l !Nous nous sommes embrasss la dis-
tribution. Il parat qu'on guettait ce moment-l je :

me serais trouv mal si j'avais su qu'on connt l'his-


toire et dnouement.
qu'on en guettait le

Le soir, au dner du Marchal, nous nous serions

march sur les pieds, sans nous reconnatre. Il est


furieux. A la minute mme o le dcret, parti sans mon
nom, rentrait dans les bureaux avec mon nom ajouta
d'une criture reconnaissable, le bruit s'en est rpandu
dans les corridors. Arago, heureux mais constern, ne
savait plus quelle tte faire.
Le Marchal a dit Car-
daillac, qui me l'a rpt J'en suis bien aise, car on
:

dit M. F... un homme de talent. C'est fcheux pour


M. de N... et c'est regrettable la fm de son adminis-
tration. Il est, en effet, fini ; selon toute vraisemblance,
nous ne le trouverons plus l. Quelles drles de conver-
sations j'ai eues, avec divers, au fumoir du Marchal !

J'ai bien vu et constat que le colosse tait croulant.


Et Chennevires, brave garon, dvou et opprim,
enchan par la reconnaissance, et gonfl de tristesse
et de dgot, quels aveux curieux il m'a faits Il affec- !

tait de se promener mon bras devant son matre.


Quels indices !... et Du Sommerard !... il fallait voir !...

Enfin, n'en parlons plus. Demain, je serai dans la tran-


quillit de mon village (1).

(1) La satisfaction de Fromentin tait mle d'un regret : il


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 223

A Saint-Maurice, ds la fin d'aot, Fromentin se


plaint de n'avoir aucune ide de travail (1). Il lui fau-
drait devant lui un mois de langueur et deux mois
pleins de pioche active . Rentr vers le l'" octobre, il

va partir pour l'Egypte.

A M. Charles Busson.

Mercredi, 6 octobre 1869.

Cher ami, je pars demain soir, avec toute une


bande o j'ai beaucoup de camarades, sinon d'amis :

Berchre d'abord, Grome ;


Chennevires est des
ntres ;
Guillaume, des Beaux-Arts, Gautier (ce
qui n'est pas le plus drle !). Je ne sais ni quand ni
comment nous pourrons crire, car je prvois que nous
aurons tout, except des moyens frquents et rapides de
correspondre.
Nous n'y ferons rien ; nous renonons mme aux
botes couleurs, comme devant tre tout fait inu-
J'emporte seulement un peu d'aquarelle, quelques
tiles.

crayons et de quoi crire. J'crirai plus que je ne des-


sinerai. D'ailleurs, nous avons nos photographes.
Je ne suis pas trs gai. Cette sparation de deux mois
me cote...

Le dpart de Paris a lieu le 7. Fromentin, le cur


serr de quitter les siens, adresse sa femme, ds son
arrive Marseille, des recommandations et des adieux
(9 octobre).

s'tait employ activement, mais en vain, pour que Bida ft com-


pris dans la mme promotion que lui. (Lettre Bida du mmo
jour.)
(1) Lettre h M. Busson, 30 aot 1809.
224 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Ma chre fille, tu as t pour moi d'une bont par-
faite et dont je te remercie. J'en ai t touch, comme si

depuis dix-sept ans tu ne m'avais pas longuement ac-


coutum ta tendresse et tes soins... Quand nous nous
retrouverons en dcembre, ces six jours passs en-
semble l'htel, si tristement finis, puisqu'il a fallu se
quitter, ne nous laisseront plus que des souvenirs char-
mants que nous aimerons nous rappeler quelquefois...
Je n'cris pas ma chre mre que cette lettre en ce
:

qu'elle a de gnral soit pour vous tous. C'est toi, amie,


que je charge de l'embrasser, comme tu sais que je
l'aime, comme je sais que tu l'aimes aussi. Elle aura
souvent besoin d'tre assiste. Je sais ce que tu peux
fairequand tu te laisses aller aux mouvements de ton
cur. Le meilleur moyen de rsister certains soucis,
c'est de s'occuper avec tendresse de ceux des autres i)

On s'embarque 9 Marseille. Le voyage durera


le

trois mois, par Alexandrie, le Caire, la haute Egypte,


enfin Suez et Ismalia. Dans l'entassement et le brouhaha
de la vie bord, Fromentin prend des notes (1). La
Commission, disperse pour remonter le Nil sur plu-
sieurs bateaux, est remise aux mains des agents du
vice-roi et se laisse transporter comme une cargaison
de humains. On n'a le temps ni d'crire, ni mme
colis
de beaucoup songer. L'arrive sur la terre d'Egypte
n'avait t, dit Fromentin, qu'une rapide et brillante
apparition, rappelant Alger en moins beau (2) .

(1) C'est dans ces notes qu'il faut aller chercher les impressions
de l'artiste et du littrateur que ne reflte gure la correspondance.
Le carnet de voyage a t publi en entier par M. Louis Gonse
ouvnig; cit, p. 255.). Il est d'un haut intrt. L'original contient,
en outre, quelques bouts de croquis au crayon, uniquement des-
tins fixer le souvenir.
(2) I^ettre Mme Eugne Fromentin, 1 5 octobre 1 869, d'Alexandrie.
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS fo

Il vivement mu pourtant do reprendre contact


est
avec l'Orient. Le premier convoi de dromadaires lui
fait battre le cur. Le Nil l'enthousiasme. Il en tudie

les miroitements, les eaux bleues ou fauves, les brumes


grises et roses. Il esquisse en style tlgraphique des
couchers de soleil et des levers de lune sur le fleuve,
ilcontemple des ciels accablants de lumire. L'crivain
ne tue pas en lui le peintre. Mais il lui faut renfermer
dans sa seule mmoire mille croquis, dessins et aqua-
relles, des paysages, des lignes d'horizon, des tudes
de petites villes et de personnages groups sur les rives.

Ce dfil rapide dans les plus admirables sites, sans un


instant de recueillement, cette plthore de sensations
confuses et d'motions qui tournent court, puisent
l'artiste. Il se dsole des incommodits de la vie en
commun, il enrage de ne pouvoir fixer ce qu'il entre-
voit. La chaleur, les moustiques, l'insomnie, la tension
nerveuse altrent enfin sa sant. Il est pris di^ ces accs
de fivre auxquels il est sujet.

A Mme Eugne Fromentin.

Le Caire, 20 octobre 1869, jeudi matin.

Chre bien-aime, nous partons demain matin pour


la haute Egypte. On s'embarque le soir, on couche
bord afin de lever l'ancre ds le point du jour...
Berchre est au bateau, je l'attends pour savoir si

je dois emporter ma grande caisse ou stuilement ma

valise et prparer mon bagage en hte, comme tout


se fait ici, dans ce voyage bride abattue. Pas un'de
nous, mme Grome, qui, tu le sais, sait employer les
minutes, n'a eu le tt^Tips d(^ faire nn seul croquis. Pour
15
226 CORRESPONDANCfc: ET FRAGMENTS INDITS

mon compte, je n'ai pas vu le quart de ce qu'il m'impor-


taitde voir, et je n'ai donn aux plus admirables choses
qu'un coup d'il, en courant de toute la vitesse de nos
montures.Aurons-nous plus de loisirs sur le Nil? Je
l'espre, sans y compter...
L'Impratrice arrive demain matin, nous n'assis-
terons donc pas son entre, pour laquelle on fait les
plus grands prparatifs. De son sjour au Caire je ne
connatrai que le palais qu'elle doit habiter (et qui
donne bien la plus trange ide de l'opulence inutile
et du mauvais got des Orientaux qui se civilisent), et
ses grands bateaux de voyage...
Hier, dner de famille avec huit de mes compagnons

chL^z le ministre Nubar-Pacha. Tu comprends que quand

il faut, le soir, se mettre en cravate blanche, le jour


penser des visites, s'occuper do quelques achats;
comme je l'ai fait, ce qui reste pour les courses de peintre
est bien court et bien morcel.
Avant-hier, grand dner et fte arabe de nuit chez
un richissime gyptien, fermier gnral des domaines.
Trs curieux.
Tout le monde va bien, le temps continue d'tre
admirable et il ne cessera plus qu' notre retour dans
l'isthme, peut-tre. Le soleil est brlant mais l'air est

plutt frais, les nuits magnifiques. Il fera trs frais


le soir dans la Haute Egypte, aprs des journes acca-

blantes nous emportons nos plus gros paletots d'hiver...


;

Les fleurs de jasmin, bien fltries, que je


t'envoie, ont t cueillies Hliopolis, au vieux Caire,
au lieu dit P Arbre de la Vierge, o, d'aprs la tradition
arabe, la Vi<'rg(s saint Joseph et l'Enfant Jsus se
seraient reposs. Un<^ autre station de la Vierge est
consacre par une glise copt e fort curif^use, et garde
avec le plus grand respect par des fellahs. Je t'ai dit
CORUESPONDANCh: ET FHAGMEiNS INDITS 227

combien nous avons lieu d'tre touchs des attentions, des


gards, des amabilits, des soins prvoyants dont nous
sommes l'objet de la part du vice-roi et de ses agents.
Si j'ai quoique tranquillit bord, pendant que le

bateau sera en marche et entre chaque station, je


commencerai
il sera grand temps
de fixer, au moins,
par dos notes crites le plus gros de mes souvenirs. Ils
abondent, et, dfaut de croquis, ils me seront d'une
certaine utilit, mme pour certains tableaux. A mon
retour au Caire, je ferai, de plus, une ample provision
de photographies ; elles ne vous donneront qu'une bien
imparfaite ide de la beaut des choses ; vous n'y verrez
ni l'incomparable qualit de la lumire, ni les distances
(toutes amoindries), ni la couleur, moins varie qu'au
Sahara, mais particulire et peut-tre encore plus dli-
cate. Elles aideront du moins ma mmoire et fixeront des
formes qui chappent au souvenir le plus sr de lui. Il

nous reste voir le plus extraordinaire certainement ;

que sera-ce donc? Tu me connais et tu peux deviner quel


est mon tourment d'admirer et de n'en rien retenir...
Nubar-Pacha et sa femme, qui est charmante,
m'offraient hier soir l'hospitalit de leur petit palais
pour mon retour au Caire et pour le temps que j(^ vou-
drais y passer. Quel rve ! Mais tout je profrerais
\u\ petit trou paisible avec un travail libio di qui^lques
jours...

A M, Charles Basson.

Minieh (Haute-Egypte),
ce dimanche, 24 octobre 1869, matin.

Cher ami, uous voici Minieh, Haute-Egypte. Nous


l' montons le Nil grande vitesse. Le Nil est trop haut
228 CORRKSl'ONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
pour qu'on s'arrte aux endroits prescrits dans l'itin-
raire ce que nous manquerons de voir en montant, on
;

nous promet de le visiter au retour. Notre premire


station srieuse sera demain Kneh notre plus ;

long sjour sur le Nil, samedi et dimanche, aux ruines


de Thbes.
J'ai pri Marie, mes chers amis, de vous donner

rgulirement de mes nouvelles. Elle a d vous dire


avec quelle prcipitation nous avons voyag jusqu'
prsent et le peu de temps que nous avons eu pour
apercevoir au galop tant et tant de merveilles, aussitt
disparues qu'entrevues.
En somme, voyage que nous faisons est stupide,
le

et peut-tre un jour, quand il me sera dmontr qu'il


ne m'en reste rien, regretterai-je amrement de l'avoir
fait pour si peu de profit, ou, l'ayant fait, de ne l'avoir

pas prolong. Pas un croquis, pas une note d'aquarelle.


Quand ce n'est pas une voiture qui nous emporte, c'est
un baudet qui galope entre nos jambes maintenant ;

c'est un bateau qui tremble sous nos pieds et rend


matriellement impossible la tenue d'un crayon. Pas
plus d'arrt maintenant que de repos au Caire un con- ;

tinuel et rapide dfil de choses tonnantes : gens,


btes, paysages, fleuve unique, un ciel incomparables
et des eaux !... Oh ! si nous voyions cela ensemble
cher ami,
deux ou trois, dans une bonne cange nos ordres,
nous arrtant aux bons endroits, ayant du temps, dans
le silence et non pas dans le tumulte, table frugale, et

non pas une taJble d'hte avec vin de Champagne soir


et matin, causant des lieux et de notre mtier un peu,
au lieu des conversations de commis voyageurs, et des
charges d'atelier qui remplissent tous les repas, s'il en
tait ainsi, mon bon, quel voyage ! et quel bagage pour
la fin de nos jours !
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 229

Nous allons bien tous, ce qui veut dire que jusqu'


prsent le climat n'a prouv personne. Il fait trs chaud

le jour ; les matines sont agrables ; les soires trop


humides seulement, mais magnifiques, grce la lune.
Je ne vous dis rien de la premire partie du voyage,

ni du Caire, une merveille occuper et dsesprer


la vie d'un peintre, ni des montagnes, ni des tombeaux,
ni des mosques, ni de ce fleuve-roi, ni de la lumire,
quelle lumire si je ne vous montre rien de tout cela,
!

je vous en fatiguerai les au retour. Je viens


oreilles
d'crire ma femme pendant qu'on fait du charbon
Minieh, et aprs avoir visit cette jolie ville baigne
dans le fleuve.

c Nous devions lever l'ancre avant huit heures ; il en


est neuf et demie ! Voil tous les Egyptiens : ils ont
pour eux l'ternit. Cependant je crois qu'on se dcide
partir, et je m'interromps.
Adieu. Ceci n'est qu'un simple bonjour, envoy
hlas ! de bien loin.

A Madame Eugne Fromentin.

Minieh, ce diinanrhe, 24 octobre 1869,


7 heures et demie du matin.

Voici notre troisime journe de navigation sur


le Nil ; nous nous loignons rapidement du Caire ; dans
quatre jours nous serons Thbes. Le temps est admi-
rable, trs chaud pendant l'aprs-midi, agrable le

matin il serait dlicieux le soir s'il n'y avait sur le


;

pont une humidit qu'il faut viter dans ces climats


et si nos salons n'taient pas touffants. Le pays magni-
fique et le Nil un des plus beaux fleuves qu'il y ait
230 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
au monde. Notre installation bord n'est pas sans
reproche cela tient surtout l'incurie et la malpro-
;

pret de l'quipage, qui est italien. L'expdition se


compose de quatre vapeurs, tranant la remorque
trois grandes canges et le chaland qui porte les pro-
visions...
Pour des raisons que nous ignorons, mais probable-

ment aussi cause du courant, qui est trs rapide, de


la hauteur des eaux, qui oblige plus de prudence, et
surtout des deux lourds bateaux que le ntre trane
la remorque, nous avons chaque jour un retard de
plusieurs heures. Nous continuons donc de marcher
au clair de lune, ne mouillons qu'au milieu de la nuit,

et le matin on n'en finit pas pour prendre les vivres et

le charbon. En outre, toujours cause de la crue du


fleuve qui rend en ce moment impossibles les abords des
pyramides de Giseh et de Saqquara, nous ne les visi-

terons qu'au retour.


a II du matin. Levs cinq, nous avons
est huit heures
pu mettre pied terre 'et visiter Minieh. Hier nous
avions de mme visit Bene-Souef, deux jolies petites
villes, deux gros villages poss aux bords du fleuve,

de physionomie purement saharienne et qui me rap-


pellent exactement des souvenirs trs chers, avec le
magnifique fleuve en plus.
c Le jour et pendant que le bateau marche, je m'as-

sieds l'ombre, qui est rare, recherche et par cons-


quent fort encombre. Je note rapidement et par crit
tout ce qui passe, tout ce que j'observe, et, faute de
croquis impossible f^ire, cause de la mobilit dont
du moins des indications de pein-
je te parle, j'aurai
ture bien mcomplte, mais de quelque utilit pour mes
souvenirs.
Si j'avais un [)eu de la lorme qui m'chapoe, pour
C0RHK8P0NDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 2S1

joindre aux impressions de lumire et de couleurs dont je


beaucoup trop rapide, dfil de-
fais provision, ce rapide,

vant des merveilles ne serait cependant pas sans profit.


Tout ce qui est monument, dbris historiques, nous

allons nous y arrter, le voir et le bien voir. Mais le


paysage, les habitudes, les habitants, ces dlicieuses
marines tous les tournants du fleuve, on a jug natu-
rellement que cela n'entrait pas dans un programme
d'exploration qui pt intresser tout le monde. Et nous
autres peintres, on nous fait impitoyablement passer
toute vapeur devant nos vritables sujets d'tudes.
Le courrier de France a d arriver hier seulement

au Caire. Nous sommes partis le cur trs gros de nous


en loigner avant d'avoir reu un seul mot des ntres.
Je ne te dis pas quel point cette privation totale de
nouvelles depuis dix-sept jours me touimente en secret
et me parat dure...
Je continue donc d'treheureux de tout ce que
je vois et dsespr de sentir que tant de choses
m'chappent. Il faut en prendre son parti c'est un train ;

de plaisir organis pour des gens du monde et dans


lequel on a gliss trois ou quatre paires d'yeux d'artistes.
On va se remettre en marche, et le petit mouvement

convulsif va recommencer. Je quitte la table du salon,


je reprends album de notes et crayons, et je vais rega-
gner mon poste d'observation sur le pont.
Adieu tous, que Dieu vous protge, mre, frre et
sur, enfant, et loi ma femme chrie et ma fille bion-
aime ;
je vous aime du fond du cur et vous embrasse
de toutes mes forces.
Eugne.

Si je te tenais ici, si je t'avais eue hier au soir sur la


plate-forme du bateau do quatre heures sept heures,
232 CORRESPONDANCI-: KT FRAGMENTS INDITS
pendant le plus merveilleux coucher de soleil que j'aie
jamais vu, suivi d'un lever de lune d'une beaut gale,
si tu avais t l, pauvre chre, tu aurais t heureuse,

certes, tu aurais pouss de petits cris de joie, et mon


plaisir et t doubl du tien.
C'est stupide et dsesprant de garder cela pour soi
seul Et dire que si quelqu'un bord a eu le sentiment
!

de la beaut du spectacle, personne non plus n'en


saura rien : c'est voir, ce n'est pas peindre.

A la mme.

Thbes, Louqsor,
vendredi, 29 octobre 1869, 3 heures.

tf Chre bien-aime, nous voici Thbes, mouills au


pied mme des temples de Louqsor.
Nous y passons la journe du 30 et celle du 31 ; c'est,
tu le sais, le point culminant de notre voyage. Les dbris
historiques y sont immenses, rpandus sur les deux
rives du fleuve, nous aurons donc tout juste le temps
de les visiter. Les distances sont longues, la chaleur
est trs forte ; et les mille incommodits du voyage et
du climat qui se rvlent au fur et mesure et rendent
toute occupation difficile, font de toute course force un
supplice ; aussi je n'en userai qu' mon aise. Nous
allons bien; et tous, c'est l'important, on est content.
Je le suis, je le serais pleinement, je te l'ai dit au dpart,
si je pouvais en rapporter quoi que ce soit d'utile. Mais
pas un de nous n'a, jusqu' prsent, pu faire un croquis,
et il faut dornavant en faire son deuil. Quant aux
notes que je prends, autant que l'horrible chaleur du
bord et le dfaut de tranquillit me le permettent, je
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 233

ne vois pas, jusqu' prsent, qu'il puisse en sortir un


livre. Cependant, nous verrons cela plus tard ce qui ;

m'ennuie, c'est qu'on l'attend de moi et que tout le

bateau y compte comme sur une chose en train de se


faire.

Pas encore de lettres, j'ose peine te le dire, chre


amie, pour ne pas te causer l'ennui de me savoir tour-


ment. Imagine je t'ai quitte le 7, j'ai quitt Saint-
:

Maurice, ma chre mre, ma fille, tous les miens le 30


et depuis un mois moins un jour, rien ou peu prs, et
depuis vingt-deux jours, sparation totale, c'est trs dur !

Je renonce, chre, te parler de ce que je vois ; c'est


toujours extrmement curieux, quelquefois admirable.
Sois tranquille : tu connatras ton Nil et ton Egypte
aussi bien que moi, si tu veux m'entendre, et tu n'auras
pas eu, chose apprciable, la fatigue du voyage. Ma
pauvre amie, je ne voudrais pas te voir ici bord. Et
toi qui n'aimes pas les mouches Tu sauras que, pen- !

dant que je t'cris, l'arrire du bateau, l'ombre,


il y en a des centaines qui nous dvorent j(^ finis par ;

en prendre mon parti, dans l'impossibilit absolue de


m'en prserver. A quatre heures, quand
la chaleur sera

un peu tombe, je monterai baudet et irai visiter


Karnak beaucoup de mes compagnons n'ont pas os
;

s'y aventurer plus tt. Hier nous avions Kneh de


35 36 degrs, 31 degrs jusqu' dix heures du soir sur
le pont. Quant nos cabines, je n'ai pas vrifi, mais la

temprature y est tout simplement insupportable de


dix heures du matin dix heures du soir la nuit nous ;

apporte seule un peu de relche. Malgr tout cela nous


allons : mais mous, lches, et le retour vers le Caire
nous paratra bien dlicieux.
Excuse-moi, chre, la plume me tombe des mains,
les mouches m'exasprent.
234 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Quevous aime, mes chres bien-aimes, et comme
je
la dislance o je suis de vous, je sens fortement que
mes racines sont o vous tes !

Le 3 novembre, sur le Nil, entre Silsileh et Assouan,


le voyageur, toujours sans nouvelles des siens, crit
sa femme Nous avons su par Sa Majest elle-mme
:

(l'Impratrice qui venait de rejoindre en route la Com-


mission) que Paris tait tranquille, que l'Empereur se
porte bien, qu'il neige kComi[)\gnQ. C important, est

sans doute, mais ce n'est point Ah assez. ! j'en ai fini

avec voyages qui sont des supplices


les Et lende- ! le

main, la mme (4 novembre, d'Assouan) Ceci (le :

retard indfini des lettres) a tout simplement empoi-


sonn notre voyage, le mien en particulier, de dcep-,

lions quotidiennes, d'espoirs toujours ajourns, et d'un


continuel souci.

Il note encore sur son carnet de route (1): Au fond,


je m'ennuie et j'ai l'esprit trs chagrin. Il me semble
que je suis dport Assouan... L'il est distrait,

le cur est ailleurs.

De retour au Caire, et enfin en possession de sa cor-


respondance de famille, Fromentin s'crie (2) Ce :

matin, nous avons vu les pyramides Digne bouquet !

d'un voyage admirable,


admirable faire en une autre
saison, par d'autres moyens, ou avec une prcipitation
moins puisante... Que je vous aime, mes pauvres
amies et comme un voyage au pays d'o je viens fait
!

aimer avec rage le chez soi si lointain o l'on a laiss


sa femme et sa fille !

A Commission apprend qu'un bateau


Ismalia, la
gyptien a coul en travers du canal on ne sait si le ;

(1) Le 1" novembre, de Louqsor.


(2) Lettre Mme Eugne Fromentin, 13 novembre.

I
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 235

passage pourra tre ouvert... Enfin le canal est dgag.


L'Impratrice, sur vapeur V Aigle, y fait son entre
le

sensationnelle aux cts de M. de Lesseps. Le luxe et


la mise en scne de ces ftes sont feriques. Fromentin

rve des Mille et une Nuits. La confusion est, d'ailleurs,

son comble. On passe par toutes sortes d'aventures,


on retrouve toute espce de gens qu'on n'a pas vus depuis
vingt ans. Bref, c'est magique et c'est cocasse. Ce
serait extrmement drle, si ce n'tait ahurissant.
Fromentin et la petite troupe dont il fait partie sont
arrivs Port-Sad trop tard pour assister l'entre
des escadres, premier tableau de la fte inaugurale (1):
t Mais nous avons vu leur dbouch dans le lac Timsa,
par consquent leur arrive au cur de l'isthme c'est ;

l qu'avait lieu la vraie fte. Et vritablement, pendant


deux jours, nous avons eu sous les yeux le spectacle
le plus extraordinaire !... Notre fantastique voyage,
dont tu ne sais rien, parce que je n'ai jamais eu le temps
de t'en rien crire, a eu l son bouquet. Les ftes ont
dur deux jours... Pendant ce temps, il s'agissait de
gagner Suez, au milieu d'un inexprimable dsordre, et
de s'y loger, chose encore plus difiicile et plus dou-
teuse. Une petite bande fort unie, dont je fais partie, a
trouv le moyen de filer droit d'Ismalia Suez sur un
bateau de service et d'y ai'rlv< le mme soir, cl, par
i'

une chance que beaucoup d'autres n'ont pas eue, d'lie


recueillie bord d'un grand navire des Messageries
impriales...
K Voil commenl., chre ami(\ nous n^stons ce soir,
quatre seulement, logs avec l'tat-majoi' de Vlmp-
ratrice. Ces quatre insparables soiil, j'iniagiti(\ l'heure
qu'il est, le seul noyau compact et subsistant de cette

(1) A Mme Eupt^ne FroiiKMif in. 21 mncmbre, en rade de Suez.


236 CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
belle expdition que le dfaut d'ordre, de direction,
l'ennui, le dcouragement, ont parpille un peu par-
tout et finalement compltement dissoute.
Quant moi, je serais dsol de n'avoir pas vu ce

que j'ai vu, et mme, quoique le sjour en soit mono-


tone, de n'avoir pas pass ces deux journes de mouil-
lage en mer Rouge avec des gens hospitaliers, aimables.
Voici la premire journe peut-tre depuis mon dpart
o je me suis retrouv dans le silence, en possession de
moi-mme, entour d'un bien-tre complet. Il fait frais.
Et l'air de la mer repose de celui du Nil. D'ailleurs,
l'endroit est trs beau, et l'Asie est l, deux milles...

Au retour de l'isthme, quelques jours encore au Caire


pour visiter la ville de plus prs. L, la petite expdi-
tion se disloque. Il en est, comme Berchre, qui se
dcident rester plus longtemps sur la terre d'Egypte.

A Madame Eugne Fromentin.

Le Caire, 25 novembre 1869, jeudi au soir.

Quant moi, je n'ai pas de raison de m'y attarder :

je n'ai rien commenc me faille achever je n'ai ni


qu'il ;

bote, ni rien, et comme je ne me suis pas servi une fois


de mon crayon, sinon pour crire, ce n'est pas le moment
que je choisirai pour vu de l'Egypte et du
le tailler. J'ai

Caire tout ce qu'il est permis d'en voir dans un voyage


tire-d'aile, comme que nous achevons. Je suis
celui
sr d'en connatre tout ce qu'on en voit par les sur-
faces. J'ai devin, je crois, beaucoup de choses, j'en ai
ressenti beaucoup trs vivement. Pour ce qui est cou-
leur, j'ai une mmoire dont je sais la fidlit, quand
CORRKSPONDANCh: ET FRAGMENTS INED1T8 237

elle a t mue une fois et frappe vivement par des


images. Pour le reste, formes, sujets, costumes, lignes,
l'essentiel en un mot, je m'en tirerai comme je pourrai.
Je n'ai rien me reprocher c'tait impossible
:
;
je n'ai
que des regrets.
Quant au livre, nous en causerons aussi. Sans parler
du dsir que j'ai, ma chre bien-aime, de faire cesser
ta solitude et la mienne, n'ayant en conscience aucun
motif srieux pour justifier mon retard, aussitt que
j'aurai reu ma passe d'embarquement, je pars.
Le temps est admirable et le Caire est la plus belle
ville de l'Orient ;
je l'affirme sans connatre les autres.
Et maintenant, en attendant bientt, je vous serre

l'une et l'autre sur mon cur, mes deux bien-aimes-

Eugne.

Fromentin repasse enfin la mer, bloui, bout de forces.


En vue de Toulon, il s'crie (1) Je viens de faire :

un rve trange et trs fatigant. J'ai rv que je visi-


tais l'Egypte.

Avant mme de quitter le Caire, encore hbt de la


foire mondiale laquelle il vient d'assister, puis par
les vingt-trois nuits passes sur rsume le Nil, l'artiste

ainsi ses impressions, inquiet de les formuler en un livre


qui ne les dfigure pas (2) Je voudrais donner des
:

choses que je vois une ide simple, claire et vraie,


mouvoir avec le souvenir de ce qui m'a mu, laisser
le lecteur indifierent poui' ce qui ne m'a pas intress

moi-mme, ne rien grandii' plaisir, et, me tenant tou-

(1) 5 dcembre, carnet de voyage. (Voir M. Gonse, ouvrage cit


p. 338.)
(2) 26 novembre, du Caire. Carnet de voyajje. (Voir M. Gonsb
ouvrage cit, p. 331.)
238 C0RUI-:S1>0NDANCK ET FRAGMENTS [NEDITS
jours dans la mesure des choses, les rappeler ceux qui
les connaissent, les rendre sensibles et, pour ainsi dire,
les faire revivre l'esprit comme aux yeux de ceux qui
les ignorent.
Cette srie de croquis rapides, de peintures inache-
ves, faits en courant, ne seront pas un livre et n'en
sauraient avoir l'unit. L'lment humain en sera fata-
lement absent. J'aurai entendu tout ce qui se dit et se
crie dans le tumulte des villes gyptiennes sans en
comprendre l'ide ni le sens.
<( Il est trop tard, je suis trop vieux, on va trop vite...

Les notes sur l'Egypte, utilises par Fromentin pour


sa peinture, taient la matire d'un beau livre qui ne
fut malheureusement pas crit (1).

(1) Journal des Concourt, t. V, p. 190. (1875.)


(9 mars, dner
chez Brbant.) Fromentin L'Egypte, l'Egypte, je suis tourment
:

de l'ide d'crire quelques pages sur ce pays Figurez-vous, mon


cher de Goncourt, une terre tourbeuse, quelque chose... comme
le caoutchouc o le pas ne s'entend pas... Un ciel bleu tendre...
Vous ne connaissez que l'Orient clair et dcoup... L, tous les
plans, d'imperceptibles voiles de vapeur, devenant plus intenses
mesure qu'elles s'loignent... L, des bonshommes noirs ou bleus...
il est trs rare de rencontrer une note rouge... et quel joli ton fait

l dedans la cotonnade bleue !... Je les vois, tous ces bonshommes,


avec une petite lumire au front et la clavicule.
Ici Fromentin
fait le geste d'un peintre qui pose une petite touche carre la
Tniers sur une toile. Ah il faut une fire puissance de lumino-
!

sit pour rendre cela, dans ces milieux de terrains et de ciels un peu
neutres et parmi cette vgtation sortant d'un limon bitumeux qui
a des verdures comme nulle part!... Je n'ai pas trouv en peinture
le mode pour rendre cela, non, je ne l'ai pas trouv encore, il faudra
que je le recherche... Par le vent du nord, le Nil est tourment,
vagueux, sale, mais par le vent du midi, c'est du mtal en fusion...
Et un climat d'une douceur, d'une douceur qui vous fait la peau
comme moite. A mesure qu'il parle de ce pays, le blanc de ses
yeux s'agrandit dans son exaltation, ou bien, les yeux ferms, la tte
renverse en arrire, il se touche le front de l'index.
Et la nuit,
ce que c'est, hein Charles-Edmond, s'crie-t-il, vous rappelez-vous
!

les heures passes prs de ce temple, dans cette enceinte occupe


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 239

L'anne 1870 commence pour Eugne Fromentin par


des inquitudes sur la sant de sa femme, prise d'une
redoutable crise de neurasthnie qui dure jusqu'au
printemps.
Puis l'artiste s'absorbe dans les travaux du jury
et fait quelques petits tableaux commands pour
rtranger.

A Alexandre Bida,

[21 mai 1870].

Cher ami, mon vieil ami bien nglig, jamais oubli


je vous le jure,
je meurs de lassitude Il est six heures,
!

nous avons eu aujourd'hui quatre heures de bavardage


au jury, hier dix heures de vote et de ballottage, c'est
vous dire que je suis rompu...
a Et le travail ? me direz-vous votre tour, cher ami.

De ce ct-l non plus je ne suis pas joyeux, j'ai tra-


vaill pour un rsultat maigre d'abord et douteux.
A l'exception d'une chose meilleure que les autres, ou
du moins qui promettait de le devenir, j'ai tout juste
gagn ma vie avec d'assez mchantes toiles, aujour-
d'iuii termines, Dieu merci que je vais me hter de
!

faire partir pour leur destination lointaine, et qui ne


figureront jamais dans mes uvres choisies. De tout

par des rordiers... Ah ces heures


! Je veux crire quelque chose
!

sur ces heures... simplement afin do m'en redonner la sensation.


Et lonj^lemps il nous dcrit le pays avec une mmoire qui a le souve-
nir du jour, du vent, du nuage, une mmoire locale inoue, mettant
avec la couleur de sa parole sous nos yeux les tournants du Nil,
les aspects des pylnes, les silhouettes des petits villages, les lignes
ahotes de la chane Libyque, comme s'il nous en montrait les
esquisses.
Non, je ne suis jamais tomb sur un homme ayant
emport d'un pays une rminiscence plus gardeuse de tous les dtails
deii a hi s et presque secrets qui en font le caractre intime.
i <
240 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
cela, un peu d'argent, pas l'ombre de gloiie, voil le
bilan net de mon hiver et de ce printemps.
Je sais qu'il y a eu le jury et bien d'autres choses,
pleines de drangements ; et puis la politique, qui m'a
remu par moments jusqu' la violence, et ce n'est pas
fini. Si vous tiez ici, que de ragots !...

Vous avez vu comment notre Maurice Richard sait,

de rien, se crer un joli lopin.


Il vient de constituer dans le jury des Beaux-
Arts une Commission consultative, charge d'examiner
toutes les rformes oprer dans nos institutions, sous
sa prsidence : j'en suis. J'en ris d'avance ;
jusqu'au
jour o, honnis, impuissants rien faire de propre,
incapables de nous entendre et de nous comprendre,
chargs de maldictions et de ridicule, l'exemple de
toutes les Commissions avortes, nous disparatrons
tout doucettement, et alors il n'y aura plus de quoi
rire !

La Commission laquelle Fromentin fait allusion


dans cette lettre fut sans doute celle au nom de laquelle
il rdigea un rapport qui contient quelques-unes de
ses ides administratives sur l'organisation des expo-
sitions. Il est curieux de rsumer ce travail en quelques
lignes :

A en croire Fromentin, M. de Chennevires, de tous


les intresss consults par la Commission, prsente seul
un projet sens : confier les intrts des artistes franais
la collectivit de ceux d'entre eux qui auraient
obtenu une rcompense dans les salons antrieurs. Cette
solution a recueilli un grand nombre d'adhsions elle :

est trs sduisante.


Mais il faut voir de plus haut. Le monde des arts
souffre d'un malaise gnral. Les expositions ne con-
C0RRK8P0NUANCE ET FRAGMENTS INEDITS 241

tentent personne. Le niveau des uvres exposes parat


s'abaisser.Les gens de got en accusent l'indulgence
du jury. Le jury, en rejette, lui, la responsabilit sur le
principe mme des Salons annuels. Pour remplir sa
vritable mission, il lui faudrait, en effet, pouvoir
limiter ne varietur le nombre des tableaux admettre
et ne jamais pcher ni par complaisance ni par piti

Cette svrit est-elle possible? Beaucoup de produc-


teurs se plaignent, au contraire, de la cruaut de ce mme
jury, accoutums qu'ils sont considrer l'Etat comme
une sorte d'diteur bienveillant qui ne saurait du jour
au lendemain leur manquer de parole.
Que faire?
Le vice inhrent l'tat de choses en vigueur rside
dans la confusion de deux objets absolument distincts :

Offrir au got public, qui l'exige, des expositions de


i choix, pourvoir, en outre, aux intrts de ceux qui
ne font des Salons annuels qu'un entrept pour leurs
productions.

La Commission estime ncessaire de sparer ces choses


incompatibles en organisant une exposition de choix

qui serait l'exposition des arts franais et une expo-


sition libre , qui serait le grand march des produits .

Mais l'application de cette ide juste soulve de nom-


breuses difficults dont la solution pratique resterait
dcouvrir.
Quoi qu'il (^n soit, il faut en revenir hi premire ques-
tion pose : l'Etat doit-il se dessaisir des expositions et
confier aux artistes eux-mmes le soin de les organiser?
Personne parmi les intresss n'a fait une rponse pr-
cise. Bien que quatre cents signataires aient adhr

au pr(>jel de M. de Chennevires, Fromentin pense


qu'au fond les artistes se soucient peu de grer eux-
mmes leurs intrts : l'Etat les rassure et l'inconnu
242 CORHESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ne les sduit qu' demi Le rgime dmocratique
:

o nous tendons leur semble un milieu peu favorable


au dveloppement pacifique des arts. Menacs par une
indpendance dont les abus s'annonaient mme avant
ils ont entendu prter main-
qu'elle ne leur ft acquise,
forte un contre-projet dont le premier mrite leurs
yeux tait de perptuer une sorte de statu quo relatif
et, de fait, de reprsenter encore l'ordre, la discipline,
le respect des arts et de soi-mme.

Aussi, sur ce point, la Commission, la presque una-


nimit de ses membres, s'est-elle prononce contre la
proposition de Chennevires. Que l'Etat continue donc
administrer, mais que le rglement soit modifi et
qu'on pourvoie pratiquement au double besoin d'art
et de profit qu'il convient de satisfaire.
En tout cas, pas de demi-mesure. Si c'est la li-

bert, qu'elle soit entire et sans condition. Qu'on ne


vienne pas instituer une socit libre en face d'expo-
sitions d'Etat, mme triennales : la socit, envahie de
toutes partS; serait alors dconsidre, ruine avant
peu.
Et Fromentin conclut : Nous lui demanderions, en
rsum (au ministre des Beaux-Arts) tout ou rien,
les expositions par nous seuls ou sans nous. Il voudra
bien excuser la rigueur, je dirai presque l'indiscrtion
de ces termes, et ne pas voir des empitements l o
il n'y a vritablement que des embarras et des scru-
pules.

Au printemps, vient mourir la Rochelle le frre

de cet Emile Beltrmieux qui avait


le
t,

plus ancien et l'un des meilleurs amis d'Eugne Fro-


on s'en souvient,
1
mentin. L'artiste crit, le 26 avril, Mlh^ Lilia Beltr-

mieux :
GORRESI'ONDANCK I:T FRAGMIiNTS INEDITS 243

Votre vieil ami, camarade ancien de celui que


le

nous pleurons, le tmoin plus ancien encore de vos


premiers deuils, veut vous dire toute son affliction.

Vous aviez pay dj un si cruel tribut aux douleurs


de ce monde qu'un bail dfinitif avec le bonheur vous
tait bien d, ma chre amie. La Providence en dispose
autrement : le voil rompu, et Dieu sait par quelle
catastrophe en dehors des prvisions ! Je ne sais pas si,

parmi tous les malheureux que ce coup terrible a plongs


dans le dsespoir, je ne sais pas si vous tes personnel-
lement la plus plaindre. Mais votre pauvre mre
ayant pour elle le bnfice, hlas de son grand ge, !

c'est bien vous dont la sensibilit intacte, dont les


regrets vivaces, inconsolables par leur dure mme,
me touchent et m'apitoient le plus.
L'amiti n'y peut rien. En fait de consolations, je
n'en connais pas en dehors de vos croyances. Nous,
vos amis, nous regrettons avec vous, nous prenons
part votre chagrin sans en rien ter. Et c'est avec le

sentiment amer de notre impuissance consoler de


quoi que ce soit, soulager qui que ce soit, que je vous
offre, ma chre amie, ce que j'ai de meilleur dans ma
vieille aff'ection.
Votre ami.
(( Eugne F... <)

Toujours prt obliger et recommander ses


amis, Fromentin, qui, au cours du voyage en Egypte,
a saisi toutes les occasions d'approcher les souve-
rains pour obtenir d'eux la dcoration de Berchre,
s'vertue demander la croix d'officiel" pour son
excellentami Bida. Alfred Arago est alors chef de di-
vision au ministre dt^s Beaux-Arts It^ mom^Mil est :

propice.
244 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDI IS

A Alfred Arago.
Mai 1870.

Cher ami, j'ignore vos intentions relativement au


dcret des croix du 22 juin prochain... Je vous offre
pour la croix d'officier un candidat de premier choix.
Je veux parler de notre ami Bida. Bida est un vrai
artiste, mon ami. Il a cr un genre. C'est, sans exagrer
rien, une personnalit native bien constitue, dlicate,
ingnieuse, indpendante, qui tient sa place, la laissera
vide, et .laquelle il faut toujours revenir quand on
cherche le premier des dessinateurs de ce temps. Les
artistes qui l'ont, nombreuses,
par des manifestations si

port dans les jurys, ne s'y sont pas tromps. Je n'ai


pas vous parler de l'homme et de l'exemplaire hono-
rabilit de sa vie. Ajoutez ce dtail encore c'est qu'il :

a sous presse, chez les Hachette, une Bible avec cent o'i
cent cinquante dessins qui sera un titre considrable.
Alors pourquoi nous presser, me direz-vous ? Pour-
quoi? Parce que la mort n'attend pas toujours vos
dcrets, cela s'est vu ;
parce que Bida atteint la limite
o ces distinctions plaisent encore ;
parce que de sa
gnration et dans son rang il est seul maintenant
ne pas avoir la croix d'officier ;
parce qu'il ne l'a jamais
demande, raison dcisive pour qu'elle lui soit offerte ;

enfin parce qu'en mon me et conscience il l'a mrite dix


fois pour une, et que je la lui dsire de tout mon cur.
Voyez, refaites avec cette lettre essouffle une note
loquente, parlez au ministre de justice, je parie que
e ministre vous coute, et je sais bien qui sera heureux.
Mon cher directeur, je vous baise les mains.

Eugne F...
CORRLSPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 245

Au reu de cette requte, le fonctionnaire des Beaux-


Arts demanda-t-il son ami des notes sur les peintres
dcorables ou bien Fromentin lui avait-il dj
?
signal quelque temps auparavant ceux de ses con-
frres qu'il jugeait dignes de recevoir la croix?
Quoi qu'il en soit, bienveillant mme pour ceux qui,
comme Courbet, diffraient profondment de lui pour
l'art et pour les ides, voici les indications qu'il remit
un jour Arago :

Vollon (1). Grand talent de naturaliste, issu de


Courbet, pass bien vite l'amour des meilleures
coles. Son tableau des A rwwre^ serait un chef-d'uvre
s'il avait pu le faire corriger par un ancien relativement ;

aussi ses Poissons de cette anne sont un morceau de


matre. A peu produit, parce qu'il dbute et dj on
peut citer de lui des uvres qui ne sont pas seulement
de beaux tableaux, mais qui sont de fortes leons pour
qui sait voir. Il peut faire cole, il ne fera que du bien ;

son nom sera galement acclam par le parti qui croit


le t'^nir encore et par celui qui le revendique.
Rousseau (2).
A prcd tous les peintres de nature
moite de ce temps-ci les a longtemps domins de beau-
;

coup (4 n'a pas encore de rival dans la manire expdi-


tivi', large et brillante qu'il repisonte et qu'on a beau-
coup imite depuis, sans l'galer. Ne vise point la
svre imitation des peintres anciens, n'a pas h^s ratline-

ments d(^ palett(^ et les roueries de main dont s'est


enrichie l'cole actuelle. Fait autorit dans son genre,
cit pour son incomparable adresse. Par son ge, son

(1) Antoine Vollm, peintre de natures mortes et de marines,


lve de Ribot, n Lyon en 1833. mort Paris en 1900. Il (4 ait
entr l'Institut en 1898.
(2) li s'aijit ici do Philip{)e Rousseau. fnV(> du ci hH)ro paysairiste.
n en 1816, mort en 1887, peintre d'animaux, de (leurs et de fruits
lve de Gros et de Bertin.
246 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDiTS
nom, la popularit dont il continue de jo\]i% justifie
trs bien la distinction pour laquelle il est propos.
Bida. Renomme ancienne dj et trs respecte.
Talent srieux, scrupuleux, abondant, plein de res-
sources dans un genre troit, celui du dessin, et dans
ce genre le premier sans contredit. Ne pas le confondre
avec les faiseurs domaine est part.
de croquis dont le

Manie le noir et le blanc comme une palette, et par l


se rapproche des peintres, qui le reconnaissent pour un
des leurs. Par l'importance des compositions, le soin des
dtails, des types et de l'expression, les effets de clair-
obscur, ses dessins sont des tableaux auxquels il manque
le coloris, ou des gravures qui n'ont pas pass par le

burin ; ils en ont la valeur et le poids. Ses procds sont


nouveaux et lui sont propres ; il a tout cr et pouss
souvent jusqu' la perfection. Personnalit lgante^
esprit mditatif, clbre, on pourrait dire, petit bruit ;

entour d'estime et de sympathie et compris chaque


lection dans une lite, ses confrres lui ont accord
spontanment tous les honneurs et l'ont dsign d'avance
et depuis longtemps aux distinctions donnes par l'tat.
En somme, Rousseau et Bida, deux croix d'officier

qu'on ne pourrait sparer sans que l'opinion d'-^s artistes


en ft surprise.
Courbet {!). La renomme la plus brillante de ce
temps-ci. De grandes infirmits, mais de grands dons. A
exerc sur notre jeune cole une influence profonde
dont il y aurait tirer parti. Ridicule par ses doctrines,
excellent dans quelques-unes de ses uvres. Somme
(1) On sait que Gustave G< u'b'f, !e chef de l'cole raliste (1819-
1877), d'opinions politiques trs ardentes, refusa
croix de la la
Lgion d'honneur qui lui fut offerte et prit part, plus tard, la
Commune. Depuis son Enterrement Ornans, expos en 1850,
actuellement au Louvre, ses succs aux Salons annuels faisaient
S( andale.
CORRKSPONDANCh: KT FRAGMKMS INEDITS 2il

toute, a fait preuve par moment d'un talent consid-


rable, talent reconnu et souvent acclam par ceux-l
mmes qui sont le plus offenss de ses erreurs et de
ses controverses. Chef d'une faction remuante o il
se fait de bons tableaux, o il se dit beaucoup de fo-
lies. Aurait la croix depuis dix ans si l'homme n'avait pas

systmatiquement compromis l'artiste. Sera salu de


tous les cts et ralli quand mme V aristocratie du
talent dont il fait partie malgr lui.

Toulmouche (1). Carrire moyenne, heureuse, ap-


prouve, estime, un talent fin, soigneux, qui se res-
pecte et se conserve. Du charme, le sens dlicat de la
vie moderne, avec cela assez de mtier pour soutenir
aux yeux des peintres les succs de foule qu'il a obtenus ;

d'ailleurs n'a jamais fait mieux. Sa croix sera trs bien


accueillie les gens du monde la lui auraient voulue plus
;

tt ; ses confrres, peut-tre plus quitables, trouveront


qu'elle vient son moment et qu'aujourd'hui c'est justice.
Berchre. Vingt-cinq ans d'expositions, de longs
voyages, tous au profit de ses tudes ; a beaucoup pio-
duit, s'est partag avec Belly la tche intressante de
faire connatre rgypt(> ; l'a finement reproduite, dans
son intimit plus que dans ses grands aspects; l'a

dtaille, plutt qu'embrasse. On ])vu\ diiu qu'il s'y


(^st dvou. A n^mpli il y a quc^lqucs annes luw mission
spciale dans l'isthme et en a rapport un album do
croquis off(Mts rimpratrie\ Moins homme de main
qu'il de coloriste et de peintre ; carrire continue,
abondante, no pas un tableau, mais dont il
jugtM* sur
faut peser l'ensemble. Croix di^nande, attendue commi^
une justic(^ rendue la sinei-il drs (>lTorts, au inrifc
rel, la probit du travail.

(1) Auguste T-MiIiuMM 11 (1829-1S90). jtemtre df m'nre o\ de


portraits, lve de Gleyre.
248 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS IN[)ITS

J. Lewis Brown (1). Un joli peintre, dou, habile,


incertain parce qu'il est chercheur, mais trs artiste ; a
dj fait un peu de tout : nature morte, costumes histo-
riques, scnes militaires allemandes, franaises, tableaux
de moderne, aquarelles, eaux-fortes, et tout trs
la vie
bien, sinon fortement. Talent un peu composite et cepen-
dant personnel ne se rsumera peut-tre jamais, mais
;

se dpensera dans des uvres charmantes dont le recueil


moiti observation, moiti fantaisie, ne passera dans
aucun cas pour le produit d'un esprit terre terre ;

n'a pas dit son dernier mot.


A l'appel de son nom on dira peut-tre: Tiens, dj !

Mais tout artiste aimant les carrires de prime-saut


applaudira de grand cur. Son exposition justifie tout.
Dhodencq (2).
Vingt-cinq ou trente ans de carrire.
Dbuts heureux. Se rvla il y a vingt ans par un combat
de taureaux qui fit sensation. S'attarde en Espagne, y
devient clbre et se fait oublier en France. Il y rentre
charg de famille, de besoins, bourrel d'inquitudes et
d'ambition d'y retrouver sa place. Les temps ont chang,
le got public avec la manire des peintres mauvaises ;

conditions pour un talent mr


changer qui ne peut, lui, |
d'habits. De l ce qui semble un peu dmod dans ses
uvres. Il est et restera romantique, avec une lgre
influence espagnole mle des reflets de Delacroix.
De la contradiction, de l'effort, de la violence on dit ;

de lui qu'il est incohrent, qu'il est malade. On le prise


trs haut c'est un artiste, un passionn, un croyant
;

s'il en fut. La vrit sur lui, c'est qu'il est aux prises

(1) J. L wis-B^- !w:i (1829-1890), peintre d'animaux et peintre


militaire, lve de Roqueplan et de Belloc.
(2) Alexis D hode icq (1822-1882), lve de Lon Cogniet, peintre
de tableaux religieux, puis de scnes trs colores prises en Espagne
et en Afrique.

i
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 249

avec des ncessits cruelles, exaspr par la gne, inca-


pable d'y plier son talent et raidi. Pas de vie plus mri-
toire et plus exemplaire. Il ne demandera rien l'tat
et ne fera rien demander. La croix le surprendrait dans
la solitude souffrante o il avec ses enfants
s'est retir
et son mtier, qui ne le fait pas vivre mais le console
de tout. Elle serait applaudie, le ministre peut en tre
certain. Elle une carrire qui s'est tant
honorerait
honore par elle-mme sans que le public s'en doute ;

ce serait un bienfait en mme temps qu'une justice.

Plusieurs des recommands furent


peintres ainsi
d'^cors ou promus en 1870, notamment les amis par-
ticuliers de Fromentin Bida et Berchre.
:

A de juin 1870, toujours tourment de chercher


la fin
du nouveau dans son art, le peintre crivain part pour
V<3nise avec sa femme, ses amis Busson et Bataillard.
Il passe par la Suisse. Du Mesnil doit le rejoindre
qH('lqu(>s jours plus tard.

A Armand du Mesnil.

Venise, ce 13 juillet 1870, mercredi, 3 heures.

Chej' ami, pardonne-moi de ne pas t'avoir encore


crit. Il y a six jours qu( nous sommes Venise. Je
voulais, ds le lendemain, te donner des nouvelles du
voyage, mais je complais sans la complication de l'ins-
tallation, renti'ainement de cette vie toute do surpi'ise
et de curiosit, d'extrme chaleur, les mauvaises nuits,
les siestes de l'aprs-midi et les mille incommodits

propres aux saisons caniculaires. Nous sommes venus


250 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
deux mois trop tard, ou trop tt ; il fait trop chaud,
c'est incontestable. Ici, comme en France, on attend
un orage, qui menace et n'clateun peu de pluie
pas ;

rendrait la vie bien facile et ferait gagner bien du temps.


Je donnerais beaucoup pour que le temps changet

avant ton arrive. Note que c'est bien Vt qui convient


Venise. De sorte que pour bien faire, il faudrait la
visiter en juillet, mais n'agir et n'y travailler qu'en
automne, cercle vicieux dont nous ne sortirons qu'en la
voyant bien, en souffrant pas mal, et en n'y faisant
rien du tout.
C'est un lieu admirable, tu en jugeras , moins
encore au premier coup d'oeil qu'au second ; ce serait
extraordinaire si on n'y tait prpar par tout ce
qu'on a vu, lu, su. J'ai commenc par trouver cela cd-
forme ce que j'attendais. L'Orient m'avait dj bien
renseign sur ce que le ciel et les choses ont de lgre-
ment asiatique. A la rflexion, l'usage, en l'exami-
nant en soi, sans comparaison, c'est par son architec-
ture, par son art, par les souvenirs, par le luxe dans
le dtail, le gDt dans le grandiose, un ensemble
unique et exquis et qu'on n'admirera, qu'on ne
gotera surtout jamais trop.
Tche, que nous voyions cela ensemble.
je t'en prie,

Je te mnerai aux bons endroits, t'pargnerai beaucoup


de temps, et j'ai dj fait un petit travail d'limination,
de choix, je dirai de dcouverte, dont j'aimerais bion
te faire profiter.
Tu verras surtout combien il est bon de vrifier les

jugements de l'opinion des y a telle grande


foules. Il

renomme qui ne grandit pas beaucoup l'examen


minutieux de ses uvres. Telle autre, au contraire,
prend des proportions tout fait imprvues. Tu verras
ici des hommes normes, dont nouR ne connaissons on
CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS IiNDITS 2bi

France que lenom ; ceci est extrmement instructif et


passionnant. Somme toute, je crois que, si tout va bien,
nous serons ravis.
Les dernires nouvelles de France nous ont beaucoup
proccups, celles de ce matin (journaux italiens), sont
un peu plus rassurantes.
Je te parlerai du trajet de Ble Milan : la Suisse de
Lucerne nous a vritablement enchants, et il y a dans
le haut Saint-Gothard, d'Andermatt Arolo, deux
ou trois spectacles de nature incomparables. J'ai vu
des choses autrement belles, rien ne m'a jamais plus
frapp. Si, par hasard, vous prenez cette route, je te
recommande, une heure avant le col, la haute valle
et le village de l'Hpital (note que personne n'en parle,
aussi quelle surprise) !

Adieu, je succombe et je ruissell(\ Marie dorl, Busson


m'a dit de t'embrasser, il est dormir.
Nous attendons quatre heures pour remonter dans

notre gondole, je me sens idiot. Nous nous unissons,


cher vieux frre, pour t'embrasser du fond du cur, et
nous vous attendons.
Eugne.
CHAPITRE III

(1870-1876)

LA GUERRE E LA COMMUNE.
l
L'ENSEIGNEMENT DE FROMENTIN A SES
LVES.
VOYAGE EN BELGIQUE ET EN HOLLANDE. LES MATRES
d'autrefois.
ARTICLE CRITIQUE SUR LE SALON DE 1876.
FROMENTIN SE PRSENTE A L'ACADIVUE FRANAISE. SA MORT.

Au moment o cette lettre parvenait du Mesnil, les

destines de la France s'accomplissaient.


Le 15 juillet, la guerre est dcide. La dclaration
officielle est du 19, Ds lors, les vnements se prci-
pitent : Wrth, Frsch-
Sarrebruck, Wissembourg,
willer, Reichshofen, Forbach, la retraite de Mac-Mahon,
Bazaine enferm dans Metz... A l'intrieur, chute du
ministre, agitation et dsarroi partout.
Ds que la nouvelle des hos tilits leur parvient, Eugne
Fromentin et ses compagnons de voyage, que du Mesnil
venait de rejoindre, repassent prcipitamment les
Alpes. L'artiste est anxieux, mais il ne prvoit pas encore
la dfaite irrmdiable, moins encore la guerre civile.

A Alexandre Bida.

Saint-Maurice par la Rochelle,


ce 19 aot, vendredi [1870].

Nous avons travers Paris, revenant de Venise toute


vitesse dans quelle anxit, dans quel dsespoir, vous
;

le devinez J'ai ramen ma femme et Marguerite dans


!
CORRKSPONDANCK KT FRAGMKNTS INDITS 2Mi

mon trou de l'Ouest, o


nous attendons quoi?
mourant d'anxit et d'impuissance au milieu de notre
solitude abrite, la pire de toutes peut-tre pour l'esprit,
en pareil moment.
bon Gh. de Lacarre (1) a t tu au
Notre brave et
combat de Wrth, la tte du 3 cuirassiers, son rgi-
ment extermin.
Ma femme est dans un grand deuil. Ren et
Alexandre (2) attendent les ordres de dpart dans la
mobile. Voil pour ce qui nous touche immdiatement.
Protais est avec Ladmirault (3). Qu'est-il devenu depuis
les combats du 14, du 16, du 17?
Nous passons de l'abattement un peu d'espoir,

et l'incertitude ou la raret des dpches, l'immense


gravit d(^s faits nous fait retomber dans l'abatte-
ment.
Paris, la plus mobile des villes, est, sans doute, on

nous l'apprend, dans le plus grand dsarroi moral.


Esprons quand mme on a cru aller la victoire
:

plutt qu' la guerre, on s'est grandement tromp ; et

ce qu'il y a de pis, c'est que la nation entire s'y esl

trompe, 1(^ peupl(\ son arme, son gouvernement.


Maintenant on fait la guerre ; nous sommes trente-
huit millions, et de quelle trempe quand nous sommes-
au feu ! On ne terrasse pas, on ii> garrotte pas, en quinze
jours, un pareil peuple ; on le surprend, on le dcon-
certe, on n'en A^ient pas bout ; cela no s'pst jamais
vu !

(t) Cousin (le Mnu" Froiiu'iiliru


(2) MM. Billotte, ousins germains d'Eu^rne Fromentin, l.'nn
<

d'eux, le second, devait plus tard pouser la fille du peintre.


(3) ],v jijnral Ladmiiiuilt coniniandnil un lorp.s d'arme la
frontiiv.
Alexandre-Paul Protais (182G-1890). peintre militaire
estim dont les toiles plus populaires sont lo Matin (n<ant l'attaque
et le Soir aprs le coinhat.
^54 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Si ce bout de papier vous parvient, sachez que ma

femme, ma fille et moi, nous y mettons pour Mme Bida,


pour vous, tout ce que nous avons d'attachement, de
tendresse et de respect.
Votre vieux ami.
Eugne F...

L'arme est maintenant entasse autour de Sedan.


Un choc dcisif est imminent. L'angoisse est gnrale.

A Monsieur et Madame Basson.

Saint-Maurice,
ce jeudi, l' septembre 1870.

Pardonnez-moi de vous ngliger, mes chers amis


;

voil bien des jours cependant que je voulais vous


crire. J'attendais qu'une meilleure nouvelle, une lueur
d'espoir, la premire depuis nos cruelles journes de
Venise, nous donnt l'occasion de nous rjouir ensemble
et de reprendre courage. Rien encore, ni dpche, ni
communication du ministre la Chambre.
Chaque minute est horriblement solennelle. Depuis

quarante-huit heures on attend des faits dcisifs, et,


quoiqu'on soit le rsultat, on peut dire que notre sicle
n'aura pas vu de bataille pareille. Si nous la gagnons,
nous sommes sauvs, mais dans le cas contraire, quel
dsastre et que d'efforts il faudra faire pour le rparer !

Enfin patience encore et esprons...


Interrompu par l'arrive du facteur. Le Moniteur

enregistre en tte une dpche particulire constatant


une bataille gagne, le 26, Courcelles. Le rsultat
serait important. On en avait vont, de mme que lo
bruit avait couru, on me le confirme, de doux divi-
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 255

sions de cavalerie ennemie prcipites dans la Moselle.


A Strasbourg, ils font des horreurs. Quelles hor-
reurs ! Quels brigands !

Cantaloube, qui m'crit peu prs tous les jours, me


donne des informations trs rassurantes. Mac-Mahon
serait entre Mzires et Montmdy. Bazaine, libre de ses
mouvements par le nord, serait arriv le 29 Montmdy,
l'heure, au point de rendez-vous convenu entre Palikao
et sesdeux marchaux. Si le fait est vrai, Canta-
loube me le donne pour positif, la situation serait
bonne.
Le sige de Paris est ajourn, et je commence
croire qu'il n'aura pas lieu. Tant mieux et tant pis ! peut-
tre...

Christophe me dit que Paris est calme, rsolu et

attend...
L'migration des Parisiens est immense, vous devez
vous en apercevoir encore plus que nous. Que faites-
vous Moiitoire? Votre garde nationale est -elle pi'te
et arme? Quelles mesures prenez-vous?

Ici, ri^Mi n'avance, sauf la mobile qui achve de s'ins-

truire en hte et va tre dirige sur Bourges.


Adieu, je descends djeuner et cours la ville. Inu-
tile de vous dire que le travail alttMid des jours meil-
leurs. Et vous?
Milli' tendresses, iiu^s chers amis...

Aprs la capitulation, la RpublicpK^ est proclame, la

dfense nationale s'organise. O va-t-on? Nul ne le

sait (1).

Aprs les dmarches iiiutil(>s de Thicis d de Jules

(1) L^ sciilpttMir Christoph" From iilin Dolment, nom :

coulons. Vn-l-on rlourr ! pavillon au bout du mt ot s'onj^loutir

avi'c i>
256 corrkspondanch: et fragments indits
Favro pour obtenir des appuis l'tranger ou une paix
acceptable, Paris se prpare subir le sige dont il est
menac.
Fromentin, boulevers par les motions que sa sen-
sibilit, si vive, ressent plus profondment que toute

autre, essaie de fermer volontairement les yeux pour


ne plus voir la patrie ensanglante. Il emploie toutes
ses forces soutenir le spectacle des malheurs indivi-
duels. Il l, mais les maux
croit, du moins, qu'il en est
de son pays demeurent, au fond, l'ide fixe et la douleur
continue qui font la trame cache de sa vie, comme de
tant d'autres existences durant l'anne terrible !

A Monsieur Charles Basson,

Saint-Maurice,
ce samedi, 10 septembre 1870.

Cher ami,...que de dsastres, de deuils, de sang et


de honte !Ce que j'ai souffert, vous le savez par vos
propres douleurs. Dieu sait ce qui nous reste encore
souffrir, dans notre pays perdu, dans nos amis, dans
nos plus proches Que de pertes accomplies sans doute
!

que nous ignorons Nous n'avons pas vu le terme, ni


!

le fond. Qui sait ce que demain nous rserve encore de

malheurs?
A moins d'un miracle, qui n'aura pas le temps de se

produire, je crois que tout est fini/ Et je ne crois pas qu'


Paris mme et dans les efforts suprmes qu'on va tenter
il y ait un espoir bien srieux de sauver la France.
On fait, on fera bonne contenance les lettres que je
;

reois tmoignent d'un complot dcouragement, et je


ne suis pas certain, sans qu'on me le dise, que Paris
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 257

lui-mme se sente vritablement en mesure de rsister.


L'Europe impitoyable hsitera d'autant plus que le

gouvernement nouveau pourrait, le temps aidant,


menacer bien des trnes. Et notre excrable ennemi,
aprs avoir cras la France avec l'Empire, va se hter
d'trangler la rvolution dans Paris. Ce qui pouvait,
la grande rigueur, nous sauver, la condition que la
nouvelle politique et le temps d'employer les moyens
qui lui sont propres, ne fera, j'en ai peur, que prcipiter
la crise finale, avec les monarchies contre nous et les
vux striles des rpubliques lointaines ou du parti
dmocratique europen pour tout auxiliaire. Que pou-
vons-nous sans arme et sans armes contre un pareil
adversaire? Comment, quel moment arrivera le dnoue-
ment fatal? C'est la seule chose qui me paraisse incer-
taine l'heure qu'il est. Christophe m'crit : nous cou-
lons. Armand m'en dit autant. On a voulu mettre le

feu aux poudres dans l'espoir de faire sauter l'Europe.


La Prusse teindra la mche, et tout sera dit.
(f Vous voyez, mon pauvre ami, que, depuis nos cruelles
alarmes de Venise, je n'ai fait que descendre tous les
jours un peu plus dans la conviction horrible que la
France, pour un sicle, pour un grand sicle au moins,
est finie.
A l'heure qu'il est, je ne m'occupe plus que du sort
des individus ; mon patriotisme se rduit mes amitis.
Je pense ce que vous et moi nous laissons enferms
l-bas de parents si chers et d'amis...
Rien de Protais, son frre est au dsespoir... Can-
taloube ne m'crit plus, Bida non plus. Les Prussiens,
Mulhouse, ne sont-ils pas dj Bhl? O ne seront-ils
pas, dans quinze jours?
Avez-vous prvu le cas o ils envahiraient la Tou-
raine, et rsolu quelque chose? Voulez-vous nous donner

17
258 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
votre cher monde ? Qu'en pensez-vous ? O les enverriez-
vous, si la chose arrive?
Quoiqu'on puisse s'attendre tout, il est plus dou-
teux qu'ils viennent jusqu'ici. On parle d'armer nos
remparts dans cette prvision, mais on parle. Notre
garde nationale a des armes, voil tout...
Nous vous embrassons, chers amis, du fond du cur.

Eugne.

Au moment de l'investissement de Paris, du Mesnil


envoie les siens en Suisse.

A Armand du Mesnil.

Saint-Maurice, septembre 1870,


10 heures et demie.

Je reois ton billet.

J'esprais qu'au cas o elles quitteraient Paris, nous


les aurions. Marie les attendait pour camper ensemble,
ple-mle, mais unis, et serrs dans un mme sentiment.
Elles ici, il me restait cette chance d'aller te rejoindre.
Vous avez prfr la Suisse, peut-tre avez-vous bien fait.
O en sommes-nous? Nous en sommes o en est, je

crois, la France de l'Ouest, du Nord-Ouest, du Midi :

ne pas savoir, attendre. Quoi? Personne ne saurait le


dire ;sans armes, sans cohsion, sans direction, sans ordre.
Notre mobile est l'armeau pied sur nos places et ne
part pas. Le tirage, qui devait se faire hier, ne se fait
pas. La garde sdentaire n'a pas encore im seul fusil.
Tu sais mieux que moi si nous pouvons nous sauver,
par quels moyens, et d'o viendra le miracle.

EuG.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 259

Au mme.

Ce vendredi matin, 16 septembre 1870.

Je reois ta lettre, elle est sans rplique. J'ai dit


moi-mme, et pour pour moi, ce que tu dis rigou-
toi et
reusement et sans exagration aucune cependant par- ;

donne ceux qui sont loin d'avoir le cur faible, et


de crier grce en songeant aux tres si chers.
J'aurais fait ce que tu fais sans les ncessits capitales
qui m'emprisonnent. La pauvret relle que nous allons
subir ne m'et point arrt cependant je la prvois,
;

elle est invitable : je n'en ai pas peur, j'aurai cela de


commun avec tant d'autres. Mais Marie, Marie me fait
piti : elle est dans un triste tat au physique, au moral
surtout. Elle mourrait, ou perdrait la tte. J'en ai la
conviction si formelle que, m'offrt-elle aujourd'hui de
partir en la laissant derrire, je refuserais. Pour justifier
ma prsence ici, pour excuser le grand que je
sacrifice
lui fais, je l'entends souhaiter, elle accepte tout, pourvu
qu'elle y soit, que les Prussiens viennent jusque chez
nous. Quoique aujourd'hui tout leur soit possible, je ne
crois pas que nous les voyions.
Atout vnement, on se prpare nos forts de mer :

sont arms et occups, pour ce motif sans doute que notre


escadre abandonnant son mouillage de la Baltique, les na-
vires allemands pourraient la rigueur se rpandre dans
nos mers et tenter un coup de main contre nos petits ports.
On va poser sur les remparts quelques canons que nous

avons ici. La garde nationale est forme, elle s'instruit,


s'exerce activement nous allons avoir des chassepots,
;

achets soit nos frais, soit aux frais de la ville. Douze


cents hommes, presque tous choisis, se conn^ssant, arms
260 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
ainsi,peuvent tre utiles, moins contre l'ennemi ext-
rieur,que contre Fintrieur qui ne tardera pas s'agiter.
Quant nos mobiles, deux mille cinq cents hommes

tout prts. Qu'en fera-t-on? Ils attendent toujours. Si


quelque devoir local m'est impos, je le remplirai donc,
mais il est douteux que je sois appel payer au pays
la petite dette que chacun lui doit et que tu lui paies
ds aujourd'hui si largement.
Que Dieu t'accompagne et te protge ! Pauvre
Hlne (1) ! Pauvres nous tous ! Je plains ma tante de
toute mon me.
Au revoir, vieux ceux qui
frre, te chrissent t'em-
brassent du fond de leur cur.
Eugne.

Si tu savais quels deuils dans les quelques amis, si

peu nombreux, que j'ai dans mon illage/


Je vais La Rochelle porter ce mot, chercher des nou-
velles et faire l'exercice. Ma lettre passera-t-elle encore?

Ds le 18 septembre, Paris est investi. Les Prussiens


marchent sur Orlans. Montoire, o M. Busson orga-
nise la dfense locale, est menac. Fromentin insiste
auprs de son ami pour qu'il lui envoie sa famille, qui
sera plus en sret Saint-Maurice que dans le Loir-
et-Cher.

A Monsieur Charles Busson.

Saint-Maurice, ce vendredi, 30 septembre 1870.

Cher ami, merci de votre lettre. Ma mre va un peu


mieux (2), et quoique sa faiblesse soit encore trs

(1) Mme Armand du Mesnil.


(2) Mme Fromentin mre venait d'avoir une hmorragie vio-
lente conscutive une congestion pulmonaire.
GORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 2G1

grande, elle peut se lever pendant l'aprs-midi, son


visage est meilleur, nous voil plus tranquilliss, sinon
rassurs. Nous avons pass des jours cruels quoi qu'il ;

arrive, nous ne pouvons nous dissimuler que la sant


de ma chre mre, si dlicate d'ailleurs, si fragile, est
aujourd'hui profondment atteinte. Je frmis quand je
pense que je pouvais tre dans Paris, bloqu, spar
d'elle indfiniment. Je n'ai, pour ainsi dire, pas quitt
sa chambre depuis jeudi dernier voil la premire ;

fois que je monte mon atelier. Quelle vie nous

menons tous, et quel dsarroi d'existence Et comme !

cela ressemble peu aux loisirs paisibles, au travail


recueilli que nous nous tions promis en partant pour
Venise ! Quelle anne et Dieu sait quelle en sera la
!

fin!
Je vous plains personnellement, mon ami, de la respon-
sabilit dont vous tes charg entre une administration
qui perd la tte et des populations qui demandent qu'on
les arme et qu'on les dirige, sans obtenir ni l'un ni
l'autre. Ici c'est peu prs de mme mon seul avan- ;

tage sur vous, c'est que je ne suis rien et que vous tes
beaucoup. Ils sont Orlans. Iront-ils plus loin? Qui le
sait?
Rien de Paris. En apprenez-vous quelque chose?
J'entends de ceux qui nous touchent de prs. Le ballon
du 26 ne nous a rien apport ni d'Armand ni demon
oncle (1). une grande souffrance, et
C'est pour ma
mre un grand surcrot de proccupation.
a Jusqu' prsent, j'aime croire qu'ils ne courent

aucun risque, car je ne crois pas que la garde sden-


taire ait t engage dans les derniers combats qui ont
eu lieu sur la premire ligne de dfense. Mais dans quel

(1) M. Billotte, pre de MM. Alexandre et Ren, et frre de


Mme Fromentin mre.
t}-> CORRESPONIJANCK KT FRAGMENTS INDITS
tat ils doivent tre ! Paris doit tre extraordinaire ;

et nous n'aurons pas vu cela !

Adieu, cher... Quand nous reverrons-nous mainte

nant, mon vieux Charles ? O ? Gomment ? A la grce


de Dieu !

Le 27 octobre, capitulation de Metz. La population


de Paris, exaspre, commence s'agiter. On sent
monter dans l'ombre la mare de la Commune. Eugne
Fromentin
les lettres qui prcdent en font foi pr-
voyait la ncessit prochaine de maintenir l'ordre contre
un ennemi intrieur. Ses amis de Paris s'effrayaient
aussi des mouvements populaires (1).
Cependant, aprs Coulmiers, Orlans, occup par les

Prussiens, est repris. Mais le Loir-et-Cher est envahi.


M. Busson, Montoire, surpris deux heures du matin
'

par l'avant-garde ennemie, n'a que le temps de jeter


dans une voiture sa mre, sa femme et ses enfants, et
de les faire filer vers Tours. Quant lui, il reste pour
dfendre sa petite ville dont il est un des administra-
teurs provisoires. Tours, tant menac, est vacu en
toute hte dans un dsordre inexprimable (2).

Parmi les familles qui fuient ainsi d'tape en tape


se trouve celle de M. Busson. Prive de son chef, elle
se dcide accepter l'offre de Fromentin, et la voici
loge Saint-Maurice, l'abri de l'envahisseur. Mais
combien dsole la petite colonie, sans nouvelles des
parents et des amis les plus chers, sans renseignements
prcis sur les vnements !

Protais crit le 10 novembre J'ai le cur bris... La chute


(1) :

n'est donc pas assez grande Il faut encore que nous donnions
!

l'Europe le spectacle honteux de dsordres et de farces lugubres !

Et il s'avoue cur d' une saturnale sans prcdent .


(2) Lettre indite de Fromentin Protais, 28 novembre 1870.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 263

Vous imaginez l'tat d'esprit o nous sommes,


dclare Fromentin (1). Toute communication compro-
mise, incertaine, peut tre coupe. Aurez-vous nos
lettres? Sommes-nous assurs d'avoir les vtres?...
Et quelques jours plus tard (2) Voici le moment :

de se compter, d'examiner ses blessures, de reconnatre,


au milieu des malheurs publics, les malheurs de chacun
des ntres. Est-ce fini? Qui le sait? Qui sait quelque
chose? J'cris par ce mme courrier beaucoup de nos
amis. Je fais l'appel. Dieu veuille que tous me rpondent :

prsent !

Quelques parents de Fromentin, notamment son oncle


et ses cousins, MM. Billotte, tous ses amis, l'exception
d'Alexandre Protais et de M. Busson, sont enferms
dans ce Paris dont on ne sait rien de positif. Du Mesnil
crit : Je n'espre plus rien et je m'attends tout...
S'il est encore possible de nous dfendre, dfendons-
nous, mais finis Poloni. Je suis fig (3).

Pour comble de tristesse, Mme Fromentin mre se


rtablit lentement, sa sensibilit demeure branle pro-
fondment par les preuves du temps.
L'ai^me de la Loire reprend l'offensive. Mais les
Prussiens occupent toujours Montoire.

A Monsieur Charles Busson.

Saint-Maurice, ce vendredi, 6 janvier (1871).

Que autour de vous? Que signifient


se passe-t-il
ces escarmouches continuelles depuis le 30? Quel en

(1) Lettre M. Busson, 13 dcembre 1870.


(2) Lettre Bida, 2 janvier 1871.
(3) Lettre Fromentin, non date.
264 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
est le but? Quel en a t le rsultat? Le savez-vous?
Nous l'ignorons. Nous avions cru un retour offensif
heureux dans son ensemble, et nous attendions aussi
la reprise de Vendme. Votre billet du 2 nous prouve
que cet avantage est encore loin d'tre obtenu.
L comme ailleurs, nous nous dfendons avec opi-

nitret, quelquefois avec succs. Nous occupons l'en-


nemi. Je crois que, grce l'cart norme qu'ont fait
nos principales armes, nous parvenons empcher la
concentration des armes ennemies et les maintenons
loignes de Paris. Mais l se borne, j'imagine, pour le
moment, le rle actif de nos trois armes de secours et,
comme ce n'tait pas l le but qui leur tait assign
au commencement du mois de dcembre, nous devons
en conclure, ou que le mouvement projet ne peut
russir, ou qu'on adopte une combinaison nouvelle et
'

celle-ci, en juger par la distance parcourir, sera,

longue raliser.
Dans tous les cas, pour le moment, Paris est aban-

donn lui-mme et, vous le savez sans doute, le bom-


bardement des forts, commenc le 27, avait amen ds
le 28 au soir l'vacuation du plateau d'Avron. Il est

terrible, et si vous pouviez lire le rapport du gnral


Nol sur le premier effet de cette attaque infernale qui
ne fait que s'ouvrir et ne menaait encore qu'un seul
point de notre ligne de dfense, vous frmiriez comme
nous la pense de ce qu'il peut avoir de redoutable.
En somme, nous sommes dans une grande angoisse.
Adieu, cher, conservez-vous ceux dont vous tes

l'me et la vie. L'anne 1870 a t cruelle que nous ;

rserve 1871? Je n'ose pas y penser! Que Dieu nous


protge tous et qu'il claire ceux qui nous gouvernent !

Eugne.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 2G3

L'arme de la Loire est crase au Mans, l'arme du


Nord impuissante, l'arme de l'Est sur le point de se
rfugier en Suisse. Enfin, le 29 janvier, Paris capitule.
On on regarde autour de soi on se compte
respire ; ; ;

on attend Nous appartenons plus que jamais...


:

au hasard , crit Fromentin (1). Et il se recueille, il


mdite sur les vnements, ainsi qu'en tmoignent do
courtes notes prises par lui cette poque.
Cependant il reoit des nouvelles de la plupart de
ses amis. Aucun d'eux n'a t bless durant la guerre.
MM. Billotte, Busson, Bida, Protais, Christophe, Ber-
chre, Gustave Moreau sont sains et saufs. Du Mesnil a
travers, le cur bris, ces tragiques vnements Per- :

sonne ne peut te suppler, crit-il Fromentin, quand


mon me s'en va. Et un autre jour il s'crie : Voil
cinq mois que je meurs la fois d'envie de rire, de
pleurer et de me jeter l'eau (2).

On meutes qu'on sent immi-


redoute Paris les
nentes ds l'entre des Allemands dans la ville. Voici
les premiers soulvements de la Commune.

A Monsieur Ren Billotte (3).

Saint-Maurice, 5 mars (1871),


mercredi au matin.

Rien ne nous parvient plus de Paris, ni lettres, ni


a

journaux; et rien non plus n'entre dans Paris. Nous


avons appris, de plus, que les communications avec

Lettre du Mesnil, 2 fvrier 1871.


(1)
(2) Extraits d'une lettre non date et d'une lettre du 14 jan-
vier 1871, l'une et l'autre adresses Fromentin.
(3) Obligeamment communique par M. Ren Billotte, ainsi que
les autres lettres lui adresses.
2> CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Versailles sont coupes. O se sera trouv Alex (1) au
moment de l'arrt des trains? Bloqu avec ton pre et
ta mre, ou spar d'eux?
Enfin, nous savons sommairement par dpches les

engagements du 2, et la bataille du 3. Leur droute


aurait t complte pas assez cependant pour qu'on
;

ait pu les suivre, l'pe dans les reins, jusqu' l'en-


ceinte et y pntrer avec eux. Le seul rsultat acquis,
s'il est bien acquis, c'est que l'arme tiendra et les
traitera dornavant en ennemis et non plus en frres.

Mais, en attendant, Paris reste plus que jamais en leur


pouvoir et leur merci. Qu'en font-ils? Qu'y feront-ils?
C'est la cage aux btes fauves, et nous frmissons de
penser que nous avons l des tressi chers. Tout dpart

est devenu malheureusement impossible pour ceux


qu'ils y tiennent enferms. Voil le blocus qui recom-
mence, avec mille horreurs craindre on leur prte ;

des projets sauvages.


Si tu peux nous donner des nouvelles tranquillisantes,
fais-le vite, cher ami... Attendons, comme je te le

disais il y a trois jours. Les circonstances sont atroces,


nous n'y pouvons rien changer. Qu'adviendra-t-il de
nous? A la grce de Dieu!... cris-nous. Embrasse
Armand. Nous ne vivons pas. Nous t'embrassons du
fond du cur.
EuG.

Au mme.

Saint-Maurice, ce 10 mars (1871), vendredi.

En fin, j 'ai repris mon travail, totalement, absolument


suspendu pendant cinq mois, et j'ai besoin de m'y

(1) M. Alexandre Billotte.


CORHKSPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 207

donner corps me, afin de rparer le temps perdu,


et
afin d'oublier tout de suite ce dont j'ai tant souffert...
La lettre d'Armand reue hier est navrante. Il est
profondment dcourag, dgot de tout, irrit contre
tous. Il n'a pas tort. Je me doutais bien que l'absolue
solitude o il a vcu lui avait fait beaucoup de mal. Et
si j'ai amrement regrett de n'avoir pas pass le temps
du que je devinais le besoin qu'il
sige Paris, c'est
avait de partager avec quelqu'un les grands chagrins
que je lui savais...
Nous avons t fort inquiets de Paris les dmentis ;

des journaux nous ont rassurs. Je ne vois pas que la


situation soit encore bien nette il faut cependant que
;

l'insurrection dsarme cote que cote, de gr ou de


force, et le pluspromptement possible. De gr, pourra-
t-on l'obtenir? De force, osera-t-on en venir l?
Notre pauvre pays est bien malade est-ce assez ;

vident maintenant? et avais-je tort, au lendemain de


Wissembourg au premier
et de Reichshoffen, c'est--dire
avertissement que nous tions vulnrables, de sentir
intrieurement qu'un peuple ainsi bless qui le nie est
perdu. Oui, nous tions malades, et profondment, d'une
maladie organique marche lente un accident, ce que ;

j'appelleun hasard, un coup de coude de la Providence,


nous a rvl que ce grand peuple charg de richesse
et d'embonpoint, d'aplomb sur ses jambes, en ralit
n'tait qu'un grand corps sans force, ni me. Le pre-
mier choc nous a jets de ct et nous sommes tombs
dans le sang un hasard diffrent nous et laisss tout
;

naturellement crouler dans la boue.


Les blessures de la guerre, si effroyables qu'elles
soient, seraient vite guries, si la plaie n'tait pas autre
et plus profonde nous ne nous relverons jamais si
; et
l'on continue de s'en prendre aux Allemands d'un tat
2t)8 CORRESPONDANCK KT FRAGMENTS INDITS
qui datait de loin, qu'ils ont cruellement aggrav, mais
qu'ils n'ont pas cr.
Il faut changer de rgime, revenir au devoir, crer
un esprit public, refaire une moralit, des caractres,
obtenir la sagesse, le dsintressement, dcrter le res-

pect de la ne plus blaguer surtout, dans la rue,


loi, et
la tribune, dans les clubs, autour des colonnes, dans
les protocoles diplomatiques, ni devant les armes. Ne
plus blaguer, ne plus voler, ne plus se vanter, ne plus
conspirer. La jactance et la violence, a dit le vieux
Ghangarnier, ont t de tout temps odieuses aux gens
de got. )) C'est tout un nouveau programme suivre...
{( Adieu, cher, ma palette m'attend...
Je t'embrasse, cher fils, et suis toi de tout cur,

Eugne.

Oui, ta lettre m'a fait plaisir ; et puis j'y ai retrouv


mes propres opinions, en bon langage, avec un grand
sens de la situation.
Nous nous reverrons bientt.

Peu peu, la mre d'Eugne Fromentin


se remet des
motions de la guerre. Cloue encore dans son fauteuil par
la faiblesse, elle redevient libre d'esprit, mme gaie. Enfin
elle a repris son ternel tricot, signal attendu et tant

souhait par les siens d'un retour la sant relative (1).


Fromentin, rassur comme beaucoup d'autres, la suite
de la ratification par l'Assemble nationale, le l^'^mars, des
prliminaires du trait de Francfort, espre entrer enfin
dans une re de paix et de travail. Il reoit de bonnes
nouvelles de Paris qui ne semble pas devoir bouger.
Mais, le 18 mars, clate la premire explosion de la

(1) Extrait de la lettre qui prcde.


CORRESPONDANCE HT FRAGMENTS INEDITS 26)

Commune. Les gnraux Lecomte et Clment Thomas


sont fusills par les insurgs. Le lendemain le gouver-

nement se retire Versailles, o il prpare le second


sige de Paris.
Du Mesnil, qui a suivi son ministre, s'crie, la rage et le

dsespoir au cur : C'est la dcomposition, la snilit,


ici, l-bas, partout. La France s'en va par morceaux (1).

Eugne Fromentin, surpris en plein renouveau d'es-


prance, reoit une commotion violente. Sa sensibilit
nerveuse est exaspre par les souffrances accumules
qui renaissent au moment o il les croyait jamais
abolies. Aussi, l'exemple de tant d'excellents patriotes,
cet homme d'un caractre si mesur
subitement perd-il
tout son sang-froid. On l'entend, dans une minute
d'amertume et de douloureux garement, lancer contre
son pays, personnifi dans les nfastes personnages res-
ponsables ses yeux de la honte et du crime prsents, de
vritables imprcations. Et pourtant, comme il l'ai-

mait, cette patrie, et comme il lui et t mortel,


lui, si Franais de cur et d'esprit, de s'arracher la

terre natale pour migrer Dieu sait o !

Ceux qui ont vcu l'anne terrible retrouveront dans


la page qui suit l'accent de leur propre dtresse (2).

A Monsieur Ren Billotte.

Saint-Maurice, ce dimanche, 26 mars (1871).

La situation est affreuse. Je n'ai jamais prouv


de douleur patriotique plus profonde, ni si totalement

(1) Lettre Fromentin, 25 mars 1871.


(2) On se souvient des lettres virulentes crites par Taine la

mme poque et publies rcemment.


270 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
perdu tout espoir. La guerre n'tait rien, ce qui se passe
aujourd'hui n'a de nom dans aucune langue politique.
Si j'tais libre, je quitterais la France, sans aucun
regret, sans aucun remords. Je me sens dli de tout
ce qui m'attachait mon pays par le dgot, la honte
de lui appartenir et le mpris. Je n'aime plus de la
France que son histoire, son pass qui ne revivra plus.
Je ne la plains mme plus ; elle a cherch tout ce qui
lui arrive. Ce peuple factieux aime les Frondes...
chose permise quand on a devant soi le jeune Louis XIV
avec Mazarin ; chose impardonnable, chose infme,
quand on a les Prussiens chez soi, la rpublique pour
tout recours et pour frondeurs le parti du bagne. Ah !

les Parisiens ont trouv le dbut plaisant ils verront !

la suite, et, malheureusement, la France payera pour


eux.
Adieu... nous nous unissons pour t'embrasser,

Eugne.

La mre d'Eugne Fromentin retombe malade plus


grivement. Ses fils sont inquiets. Dornavant, elle ne
pourra gure bouger de son fauteuil. Plus impression-
nable que jamais, elle s'entretiendra sans cesse de sa
mort prochaine, ne prvoyant pas qu'elle dt, quatre-
vingts ans, survivre son fils chri. Pour surcroit de
tristesse, son frre et sa belle-sur, M. et Mme Billotte,
sont enferms dans Paris, tandis que leurs deux fils

sont retenus Versailles par leurs fonctions, ainsi


qu'Armand du Mesnil. Les Fdrs prparent la marche
sur Versailles. Les infortunes prives plissent devant
l'anxit commune.
Fromentin, toujours clairvoyant, prvoit les suites de
l'insurrection.

I
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 271

A Monsieur Ren Billotte.

Saint-Maurice, samedi, 1" avril (1871).

Attendons les vnements et plaise Dieu qu'ils

nous pargnent Au surplus, en ce qui vous regarde, ils


!

vont marcher vite cette intolrable situation ne peut


;

durer. Elle va d'un jour l'autre se dnouer par une


catastrophe, et le dnouement ne peut tre qu'horrible.
La question est de savoir qui mitraillera Paris, si c'est
la France ou la Prusse? Peut-tre bien l'une aprs l'autre.
Adieu, cher, je suis dans le deuil et dans le dsespoir

de tout.
Nous causerons de ces choses quand elles seront pas-
ses. Je ne veux plus prvoir, ni parler de ce qui est un
poignant martyre sans compter mes chagrins de fils.
;

Eugne.

A Armand du Mesnil.

Saint-Maurice, samedi, l' avril 1871.

Pauvre cher ami,... ce que tu me dis, Alexandre et


Ren, qui m'crivent en mme temps que toi, me le

confirment avec plus de dtails, et ce que je vois de


votre effarement tous ne me prouve que trop l'im-
mensit du pril o nous sommes.
Ce qui m'tonne, c'est qu'on ne l'ait pas vu natre ; et
qu'aprs du 16 avril, du 31 mai, du 24 juin 1848,
les leons

du 31 octobre 1870 et du 22 janvier, on n'ait pas com-


pris la signification du mouvement qui se prparait
depuis le 1*" mars.
275 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Ce sont les mmes hommes ; leur programme est le
mme ; il ya vingt-trois ans, on les exterminait, aujour-
d'hui, on les laisse faire, on les encourage ; on ne voit
pas que leurs revendications sont un mensonge, que
leurs soi-disant ngociations sont un dfi ; ils arborent
enfin leurs drapeaux, affichent leurs manifestes ; nous
voil la guerre sociale la plus formellement rsolue, la
plus vigoureusement prpare, la mieux arme qui
jamais ait clat nulle part, et je ne crois pas que Paris
s'en aperoive l'heure qu'il est. C'est confondre.
On en viendra bout, tu le dis, il le faut bien. Mais
quel prix? Le gouvernement n'a pas le choix des
moyens : parlementer, c'est se soumettre ; car il n'ob-
tiendra rien, et ne peut rien accorder, pas mme une
nouvelle amnistie, qui serait un nouveau march de
dupes. A-t-il la force? Il en essayera. S'il russit, c'est

un massacre s'il est battu, alors les Prussiens agissent.


;

Et Dieu sait de quel prix nous payerons cet horrible


rendu par des gens qui ne font rien pour rien
service, !

Voil donc o nous devions en venir Et dire qu'il !

y a eu une France grande, honore, admire, admi-


rable !...

Ma mre est au lit de nouveau, avec la fivre, une


douleur intense au ct ; le mal, hlas ! continue et se
rveille, et elle s'affaiblit.
Tout va mal ; de quelque ct que je me tourne, il y
a du sombre et des pleurs en perspective. La saison est
rigoureuse, impitoyable pour les rcoltes.
Je suis dans l'atonie complte, et, de ma vie, je ne
me cur et l'esprit dans un pareil deuil.
suis senti le
cris-nous quand tu pourras.
Nous vous embrassons tous du fond de l'me.

EUG.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 273

Enfin la Commune est vaincue, l'enceinte de Paris


force, les dernires barricades enleves. Les troupes
rgulires s'avancent dans le sang la lueur des incen-
dies. On fusille, on massacre. C'est un des instants les

plus sombres de notre vie nationale...


Mon ami, je n'y tiens plus, crit la fin de mai
Fromentin M. Busson. Il faut aller soi-mme voir et

savoir. Je pars aprs-demain pour Versailles... Je vous


attendrai pour entrer avec vous dans ce qui fut Paris...
Je ne suis que douleur, horreur et honte.

Ce voyage est accompli par Fromentin en cinq jours.


Aprs un court arrt Montoire, l'artiste est de retour
Saint-Maurice.

A Monsieur Charles Busson.

Saint-Maurice (juin 1871), vendredi matin.

Bonjour, cher ami, pardonnez-moi de ne pas vous


avoir encore crit depuis le jour o je vous ai quitts,

ni remerci de votre bonne hospitalit. Les journes


sont courtes pour tout ce que je voudrais y faire tenir ;

et, le soleil a beau se lever matin et se coucher tard, je

suis loin d'tre fier de l'emploi de mon temps.


Bien entendu, j'ai commenc i)ar mon travail ;
je lui

sacrifiais la joie de rester auprs de vous ; il fallait,

pour ma propre justification, m'y mettre sans dlai.


J'ajourne tout ce qui demanderait quelque imagi-
nation ou quelque effort srieux mets de ct Venise
: je
et les grands tableaux, je prpare tout btement des
petits panneaux, ce que j(^ sais faire. Je vais pendant
quelques semaines, l'imitation de notre ami Ber-
chre, en faire beaucoup et battre monnaie. Quand

18
274 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
j'aurai quelques sous sur la planche et que le dgot
me prendra, je passerai des soins plus graves. D'ail-
leurs, j'ai besoin de cette gymnastique pour me dlier
l'esprit qui n'est pas fertile et la main qui n'est plus
lgre. Si, chemin faisant, je rencontrais une ide heu-
reuse, je la dvelopperais dans un plus grand format.
Ce n'est pas la toile qui me manque, ni la bonne envie
d'en couvrir. Jusqu' prsent, j'en suis aux ttonne-
ments des premiers dbuts.
Je vous engage, ami, faire comme moi, ou mieux

que moi. Vous avez sur le chevalet deux charmantes


choses, vous pouvez les mener avec certitude et vite-
ment. Dpchez- vous le jour o vous aurez un ou deux
;

tableaux vous aurez regagn, pour Ven-


tirs d'affaire,
train, tout le temps malheureusement perdu. Quel
si

dommage que nous ne puissions pas, en effet, travailler


quelques semaines cte cte et sortir, par un effort
plus facile faire en commun, de cette ornire pro-
fonde de dix m.ois d'oisivet chagrine !...
Vous me direz ce que vous faites, et quand vous

commencerez n'tre plus mcontent de vous...


Eh bien la Rpublique triomphe. Nous l'avons
!

souhait dans l'intrt de la concorde puissions-nous ;

n'avoir pas form des vux imprudents Est-ce un !

bien, est-ce un mal? L'avenir, un avenir prochain nous


le fera connatre. Le pays se laisse aller vers la Rpu-

blique comme il s'tait livr l'Empire, sans plus de


conscience, ni de rflexion. Il suit un courant qui l'en-
trane ; ceux qui le dirigent savent seuls o leur inten-
tion est de le conduire. Et j'ai peur que leur secrte
ambition ne soit de le mener trs loin. Je crains sur-
tout qu'il ne se forme dans la Chambre un parti de la
gauche radicale assez fort pour briser l'union des centres
et crer des dificulls graves M. Thicrs. Ce parti aura
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 275

ncessairement pour chef un homnae que je n'estime


en rien, que je crois le plus parfait ambitieux, qui a la
folie de la rvolution et qui, quoi qu'il en dise, est
l'ennemi naturel de M. Thiers, parce que celui-ci repr-
sente la sagesse, la mesure, ce bon sens moyen dont nous
parlions l'autre jour et hors duquel je ne vois pas de
salut. Avec un pareil homme ct et au niveau du
pouvoir gouvernemental tout est craindre. Vous
verrez si je me trompe (1)...
A vous du fond du cur.
Eugne.

Au mme.

Saint-Maurice (juillet 1871), jeudi matin.

Je vous nglige bien, cher ami, je me le reproche, et

vous prie de ne pas m'en vouloir vous me connaissez, ;

quand je me laisse exclusivement emporter par mon


travail, absorb le jour, abruti le soir, entran ds que
le matin vient. Heureusement que nos femmes et filles

sont l pour entretenir l'union !...


Je suis content de vous savoir aux prises avec Venise

et je ne suis pas fch de vous voir votre tour peiner


sur des architectures. En fin de compte, je vous sou-
haite de vous en tirer mieux que moi. Vous me direz le
rsultat, quand il y en aura d'acquis. C'est charmant
faire, et je voudrais bien, vous qui tes un naturaliste de

mtier, que vous apprissiez comment est Venise ceux


qui ne la voient qu' travers les fantasmagories, si

ngliges, de Ziem. Bon courage et bonne chance !...

Je travaille vraiment beaucoup beaucoup de choses


la fois. Il y a du bien et du mdiocre.

(I) 11 s'iigil ovi.lciniuiMU. ilo GainbolU.


276 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
La seule chose qui me satisfasse en bloc, c'est que
j'ai retrouv, sans en avoir rien perdu, et la lucidit
de mes souvenirs et la promptitude de la main. Il y
a mme, je le crois, quelques petites qualits nouvelles,
plus flamandes ; vous en jugerez...
A vous fraternellement.
Eugne.

.4 Alexandre Bida,

Saint-Maurice, dimanche, 10 septembre (1871).

a J'ai, reu votre lettre date de Bhl et de


en effet,

au lendemain de l'horrible paix j'tais


fvrier. C'tait ;

plus mort que vif de honte et de douleur; j'attendais


pour vous rpondre... des jours moins lugubres. Vous
savez et devinez ce qui suivit? Mars, avril et mai pas-
srent comme un cauchemar. Il y avait,pour ma part,
six mois que je ne mettais plus les pieds dans mon ate-
lier. A la fm de mai, je courus Paris ; ma femme y
vint passer cinq jours avec moi, laissant Marguerite
Montoire. Paris me parut abominable et moins
je fus

effray de ses ruines que de l'tat moral et mental o


j'y trouvai les meilleurs esprits. J'avais donn sept
mois la colre, l'exaspration, la politique soli-
taire et impuissante, sept mois de monologues pui-
sants : j'tais bout. Je ramenai ma femme Mon-
toire, embrassai nos amis, et vins enfin m'enfermer et
me calmer dans un travail acharn. J'ai tch, on
quelques semaines, de rparer une partie du temps
perdu, j'y suis parvenu peu prs.
Je ne dis plus rien, ne pense plus rien ;
je suis, du
coin de l'il seulement, une politique qui ne me satis-
CORRI-:SPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 277

fait ni ne me rassure. En novembre, comme vous, puis-


qu'il le faut, puisqu'on nous irons de nouveau
le doit,

essayer de la vie de Paris, qui ne m'offre plus, faut-il


le dire, ni scurit ni attrait... Je serai heureux de
voir votre travail dans une quinzaine de jours, vous
;

aurez une ide du mien. Est-ce bon, est-ce mauvais?


Est-ce un peu nouveau? Ne sont-ce que des redites?
Je ne saurais trop en juger. Je suis un peu las et j'ai
l'esprit triste. Je termine en ce moment mme une
toile bauche en septembre 1870 un an s'est coul
;

entre les premires et les dernires touches. Un an,


grand espace de vie Que m'en reste-t-il et pour ma
!

propre carrire mal affirme, et pour des devoirs qui


ne sont pas remplis? L'automne, invariablement, me
ramne des mditations de couleur sombre...

A Monsieur Charles Busson,

Saint-Maurice, lundi, 9 octobre 1871.

J'ai termin les deux Venise; le Grand Canal est


Paris, j'emporterai le Palais ducal; ce sont les seules
choses de Venise que j'aie faites, et, somme toute, ce
n'est pas mal. Mais ce travail sans avis, toujours
solitaire, sans autre encouragement que la volont d'en
faire et le ferme dsir de faire de mon mieux, me fatigue,
et, par moments, m'cure au dernier point... Enfin,
plaise Dieu que nous nous retrouvions bientt au
bercail et que tout aille souhait ! Je n'ai pas con-
fiance...

Eugne Fromentin exerait sur quelques artistes de


son entourage une influence dont il est intressant de
278 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
retrouver la trace dans la correspondance, malheureu-
sement incomplte, qu'il changea avec M. Ferdinand
Humbert, en 1871. Le jeune peintre demandait conseil
son matre, alors en vacances Saint-Maurice, sur un
tableau qu'il projetait : Judith et Holopherne, symhoMsdini
l'ternel drame de l'homme perdu par une femme (1).

A Monsieur Ferdinand Humbert.

[t ; Saint-Maurice, 6 septembre 1871.

Pardonnez-moi, mon cher ami, de vous avoir fait

attendre ma rponse quelques jours de trop. Vous me

(1) On saitque M. Ferdinand Humbert, le peintre d'histoire


et de portraits justement renomm, est n en 1852, et qu'il fut
l*lve de Picot, de M. Cabanel et d'Eugne Fromentin.
La lettre
de Fromentin est la reproduction du texte publi par M. Louis
Gonse (ouvrage cil, p. 86), l'original n'ayant pu tre retrouv.
Sa date vritable n'est pas 1872, comme l'crit par erreur M. Gonse.
M. Humbert a dat ses lettres de 1871, millsime confirm par le
texte. Les deux rponses de Fromentin aux lettres des 21 sep-
tembre et 7 octobre ne nous sont pas parvenues. M. Ferdinand
Humbert crit Fromentin le 1^^ septembre Mon cher matre
:

et excellent ami..., voici comment je me


reprsente la scne :

dans l'intrieur d'une riche tente orientale, peine claire par


les premiers rayons du jour naissant, Judith, tendue sur des
coussins auprs d'HoIopherne endormi, se soulverait lentement
et silencieusement sur les deux mains (dont l'une tiendrait
l'arme) et couvrirait d'un dernier et indfinissable regard la figure
de celui qu'elle va frapper tout le tableau serait dans le rappro-
:

chement de ces deux ttes et dans l'expression de la femme, que


devrait agiter mille sentiments divers. Au fond, la servante, vue
de dos pour ne pas diviser l'intrt, entr'ouvre les rideaux qui
ferment la tente, et regarde si tout dort dans le camp. Au point
de vue plastique il y aurait, je crois, une belle figure faire de
cette femme demi-nue, vtue de magnifiques toffes de soie et
d'argent, couverte de bracelets et de pierreries, et se dtachant en
grande lumire sur le fond sombre.
crivez-moi un mot, je vous en prie, mon cher matre, et donnez-
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INDITS 279

demandez un avis des plus graves, et Tintrt que


vous voulez bien y attacher m'embarrasse autant quHl
m'honore. Je ne puis me taire puisque vous me priez
de parler; et, d'autre part, je ne voudrais pas, sous
prtexte de conseil, discuter un projet que je n'ai pas
sous les yeux, jeter ma manire de voir travers la
vtre et gner la libre conception de votre uvre.
Tout ce que je puis faire, c'est d'insister avec vous

sur ce qu'elle a de dlicat et de vous indiquer le point


de vue o je me placerais pour l'entreprendre, o je me
maintiendrais surtout pendant toute la dure de l'ex-
cution.
Trs beau sujet, mais trs dlicat, c'est convenu.
Vous en sentez comme moi charme et
les ressources, le
les dangers. La difficult nat du moment o l'esprit

littraire s'en empare, o, la situation ne vous suffisant


plus, vous prtendez en faire un symbole. Elle s'accrot
de toutes les nuances que vous vous proposez d'y
mettre attitudes, gestes, physionomie, regards. Si vous
:

poussez l'analyse jusque-l, ne vous y trompez pas, ce


qui, pour le romancier charg d'crire la scne, pour la
comdienne charge de la traduire, serait un gros et
prilleux problme, tout cela pour le peintre devient
un casse-tte o les plus malins perdraient leur peine.
Considrez, d'autre part, que la couleur locale, que
vous ne vous refuserez pas, le luxe des toffes, le dsha-
bill de la femme, l'atmosphre de la tente, l'homme

endormi dans le clair-obscur, en un mot la mise en


scne au milieu de laquelle apparatra ce personnage,
d'autant plus q^iivoquo qu'il exprimera des sentiments
plus subtils et plus confus, considrez, dis-je, que cette

moi sincromont votre opinion sur cotte donne, trs dtMicate, j'en
conviens, mais qui pourrait se faire peut-tre accepter par une
belle et svre excution...
280 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
mise en scne peut donner votre sujet un faux air
d'aventure galante et de tragdie d'alcve, ce qui n'est
ni dans l'esprit de l'uvre, ni dans la vrit de l'his-
toire.
Car, au vrai, Judith n'est ni une Dalila ni une Om-
phale. Il se mle au souvenir de son quipe, non seu-
lement le dnouement sanglant qui la relve, mais
l'ide d'un sacrifice et la prmditation de se livrer
pour un but sacr.
Si vous vouliez absolument faire du symbolisme au

bout du pinceau et faire de votre uvre un mythe


instructif et vrai, telle est la signification qu'il faudrait
luidonner une femme qui se dvoue pour ime cause
:

suprme, une victime offerte au salut d'un peuple,


une sorte de fille de Jepht, d'Iphignie qui livre son
honneur, au lieu de sa vie, et dont la beaut n'est qu'un
instrument de vengeance...
Reprsentez-vous une Charlotte Corday trouvant
Marat dans son lit au lieu de le trouver dans sa bai-
gnoire.
Recomposez la lgende de ces hrones modernes et

demandez-vous si l'lment tragique ne l'emportera


pas sur l'lment romanesque et si, dans l'imagination
du compositeur fidle l'esprit de la lgende, il entre-
rait autre chose que l'ide d'un acte terrible, auguste,
en quelque sorte, et sacr. Il ne s'agit pas, je le rpte,
de la Dalila antique ou moderne, ni de l'nigmatique et
mortel regard des Jocondes dont le monde est plein
pour ses dlices et pour son malheur. Il s'agit de cir-

constances trs exceptionnelles o la femme s'est trou-


ve charge de responsabilits spciales et a revtu le

caractre le plus grave.


Je puis me tromper mais dans tous les cas, examinez,
;

et vrifiez, et, s'il en est ainsi, vous voyez que la mora-


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 281

lit du sujet devient tout autre et qu'il ne pourra que


gagner, soit en vrit, oit en noblesse, tre trait
dans les cordes les plus austres, les plus grandioses,
les plus tragiques.
Or, je ne vous cacherai pas que cette donne singu-
lirement noble m'effraie un peu pour l'esprit nerveux,
vivant, dramatique d'un moderne. Peu peu la corde
d'airain se relchera, et je vois d'ici sur quel rythme
charmant et subtil vous crirez cette page de pur do-
rien. Vous aurez avec cela beaucoup de succs,
mais je voudrais plus. Ai-je tort?
Voici donc votre place ce que je ferais : d'abord,
j'carterais tout ce qui est joli ;
je supprimerais tout
ce qui est luxe. Il suffirait qu'un bijou brillt dans
l'ombre, comme une tincelle au collier des portraits
de Rembrandt, pour faire imaginer que votre Judith
en est couverte. Je tcherais de trouver le geste de la
rsolution, c'est--direla victime est devenue le sacri-
:

ficateur elle va abattre une tte excrable. De phy-


;

sionomie, peu ou point ; si vous la trouviez, ce serait


un miracle ; ce dfaut, votre tableau perd pied ; une
attitude, une arabesque, et pas d'effet. De la lumire
sur elle, de l'ombre sur Pas de clair-obscur vrai.
lui.

La pnombre et les draperies vous ramnent l'alcve


et votre Judith aurait pour titre : le danger des bonnes
fortunes. Pas de littrature, soyez peintre, et ne res-
pirez que l'amour du grand, du beau, du simple.
Mettez-vous, tenez-vous dans des dispositions d'me
telles que l'ide reste trs ingnue et que la plastique
seule vous entrane. Ne visez pas tre autrement
expressif votre tableau peut se passer de signification
:

profonde et, dans tous les cas, il vaut mieux qu'il n'en
ait pas que d'en poursuivre une chimrique ou contes-
table.
282 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Demandez-vous, non pour en faire un pastiche, mais
pour vous maintenir ces hauteurs de vue o tous les
dangers des interprtations modernes disparaissent,
demandez-vous comment un Italien du bon temps
concevrait le tableau. Un Vnitien, pour le sr, aurait
trs peu habill Judith il l'aurait montre dans son
:

relief et son clat, blanche, grande, grasse on et ;

oubli la tte, supposer qu'il s'en ft occup. On aurait


devin dans l'ombre le corps rouge sombre du rustre,
en armure. Absence totale d'expression, la plus grande
banalit d'attitude. Le sujet serait devenu de la plas-
tique pure, et la plastique elle-mme une occasion favo-
rable de peindre deux beaux morceaux se faisant con-
traste l'un d'ambre, l'autre d'ocre rouge. Vous auriez,
:

aux bibelots prs, quelque chose comme une nymphe


outrage par un satyre. Les figures seraient peu vtues,
et le tableau, n'en doutez pas, serait tragique peut-tre,
mais admirablement noble assurment, et chaste coup
sr. Quant aux Florentins, souvenez-vous de la Judith
du vieux Mantegna, colossale, solennelle, emmaillote
dans ses draperies de Sibylle, sorte de Glytemnestre,
moins le crime.
Amusez-vous penser cela c'est peut-tre l le
:

meilleur des guides. Et toutes mes phrases pourraient


se rduire ceci : dfiez-vous du moderne pensez la ;

Salom de Regnault, pour vous tenir l'oppos. Pla-


cez-vous sous l'invocation des anciens.
En voil bien long, trop long. Je me relis et j'hsite

vous envoyer ce dlayage. Prenez-en ce qui peut en


tre extrait pour votre usage ; ou, si cela vous trouble
ou vous embarbouille, jetez-le vite au feu, oubliez-le,
mettez-vous l'uvre, et bon courage !...
Encore un mot. L'poque est mauvaise, le sens moral

bien bas, le got public perdu, sinon perdu. Que cha-


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 283

cun de nous travaille le relever. Ildpend de vous,


sur un sujet pareil, de donner une leon d'art, une leon
de style, une leon de got (1).
E. F.

A de 1872, Eugne Fromentin, chan-


l'exposition
geant d'horizon, prsente au public deux vues de Ve-
nise le Grand Canal et le Mle. Ces tableaux sont f roi-
:

M. Humbort rpond
Ci) Merci mille fois, mon cher matre
;

et ami je suis encore sous le charme de votre admirable lettre...


;

J'y vois non seulement une nouvelle preuve d'intrt et d'affec-


tion, mais encore une marque de distinction qui m'honore et dont
je tcherai de me rendre digne.
Je n'ai qu'une crainte, et de plus malins que moi pourraient
l'avoir aussi, c'est de n'tre pas de force traiter un tel sujet dans
de telles donnes c'est d'tre infrieur dans l'excution la con-
;

ception comme vous la comprenez c'est, en ngligeant entirement


;

le ct moderne et vivant, de n'atteindre pas au caractre gran-

diose et hroque par la plastique pure et, en un mot, de faire une


uvre froide et acadmique.
Je vous assure, mon cher matre, qu'il n'entrait point dans ma

pense, comme vous m'avez paru le craindre, de faire une nouvelle


Messaouda sows, le masque de Judith mon intention tait seulement
;

de reprsenter cette scne, dj si souvent traite par les anciens et


les modernes, sous un aspect plus imprvu, dans des lignes plus nou-
velles et avec un sentiment dramatique plus humain je trouvais, de
;

plus, dans cette interprtation, qui dfaut de la grandeur biblique


avait un ct romantique et shakespearien qui me sduisait, une occa-
sion trs favorable de peindre un beau et large morceau, en me pla-
ant, comme
vous m'y invitez, sous l'invocation des matres italiens.
Ne pensez-vous pas qu'en suivant justement les leons qu'ils

nous ont laisses crites dans tant de pages inimorlelles, c'est-


-dire en s'cartant d'un naturalisme sensuel et giossitr et suppri-
mant l'imitation relle des accessoires, en transformant le ton des
chairs, il serait peut-tre possible d'viter les cueils que vous me
signalez et de faire non un bon tableau (ceci est une autre question),
mais une uvre o 1rs plus dlicats ne pourraient rien trouver qui
ft de nature froisser le got et vi iller une pense quivoque?
Je vous envoie, en quelques traits, l'indication de mon projet. Si la

pose de la femme vous parat inacceptable, j'espre, mon cher matre,


que vous me le direz franchement, de niOnie que vous seiiez assez bon
pour m'indiquer les modifications dont vous la jugeriez susceptible.
Que si vous trouvez qu'il vaut mieux rentrer dans la donne
284 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
dment accueillis. On y voit gnralement des uvres
indignes du talent de l'artiste (1).

traditionnelle d'une Judith debout, je vous enverrai un autre cro-


quis car je ne voudrais pas commencer une uvre importante sur
;

une esquisse qui n'aurait pas votre approbation...

Sur rponse de Fromentin cette lettre, M. Humbert rplique


la :

beaucoup rflchi, mon cher matre, sur tout ce que vous


J'ai
m'avez dit dans vos deux belles et excellentes lettres, et je suis
aujourd'hui entirement de votre avis j'tais dans une fausse voie
:

et je tournais le dos l'art lev et srieux. Je me suis donc mis


creuser de nouveau mon sujet et je l'ai entrevu sous un autre aspect
que je m'empresse de vous soumettre.
Que diriez-vous d'une Judith reprsente debout, droite et de
face, aprs qu'elle a frapp? Elle pourrait, toute frmissante encore
et chevele, les draperies en dsordre, tenir d'une main la tte
du monstre de l'autre, le glaive encore sanglant ; et il ne serai
et,
peut-tre pas impossible de faire apercevoir, par une ouverture
quelconque, un bout des tours de la ville dlivre; ou bien encore
elle aurait jet terre l'arme inutile et lverait en l'air les deux bras
dans l'attitude de l'enthousiasme religieux et patriotique.
J'ai fait une esquisse dans ce genre et, si je reste indcis quant au

geste, je crois avoir trouv une harmonie assez dramatique des


:

chairs ples et une chevelure ardente des draperies argentes


;

bleues et noires sur des appuis violet triste et un fond verdtre


sinistre quelques taches de sang sur des blancs ct du corps
;

sombre de l'homme ;

vous voyez cela d'ici.
Je serai bien heureux, mon cher matre, quoique trs honteux de

venir encore vous dranger et vous ennuyer, d'avoir en deux mots


votre opinion sur cette nouvelle donne.
Je voudrais, je l'avoue, viter de donner Judith le mouvement
violent d'une femme qui va frapper avec une arme en l'air que le
spectateur voudrait voir retomber. Si je me trompe, je suis sr que
vous me le direz encore avec cette sincrit dont je vous remercie
avec reconnaissance, et non sans quelque lgitime fiert, car
c'est pour moi une marque d'estime autant que d'amiti.
a En tout cas, vous me rendrez cette justice que, suivant vos con-

seils si justes et si levs, j'ai laiss de ct toute interprtation


quivoque et malsaine de ce grand sujet..
Votre tout dvou ami et lve,
Ferdinand Humbert.

A la suite de cette correspondance M. Humbert se dcida aban-


donner sa Judith pour une Dalila conue et excute dans une
donne essentiellement moderne et qui figura au Salon de 1873.
(1) Une atmosphre grise, une eau opaque, un ciel bas. Les
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 28o

Paul Mantz, qui n'a pour ces deux uvres que de Tes-
time, explique trs bien par o cette tentative nouvelle
devait drouter beaucoup de bons esprits (1) : l'artiste
dsertait une peinture algrienne dans laquelle on avait
coutume de le confiner, et il ne reprsentait pas ces ima-
ginations dues la Venise de leurs rves. Cette ville pai-
sible, saisieau moment o, sous une lumire diffuse, elle
teint les feux d'artifice de ses canaux, n'tait-ce pas pour
les yeux blouis par Ziem, pour les lecteurs de George

Sand et de Musset, un vritable crime de lse-posie?


Les amis de Fromentin ne lui mnagrent cepen-
dant pas leurs encouragements. Bida le flicite. Il
vient de revoir la perle de l'Adriatique et il loue la
vrit de reprsentation du peintre (2).

Jamais satisfait de ses Eugne Fromentin


efforts,
dclare la fin des vacances de 1872 qu'il est ennuy
de lui-mme dans tout ce qu'il fait (3). Il a pass le

mois qui dans un gnral abrutissement


finit tout a ;

march do y compris
travers, son travail. Je ne revien-
drai pas les mains vides, mais au lieu du travail de longue
haleine ot de poids que je me proposais d'entreprendre,
j'ai d tourner court, me rduire et l'mietter en niaise-
ries. C'est du pain, voil tout. Encore, quelque soin que

j'y mette, ne suis-je pas certain de la qualit de ces

architectures sont pares de Ions faux et ternes les dtails ont


;

trop d'importance l'exi^cution est lourde et froide (Henry Houssaye,


:

Revue des Deux Mondes, 15 avril 1877).


Fromentin, dit M. Louis

Gonse (ouvrag'^ cit, p. 96), avait vu Venise sous un clairage un peu


plomb et un peu terne... Le romantisme incandescent de M. Ziem
a fait du l(U'l la Venise rellt>... Pour ma part, je connais peu
d'aussi solide et aussi fianche traduction de Venise telle (pTcUe est,
c'est--dire fiapi)e dans toutes ses anciennes lgances par les
injures du temps et des hommes, que ces deux toiles de Fromentin.
(1) Gazette des Dcaur-Arts. 187l>, t. VI. p. 'iT.
(2) Lettre de Bida Fromentin. \1 aot 1872.
(3) Lettre M. Charles Tiisson. !(> octobre 1872. de Saint-Mau-
rice.
286 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
choses trs lgres. Sans avoir perdu, je crois, la facult
de faire vite, jamais je ne me suis senti moins d'aplomb
pour concevoir, et moins de certitude et de clairvoyance
pour me juger. C'est mme cette espce d'obscurit de
conscience qui aura rempli d'ennuis et de lenteur tout
mon travail des vacances. En rsum, je travaille assid-
ment, tous les jours peu prs, parce qu'il le faut, comme
on fait un pensum. Et j'aurais grand besoin de repos !

Partant pour Paris, trois semaines plus tard, Fro-


mentin dclare qu'il emporte un certain nombre de choses
faites,ou peu prs, mais que c'est petiot, banal .
Il en est confus. La solitude, au surplus, commence

lui peser. L'absence d'avis, de stimulants, ce long et


rgulier tte--tte avec de la peinture qui ne l'enflamme
pas, tout cela, sans l'entraver pour peu qu'il soit en
train, l'arrte net quand il ne l'est pas (1).

Au printemps 1873, la France, ayant souci de


reprendre son rang dans le monde, dcide de figurer
l'exposition de peinture de Vienne. Fromentin, comme
membre du jury, a vot cette mesure. Au moment
d'envoyer ses toiles, il est pris d'un scrupule, et il dclare
s'abstenir. Ses collgues du jury, ses amis insistent
auprs de lui. Quelques-uns, qui le connaissent mal,
croient je ne sais quelles mesquines proccupations.
Meissonier, prsident du jury de la section franaise
cette exposition, en excellents termes avec Eugne
Fromentin, lui crit d'une faon pressante. Il s'agit
d'un devoir national, nul ne peut s'y soustraire, moins
que tout autre un membre du jury.
Fromentin, bless au vif qu'on lui prte une arrire-
pense d'intrt personnel, se justifie longuement :

(1) L"Ure i\ M. Charles Busson (18 novembre 1872).


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 287

A Meissonier.

Lundi, 22 fvrier 1873.


Mon cher ami,

Dans le petit mot, demi officiel, que je vous crivais


l'autre jour, je vous disais que, n'ayant pu recueillir
une exposition conenahU et suffisante, je me dter-
minais m'abstenir.
Vous me rpondez bien amicalement, mais avec
quelque svrit, que j'ai tort, tort comme artiste,
tort comme membre du jury charg d'organiser une
exposition nationale. Vous m'accusez de manquer aux
devoirs lis la fonction que je remplis, de dserter
une cause laquelle on m'avait fait l'honneur de m' asso-
cier tout particulirement et pour laquelle on avait
doublement lieu de compter sur moi.
Mon ami, je n'oublie, croyez-le bien, aucun de mes

devoirs, je n'en dserte aucun, et, en persistant dans


le dsir que je vous exprimais, je crois, au contraire,
les observer dans toute leur rigueur.
J'attache l'exposition franaise Vienne l'impor-
tance qu'elle mrite.
Je ne l'aurais peut-trepasconsoille, si, l'origine,
j'avais eu donner mon avis sur son opportunit ; mais
une fois admise, j'ai senti qu'il fallait qu'elle ft dcisive.

Comme membre du jury, je n'ai pas cess de dire mes


amis le plus possible, le mieux possible, ou rien. Bien
:

pntr de cette ide simple qu'en pareils cas les int-


rts gnraux et les intrts particuliers ne font qu'un,
que l'infaillible moyen de composer une belle exposi-
tion collective, c'est d'apporter chacun dans la compo-
sition de son propre envoi 1(> soin le plus scrupuleux, et
288 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
que, par consquent, le plus sr moyen de servir les
intrts de son pays, c'est, pour nous tous, de prendre
un grand souci des ntres. Entendue ainsi par
trs
chacun des exposants qui la composent tous les
degrs de talent, une exposition franaise est assure
de vaincre sur quelque terrain que ce soit. Et je savais,
d'ailleurs, que celui sur lequel nous nous prsentons est
un terrain favorable, o, si nous avons des ennemis pour
adversaires, nous avons du moins beaucoup d'amis
parmi les tmoins.
C'est en vertu de ces sentiments qu'en mon parti-
culier je me suis proccup de choisir et de recueillir
quelques tableaux.
Malheureusement, mes tableaux sont aux quatre
vents du ciel : un trs petit nombre Paris, la plupart
en Hollande, Berlin, Vienne. Ils passent de mes mains
dans celles d'un premier, d'un second intermdiaire et
dj leur trace est perdue. A Paris, on me les refuse;

l'tranger j'ignore absolument quelle porte il me


faudrait frapper. Le simple travail de dcouvertes exi-
geait des recherches que personnellement je ne pouvais
pas faire et dont je ne pouvais non plus charger per-
sonne. Je me suis donc trouv les mains vides. Je vous
l'ai dit : c'tait l'exacte vrit. En douteriez-vous?
Quant au pis aller qui m'tait offert d'envoyer pour

tout bagage mes tableaux du Luxembourg, quoique vous


m'en disiez obligeamment, laissez-moi croire que ces
tableaux de dix ou douze ans de date ne mesurent
pas trs exactement ce que je suis. Je crois, en effet,
a^'^oir fait mieux depuis l'poque o, sans me les repro-

cher autrement, je commis. Je serais fort triste


les ai

de penser que c'est l tout ce que je puis montrer de


moi. Et s'il tait vrai qu'ils me rsument et me repr-
sentent, convenez avec moi qu'il n'y aurait pas lieu do
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 289

regretter mon absence au milieu du concours qui va


s'ouvrir. Le mieux possible ou rien. J'en reviens
mon principe. Il m'est inspir par des sentiments qui
n'ont rien que d'avouable. Et vous les apprcierez
d'autant mieux que ce sont ceux-l mmes dont vous
nous donnez l'exemple, mon illustre ami, chaque fois
qu'il s'agit d'honorer une exposition franaise, en vous
montrant dans l'abondance, la fertilit et l'clat de
vos dons.
Je persiste donc dans mon dsir, quoiqu'il m'en cote

extrmement de vous rsister, et j'espre que ces expli-


cations un peu longues, si elles ne parviennent pas
vous convaincre, suffiront du moins me justifier, car
la vivacit de vos reproches m'imposait l'obligation
de le faire.

Je vous suis bien attach, mon cher ami, d'esprit


et de cur, d'admiration, de toutes les manires.

a Eugne Fromentin.

Fromentin n'exposa pas Vienne en 1873, pas plus


d'ailleurs qu' Paris : il se recueillait.

Au commencement de dcide
mariage de
l't, se lo

sa fille avec M. Alexandre Billotte. Les affections de


famille tenaient, comme les tendres amitis, une place
considrable dans la vie de l'artiste. Il dit sa joie ses
plus chers amis. Deux d'entre eux, du Mesnil et
M. Busson, sont les tmoins du mariage.
Dans son bonheur, Fromentin n'oublie pas les com-
pagnes absentes de sa chre enfant. L'une, Mario, fille
de M. Busson, vient d'tre mre; la mort de fautre,
Christine Bida, a mis en deuil quelques annes aupa-
ravant son pre inconsolable.
19
290 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

A Alexandre Bida (1).

Ce lundi, 14 juillet (1873).


Cher ami,

Nous marions Marguerite avec mon cousin Alexandre


Billotte, Tan, le blond, secrtaire du gouverneur de


la Banque, celui que vous avez connu le premier, et, je
crois,dont vous vous souviendrez le mieux. Si quelqu'un
devait en tre inform le jour mme, c'est bien vous, et
le premier nom d'ami que ma femme ait prononc

cette occasion, c'est le vtre. Il devait arriver que ce


grave vnement de famille rveillerait l'instant mme
toutes sortes de souvenirs trs doux et trs douloureux.
Des trois amies qui se sont aimes dans leur enfance,
sous les yeux des pres, l'une est dj mre, l'autre va
commencer sa vie de femme aucun de nous
; n'oubliera
jamais et ne cessera de regretter la troisime. Voyez,
mon ami, si le pre de Christine pouvait tre absent
de notre souvenir le jour o nous avons dcid l'avenir
de Marguerite !

Il y a des annes que cette union tait probable, il

y a des mois qu'elle tait prvue... Les enfants sont


dans la joie.

Quant nous, mon ami, notre bonheur vritable a


son revers. Nous la perdons aussi peu que possible, je


dirai mme que nous y gagnons un second enfant trs
attach et d'avance tendrement aim. Mais enfin nous
la perdons et ma chre femme ne se dissimule pas que
la premire partie de sa vie de mre est finie, bien finie.
Si Dieu veut qu'elle se renouvelle et se continue par des

(1) Bida tait alors Biihl, en Alsace, son pays.


,

CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 291

une grce avec laquelle on se console,


petits-enfants, c'est
mais dix-huit ans, dix-neuf tout l'heure, sont sortis
de notre vie pour n'y plus rentrer, et l'enfant qui la
mre a dvou ces dix-huit annes de tendresse et de
soins n'a plus besoin d'elle. Les premiers moments
seront trs durs, je l'y prpare et je m'y prpare, je
ne dis pas avec stocisme, mais avec rsignation. Je ne
cacherai point que mon
vieux cur sera trs endolori,
je lui commanderai seulement d'accepter les lois de
la vie, de se taire et de bnir.
Pourquoi plus jamais ne vous voit-on par ici? Est-ce

donc, comme vous nous en menaciez, une expatriation


dfinitive? Quel silence, mon ami! quel cartemcnt
entre des vies qui se sont si troitement confondues,
et comme il suffirait d'un retour, comme il faudrait
peu de moments pour qu'elles reprissent l'habitude de
couler comme autrefois cte cte !...

Armand, Christophe, Protais, Berchre, Moreau vont


bien ou peu prs, vieillissent chacun dans son sillon
et restent fidles la maison o, seul des anciens, vous
manquez le mercredi.
On y on y cause avec moins de chaleur,
vit moins,
on y apporte chacun une marque d'usure ou de lassitude.
La politique a cr des nuances et quelques dsaccords
au milieu de ces amitis toujours trs sres, et, pour ne
pas largir des distances qui s'indiquent, on cause moins
de tout et l'on se tait quelquefois. Chacun travaille,
je ne crois pas qu'aucun trouve la vie extraordinaire-
ment gaie.
Moi, cher, je contiruie mon mtier, grognant, geignant
trs las par moments, n'ayant plus grande illusion ni
sur ce que je fais, ni sur ce qui me reste faire. Le bruit
ni'eflYaie, la publicit m'oiusque, je le constate comme
un assez mauvais signe. Rien Vienne, rien non plus
292 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Paris. Il y a des gens qui continuent d'aimer ma pein-
ture et de le prouver. Je continue d'en faire sans l'estimer
plus qu'autrefois ; ddain qu'elle
et, si je me tais sur le
m'inspire, c'est uniquement par gard pour une pro-
fession qui, au total, en vaut une autre, et que je res-
pecte afin qu'on la respecte...
Ma femme est assez bien, mieux qu'autrefois. Ma
Marguerite a peu chang... L'une et l'autre vous
embrassent, mon vieux ami. Je me joins en tiers de
tout mon cur.
Un bon baiser votre chre enfant...

Huit jours avant le mariage de sa fille, laquelle


Bida, convalescent, ne put assister, Fromentin crit
encore ces mots mus (1) : Nous
marions dans huit
la
jours. A pareille heure, mardi prochain, elle ne sera
plus nous. Il faut, je me le dis satit sans m'en con-
vaincre, nous accoutumer cette dure loi de la vie,
l'accepter en ce qu'elle a de ncessaire, la bnir pour ce
qu'elle a de si juste, et remercier le ciel misricordieux
de nous avoir permis de remplir la premire partie de
notre tche jusqu' l'heure dcisive qui va sonner...
Cette sparation, si sensible au cur du pre, le plonge
dans une disposition d'esprit mlancolique. Il se plaint,
en partant pour Saint-Maurice, la fin d'aot, du temps
qui fuit, de l'argent qui coule, et d'une fainantise
curante (2) .

(1) Lettre Bida, 5 aot 1873. A


une amie qu'il remerciait de
ce qu'elle avait t pour sa fille, Fromentin rsumait sa pense en
crivant : L'enfant que vous avez reue jadis avec tant de bont
va nous quitter, pour tre heureuse, j'en suis certain, mais enfin
va nous quitter. C'est une un bonheur de moins.
joie de plus, c'est
(Lettre Mme X..., 7 aot 1873, obligeamment communique par
M. Gadala.)
(2) Lettre M. Busson, 30 aot 1873.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 293

Heureusement, les enfants reviennent de voyage


et passent quelques jours la Rochelle. Mais, leur
dpart, c'est de nouveau la solitude : Enfin nous les
retrouverons bientt... Et puis c'est la loi,... et puis
ils sont heureux, et puis ils n'ont plus besoin de nous,
les ingrats Et Fromentin continue, s'adrcssant
!

M. Busson (octobre 1873) :

..... Tout au contraire de vous, ce que je fais n'est ni

grand, ni pour la gloire. Je suis arriv ici avec un grand


trou dansmon budget et ne me suis proccup que d'en
boucher une partie. J'ai pioch tous les jours et tout
le jour, comme un consciencieux ouvrier et comme un
pre de famille proccup peut-tre l'excs de lourdes
responsabilits.
Je rapporterai donc sept, huit ou neuf petits tableaux,
tout petits, ni bien, ni mal, pas spirituels, assez soigns,
tout juste assez proprement faits pour tre excusables.
La plupart sont trs avancs, quelques-uns sont signs.
Je ne voudrais pas quitter Saint-Maurice avant que tous
ne fussent hors de question, afin d'tre libre, en arri-
vant Paris, de me mettre des travaux plus graves...
Adieu, ami. Je suis las ; mon travail n'est pas toujours
une gaiet, ni un dlassement.

A Monsieur et Madame Charles Busson.

22 dcembre 1873, lundi soir.

Mes bons chers amis,

Je voudrais bien vous promettre au retour une sur-


prise dans mon travail malheureusement, ce que j'ai
;

fait depuis mon retour, avec des hauts et des bas, plus
en bas qu'en haut, n'est ni intressant, ni assez trouv
294 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
pour excuser le nant de la conception. Un grand frottis
quelconque o je mets des figures quelconques, et dont
cependant je m'vertue tirer quelque chose de bien
dessin, de correct, de simple et de bien peint ; un effort
de prcision, de simplicit et de relief : vous voyez
que mon programme est la fois vague et ambitieux.
Ceci seulement pour me mettre entrain quand vous ;

serez l, vous m'inspirerez le noble dsir de faire un peu


plus. Je le voudrais bien. Au reste, les journes sont
lugubres, mes nerfs toujours agits...

Bien entendu, ni visites, ni relations, ni monde,


ni thtre. Notre vie tous, absolument solitaire, plus

que jamais aurait besoin de vous.


Les amis travaillent, Protais, Christophe, Gustave,

qui nous sont fidles le mercredi, notre seul plaisir en


ce moment.
Je vous embrasse tous les deux.

Eugne F.

Le commencement de l'anne 1874 est marqu, pour


Eugne Fromentin, par un dissentiment passager, mais
de part et d'autre trs pnible, avec Paul Bataillard.
L'incident nous montre l'artiste non pas enferm dans
sa tour d'ivoire, comme on l'a cru trop souvent, mais
passionn au contraire pour ses ides.
Tandis que Bataillard tait demeur ardemment
rpublicain et dmocrate, Fromentin avait, depuis 1848,
continment volu vers les ides conservatrices. La
Commune acheva de le dgoter de ce qu'il considrait
comme le rve chimrique de sa jeunesse. En tant
qu'artiste dlicat, la politique, toute de transactions, de
violence et de vulgarit, lui faisait horreur.
Bataillard voyait dans cet tat d'esprit un dilettan-
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 295

tisme aristocratique qu'il et aisment qualifi de cou-


pable.
Dans le domaine religieux, ces deux esprits n'taient
pas moins loigns l'un de l'autre. Mais ici c'tait Batail-
lard qui avait pass du catholicisme au protestantisme
libral , tandis que Fromentin en tait rest au spiri-
tualisme vaguement catholique de sa jeunesse.
Mise l'preuve par de telles divergences, la commune
amiti d'Eugne et de Paul se dsagrgeait peu peu.
L'intimit des penses secrtes insensiblement s'va-
nouissait. Ils en souffraient tous les deux sans que leur
affection en ft foncirement abolie.
Unmercredi du mois de mars 1874, au milieu d'un
cercle d'amis, dans son atelier, Fromentin, dont la viva-
cit tait extrme bien qu'il se matrist presque tou-
jours, se laissa aller, sur un mot imprudent de Bataillard
louchant la politique, quelque sortie intempestive.
Paul se leva et Eugne, non moins mu,
sortit. le suivit,

le retint ; la soire s'acheva ainsi. Sur le pas de la porte,


le matre de la maison ouvrit ses bras son ami et la
paix fut signe.
Le soir mme, Paul crivit une longue lettre d'ex-
plications qui se termine ainsi : Ton amiti est-
elle, comme la mienne, au-dessus de ces divergences?
Voil toute la question. La rponse fut celle qu'il
attendait : Nos dsaccords profonds... ne sont point
de ceux qu'on fait disparatre en discutant... Laissons
l nos dissentiments. Avec un point de dpart commun,
la ncessit des croyances, nous arriverions toujours
nous loigner dmesurment. Prenons-en notre parti...
Tenons l'estime que nous avons l'un et l'autre et la
vieilleamiti qui nous unit au-dessus de ce qui peut
nous sparer par l'esprit... Ceci dit, je t'embrasse sur
les deux joues...
296 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Dans cet ordre d'ides, une note sans date, trouve
parmi les papiers d'Eugne Fromentin, prcise quelle
tait, vers la fin de sa vie, sa conception religieuse et
sociale :

Il l'ide de Dieu comme du sentiment du


en est de
beau du bien chacun, suivant sa nature et son du-
et :

cation morale, en peroit ce qu'il peut. Vous vous tonnez


que tel homme n'ait pas la notion divine et vous n'tes
pas surpris qu'il n'ait ni le sens de la morale ni le moindre

soupon du beau dans la nature et dans les arts. Au fond,


c'est la mme impuissance d'apercevoir un Pour idal.
remdier cette ignorance instinctive du bien, vous
avez fait des lois. Vous les jugez si ncessaires au main-
tien de l'ordre social que vous leur avez donn la sanction
des tribunaux et des peines. Et vous ne voulez pas que
pour gouverner ces mes sans Dieu il y ait une religion,
un culte, une discipline exerce par des prtres, une
pnalit Le code religieux est aussi ncessaire que le
!

Gode civil et que le Code pnal. Et, pour une immense


classe aussi dnue de toute croyance au bien, il y a la
mme inconsquence supprimer le gouvernement des
mes qu'il y aurait abolir toute surveillance exerce
sur les actes. Si vous fermez les confessionnaux, je ne
vois pas pourquoi vous ne fermez pas les tribunaux
civils et criminels.
Le danger n'est pas le mme, dites-
vous. Grave erreur. Vous gardez vos rues, vous dfendez
vos biens, vos droits, vos intrts. Peu vous importe le
reste. Et vous croyez avoir tout fait pour le salut d'une
socit quand vous l'avez mise l'abri du brigandage,
du vol et de l'assassinat. Les murs n'en prissent pas
moins. Et pour tre prserve des passions soi-disant
dangereuses, votre socit, qui n'a plus que des gen-
darmes, n'en est que plus srement la proie des passions
vraiment mortelles...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 297

Au Salon de 1874, Eugne Fromentin envoie un


Souvenir d^ Algrie et le Rwin, que M. Louis Gonse,
dans son compte rendu annuel de la Gazette des Beaiix-
ArtSy place au premier rang parmi ses tableaux les
plus complets et les plus brillants (1) .
Au printemps de cette mme anne, l'artiste rdite le
Sahara et le Sahel, en faisant prcder le premier de la
belle prface que l'on connat o, parmi des demi-confi-
dences d'un haut intrt pour l'tude de l'crivain, il rend
un hommage mu Thophile Gautier et George Sand.
Il envoie les volumes quelques artistes et crivains

de choix (2).

(1) Ouvrage cit, p. 97. Ce rappel des vieux souvenirs d'Afrique


et la rdition, faite peu aprs, du Sahara et du Sahel, voquent
du fond de la mmoire d'Eugne Fromentin une large vision du
Rhamadan. Ilen peint des esquisses que M. Gonse tient pour des
morceaux d'une qualit trs rare, mais qui demeurrent, malheureu-
sement, l'tat d'bauche.
Il s'amuse, en mme temps, versifier

ce curieux sujet du bout de la plume, avec une grce ironique et


nonchalante, croquis sans prtention littraire, seul pome que
nous connaissions de l'auteur de Dominique depuis l'anne 1842
jusqu' la fin de sa vie. (Sur le Rhamadan, relisez les pages 221 et
263 notamment de VEt dans le Sahara, 2 dition.)
Ils taient l-haut, attendant la lune.
Les regards fixra. l'u'il interrogeant.
Le ciel tait ple et la terre brune;
Pas d'toile encore, on n'en voyait qu'une
Qui de loin riait comme un il d'argent.

Quand la nuit fut close, ot tout A fait close.


Rien n'ayant paru dans legrand ciel d'or,
La petite toile l'orbe un peu rose
Riait de trs loin au dsert morose.
Et les marabouts attendaient encore-

(2) Lecontc de Lisle les relit avec le mme plaisir et le mme


intrt qu'autrefois. Sa sympathie est depuis longtemps acquise
au peintre original ot charmant et l'excellent crivain qu'est
la fois l'atiteur. (Lettre ;\ Fromentin, 30 juin 187i.) Thodore de
Banville dclare : J'adore votre tStc dans le Sahara et voire Anne
dans le Sahel, qui ont toujours fait partie de mes classiques...
Mille fois je me suis donn la joie d'en causer avec le regrett Tho-
298 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
La peinture l'absorbe de nouveau et le tourmente
durant l't 1874, une des priodes de sa vie o le labeur
est particulirement intense.
Inquiet,chercheur, il se sent, plus que jamais
dans l'orientalisme. De la peinture de genre il
l'troit
tente depuis longtemps de s'vader vers la peinture
d'histoire. II lutte avec courage contre l'engouement
du public et soumet incessamment son uvre une
critique impitoyable (1).
Il construit deux grandes toiles. Il prend des modles
et s'acharne dessiner la figure. Il n'est pas jusqu'
l'anatomie de son personnage prfr, le cheval arabe,
qu'il ne souffre de mal possder. Il comprend, mme
sur ce point, l'insuffisance de ses tudes premires, et
que nulle mmoire ft-ce la sienne ne saurait
suppler la connaissance approfondie des formes de
la nature.
Aussi, lorsqu'il part pour Saint-Maurice en aot 1874,
emmnc-t-il avec Euloge, modle qu'il a tudi pendant
plusieurs annes dj, un petit cheval arabe trs us,
Salem, qu'il a d acheter pour la dure des vacances (2).

phile Gautier, qui aimait ces beaux livres par-dessus tout... Lui
seul parmi nous tait assez pote et assez artiste pour apprcier
lgitimement la dlicatesse d'un tel art littraire, exempt de tout
mensonge, si prcis et si idal, qui appelle toujours les choses par
leur nom, et qui veille et fait vibrer l'infini des ondes de penses
et de sensations (Lettre Fromentin, 2 juillet 1874.)

(1) Le public court aux Fromentin comme un enfant aux con-


fitures , crira Edmond Abouten 1876. Maxime du Camp (Sou-
venirs littraires, t. P^ p. 255) raconte : Il pestait, et pour la cen-
time fois recommenait le petit cheval blanc, le petit ciel bleu, le
petit gu argent, le petit arbre sans nom dans la botanique et le
petit Arabe aux bras nus. Un jour qu'il venait de ruminer une de
ses jolies toiles, il me la montra, et, levant les paules avec impa-
tience, il me dit Je suis condamn a perptuit
: !

(2) Lettre M. Busson, 15 aot 1874.


Du Mesnil crit Fro-
mentin le 5 septembre Ce que tu me dis de ton aptitude d'atelier
:

est parfaitement juste et tu as cela de commun avec tous les hommes


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 299

A Monsieur Charles Busson (1).

Saint-Maurice, 18 septembre (1874), vendredi soir.

Pardonnez-moi, cher ami, jamais je ne vous ai aban-


donn pareillement. Il est vrai que jamais je n'ai, un
mois durant, men pareille vie. Cependant votre lettre
fort triste exigeait que j'y rpondisse sur l'heure. Avez-
vous au moins repris courage ?
Deux tudes manques, dites-vous. D'abord le
sont-elles? Rappelez-vous qu'avec un tableau deux ou
trois fois perdu vous avez finalement fait la meilleure
de vos uvres, et, au lieu d'un chec, saisi un grand
succs. N'en serait-il pas de mme de vos tentatives
momentanment compromises?...
Pour moi, cher ami, j'ai beaucoup pioch. Je

n'ai mme fait que cela tous les jours et tout le jour.
Sauf une course la Rochelle et trois visites de parents
et les quelques moments donns hors de chez moi
Armand, je n'ai pas cess d'appartenir mon travail.
Cette lettre est la premire que j'cris depuis mon
arrive. Ce simple dtail vous donnera l'ide de l'emploi
de mon temps.
J'avais, vous le savez, Euloge et un cheval arabe.
J'ai fait de l'un et de l'autre, malheureusement sans
beaucoup de mthode, apprenant tout et n'tudiant

d'imagination. Le rel est pour oux un prtHoxto ; il pont transpa-


ratre travers leurs uvres, il en formera le fond ncessaire, mais
ils se l'assimileront de telle manire pour nous le rendre ensuite

sous forme de tableaux ou de livres, ils s'y mCleiont si intimement,


que l'objet primitif de leur tude, transform, gagnera en puis-
sance, en lvation, en motion, ce qu'il aura perdu en vrit nue.
(1) Lettre publie par M. Louis Gonse, ouvrage cit, page 76.
300 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
rien bien fond. De sorte qu'aprs avoir beaucoup,
mais beaucoup travaill, je ne suis, moi non plus, pas
content de moi. Je ne suis gure plus avanc qu'avant
dans la connaissance exacte de mon animal. C'est un
monde tudier. Je commence peine, non pas le
rendre, mais en comprendre les proportions, et, quant
la science des dtails les plus ncessaires la simple
construction, je n'en sais pas le premier mot. La seule
utilit peut-tre des nombreuses tudes ou croquis que
je rapporte, c'est d'avoir chang de lumire et d'ate-
lier, et d'avoir Paris sous les yeux, pour me soutenir

et me guider, quelque chose qui par l'aspect rappelle


un peu plus la nature.
Avec un mois de plus, j'apprendrais certainement

ce que je veux savoir. Mais ce mois, je ne l'ai plus.


Nous partons vendredi prochain. C'est donc recom-
mencer l'anne prochaine, si je vis et si je ne suis pas
trop vieux. J'ai pris ces exercices, vraiment pnibles
mais attachants, le got de l'tude. C'est l le plus
clair de ce que j'y ai gagn.
Je renvoie Euloge dans trois jours. Je vais m'occu-

per, mon grand regret, de vendre Salem, dont je ne


saurais que faire, et nous dmnageons.
Au vrai, je suis las. Et j'aurai besoin de me reposer

Paris. Drles de vacances J'en attendais mieux. Ce


!

n'est pas faute d'assiduit, d'efforts et de continuel


labeur si je n'ai pas obtenu mieux. Mais vous savez
que je suis un pauvre copiste. Ce que je ne sais pas, je
ne le vois pas. Je rends beaucoup mieux ce que je
devine que les choses que je consulte. Il en rsulte que
mes vraies tudes sont dtestables. Je dcouvrirai peut-
tre dans un mois ou deux qu' mon insu j'ai appris.

Souhaitons-le...
Il est dix heures et demie. Je vous quitte pour
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 301

me coucher, car tombe de fatigue, comme Un


le soir, je

ouvrier aprs sa tche qui commence de bonne heure.

Octobre 1874 apporte Fromentin la joie d'tre grand-


pre. Il s'empresse d'en faire part ses amis en termes
mus.
Il n'expose pas en 1875. Il n'estime pas assez nouvelles
a rcemment termines. Du reste, l'hiver,
les toiles qu'il
en prouvant sa sant par des atteintes de grippe qui se
portent aux yeux, a longuement interrompu son travail.
Au printemps
de cette anne, Jules Breton, qui, s'va-
dant du domaine de l'art, avait fait, lui aussi, de fr-
quentes incursions sur les terres de la littrature, envoie
son confrre son volume de posie : les Champs et

la Mer.

A Jules Breton (1).

Vendredi, 3 mai 1875.

Mon cher ami, o tes-vous? Comment vous faire


parvenir des remerciements et des flicitations dj
trop diffrs ?

Que vous
les receviez un peu plus tt, un peu plus
tard, vous arriveront du moins avec certitude
ils

Courrires, dans ce pays qui vous a doublement et si


bien inspir et qui a fait de vous un pote de plume
aprs avoir cr le pote du pinceau.
Votre volume est trs charmant ;
j'on avais ou les
primeurs, vous vous eu souvenez. S'il m'a caus moins

^^(1) Jules Breton avait bi(>n voulu, quelques mois avant sa mort,
nous communiquer le texte de cette lettre. Il admirait et il estimait
fort l'autour du Sahara et du Sahel, qui lui marquait, de son ct,
beaucoup de sympathie. Fromentin aurait t un de ceux qui
dcidrent Jules Breton publier ses vei"s.
02 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de surprise la lecture, m'a plus intimement satis-
il

fait. Il y a des choses que beaucoup ont senties et que


vous seul avez peintes et que vous seul encore expri-
mez simplement, sobrement, dans toute leur forte
saveur. Ce double tableau, inspir de mme, pens de
mme, rythm comme il serait peint, donne une singu-
lire autorit votre manire de voir et de sentir et
sera d'un grand intrt pour tous ceux qui pratiquent
les deux arts ou qui les comprennent.
Je vous fais tous mes compliments. Je vous remercie

aussi bien cordialement d'avoir mis mon nom l'une


des plus charmantes pages du livre.
Vous ne vous tes pas tromp si vous avez eu la
{(

bonne pense de me traiter comme un de vos admira-


teurs les mieux acquis.
Quel beau tableau (1) vous avez dans ce grand bazar

o les uvres substantielles et srieuses deviennent,


hlas l'oiseau rare.
!
Heureux homme !

Encore merci et mille amitis et souvenirs.

Eug. Fromentin.

Depuis la publication de Dominique, en 1862, Eugne


. Fromentin, absorb dans son travail de peinture, n'avait
rien crit. Il se contentait de prendre des notes qu'il
se rservait de rdiger plus tard.
A mesure qu'il mrissait ses ides sur l'art, il ressen-
tait un plus ardent dsir de les exprimer. Maintes fois,
il fut sur le point d'crire une srie d'tudes sur la pein-
ture franaise et spcialement sur Eugne Delacroix (2).

Mais le temps lui manquait. Il fallait d'abord se classer

(1) La Ronde de la Saint- Jean.


(2) Une lettre de M. Buioz (15 juillet 1872) lui rappelle la pro-
messe de donner la Revue un article sur ce sujet.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 303

dfinitivement en peinture hors du genre ferm de


l'orientalisme. Puis la palette offrait pour vivre les
ressources abondantes et faciles que donne une signa-
ture aime du public. D'autre part, Fromentin tait
la fois sincre dans le rendu de sa pense et toujours
inquiet de blesser les susceptibilits d'un confrre :

avec de tels scrupules la critique d'art est malaise.


Sur les instances d'Armand du Mesnil, il se dcide
enfin, en 1875, dbuter par l'tude d'une cole qu'il
sent et qu'il connat merveille, qu'il chrit entre
toutes. Il part au commencement de juillet, seul, pour
la Belgique et la Hollande. en parcourra les muses
Il

et les glises avec une tonnante rapidit, en moins d'un


mois. Tous les jours, il trouvera le temps de prendre des
notes et d'crire sa femme demeure Paris.
De voyage sortiront les Matres (Taiitrefois.
ce
A peine descendu de chemin de fer Bruxelles, le
voyageur se plonge dans l'histoire des Pays-Bas (1).

(1) M. Louis Gonse (ouvrage cit, p. 183 et suiv.) a reproduit


quelques extraits des Carnets de voyage de Fromentin. Les lettres
crites de Belgique et de Hollande et les notes qui les accompagnent
ici ont t publies dans la Rei'ue des Deux Mondes du 15 juillet 1908

et dans la Revue de Paris des V^ et 15 juillet 1911, 15 janvier et


!<" fvrier 1912. Ces fragments sont extraits des carnets d'Eugne

Fromentin et des catalogues de muses annots par lui devant les


tableaux. Le choix en a t limit qu(>lqu('s passages saillants
destins surtout montrer la mthode de travail du matre, la sensi-
bilit, la finesse et la probit de sa critique. La publication complte
de ces documents et exig un volume entier. La notation, presque
toujours au crayon, parfois la plume, en est tantt brve en stylo
tlgraphique, tantt rdige la hte avec un bonheur d'expres-
sions qui a permis d'en conserver le texte sans corrections impor-
tantes dans les Matres d'autrefois. Il nous a paru intressant de
reproduire ici quelques-unes des redites marquant les alles et venues
de la pense qui, de la premire impression, presque physique, res-
sentie l'apparition d'une toile, jusqu' l'analyse savante et sub-
tile dfinitivement fixe dans le volume (ii> critique, passe ainsi sous
nos yeux par des formules de plus en plus riches et do plus en plus
304 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS

Bruxelles (1), 5 juillet 1875.

Quand j 'arrivai ce soir mme Bruxelles, onze heures


sonnant, j'y fus accueilli par un grand silence. Toute la
ville avait l'air de dormir ou dormait ; et cet universel

sommeil, trs rel, ou d'un got si discret, fut loin de


me dplaire. A peine entendis-je, en passant devant
une brasserie, la dernire ouverte, un petit chant mono-
tone et rude, un air flamand qui finissait, des chanteurs
qui s'en allaient, puis une porte qui se ferma. Dehors,
rien ne bougea plus : des rues muettes, des maisons
closes, un pav sonore et net, des faades blanches
avec des rideaux tirs, et, par-dessus tout cela, le plus
joli ciel qui pt couvrir une ville lgante en pareille
attitude et dans ses mystres, des nues trs fines sous
un azur trs tendre. Ces choses me parlaient de vie
facile, de labeurs sans excs, de nuits sans rves et sans
troubles, en un mot m'invitaient un complet bien-tre.
Et ce conseil donn par la nuit, par le silence et par le

repos se trouvait en parfait accord avec mes projets.


De la chambre o je m'tablis, je vois la longue rue
Royale filer en droite ligne travers la nuit, dessine
seulement par ses lanternes rgulirement espaces sur
les trottoirs. Devant moi, sous ma fentre, s'tage et
s'enfonce la masse haute, profonde et noire des arbres
du parc. A pour peu que je me penche du
droite, et
ct du Palais du Roi, j'embrasse en son entier l'espla-
nade o se dploie le Palais, cette solitude pave que
le grand soleil de midi doit rendre encore plus solennelle

et plus dserte. Au centre, il y a, vous le savez, un arbre

approches. Sur Rubens et sur Rembrandt, il a fallu s'en tenir


des citations fort rduites. Elles forment la premire version des
pages consacres ces peintres dans les Matres d'autrefois.
(1) Note extraite des Carnets de voyage.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 305

unique, de proportions normes, une sorte de bouquet


royal prpar pour les jours dont les fleurs
de. ftes et

ne pousseraient que ces jours-l. Il forme galement


une tache obscure entre le ciel d'une douceur d'opale
et le pav gristre. Il porte son sommet, tout em-
brouill dans les dernires branches, un paquet de
petites toiles. C'est de bon augure.
Arriver quelque part en pleine nuit, ne connatre
personne, n'y tre attendu par personne, y venir on
ne sait trop pourquoi, ouvrir sa fentre et rencontrer,
comme autant d'yeux qui vous feraient des signes, ces
astres blancs si lointains, toujours les mmes, telle est

la bienvenue dont je me suis content souvent, autre-


fois, dans des lieux moins hospitaliers, et aprs laquelle
il est ais de s'endormir avec le sentiment que le vaste

monde est une auberge, qu'on n'est chez soi nulle part
et qu'on est vraiment chez soi partout.
Il est tout l'heure demain, peut-tre mme est-il dj

aujourd'hui et hier a-t-il disparu depuis que je vous cris.


Encore un peu. car les nuits sont courtes en cette saison des
jours sans limites, et Saintc-Gudule, que je ne vois pas du
tout, dessinera sa flche aigu au nord, et recevra le pre-
mier contact do l'aube. Mais je n'attendrai pas que le jour
se lve. Il me suflit de vous avoir dit o je suis. Quant au
dessein qui m'amne, il est des plus simples : voir do la
peinture, n'en pas faire, oublier que j'en ai fait, et surtout
le faire oublier, si je puis, ceux qui me liront, si j'cris...

A Madame Eugne Fromentin.

Mardi, 6 juillot, 4 luuros et demie.

La place Royale, o je suis, est jolie. C'est une


grande et riche province. Ce que j'aperois me rappelle

20
306 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Tours. J'ai fait, de dix heures midi, une longue et
trs attentive visite au Muse ; c'est deux pas de l'htel,

mme place. Si je pouvais amener successivement


ma porte toutes les beauts de la Belgique et de la

Hollande, j'aimerais bien cela, au lieu de les aller cher-

cher. C'est tonnant comme j'aime voir et peu


aller voir. Pour que le monde ft fait ma guise, il

faudrait qu'il se droult en cercle autour de moi, que


j'occupasse au centre un bon fauteuil et que je pusse
admirer ce qu'il contient de rare et de beau comme on
lit un livre, sans trop bouger. Il est cinq heures peine,
et voil que j'en ai assez pour aujourd'hui, du muse
ancien ce matin, du muse moderne tout l'heure. Je
me suis dj cr un chez moi, o je rentre avec plai-
sir ; d'ailleurs il fait chaud, et le soleil est dur dans ce ,

quartier trs ouvert qui rappelle en petit les solitudes


de Versailles.
y a vraiment de prcieuses choses dans ce petit
Il

Louvre bruxellois. Trois cents tableaux environ, dont


la moiti a de la valeur, dont quelques-uns sont ines-
timables.
i( Rubens y est bien reprsent, non pas d'une faon
grandiose, comme il l'est, j'imagine, Anvers, mais
noblement, par deux portraits sur quatre, par trois
et,

tableaux sur sept ou huit, d'une manire assez nouvelle


aprs Paris. Je serais bien embarrass de dire ce que
j'en pense, sinon les banalits qu'on rpte et qui ne
sont qu'une partie de la vrit. Quand j'aurai vu
Anvers et Malines, peut-tre en aurai-je une dfmi-
tion prcise et plus moi.
Quant aux Primitifs, qui sont la raret et forment
l'crin de la collection, nous n'avons rien d'analogue
et de comparable, sauf le Van Eyck. C'est vritable-
ment tincelant de beaut, d'clat, de fracheur impr-

f
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 307

vue. Et, quand on voit cela aprs les Primitifs de Venise,


on est tent d'admettre que l'art de peindre est sorti
de ses voies au moment de son panouissement et
qu'il a plutt perdu que gagn trouver des moyens
d'expression plus
libres et plus parfaits dans son ;

germe, il est extraordinaire. Et je n'ai pas vu Bruges.


Ajoute ces nouveauts de haut prix le plaisir de

trouver des hommes secondaires ou peu connus repr-


sents par des uvres exquises. Souviens-toi de l'effet
produit aux Alsaciens par les deux tableaux d'Antoine
More. Eh bien, il est ici, avec quelques autres, presque
aussi beau, plus inattendu.
Et tout cela sans salissure, sans vernis jamais, ni
craquels, pur, net, comme au lendemain de la signa-
ture. C'est charmant.
Le muse moderne, bien entendu, n'est rien. Je l'ai
visit en conscience, par gard pour mes htes de ce
soir, et afin de pouvoir dire Portals et M. Gallait
le cas que je fais des vivants mme aprs les grands
morts (1).

On faisait de la niLUsique au Parc, je n'y suis point


entr. tait-ce l'effet de cette peinture imbibe d'ennui
ou lassitude naturelle? J'avais besoin de rentrer...
Mme jour, six heures. Je viens de passer la fin

de l'aprs-midi chez M. Portals... C'est un trs galant


homme, fort bien lev, instruit, suprieur sa poin-
ture. Il est trs riche, grand ami du roi. a beaucoup de
renomme et partage avec Gallait l'honneur d'occuper
dans les arts la plus haute situation de la Belgique. Je

(1) Jean-Franois PorlaCls, n Vilvordo prs Bruxelles, en 1818,


mort en 1895, peintre d'histoire, de genre et de portraits, lve de
Navez et de Paul Dolaroche.
Louis Gallait (1810-1887), n
Tournai, peintre d'histoire, lve de Franois Honnequin et de
Paul Dclaroolic.
308 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
t'ai dit qu'il avait t le premier matre de Cormon. Il

me fait dner demain avec son ami M. Van Gallait,


Prat, le premier ministre ou ministre d'tat du Roi,
et quelques autres personnages avec lesquels il dsire
me mettre en relations...
Vu l'htel de ville ce matin et la cathdrale, en
hte.
Dans l'aprs-midi, vu
Muse, mais trop la lgre.
le

Il est des plus intressants, bien dispos, parfaitement


clair, facile voir... De beaux cadres tout reluisant
neuf dans de jolies salles larges et basses. Un parquet
poli comme un miroir. Presque personne, et des tableaux
(dont quelques-uns trs rares et sans prix) dans un tat
de fracheur, de conservation, de vernissage inconnu
au Louvre o les plus beaux tableaux sont enfums.

A la mme.

(7 juillet), mercredi matin, 9 heures.

Portals est venu me prendre sept heures et demie


et nous nous sommes fait conduire au bois de la Cambre ;

le Bois, comme Paris le Bois de Boulogne.


C'est plus anglais que le ntre, et aussi plus fort.
De larges routes tourbeuses, noires, molles, circulant
dans une futaie haute et sombre de htres, de charmes,
d'ormeaux. Fort peu de voitures on y va plus tt. ;

Tout se fait un peu plus tt ici, repas, promenades,


et finit plus tt.
Je retourne au Muse, qui me parat tre le vri-
table intrt de Bruxelles, quoique j'en eusse peu
entendu parler dans la liste des curiosits de cet ordre.
11 heures. Trs aimable hospitalit. Trs bon
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 309

dner. Intrieur riche, d'un luxe particulier qui n'est


pas celui de France.
Convives : le ministre Van Prat, le peintre Gallait,
l'ancien chef du cabinet de l'empereur Maximilien au
Mexique, un mdecin, beau-frre de Portals.
On a t parfait de bonne grce et de prvenances,
a Je crois que j'ai plu... Je te raconte tout cela parce
que tu aimes ces choses...
Vendredi matin 9 heures, ... Il pleut, mais sans
mchancet.
Somme toute, je suis content de Bruxelles et du
sjour que j'y ai fait.

Bruxelles, mercredi 7 juillet (1).

RuBENS. Que penser et que dire de Rubens qui


soit vrai, sinon nouveau, juste, qui le dfinisse? Le
rang occupe n'est pas douteux
qu'il il est un des :

quelques grands sommets de notre art. C'est un vrai


gnie, de naissance, d'essence : par les dons, par la
fertilit, par l'il, par le cerveau, par la main, il est
aussi matre que qui que ce soit. Il n'a point copi ;

il a tout cr. Quand il a tent de s'instruire, il a


transform ce qu'il copiait. Il s'est impos beau-
coup par la suite ; de ses devanciers, il n'a subi per-
sonne. Aussi original que Rembrandt, aussi puissant
que les grands Vnitiens, plus emport que les plus
passionns... (2).

(1) Note extraite des Cornets de voyage.


Voy. sur Rubens /c
Matres d'autrefois, p. 105 et suiv., spt'>cial(Mnont, p. 125 et suiv.
(2 On lit une autre page du Carnet, toujours au sujet de Rubens :

Les groupes, tous les intermdiaires, les mtis, les sang-mls.

Et faire comprendre quel miracle il a fallu pour faire sortir de ces


lments hybrides lo genre mle de Rubens. Colle couche est
curieuse sur laquelle a pouss ce grand produit.
310 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
- Ce qu'on voit d'abord de lui, c'est la tache et la cou-

leur. Souvent elle empche de voir le sujet. Ce n'est


qu'aprs qu'on se demande que veut-il dire?:

Chaque tableau de lui a quelque chose de triomphal


qui fait songer des apothoses...
(( Une chose admirable chez homme, c'est que,
cet
quand il veut mouvoir, probablement quand il est mu
lui-mme, il meut avec des physionomies, des yeux, des
bouches, des traits, et des points brillants dans l'oeil,

et une belle larme comme une perle qui brille au coin


d'une paupire. Ce n'est pas comme chez Delacroix o
l'motion vient de l'incertain et o le pathtique sou-
vent n'est si pathtique que grce beaucoup de sous-

entendus. Quelques traits de plus, et, qui sait? Qui peut


prtendre qu'une affirmation ne gterait pas tout quand
le vague est si expressif? Des yeux dans leurs cavits

seraient-ils aussi hagards, aussi effars, aussi tragiques?


Parleraient-ils puissamment, ces regards de
aussi
spectres, si on les voyait? Et si ces lvres taient fer-
mes au lieu de s'entr'ouvrir par un rictus habituel,
diraient-elles encore quelque chose?
C'est savoir.
Dire toutes choses en nettes formules et les dire d'une
faon rare : voil qui n'est point ais.
L'insistance de Rubens ne gte Ce qu'il nglige,
rien.
en gnral, ce n'est pas la tte humaine. Ds qu'il
trouve prtexte rendre une expression prcise, il la
rend avec une fermet et une particularit de traits,
d'accent, de physionomie, que, par une contradiction
singulire, il n'a pas toujours dans ses portraits. N'en
dplaise l'opinion de tant d'hommes de got, et
sauf tout le d cette grande mmoire, ces
respect
portraits sont bien loin d'tre ce que je prfre. Je
n'en connais pas d'absolument beaux...
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 311

Bruxelles, jeudi, 8 juillet (1).

(( J'ai vu le Muse pour la troisime fois, et, jusqu'


mon retour de Hollande, je lui ai dit adieu. A le prendre
pour ce qu'il offre, il est fort charmant. On n'y voit
qu'un avant-got de ce que je trouverai plus loin :

c'est un avant-got qui promet.


RuBENS et les Primitifs. Tout le Muse se rsume en

ces deux ples. La peinture qui nat, et, faut-il le dire?


la peinture qui meurt. Entre ce premier et ce dernier
moment, elle a un clat extraordinaire. Elle finit en
Flandre par une explosion blouissante mais Rubens :

mort, il n'y a plus rien dans cet ordre, et malgr son


charmant gnie. Van Dyck est un reflet. Que serait-il,
et serait-il, sans Rubens? Quelle palette aurait-il cre?
Quel modle serait le sien? Quelle conception de la
nature aurait-il eue? Ici dans le Silne et dans le Mar-
tyre de saint Pierre, il est tout Rubens. Plus personnel
que Jordans, de beauoup plus fin, avec moins de jac-
tance et autant d'audace sincre, plus lgant, de beau-
coup meilleure compagnie, il n'en est pas moins son
condisciple en vertu de l'influence reue. Il lui est trs
suprieur comme instinct de l'art et comme pratique
raflino, mais il n'est pas si diffrent qu'on le voudrait
pour un aussi charmant esprit. Jamais Jordans n'au-
rait ni conu ni pratiqu le Charles /" du Louvre.
Van Dyck et-il t capable de construire le Possd
de Bruxelles et ce qu'on m'annonce la Maison du Bois
de la Haye? Enfin on voit trop qui l'a form et c'est ;

un magnifique produit des exemples du matre. A-t-il


eu l'honneur de fornu^r son tour l'cole anglaise? Et

(1) Note extraite dos Carnets de ^'oija^e. Voyez les Matres (Van-
trefois, 6 dition, p. 143 152.
312 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
si Reynolds, Laurence, Gainsborough incontestable-
ment drivent de lui, n'est-ce pas qu'ils ont trouv
les leons de Rubens plus faciles suivre d'aprs son
lve que d'aprs le matre lui-mme?
Je ne parle pas de G. de Crayer (1) qui a du talent
bien inutile.
Il faut citer C. de Voss (2), l'ami de Van Dyck,
qui, dit-on, Rubens envoyait des portraits faire

lorsqu'il n'avait pas le temps de s'en charger. C'est


color,ambr, physionomique, ferme de bords, gras
de matire plus appliqu que Van Dyck, moins agile
;

et cependant trs habile l'chantillon du muse trs


;

remarquable.
Avant de possder tous ses organes, l'art de peindre
tait vraiment admirable... N'a-t-il pas perdu plutt
que gagn trouver des moyens d'expression plus
savants? En devenant plus parfait, est-il devenu plus
profond? Enfm n'est-il pas sorti de ses voies juste au
moment de son plein panouissement? C'est ridicule
dire,mais on voudrait qu'il et acquis toute sa science
en gardant toute son ingnuit, qu'il ft abondant,
plus ample, plus capable de seconder les imaginations
les plus larges et les plus hautes, plus souple pour
servir aussi plus de tempraments divers et revtir
plus d'ides, et que cependant il et encore la chaleur
intime et profonde, la sincrit grave et recueillie des
premiers ges, le trait plus honnte, l'observation plus
timide et plus attentive, le travail plus rare, la matire

(1) Gaspard de Crayer (1584-1669), n Anvers, lve de Raphal


Coxcie de Bruxelles, peintre d'histoire et de portraits.
(2) Corneille de Voss (1585-1651), portraitiste n Hulst, s'ins-
pira surtout de la manire de Van Dyck et de celle de Rubens.
Ailleurs, Fromentin note sur le mme tonnant portrait. Si nos
:

Biodernes faisaient cela Nos blanc et noir, nos naturalistes, nos


!

photographes Pas ide de cela au Louvre


! !
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 3i3

plus belle. C'est l'ternelle histoire de la jeunesse, jeu-


nesse de tout, des races, des gnrations, des individus.
On peut suivre ce mauvement de la floraison, puis de
la dcadence, du talent qui se cherche, puis s'aflrme
et de grande pratique qui s'amuse, dans les uvres
la
de certains grands crivains qui se gtent. Et je n'irais
pas loin pour en trouver l'exemple. Tel homme, dit-on,
est plus fort aujourd'hui qu'il y a trente ans. C'est
vrai, beaucoup plus matre de son cerveau et de
il est
sa main. L'un s'est amplifi, l'autre s'est assouplie.
Est-il bien plus fort? et comme un homme ne compte
que par ses uvres, ses uvres sont-olles meilleures?
Et quand, dans l'avenir, on cherchera parmi ce qu'il y
a de plus digne de vivre, lira-t-on le plus tonnant ou
le plus parfait? Le prendra-t-on au commencement ou

la fm du cycle ?
Le point o se rencontrent dans la vie des hommes,

dans l'histoire d'un art, un certain amour des choses


(que j'appellerais la peur du beau et du vrai) et le savoir,
est un moment unique. Chez les mati'es, il est moiti
chemin. Dans les belles poques, il est aussi vers le
miheu : de 1450 1550 en Italie. Ici, de mme dans
l'ordre historique, dans l'ordre familier, le bon moment
se prolonge un sicle au del.

A Madame Eugne Fromentin.

Anvers, htel Saint-Antoine, ce 10 juillet 1875,


samedi, 8 heures et demie.

(( J'ai fait beaucoup de choses hier, chre amie, quoique,


dans la soire, le ten\ps m'ait fort coiilrari. Parti do
Bruxelles 9 h. 50 aprs avoir dit adieu, 10 h. 36
314 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
j'tais Malines. J'y voyais ce qui doit tre vu : la cath-
drale pour elle-mme, et l'glise Saint- Jean pour un
triptyque de Rubens. Il est fort beau, je dis fort beau.
Si je devais en rester l de Rubens, je dirais superbe,
mais, avec un pareil homme, il faut graduer son admi-
ration, ne pas employer tourdiment les formules
extrmes et rserver pour l'imprvu mots dules

dimanche. On risquerait de rester court quand il


s'agit, comme ici, d'admirer tout fait. Je quittais
Malines 1 h. 31 ; 2 h. 16 j'tais Anvers ; une heure
aprs, nettoy et install l'htel, j'allais la cath-
drale (mme place que l'htel), saluer Rubens dans ce
qu'il a vraiment de plus parfait. Je me mfiais un peu,
pourquoi? L'admiration publique est sujette tant
d'erreurs Cela dpasse mes esprances, et vritable-
!

ment, c'est admirable, tu peux m'en croire. J'y retour-


nerai tout l'heure, ce soir peut-tre, demain certai-
nement. J'y retournerai jusqu' mon dpart et jusqu'
complte absorption.
Aujourd'hui, en outre, j'irai le voir l'glise Saint-

Jacques, dans la chapelle de son tombeau et, si j'en


ai le temps, au Muse. Il rgne ici partout avec une

souverainet clatante, et je commence croire qu'aprs


lui la Hollande me paratra, mme avec Rembrandt,
la patrie heureuse de l'art bourgeois, un art incom-
parable aussi, mais de souche infrieure. Nous ver-
rons.
Comme je quittais la cathdrale, il pleuvait beau-
coup, il ventait de l'ouest avec rage. J'ai pris une vaste
voiture la Guignard (il n'y en a pas d'autres Anvers),
et me suis fait conduire tout le long des quais de
l'Escaut. Ceci n'tait plus Paris, ni Bruxelles : pleine
Hollande. J'tais enchant. Le soir, sept heures, tou-
jours mme vent glacial, mais sans pluie, nouvelle
CORRESPONDANCE E FRAGMENTS INDITS 315

course en voiture au mme endroit, retour par les


grands bassins, normes, plus grands que le Havre,
grands, j'imagine, comme le grand port de la Joliette
de Marseille...
Me voil tout seul, et je vais continuer de vivre
tout seul jusqu' mon retour Bruxelles, c'est--dire
en pays de connaissance. Je n'ai plus l'occasion de
dire un mot aucun vivant. Si ma fatigue ancienne
venait par hasard d'avoir trop parl, je vais bien me
reposer.
Je suis vivement intress par beaucoup de choses :

par la peinture d'abord. Je griffonne pas mal de notes


tout moment, et, si letemps continue quelques jours
d'tre aussi laid, mes soires seront probablement
employes ce griffonnage.
Ce n'est que dans quelques jours que je saurai si je

suis en disposition de goter ce que j'ai vu et si j'y ai


trouv quelque nourriture. Bien certainement, mon
retour, je saurai quoi m'en tenir et te dirai si je rap-
porte un livre ou pas. Ce dont je suis content, que
c'est
j'aime la peinture comme si je n'en faisais pas et ne
me souviens plus de tout le mal qu'elle m'a fait souf-

frir... ))

Anvers, 11 juillet (1).

Les quais, en voiture, sous une pluie battante. Je


n'ai fait qu'entrevoir l'Escaut, houleux comme un bras
de mer. Tous les bateaux dansaient au (lot tous les ;

cordages se bombaient sous le vent. Les lourds chevaux


gros ventre, nez busqu, croupe immense, comme
dans les tableaux anciens, recevaient la pluie et relui-
saient, tremps d'eau. Pav noir, lleuve sombre, ba-

(1) Note extraite des Oarnets de voyage, ainsi que celle qui suit.
316 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
teaux noirs, horizon fumeux, ciel absolument tendu de
nues pluvieuses, rives plates et dlayes dans des tons
livides, tout avait l'air de prendre un lger bain de
suie.
C'est dj la Hollande. Oh non certes, voil qui
!

n'est plus Paris, ni la France ! Cela va m'amuser beau-


coup.
<( Francken. Martin de Voss (1). Encore des
croisements dans les deux. L'influence italienne ici comme
en Hollande. On pourrait ici mme, Saint- Jacques,
crire avec quelques noms le mouvement de la pein-
ture en Flandre, depuis les Aldegreve qui, sans tre
du pays, reprsentent une date, puis Van Orley, jus-
qu'aux prcurseurs,
je me trompe, ils n'auraient

rien annonc,
jusqu' la gnration qui prcda
Rubens. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que quel-
ques-uns encore peignent ainsi, tandis que Rubens pei-
gnait sa manire,
tout comme Rouget, Regnault,
Trioson, Grard, etc., pendant que Delacroix dbutait,
grandissait et clatait... Hlas ! toutes proportions gar-
des...

A Anvers, Fromentin, seul dans une auberge o


l'on ne parle qu'anglais et wallon, a des journes p-
nibles ; il ne connat dans la ville me qui vive, et le

temps est faire pleurer : pluie, rafales, temptes,


temprature glaciale. Toujours des glises au Muse
et toujours avec Rubens. Je suis un peu haletant et
tendu. Il vient enfin bout du Muse : J'en ai pris
la substance ; le reste est pour les savants. Il songe
partir pour la Haye (2).

(1) Frans Francken, dit le Jeune, n Anvers en 1581, morl


Anvers en 1642, peintre de figures. Il visita l'Italie.
(2) Lettres Mme Eugne Fromentin, 10 et 11 juillet.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 317

A Madame Eugne Fromentin.

Anvers, ce dimanche soir, 9 heures (11 juillet 1875).

J'ai allum mes deux bougies, grand luxe ! et me


voil avec mes guides, mes catalogues, mes rflexions
et mes grifl'onnages. Le grifl^onnage est pauvre. Dcid-
ment, j'ai la digestion lente et lourde, celle du cerveau
comme celle de l'estomac
Je crois bien que je brlerai le Muse de Rotterdam
moins qu'il ne fasse trs beau ;
j'ai hte, aprs avoir
vu Rubens, d'aborder Rembrandt la Haye et Amster-
dam. Tout ce que je verrai des matres que j'aimais
tant et que j'aime encore me parait aujourd'hui facile
saisir et surtout tenir dans la main, aprs l'eiort
qu'il faut fairepour rester de sang- froid devant Rubens.
Malheureusement, il faudrait voir, revoir, et voir encore ;

ce trop en peu de jours congestionne et n'claire pas


beaucoup, du moins pas assez
Le peu que j'aurais dire, je le mets btons

rompus et en style hiroglyphique dans mes notes d'al-


bum, prises, autant que possible, en face des tableaux.
Somme toute, j'emporterai d'Anvers le souvenir de
bien belles uvres, mais aussi d'une ville bien ennuyeuse.
J'y passe encore cette journe par devoir et comm
un colier consign reste l'tude. Si j'avais t plus
prvoyant, je me serais un peu bourr d'histoire avant
de faire ce voyage : Thistoire locale, la comparaison des
dates, me serait indispensable en m'clairant sur une
foule de points. Je connais trop vaguemeiil la filiation
de cette grande famille, si nombreuse et si complique,
des peintres flamands et hollandais. En pareille lude, la
318 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
descendance, la confraternit, les rapports de ville ville,

d'cole locale une autre cole sont autant de lumires.

Les notes d'album d'Eugne Fromentin, comme il


l'indique dans la lettre qui prcde, n'offrent pas tou-
jours le dveloppement des fragments qu'on lira plus
loin. Il ne fixe parfois qu'un trait, mais pittoresque et
prcis,rsumant son impression.
De CoxciE (1), par exemple, il dira Elve de Van :

Orley cela se voit ami de Vasari


: ; cela se voit. Du :

gothique qui s'mancipe en Italie. Plus ancien, pas


moderne. Mtis. Homme de transition. Curieux et
ncessaire placer entre. )>

Otto Vnius (2) est trop italien, sans l'tre assez , ce


qui est moins clair. Il n'a ni style ni mrite, ni forme,
ni qualit de ton qui lui soit propre ou qui soit propre
quelqu'un : vilain art d'amalgame et de transition.
Les Backhuysen (3) sont d'un aspect de porcelaine
ardoise peu agrable . Ils ont la couleur, le lustre

et l'apprt d'un plumage de pigeon ramier .


Un Van der Meer (4) trahit une excution lourde,
par gouttelettes . Un autre est dlicieux, ambr le :

moment o la lune se lve. Exquis. Beaucoup de Rous-


seau en lger et sans dsordre ni hasard, avec plus de
logique, moins d'alambiquage .

Ailleurs, le critique note cette rflexion d'une porte

(1) CoxciE (Michel Van), peintre flamand d'histoire et de sujets


religieux (1497-1592) lve de Van Orley.
(2) Otto Vnius, peintre de sujets religieux et de portraits
(1550 ou 1556-1629 ou 1634), matre de Rubens. (Voir
Matres (V autrefois, p. 27.)
(3) Backhuyen, peintre de marines (1631-1709), mort Ams-
terdam.
(4) Les deux Jean Van der Meer, l'un peintre de paysage, d'ani-
maux, de portraits et de marines, lve de BROWERset deBERGHEM
(1627-1691); l'autre paysagiste, lve de Bbrghem (1667-1704).
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 319

gnrale : Peut-tre le secret de la force de bien des


gens que nous admirons et qui jamais nous ne repro-
chons leurs redites consiste-t-il se rpter, tourner
autour de la mme ide et finalement tenir en la pers-
pective de l'ide premire.

A propos d'un Van de Velde


Toujours d'une (1) :

noblesse d'allures totalement inconnue de nos jours.


Cela rend srieux. Quel bon signe !

Devant un beau Porbus (2) :Le saint Jean vulgaire.


L'ange raphalesque mieux inspir du modle et char-
mant. Un model Raphal avec des accents nature
trs singuliers (les bras du saint Jean). C'est comme le
Vous savez belge au milieu d'fissez bon franais.

Un autre jour, Fromentin crit Je ne connais :

rien qui s'encadre mieux, avec une plus tonnante


Ruysdal.
unit, qu'un

Un RuBENslui parat absolument aiiglais , dli-


cieux, tandis que dans une autre toile du mme matre.


il note un accent pre et fort, trs fort . Ce trs sage f(

tableau d'un homme qui ne l'tait gure lui semble


mriter l'pitlite d' italien .

RuBENS. Anvers.
Cathdrale. Vendredi, 9 juil-
let (3).
La Mise en croix et la Descente de croix.
Rubens revoir, demain, aprs-demain, jusqu' com-
plte absorption. C'est au del de ce que je croyais.

(1) Doit tre Adrian Van de Velde, paysai^iste et animalier,


peintre et graveur, ni' et mort Amsterdam (1G3^.>-1672).
(2) Pierre de Porbus ou Pourbus, j)eintre d'histoire et de j.or-

Iraits (1510-1583).
(3) Note extraite des Carnets de voyage, ainsi que celles qui
suivent.
Sur la Mise en croix et ]a Descente de croix do Rubens,
voyez Matres d^autrefois, p. 75.
Nous donnons ici une partie de>
notes de carnet d'Eugne FiuMnentin sur Rubens et sur ce qu'il
admirait le plus dans son uvre. On y suivra le travail de la pense
critique au fur et mesure qu'il se produit.
320 CORRESPONDANGU: ET FRAGMENTS INDITS
plus ample encore et plus ferme, plus pur et plus noble
(autant qu'il peut Lequel est le plus beau des
l'tre).

deux? Le plus triomphant certes, c'est la Mise en


croix. On ne conoit pas mieux une scne grandiose
et pathtique on ne remplit pas une toile de dimen-
;

sions pareilles d'une faon plus visible et plus conte-


nue on n'ordonne pas mieux une scne on n'est pas
; ;

plus savant dans la turbulence, plus circonspect dans


la fougue, ni plus puissant, ni plus large, ni plus abon-
dant d'ombres, de lumires, de couleurs. Au point de
vue pittoresque, c'est miraculeux. Le Christ, dans son
jet, dans sa forme mme, est de toute beaut. Et l'ex-
pression de la tte et l'ardeur des yeux levs, le dou-
loureux amaigrissement des traits, la vie singulire de
ce visage baign de sueurs humaines et vraiment illu;
min de lueurs divines, tout cela est admirable.
Pas d'enthousiasme soyons froid, net et vrai, dans
;

la mesure. Si l'on parvenait rester dans la mesure


avec un pareil gnie, on crirait, je crois, quelques
pages neuves et fortes.
Le voir en peintre. Si le philosophe y trouve son

compte, tant mieux, mais ne pas trop lui demander de


ce ct-l le peintre est si grand
: Et de pareilles !

jouissances d'art vont toucher le cur et l'esprit de


si prs ! Quand un homme, par ses pures visions, parle
l'imagination si puissamment et l'emplit ce point
de mouvement, de couleur, de lumire, quand il lui
fait toucher sa manire un idal ignor avant lui,

jamais atteint depuis, quand il lui a t donn d'ouvrir


et de fermer sur ses pas ce paradis particulier des
formes, des gestes, quand
en donne la vie de telles
il

beauts d'allures et de telles splendeurs d'aspect, c'est


qu'il est sorti du rel presque autant que les plus grands
esprits et qu' sa guise il a vcu dans le surnaturel.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 321

(' Voil ce qu'il faut dire et prouver par des exemples,


par ce qu'il a de faible aussi bien que par ses cts forts,
la banalit de ses ttes et parfois l'tonnante particu-
larit de ses types...
Il a le don presque unique de transfigurer la matire
et de faire resplendir la vie, c'est souverain.
K Samedi, iOJjuillet. Mise en croix. Me plat
moins. L'ordonnance reste admirable, l'expression du
Christ aussi. Le jet aussi. L'ardeur est plus grande
que nulle part ailleurs. Matriellement, me parat moins
beau. Les compartiments d'ombres sont bien nom-
breux... Abus de muscles. Peu de repos dans les
surfaces lumineuses. Contour sgaux, durs, surtout dans
le volet de droite.

Mais que d'abondance quels beaux amas de chairs


!

les unes sur les autres que d'paisseur de groupes


! !

Volet de gauche.
Vieille femme bien belle de phy-
sionomie et de couleui', un peu pre, un peu rude.
Volet de droite.
Tout Delacroix, plus fauve et plus
large. Hier cette pret m'avait plu.
Descente de croix.
Aujourd'hui j'en suis ravi. Sauf
la noirceur du fond, qui doit tenir au temps, c'est de
tous points un admirable morceau de pointure. Le Christ
est d'une souplesse morte, d'une ampleur de model,
d'une qualit ple tout fait magnifique. La Madeleine,
exquise. Tout cela plein, bien rempli, bord, serr, d'un
ton entier, soutenu. Il y a l'homme noir droite, superbe.
Rouge sur blanc, rouge sur noir ;
pas un satin, pas de
luisant, pas d'estompage, pas do demi-tointo, pour
ainsi dire. Ombres courtes, lumires plates. Les grandes
taches viennent des couleurs fortes. Oh ! la lte et lo
bras de la Madeleine Et son paule o pose un dos
!

pieds sanglants du Christ Le bord do tout cela est!

grav. Quelle sret! Quelle volont do mettre ici lo


322 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
vert sombre, l le rouge et plus haut le grand noir
en contact immdiat avec le suaire blanc. Il revenait
d'Italie !

Volet de gauche. Je ne connais pas de tableau de


demi-style plus adorable. Architecture marron clair.
Beau nuage gris. Et quel azur travers le portique !

Vierge charmante avec son gros ventre, son costume


ingnieusement coup de rouge, de fauve et de bleu
sombre, son vaste chapeau flamand de feutre brun.
Volet de droite. Simon en or et rouge. Figure
agenouille d'un gris noir, admirable de ton et d'ex-
cution. Belle architecture en marbre de couleur : c'est
le temple.
Trois panneaux, trois rouges absolument le mme ;

deux beaux noirs, un gris sombre, deux bleus noirs,


un seul blanc, le suaire, et l-dessus le beau cadavre
en valeur douce, presque aussi ple que le linge, seu-
lement plus ambr et color par son model.
Le jour du panneau central noir ; celui des deux
volets or sombre, marron, avec des troues d'azur.
Voil plus de jour. Quelle sagesse ! quelle fermet !

Le volet de gauche est exquis. La jolie tte del


Vierge et la jolie main sur la balustrade de fer noir.

L'autre est replie au-dessus du sein. Petite suivante


blonde coupe dans le cadre et ne montrant que son
corsage chancr, sa tte blonde tresse volante, son
bras relev soutenant une corbeille en jonc.
Il a fait plus ample, plus potiquement transform :

a-t-il jamais fait meilleur? Influence italienne, mais


laquelle? Une saveur italienne, le reflet d'un art tout
manire de s'instruire
entier, rien de prcis. Quelle belle !

Je reviens la Mise en croix. Je persiste. Je n'aime

point le volet de droite, larron et cavalier, quoique la


tte et les crins du cheval soient surprenants.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 323

Centre.
Il y a de la violence inutile et comme du

Michel-Ange traduit en style de kermesse.


a Certains morceaux du Christ presque aussi beaux que

la Madeleine. Tte toujours admirable. Lit splendide.


Volet de gauche. Le bas beau, mais inutilement
tourment et gesticulant. Le haut, saint Jean, la Vierge,
se tenant la main, bien finement sentis, mais de carac-
tre, de structure allonge, un peu Van Dyck.
Je reviendrai...
En somme, comme il se varie peu Deux ou
! trois
types, sauf des portraits accidentels : ses femmes sont
ses femmes. Quand il a besoin d'une figure hroque,
en armure, il se copie (saint Georges). Son pre fait les

vieillards. Les centeniers, les Saturnes : son grand-


pre...
Certainement trop de model dans ombre et lumire,
trop ronflant, trop rond et d'une galit de muscles un
peu fatigante pas d'os, rien que des ronds, des bour-
;

souflures dans cette musculature agite. Le Christ est


ce qu'il y a de plus beau on ne tache pas mieux.
:

Les bords beaucoup plus fermes que dans ses


uvres de pratique. Partout les tons juxtaposs s'ap-
puient fermes l'un sur l'autre. Par endroits un beau
trait italien cerne et emprisonne le ton...
a Les compartiments sont fort nets rien ne bave et ;

ne se fond. Les valeurs s'cartent ou se rapprochent,


voil tout. C'est ainsi que se font les masses. La grande
lumire sur la poitrine du Christ.
Tout est exprim, tout rendu. On voudrait des plans
plus simples... Et tout cela parat lisse et mince de
matire. Quelle main-d'uvre !

Descente de croix. Autant l'autre est orageux,


autant celui-ci est calme, sage et relativement contenu.
Pas d'[efort], sauf l'homme au sommet, pli en deux par-
324 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
dessus la croix. L-bas des brutaux furieux ; ici, des
tres attentifs descendre avec ferveur le saint cadavre
Anvers, 10 juillet, au soir, Toujours Rubens !

Comme un pote crivait jadis : Toujours lui d'un


!

autre grand humain (1). Il faut le prendre comme il


est, pour ce qu'il donne, ne pas lui demander les attri-

buts des autres, et ne se souvenir de personne, ni des


rveurs, ni des mystiques, ni des asctes, ni des no-
grecs, ni des olympiens ; ou plutt il est permis de se
tout rappeler, mais de n'amener personne en contraste
quand on entre ici par le transept du midi et que, sur
la haute muraille lisse, on aperoit, pendus sans apprt,
d'abord les trois volets de la Descente de croix, et, plus
loin, dans le transept oppos, sur la mme paroi triste
et froide, les trois autres volets de la Mise en croix.
Si l'on a le malheur d'tre but dans des prfrences

ou dans des systmes, si l'on vient chercher de purs


exemples, de hautes et svres leons, si Ton entre
escort de Michel-Ange, de Lonard, de Raphal, et,
qui pis est, de leurs idoltres, je suis de l'avis d'un
grand homme de ce temps, un peu fanatique il faut :

alors saluer et ne pas regarder.


Mais si l'on vient navement...
Ani^ers. Cathdrale (sans date). Mise en croix.
Dcidment, il a fait mieux que cela. Il n'est pas lui.
Il y a de l'Italie et du Michel-Ange. Il sera plus libre,

moins lourd, moins dur. Il faut l'accepter dans son


entier, dans sa puret, sans lment tranger. Il y en
a ici, mme
dans la Descente. Il a fait plus lui.
a II n'y a que deux figures inspires, celle du Christ,

celle de l'homme en armure, dont la physionomie


veuille tre examine.

(1) Ailleurs, Fromentin crit Quand cet homme-l vous parle,


:

on sent trs bien, qu'on l'aime ou non, qu'on a affaire un roi.


CORRKSPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 325

Il y a de vilains dtails dans le volet de gauche. Sauf


le geste attendri qui les unit, la Vierge et saint Jean
ne sont point beaux. Et la vieille femme italienne? et
la Madeleine?
C'est bien dur. C'est agglomr, embot l'un dans
l'autre sans grand bonheur.
C'est trs fort, par exemple, on peut le dire.

La Descente reste ce qu'il y a de mieux, et le volet de

gauche, dans l'ordre familier, ce qu'il y a de plus original


et de plus charmant. Depuis, sa coloration s'est clair-
cie. Ceci est un peu noir, ou un peu roux. Il s'est argent

de lumire plus froide et sa touche est devenue plus


personnelle et plus matresse.
Mais c'est bien beau, d'une mesure bien exquise pour
lui ! C'estun premier Rubens bien magnifique !

Aucun passage, nulle souplesse, le ciel noir. Tout


est plein, ferme de bords, sans nuance, sans aucune
dcomposition, pour ainsi dire sans clair-obscur et sans
air. C'est ce qu'il y a de particulier et ce qu'il faut dire.
Le Christ est bien altr.
La Madeleine est admirable. De sa vie il n'a fait une
figure plus charmante, plus correctement sduisante ni

mieux peinte.
Les tableaux ont bien souffert.
An>ers. Cathdrale, 10 juillet. Communion de saint
Franois d'Assise (1). De 1619. Oh
beau moment ! le !

A la bonne heure Voil qui est admirable sa manire.


!

On n'est pas plus riche et plus sobre. A peine un carmin


nuanc d'or dans la chasuble. Le dais rouge sombre en
force sur une chancrure de ciel bleu. Au-dessus, coups
par le dais, se dtachant sur le fond sombre, trois anges
des plus exquis qu'il ait peints. Un blanc d'enfant de

(1) Les Matres d'autrefois, p. 100.


326 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
chur, un autre autour des cuisses du saint. Le saint
livide, tous les moines en bure gris bitume ou sombre,
ttes nuances depuis le rouge jusqu'au livide. Der-
rire l'paule livide du saint un paquet de mains et
de ttes rouges. Et quelles ttes, surtout la chauve,
macie, maigre barbe, nez mince, bouche pince
par la douleur !

Et celui du bas droite, gros, jeune, sans air trop


triste, mais se frappant la poitrine poings ferms. Et
comme il regarde !

Tte, geste et pose du saint. Il n'en peut plus, ni des


jambes qui flchissent des genoux, ni des bras qui ont
la contraction en dedans des mourants (mouvements
abolis). Il n'a plus de vie que dans son petit il humide,
bleu, fivreux, vitreux, bord de rouge. La bouche
entr'ouverte avec ses lvres noires et ce sourire extraor-
dinaire du mourant qui montre une vraie joie et s'pa-
nouit devant la mort. C'est inexprimable. Les larmes
vous viennent.
Il a l'air de pleurer tout doucement en claquant des

dents. Facture incomparable. N'ai rien vu de plus


matre !

Plat, simple, ingal, vari, d'une couleur mince et

grasse. Et quelle lgret de main dans les plus mles


contours ! L'excution se prcise et la main se multiplie
quand elle arrive aux ttes ; elle burine, elle fouille, elle
accuse un trait plus noir, unique. Ailleurs, elle court.
a Tout est enlev par rehauts clairs sur des bitumes.
Le bitume commence reparatre beaucoup...
a Rien de banal, pas de femmes nues, pas de chairs

attrayantes. Tout se passe entre hommes, dans l'aus-


trit du clotre. Un homme mourant, tordu de tout
son corps puis, de toute son me qui s'chappe, vers
une hostie. Dans le saint, c'est la vie mme qui n'est
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 327

plus qu'un souffle. Toutes les ttes des portraits. Quelle


unit dans tout cela ! Tous en cercle autour de l'hostie.
Quelles nuances de piti, de ferveur, d'onction ! comme
ils s'associent ! comme ils prient ! Comme expression des
sentiments, c'est inou. Jamais a-t-il t aussi mu?
Quelle admirable alliance de la beaut morale, de l'me
et de la vie !

La couronne cleste des petits anges, l'chappe


exquise sur l'azur, juste au-dessus.
Peut-on mieux rendre, peut-on sentir plus finement,
((

peut-tre mieux penser et plus naturellement traduire


une ide sensible et claire !

Pour moi, c'est peut-tre le chef-d'uvre, non pas de


l'ouvrier, mais de l'artiste.
Aners, dimanche, 11 juillet, II pleut. Je me suis
rfugi dans les glises. Mais c'est dimanche, c'est-
-dire le plus mauvais jour quand on y vient pour les
tableaux. A Saint- Antoine, o j'allais voir la Vierge et
le Saint Franois, les vpres taient finies et l'glise
tait close. A Saint- Jacques, une heure auparavant, on
disait les vpres, la chapelle de Rubens tait ferme
et le beau saint Georges sous son rideau.
Aux Augustins, o j'ai fini par trouver un abri contre

les ondes et enfin un Rubens dcouvert, les vpres


finissaient, l'orgue exhalait ses derniers soupirs, les

encensoirs leurs fumes on teignait les


dernires ;

cierges, on rangeait les chaises. Mais le Mariage de


sainte Catherine, derrire le matre-autel, dans le gigan-
tesque encadrement de marbre et d'or qui le borde,
le soutient, et le couronne, heureusement pour moi

s'talait et se voyait merveille.


un immense tableau dans la manire du peintre
C'est
la plus pompeuse de hautes architectures compliques,
:

une composition plusieurs tages, avec tous les l-


328 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
ments invariables dont il enrichissait ses salles d'appa-
rat en pareille circonstance et cette poque (j'imagine
aprs 1630). Un
vque habill d'or, un moine, un
homme nu fort beau et des femmes charmantes, les
siennes, supposer qu'il et dj pous l'une et l'autre.
Il est passablement enfum et dtrior. Il n'en est que

plus sourd dans son extrme richesse parce que le luxe


des couleurs en est amorti. Il diminue dans ce monu-
mental entourage malgr ses vastes mesures,
et prend,
des proportions plus dlicates. Les hauts reliefs sculpts
le tranquillisent, et il apparat, au milieu de ces marbres
bigarrs de noir et de blanc sans chaleur, toujours un
peu durs de ton, un peu secs de bords, comme un
magnifique bouquet de fleurs sombres, rougetres, bleues
et or. Il n'est pas possible d'obtenir un rsultat plus
dcoratif et de qualit plus rare.
Peu peu la premire nef s'est vide. Je suis rest
presque seul grand peintre des
face face avec le
pompes catholiques. Derrire moi seulement un groupe
d'hommes, assez mesquinement habills de noir, debout,
les genoux flchis sur des prie-Dieu, achevaient de dire
leur chapelet haute voix dans leur rude langue fla-
mande.
6 heures, Je reviens des quais. Le temps est
affreux. Le vent souffle en tempte. A de courts soleils

blouissants succdent les averses.


8 heures.
Quelle solitude C'est trs joli de vivre!

avec soi mais quand le soi vous ennuie et que rien ne


;

vous en distrait !...


Mme jour,
Van Dyck (1). Supposons que
Rubens ait disparu, qu'il ne reste rien de son uvre et

(1) Matres d'autrefois, p. 143 et suiv. Aune autre page de ses


Oarnets, Fromentin qualifie une toile de Van Dyck : Du Rubens
qui s'vanouit, s
CORRKSPONDANCR ET FRAGMENTS INEDITS 329

rien de son histoire que dirait-on de Van Dyck?... On


:

trouverait cela nouveau, inattendu, et cependant un peu


faible pour reprsenter lui seul tout un art local et ori-
ginal un peu personnel, lgrement italien, avec quelque
;

chose qui domine tout et qu'il ne parait tenir ni de


l'Italie ni de lui-mme. Le clair-obscur sans le trs grand,
la souplesse des bords et des valeurs, les vaporeux des
fonds, la qualit des chairs, le type mme de ses figures
et cette lgance un peu affecte qui n'a plus rien de
commun avec la raideur de ses anctres, ni avec la
svre et un peu pre beaut de l'art italien quand il

peint des hommes. On se demanderait d'o lui vient


tout cela; on aurait quelque doute que cela lui ft
propre ; on chercherait en dehors de lui, mais de son
temps, le matre inconnu qui lui a appris ces manires
nouvelles et enseign ce beau langage. On y verrait des
lueurs venues d'ailleurs et qui ne sortent point de son
gnie. On souponnerait comme un flambeau dont la
lumire directe serait cache et dont le contre-coup
suffirait colorer d'un beau feu plissant ces uvres
tonnantes. Finalement, on souponnerait qu'il doit y
avoir eu quelque part, non loin de lui, un grand astre
disparu dont il ne serait que le reflet. Et l'on devine-
rait juste...

A Madame Eugne Fromentin.

Anvers, 12 juillet 1875, lundi soir.

compuls et griffonn des notes. Je commence


J'ai
voir clair dans la premire partie de mon sujet Ru- :

bens. Mais entre voir clair et rendre clairement, sans


redites, sans neries, sans erreurs et de faon neuve, il
330 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
y a loin, car il pourrait se faire que ce que je vois si

monde avant moi l'et vu de mme que


clair tout le ;

mes opinions fussent celles de La Pallice et que je dcou-


vrisse une Amrique exploite depuis que Rubens est
mort. Et cependant je ne dirai rien que d'indispensable ;

j'aime mieux me taire que d'adopter sans le vouloir


les ides des autres.

Ani>erSj lundi soir, 12 juillet (1). Je ne m'amuse


ni ne me repose. J'cris pas mal de lettres ;
je sors, je
rentre, je griffonne des notes, je stationne dans les
glises. Je suis mouill ;
je suis transi ;
je rentre pour
tout de bon. Il fait froid... A force de tabac, j'essaie
d'expulser l'ennui. Je me couche enfin, ct d'une
bougie qui flambe et me dfend contre la vermine, et
je m'endors en songeant que la vie est bien bte, quel-
quefois bien douce et qu'elle m'a combl !...

A^Madame Eugne Fromentin.

La Haye (13 juillet 1875), ce mardi soir 10 heures.

Chre amie bien-aime,


La vraie Hollande ne commence qu' Brda.
((

Rotterdam, vu du bateau qu'on prend pour passer


d'un chemin de fer l'autre, est pittoresque, imprvu,
fort beau. De Rotterdam ici, figure-toi les marais plats
et verts de Rochefort, ou ceux de Villedoux (2), avec plus
de verdure dans les horizons, des moulins de physiono-
mie locale, plus de btail et plus de fracheur. Tout cela
plat, fuyant, vivant et mouill des hrons, des cigognes,
;

(1) Note extraite des Carnets de voyage.


(2) Village au nord de la Rochelle, dans le marais venden.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 331

des voles de vanneaux : je connais cela comme si j'y

tais n. On sent la mer au bout de l'horizon ; il y a des


brouillards bleus qui baignent les distances. Et toutes
les demi-heures, car les trajets sont courts, une silhouette
de ville gristre au-dessus des oseraies ples, dploye
en longueur, avec la haute flche de quelques glises :

c'est Schiedam, Haye. C'est fort joli,


Delft, enfin la
mais je l'ai vu trop souvent en rve ou en ralit pour
m'en tonner beaucoup. Quant l'intrieur des villes,
c'est autre chose ; cela me parat fort indit, et, d'ail-

leurs, je te parle d'un horizon de chemin de fer, et toute


la Hollande ne tient pas dans la lucarne d'un wagon.

A la mme.

La Haye (14 juillet 1875), mercredi,


11 heures et demie.

J'ai, bien entendu, commenc par le Muse trois


minutes de l'htel, dans le plus beau quartier, j'imagine
Il est tout petit, mais d'un examen facile.
mal clair,
Il contient certaines choses rareSy pas celles dont on

parle. Les plus clbres, et pour lesquelles on y vient,


sont des uvres curieuses, pas des chefs-d'uvre. Il

faut les avoir vues, et chercher mieux, je parle des


Rembrandt (Leon (Tanatomie) et du P. Potter (Tau-
reau) (1).

(1) Ailleurs : Paul Potter, le Repos de la grange.


Tout fait
unique, ferme. Dessin comme un ange. Bien arrange. Ton char-
mant. Beau nuage dessin. Tout dessin comme au burin et rempli
d'un ton sobre agrable. Plein. Mais l'ine des choses est l'observa-
tion de la vie et la langue le dessin. Ce que je connais de plus inat-
tendu et de plus beau de lui... pais. Le temps l'a liss, maill,
et, je crois bien, amlior.
Avec l'Os^ade, la perle de la collection.
332 CORRKSPONDANCK KT FRAGMENTS INDITS
J'y ai fait une attentive visite qui n'est qu'un dbut.
Aprs les Rubens, c'est une tude qui cote peu d'efforts.
On se sent l sur un terrain secondaire, et l'on n'est
plus oblig de regarder toujours de bas en haut, comme
ilarrive pour un esprit respectueux devant ce colosse.
Tout cela m'apprend beaucoup, non pour mon mtier,
hlas qui est ce qu'il sera, mais pour ma culture gn-
!

rale ce sont des choses qu'il est vraiment bon d'avoir


:

pendues dans le muse de sa mmoire.


Quelle jolie ville que la Haye ce que j'en vois dans !

ce court rayon, et mme de ma fentre en t'crivant,


est d'un aspect riant, propre, lgant, original, des plus
agrables.
Je viens de rencontrer au Muse Flameng, le graveur,
et son fils. Je ne les connaissais pas, mais il m'avait
dj aperu Bruxelles, et ici il m'a saisi. un gar-
C'est
on de talent, trs fin, trs vif, trs amoureux des
belles choses. Je suis content de l'avoir ici sous la main.
Il m'a invit aller ce soir le trouver au milieu d'une
runion d'artistes locaux.

Sur le catalogue du muse de la Haye, Fromentin


crivait en face de la descriptiondu Taureau de Paul
PoTTER (1) Laid d'aspect comme un Brascassat (2)
: ;

minutieux, monotone, pas brillant du tout de main-


d'uvre. Le taureau, suprieur au reste, ferait, lui
tout seul, un beau tableau, avec le ciel qui, d'ailleurs,
est bien tach. Somme toute, par le dessin, l'assiette,
les volumes, ui^re de matre. Le ct gauche gte tout.

(1) Sur Paul Potter, peintre de prairies et de bestiaux (1625-


1654), lve de son pre, voyez les Matres d'autrefois, p. 209 et
suiv.
(2) Jacques-Raymond Brascassat, peintre d'animaux, n Bor-
deaux en 1805, mort en 1867.
CORRESPONDANCr: ET FRAGMENTS INDITS 333

Certainement, et malgr sa laideur, et peut-tre cause


de sa laideur nave, uvre de matre. Songez qu'il tait
si jeune ! il avait, je crois, vingt-trois ans alors. Et un
jeune homme de vingt-trois ans qui dbuterait de nos
jours par unmorceau serait
pareil dj, par rapport
ses contemporains, un matre sans rival. Ce qui n'em-
pche pas que le tableau soit bien laid. Et, de plus,
j'imagine que ce qui fait en lui, c'est prcisment ce
qui le rend si laid. Il n'y a que ses dfauts qui soient
gots, et il n'a t pay si cher que pour ses dfauts.
Le dire. Ce que voyant, Verbockven (1) et Brascassat
n'ont imit que les dfauts et ont t crus peintres
pour cela. Il faut vaincre le premier aspect et souvent
y revenir. Quelle largeur de plans (2) !...

En marge de la notice sur la Leon d'anatomie de


Rembrandt, le catalogue porte l'annotation suivante :

Certainement trs curieux, et mme dj trs fort,


quand on songe qu'il inventait cola. Comment ne pas
s'arrter avec intrt et respect ! Mais comme il a fait

mieux ! Trois ttes seules ont de la physionomie, une


vrit personnelle et sont revtues d'un ton rare. Les
autres sont banales, rondes, molles et de qualit trs
ordinaire. Le cadavre a la boursouflure, la pleur lisse,

gale et propre d'une tte de veau blanchie et macre


dans l'eau. La lumire mme du cadavre est directe
et non reue. C'est une sorte de matire lumineuse vi
non pas de la chair claire. Phnomne frquent chez
Rembrandt. Insister l-dessus. Abus du rayonnement
du dedans au dehors. Effet de lanterne sourde peu
agrable. Le cadavre est bien pauvre de tons morts.
Plus tard, il aurait rendu, je crois, la mort avec plus

(1) Eugne- Joseph Verbockven, peintre d'animaux, n


Warneton (Flandre) en 1799, mort en 1881.
(2) Comparez Matres cCautrejois, y. 209 et suiv.
334 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
de nuances. Et l'homme qui a fait le buf corch plus
tard sentait autrement que cela les particularits de
la substance et de la couleur (1).

Et propos d'un Portrait de Rembrandt en officier^


par lui-mme, Fromentin crit Dj le besoin de
:

transformer et de voir Vombre, la lumire des choses


plutt que leurs contours et que leurs couleurs diverses.

Annotations au Catalogue du Muse de la Haye :


Jean Steen, V Estaminet (2).
Un homme qui m'est

rvl. Trs curieux. Diffus comme tous ses tableaux,


voir posment. Eparpill. Je ne gote pas du tout.
Je comprends Ostade, mais Steen? Et cependant j'y
vois bien de fines qualits d'observateur et de peintre.
Mais il n'existerait pas, y aurait-il un vide? Ostade,
Terburg, Metzu, Hogg sont galement ncessaires.
Cependant, examiner et rflchir. 15 juillet. Revu
Steen. Grandes qualits. C'est Ostade qui diminue
ici.

WouwERMAN, la Halte de chasseurs (3). Mal plac.


Me parat trs beau dans le noir. Beau ciel. Rappelle par
sa qualit forte et diamante celui de la galerie La Caze.
Oui, excellent. D'un noir bleu, tout en entier, avec un
blanc et un rouge gauche sous le clair du ciel. Mais
toujours la mme manire commune plusieurs.

Sur le Catalogue du Muse d^ Amsterdam, en face


des Paysans victorieux, du mme. Pas amusant.
Trouble. Toujours deux taches, on sait lesquelles.

Bien monotone comme ressources. Toujours suprieur


dans les tons touffs et les valeurs sourdes.

(1) Voyez Matres d'autrefois, p. 291.


Jean Steen, peintre de genre et portraitiste (1626-1679),
(2)
lve de Van Ostade et de Van Goyen.
(3) Philippe Wouwerman, peintre de chevaux et de chasses
(1619-1668), lve de son pre et de Wynants.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 335

une page de l'album de voyage, Fro-


Ailleurs, sur
mentin note que Wouwerman est charmant, abondant,
mais pas trs vari, peu d'imagination, de cration, tou-
jours pou prs la mme tache blanche, bref une
immense et charmante routine .
Catalogue de la Haye : la Grande bataille, du mme.
Le plus grand que j'aie jamais vu. Bien entendu, tach

dans la perfection, lucide l'il dans sa complication


et admirablement ordonn dans la confusion voulue
du sujet. Moins dlicat, bien entendu, que les petits, et
toujours un peu rond force de model ronflant.
HoLBEiN, Portrait d'homme (n^ 240 du catalogue).
Tout fait exquis. Le plus accompli. Tout fait un

chef-d'uvre. A Ble, il y en a de plus mrs comme ex-


cution. Rien de plus vivant, de plus exact, de plus dli-
cieux comme ressemblance fine, expressive, ardente, et
comme coloris. Un diamant !

Joseph Vern ET, les Ca^cafeZ/e^c^ii Mecenate Tivoli.


Quel esprit mais quel nant Le voyage Rome du
! !

prsident Dupaty. Mme langue et mme point de vue.


Pourtant ce tableau m'intresse copie par mon pre
:

bauche Saint- Maurice. Comment l'original est-il ici?


Avait-on pris la peine de le transporter en France un
moment ?

A propos d'un Buste de jeune homme peint pai* Mu-


RiLLO. Bien bross, d'une faon banale. Une verve
inutile. Construction douteuse. Matire paisse et un
peu flasque. Trs dcadence. Quand un contemporain
se croit de la verve et du savoir, il essaie de faire ainsi
et l'on s'exclame !

Velasquez, Portrait de l'infant Charles- Balthazar.


Bon morceau. Ne produit pas d'effet dans ce milieu.
Il faut le voir ailleurs. Plat, cartonneux. Me plat peu.
Examiner pourquoi depuis quelques annes il a tant
336 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
de faveur. Mme examen propos de Franz Hais
Dis-moi qui tu aimes, dis-moi qui tu hantes, je te
dirai qui tu es.

A Madame Eugne Fromentin.

(15 juillet 1875).

Je suis all tantt Scheveningue. J'ai eu la


pense de t'envoyer au lieu de lettre les notes que j'ai

prises en rentrant. Mais, en vrit, cela n'a ni assez de


saveur, ni assez de littrature pour sortir jusqu'
nouvel ordre de mon portefeuille. C'est un mmento
qui peut me servir, voil tout.
A la nuit, je suis all tout prs, un concert dans le
Bois. Il y avait un monde fou, et du plus beau. J'ai
prsent des florins pour qu'on y prit le droit d'entre.
J'ai compris que c'tait gratuit et qu'on entrait sur
invitation. Enfm on m'a demand ma carte, le nom
de mon htel. J'ai fourni l'un et l'autre, et je suis
entr. Imagine un concert auprs d'un chalet du bois
de Boulogne et deux ou trois mille personnes assises
sous des ormeaux et des chnes de la plus haute venue.
Le luxe le plus apparent de cette ville charmante, ce
sont les arbres qui sont admirables.

Mercredi 3 heures, 15 juillet (1).


... Qui ne con-

nat Scheveningue par les touristes, par les baigneurs,

par les livres,' par les peintures, depuis les plus fameuses
jusqu'aux moins marquantes, depuis Adrien Van de
Velde et Ruysdal jusqu' nos jours? Il semble d'avance

(1) Note extraite des Carnets de voyage. Yoiv Matres d'autrefois,


6 dit., p. 158.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 337

qu'on y est all. Etcharmant. Qui plus est, c'est


c'est
inattendu. Il fait beau, un temps doux, tide et couvert.
Pas de vent. Le quartier de la Haye qui y mne est
lgant, propre, ouvert, richement construit, plus riche-
ment plant. De jolis htels dans des jardins, des
vrandas garnies de chaises cannes, pleines de fleurs.
Un grand silence, un grand bien-tre, un luxe intime
et bien entendu qui fait peu de tapage au dehors et
semontre moins qu'on ne le devine. Des arbres partout,
dans les jardins, sur les voies. Des faades peintes et
gaies ; des fleurs sur les balcons, de hautes portes,
reluisantes, tous les cuivres poHs, toutes les fentres
en glaces nettes et laissant bien voir au dedans. Au
milieu, la voie du tramway, o passe au grand trot
l'omnibus charg de baigneurs et d'enfants surtout. Peu
de passants. Quelques landaus bien attels devant les

portes fermes des htels. On se souvient du quartier


de l'Etoile avec plus d'espace entre les htels, ou des
bas cts de l'Impratrice avec des dispositions plus
discrtes et plus intimes. Par moments, certaines formes
bizarres, des constructions plus lgres, des vrandas
plus amples et plus abondamment fournies de fleurs
.

voyantes, feraient penser que Batavia devrait tre


ainsi, avec un autre ciel et les mmes habitudes dans la

vgtation des mers de l'Inde.


On quitte la ville. Grande alle droite, sous bois.

Grande alle de deux kilomtres, sombre, entirement


couverte. Au centre la voie des voitures, gauche
celle des pitons. A droite, un petit chemin plus ombreux
mesur exactement sur la voie du tramway. Il y fait
trs frais. Personne, sauf une ou deux voitures qu'on
(M'oise et l'omnibus qui file dans Tombre verte de son

alle. De chaque ct une paisseur de bois. Quelque

chose comme les alles du bois de Boulogne du ct


338 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
des Acacias, mais plus vert, plus humide, d'une pousse
plus vigoureuse et plus haute.
On sort du bois pour tomber brusquement sur le pre-
mier revers des dunes et les arbres cessent tout
coup pour faire place ce vaste dsert, onduleux,
clairsem d'herbes maigres et de sables, qui prcde
ordinairement les grandes plages.
Long village de Scheveningue, en pleine nudit.
Beaucoup de petites maisons, toutes pareillement en
briques, o je ne vois nul commerce, nulle industrie,
et qui ne sont l, je crois, que pour les besoins des
baigneurs. Au loin, sur la dune mme, la longue ligne
des grands htels, chalets, casinos, distance ayant
l'ampleur, la hauteur et l'importance de palais. Des
pavillons sur les toitures, des voitures stationnant dans,
les vastes ronds-points gazonns ou pavs qui les pr-
cdent. Tout cela de dimensions trs vastes, conu
dans le plus grand format et pas trop noy dans l'im-
mense horizon des dunes.
On arrive, on traverse la ligne des chalets. On en
voit alors les vraies faades, celles qui regardent la
mer, et par le sable on descend lentement au flot. Il

est loin ; la plage est large. Molle d'abord, elle devient


ferme et douce partir de l'tiage ordinaire des mares.
L beaucoup de monde et le plus joli spectacle par ce
temps paisible et gris, sur cette arne si douce l'il,

entre ce grand ciel et cette belle mer plate et ple qui


fuit si loin, quoique mesure de si bas. Chevaux, nes
dans le pli des dunes. Plus loin la multitude des petites
gurites en osier, sorte de fauteuil amricain sur lequel
on aurait plant une troite capote de cabriolet. Toutes
tournent le dos au vent qui vient de terre et regardent
la mince ligne de l'horizon et la frange argente du
premier flot. Beaucoup de femmes, en toilettes lgres ;
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 339

peu de jolies. Myriades d'enfants, plus jolis que leurs


mres, qui font des courses, des dessins, des trous dans
le sable. Une voiture entre en pleine eau, ingnieuse
machine sur quatre roues hautes. D'abord un cofre
plein prenant le jour de haut, par des lucarnes. Une
tte rose y parat. C'est la cabine roulante. Y attenant et
derrire une tente ouverte, une porte met en communi-
cation la tente avec la cabine un escalier fixe descend
;

sous la tente, de la cabine au flot. Le cocher, haut


mont, ne voit rien de ce qui se passe derrire lui.
La voiture va droit au flot, y entre jusqu'aux essieux,
se retourne et reste l. Le cheval a de l'eau jusqu'au
dessus des genoux. La mer arrive, se brise sur l'obs-
tacle, rejaillit sous la voiture, l'entoure d'cumes plus
paisses, plus blanches, plus continues, et pendant ce
temps on aperoit de loin l'arrire un point sombre
qui s'agite au milieu du remous blanchissant.
Admirable couleur claire, blonde et simple de tout

cela. Van de Velde est bien sensible on lui voudrait:

un il plus attentif, une couleur plus vraie, un dessin


plus sr, plus vari, qui mesurt mieux les grands
espaces. Tout cela est plus grand, plus ouvert qu'on ne
l'a fait la grandeur en pareil lieu est bien quelque chose,
;

la couleur vraie d'ailleurs est plus rare. Un il mo-


derne, avec l'habitude nouvelle de dcomposer beau-
coup de nuances, y trouverait des tons exquis dans l'ap-
parente uniformit do l'onsomblo. Gela fuit, se dgrade,
se distingue, se succde l'infini. Le sable est gris
violtre, un peu rchaufl', comme toutes choses humec-
tes par la monte rgulire des mares. La dune est
ple, avec des verts tristes ; les chalets de cette impal-
pable et forte couleur de brique dans l'ombre, couleur
hollandaise et presque unique dont la peinture ancienne
a d'ailleurs trs bien donn l'ide.
340 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Que de taches charmantes font les figures ! Comme un
noir marque, et comme une couleur claire y dlaie une
clart tempre !

L'horizon est entour d'orages. Une grande nue gri-


stre, simple et si bien peinte, s'lve l'ouest, et fait
paratre la mer encore plus ple, plus laiteuse et plus
richement argente l o elle cume. C'est le fond du
tableau. Nous en avons une ide par la mer sauvage sur
le revers de l'le d'Olron...
Rentr par une autre route. Bords d'un canal. Voi-

tures d'eau. Dans la ville mme, dlicieux champ de


courses, immense carr de gazon vert entour de grands
arbres. Sombres rideaux. Ombre verte sous les arbres.

Ils ont bien senti et bien rendu cela...


Les courses viennent de finir, il n'y reste qu'une-

foule paisse, masse d'un seul ct l'ombre des


grands arbres. Beaucoup de voitures dans les alles
voisines. grand bruit sous ma fentre
Un deux voi- :

tures lgres, atteles d'un seul cheval, passent au


plus grand train le cheval a des rubans, celui qui con-
;

duit a un gros bouquet. Une lgion de gamins prcdent,


escortent, suivent en poussant des hourras. J'ai cru
que c'tait le roi : ce sont des gagnants...

A Madame Eugne Fromentin.

La Haye (15 juillet), jeudi matin, 8 heures.

Je regrette la Haye, c'est une ville qui me plat


beaucoup, o je passerais volontiers quelques jours
tranquilles. Nous y reviendrons, moins d'obstacles.
On pourrait la rigueur filer droit de Paris sur Anvers.
Le grand intrt d'art ne commence que l. Et lo pays
CORRKSPONUANGE ET FRAGMENTS INDITS 341

n'est pittoresque et nouveau qu' partir de Rotterdam.


Somme toute, je suis content. Et j'attends plus encore
Amsterdam.

A la mme.

(16 juillet), vendredi matin, 8 heures et demie.

Je m'y beaucoup mieux pris pour ce muse


suis
que pour les deux autres. Et, grce aux nombreuses
annotations de mon catalogue, je le connais vraiment
sur le bout de mon doigt. (Il y a quelque chose faire,
je le tenterai.) Le muse d'Amsterdam est plus riche
encore, j'y mettrai du soin.
A six heures et demie je serai Amsterdam.
Je mettrai deux heures au lieu d'une heure et quart,
ce n'est pas trop pour apercevoir du wagon un nouveau
morceau de cette campagne charmante. Je ne passerai
Amsterdam que le temps ncessaire. Je ne flne pas
et puis me vanter de ne pas perdre une minute. Ce que
je connatrai le mieux, ce sont les tableaux, le moins, ce
sont les lieux : Rotterdam, Dordrecht, Utrecht, Leyde,
que j'aurai ngligs ou traverss vol d'oiseau, et c'est
dommage. Voil pourquoi semaine prochaine,
la
mon retour, outre la ncessit de visiter les Memling,
je veux m'arrter Bruges et y prendre une ide de

la vieille France du quinzime et du seizime sicle.

Tu peux dire Mina que sa ville est une des plus

jolies villes modernes que je connaisse. Elle est rgu-


lire et pas ennuyeuse lgante et pas banale d'une
; ;

propret qui n'est qu'un charme. Si Anvers n'avait


pas sa cathdrale et son muse, je n'aurais nul dsir
d'y retourner de ma vie. Il est vrai que le temps me
l'a fait prendre en horreur.
342 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Une heure. C'est trs joli, la Maison du Bois. Et
voil tout. Gela donne une ide intressante de ce luxe
sans faste et d'un grand got dans le trs simple. Le
bois, les tangs, le parc rserv sont admirables de
vgtation et de fracheur.

A la mme.

Amsterdam (16 juillet 1875), vendredi soir, 10 heures.

Chre amie, me voici encore dans un nouveau gte.


Arriv six heures et demie en gare, sept heures


passes l'htel, car Amsterdam est une grande, trs
grande ville et la traverse n'en finit pas... Le Parc
comment t'en donnerai- je l'ide?
ressemble en trs
tendu au square des Batignolles. C'est un mU-mlo
de petites alles sables, de petits bouquets d'arbres
naissants, le tout envelopp d'un lacet de petits canaux,
et de petits tangs avec des petits lots au milieu.
Des ponts rustiques jets sur tous les canaux, tout
cela minuscule et se reproduisant sur de grandes sur-
faces. Vers le milieu, un kiosque arien, avec une
musique militaire ; autour, une foule paisse, un peu
vulgaire, sentant le commerce, l'industrie moyenne et
la boutique. J'imagine qu'en Chine il y a des choses
qui ressemblent cela. Dans un rond-point, une haute
statue de bronze, je ne sais laquelle, gauche et tout de
suite des marcages, droite et par-dessus les taillis

d'arbres blancs, des moulins vent qui tournent.


a Je n'y retournerai point mais c'est curieux... Re-
:

venu par le centre de laville, ^olyV AmsteU grande rivire


qui passe travers la ville, me fait l'effet de s'y ramifier et
va se jeter dans le Zuyderze. Enfin, rentr parles quais.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 343

Il Le cur de la ville est touiu,


fait gris et frais.

obstru, compact et ne prend de l'air que par ses canaux


et par ses places tout cela se dbouche aux extrmits,
;

se donne de l'espace, et, comme Paris, la ville empite


sur la campagne l'oppos de la mer. Ce sont les nou-
veaux quartiers.
Une chose me frappe, depuis que j'ai vu Bruxelles,

Anvers, la Haye surtout et mme Amsterdam quand :

l'Empereur conut avec M. Haussmann et M. Alphand


le plan du nouveau Paris de l'ouest et du bois de
Boulogne, il avait les souvenirs de son exil, de l'An-
gleterre d'abord, mais aussi de la Hollande. Je sais
qu'il avait une affection particulire pour le bois et
la Maison du Bois (chalet d't de la reine) que j'ai
visits ce matin.
La Venise du Nord, comme on l'appelle, ne ressemble
Venise que parce qu'il y a moiti rues, moiti canaux.
En dfinitive, c'est le nord et le midi, c'est--dire les
choses les plus dissemblables de la terre ; c'est fort
pittoresque sa manire, vari, diapr, bigarr, toutes
les maisons peintes de couleurs sombres, avec l'enca-
drement des fentres en blanc. Beaucoup de pignons,
une multitude de fentres, comme partout en Hol-
lande et trs peu de plein entre les fentres, ce qui
donne aux maisons l'air de lanternes tout en vitres.
Quelquefois pas de quais, les maisons baignant dans
l'eau quelquefois des quais troits juste pour le pas-
;

sage des voitures et plants, sur la banquette qui


borde le canal, de petits arbres ronds assez mal venus
et de feuillage grle.
Qui a vu les tableaux de
Van der Haden connat cela.
Et, dans les canaux,
des galiotes gros ventres couleur de chne cir et
des eaux sombres travers tout cela, une bonne
;

odeur de tourbe brle propre la Hollande. Car ce


344 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
pays a une odeur et quand cette odeur
; est agrable,
c'est une originalit charmante.

A Armand du MesniL

Amsterdam, ce 17 juillet (1875), samedi,


5 heures et demie.

Je viens de passer six heures au Muse en deux


sances. C'est beaucoup, je t'assure, surtout un premier
jour; c'est avaler ple-mle et beaucoup trop vite une
quantit indigeste d'aliments dlicats ou trs forts. Je
suis cur Ce qui m'est arriv pour Rubens
et las.
m'arrive ici pour Rembrandt j'ai peur de lui et peur
;

de moi. Seulement, avec Rubens, il dpassait de beau- >

coup sa renomme,
avec celui-ci, au premier abord,
il me paratrait que c'est le contraire. J'ose peine
crire un pareil blasphme, qui me couvrirait de ridi-
cule s'il transpirait. Dj ce soir j'y vois plus clair,
et, sur certains points, il grandit.
Demain et aprs-demain, je le verrai encore et plus
fond; reprendra-t-il son rang suprme? J'en aurai
le cur net avant mon dpart. Dans tous les cas, il
y a entre cet art et mon faible cerveau un obstacle et
un malentendu la question n'est pas de savoir si
:

l'homme est un grand artiste, original, presque unique,


un trs grand cerveau quand il rve, imagine, invente,
et s'appuie bien nettement sur sa sensibilit. La question
est plus spciale. Il s'agit de savoir s'il est plus grand
ici dans ses uvres si fameuses que dans les autres
que nous possdons ou connaissons et de bien tablir ;

si, lorsqu'il n'est que praticien, c'est un trs beau peintre^

ou s'il n'a que certaines parties dominantes mais exclu-


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 345

sives, troites, d'un trs beau peintre ; et s'il n'en


fait pas abus quelquefois, notamment ici. Quelqu'un
se trompe de moi ou de tout le monde. Il est croire
que c'est moi, mais l'erreur des autres est facile recon-
natre et dmontrer rien n'est plus malais que de
:

mettre le doigt sur sa propre erreur et plus ennuyeux


que d'en convenir.
Au fond, il n'y a dHntimidant dans ces deux pays
que Rubens et Rembrandt. Le reste est bien instructif,
bien charmant, souvent merveilleux. Mais si j'en excepte
(cela c'est grave) un moment miraculeux, celui des
Primitifs du quinzime au seizime sicle, le reste,
dis-je, est relativement facile regarder de plain-pied.
Je suis, cher, quoi qu'il arrive, trs satisfait d'avoir
fait ce voyage ; c'est bien toi que je dois de l'avoir
entrepris, et je te dis merci. Mon mtier, je crois,
n'en profitera gure ; il y a un si vaste monde entre
ce qu'ils faisaient et ce que nous tentons !mais j'ap-
prends, je m'instruis, je m'ouvre, je me meuble.
Je saurai quelque chose au retour ; en tirerai-je un
livre? Je n'ose encore dire oui, mais je le crois bien :

la matire est charmante Et si je tourne une ou


si !

deux difficults que je t'expliquerai si j'en trouve, ;

non pas l'ordonnance (elle est nulle), mais le mode et


le ton, si je sais tre bonasse et fin, pas pdant et cepen-

dant trs ferme, prcis et clair, mon retour j'aurai


les lments d'un joli livre, et je n'aurai plus qu'
l'crire. Mais chut ! en trouverai-je l'heure, et les dis-

positions?
Le plus gros de ma besogne est d'annoter, sance
tenante, et devant les tableaux, les catalogues. Je ne
parle pas de ce que, le soir, jo griffonne en dehors de
ces observations de pure technique. Ce sont encore des
scnarios de chapitre et rien de plus.
34G CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Je ne perds pas une minute. Je passerai probable-
ment demain, dimanche, lundi et mardi, y compris
ici

ou sans compter une demi-journe donne Harlem.


Puis je reviens tout droit Gand et Bruges, de l
Bruxelles et retour. Je n'aurai pas, je crois, dpass
le terme que je m'tais fix, et je me serai vivement

aiguis l'il et l'esprit. Je ne te parle pas du pays.


Je le regarde en courant et je saurai faire croire, s'il

y a lieu, que je le connais bien, parce que de naissance


et par nature j'ai ce qu'il faut pour goter cela, et il

y aura toujours assez de paysages dans mon sac pour


encadrer le livre que je rve.
Adieu, eille un peu sur Marie. Quoique le temps
s'abrge, j'ai peur que le cur lui manque. A bientt,
ieux frre, je t'aime de cur, tu le sais, et je fais tout
pour que ton vieil ami satisfasse peu prs tes exi- .

gences.
A toi.
Eugne.

A Madame Eugne Fromentin.

(Mme jour).

Aprs six heures de muse, je viens d'crire Armand.


Je suis las, trs las. Je viens seulement pour t'em-
brasser, mais seulement pour cela... Je suis content,
pas merveill, un peu dconcert, mais je travaille,
et c'est l'essentiel... Je n'ai pas trop le temps de penser
que je suis seul, quoique je le sois beaucoup. J'ai pour
compagnie constante le dsir de voir, de bien voir, de
comprendre, de retenir et de prparer des matriaux.
Si je restais coi aprs cela, je ne serais gure content...

!
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 347

{( Je croyais bien que ces tudes attachantes me sai-


siraientbeaucoup, mais pas ce point. Je te quitte
pour prendre quelques notes urgentes...

En marge du Catalogue du Muse d' Amsterdam.


Rembrandt (1), la Ronde de nuit. Premire impres-
sion trs louche. Je ne sais pas. uvre capitale, de toute
science. Pourquoi est-ce si beau? La pense? Non.
L'arrangement? Il est ingnieux, mais bien obscur.
Extrmement pittoresque de taches. Les physionomies
sont-elles typiques? Non. Sont-ce des portraits humains
instructifs? Non. Sont-ils vrais? Non. La fantaisie qui
prside cette uvre nigmatique est-elle pense dans
le sujet? Non. C'est une fantaisie de palette. L'excu-

tion est-elle brillante? Elle est roue, revenue, cuite,


juteuse. Y voit-on une belle manire de pratiquer son
art? Non. C'est le commencement d'une cole horrible.
Dessin mou, proportions incertaines, valeurs gales,
taches rptes et se nuisant. Pas une couleur pour
distraire du jaune et du noir chauff. C'est tonnant
de force et de transposition. Est-ce tout? Revoir sou-
vent. Pas un geste, sinon le mme qui se rpte trois
Pas une main qui ne soit horrible. Mais quand la
fois.

compagnie d capitaine sortait, cela devait tre admi-


rable et tout autre chose. Cela ne se passait ni dans la
fantasmagorie ni dans la lumire lectrique. La manie
de ce grand homme a t de fantasmagorier tout.
Quand le sujet s'y prte, admirable. Dans les autres
cas, je le voudrais moins visionnaire et plus simple.
Les ttes sont molles, brouilles, ou cartonneuses.
Quand elles sont plus prcises, force de rafTmer sa
couleur, de grossir sa matire, elle cesse d'tre expres-

(1) Sur Rembrandt et la Ronde de nuit, voyez Matres d'autre-


fois, p, 313 et suiv.
348 CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
sive (1). Acier, charpes, chapeau, plumes, haut-de-
chausses, bottes, glands des pes, bois des fusils, tout
cela est pais et dur dans son raboteux et semble ptrifi
dans un enduit peu maniable. La touche elle-mme
s'engloutit dans cette matire sablonneuse et lourde. La
brosse gratigne ou se marque en sillons. Grande toile
sans aucune ampleur. On la voudrait demi-nature.
Enfin, je me trompe, assurment, mais, jusqu' nouvel
ordre, ce n'est pas l que Rembrandt est grand.
Amsterdam, samedi 17 juillet. Muse. La Ronde
de nuit (2).
Le premier choc est dsagrable. C'est
jaune. Les lumires sont toutes jaunes. Les ombres,
quelque noires qu'elles soient, les noirs opaques, si noirs
qu'ils soient, sont imbibs d'une chaleur intrieure qui
les roussit par le bord, et semble en brler intrieure-
ment la puissante obscurit...

[Aprs un assez long dveloppement sur la Ronde


de nuit, Fromentin continue :]

Il manque cette uvre, pour tre ce qu'on lui


demandait, premirement d'tre intelligible et de nous
reprsenter la scne comme il nous aurait plu de la voir
avec un il dlicat, sensible, vridique deuximement, ;

il lui manque conforme la vie dans toutes ses


d'tre
apparences troisimement enfin, il lui manque d'tre
;

exprime dans un beau langage...


J'ai dit qu'il y avait du dsordre: on en convient ;

des disproportions, des laideurs, des ngligences : ces


faiblesses sont galement acceptes. J'ai dit que les

ressemblances sont indcises, paraissent douteuses, et

(1) La phrase est difficile lire dans l'original, et ponctuer nous


:

n'en proposons cette version que sous toutes rserves.


(2) Note extraite des Carnets de voyage.
Les Carnets contiennent
sur Rembrandt de longs dveloppements. Nous nous bornons
donner quelques fragments parmi les plus caractristiques.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 349

n'apprennent rien sur temprament,


l'ge, le la nature,
mme extrieure, de ces hommes dont le nom est inscrit
dans le tableau et qui, par consquent, devaient tenir
l'exactitude de leur visage. Le capitaine est trop grand,
le lieutenant trop petit, les figures accessoires sans
intrt typique. Ils marchent sans marcher, gesticulent
sans agir, ne sont ni dans le repos ni dans l'action. De
plus, leur accoutrement mme a je ne sais quel faux air
de travestissement, plutt que d'habits ports d'habi-
tude : des casques coiffs par hasard, des pourpoints
mal la taille, une varit de coiffures tranges. Et l'on
se demande si l'amour de Rembrandt pour les costumes
d'atelier, les vieilles armes, les oripeaux et la dfroque
ne s'est pas manifeste ici comme ailleurs.
Mais cela n'est rien. J'arrive des objections plus

graves. Il y a dans ce tableau, compos de portraits, des


ttes et des mains (nues ou gantes). Je ne parle pas
des pieds qui, les bottes du lieutenant jaune exceptes,
sont absolument perdus dans l'ombre et qui n'ont point
de comptes nous rendre... Mais les ttes et les mains!
Contrairement ce qu'on a, je crois, crit bien sou-
vent, les meilleures ttes sont les secondaires. La figure
rouge du capitaine est dure de bords, morte de model,
sans grande mobilit d'il, de chair ou de trait. La
construction n'en est certainement pas rigoureuse. Ce
profil de lieutenant n'est ni plus personnel ni plus vivant.
J'en dirai presque autant du garde en habit rouge qui
charge son fusil. Il y a dans le coin gauche, droite
galement, en comparses, deux ttes meilleures de tous
points. Celles du fond sont cliarmantos, malgr leur
indcision. Elles ont ce degr d'existence et cette sort^
de vie abstraite, obtenue dans le vague, quand le peinl'c

,a l'il et le sentiment d'un maitre. La plus relle et la

[plus vivante est, sans contredit, la troisime au centre.


350 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Traits, regards, model, ardeur, coiffure, et couleur
violet sourd de la coiffure, tout cela est excellent.
Les mains n'existent pas, et, ce qu'il y a de pire, c'est

que leur nglig est de la pire espce. Il y a une faon


propre aux hommes habiles et qui savent, de ne pas
faire, mais d'indiquer, de btir en quelques traits et

de laisser l, de ne pas exprimer, mais de faire croire.


Ici, les peu prs sont des omissions et les sous-entendus
ne font rien prvoir. Il y a vaguement une
silhouette
grossire. Pas un volume dont on dise qu'il est juste, et
pas un doigt qui supple aux quatre autres et fasse
imaginer un geste bien saisi (!)...

Il y a des hommes qui colorent merveille avec les


couleurs les plus tristes. Du du brun,
noir, du gris,

un peu de bitume tendu de blanc, en voil assez pour


faire uvre de pur coloriste, quand la couleur qui rsulte
de ce triste mlange est rare, tendre ou puissante, mais
rsolument compose par un il habile sentir les
nuances et dlicatement doser (2)...
Aussi n'est-ce pas parce que Rembrandt ne s'est servi

d'aucune des couleurs de ses grands mules que j'hsi-


terais trouver son uvre (celle-ci, bien entendu) une
uvre de vrai et grand coloriste.
La puissance en est extrme, la transparence aussi

surprenante qu'on peut l'attendre d'une aussi prodi-


gieuse obscurit. Quand le jour est favorable, qu'elle
est sagement par un ciel gris et blond, il
claire
n'est pas un coin de cette sombre page o l'il ne
finisse par pntrer comme dans une eau fond noir, o
le regard va loin dans les tnbres. C'est donc incon-

(1)Sur les deux pages qui prcdent voyez les Matres d'autrefois,
p. 333 et 334.
(2)Pour toute cette page, se reporter aux Matres d'autrefois,
p. 342 et 344.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 351

testablement dans l'obscur une uvre de clair-obscur


infiniment curieuse. Tout y est outrance : les noirs
ont atteint leur dernire limite, les blancs sont des
jaunes, les gris tendre seraient ailleurs de l'encre
lgre, l'cart entre la lumire et l'ombre immense,
peut-tre mme trop grand. Mais en rsulte un choc
il

entre l'obscur et la clart, vif, aigu, foudroyant, qui


ressemble assez celui de l'clair dans la nuit.
Il une violence, une audace, une outrance qui
y a l
n'est pas le fait d'un temprament lymphatique. Et, de
plus, pour qui connat les embarras du mtier et le
faible ressort de nos couleurs quand on s'en sert mal,
il y a, dis-je, des problmes rsolus et des difficults
vaincues de la faon la plus imprvue et la plus rare.
[Mme jour].
Ce soir, je suis content. Cependant
je ne suis pas merveill; surtout je ne suis pas convaincu.
De Lui moi, la chose est grave.
Il y a certainement l une question dlicate
rsoudre. Un trs grand artiste c'est entendu. Mme !

un grand peintre, mme si l'on veut un trs tonnant


trs
praticien. Mais voyons par quoi vaut-il? qu'est-ce qu'il
:

y a de meilleur chez lui le fond ou la forme, le senti-


:

ment ou le mtier, la manire de sentir ou la langue?


C'est le peintre de la lumire soit encore. Mais !

])ropos de tout, n'est-ce pas trop souvent? Que l'ange


de Tobie, les Disciples (rEmmaiis,\i\ Famille du Char-
pentier, les Philosophes chez eux, un portrait par
hasard, ses merveilleuses que tout cola
eaux-fortes,
vive de la lumire, concentre, rarfie ou jaillissante ;

({ue ce soit l l'lment propre au sujet et la manire


la phis originale, la plus dramatique, la }>lus saisissable

de rexpriiuer je le veux bien. Mais tous les sujets


:

sont-ils donc faits pour tre traits de mme?


Pourquoi la Ronde de nuit? l^ourquoi la sortie
352 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
d'une compagnie de gardes civiques a-t-elle besoin
de s'exprimer par un clat de lumire et des pro-
fondeurs d'ombre? On
L'effet?
dit : mais l'effet?

quel effet? Est-il indiqu par dnature le sujet? Il le

ce point qu'il a produit cette immortelle quivoque


sur laquelle on discutera pendant des sicles, si cette
belle page vit encore des sicles. De sorte que le plus
grand souci de la postrit sera de savoir si cela se
passe de jour ou de nuit, pourquoi la nuit plutt que
le jour, et pourquoi, si c'est le jour, toutes les fantas-
magories de la nuit. Tout est mystre et rbus dans
cette uvre singulire, qui ne me parait tre nigma-
tique et peu claire que parce que l'auteur n'a pas su
clairement ce qu'il voulait rendre, et qu'avant tout
il en a fait un tour do force.
Je crois que c'est l le mot qui convient pour dfinir
une uvre, en effet, trs forte et trs roue. Trs forte,
cela s'impose ; trs roue, je vais essayer de le dmon-
trer.
ne me dira pas que Rembrandt fut un naf. On
On
raconte qu'un jour un artiste de notre temps, trs fana-
tiquement pris de Rubens, accabl de sa grandeur et
de sa fertilit, de son ampleur, de sa force, puisa toutes
les hyperboles et finit par s'crier : C'tait un lapin !

Ne pourrait-on pas dans le mme vocabulaire trouver


un mot qui convnt Rembrandt, et dire de lui c'tait :

un malin !

Oui, quand il n'est pas trs mu, trs inquiet, trs

songeur, nerveusement appliqu rendre une


trs
nuance fugitive de sentiment humain, une ide pro-
fonde enveloppe, une rverie d'illumin, quand il
regarde avec ses yeux, quand il est devant un morceau
de nature, un peu grand, trs simple, et qu'il invente
alors une langue complique, presque sibyllique, pour
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 353

le traduire, ne doutez pas qu'il ne ruse, et qu'il ne soit


le praticien le plus rou qu'il y ait jamais eu...

Amsterdam (1). [Rembrandt].


Il y a certaine-

ment dans ses uvres, notamment dans les Syndics, la


plus belle, une ressemblance pour ainsi dire abstraite
et cependant une vie plus lointaine, plus intime, plus
profonde et plus idale en ses peu prs, mme en ses
inspirations, qui est suprieure bien des ralistes et
qui est la vie de l'art (2).

RuBENS. Il avait, comme on dit en musique, le

registre le plus tendu, non pas le plus vari et le plus


riche. Vronse, dans le mdium, est plus abondant en
nuances diverses, mais il ne va ni si haut ni si bas, ni
jusqu'au blanc ni jusqu'au noir. La palette de Rubens,
si nuance, si abondante en teintes fugitives, dans les

couleurs principales est rduite peu de chose noir- :

Rarement un bleu et blanc.


noir, gris, rouge, jaune.
Pas d'uvre plus sensible aux changements de
lumire que la Ronde de nuit. Un jour trop color la
jaunit l'excs, trop blanc la durcit et l'obscurcit, trop
clatant la creuse et la dpouille.
C'est le propre de cette peinture transparent ^
et
forte. Toute peinture glace en est l. C'est l'impal-

Note extraite dos Carnets de voyage, ainsi que colle qui suit.
(1)
Un pou plus tard, Bruxelles, Fromentin se demande,
(2)
propos de Rembi-andl Comment se fait-il que tous les personnages
:

de ses portraits, sauf un ou deux, manquent vraiment de physio-


nomie piquante?
En marge du catalogue du Muse d'Amsterdam :
Rembrandt.
Les Syndics des drapiers.
Au moins facil' comprendre. Et

matriilL'ment plus beau [que la Ronde de nuit]. Dit ce qu'il veut


dire. Ce sont cinq beaux portraits l'imus dans la mme page. Ici la
puissance est saine. On sait qu'on a afTaire ;\ un matre. J'aime
mieux un autre art. Pourquoi tant de coups de brosse avant de trouver
le ion.? Et cependant cola vit, d'une vie particulire et trs intense.
Il faut s'y faire la peinture de ce pays, sauf Rembrandt, est si
:

lucide !

23
354 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
pable, et l'impalpable n'est pas et n'a qu'une existence
trop relative.
C'est le principe mme de la couleur, la substance de
la matire colore qui fait les coloristes.

Les coloristes bases solides et simples rsistent


la lumire. Rubens ne change pas. Il ne modifie pas
son ton par un travail superficiel. Il le compose et le
nuance rsolument. Quand il le rompt, c'est de la cou-
leur rompue quand ;
il l'toufe, c'est de la couleur
sourde quand il le neutralise,
;
c'est de la couleur neutre.
Rembrandt n'avait aucun esprit dans la touche ; il

n'avait que du sentiment, ce qui n'est pas du tout la


mme chose.
Il en rsulte que, quand il ne travaillait que de la
main immanquablement il tait infrieur beaucoup de
praticiens qui ne le valaient pas. Sa touche est lourde,
embarrasse; revenue, reprise : comme un homme peu
matre de sa langue qui la surchargerait de mots,
faute de trouver le mot propre, et qui se dirait : dans
le nombre, le mot juste finira bien par apparatre. Quelle
diffrence avec Franz Hais, par exemple !

Quand il est mu, intime, profond, il est incomparable.


Voil pourquoi ses beaux tableaux sont d'un grand
artiste, ses eaux-fortes des chefs-d'uvre, et ses uvres
de pratique des morceaux tonnants, mais bien contes-
tables.
Amsterdam.
Galerie Six{i). Des quatre Rem-
brandt que je viens de voir, le moins beau est celui de
Mme Six, le plus ragotant celui de Six, les plus accom-
plis les deux autres. 11 a moins sa physionomie ordi-

naire c'est plus inattendu dans son uvre. Six, c'est


;

lui quand il est sans reproche peu prs. Ceux-ci, c'est

(1) Voir les Matres d'autrefois, p. 368.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 355

lui comme j'aurais voulu qu'il ft toujours : sage,


ample, nuanc et riche dans le grave et dans le noir,

sans chaleurs inutiles, largement dessin et d'une


noblesse parfaite. Si l'on supposait rendues ainsi la

Leon (Tanatomie et la Ronde de nuit, ce serait, dans co


genre de tableaux-portraits, un incomparable exemple
mditer et suivre.
Y a-t-il vraiment plus d'art dans la fantaisie o il

s'est lanc depuis? Est-ce plus su? Est-ce meilleur?


C'est plus nouveau? Certainement, en apparence. Ceci
l'tait presque autant, et la simplicit extrieure de ces
belles uvres cache une personnalit bien rare, bien
constitue et bien nouvelle.
Il faut absolument discuter cela pied pied et dire
selon moi s'il a mont plus tard ou descendu, s'il s'est
gar ou s'il a trouv des voies plus belles.
Il bonne langue, un peu de
avait ses dbuts une si

tradition, mais si bien lui pourquoi changer du tout


!

au tout et crer pour le besoin de ses ides un idiome


trange, tourment, obscur, expressif, mais
bizarre,
incorrect, etque personne, aprs lui, ne peut plus parlei
sans tomber dans les barbarismes?
Tous ces pourquoi et ces desiderata sont-ils raison-

nables? Il est ce qu'il est. Et n'y a-t-il pas btise


regretter qu'il ne soit pas autrement, puisque c'est
ainsi qu'il a paru si grand?

Eu niarg(> du Calaloguc ila M user (rA/fislcnluni. en


face des Portraits de Peter ium der Wcrj et de sa femme,
deGHAiu) \)ov (paysage \)o\\\\ pai- Ukuciikm) ( I
) :u'I^uit

fait prcieux. Le deriiiiM' mol d(^ la l'oicc li'ansparenle.

(1) CuTurd Uou ou Dow. peintre trinterieurs (U')i;M()75). elve


de Rembrandt.
Nicolas Bert^heni, peintre de paysages et d'ani-
maux (ir)-2()-l(>83), UH'e de Van Goven et de .I.-H. 'Weenix.
356 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
tudier cela. Il ya dire l-dessus propos des couleurs
fortes ou claires qui gardent leurs tons. Discuter cela
dans Rembrandt. Dans son uvre d'imagination, par-
fait. Mais son uvre imitative !... Pourquoi? ^>

Du mme.
Portrait du peintre par lui-mme.
Charmant, d'une couleur inattendue, riche, claire et
puissante. Trs joli morceau. Un Meissonier.
Apropos de \di Femme adultre ^ Van Eeckhout (1) :

Voil l'afreuse queue de Rembrandt, la sauce et la


juiverie. Plus rien qu'un procd, ou plutt qu'une
recette, main n'y est pour rien. On dirait d'un pro-
car la
cd mcanique pour teindre en roux, envelopper,
monter. Cela ferait aimer les images!

Amsterdam, iS juillet.
Un clair de lune de A. Cuyp(2).
Un tonnement et une merveille. Grand, carr la :

mer, une cte escarpe. Un canot droite en bas, canot


de pche avec une figure. A gauche, deux bateaux
voiles. Eaux calmes. La lune pleine mi-hauteur du
tableau, un peu gauche, dans une large troue de ciel
pur. Incomparablement vrai et beau de couleur, de
force, de transparence, de limpidit.
Un Claude Lorrain de nuit, plus grave, plus beau,
plus simple, plus plein. C'est absolument trompe-Vil,
avec l'il le plus savant.
A la bonne heure ! le plus beau TERBURoque j'aie

jamais vu. (3) Femme en satin jaune et cygne. Robe

(1) Gerbrand Van den Eeckhout, peintre d'histoire et de genre


(1621-1674), lve de Rembrandt.
(2) Albert Cuyp a abord plusieurs genres, paysage, nature morte,
animaux, portraits. N en 1605 ou 1620, mort en 1691, il fut lve
de son pre.
Voir sur Cuyp, les Matres d'autrefois, p. 261 et suiv.
(3) Grard Terburg, n Zwolle en 1608 ou 1617, mort en
1681,
peintre de figures et portraitiste, lve de son pre, visita
l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et la France et vcut la cour
de Madrid.
Voyez les Matres d'autrefois, p. 225 228 et 240.
- Il s'agit ici probablement de la Robe de satin.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 357

blanche brode d'or. Toque noire. Blonde. Jeune homme


tout en sombre, moins une tache blanche au genou.
Troisime figure, immobile, de face, derrire. Fond gris
sombre. Fauteuil et table grenat. Dessin. Valeurs.
Souplesse. Qualit des chairs, des toffes. Enveloppes.
Passages. Douceur et force de tout cela. Navet d'obser-
vation et de savoir. C'est miraculeux. Tte, poitrine, bras
de la femme. Main du (?) replie, avec la lueur sur le

poignet. Fantaisie. Il y a tout. C'est le dernier mot de


cet art-l.
Autre Terb urg sans prix : la Partie de cartes. Trois
personnages. A gauche, femme vue de dos, dcollete.
Corsage violtre fourrures. Jupe de satin blanc. A
droite, de face, tenant les cartes, femme corsage gris ;

jupe satin bleu. Le tout galonn et bord de galon


d'argent et d'or. Entre les deux, dans l'ombre, jeune
homme grand feutre, longs cheveux, qui conseille et,

de la main, indique la carte qu'il faut jouer. Voir ce


paquet des trois mains, la valeur des ttes et leur model
dans l'ombre. Miracle de nuances dlicates. C'est con-
fondant.
Adrien vande Velde. La Cabane.

Ah celui-ci !

est beau. Sauf la femme, qui est un peu Berchem, et


l'homme cheval, qui est bien mou, c'est tout fait
rare. On n'est pas plus simple, plus gras, plus large.
C'est la naturemme, avec un don d'en transposer les
valeurs incomprhensible. Quand il s'claire, c'est un
vrai diamant.
Peter de IIooch. (1) Le Cellier. Trs superbe
tableau, blond, moelleux, transparent, simple, prodi-
gieusement riche. La tte de la femme de valeur surpre-
nante. Etudier de prs cet homme-l c'est un grand. :
>>

(1) Pierre de IIooch ou de Hoogh, peintre de genre et de por-


traits (1629-1678), lve, croit-on, de Rembrandt.
358 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS

A Madame Eugne Fromentin.

Amsterdam (18 juillet 1875),


dimanche soir, 10 heures.

J'aurai besoin de deux jours pour Gand et Bruges,


et je te demanderai deux ou trois jours pour Bruxelles
o, sans compter une ou deux obligations qui me sai-
siront, j'ai absolument besoin de revoir le Muse. Je
l'ai bien vu, mais n'y ai pris que des notes plus qu'insuf-

fisantes et la partie historique, que je veux y revoir,


;

exige un travail serr dont je m'aperois maintenant.


Je me suis ravis depuis Anvers et fais un beaucoup
meilleur travail. J'ai visit ce matin (je te le disais, je
crois) les deux galeries Six. Ce sont les descendants'
directs, diviss maintenant en deux branches, de l'ami
de Rembrandt. L'une des branches habite encore la
maison du bourgmestre, et les tableaux que j'ai vus l,
admirables de choix, de conservation, de raret pour la
plupart, n'ont peut-tre pas quitt les murs depuis
deux cent cinquante ans. C'est fort curieux et fort
beau. J'y ai pass toute la matine et puis me vanter
d'y avoir srieusement pioch et appris. Dans l'aprs-
midi, visite au Muse ; mais je commenais n'y voir
que d'un il...

Harlem qu'aprs-demain, parce qu'on me


Je n'irai
dit que mardi j'entendrai en mme temps un orgue
clbre ici comme celui de Fribourg. Dois-je entendre
l'orgue? Enfin, je me dciderai demain matin. Le trajet
est de vingt-cinq minutes et, en deux ou trois heures,
j'aurai vu, je crois, les Franz Hais autant qu'ils le

mritent...
Lundi matin. Rembrandt m'empche de dormir.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 359

Il est ici reprsent par deux de ses uvres les plus


fameuses, et ces uvres, fort extraordinaires, me
laissent cependant assez froid. J'ai donc un double
motif pour l'tudier tout fait fond, ici plutt qu'ail-
leurs : le premier, c'est que les uvres sont de toute
importance ; le S'^cond, c'est qu'entre les portraits de
la collection Six, galement clbres, et ceux du Muse,
il y a selon moi un monde, et que je voudrais bien savoir
au juste et dmontrer quel moment de sa carrire il
a eu raison, au commencement ou la fin? Je suis, sur
ce point, d'un avis contraire tout le monde c'est :

inquitant ; et c'est prcisment ce dsaccord qui


m'occupe et m'occupera jusqu' ce que j'en aie le
cur net.
Adieu, chre, tu vois dans quel ordre de proccupa-
tions et de recherches je vis exclusivement.

Au Muse (1), dimanche, 2 heures, 18 juillet. Tout


homme qui a une manire engendre une fcheuse colo,


non par ses qualits, mais par ses dfauts, comme une
difformit qui se transmet par hritage. Une belle taille,,

de beaux traits, se remarquent moins quand ils passent


du pre aux enfants qu'une bosse, une laideur ou du
rachitisme : tel est le cas de l'cole Rembrandt. Que de
faux Rembrandt, comme de notre temps ily eut de
faux Delacroix et de' faux Decamps ! Il n'y a pas de
pseudo-Cuyp, ni de psoudo-Paul Potier, ni de pstMido-
Iluysdal. On imite Hugo, Ronsard, mme d'Aubigii,
Musset quand il crit mal, on n'imite pas Molire,
Pascal, La Bruyre, ni Racin(\ (M, ((uoi qu'on ail j)u

dire, on n'imite pas Voltaire. On ne copii^ (\\w hi


manire^ de faire et d'autant plus aisinonl (lu't^lie di-

(1) Noie exlrailo (l(>s Carnets de wujage.


360 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
vient plus indpendante de la manire de sentir et n'est
plus qu'un procd.

A Madame Eugne Fromentin.

Amsterdam, lundi (19 juillet 1875).

Ce matin, j'ai vu longuement une collection qui


doit tre annexe plus tard au Muse (muse Van der


Hoop) et qui contient, au milieu d'une foule de jolies
choses, une douzaine de morceaux rares. Tout l'heure,
j'ai visit le Muse zoologique. C'est le Jardin d'accli-

mentation et le Jardin des plantes combins, avec un


soin, une propret, des commodits pour le public et
un bien-tre pour les animaux, absolument inconnus
Paris, o cependant nous avons plus de got, autant de
ressources, o nous devions avoir autant d'argent.
Gomme partout ici, grand caf couvert et en plein air,
et musique dans l'aprs-midi. Il y avait foule et foule
lgante.
Ce Franz Hals que je vais voir Harlem est un
bon et habile peintre de portraits, contemporain de
Rubens, qui jusqu' prsent avait pass pour un homme
expert mais secondaire, et que notre jeune cole fran-
mme temps
aise a, depuis quelques annes, ressuscit en
que l'Espagnol Goya (1). Pour la justification de cer-
taines doctrines et de beaucoup d'imperfections, elle
n'a pas t fche de les prendre pour chefs de file, et
de faire d'eux des hommes de gnie, qu'ils ne sont pas
du tout. Il faut donc que je le connaisse fond, de mes

(1) Franz Hals, peintre de figures et portraitiste, n Anvers


en 1580 ou 1584, mort en 1666, lve de Cari Van Mander.
Voyez
sur lui les ^Matres d'autrefois, p. 299 et suiv., 303 et suiv.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 361

yeux. Il est tout entier et abondamment Harlem...


(( Parle-moi donc un peu en dtail do notre cher
Trsor (1) qui me manque, va Comment
! est-elle? plus
grosse, plus forte, plus ingambe? aussi gaie?
Trouverai-je un changement?

Dimanche, en allant au port, j'ai rencontr un bb

d'un an ou dix-huit mois, marchant peine, et poussant


devant elle une petite voiture, suivie de sa famille des :

braves gens de magasin. Je me suis arrt pour la


regarder, apparemment avec tendresse, car le pre m'a
dit bonjour en souriant trs bonnement. Il aura bien
vu que j'tais quelque chose comme lui, pre, ou grand-
pre.
J'ai travaill ce soir avant le dner dans ma chambre.
Je crois bien que je ferai quelque chose. Sera-ce bien,
mal, nouveau, erron? Dans tous les cas, ce sera moi.
Adieu, chre... Bonne nuit, mes enfants ; tous en
bloc, je vous embrasse tendrement. A toi, chre.

Eugne.

A la mme.

Amsterdam, mardi (20 juillet 1875).

Il est cinq heures passes, je reviens de Harlem...


J'ai fait ce que je voulais faire et vu trs suflisamment
ce que j'avais voir, et je suis fort content. Ce que je
connaissais de Hals ne suffisait pas, tant s'en faut, me
donner une juste ide de sa valeur, qui est considrable,
au point de vue du mti(M' pur. J'ai pris pas mal de notes,
et je crois (pie j'ai sur ce matre, ])eu connu eu sou

(1) Sa polile-fillo.
362 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
entier, et sur ses imitateurs de nos jours, un chapitre
tout prt, intressant.
Et puis j'ai entendu l'orgue. Il est magnifique, tient
toute la hauteur de la vieille glise, jusqu'aux votes.
C'est un monument somptueux, et d'une sonorit en
mme temps que d'une tendue rare.
Mais, devine quel est le premier morceau qui m'a

accueilli, quand je suis entr dans ma stalle et que j'ai


pris place ct d'un vieil Anglais, qui, par parenthse,
m'aurait bien distrait, si je n'avais t trs particu-
lirement attach?
L'andante de la douzime so-
nate de Mozart, ce dont j'ai rafol tu sais, ce que ;

mon cher mignon, mon petit D au id, jouait son vieux


pre un peu maniaque quand il tait dans ses humeurs
noires (1).

Aprs cela, le Doux martyre des Noces. J'tais ravi:


Si j'avais te dire tout ce que j'ai pens, ce serait bien
long, quoique cela n'ait dur que quelques minutes.
J'ai demand quel tait l'excutant qui faisait dire de
si jeunes etdouces choses ce grandiose instrument.
si

On m'a que c'tait un enfant de dix-sept ans qui


dit
venait de succder son pre, mort il y a deux mois,
et qui promet de devenir un grand musicien.
J'ai bien fait d'aller Harlem aujourd'hui, et c'est

un plaisir que je ne donnerais pas pour beaucoup de
florins.

Ce paragraphe est pour Marguerite, car l'andante de


la douzime sonate, c'est maintenant dj sa premire


jeunesse et mon ancien temps (2).

(1) Eugne Fromentin aimait la musique claire et distingue.*


Mozart tait son matre prfr.
(2) Carnet de voyage . L'orgue de Harlem. Andante de la 12 sonate
de Mozart et le Doux Martyre des Noces. Voil donc encore une
langue universelle, avec le battement du flo! sur la grve de Sche-
veningue.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 363

examin ma carte et mon guide


J'ai bien je ne :

laisse derrire moi rien d'indispensable; au point de vue


historique, j'aurais d voir plus, mais ceci ne me regarde
pas.

[Harlem, 20 juillet] (1). C'est Ruysdal qu'on


pense le plus et sans cesse. Les autres sont trop italiens
avec leurs ou d'azur net, et leurs fonds en
ciels orangs,

amphithtre. Le grand naf, le pieux observateur, le


grand portraitiste inspir de la Hollande, c'est Ruys-
dal. Quel dommage qu'il ait t rduit faire faire
ses figures par ses spirituels amis !

Les plus belles tudes de Van de Velde sont spiri-


tuelles plutt qu'ingnues et fortes. Ses
et vraies,
tableaux sont dcidment du Karel et du Berchem.
Karel est peut-tre plus particulier.
a Franz Hals. Manet s'est videmment inspir
de la dernire manire, mais avec un il ii.oins juste,

un sentiment de la nature bien infrieur (ai-je besoin


de le dire?). L'imita-t-il de plus prs? Pourquoi donc
imiter les dfaillances d'un homme de quatre-vingts ans
quand on ne les a pas et faire croire de la snilit
({uand on est jeune (2)?si

Presque tous les dfauts des grands artistes sont le

fait de leur prcipitation, de leur insouciance, de leur


nghgence ou (ruii fau.x systme. Il est clair que ce

(1)Note extraite des Carnets de voyage. Voyez Matres d'autre-


fois, dit., p. 243, sur Ruysdal. et p. 300 sur Franz Hais et
6*^

l'cole de Manet.
(2) Ailleurs, sur une toile de Franz Hais: u Quel coup de brosse !...
Dcidment, trop la mode.
En marp:e du Catalogue du Miisce
d'Amsterdnni Franz Hals. Un Homme joijeux. Quel animal Du
: !

talent, beaucoup. Mais quel farceur !



Du mme : Portrait du peintre
et de sa femme. Joli. Vivant. Trop spirituel. Trop de main. Celui-

ci pourtant un peu plus sape. Et nanmoins papier peint (Manet).


L? voir Harlem et K^ dfinir nettement.
364 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
sont des traits imparfaits, d'accent plus facile saisir ;

aussi est-ce toujours par l qu'on les copie.


On copie la suie chaude de Rembrandt, les abus de
Rubens, ses reflets de pourpre et ses demi-teintes
bleues on exagre encore la rondeur ronflante de ses
;

contours. De Franz Hais, on prend les indications


sommaires, les coups de brosse rapides. Seulement, au
lieu de se tenir juste dans le sentiment du geste, de la
forme et de la couleur, on les donne tort et travers.
Ils ont des yeux et une main qui ne savent ni bien voir

ni bien manier leur outil.


Et, parce que leur palette est plus sommaire et se

rduit deux couleurs, noir et blanc, et quelques


valeurs justes, on crie la nouveaut, et les voil des
homme originaux !

"

{(Mais rien n'est nouveau sous le soleil. Voulez-vous de


l'archaque ?
Allez voir Van Eyck, Memling, Orley, tant
d'autres ! etc..
Et, finalement, voulez-vous voir son origine et dans
sa perfection crasante l'art des no-naturalistes, allez
voir Hais.

A Madame Eugne Fromentin.

(21 juillet) ce mercredi, 5 heures.

Je rentre de ma course aux environs... Je ne suis


pas mcontent de ma promenade... J'avais emmen
avec moi le jeune fils de Flamong, que j'ai retrouv
ce matin au Muse avec son pre. C'est un charmant
grand enfant de dix-neuf ans, dj peintre fort dou,
ayant beaucoup vu, beaucoup lu, et qui va devenir
la rentre un de mes lves certains, et, je crois, bien
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 365

prpars, s'il tient ce que les apparences promettent


Il est toujours en course par ici avec son pre, connat
la Hollande comme Paris, et m'a intress...
La campagne est jolie, ne m'a pas rvl grand
chose de nouveau, mais m'a montr de plus prs et
plus en dtail ce que je connaissais dj...

A Madame Alexandre Billotte (1).

Gand (22 juillet 1875), jeudi soir, 9 h. et demie.

Un seul mot, chre bien-aime fille, car vraiment je


n'en peux plus... C'est un odieux voyage, sans qu'il

y paraisse sur que ce trajet d'Amsterdam


la carte,
Gand dix heures et demie de route... Heureuse-
:

ment que, pour me consoler pendant l'arrt d'Anvers,


j'ai pu me faire conduire la cathdrale, o j'ai revu,

bien vu, et bien fait de revoir les Rubens.


Enfin, six heures et demie passes, j'tais l'htel.

Me voici donc dans cette vieille ville qui a t un

moment le Paris des migrs, et o, tu sais, M. de


Chateaubriand trouva la royaut si ridicule. Ce doit
tre un sjour mortel. Ce n'est plus la Hollande, et ce
n'est qu'un diminutif de Bruxelles dans ses parties
nouvelles. La vie moderne s'est introduite comme elle

a pu dans la ville ancienne et l'a gte sans la trans-


former. Ce qui est d'aujourd'hui est mdiocre ct
de Bruxelles, surtout ct de Haye. Ce qui est la
d'une autre poque y subsiste par fragments intres-
sants, plus nombreux mme que je ne le croyais, mais se
voit mal et me parat mal encadr. Quelques monuments

(1) Fille d'Eugne Fromentin.


366 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
superbes de vtust, de noirceur, infiniment respec-
tables par leur ge et par leur histoire : c'est le vieux
bguinage que j'ai contourn dans la nuit, l'htel de
ville et les glises centrales. C'est pour les glises que
je viens ici, cause de quelques morceaux de pein-
ture uniques. Je recommencerai ds demain matin...
Comment ! j'ai oubli le 20 juillet (1) ! Comment,
moi, ton pre, mon mignon, j'ai oubli de te souhaiter
ta fte et clbrer tes heureux vingt et un ans Et !

cependant, ta mre te le mardi 20,


dira, Harlem,
par un hasard qui, vivement, m'a rappel des souvenirs
trs chers, tout le jour j'ai pens toi plus particuli-
rement qu' aucun autre. Je que dans crois mme
l'glise je n'ai pas t loin de m'attendrir. Et mon
cur, vraiment mu, ne m'a pas dit qu'il y avait, en
effet, de quoi m'mouvoir ce jour-l ! Pardonne-le- '

moi, mon mignon, tu sais que je t'aime bien...

Bruges, 24 juillet (2). Adoration des mages, de


RuBENS. De pure dcadence. Un souvenir de sa cou-
leur, de sa composition, de sa manire, mais si loin-
tain !... C'est fini.

Memling (on Bouts


Cathdrale. Martyre dit ?) (3).

desaint Hippolyte. Superbe. Fond tout en valeur gris,

claireou forte sur fond le gris.

Les Donateurs, volet de gauche peut-tre


plus le

beau. Lui, noir manches violettes. Elle, tout noir


avec large boucle de ceinture d'or.

(1) Anniversaire de la naissance de Mme Billotte.


(2) Note extraite des Carnets de voyage. Voyez les Matres
d'autrefois, notamment p. 417 et suiv. snr Van Eyck et Memling.
(3) Hans Memling (1430-1495), qu'on a appel le Raphal de l'art
flamand, peiernit des portraits et de grandes compositions religieuse.
Thierry Bouts (1410-1475), peintre de figures, vcut surtout
Harlem et Louvain.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 367

Van der Meer. Passion. Plus gothique par le

faire, moins par le mouvement. Les tons nuancs, iriss,

au lieu d'tre pleins ; clairs (rostre, violtre, jauntre)


au lieu d'tre forts.
Trs beau triptyque de Pierre Porbus, de 1559.
Trs italien ; de couleur forte et blonde. Beaux types
du temps. Portraits, certainement. La partie idale est
la plus faible : ainsi le Christ et le saint Jean. Excu-
tion savante.
Sacristie. Vierge, de Jean Van Eyck (1). Bleu
sur fond d'or. Tte extrmement faite. Expression trs
pathtique; petites larmes coulant sur les joues. Trs
au-dessous de Memling.
Savoir la date de V Adoration des mages, de Van
Eyck (Muse de Bruxelles). Il y a l l'origine de Mem-
ling (de mme que le grand triptyque de Gand).
Acadmie. Memling. Saint Christophe. Beau,
mais dur, moins beau de beaucoup que la Sainte
terne,
Catherine de Saint-Jean. Les volets plus beaux que le
panneau central, surtout celui do (h'oite, le donateur
et ses fils. Le donateur en rouge, ses lils noir et rouge.
Saint Guillaume rouge. Belle tte du premier des fils.
Le saint Guillaume casqu en noir.
Jean Van Eyck.
Portrait de sa femme. Ni belle
ni laide, en rouge, borde de fouirure. Coiffe blanche de
toile tuyaute. Visage en valeur sur le blanc. Trait
vigoureux. Trs plein de ton. Doit tre trs ressem-
blante. On dirait un llolbein. Trs intressant.
Rien dans \'an Eyck de l'onction de M(^mling. Pas
plus nature, mais plus rel. L'autri^ est naturel et ])lus
idal, comme qui dirait un Luini di^s Flandres. Il a un
type entrevu, rv, candide et un ptMi long, gi'avt\ ingnu.

(1) Jean Van Eyck (1384-I4'il). poiiihv d' portraits et de sujets


religieux.
368 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Le triptyque de Saint-Jean est, sous tous les rap-
ports, une merveille.

A Madame Eugne Fromentin.

Gand, 25 juillet, dimanche matin.

Je crains d'avoir Bruxelles deux dners, Tun chez


]\I. Gallait, le roi des peintres belges, l'autre, chez un
ami de Portals cela m'ennuie, car j'ai pas mal
;

faire. Et c'est pendant ces derniers jours, avec le secours

du Muse, que j'aurais mettre en ordre beaucoup


de documents ncessaires.
Il y a un tel tohu-bohu dans ma tte, de noms, de

dates, de tableaux et de muses, de couvents, d'glises;


qu'il faudra quelque temps pour que le classement s'opre.
Cependant j'ai fait de mon mieux. Il y a, je crois, un
certain intrt et pas mal d'acquisitions personnelles au
fond de ce dsordre. Quand et comment, sous quelle
forme le rsultat se produira-t-il? nous verrons.
Except mes nuits que je me rserve, car c'est l,
tu le sais, mon plus grand besoin, il me serait difficile

de davantage dans mes journes.


faire tenir
lY attends point mes notes. Mes notes ne sont rien, pas

lisibles, peine dchiffrables ce sont d'abondants


;

mmentos sur des pages d'album, l'quivalent des cro-


quis que je fais d'aprs nature. Et tu sais que ce n'est
pas en face des choses que je brille... Je suis content
de ma journe de Bruges... J'ai pu voir tout bien,
et deux reprises l'hpital Saint-Jean, la chose impor-
tante. J'en rapporte un souvenir exact et qui ne me
quittera plus...
Ce matin, je vais au Muse, je retourne la cath-
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 369

drale. Aprs-midi, j'assiste une grande fte musicale,


donne par la Socit des Churs belge. La fte aura
deux journes bien entendu, je n'assisterai qu' celle-ci.
;

On y joue les Saisons d'Haydn. Je me paie ce plaisir


artistique d'un autre genre ; le roi y sera.

Gand. Cathdrale (1). Van Eyck revu ce matin


lundi. L'ensemble est vraiment superbe, surtout pour
les yeux, de toute richesse. Aspect gnral rouge cra-
moisi et or, avec des accidents de couleurs varies qui
enrichissent l'harmonie. C'est combin comme le plus
beau des tapis persans et", ce qu'il y a de mieux, c'est
que les couleurs ont le mme principe que dans les
tapis et que leur assortiment donne aussi l'impression
d'une harmonie tout entire.
Beaux panneaux du sommet. Le grand rouge au
centre, flanqu de bleus nuancs droite (la Vierge)
et de vert gauche.
Le Pre ternel, roi asiatique, assyrien, avec sa
tiare somptueuse bouts tombants, sa barbe en pointe,
ses yeux carts dans un large visage vineux.
La Vierge est laide. Les anges sont grimaants et

laids, distraits, sans extase, sans inspiration, sans idal.


Ils sont bien habills de damas noir ramage d'or.
Le panneau central clatant, avec sa fourmilire de
petites figures si bien distribues par compartiments
de couleurs. Le groupe des vques, ce point de vue,
est le plus beau.
Le groupe de droite, le phis intressant pour les
types : hommes trapus, barbus, froncs, rechignes ;

bouches pinces sous de lourdes moustaches, lvres


infrieures saillantes, boudeuses, faisant la moue. Heau-

(1) Note extraite des Carnets de voyage, ainsi que collfs qui suivent.
Voyez Matres d'autrefois, p. 422 et suiv.
370 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
coup de poils autour de ces ttes peu avenantes. Les
abbs gras, rass, distraits, pas une tte la Memling.
A Bruxelles, aprs avoir contempl une Vierge
de Jean Van Eyck qu'il a trouve de toute puis-
sance comme ton et de toute richesse dans la force ,
Fromentin s'crie Quand on regarde
: Holbein en
sortant de l, c'est un moderne.

Memling. Le Mariage de sainte Cathe-


(.{Bruges.
rine. Hpital Saint- Jean. Deuxime en sortant visite
de l'Acadmie. Aussi beau, matriellement parlant, que
le Van Eyck de l'Acadmie (la Vierge au donataire) ;

mais tonnant de dtails exacts et de minutieuse


observation d'aprs nature mais une lvation, une
;

candeur d'attitude, de gestes, de physionomies, une


beaut de contours et de traits, une suavit de regard
que l'autre n'a pas.
La sainte Catherine est exquise. La main l'anneau
admirable de dlicatesse fminine et de dessin. Tte
adorable avec son petit diadme d'or et de pierreries, et
son voile comme une eau limpide sur le front. Manches de
velours rouge cramoisi. Robe corsage chancr et col-
lant, termine par une jupe grands ramages noirs et or.
Derrire, saint Jean debout, grave et doux (un homme,
doux et triste), en noir violet. Belle tte dans la demi-
teinte, d'une excution veloute. Nez long, barbe rare
et brune. Si bien derrire sainte Catherine !

Van Eyck, et bleue, moins jolie,


Vierge rouge la
tte un peu en museau, bouche pince, longs cheveux
crpels.
Joli petit ange souriant qui joue du clavecin (noir
et or, manches blanches).
Autre petit ange en bleu trs tendre.
Sainte Barbe. Robe verte, manteau grenat. Livre
la main, avec toffe bleue au dos. Jolie tte droite cou
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 371

droit, nuque haute et fine, petites lvres serres et mys-


tiques, yeux baisss sur son livre. Jolie comme tout une ;

dlicieuse femme, tournant la sainte, quasi un ange.


Derrire, l'abb donateur en rouge tenant un saint-

ciboire, de face ; tte de Christ barbe en pointe.


Tout cela vivant d'une vie profonde, sereine et re-
cueillie ;
pas trace de passion, de sentiment humain. La
vie n'y laisse aucune trace, sinon le souffle pour animer
les ttes, l'me dans les yeux. C'est la pure batitude,
sans extase mystique, sans regards au ciel ; la pense
intrieure, repose, sans trouble. C'est tout fait unique.
Tronc fond ramage d'or avec colonnes noires. Por-
tique colonnes noires ou de marbre rouge. Entre les
colonnes, ciel pur, dgrad du blanc au bleu comme
une aurore froide sans nues, mais pour ainsi dire
sans flammes. Horizon de villes, places perspective
haute, avec pisodes de la vie de saint Jean.
Parquet de marbre gris et rouge. Sous les pieds de
la Vierge, tapis d'Orient un peu trop frais et qu'on
dirait aujourd'hui do fabrique moderne.
Le modle des ttes est exquis sans ombre dans
;

les deux saintes envelopp de demi-teintes et non pas


;

plus pur, mais plus accompagn de clair-obscur, dans le


Donateur et dans saint Jean. Ton fort. Couleur ner-
gique, d'un beau choix. Richesse extrme.
Ces gens n'avaient sous les yeux, croirait -on, que des

toffes prcieuses, fines et du plus beau tissu et ils ;

jugeaient que parmi les tissus qu'ils avaient peindre


il n'y en a pas de plus pur, de plus uni, de plus dense
et de plus que l'piderme lunnain ((uand il couvre
fin

un visage, des paules, un corps de femme.


De l leur peinture lisse, pure et jolie. Il n'y manqui^

qu'une largeur et une souplesse de bord pour tre


parfaite.
372 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Pourquoi donc des ptes paisses et grossires?
La Chsse de sainte Ursule (i). Merveilleuse mi-
niature, mais miniature. Infiniment curieuse. Me touche
moins.
Comment l'un et l'autre (Mariage de sainte Cathe-
rine) sont-ils de 1479, tant il parait y avoir de distance
entre les deux?
Jolie tte du panneau de droite, mais ne vaut pas
la tte et le cou un peu gonfl de la sainte Catherine.
{( Toutes : front trs haut, un peu bomb, presque pas
de sourcils.
Pas une contraction dans ces traits sublimes.
Penser que c'tait un soldat de Charles le Tmraire,
qui avait vu Morat, Granson et Nancy, et qui venait,
un soir d'hiver, dit la lgende ou l'histoire, tout clop,
'

n'ayant plus ni sou ni maille, frapper la porte hospi-


talire de ce couvent.
Belle tte tranquille de Saint Jean Pathmos. Ses
deux mains sur ses genoux, tenant son livre ouvert
et sa plume, il regarde paisiblement devant lui, les

yeux vers un haut horizon, et dans le fond se droulent


les visions de l'Apocalypse.
Mme diffrence entre Van Eyck et lui dans les deux
volets portraits.
Religieuses en noir et blanc, avec sainte Agns et
sainte Claire. Ombres portes des deux saintes sur le
mur ogives du fond, un lger clair-obscur autour de
leur tte et de leurs vtements noirs.
(( L'autre volet : galement figures toutes noires, sauf
saint Jacques le plerin en bleu verdtre clair. Mme
clair-obscur derrire le saint Jacques.
Volet de droite de r Adoration. Deux ttes de

(1) Voyez Matres d'autrefois, p. 417 et suiv., notamment p. 432.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 373

femmes, dont une vieille surprenante de ralit, sans


laideur.

Quelle tait la socit de ce temps-l? Se la repr-


sente-t-on, deux ans aprs la bataille de Nancy? En
Italie, c'est beaucoup plus clair.

Court aperu de l'tat social, artistique, littraire, en


Italie la mme poque. Qui crivait? Qui peignait?
Qui gouvernait Florence, Ferrare, Padoue,
Milan? Qui tait pape? En 1479, date de la Sainte
Ursule et du triptyque.
Mais Bruges, dans le fond de ce couvent?... Quelle
nuit tout autour? On sort du moyen ge historique et
on y est encore par l'tat moral et social. Quelles murs ?
Quelle langue? Y crit-on? Quelle tait la cour d'un
duc de Bourgogne ct de la cour d'un prince italien?
Le savoir, le bien voir et le bien dire en deux pages.

La vie des moines et des couvents de femmes. Les


abbs ; les prieurs. La discipline, les longues prires.
Le rgime de monastique entre ces murs sombres,
la vie
ces murailles closes, derrire ces guichets, dans ce car-
refour troit, tel qu'il est aujourd'hui, l'ombre de la
haute et noire glise de Notre-Dame, ces petites places
dsertes, froides et humides, o l'herbe pousse, o ne
passe plus personne, o passaient qui et quoi, les gens
d'glise, les dvots, les processions, les enterrements,
au bruit des cloches et des carillons.
A l'extrieur, la turbuleuhv violente cit, toujours mi

rvolte, toujours on lutte et en armes. Le Beffroi


deux pas, immense forteresse, crn(>le, arme, dftMuhie,
observatoire de guerre et refuge imprenable.
Les fabriques, les industries, le commerce. Grand
luxe, grande richesse, immense ngoce.
Cour des ducs de Bourgogne^ au commoncenienl du
374 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
quinzime sicle. C'est l le berceau de l'cole flamande,
et c'est l que pousse et fleurit tout coup ce pur et
charmant esprit de Memling.
Pas de scnes tragiques comme on s'est plu en

reprsenter depuis. Pas d'cartlement, pas de poix


bouillante, pas de poignets coups, pas de corps nus
sur des chevalets, dont on enlve la peau pas de bour- ;

reau. Une vieille et touchante lgende : sainte Ursule ;

et l'ternelle histoire du Christ et de sa mre. Ce que


les mes pieuses croyaient et ce qu'elles adoraient ;

ce qu'on lisait dans les missels, ce qu'on racontait


dans les glises, ce qu'on aimait voir reproduire dans
les images.
Pur art chrtien, sans mlange, sans contact avec les
beauts de l'art paen ; et cependant presque sans mys-
ticisme, tant la forme humaine y est observe dans sa
grce et sa beaut vraie !

Ici pas de saint Jean qu'on prendrait pour un Bac-


chus ;
pas de Vierge et pas de sainte Elisabeth avec
le sourire trangement paen d'une Joconde ;
pas de
prophtes ressemblant des dieux et philosophique-
ment rapprochs des Sibylles ;
pas de mythes, pas de
symboles. Il n'est pas besoin d'exgse et de pntra-
tion bien savante pour expliquer cet art sincre, ingnu,
de pure bonne foi, de nave croyance. Il dit ce qu'il veut
dire avec la candeur d'un simple et l'adorable simpli-
cit d'un enfant. Il peint ce que l'on rvre, ce que
l'on croit, comme on y
Jamais art ne fut plus prs
croit.

de sa source, plus absolument intgre en son inspi-


ration.
Il ne regardait donc pas ce qui se passait sous ses
yeux ; il ne se souvenait donc plus des champs de
bataille; oubhait donc tout, violences, brutalits,
il

massacres, reprsailles, bruits du champ de bataille,


CORaESPONDANCI-: ET FRAGMEN'JS INDITS 375

bruit des rues. Les hommes ne sont point arms. Des


moines, des abbs, des plerins, des saints.

A Madame Eugne Fromentin.

Gand, 25-26 juillet 1875, lundi matin.

La fte d'hier a t belle, intressante, mais


longue. Aprs trois heures et demie de musique, je
m'en suis all il tait six heures et demie.
:

Le roi et la reine ont t fort applaudis. Il y a long-

temps que je n'avais entendu crier Vive le roi J'tais : !

bien plac, prs de leur loge, et les voyais merveille.


Je suis encore de ces gens qui il ne dplat pas de
voir une personne royale, quand cette personne est
un galant homme, dvou son pays et aim de son
pays. Cependant il ne faudrait pas croire que la Bel-
gique est dans son ge d'or ; ici, les questions poli-
tiques sont secondaires, mais les passions religieuses
sont extrmement vives. Il y a mme des gens qui
prtendent qu'un jour ou l'autre
mettront le elles

pays en feu. Sommes-nous trs aims dans ce pays


qui nous ressemble comme un frre cadet? Par poli-
tesse on dit que oui. Les Belges sont en eiet de ceux
qui ont pour nous le plus de sympathie, ayant avec
nous le plus de ressemblance, mais ils disent qu'aprs
la dernire guerre, nous nous sommes montrs des
ingrats. Leurs femmes ont t, parat-il, d'un (It'^voue-

ment parfait pour nos pauvres soldats rfugis (M nous


les aurions app(^l(\s dos poseuses (rem pltres. Cv mol
clbre, on me l'a dj rpt bien des fois, vi s'il est
exact, ee n'est pas joli.

Adieu, chre, je vais retourner la calhdrale,


376 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
O je suis vainement all hier quatre fois, pour revoir
le Van Eyck. Tu n'as pas ide des habitudes adoptes
dans ces glises des Flandres et du trafic qu'ils font
avec leurs tableaux voils, comme ils disent. Ma parole
d'honneur, la sacristie est dgotante, on peut bien
penser cela sans manquer de respect l'vangile...
Je suis all la cathdrale : impossible. J'y re-
tourne. C'est crever de rire. Et si tu voyais la tte du
sacristain !...

A la mme.

Bruxelles, 27 juillet 1875, mardi matin.

Avant tout, avant d'crire premier mot de


le

mes notes, si j'en viens l, il faut que je connaisse


peu prs bien mon histoire de ces deux pays. Il est
impossible de parler des hommes et de les bien com-
prendre, de les bien dfinir, eux et leur talent, si l'on
ne voit pas nettement le milieu moral, politique, social,
contemporain. galement indispensable de savoir
Il est
synchroniquement ce qu'on faisait en Italie la mme
poque, en France, et, depuis Phihppe II, en Espagne.
Les artistes flamands et hollandais, sauf Rembrandt

et quelques-uns, ont t de grands promeneurs. La


manie de l'Italie les avait tous plus ou moins saisis.
Ils allaient en Espagne, en Angleterre, et c'est de ces

relations continuelles que sont nes les diffrences et


les qu'on remarque dans leur cole. De
altrations
sorte que pourun mot, une ligne, une demi-page glisse
de temps en temps, il faut que je lise non pas beaucoup,
mais pas mal, et que je sache non pas tout, mais
certaines choses bien.
J'emploierai cela mes soires de vacances.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 377

Ruhens, par Alfred Michiels, un cri-


J'ai lu la Vie de
tique franco-belge qui ne manque pas de crdit (1). Il
est inform, il mais il reste tout dire aprs lui.
sait,

Je vais lire galement les livres de Burger sur la Hol-


lande, le meilleur sans contredit des crivains d'art
contemporains (2). Les extraits que je connais de ses livres
me font penser qu'on peut galement sans crainte dire
son mot aprs le sien.

Si j'acquiers la certitude que la matire, qui parat


puise, demeure encore nouvelle (ce qui a priori est
vrai pour toutes choses), certainement je me risquerai.
Bref, mon voyagge m'aura appris qu'il y a l un sujet

charmant, probablement nouveau, si l'on a l'esprit de


le renouveler, et confirm dans le dsir de tailler ma

plume. Seulement je ne crois plus me sentir ni l'entrain,


ni cette certaine manire imprvue de voir les choses
que je possdais jadis, et j'ai peur non pas de mon
sujet, mais de moi.

Mercredi 8 heures (28 juillet). Jeudi (demain),


deux heures, juste l'heure o je devais partir,
car c'tait fix, le roi vient visiter le Muse, qu'il n'a
pas vu depuis sa rorganisation. Grands branle-bas et
prparatifs. y est reu par le bureau do l'Acadmie
II

et la commission des Beaux-Arts, auxquels s'adjoin-


dront, sur invitation, quelques autres personnages.
Gallait et Portals, tous les deux do l'Institut do

(1) Alfred Michiels, n Rome en 1813 de parents franais,


mort Paris en 1892, critiqne d'art estim, tudia particulirement
les peintres flamands. L'ouvrage cit par Fromentin o est inti-
tul Rubcns et V Ecole d'' Atwers (1854).
(2)Wilhelm Burger (Thophile Thor. 1807-1869), critique d'art,
ami de Pierre Leroux, de George Sand et de Proudhon, avait dj
publi ses Guides en Belgique et en Hollande et son tude sur Rem-
brandt, riionime et l\vui're.
378 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Belgique, avec qui je dnais hier soir, m'ont fait hier
porter sur la liste des invitations et m'ont exprim le
dsir le plus amical et le plus pressant de m'y voir.
Gallait qui, comme directeur annuel de l'Acadmie,
recevra le roi, i^eut me prsenter lui. Aprs beaucoup

de refus de toute nature et non moins d'hsitation, j'ai


cru devoir accepter une offre trs gracieuse et trs
flatteuse... m'a paru que les motifs que j'aurais
Il

pu donner pour m'y soustraire ne pouvaient qu'tre


assez mal compris, et j'ai cd.
J'avais pass hier toute ma journe au Muse, et
fait les deux tiers peu prs de ma besogne. J'y retourne
ce matin, l'instant. A dix heures, je vais la galerie
du duc d'Arenberg o je suis attendu par le conserva-
teur.
Il est impossible d'tre plus parfaitement gracieux
que ne le sont Portals et Gallait. Nous avons dn
hier tous les trois au restaurant, et nous sommes rests
causer les coudes sur la table jusqu' onze heures et
quart. Demain, je crois (j'en suis honteux), Portals
organise chez lui un grand dner galement en mon
honneur.
Je cours au Muse...
Au Muse du Palais d'Arenberg, le conservateur
(M. de Brun), trs expert en fait d'art, surtout en fait
de Rubens, vient de me dclarer que si je n'avais pas
vu (et je n'avais pu le voir) la Pche miraculeuse de
Rubens, j'avais nglig ce que la Belgique possde de
plus parfait de ce grand homme.
Je djeune quatre quatre et je cours Malines

(trente-cinq minutes de chemin de fer par l'express).


Je serai rentr cinq heures et demie.
Je rencontre ici un empressement et des gards
auxqurls je suis trs sensible.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 379

A Monsieur Charles Busson (1).

Bruxelles, ce vendredi 30 juillet (1875),


au matin.
Cher bon ami,

Mon voyage est fini. Je quitte Bruxelles aujourd'hui


deux heures et demie. Ce soir, un peu aprs neuf
heures, je retrouverai mon monde, moment attendu de
part et d'autre avec impatience...
Je ne suis pas fatigu, je vais mme mieux. J'ai
mme, je crois, engraiss, et je suis trs content du
pays, des choses, des muses, et pas trop mcontent
de moi. Je n'ai pas tout vu, tant s'en faut, mais j'ai

vu l'important, et bien vu Bruxelles deux reprises


:

et longuement (le Muse en vaut la peine), Anvers,


la Haye, Amsterdam, Harlem, Gand, Bruges, Malines,

enfin ce que les trangers visitent et ce qu'un peintre


doit tudier de trs prs. J'ai eu des surprises, des
tonnements, des dceptions, et aussi des admirations
trs vives. Rubens grandit chaque pas qu'on fait dans
ce pays, dont il est la plus incontestable gloire et o il

rgne souverainement. Rembrandt ne grandit pas, quoi


qu'on en dise, et, part quelques morceaux admirables
dont on parle moins que des fameux, il tonne, me choque
un peu, m'attache et ne me convainc pas. \'oil les
deux grands noms, en y ajoutant Van Eyck et Meniling,
qui, leur date, et le second surtout, sont deux gnies.
Ruysdal, Cuyp et Paul Potter y sont ce que nous
les savons, les premiers dans leur gom(\ Ruysdal
surtout, par des uvres plus inattendues et de toute
beaut, s'y classe hors ligne, au rang qu'il doil iK'cuptM" :

(l) Publie par M. Louis Gonse, ouvrage cit. p. 176.


380 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
le premier paysagiste du monde, avec, et peut-tre
avant Claude Lorrain. Il n'y a plus ici d'Hobbema qui
tienne. Hais y est indit et tout fait exquis. Quant
la petite, charmante et fourmillante cole hollandaise,
on la juge Paris presque aussi bien que sur place, avec
cette diffrence que, ici, les degrs, les rangs s'ta-
blissent d'une faon plus nette, et que tel homme, par
exemple Van de Velde, que nous serions tents de mettre
au premier, ne vient qu' peine au second, et encore !

J'ai aperu la campagne plutt que je ne l'ai visite,

mais je la connais et je la sais bien. J'ai pass ma vie


dans les glises, les muses et les collections particu-
lires, et je puis dire que j'y ai beaucoup, mais beau-

coup travaill. D'un voyage de repos j'ai fait, je m^en


doutais, un voyage de pur travail mais ce travail, ;

d'un genre tout nouveau, m'a distrait et repos, ce


qui est l'essentiel.
En ferai-je de meilleure peinture? Je ne le crois nul-
lement ; mais j'aurai appris et je connatrai fond cer-
taines parties de notre histoire de l'art, que je me
reprochais d'ignorer.
Bien entendu, je ne rapporte rien, sinon des notes
abondantes. Ferai-je quelque chose avec ces notes et
mes souvenirs? Je le dsire et je le crois. Quand? Com-
ment? Sous quelle forme? Je verrai cela pendant mes va-
cances. Mais certainement, aprs les critiques, aprs les
historiens, mme aprs les historiens locaux dont j'ai lu
quelques-uns, il y a presque tout dire, non pas sur la
vie des hommes, qui est maintenant trs bien et trs fine-
ment tudie, mais sur la nature, la qualit et la porte
de leur talent. y a tant d'erreurs et de prjugs !...
Il

Ici, j'ai trouv un accueil parfait de bonne grce


et d'empressement ol j'y ai nou pour l'avenir, si jamais
j'y reviens, des relations fort agrables.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 381

Bruxelles est charmant. Il n'y a de charmant, comme


sjour, que Bruxelles et la Haye, qui est bien la ville
la plus exquise que je connaisse. Toutes sont curieuses.
Quelques-unes sont mortelles d'ennui, except l'intrt
de leurs glises.
Bref, j'ai bien fait de me dplacer, et bien fait de

venir par ici. Un voyage ailleurs, dans un pays sans


art, ne m'aurait pas distrait de ce qui m'occupe et ne
m'aurait rien appris. Celui-ci m'a distrait, et probable-
ment me donnera l'occasion de dire enfin un mot des
choses que j'aime et que je crois sentir juste...
Adieu. Pardonnez-moi mon long silence. Mes plus
tendres respects votre chre mre. Quant vous,
mes chers amis, laissez-moi vous embrasser tous les trois
aussi tendrement que je vous aime et du fond de mon
cur d'ami.
Eugne.

Voici quelques fragments destins aux Matres d'au-


trefois et qui n'ont pas t mis en uvre. Ils forment le

complment naturel des lettres et des notes de voyage


relatives aux Pays-Bas (1).

(U Ecole hollandaise) (2).

Amsterdam. Il ne faut pas faire le peuple hollan-


dais meilleur qu'il n'tait ; son histoire est assez belle,

(1) Extraits du manuscrit des Matres d'autrefois dpos la


Bibliothque de Versailles par Edmond Schrer qui l'avait donn
Mme Eugne Fromentin. M. le bibliothcaire TafTanel a bien voulu
nous faciliter l'lude do ce manuscrit et Mlle Bonnet a eu l'obli-
geance de copier pour nous les extraits.
(2) Voyez Matres iVautrcfois, 6 dit., notamment p. 163 et suiv.
On lit sur une page des Carnets de t'oyagc . cole hollandaise:
382 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
pour qu'on ne le flatte pas. Il avait en lui des germes
d'art extraordinaires, puisqu'il en est sorti une des
trois grandes coles de peinture que le monde ait vues
natre : non pas la plus grande, ni la plus inventive,
mais certainement la plus originale et la plus habile
en son mtier. On a pens mieux, on a imagin et devin
plus, on a rsolu de bien autres problmes, on n'a
jamais mieux peint qu' Amsterdam pendant cent ans.
Il est croire aussi que ce peuple aimait beaucoup

les arts, du moins celui-ci. Il avait le got des choses


bien faites, et (l'avait-il?) le sens assez exerc des
belles pratiques.
Cependant il parat bien que son got n'a pas tou-
jours t ni tx's sr ni trs juste. Rembrandt en souffrit
la fin de sa vie, Ruysdal pendant toute la sienne,
et Cuyp pareillement. Mais Cuyp tait, en dehors de
son mtier, un homme bien pos, riche, membre de la
haute Cour de justice. Il avait, comme magistrat, des
ddommagements qui consolaient le peintre. D'autre
part, on voit que Berchem, Wouwerman, les Both,
tous (1)..., Paul Potter, n'ont pas d'lves; Ruysdal
non plus sauf Hobbema (2), qui lui ressemble comme
;

un frre cadet, qui prit de lui tous les traits de son


visagCy quelques traits de sa nature morale, pas un
seul trait de son gnie. Rembrandt a form une vaste
cole, et ce n'est pas, vous le savez, ce qu'il a fait de

nationale entre toutes, par le sujet, le costume, le paysage, l'unit.


Y a-t-il une Ecole italienne en ce sens? Il n'y a pas d'Ecole fran-
aise sans Watteau et sa suite, et la moderne dans le paysage.
tudier et dvelopper il y a l un chapitre im[)ortant.
:

(1) Le texte contient ici un blanc.


Jean et Andr Both, le
premier et le plus connu n Utrecht en 1610, mort en 1652, pein-
tres de paysage et d'histoire.
(2) Meyndert Hobbema (1638-1709), n Amsterdam, peintre de
paysage, lve de Ruysdal.
CORRKSPONDANCI^: KT FRAGMENTS INDITS 383

mieux : car tout naturellement ses lves ont adopt


sa manire et laiss de ct son sentiment. Ils ont fait
un systme, une une laide et ennuyeuse recette
routine,
de ce qui, chez le matre, tait un moyen d'expression
inimitable ils ont cru que l'accent personnel de ce
;

puissant esprit pouvait se traduire en mthodes. Et


cette mprise eut les rsultats que nous voyons. Paul
Potter n'avait rien enseigner, je vous l'ai dit ailleurs,
sinon l'art de bien voir. Ruysdal avait dans les plis de
sa pense des secrets qui ne se livrent pas. Quant
Rembrandt, il ne pouvait pas non plus transmettre le
don suprme par o il excellait. Ceux qui, le voyant
oprer, s'imaginaient trouver la pierre philosophale au
fond de ses mystrieuses pratiques, furent bien trompes.
Ils n'y rencontrrent pas mme un beau mtier. Van
Eeckhout, Fictoor, Govert Flinck, Karel Fabritius,
Bol (1) lui-mme en ses moments de dpendance, tous
ceux qui peignirent comme lui, c'est--dire comme il
peignait partir de 1642, peignirent mal.
Cuyp galement n'eut pas de disciples, pas d'cole,
et, je crois bien, pas d'influence.
Des quatre grands peintres qui sont la plus haute

gloire de la Hollande, trois ne furent donc aucunement


suivis. Le quatrime eut pendant vingt ans une vogue
immense, se prodigua, parat-il, (mi fort beaux conseils
thoriques, donna b(>aucoup rflchir aux esprits
solides, drouta les faibles, les merveilla tous, et fina-
lement, malgr l'excellence de ses doclriru^s v[ la gran-
deur de ses uvres, fui un professeur nidio('i't\

(1) Jean Fictoor ou Victoor (1600-1670), pcinfn de sujets


bibliques et de tableaux de genre.
Oovert Flin'k (KU'- 11)60).
peintre d'histoire el de portraits, n (llt^ves. Ferdinand Bol
;\
(IGl l-l()81 ), Pordreeht.
peintre d'histoire et de portraits, nt*
Karcl Fabritius (l()24-lG5'i), peintre de j>ortraits et de j::enre, n
Harlem.
Tous les cinq furent lves de Rembrandt.
384 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Il faut chercher ailleurs la souche des praticiens
habiles. Les petits matres , comme on les appelle,

ceux chez qui la pratique est parfaite, la personnalit


moindre, se formaient autour des hommes secondaires,
qui, peu dous par l'imagination ou par le cur, pos-
sdaient un beau mtier, lucide, mthodique, correct,
d'emploi usuel, et qui en enseignant ce qu'ils savaient,
donnaient peu prs tout ce qu'ils taient.
Franz Hais, un grand praticien s'il en fut, la peinture

incarne, instruisit Ostade et Brouwer. Forma-t-il ga-


lement Terburg? c'est probable. Quelles leons Terburg
aurait-il t prendre Harlem, s'il n'avait pas suivi
celles de Fr. Hais? Metsu fut conseill par Grard Dow,
Mieris aussi. Quant Berchem, Karel-Dujardin, Wou-
werman, Jean Asselyn (1), Adrien Van de Velde, leur
groupe ressemble un peu une cole mutuelle o
vivent certaines traditions, o l'on sent une mthode
commune, un enseignement, o les procds s'em-
pruntent et se perptuent, o les anciens stimulent les
nouveaux, dont le premier instituteur est Wynants (2)
et dont Berchem serait, en termes de pension, quelque
chose comme le moniteur.
(( Ici, du moins, la pense n'embarrasse personne.
L'excution ne se complique d'aucune invention trs
profonde ; il y a une grammaire, une orthographe, des
rgles de construction fixes, tous les lments d'une
langue riche et brillante.
Cette mthode, je ne dis pas mais
la plus belle,
du moins la plus infaillible et la mieux coordonne, et,

(1) Karel Dujardin (1635-1678), peintre depaysage et d'ani-


maux, n Amsterdam, lve de Berchem Paul Potter.
et de
Jean Asselyn (1610-1660), peintre de paysage et de batailles, n
Dieppe (France), lve d'Isae Van de Velde.
(2) Jean Wynants (1610-1680), peintre de paysage, n Harlem.
CORHIiSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 385

semble-t-il, la plus facile suivre de toutes, produisit


plus tard de tristes peintres, pour le moment du moins
n'gara personne. Le jour o Wynants dtermina la
valeur moyenne d'un terrain sur un ciel, en fixa suK
la palette le brun verdtre et le brun
ton local entre le

roux, ne craignit pas d'excuter tout un pays compos


de plans divers avec cette seule couleur peine nuance,
et en fit la base solide, le fond consistant de tous les
accidents de lumire, d'ombres et de couleurs, que les
ncessits du sujet peuvent amener comme une piquante
diversit sur ce champ svre, ce jour-l, Wynants
rendit l'Ecole pittoresque un service considrable.
Il faut tre peintre pour savoir qu'il y a dans un tableau
une clef et un diapason comme en musique. Avanl
d'accorder les couleurs entre elles, il faut d'abord eri

trouver le point de dpart. L'harmonie d'un tablea


peut tre juste et rsonner de bien des manires. Chaque
manire a son effet, son style, sa signification. Le
mme accord peut tre hauss sans y perdre sa justesse.
Mais, de mme qu'en musique, il n'est point indiff-
rent pour le sens de l'ide, pour le caractre de l'uvre;
que l'uvre soit crite plus haut
ou plus bas. Les
peintres me comprendront quand que, de nos je dirai

jours, si pauvrement instruits que nous sommes, on


ttonne longtemps, on hsite, avant de savoir dans
quelle gamme on doit entamer l'excution d'un mor-
ceau de peinture ;
qu'on va souvent cherchant
tous les coins de la palette la valeur initiale, celle qu
doit dterminer toutes les autres, que presque toujours
on se trompe pendant le travail, que presque tou-
jours on constate aprs qu'on s'est tromp, jusqu' la
fin.

Cette misre qui n'a l'air de rien, peindre en trop fort

ou en trop clair, en trop mat ou en trop rolor('\ fait h>


386 CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
supplice de bien des gens ; c'est l l'cueil ; et que de
-bons tableaux y font naufrage, au moment critique
qui suit Un rien peut les perdre, un rien
l'bauche !

|)cut les sauver. Souvent le hasard seul en dcide; et


jugez ce que peut le hasard dans les uvres de la
rflexion !

Le hasard n'entre pour rien dans la mthode savante


et raisonne que Wynants eut l'honneur d'inaugurer.
On le voit la certitude du travail, la limpidit de
la matire, l'entire libert de l'esprit, de l'il et de
la main, l'unique cohsion de tous les lments dont
se compose une excution sre, apprise, exempte d'er-
reurs. On le voit surtout l'unit du principe qui rgit
toutes les uvres, leur exacte ressemblance sur cer-
tains points, et d'abord ce diapason sourd et puissant,
' ce mdium sonore qui est commun toutes. Si vous
mettez en ligne du Van de Velde dans sa manire
forte, du Asselyn, du Berchem, du Karel Dujardin,
vous vous apercevrez, malgr la diffrence des carac-
tres et des physionomies, que toutes ces peintures
ont le mme degr de sonorit, la mme mesure de
force et de clair, une base identique, et qu'elles com-
posent pour l'il le plus harmonieux ensemble qui se
puisse produire avec des organisations si diverses.
La mme palette pourrait servir tous. On y retrouve
non seuh^ment le mme ton gnral en sa force, et
dans son coloris, mais le principe de chaque ton ne
diffre pas sensiblement. Il y en a que Berchem affec-
tionne et qui sont aussi ceux de Wouwerman. Van de
Velde emploie volontiers ceux de Karel Dujardin. Tous
ces tons sont d'une extraordinaire simplicit le nombre ;

surtout en est trs rduit. Seulement la matire en


est nourrie d'lments puissants et riches. Elle est pro-
fonde, elle est paisse.
CORRESPONDANGIi: ET FRAGMENTS INDITS 387

(La nature hollandaise.)

Amsterdam. Une eau-forte Rombrandt, les


de
Trois arbres, par exemple, le Pont de Six, ou la vue
d'Amsterdam un mince horizon de Paul Potter, avec
;

de grands animaux de premier plan pturant ou rvas-


sant droits sur leurs jambes, le cou tendu, les yeux
demi-clos un vaste ciel de Ruysdal, roulant des
;

nues orageuses au-dessus d'une plaine d'un vert


mouill avec des maisons basses, un bouquet d'arbres,
un toit rouge, et des profondeurs vaporeuses : voil
sous quelle forme sommaire, expressive et toujours
vraie, les trois plus grands peintres de la Hollande ont
vu la campagne hollandaise.
Il y a les bois, qui sont la Hollande, les beaux grands
bois des environs de la Haye. On y est perdu dans les

hautes et paisses verdures ; des eaux vertes et sans


mouvement circulent ou dorment sous l'abri des htres.
Une humidit verdtre semble imbiber le tronc des
arbres des brouillards y flottent, le jour il y
; le soir,

rgne une obscurit solennelle et douce on y sent en ;

juilletune odeur de feuilles, d'corces moisies, d'herbes


humectes il y a aussi les dunes sablonneuses dominant
;

des grves tristes, avec une mer houleuse et blanchtre ;

ily a les bateaux sans voiles, les lourds bateaux appuys


bbord et tribord sur de larges palettes en forme
de nageoires.
Tout cela, c'est la Hollande.
ais la Hollande, plate, mouiller, herbeuse, pou plan-
te,grassement fconde, l'imniense plaine do tourbes,
de pturages sals et de boue, conquise sur la mer,
peine dessche et recevant jusqu'au fond de ses prai-
ries le flux et le reflux des mares par les multiples
artres de ses canaux, la Hollande du Zuydcrze, il
388 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
n'est pas besoin de s'garer bien loin pour la peindre.
J'ai refait aujourd'hui une des promenades familires
Paul Potter, Ruysdal et Rembrandt quand ils
s'en allaient, comme on dit aujourd'hui, peindre d'aprs
nature.
Il avait plu, le ciel tait changeant, le vent venait
de la mer, avec de grands souffles et quelque aigreur.
De ples lumires argentaient les nuages des ombres ;

tumultueuses couraient sur les plaines. A chaque bouf-


fe, l'eau des canaux frissonnait, les herbes pliaient et
les petits saules tourments et maigres renversaient
leurs feuillages et devenaient plus blancs. Au bord des
eaux, des fanges molles au del, le vert intense des
;

prairies frapp d'un coup de soleil froid ou plong


dans une ombre livide partout la trace symtrique
;

des canaux, du sillon d'eau grise o l'on voyait des


lueurs briller et puis s'teindre. Au loin, espaces dans
la steppe, de petites fermes dans leur bouquet d'arbres,
rabougries, chagrines, noirtres, avec leur toit de
brique ou d'ardoise indiqu par une seule touche rouge
ou blanche.

(Du ralisme.)

Amsterdam. Juillet.

Simples questions dans son :

livre des Muses de la Hollande, petit manuel de cri-


tique instructif lire, pas toujours bon croire sur
parole, W. Biirger dit propos de Van der Helst et,

en gnral, de la ralit en peinture (1) : Ce qu'on appelle


ainsi dpend de la manire de voir des individus.
Les artistes vraiment dous ont des manires de voir
trs particulires.

Barthlmy Van der Helst, peintre de portraits, n Har-


(1)
em en 1613, mort en 1670. Son fameux Banquet des arquebusiers
a souvent t mis en parallle avec la Ronde de nuit de Rembrandt.
CORRESPOJNDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 389

Qu'est-ce donc que la manire de voir? Qu'est-ce que


la ralit? Y a-t-il une conception du rel qui ne soit
une manire de percevoir le rel propre chacun de
nous, par consquent, aussi relative, aussi diverse que
nous sommes nous-mmes des tres relatifs et des tres
divers? Les choses sont-elles en soi? et comment sont-
elles indpendamment de leurs apparences? Tout n'est-

il que phnomne? dans ce cas, quel est celui de ces

phnomnes qui serait le plus certain, le plus prs du


vrai? Autant d'esprits, autant de sensations, autant
de copistes, autant d'aperus divers, souvent con-
traires? Lequel est le plus vridique? comment s'en-
tendre, savoir et dmontrer celui qui dit faux, celui
qui dit vrai, celui qui de nous voit mal ou voit bien? Je
dis d'une chose qu'elle est belle, mon voisin le dit ga-
lement nous sommes un certain nombre, un grand
;

nombre qui tombons d'accord sur ce point. Qu'est-ce


que cela prouve? D'accord sur la qualit d'un objet,
le sommes-nous sur la nuance, la forme, l'expression

de cette beaut? Si, de la qualification par un mot,


nous passons l'expression par une imago, on s'aper-
cevra, ou que le sentiment que nous avons do la beaut
diffre, ou, dans tous les cas, que nous on donnons une

ide difTrente.
La nature tant la fois ce que chacun sent, conoit,
rve, exprime, et contenant indistinctement tous les
attributs que nous lui voyons, commonl donc osl-olle
en dfinitive? Quel est le plus fidle do ses interprtes,
celui qui voit comme le plus grand nombre, ou celui
qui voit comme le plus petit nombre? Le dcalque
mcanique d'un objet, par oxomph^ la photographie,
nous lixora-t-il mi(MJX sur la ralit do col objet? Quo
nous approndra-t-il sur l'ossonoo mmo du rel? Rion
do plus, puisque, tant l'objet lui-mom\ la dilioult de
390 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
se prononcer sur le caractre absolu des choses se repro-
duit propos de l'image, comme elle existe propos de
l'objet. Il faut toujours en revenir ce point du pro-
blme, ce point difficile : dterminer ce qu'il ya d'arbi-
traire ou d'absolu dans les apparences, savoir ce que
l'homme aperoit d'invariable dans les choses, ce qu'il
constate, ce qu'il imagine, de combien il s'en approche,
de combien il s'en carte, et ce qu'il y a de plus affrmatif
dans donnes que nous avons sur le vrai, ou le tmoi-
les

gnage de tous ou celui de quelques-uns. Qu'est-ce que


voir comme tout le monde? Gomment tout le monde
voit-il? Est-ce avec ngligence, avec distraction? Est-ce
voir faux, n'est-ce voir qu' peu prs? La nature tra-
duite suivant le got de tout le monde, c'est--dire
d'aprs les yeux de tout le monde, n'est plus du tout
ce qu'elle est selon le got de ceux qui se flattent de
la voir mieux. Dans le premier cas, elle est banale, vul-
gaire, platement relle^ dit-on ; et la ressemblance alors
n'en serait pas douteuse. Dans le second cas, elle

est originale, imprvue, de physionomie toute singu-


lire, de ressemblance plus conteste mais plus in-
time et plus profonde. Il y a donc deux ressem-
blances, celle qui frappe les foules, et celle qui seule
satisfait les esprits d'lite, c'est--dire les yeux plus
attentifs, plus pntrants et plus sagaces ; l'une ext-
rieure, l'autre de fond. Ressembler l'extrieur des
choses, c'est s'arrter aux phnomnes les plus ordi-
naires de la vie, et pntrer plus avant, c'est dj d-
passer les apparences et dcouvrir ce qui, comme on
dirait, est invisible.
La nature serait donc la fois telle qu'on la voit
d'ordinaire, telle qu'on l'observe rarement, telle qu'on
ne la dcouvre que quelquefois, et telle aussi proba-
blement qu'on ne l'aperut jamais. En soi, en prin-
CORRKSPONDANCP: et fragments INEDITS 391

cipe, elle serait tout et contiendrait tout : vulgaire


pour le vulgaire, laide pour ceux qui ses beauts
chappent, inpuisable en perfections pour ceux que
la beaut parfaite attire et tourmente, elle serait le

vaste recueil des formes usites, des formes in-


dites ; il dpendrait de nous de les reconnatre ou de les
rvler.
En ce sens, le gnie et la pratique des arts ne serait
pas autre chose qu'un perptuel voyage d'exploration
autour de cet univers toujours ctoy, jamais explor
tout fait, et dont la circonfrence restera toujours
incertaine et le centre toujours inconnu. Les hommes
de gnie, ceux qu'on appelle les crateurs, seraient
des hommes
qui, plus heureux que les autres, l'au-
mieux ou plus loin. Un grand artiste serait
raient visit
un voyageur travers l'inconnu une uvre d'art, ;

une dcouverte. Grer serait dcouvrir et signaler ce


qui mais est ignor.
existe,
QuandVnus de Milo fut faite, un homme de grand
la
savoir, de noble instinct, de vue hardie, attentive et
haute, venait de dcouvrir que la femme est ainsi. Nul
avant lui ne s'en tait dout. Nul depuis n'hsita jamiis
le croire sur parole. Et cependant, chose singulire,
nul depuis, en s'essayant d'aprs les mmes donnes,
n'a tmoign qu'il la voyait de mme, et ce monde qui
l'admire, continue malgr cette incontestable affirma-
tion de voir la femme autrement !

Etrange inconnu que celui de l'idal dans les arts


!

On y fait une dcouverte la dcouverte est acquise :

aussi formellement celui qui l'a faite que l'Amrique


Colomb, cap Horn Magellan de plus, comme
le ;

toutes les dcouveites gographiques, physiques, astro-


nomiques, algbriques, cosmologiquos, elle devient la
proprit du monde ; le domaine des vrits s'en accrot ;
392 correspondance: et fragments indits
le monde entend bien l'utiliser. A quoi donc servirait
d'avoir et fix et gographie, pour ainsi dire, un point
nouveau sur la carte des lois du beau, si le beau n'en
tait mieux nous, plus facile visiter, de chemin
plus direct, d'approches plus promptes et plus sres ?
La dcouverte n'aidera personne, et ce point de l'idal
o quelqu'un par hasard est parvenu, personne aprs
lui n'y retournera...

'. Au retour de son voyage aux Pays-Bas, rapide, mais


rempli d'impressions, d'ides et de travail, Eugne Fro-
mentin se hte d'aller s'enfermer Saint-Maurice pour
y mrir ses Matres d'autre/ois.

A Monsieur Charles Busson.

Saint-Maurice (aot ou septembre 1875), ce mardi.


I

i a ... Je suis content de ce que vous me dites de


ivos dispositions, de vos efforts et des esprances qui
sont au bout. Il en sortira quelque chose de bon,
quoi que ce soit. Ne faites pas trop grand, pas com-
bon?
pliqu, rien qui soit trop difficile; quoi mais
,de l'excellent. Vous devriez bien, je vous donne un
conseil que je me donne moi-mme et que je ne
suis gure, faire ce que vous savez le mieux, dussiez-
ivous vous rpter, mais en dire le dernier mot. Peut-
tre est-ce le secret de la force de bien des gens que
ious admirons et qui jamais nous ne reprochons
leurs redites quand ils arrivent ainsi, toujours par-
tant de la mme ide, la perfection de l'ide pre-
.mire.
Je ne peins pas, j'cris. Je n'ai pas cess un seul jour,
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 393

depuis mon arrive, de tenir cette maudite plume qui


me fait oublier mon pinceau et ne me rapportera proba-
blement pas plus d'honneur que d'argent. Cependant,
j'en aurais grand besoin, de l'argent surtout. J'ai beau-
coup crit, cela menace de devenir un gros volume,
lourd et bien ennuyeux. Quand sera-t-il termin? bien-
tt? dans l'anne? jamais? Je voudrais cependant en
avoir le cur net avant quelques mois. Y aura-t-il des
ides nouvelles? Sera-ce intressant? Ai-je bien vu?
Ne me trompai-je pas? Je vais de l'avant sans exa-
miner les choses de trop prs ; aprs quoi, je vri-
fierai, modifierai, et certainement laguerai consid-
rablement. Je vais, demain, m'interrompre pour faire,

si je le sais encore faire, un ou deux petits tableaux


pour alimenter ma caisse, affreusement vide. Je sa-
crifie malheureusement trop ce projet que je me

suis mis dans la tte de parler peinture il faudrait ;

qu'il russit, sous peine de me ruiner sans aucun


profit...

... Non, cher, je ne me prsenterai pas au fauteuil


de Pils (1), moins qu'il ne me soit fait des offres et
des promesses srieuses, ce qui n'aura pas y a lieu. Il

trop de candidats, vous le devinez, qui ont plus de


chances que moi, sans en excepter Breton, s'il grossit
la liste. Ma femme est de cet avis, c'est le mien depuis

longtemps. Je ne boude ni ne refuse, mais j'e^Uendrai


qu'on me fasse signe et si les amis que j'ai l pensent
;

moi, me dsirent, ils me le diront alors j'examinerai ;

la situation, et je verrai. J'ai trop de titres en gnral,


et en particulier des mrites de peintre trop peu reconnus,
pour que mon nom passe comme celui des autres. Il

faudrait qu'on prt la personne autant que le peintre ;

(1) Le peintre Isidoro-Au^JCustiu Pils, meinbro de l'Instit-ut,


venait de mourir Douarnenoz.
394 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
la personne au peintre, et le peintre tout seul
fait tort
n'est pas assez saillant pour forcer les portes. Donc, je
n'en serai jamais, ou j'en serai en vertu de dispositions
subites de 1 part de l'Acadmie, que je n'aperois pas,
,

et que j'entends bien laisser se produire...

A Armand du MesniL

Saint-Maurice, ce vendredi (septembre? 1875).

Cher ami,

Depuis le jour ou je t'crivais, j'ai travaill et beau-


coup crit. Je ne sais pas trop ce que cela vaut. Il y a des
jours o je suis content, il y en a d'autres, comme
aujourd'hui, o je trouve tout cela bien mdiocre. J'ai-

t, comme tu me conseilllais de le faire, devant moi


et un peu de droite gauche. J'ai environ cent soixante-
quinze ou cent quatre-vingts pages crites. Il faudra
que volume soit trs gros pour que je puisse y tail-
le

ler un volume moyen. Note qu' part Rembrandt


qui est fait (sauf grande rvision), et Rubens, o je
suis, je n'ai pas encore dit un mot des choses que je
sais le mieux, et de celles qui probablement seront
les meilleures parties du livre, si je les russis ; de
sorte que je ne peux prvoir jusqu'o tout cela va m'en-
traner.
A
ne considrer ce premier jet que comme une
bauche, il y aura du moins dans cette bauche des
parties trs avances. Si tu tais l, en une demi-heure
de lecture je saurais quoi m'en tenir sur la qualit
du ton, sur la manire de dire les choses, et sur la valeur
des ides principales. Jusqu' ce que tu y aies mis le

nez, je travaillerai un peu en aveugle.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 395

Je me suis interrompu k semaine dernire et


je viens de consacrer ces huit jours la peinture.
Demain je vais reprendre la plume, mais le fil est
rompu, et je sens que j'aurai encore de la peine m'y
remettre (1).

Parmi les amis de jeunesse d'Eugne Fromentin, il


en est un qu'il avait perdu de vue ds avant sa maturit,
Lon Mouliade. On sait que ce jeune Venden, l'Olivier
d'Orsel de Dominique, avait exerc une influence passa-
gre, mais apprciable, sur la formation de Fromentin
dans les dernires annes de collge et un peu aprs. Il
avait, depuis cette poque, tent de faire sa carrire
dans une grande administration, et Fromentin l'avait
perdu de vue (2).
Or le hasard remet un jour en prsence ces deux
vieux camarades.

(1) Du Mesnil rc^pond Il me plat beaucoup que tu aies pouss,


:

comme du dis, devant toi. Tu pocheras dans cette abondance. S'il


y a des superduits, tu les abattras d'un trait de plume, ce qui est
une besogne de loisir. Ce quoi je tiens, c'est que tu prennes tes
impressions de critique d'art et de voyat^eur sur le vif c'est que tes
;

jugements personnels ne reoivent du temps et de tes lectures


aucune attnuation. Je vois tes visites dans les collections prc-
des ou suivies de quelques-unes de ces notes comme on en ren-
contre dans Dominique. Ce sera l'encadrement vivant de toutes ces
peintures d'autrefois, et, en maint endroit, le tableau sortira du
cadre pour se juxtaposer la vision de mon ami.
(2) Eugc^ne Fromentin, qui le connaissait, au?:urait dj mal
de son avenir Ce pauvre Lon, crivait-il k Mme Fromentin
:

mre, le 6 mars 1845, aspire au moment de (]uilter Paris. Ce nouveau


voyage, entrepris dans le but unique de s'amusor, l'a tristement
averti du vide et de l'insufTisance des distractions du Paris ext-
rieur. Las de promenades, las de spectacles, las de concerts, et repu
de son inaction, il retourne Saint-Andr (en Vende), plus ennuy
et plus indilTrent h tout qu'il n'en tait parti. Maladie incurable,
je le crains, qui disparatra bientt sans se gurir dans la mollesse
et la sensualit des habitudes de province, et qui le condamne pour
le reste de sa vie la triste condition d'homme riche.
396 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS

A Monsieur XXX (1).

(Saint-Maurice), octobre 1875.

... Imaginez-vous qu'hier j'ai revu ici, chez moi,


entrant comme un revenant, mon vieil ami de jeunesse,
rOHvier de Dominique. Il y avait vingt-sept ans
que nous ne nous tions vus. Nous ne nous sommes
reconnus ni l'un ni l'autre, bien qu'il me chercht et
qu'il se nommt. J'ai t heureux, lui aussi, et trs mus
tous les deux. Il a quitt la Vende, vendu toutes ses
terres, et s'est retir pour mourir en paix, m'a-t-il dit,
au fond de la Bretagne, en Finistre, en pleine fort,
dans un chteau qu'il a reconstruit, mais auquel il
laisse son nom celtique et son titre de manoir.
Il n'y est pas tout fait seul.
Il n'a jamais t tout

fait seul, mon Olivier. Toujours le mm^ mais c'est la ;

mme solitude morale. Au fond, lemme ennui, la mme


douceur lgante et dsabuse, finalement la mme ide
fausse de la vie. Il est devenu gourmet, il a la goutte, ne
monte plus gure cheval, et tire des bcasses dans son
parc, une bquille d'une main, un fusil de l'autre. Il m'a
racont bien des drames rcents, et parat, selon son habi-
tude de grande rserve, avoir oubli nos drames anciens...))

A Monsieur Charles Busson.

Saint-Maurice, ce 5 novembre (1875).


Cher ami,

Ici, rien de bien brillant. Nous partons dans huit ou


dix jours, et c'est dj bien tard. Deux mois sur trois,

(1) Lettre communique par un ami d'Eugne Fromentin.


CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 397

j'ai crit ; j'ai un gros cahier, dont je n'apprcie pas trs


nettement ni la nouveaut, ni la valeur, ni le vrai
mrite : j'ai peur que ce soit bien mdiocre. J'attends,
pour me fixer, mon arrive Paris et des yeux frais. Dans
tous les cas, il y a certainement le rudiment d'un livre,

si le livre n'y est pas ; et cela se retouche, se reprend


et se rature avec moins d'inconvnients qu'un tableau.
Je ne me suis gure distrait, j'espre cependant n'tre
pas trop fatigu...
Je vais rentrer Paris, comme on sort d'un puits
de mine, ayant pendant trois mois oubli les bruits de
la vie et perdu l'habitude de mes semblables. Si j'tais
plus content de moi, je sortirais de mon trou avec un
que de mais dsolants dans notre
vrai plaisir, mais...
malheureuse carrire de travail et d'efforts !...
Est-il vrai, comme l'a dit un journal, un seul, il

y a une qu^ Lehmann soit nomm aux


quinzaine,
Beaux-Arts en remplacement de Pils? Comme choix,
il vaut bien les autres candidats (Baudry except).
Gomme signification, c'est, je pense, une fire revanche
du vieil Institut ; et la revanche ne s'arrtera pas l,
n'est-ce pas?

A Armand du Mesnil.

Saint-Maurice, ce mardi 16 novembre (1875).

Enfin ! Nous serons Paris domain soir mercredi,


moins d'incident, par l'arrive de dix heures moins un
quart. Je laisse ma chre mre bien navre, et c'est le

seul chagrin (|ui gte mon dpart.


Je suis loin d'tre content de moi, mais j'ai fait ce
que j'ai pu.
398 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Quant au livre, il n'a pas avanc d'une ligne depuis
vingt-cinq jours ;
j'ai donn ces trois dernires semaines
la peinture, il le fallait. On me dit que tu es impatient.
Je ne le suis pas moins. Tu me fixeras sur bien des
points qui me tourmentent : il y a du pas mal, mais
c'est faible d'ides ; le livre est tout composer et bien
des morceaux sont refaire, notamment Rembrandt,
De plus, que d'erreurs et combien d'inexactitudes cor-
riger ! Enfin, il est loin d'tre complet, bien entendu.
Non il y manque des parties de fond, comme
seulement,
la suite des Flamands et les Primitifs, mais la plupart
des ides un peu neuves qu'il faut y introduire, les
leons qu'il convient d'en tirer, les applications au
prsent, rien de tout cela n'y est. Et c'est l l'indispen-
sable moralit sans laquelle mon travail n'aura ni
valeur, ni -propos, ni nouveaut. Enfin tu verras.'
Celame donne envie de poursuivre, et ce serait mon
avis dommage de ne pas tenter davantage. Voil, je crois,
l'opinion que tu en auras galement, d'aprs certains
morceaux, qui, sans tre tout fait venus, promettent.
(( Il me tarde donc autant et plus qu' toi, cher, que
nous soyons tous les deux dans le huis clos, appliqus
cet examen, que je redoute et que j'attends.
Aprs trois mois et plus d'loignement, je te dis
((

maintenant tout l'heure.


:

a A toi, cher vieux frre.

A Monsieur Charles Busson.

Paris, ce mercredi (dcembre 1875).

a Si je ne vous ai pas crit depuis notre retour,


quoique j'en aie eu le dsir souvent, c'est que j'ai vrai-
COKRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 399

ment employ, mes jours, minute par minute. De pein-


ture point. Sauf trois petits tableaux livrs sur six,
les autres sont tels que je les avais rapports de Saint-
Maurice. J'avais hte d'en finir avec mon
Dieu livre, et

merci le voil termin. Il commencera paratre dans


!

la Revue des Deux Mondes le 1^^ janvier prochain vous ;

voyez que je n'ai pas perdu de temps.


Malheureusement, vu la grosseur du travail, cela va

durer de numro en numro jusqu'en mars, ce qui est


bien long.
Je suis content, autant qu'on peut l'tre, d'un livre
qui manque d'ordre et n'est point complet. Le titre
que j'ai choisi : les Matres d'autrefois, et le plan de
l'ouvrage, se prteraient beaucoup d'extension et ;

ce sera peut-tre le cadre de travaux futurs, si Dieu me

prte vie, courage, loisirs et esprit. Je crois qu'il y aura


des gens ennuys, et c'est ma seule ambition. Je ne suis
ni rancunier, ni mchant, mais si je pouvais inspirer
quelques-uns des doutes sur eux-mmes, convaincre
d'autres qu'ils sont des imbciles, et enfin faire entre-
voir qu'un homme du mtier n'est pas de trop pour
parler de certaines choses, je serais pay de ma peine.
J'attends ce soir mme les premires preuves ;c'est

vous dire que le gros travail de composition est fini,


mais que le fastidieux travail des corrections ne le
sera pas de longtemps...
Gomme renseignement gnral, les affaires sont
nulles; je crois, jo sais, que dans les ateliers on en souffre.
Si je n'avais pas eu des proccupations pres(jue exclu-
m'en serais peut-tre aussi inquit un peu pour
sives, je
moi-mme. Est-ce la politique? Est-ce autre chose? Les
acheteurs attendent, les amateurs se mfient, les mar-
chands sont punis par o ils ont pch, et les peintres, fort
innocents de tous les tripotages, en ptiront d'abord.
400 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Le travail que cota Eugne Fromentin son volume
de critique d'art, crit en quatre mois, le rle de conseil
et d'ami sr que du Mesnil, son habitude, joua auprs
de l'crivain, on les devine par les lettres qui prcdent
et par les que Fromentin crivait en
bouts de billets
mettant la dernire main son livre (1).
Les Matres d'autrefois, enfin mis au point, paraissent
dans Revue des Deux Mondes du l''^ janvier au
la
15 mars 1876, en volume au mois de mai (2).
L'ouvrage est trs lu, trs comment dans la presse,
dans les salons et surtout dans les ateliers (3). Il obtient

(1) A Armand du Mesnil.

(Dcembre 1875. Janvier 1876).

Cher ami, j'aurais bien besoin que nous causions. J'ai travaill,
refait, ajout, fondu, corrig tout mon commencement. Il y aurait
lieu d'en arrter ensemble le net et de le donner vite la copie...
Quand peux-tu? quand me veux-tu?

Cher, je te manque de parole. Ce matin, j'expdie au
(( copiste le
sixime numro. Aprs quoi je continue de travailler la Ronde de
nuit que je veux absolument tirer des embrouillaminis. Veux-tu
que jeudi matin je te porte tout le paquet, comme je l'entends?
Aprs tes corrections et ton visa, j'irai directement le porter la
Revue.
Que fais-tu ce soir? es-tu libre? et si, au lieu de me donner une

journe de dimanche..., nous faisions ce soir cette ennuyeuse


besogne des preuves? Au point de vue de la typographie, il n'y a
presque rien corriger. Il ne resterait qu' nettoyer encore et
laguer, si tu le jugeais ncessaire...
a Je suis dans le profond marasme. II me faut lundi dans trois

jours, livrer ma troisime partie. La premire moiti me dgote,


et la seconde, qui me reviendra dimanche de la copie, ne me pro-
duira pas, j'en ai peur, un meilleur effet. Jp suis incapable de faire
une correction de deux lignes qui ait le sens commun. Mes jours de
lucidit sont passs. Comment faire? Pourrais-tu me venir un peu
dimanche? J'ai honte de t'ennuyer de la sorte, et, d'autre part, j'ai
si grand besoin de ton assistance Si tu ne viens pas mon secours
!

je suis perdu pour cette fois.


(2) Ce livre a atteint en 1910 sa 21*' dition en France, non com-
pris les tirages de lux*^.
(3) M. Louis Gonse, ouvrage cit, p. 175.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 401

un vif succs. Aussi l'auteur caresse-t-il de nouveau


ce moment l'ide qui lui tait chre d'tudier la plumie
la main les matres du Louvre. Il s'agirait de raconter
une promenade autour du grand Salon carr. Fromentin
s'en ouvre quelques amis.
Les fidles de l'crivain et du peintre accueillent aveo
enthouisasme les Matres d'autrefois. Quelques-uns I
flicitent, l'encouragent sans mme attendre l'entire
publication dans la Recrue (1).

(1) Edouard Pailleron (17 janvier 187fi) Bravo!... c'est :

extrmement bien, vous savez. Et, comme il faut toujours qu'il y


ait un mieux, dans le bien, Rubens est, jusqu' prsent, le vritable
capo di latte. Encore Encore ! !
M. Hbert admire aussi l'tude
sur Rubens C'est excellent, et nous fait aimer notre art en le mon-
:

trant ce qu'il est: tissu d'me.


Arsne H ussaye dclare qu'i)
faut dcidment, quand on crit sur l'art, ne prendre la plume que si
on s'est rvl peintre ou sculpteur.
Le critique Charles Timbal;
Nous sommes chaque page du mme sentiment, et, pour cel^

mme, j'ai envie de vous chercher querelle, prudent, qui tes trop
fort pour vous servir de cette mdiocre vertu Le peintre B u- !
langer crit Le portrait de Rubens est un chef-d'uvre de grce
:

et de dlicatesse. Il semble que vous ayez trouv dans ce grand


homme toutes les qualits qui vous sont propres. Toutes ses sensi-
bilits, vousles avez, et si elles sont exprimes sur une plus petite
chelle, elles n'en existent pas moins... Le rapide croquis de Van
Dyck est adorable. Il est impossible de dire avec plus de grce et
d'esprit
Bida voit dans les Matres un livre d'esthtique dii
plus haut enseignement que tous les peintres devraient mditer
et que Fromentin seul pouvait crire. Le graveur Flameng admire
le talent de l'auteur en regrettant qu'il brche quelques-uncS

de ses croyances et donne de bonnes taloches un de ses dieui


(Rembrandt).
Pour Robert-Floury, un grand artiste seul pouvait
crire un tel livre. Les portraits de Rubens, de Van Dyck, de Rem-
brandt sont admirables Vous ne pouvez en rester l, il nous faut
:

l'cole italienne. Dites-nous ce que votre il de matre y saura voir,


et, tout en admirant, nous nous rendrons vos judicieuses rflexions. %
C'est aussi le souhait que forme Baiidry avec ses plus chaude
flicitations. Vous tes un ('(-rivain adiuirablo, crit ^. mil
Bergerat, il y a longtemps que nous le savons tous et dimanchd
dernier les oreilles ont d vous tinter. J'avais h djeuner Edmond
de Concourt et Alphonse Daudet, il n'a t question que de vous...
D'Edmond de Goncourt Cher ami, votre livre est un matre
:
:402 GOHRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
En revanche, des rserves et des protestations se pro-
duisent contre certains jugements qui rompent en visire
avec les apprciations gnralement admises. Il est des cri-

iivre et qui embte bien des gens, bien des critiques du reportage.
C'est bon qu'un peintre ait pris la parole l-dessus aprs tant de
professeurs d'art. Vous avez trouv la formule crite et en belle
et bonne criture
de beaucoup de choses, de beaucoup de sensa-
tions, de beaucoup de perceptions restes informules dans le vague
de ma cervelle. Quelle intelligente pntration du gnie de Rubens,
et les grandes et dlicates pages crites sa gloire Si vous diminuez !

un peu mon matre Rembrandt, je vous le pardonne, parce qu'au


Cond vous en parlez bien amoureusement, vous en parlez la manire
d'un amant qui bat son adore.
Edmond Sch er, qui, depuis
Dominique, demeurait fidlement attach Fromentin, avoue :

J'ai prouv une vritable jouissance tenir runis entre mes

lains ces articles que j'ai tant gots, que j'ai lus avec une sorte
d'excitation crbrale si particulire et si agrable. Savez-vous ce
que j'aimerais? J'aimerais avoir quinze jours devant moi pour
vous relire et pour dcrire, dans un article, les procds de style au
moyen desquels vous avez transform la critique de la peinture.'
I.a premire fois que je vous ai lu, je me disais chaque page Oh : !

le beau travail qu'il y aurait faire sur cette manire d'crire !

Gustave Flaubert Eugne Fromentin.

(6 juillet 1876).
Mon cher ami,
Vous avez bien do m'envoyer votre livre, car je l'ai lu avec
fait
un vous pouviez voir mon exemplaire, les nom-
plaisir infini. Si
breux coups de crayon mis sur les marges vous prouveraient qu'il
est pour m.oi une uvre srieuse. Comme c'est intressant et que !

cela est rare un critique parlant de ce qu'il sait Je n'ai pas l'outrecui-
!

dance d'apprcier vos ides en fait de peinture, ni les discuter, bien


entendu, parce que 1 je ne suis pas du btiment, et que 2" je n'ai
:

f as vu les tableaux dont vous parlez. Je me borne donc ce qui est


de ma comptence le ct littraire, lequel me parat consid-
:

rable. Je ne vous reproche qu'une chose, un peu de longueur, peut-


tre. Votre livre et gagn en intensit si vous eussiez enlev
quelques rptitions, la littrature tant l'art des sacrifices. Deux
figures dominent l'ensemble celle de Rubens et celle de Rem-
:

brandt. Vous faites chrir la premire, et devant la seconde on reste


rveur. Voici la premire fois que je rencontre des phrases telles
que celle-ci (a) : Dans le grand blanc, le cadavre du Christ est
(a) La Descente de Croix de Rubens, p. 83 de la 6** dition des Mattres
d'autrefois.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 403

tiques d'art, comme Charles Blanc, qui ne voient pas sans


hostilit ce peintre chasser en matre sur leurs terres (1).

L'Exposition de 1876, dernier Salon d'Eugne Fro-


mentin, permit d'admirer deux tableaux d'Egypte : le

Nil et le Soutenir d'Esneh. Ils furent jugs, dit M. Louis


Gonse, d'une excution un peu triste (2) .

dessin par un linament mince et souple, et model par ses propres


reliefs, sans nul effort de nuances, grce des carts de valeurs
imperceptibles. Une merveille de prcision et de profondeur Le !

passage (pages 189-191) mriterait d'tre inscrit sur les murs pour
l'dification de tous ceux qui se sentent artistes. Il faut tre d'une
certaine force pour comprendre ce que vous dites sur l'insieni-
fiance du sujet (p. 201 et suiv.). Rien n'est plus juste mais c'est !

une vrit qui aura bien du mal s'tablir dans les caboches
picires et utilitaires de nos contemporains. Quel esthticien vous
faites Page 225 On se convaincrait... et qu'il y a de trs grandes
! :

lois dans un petit objet, etc. . Et page 235 : L'individualisme des


mthodes n'est, vrai dire, que l'effort de chacun pour imaginer
ce qu'il n'a point appris. La soi-disant originalit des procds
modernes cache au fond d'incurables malaises. Sentences clas-
siques Un peintre doubl d'un crivain pouvait sol crire la
!

page 351 sur le clair-obscur C'est la forme mystrieuse par excel-


:

lence, etc.. Quant vos descriptions de tableaux, on les voit/


Enfin, mon cher ami. vous avez fait un livre qui m'a charm, et,
comme j'ai la prtention de m'y connatre, je suis sr qu'il est bon.
Merci du cadeau. Je vous serre les mains fortement. Tout vous.

Gustave Flaubert.

Croisiot, pr^ ll)ue i, 19 juillet {1S7(3,^

Peu aprs la mort de Fromentin, le 5 septembre 1876, dans


(1)
le Moniteur universel, et les 5 et 11 octobre suivants, dans le Temps
Charles Bine publiait une lettre ;\ Paul de Sa'r.t-Victo.- et deux
lettres de Hollande visiblement crites, surtout au sujet de Rem-
brandt, pour redresser les prtendues erreurs commises dans les
Matres d'autrefois.
(2) Ouvrage cit, p. 97.
M. O. Lafe irstrc constate, propos de
cette exposition, que Fromentin se garde do peindre l'Orient, comme
l'ont fait tant d'autres. par des papillotagos aveuglants et des
exactitudes criardes . Il sait que tout tableau qui n'est pas une
harmonie et d'oi"i ne se dgage pas, pour les yeux d'abord, jiour
l'esprit ensuite, une sensation bien nette, n'est pas un bon tableau.
Ses femmes au bord du Nil. continue le critique, malgr leurs atti-
404 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
On y sentait la fatigue. Ils manquaient d'clat, de
verve, et, pour tout dire, de jeunesse. En revanche, on
en louait gnralement la vigueur et le charme.

Non, dcidment, la pense de Fromentin n'est plus


l ;elle s'oriente, pour le moment, vers la critique d'art.

Encombr d'ides, il ne rsiste pas au besoin de les


produire au dehors. En attendant les nouvelles tudes
qu'il projette sur les coles italienne et franaise, le

voici qui, dans son atelier, improvise, en causant avec


un ami, une brillante et rapide revue du Salon de 1876.
Tantt prenant des notes la vole, tantt crivant
sous la dicte mme du matre, l'ami recueille ces juge-
ments autoriss. Rentr chez lui, il rdige un compte
rendu qu'une revue publie peu aprs sans signature (1).
L'ami vient remettre aussitt Fromentin sa fidle
rdaction. Il trouve porte close, et il crit le soir mme :

... Je me suis permis de vous apporter mon article


sur le Salon... parce que cet article vous appartient..
Je crains mme, si mes lecteurs ont un peu le sens litt-
raire, qu'en certains endroits ils ne reconnaissent votre
style, qui brille trop ct du mien.

La lecture de cet article explique une fois de plus


pourquoi Fromentin ne s'est jamais dcid parler
de la production artistique de son temps. S'il avait
os, vingt-cinq ans, timidement apprcier dans un
priodique de province, le Salon de 1845, son Pro-
gramme de critique de 1864 s'arrtait net aux premiers
noms propres. Les jugements de 1876, il n'en signera

tudes de statues, sont merveilleusement vivantes. Tout s'enveloppe


dans une lumire harmonieuse, d'une sensation profonde. Le Nil
surtout est simple, grand, d'un pinceau ferme, large et sr.
(1) La Bibliothque universelle, publie Lausanne, numro de
juin 1876.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 405

pas l'expos. Il a trop d'indpendance pour dguiser


sa pense, il craint, en l'exprimant telle quelle, de blesser
ceux qu'il tudie et de leur nuire. Dans une tude ano-
nyme, il a, du moins, son franc-parler. Nulle contrainte,
nul mnagement, ni de camaraderie, ni d'intrt. Il
annonce d'abord au lecteur qu'il va tout dire, le mal
comme le bien, le mal plus que le bien, car c'est le mal
surtout que l'on cache et qui pourtant a besoin d'tre
dit. Il porte donc le fer dans la blessure. Et c'est vif,
incisif, parfois cinglant, toujours vu du haut d'une
large et noble esthtique autant que savante.
Avant tout, l'auteur constate l'influence dplorable
exerce par les expositions. L'encombrement des Salons
dveloppe chez les peintres les tendances tapageuses :

il faut tirer l'il, pour tre aperu. Les vices des peintres
s'entendent l avec les vices du public. En 1876, il
y
a du talent, certes, mais, comme il est de rgle aux
poques de dcadence, l'imitation des procds des
matres supple souvent l'inspiration.
Passant en revue les uvres exposes, le critique
blme tel peintre de faire de la photographie colorie
plutt que de l'art : c'est une faute de prtendre lutter
avec la prcision automatique d'un instrument. Dtaille
conte avec esprit et finesse une anecdote militaire, mais
il la voitsimplement comme tout le monde, et c'est ce
qui fait son succs, tandis que l'artiste a pour mission de
montrer au public ce que sont les choses vues d'une
faon rare. Les portraits de Mlle Sarah Bernhardt par
Cl\ih n et de la marquise Anforti par Garolus Duuan
sont indiscrets, violemment enlumins, ils visent trop
l'effet. Ailleurs, Garolus Duran n'a pas su donner Emile

de Girardin la pliysionomie caractristique du modle.


M. BoNNAT, dans le Combat de Jacob avec /'yl/ige, ne
montre pas ces qualits de peintre de morceaux qui lui
406 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
avaient valu ses premiers succs. Il a grossi son mtier,
durci sa matire, paissi ses ptes, nglig sa forme.
Sa vigueur ne serait-elle qu'apparente ? la lumire dont
il claire ses tableaux est-elle bien tudie? N'admire-
t-on pns un peu trop ses rugosits comme on fait fi de la

peinture lisse et propre de Bouguereau, par un entra-


nement de la mode plutt que par vritable conviction ? La
Mosque de Grome, ses Femmes turques au bain n'ajou-
teront, n'teront rien sa rputation. Cabanel a du got
et du mais son imagination le trompe quelque-
savoir,
fois. Il observe juste cependant et les tendances un peu

bourgeoises de son esprit sont rachetes par une qualit


des plus prcieuses : il a une faon de faire honntes
les gens honntes qui n'appartient pas tout le monde.
Henner expose son Christ mort pleur par les saint s

femmes. Henner est un peintre de morceaux, on dirait


volontiers un peintre de nature morte. Il a appliqu
la personne humaine la manire de voir et la manire
de peindre qui, d'habitude, s'appliquent aux choses
inanimes. Il montre dans un cadre un objet trs simple,
vu au plus prs, sans atmosphre et sans recul, vu pour
lui-mme, sur un fond nul. Il peint avec deux ou trois
valeurs. Il y a toujours chez lui un grand cart entre
la partie lumineuse et la partie sombre, c'est--dire
entre les visages et les vtements. La couleur de chair
mme, d'un blanc olive, et la force est
est toujours la
extrmement forte. De cette simplicit dans les lments
de couleur et de cet cart extrme entre les valeurs, il

tire une unit d'esprit et un relief qui sont le caractre


saillant de sa peinture. Du reste, nulle imagination,

aucune fantaisie ; il supprime les trois quarts et demi


des difiicults de l'art de peindre et il s'en fait un sys-
tme. Il a invent un model que tous les peintres con-
naissent, que quelques-uns imitent, simple, estomp,
CORRESPONDANCE KT FRAGMENTS INEDITS 407

fondu, trs ferme par le bord, qui devient un procd, i^

Paul Dubois prouve, par son exemple, que l'art de


bien peindre est celui de bien dessiner. Le portrait de-
Mme D... de Paul Baudry est fait de chic: plus de vir-'

tuosit que de vritable science. Et c'est pourtant, par


son charme, une des meilleures choses de l'exposition.:
VoLLON est un des rares bons peintres du temps : Il

existe de lui trois ou quatre morceaux qui ont leur place-


marque d'avance dans les meilleurs muses de l'Europe.
Cependant sa Pcheuse est une tentative malheureuse-
pour passer d'un genre infrieur un art plus lev.
La Locuste de Sylvestre fait grand honneur l'cole
contemporaine. Bon dessin, atmosphre et colorations
dramatiques. Tonalit sourde et profonde, en harmonie
avec le sujet. L'excution est d'un matre. Avec le-
systme de peinture claire et mince, fleur de toile, qui
est aujourd'hui en honneur, dit le critique, on ne saurait
trop louer une peinture aussi profonde, aussi sincre,
plonge dans une atmosphre aussi imagine, aussi
dramatique. Ce tableau a aussi le mrite d'appartenir
la tradition purement franaise (Sigalon, Gricaull,
Delacroix). Mais Sylvestre a-t-il la puissance cratrice
et ledon de l'invention?
Dans V Autopsie V Htel-Dieu de M. Gervkx, la
lumire est bien distribue, la forme humaine traite
avec srieux et probit. La Bethsabe de M. Fkrihkr
est sduisante d'aspect, mais peu originale. Son David
a provoqu l'admiration du jury pour la faon dont
est dessin un de ses pieds? Ulxionda Dei.ainvy esi
d'un mouvement superbe. M. VVauters a expos un
portrait d'enfant avec un chien, une dc^s m^ lUniros
choses qu'il y ait au Salon. uvre simple et dlicate,
conue la faon des anciens Hollandais.
Il y a de bons paysages l'exposition ; m;iis on y
408 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
chercherait en vain un accent nouveau et original.

E)aubigny, excellent peintre, ne se renouvelle gure.


5on Verger normand est encore de ce mme vert pro-
fond, vrai, et cependant potique, qui se retrouve dans
tous ses tableaux. Remarquables divers titres, les

paysages de MM. Busson, Pelouse, Guillemet, Japy,


Harpignies, Herpin. Tout le mondepour est d'accord
louer le tableau de M. J.-P. Laurens, Franois Borgia
devant le cercueil d^ Isabelle de Portugal, et je suis, crit
Ir^auteur de l'article, d'accord avec tout le monde. C'est
de la peinture imitative ingnieusement conue et
savamment excute. L'auteur est un excellent pra-
ticien, ayant le sens des exposs dramatiques.

De Fromentin, que nous analysons critique


l'article

seulement l'inspiration. Pourquoi un peintre qui se


propose un but plus lev que de provoquer l'tonne-
ient ou l'intrt se confine-t-il dans l'orientalisme, au
lieu de prendre ses sujets autour de lui? Dans son Nil
il a su prcisment subordonner la vrit locale et par-

ticulire la vrit gnrale.


Puvis DE Chavannes cxpose uu grand cartop. dcstiu

la dcoration de l'glise Sainte-Genevive. Il y a


dans cette belle composition des qualits de premier
ordre. M. Puvis de Chavannes est un crateur et un
inventeur. Il a invent pour la forme humaine un dessin
trs simple, trs sommaire, qui n'est ni grec, ni aca-
dmique, et qui est pourtant trs noble... Cette fois,
ce sont comme des bucoliques sacres, d'o se dgage
une fleur de posie candide et virginale. Mais la cou-
leur de ce peintre est par trop lmentaire : Il s'est

fait un systme de dcoloration et il se dispense presque


compltement de modeler, supprimant ainsi deux des
principales difficults de l'art. Aussi ses compositions
les plus heureuses laissent-elles l'impression de chefs-
CORRKSPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 409

d'uvre inachevs, conus et rvs, plutt qu'excuts.

S'il fallait, continue le critique, dsigner les deux


meilleurs tableaux du Salon, je me garderais de nommer
ceux de M. Gustave Moreau mais ce sont ceux qui ;

m'ont le plus vivement intress et peut-tre ceux que


je serais le plus fier d'avoir conus (1).
M. Renan dit quelque part que les hommes les plus
<i

dignes de faire honneur l'humanit sont peut-tre


des inconnus qui, aprs avoir vcu dans l'obscurit, ont
disparu sans laisser derrire eux ce sillon fugitif qu'on
appelle la gloire. La sublimit de leurs vertus, la sain-
tet immacule de leurs mes leur a ferm les voies
ouvertes l'activit humaine. Il en est de mme dans
la sphre de l'art ; ceux qui ont atteint aux conceptions
les plus hautes ne sont pas toujours ceux qui ont su
les raliser dans le marbre ou sur la toile. M. Gustave
Moreau habite un monde suprieur, celui des ides ; il

cherche, pour des penses trs rares, des moyens d'expres-


sion inusits ; la langue courante lui parat vulgaire. Ce
seraitmal le juger que de lui supposer une propension
maladive la subtilit et la bizarrerie il n'est subtil ;

qu' son corps dfendant et faute de pouvoir tre


simple. Habitu se mouvoir l'aise dans les rgions
du rve et de l'idal, il s'embarrasse et trbuche quand
illui faut redescendre sur terre. Il est rudit pour son

malheur et il plie sous le poids de ses propres richesses.


Devant ses tableaux, on hsite souvent entre plusieurs
interprtations diffrentes, et peut-tre ces interpr-
tations sont-elles toutes galement vraies et ont-elles

(1) Tout lo passage qui a trait Gustave Mor(>nu a t dict


peu prs textuellement par Fromentin. Nous le donnons en entier
en raison de rinM'^n't qu'il pn^sonte, personne n'ayant inieux connu
le peintre de V Hydre de l.erne que l'auteur des Matres d'autrefois.
(Sur les relations entre les deux artistes, voyez plus haut, p. 100.)
,

410 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS


successivement hant son cerveau. Les grands matres
qu'il a tant tudis ne connaissaient pas ces hsitations.
Lonard de Vinci lui-mme, le plus compliqu de tous,
est simple ct de M. Moreau.
Gela dit pour l'acquit de ma conscience, je puis me

donner le plaisir d'admirer tout l'aise V Hydre de Lerne.


Dans une gorge livide, ensanglante par les reflets

rougetres d'un soleil couchant, on voit se dresser


comme une colonnade sinistre les sept ttes de l'hydre,
toutes droites et sortant d'un tronc unique. Le marais
dans lequel rampe le monstre est peupl de ses victimes,
non de cadavres, mais de corps glacs, arrts entre la
mort et la vie, conservant encore la puret de leurs
formes et comme figs dans les terreurs de l'agonie.
Un jeune hros s'avance, fier, charmant, et dj sr
de la victoire sa main droite est arme de la massue,
;

sur son dos flotte la peau du lion de Nme, et pourtant


il ressemble Apollon plus encore qu' Hercule. Est-ce
une allusion aux antiques mythes solaires qui, trans-
forms par l'imagination grecque, sont devenus les

douze travaux d'Hercule? Le peintre a-t-il voulu,


comme l'et fait un chantre vdique, personnifier la
victoire du soleil sur les vapeurs empestes des marais?
Je ne le crois pas, sa conception me semble thique plus
que naturaliste ;
j'y vois symbolis le triomphe, non
de la force, mais de la beaut, qui va, d'un seul regard,
faire rentrer dans le nant les puissances du mal.
la Salom, nous sortons du monde hellnique,
Avec
qui, jusque dans ses imaginations les plus hardies, con-
serve le got des formes prcises, pour entrer dans le
monde immense et mystrieux de l'antique Orient. Un
palais d'une architecture trange dcouvre devant nous
ses profondeurs. Cette architecture, on ne l'a vue nulle
part ; elle n'est ni grecque, ni gyptienne, ni assyrienne ;
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 411

elle n'a rien d'arbitraire, pourtant, et tous les lments


qui la composent, bien que pris de mille endroits divers,
sont relis entre eux par une harmonie secrte. Une
femme, au profil noble et pur, couverte d'ornements
bizarres et curieusement tudis, se dresse sur la pointe
des pieds et balance doucement son beau corps sur un
rythme lent et mesur. C'est Salom dansant devant
Hrode la danse volupteuse et meurtrire dont la tte
d'un prophte doit tre le salaire. Sa main gauche
tendue semble se diriger vers un objet invisible ; la
tige sacredu lotus qu'elle tient de la main droite lui
donne une vague ressemblance avec une prtresse
indienne accomplissant devant un Bouddha aveugle
et sourd quelque incantation mystique. Hrode, assis
sur un trne lev, se laisse fasciner par la beaut de
la magicienne ; il suit d'un regard hbt les ondula-
tions de Salom. On dirait que son corps puis essaie
de se ranimer pour mieux subir le charme fatal qu'elle
exerce. Au-dessus de sa tte on aperoit une idole sin-
gulire. Est-ce l Cyble aux nombreuses mamelles, la
desse phrygienne par laquelle les crations mons-
trueuses de l'imagination phnicienne se rattachent
aux radieux habitants de l'Olympe? Est-ce une des
innombrables divinits du Panthon hindou? On peut
hsiter entre les deux l'une ou l'autre serait galement
;

sa place dans cette uvre trange qui semble garder


un reflet de tous les mysticismes de l'Oi'ient. M. Gustave
Moreau se complat dans ce syncrtisme; il y a on lui
de l'Ah^xandrin. Ses tableaux veillent chez moi une
impression analogue celle que m'ont produite quel-
quefois certains hymnes de Proclus. C(^ n'est pas l \m
mince loge. Proclus est un noble philosophe et un vrai
pote. Mais combien ceux qui se passent de ces rafline-
ments, ceux qui parlent tous dans la langue de tous
412 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
sont plus simples, plus beaux et plus vraiment grands !

Il serait curieux de rapprocher cet article, dont le


fond et parfois aussi la forme appartiennent Eugne
Fromentin, de son Salon de 1845 et de son Programme
de critique de 1864. A
peu prs comme travers sa vie
et sa correspondance on a vu se former l'crivain des-
criptif, le peintre et le romancier, on suivrait de la sorte

le dveloppement d'une esthtique qui a donn sa

mesure dans les Matres d'autrefois et qui promettait


pour l'avenir on ne sait quelle superbe moisson.

Au moment mme o il mettait, sous le voile de


l'anonymat, ces thories et ces jugements sur le Salon,
Fromentin avait d'autres proccupations. Une vacance
s'tant produite l'Acadmie franaise, par la mort
du comte de Carn, il songe un moment, encourag par
quelques membres de l'illustre Compagnie, se prsenter
au fauteuil vacant. Plusieurs candidats sont en pr-
sence, Charles Blanc, Arsne Houssaye, Ant. de la Tour
et Edouard Fournier. Les voix se partageront. On peut
russir. Eugne Fromentin se rend compte, en se l'exa-
grant, de ce que sa situation a de particulier. Sans
faire fi de la faon dont j'ai occup mon esprit, s'crie-
t-il, je sens trs bien que la notorit du peintre peut

nuire la consistance de l'crivain.

Il hsite, il laisse passer le temps. Enfin le 15 mai,


trois semaines avant l'lection, alors que des engage-
ments taient dj pris par la plupart des immortels,
l'auteur des Matres d' autrefois se prsente ofiiciellement.
Sa au secrtaire perptuel rappelle son bagage
lettre
littraire.L'Acadmie a toujours tenu ouvrir ses portes
la critique d'art. Plac sur la limite des deux domaines,
la littrature et l'art, Fromentin croit pouvoir s'auto-
riser de cette tradition. La lettre est modeste et fre.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 413

Aussitt connue, cette candidature de la dernire


heure rallie quelques partisans convaincus. Le patronage
de MM. d'Haussonville et Caro, sous les auspices dos-

quels se prsente Fromentin, entranera un certain


nombre d'hsitants.
Octave Feuillet, absent de Paris, ne pourra prendre
part l'lection : il assure indirectement Fromentin qu'il
et vot pour lui. Le candidat le remercie de s'intresser,
dit-il, prma-
une entreprise aventureuse, la fois

ture quant mes titres, tardive quant l'heure o je la


tente, et dans laquelle on me lance. L'impulsion vient
de tels cts, les appuis sont si hauts, le patronage est si

flatteur, que, sans y rflchir beaucoup, j'ai accept,


comme il le fallait, pour ainsi dire la minute mme (1).
Les visites acadmiques auxquelles il est astreint, tan-
tt excitent, tantt le plus souvent
dcouragent
le candidat. A cette lutte sourde, en face de concurrents
pniblement surpris de cette prsentation inopine, le
temprament nerveux et passionn de l'artiste s'exalte ou
s'abat (2). Ses amis font campagne pour
mais il s'en lui,

trouve qui portent, malgr lui, sa candidature sur le ter-


rain politique o il vite pourtant avecsoin de s'aventurer.
A son cher protecteur , le philosophe Caro, qui le

dirige pas pas dains ses dmarches, Fromentin adresse


au jour le jour le bulletin de ses visites (3) : M. le comte

Lettre de Fromentin Fcu'llet, non date (mai 1876).


(1)
Los visites firent merveille auprs de quelques immortels.
(2)
Joseph Autran, le pote de la Mer, dit, peu anrs. M. Jules Cla-
retie C'est un enchanteur; on lui donnerait volontiers sa voix
:

aprs avoir rout la sienne. (Jules Claretie, Peintres et Sculp-


teurs contemporains, p. 103.)
(3) Lettre h M. C;iro, 2 juin 1876, obligeamment communique
par M. J. Bourdcau, ainsi que le reste de la correspondance avec
Caro.
On sait que ce philosophe, n Poitiers en 1826, mort
Paris en 1887, eut beaucoup de succs comme professeur et entra
l'Acadmie franaise on 1871.
4U CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
de Falloux a t ce que vous m'aviez promis : la bont
et la grce mmes (1). J'en ai t touch, mme (je crois

l'avoir senti) un peu Devant tout autre j'aurais


bte.

souffert de la subite intimidation qu'il m'a cause. De


tous les personnages minents que j'ai eu l'honneur
d'approcher dans ces derniers jours, c'est le seul qui
m'ait dconcert par la hauteur mme de son carac-
tre, la cordialit de ses allures et l'absolue confiance
qu'il m'inspirait. M. de Falloux s'est-il aperu de ce
que je vous dis l? En tout cas, il a trop de finesse
pour n'avoir pas devin le motif d'une gne qui n'tait
vraiment que de l'motion respectueuse, et comme un
accs de gratitude. Il a eu la bont de m'inspirer quelque
confiance. Je l'ai pri de ne me rien dire. Je prfre de
beaucoup rester dans la pense que la partie est perdue
d'avance. N'ayant gure d'ambitions fbriles, j'aurais
peur de concevoir des esprances que je ferais partager,

et qui troubleraient beaucoup le repos de mon esprit,

celui de ma maison.

L'lection l'Acadmie eut lieu le 8 juin. Eugne


Fromentin avait contre lui sa prsentation tardive, des
influences politiques et des questions de personnes. Pro-
duite six semaines plus tt, dit au dernier moment
M. Garo, la candidature aurait eu les plus grandes
chances de succs. La lutte semblait devoir se circons-
crire entre Charles Blanc et Fromentin. Le premier
prparait de longue main son lection. L'activit intel-
lectuelle du second s'tait disperse dans des ordres
d'ides trs divers. Il tait encore jeune, on attendait
beaucoup de lui. Quelques-uns de ses plus chauds par-

(1) Le comte de Falloux (1811-1886), historien et homme d'tat


fut ministre de l'Instruction publique en 1848, fit voterenl850 la loi
de l'enseignement laquelle est attach son nom.. Il fut arrt lors
du Coup d'tat. Il faisait partie de l'Acadmie franaise depuis 1856.
CORRESPONDANCfc: ET FRAGMENTS INEDITS 415

tisans, retenus chez eux, ne purent prendre part au


scrutin. Bref, il obtint seulement douze voix au premier
tour, qui lui d meurr.nl fidles au second, tandis que
Charles Blanc, passant de dix-huit suffrages vingt et
un, tait dfmitivement lu (1).

Le lendemain du scrutin, Fromentin crit M. Caro,


qu'il avait remerci dj la veille d'un mot trs bref :

9 juin [1876].

Mon cher monsieur Caro,

Le rsultat est inespr. Je vous l'ai dit hier soir


sur ma carte, j'en suis extrmement flatt et trs heu-
reux. Au del de ces douze voix fidles et rsolues,
j'aperois vaguement tout un horizon d'estime, de bien-
veillance, de sympathie ou d'intrt indulgent qui font
de mon entreprise un succs relatif, qui justifient, je
crois, vos esprances, et comblent mes ambitions. Je
sais, j'ai vu quelle large part vous avez eue dans cette
uvre hardie et heureuse. Je vous en ai remerci pen-
dant, je continue aprs. Sans parler des obligations que

(1) Charles Blanc (1813-1882), critique d'art, auteur notamment


de V Histoire des peintres franais au dix-neuvime sicle et de \' His-
toire des peintres de toutes les coles, (Hait cntr l'Acadmie des
beaux-arts en .1869 et avait t directeur des Beaux- Arts de 1870
1873.
Il se vengea cruellement des craintes que lui avait
inspires cette candidature et du succs des Matres d'autrefois.
Dans sa lettre Paul de Saint-Victor, publie par le Moniteur
^

universel quelques jours aprs la mort de Fromentin, il porta sur


lui des jugements d'une injuste svrit, crivant qu'il ne fut qu'un
diminutif d'une fraction d'Eugne Delacroix , insinuant qu'il
manquait d'originalit, mme de probit artistique, dnonant ce
qu'il appelait la banalit, l'incohrence et les erreurs grossires de
son livre do critique. Les amis de Fromentin furent indigns et ne
le cachrent pas. Le Journal des Concourt (anne 1876. p. 292) est,

propos de cet inci<lenl. trs dur pour Charles Blanc et Paul le


Saint- Victor.
416 CORRiSPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
j'ai contractes vis--vis de vous, laissez-moi vous dire
que je vous reste attach dsormais par des liens d'es-
prit et de cur qui ne se relcheront pas... J'envoie
ou je porte ma carte tous les membres de l'Acad-
mie (1).

A Monsieur le comte de Falloux (2).

Ce>endredi, 9 juin [1876].


Monsieur le Comte,
Hier, six heures, je dposais une carte votre htel,
avec la trace bien incomplte de mes remerciements,
je ne me croyais pas pour cela quitte envers votre
extrme bienveillance, et j'allais, monsieur, vous crire,
quand je reois, l'instant mme, une lettre dont le

ton, la grce et l'exquise bont me touchent au point


de me dconcerter absolument.
L'Acadmie vient de m'accorder un trs grand hon-

neur, j'en sens d'autant mieux le prix que j'avais beau-


coup me faire pardonner, presque tout lui apprendre
de moi. En quelques jours on a bien voulu me dcouvrir,
me rvler, m'agrer, presque m'encourager.
Mais de toutes les faveurs dont j'ai t l'objet en ces

semaines aventureuses, il n'en est pas qui me soient


plus prcieuses que l'accueil que vous avez daign faire

(1) Caro rpond soir mme


le C'est, en effet, un succs et
:

considr commepar tout le monde... Si Feuillet avait t l


tel
et si nous n'avions pas eu une ou deux trahisons, nous arrivions
tte tte au premier tour. M. de Falloux, admirable jusqu' la
fin pour vous, me disait tout haut, une minute avant le vote, qu'il
se faisait lire vos uvres et les faisait lire tous ses amis et qu'il en
tait dans l'enchantement... Nous avons tous bien travaill, et
Dominique doit tre content. L'effet sur le public a t grand.
(2) Lettre extraite de la brochure Eugne Fromentin, par
:

M. Lon Philouzb.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 417

mon nom avant de me connatre et celui que vous


daignez aujourd'hui faire ma personne. Je resterais
bien au-dessous de ce que j'prouve si je me bornais
vous monsieur le comte, l'hommage de ma gra-
offrir,

titude et de mon respect. Permettez-moi d'y joindre


l'expression d'un sentiment plus dlicat, plus profond,
difficile nommer et qui ressemblerait, si j'osais l'appe-
ler ainsi, l'attachement d'une me trs sensible pour
une me tout fait suprieure.

Eug. Fromentin.

Sur ces entrefaites, et le jour mme du scrutin acad-


mique, George Sand s'teint doucement Nohant le 8 j uin,
l'ge de soixante-douze ans. Eugne Fromentin, dou de
cette rare fidlit d'un cur bien n pour ceux qui l'ai-
drent triompher des premiers obstacles de la vie, crit :

A Maurice Saiid.

19 juin 187G.
Mon cher ami,

Un puissant esprit vient de s'teindre ; une grande


gloire reste notre pays. Voil ce qui se dira dans
tous les coins du monde o le nom de Mme Sand a
jet sa lumire. De vous moi le deuil est plus intime.
Vous avez perdu votre mre. Je l'aimais tendrement.
Elle avait eu pour moi des bonts dont le souvenir me
suivra jusqu' mes derniers jours.
Je vous prie de croire mes profonds regrets, et je
((

vous envoie trs affectueusement, trs respectueuse-


ment Mme Maurice Sand, la poigne de main d'un
ami sincrement afffig.
27
418 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
L'affaire de l'Acadmie termine, Eugne Fro-
mentin respire. Gomme il arrive aprs une srie d'ef-
forts, il sent tout d'un coup la fatigue accumule.
Sa peinture, le voyage aux Pays-Bas, la composition
rapide et la publication des Matres d'autrefoiSi la
campagne acadmique, depuis un an c'tait un sur-
menage crbral fait pour puiser des forces dj
chancelantes. L'artiste, las, prouve un besoin imp-
rieux de se dtendre- Le 27 juin, il accompagne sa
femme Vichy o elle va prendre les eaux. De l,
il cause avec du Mesnil, et c'est un dialogue intres-
sant.

A Armand du Mesnil.

(Vichy, juillet 1876).

Tu connais la vie de Vichy et tu sais comment


elle se distribue entre l'tablissement thermal et lo

casino, l'alle bitume, les kiosques et le grand parc.


C'est rgulier, paisible, absolument monotone et tout
fait machinal... Je lis, je fais les cent pas sur le

bitume... L'occasion serait excellente pour ruminer


quelque chose si je savais penser, nourrir un projet,
composer dans ma tte, inventer sans le secours de la
plume. Mais tu sais que j'en suis incapable. Toute
mditation qui n'est pas une improvisation me fatigue,
m'cure et amne le sommeil ou quelque chose d'ap-
prochant. Je me rsigne donc ce repos total, qui
m'humilie et ne me plat gure, et de temps en temps
j'avale un verre d'eau de l'Hpital. Sauf une course
la Montagne Verte le premier jour, nous ne sommes
pas sortis de Vichy.
CORRKSPOiNDANCE l^r FRAGMENTS INEDITS 419

Armand du Mesnil Eugne Fromentin.

(Paris, juillet 1876).

Si, de-ci de-l, tu le sens la tle inoccupe, rvasse


quelque sujet de livre, mais dispense-toi, en effet,
de prparer quoi que ce soit qui ressemble un plan,
une composition. Pour le Sahel, le Sahara et les
Matres d'autrefois, tu as eu pour point do dpart et
assiette de ton travail des lettres et notes de voyage ;

si tu devais nous donner quelque chose sur l'Egypte,


tu trouverais le mme secours dans les albums ; mais
si tu veux faire de resthtique gnrale, quelque analyse
philosophique ou psychologique, je le connais, cela se
cristallisera tout coup et la plume pose sur le papier.
A cet gard, je l'avoue, je ne suis pas trs press de le
voir aborder l'ide dont tu m'as dit un mot ;
je placerais
volontiers l'Egypte entre deux...

A Armand du Mesnil.

(Vichy, jiiill-t 1876).

Marie ne s'ennuie |)as, et, chose extraordinaire, moi


non plus. Je suis seulement dans une stupidit sans
exemple, et je m'y rsigne. J'ai trouv ici deux ou trois
volumes de Heine qui font mes dlices et un p(Mi mou
tourment, car il m'est bien dilicile (radiniicr ([uelcpie
chose dans cet ordre-l sans avoir le dsir d'en faire
autant et le chagrin de ne le pouvoir. Je parh^ de son
livre de Lutce et du volume (!( la Fruuc', (jui sont
420 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
des uvres de toute force quand on les lit avec un peu
d'ardeur.
Mme vie : promenade aprs la douche au bord de
l'Allier, thtre et casino le soir.

Je corrige en ce moment les preuves de Domi-


nique (1)...

Armand du Mesnil Eugne Fromentin.

Paris (juillet 1876).

Heine, dont tu me parles, est, en effet, trs sdui-


sant : il a de la pntration, il gouaille et il est mu, il

a une manire de dire, de voir et de faire voir qui est


lui. du Voltaire et du Diderot fondus, avec un
C'est
accent emprunt cette Allemagne d'autrefois que nous
avons aime, l'Allemagne d'avant la Prusse. Quant
en faire autant, c'est autre chose. Tu n'as imit per-
sonne ni dans ta peinture, ni dans tes livres et tu n'as ;

rien prendre personne c'est ce dont tu dois te bien


;

persuader. Ne cherche nulle part ni un style ni des


inspirations ; tu es toi, et tu aurais tout perdre en vou-
lant te transformer ici ou l. Tiens cela pour certain
et permets-moi d'insister l-dessus. Tu sais ce que tu
vaux, mais par instants il semblerait que tu l'oublies
et que tu te proccupes de chercher de nouveaux titres;
c'est un souci que tu peux t'pargner. Ton dernier livre
est excellent, je ne m'y suis pas tromp ds la premire
heure ; c'est le livre d'un homme qui sait voir profond,
qui sait penser, qui dit juste avec abondance, avec
varit, sans rien de lche ni de superflu, qui sait colo-

[ (1) Nouvelle dition du roman, dans la maison Pion.


CORRESPONDANCI-: ET FRAGMENTS INDITS 42t

rer sans brusquerie de ton ; c'est le livre d'un homme


comme il faut, d'un peintre et d'un crivain. Quand, en
peinture, dans un certain domaine, on a des imitateurs
et qu'on n'a pas encore trouv de rivaux quand on ;

a crit Dominique, Sahara et les Matres


le Sahel, le

iVautrefois, on peut avoir lgitimement l'ambition de


ne pas s'en tenir l mais, comme dans ces divers
;

ouvrages on a marqu son incontestable originalit et


sa valeur, encore une fois il est inutile et il pourrait
tre dangereux de se dplacer. Je conclus plus ferme-
ment que jamais garde ton talent et tes outils.
:

.1 Armand du Mesnil.

Vichy, ce vendredi (21 juillet 1876).

Merci de ta lettre, cher tendre ami. Elle est triste,


bien triste et la joie que nous avons te lire n'est pas
toujours sans mlange...
Dans mon priv, j'ai pris mon parti de ma totale
stupidit et non seulejuent je n'aurai pas crit une
;

ligne, mais je n'aurai pas trouv la matire d'une ligne


crire. Ne crains pas que je m'gare dans les recherches
trangies ma nature et mes habitudes. Sur ce point,
ma strilit fait ma
ne dirai jamais que ce
force ;
je
qui me sera inspir par un besoin, subit ou latent, de
vider mon fond. Et ce qui fait mon supplice aujourd'luii,
c'est que pour moment le sac est vide. Il est possible
le

qu'il se remplisse mon insu. Je m'en apercevrai peut-


tre un peu plus tard (1).

(1) Journal des Concourt, mardi 12 dooombro 1876 : Quoique


six mois avant sa mort, nio dit du Mosnil, jo causais avec Fromentin.
Il tait allong sur son divan, dans cet tat do prostration crispe
422 CORRKSPONDANCK KT FRAGMENTS INDITS

A Alexandre Bida.

Vichy, htel Vtlay, ce jeudi 20 (juillet 1876).

En ce qui me regarde, je n'ai pas trop me


plaindre : j'ai beaucoup sacrifi sur un point, j'ai

peint juste ce qu'il a fallu pour vivre. En voyage, en


en soins de toute sorte, il m'a fallu donner
travail,
beaucoup au dernier livre que vous savez, et je ne
le regrette pas. Maintenant, pour quelque temps du
moins, je vais revenir la peinture. Je compte y con-
sacrer toutes mes vacances, car, lorsque je les emploie
bien, mes vacances sont devenues les trois meilleurs
mois de mon anne. Nous serons Paris du 29 au 30^
nous le quitterons du 12 au 14, et du 15 au 20 aot
je serai en plein travail dans ma solitude de Saint-
Maurice.
Vous avez bien reu, je suppose, l'envoi des trois
((

volumes que je vous annonais le quatrime, Domi- ;

nique, puis depuis plusieurs annes, tait devenu


introuvable. Pion en fait une nouvelle dition ; ds
qu'il aura paru, ce qui ne sera pas tout de suite, vu
la lenteur qu'on y met, je vous l'adresserai, de manire
que vous ayez mes uvres compltes. Bien petit bagage,
que je voudrais accrotre, mais quand? et avec quoi?
Adieu, cher, ou plutt bientt.

qui suit la journe d'un ouvrier de la pense : Je voudrais crire un


dernier livre, soupira-t-il tout coup, oh un dernier livre Oui ,
! !

et il continuait avec le triste haussement d'paules d'un homme


qui se sent au bout de la trame de sa vie, oui, je voudrais crire
un montrerait comment se fait la production dans un
livre qui
cerveau. Et.s'arrtant et s'enfonant le poing dans une arcade

sourcilire, il ajouta Vois-tu, tu ne sais pas ce que j'ai l-dessus


: !
CORRESPONDANCi: KT FRAGMENTS INDITS 423

A Alfred Arago.

Vichy, ce dimancho, 23 juilL-t (1876).

Merci, mon cher pote. Voire lettre m'a grand fait

plaisir. Ainsi l'on travaille encore quelque part dans


ce monde ! Il y a des peintres qui peignent et des cri-
vains qui crivent ! c'est n'y pas croire et j'aurai
besoin de rentrer Paris pour tre tmoin de choses
que j'ai oublies et pour comprendre des passions
d'esprit qui, de loin, me paraissent extraordinaires.
Nous quitterons Vichy vendredi, aprs un traite-

ment plus que complet quatre semaines au lieu de trois.


:

Vichy est vraiment charmant, surtout pour une ville-

hpital ; les maladies qu'on soigne sont toutes propres ;

la vie qu'on y mne n'a rien d'austre on y danse, ;

on s'y amuse, on y touffe, on y contracte des paresses


lgantes, on s'y hble absolument et tout cela fait
partie du rgime. Oui, Fichel est ici, et Tony Robert-
Fleury, Baron, Frmiet, J. Barbier, que sais-je encore?
Nous nous voyons. Quand on ne se visite pas, on se
rencontre. Presque tous, except moi, ont la pudeui'
de travaillotter un ])eu. Je m'tais promis de faire une
cure de fainantise rigoureuse et de sommeil ;
je n'ai

pas me reprocher d'y avoir manqu un seul jour :

pas un coup de crayon, pas une ligne, entendez-vous bien.


Ce que vous me dites des croix probables me parait
d'accord avec l'opinion. Et cependant je suis trs
ennuy pour Prolais. .le comptais mon retour
Paris m'occuper de ses intrts, et vous en parler au ;

besoin, j'aurais tacli d'agir. D'abord, il sera bien tard,


et puis, je le vois, ce siM'ait peine perdue.
424 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Mes amitis reconnaissantes
Augier, si vous le
voyez. Rappelez-moi trs affectueusement aussi au
souvenir de Camille Doucet. Et surtout ne leur dites
pas quel degr d'abaissement intellectuel a pu des-
cendre votre candidat !

Eug. Fromentin.

Dans les premiers jours d'aot seulement, Eugne Fro-


mentin rentre remet un portrait de sa
Paris. 11 se
femme qu'il n'aura pas le temps de terminer. Avant de
repartir pour Saint-Maurice, il s'empresse de se renseigner
sur l'opportunit de dmarches en faveur de Protais, dont
la promotion lui tient cur. Il apprend que le dcret
est sign un seul chevalier et un seul officier pour la
:

peinture. C'est tout ce qu'a pu obtenir Chennevires (1).

A M. Alexandre Protais.

(Aot 1876), ce dimanche soir.

Quel joli souvenir, et quelles belles roses vous nous


envoyez de Villemain, cher ami Depuis quatre jours, !

elles font l'ornement de Ma femme vous en


mon atelier.

remercie moi aussi c'est si rare, place Pigalle, la vue


; :

et rdeur des roses Votre cadeau nous est arriv


!

(1) Fromentin s'crie : Nous sommes absolument sacrifis aux


exigences des autres ministres et la proie des tripotages de la poli-
tique parlementaire. Grce aux confidences de Chennevires, avec
qui j'ai pu causer longuement, je connais tous les dessous de cartes...
Not-'c ministre des Beaux-Arts est un ministre politique, qui ne
consulte que ses intrts politiques et pour qui nous sommes tous
des inconnus et, qui pis est, des inutiles . (Lettre d'aot 1876
M. Protais, frre du peintre, obligeamment communique par
Mme Hamman, ne Protais, ainsi que la lettre qui suit Alexan-
dre Protais.
CORRESPONDANCK I: FRAGMENTS INEDITS 425

comme un souhait de bienvenue, juste notre retour


de Vichy, dans ce vilain Paris dessch, touff, pou-
dreux, dpeupl, vide d'amis. Nous aurions bien voulu
n'y poser que quelques heures ; mais mon jeune neveu
m'est venu de province il faut le promener et l'amuser
;

pendant une douzain^ de jours au moins, et notre


dpart pour Saint-Maurice est remis au 14 ou au 15...
Je me propose d'y travailler beaucoup... Y par-
viendrai- je?...

Cette lettre est le dernier crit que nous possdions


de la main d'Eugne Fromentin (1).

Il rentrait le 19 aot Saint-Maurice, prt reprendre


de plus belle la lourde palette du peintre. Il se sentait
puis. Il avait prouv, les deux ou trois annes pr-
cdentes, des troubles qui annonaient la fermentation
d'un sang appauvri. Un bouton la lvre, qui
petit
prit bientt la forme d'un anthrax charbonneux, l'em-
porta le 27 l'ge de cinquante-six ans, aprs quatre
jours de fivre. Aucun de ses amis, ni du Mesnil, ni
Bataillard, ni M. Busson, n'avait eu le temps d'accourii'.
Durant les heures d'agonie, l'intelligence se battail
encore, par moments, contre les ides et les images ([ui
l'assaillaient. Sa peinture et ses livres ne cessaient df
poursuivre le malade, on s'en apercevait ses gestes
et quelques mots espacs (2).
Pourtant la fin fut douce. Fromentin mourait dans
sa petite maison, au village qui lui tait cher, entour
de ses proches dont il pronona juscju' la lin les

noms.

(1) Le dernier tableau auquel il travailla, le Canipenicnt arahe,


achet par l'tat, est au muse du Louvre. Des milliers de dessins
et de croquis originaux remplissent encore les cartons qu'il a laissi^s.
(2) Lettre de du Mesnil Bataillard, 10 septembre 1876.
450 CORRESPONDANCE KT FRAGMENTS INDITS
Il apercevait, en fermant les yeux la terre, la lueur
d'un autre monde pour lequel la pit maternelle l'avait
tendrement prpar (1).

pas la mort qu'il souhaitait, lorsqu'il


N'tait-ce
dans une page du Sahel : Pourquoi la vie
s'criait
humaine ne fmit-elle pas comme les automnes d'Afrique,
par un ciel clair, avec des vents tides, sans dcrpi-
tude, ni pressentiments?

(1) Ignolus crit dans le Figaro du 8 septembre :('... La mort


triomphait de ce corps bris par cette fivre de trente-cinq annes^
qui n'tait peut-tre que la gravitation lente de son me aimante
aux grandes clarts vers l'ternc lie lumire. Fromentin n'tait pas
mort il tait arriv
: !
Eugne Fromentin est mort en chrtien,
s'cria sur la tombe un de ses compatriotes, le gnral Du mont.
Son me, ouverte au beau et au bien, le fut aussi au vrai, et cela
sans souci du sicl?, comme il me le disait nagure. (Journaux
de la Roch! Ils, septembre 1876.)
Fromentin disparaissait deux ,

jours avant h musicien orientaliste Flicien David dont il appr-


ciait le talent. M. Ernest Reyer, dans une bttre au Journal des
Dbats, dplorait la perte simultane de ces deux potes de l'Orient
pour Lesquels il professait admiration et sympathie. (Voyez M. Ren
Brancourt, Flicien David ; Henri Laurens, diteur, p. 110.) La
presse tout entire s'associa ces loges et ces regrets.
CHAPITRE IV

QUELQUES MOTS DE l'hOMME ET DU PEINTRE

En Fromentin, la renomme de l'crivain surpasse


(le beaucoup celle du peintre ; elle est encore appele
grandir. On ne saurait dfinir incidemment un talent
si complexe, si robuste et si dlicat. L'tude en a, d'ail-

leurs, t plusieurs fois tente avec bonheur. Elle sera,


quelque jour, reprise et pousse fond. Je ne parlerai
donc ici, trs brivement, que de l'artiste et de l'homme
priv.
Parvenu la maturit de son talent et au point cul-
minant de sa carrire de peintre, Eugne Fromentin
exerait, une quinzaine d'annes avant sa mort, une
action sensible sur le mouvement artistique de son
temps.
A dater de son premier Salon, en 1847, il n'avait cess
(le s'adonner une recherche attentive des procds
d'excution. D'aini(> en anne, on le voit s'lever
dfinitivement au tableau, simplifier et
de l'tude
largir son art, toujours nerveux et original, souple cl
spirituel. Ses Arabes continuent, selon le mol d'un cri-
tique de l'poque,- avoir do l'esprit jusque dans le
moindre pli de leur burnous . Mais, sans abandonner
1(^ paysage, l'ail islo accorde dornavant au geste
d'abord, puis la figure, une place qu'il leur avait
jusque-l refuse.
428 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS
Du reste, il carte de plus en plus rsolument de sa
palette les clatants feux d'artifice et les tons rutilants
dont la crudit enchante habituellement les orienta-
listes. Il au contraire, rendre les nuances
s'attache,
les plus subtiles du du violet, exprimer, plutt
gris et
que la couleur, la lumire diffuse et l'harmonie gnrale
du paysage. On a pu, dans cette priode de son volu-
tion, le dfinir un harmoniste et un luminariste .
Le coloris chaud, puissant, mais un peu sec, le procd
rigide et lourd, la pte opaque qu'on a critiqus dans sa
premire manire cdent alors une peinture plus dia-
phane et plus lgre. Le pinceau brosse souvent une
sorte de lavis l'huile, comme celui dont avait coutume
d'user Eugne Delacroix, et qui, parfois jug insuffi-
sant, permet des transparences et des mirages d'une
rare sduction. Un peu pouss par nous, notent les
Concourt dans leur Journal, il dit ne comprendre la
peinture qu'avec une grisaille recouverte de matires
colorantes, de glacis. C'est, du reste, son procd. Il
dessine d'abord trs fortement, sertit mme son esquisse
l'encre de Chine, puis, sur ces solides contours, il

peint par une srie de jus , suivant la mthode fla-

mande.
C'est vers 1860 qu'Eugne Fromentin adopte cette
dernire manire, toute de finesse et d'lgance. Les
qualits d'enveloppe de Corot, vers lequel monte de
plus en plus son admiration raisonne, ce sens naf et
profond de la nature, cette tonalit potique de demi-
teinte, l'attirent de jour en jour davantage. Cabat, qui
demeure son point de dpart, Marilhat, le rvlateur
de l'Orient, dont le style et la sensibiHt sont proches
parents des siens, Decamps qu'il gotait au dbut de
sa carrire, Eugne Delacroix, toujours tenu par lui en
trs haute estime, Diaz, dont il s'inspira quelquefois,
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS 429

Gustave Moreau enfin qui, dans une intimit de vingt-


cinq annes, agit d'une faon apprciable sur son esth-
tique, tous yeux devant le
plissent dsormais ses
peintre-pote de la Danse des Nymphes Il faut que:

je trouve le temps avant de mourir, disait-il un jour,


d'crire ce que je pense de notre vieux Corot, v II n'a
pu qu'esquisser, dans un passage des Matres d'autre-
jois, cette histoire du paysage franais aboutissant

l'invention d'un style par un artiste dou de l'esprit de


synthse, et demeur, travers la culture des matres
italiens, admirablement personnel.
Au fur et mesure qu'Eugne Fromentin acquiert
cette manire rapide et brillante des dernires annes,
Armand du Mesnil en voit clairement les dang(?rs. Il
ne cesse de conseiller son ami de donner plus de ressort
sa peinture. Il l'engage choisir son sujet avec soin
et dterminer son effet, de faon l'imposer l'il
et la mmoire. Cette ardeur progresser dans l'art
de peindre ne mnerait-elle pas insensiblement se
coi\ tenter du mtier pur et simple? Elle entrane dj

le peintre dans des transformations incessantes qui

droutent le public et risquent de lasser les meilleurs


juges. Sans doute, depuis les critiques amicales qu'il
s'attirait en 1854 de la part du mme du Mesnil, Fro-
mentin a afllrm sa ])ersonnalit il accorde moins la
;

fantaisie. Mais il niancpie encore de suite dans les ides :

w Digre tes im[)ressions, conclut l'ami clairvoyant.


Uve un peu tes sujets tout en rvant tes tons : tu
arriveras cojnposer au lieu d'improviser. Fais pour
tes tableaux ce que lu as fail pour ta prose : apprends
les retourner sept fois. Fais en sorte que la couleur
ne soit pas tout rintret, et, si tu ne mets pas une ide,
ju(^ls une impression ou une curiosit.
A partir de 1866 ou 1868, Fromentin est en possession
430 CORRKSPONDANCt: ET FRAGMENTS INDITS
de tous ses moyens. La nature, scrute de prs, reste
la base de son uvre mais cette matire premire,
;

lentement labore, est parvenue la ductilit requise


pour se laisser ptrir en belle forme. Si les impressions
algriennes semblent, de par l'afTaiblissement des sou-
venirs, infiniment moins vives que dans les premiers
tableaux, la technique est sensiblement suprieure. Les
insuffisances s'attnuent. Le dessin acquiert une prci-
sion qui lui manquait. Le peintre jette sur sa toile avec
une prdilection croissante ce cheval arabe frmissant
et distingu qui lui appartient en propre et dont la
reproduction constitue une des plus belles strophes de
son pope orientale. L'adresse de la main gale l'acuit
de l'observation. La composition est loue unanimement
par les critiques. Un frmissement de sincrit continue
de courir au bout du pinceau, voquant avec le charme
d'un rve de pote la forme, le mouvement et la vie.

Sans cesser de particulariser, l'artiste aborde d'un vigou-


reux eiort la synthse qui fait les uvres de premier
ordre. Il que l'orientalisme. A travers
vise plus haut
le moment, le lieu et le sujet, il veut atteindre au type
et peindre l'ternel. S s Centaures, de quelque faon
qu'on les apprcie, marquent dans cette voie une tape
dcisive. Le Berger kabyle, le Pays de la soif, la Chasse
au hron, la Fantasia, les Femmes fellahs au bord du
Nil attestent le succs dfinitif de la tentative.
Dans cette dernire partie de sa vie, le talent indis-
cut d'Eugne Fromentin, sa notorit, les sympathies
qu'il veillait dans le monde des arts, le firent lire
chaque anne l'un des premiers dans les jurys de pein-
ture des expositions. Il fut mme pendant quelque
temps, aprs 1870, l'un des vice-prsidents du jury (1).

(1) Sur le rle de Fromentin dans Ic jurys, voyez notamment


M. Louis GoNSE, ouvr. cit., p. 30, et Jules Breton, Un Peintre
paysan, p. 287.
CORRESPONDANCK ET FRAGMENTS INEDITS 431

Il parmi ses collgues d'une grande autorit.


jouissait
II voyait juste et de haut. Il jugeait avec une entire

indpendance Au jury de l'cole des Beaux- Arts, un


:

jour, raconte Gigoux dans ses Causeries sur les artistes


de mon temps, nous venions de passer deux ou trois
heures examiner les acadmies afin de dcerner les
mdailles aux lves. Nous avions tous termin nos
classements quand Fromentin arriva. Il prit tout de
suite l'une des figures laisses presque la queue et
l'apporta en tte la premire place. Elle fut classe
dfinitivement la deuxime ou la troisime.

Un autre de ses collgues, Jules Breton, dclare que


personne ne souffrait plus que Fromentin de la mdio-
crit des uvres envoyes aux Salons. Il en avait le

malaise presque physique : Il secouait la tte, se frap-


pait le front, talonnait le plancher en poussant des
Ah ah! !... Il disait : Nous sommes forcs d'entrer
dans peau de tout le monde pour tre justes c'est
la :

affreux Nous ne nous figurons pas combien a fait


!

descendre notre niveau. 11 nous faudra six semaines


pour rentrer dans notre peau Ces scrupules d'impar- !

tialit le poussaient parfois des indulgences qui sur-


prenaient chez un liomme dou d'un pareil sens artis-
tique.

L'influence d'Eugne Fromentin s'exerait encore par


l'enseignement qu'il aimait donner aux jeunes peint n^s
de son entourage. Mer\eiHeusement dou cet i2:ar(l,

il transmettait ainsi les ides labores en conimun


dans ses causeries avec Gustave Moreau. l']l piMil-tre
l'auteur des Prtcmlants de PnHope soulril-il parfois
de voir les hh'es de son ami s'inspirer de sa teclini(|iie,

ainsi mise U^ir porle.


Sa })arok\ ses, conseils, ses

encouragements, autant son exemple, crit de Fro-


(jue
mentin M. Louis Gonse, ont agi vivement sur un groupe
432 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
d'artistes jeunes et intelligents qu'il avait pris sous son
patronage. Trs bon et trs indulgent dans les relations

d'intimit, il savait en mme temps tre trs persuasif,


et il est incontestable qu'il a dirig les dbuts d'une
petite cole de tendances releves qu'il a conduite et
soutenue dans la voie du succs. MM. Henry Lvy,
lumbert, Cormon, Thirion, Huguet et quelques autres
encore lui doivent beaucoup. M. Gervex fut aussi
parmi ces libres lves.
Philippe Burty, dans la Rpublique franaise du
26 septembre 1876, confirme ce tmoignage : Il tait
en passe de ramener l'tude technique de la haute
peinture et la reprise d'un sentiment tout franais
les jeunes artistes qui sentent combien est ngatif
l'enseignement des trois ateliers l'Ecole et qui
s'arrtent devant les outrances des intransigeants. ,

De quelle nature tait cet enseignement d'Eugne


Fromentin? Quelle en fut la porte?
Sentant lui-mme l'insuffisance de ses tudes pre-
mires, Fromentin attachait un grand prix la correc-
tion du dessin, mais il le voulait vivant. Quant la
couleur, les Concourt notent dans leur Journal qu'il
en parlait avec une voix presque religieuse .
Son coup d'il tait d'une sret rare, surprenante
la vivacit de sa main : Il mettait fivreusement un
ton ici, et l un autre ton, crit Ignotus dans le Figaro
du 8 septembre 1876 et la clart allait de l'un l'autre,
;

comme pendant la nuit une lumire qui va de fentre


en fentre. Le tableau s'illuminait, l'horizon qu'il avait
vu reparaissait, les chevaux marchaient, les femmes
regardaient, les toffes brillaient et les croupes relui-
saient.

Il excellait, d'ailleurs, dans la cuisine d'un tableau.


Il saisissait la palette qu'on lui tendait, et, en quelques
CORRKSPONDANGl!: ET FRAGMENTS INEDITS 433

touches, faisait jaillir du chaos la composition que le

peintre avait peine entrevue. On conte mme mais


que n'inventerait pas la maligne camaraderie d'atelier?
que sa verve et son habilet su (Tirent fabriquer des
prix de Rome qui, plus tard, devenus pensionnaires de
la Villa Mdicis, ne donnrent pas ce qu'en la prsence
du matre ils avaient promis...
Et cependant, personne mieux que lui ne s'entendit
rvler un lve sa personnalit encore enveloppe
dans les bandelettes de l'cole. Comme Gustave Moreau,
il tait, au premier chef, un veilleur d'ides, un exci-
tateur d'me.
Aussi tous ceux que le peintre de l'Orient soutint et
dirigea lui demeurrent-ils profondment dvous.
M. Ferdinand Ilumbert s'en fait gluiro, eton a vu par
la belle lettre de 1871 quel tait l'intrt des directions
qu'il recevait du matre dont il fut l'lve prfr.
M. Cormon, dem.eur si indpendant, se rclame de
lui.

M. Thirion se souvenait encore avec motion, dans


les dernires annes de sa vie, que lorsquil consultait

Eugne Fromentin sur les difficults qu'il rencontrait


mettre de l'unit dans ses tableaux, il s'ensuivait tou-
jours de prcieux conseils et une conversation instruc-
tive sur l'art de peindre. Fromentin tentait, par exemple,
de faire comprendre le clair-obscur, l'arabesque, ou de
prciser la qualit des tons : il faut les combiner, disait-
il, de faon ne laisser voir du tableau que ses parties
essentielles, les seules qui doivent dlinir le sujet et
vritablement intresser. Il expliquait p()ur([uoi le centre
d'un tableau sourd devra tre entour de lumire v\
comment, si le sujet principal est clair, on devra,
autant que possible, largir cette lumire, tout en la
reliant l'arabesque, de faon que V'i\ du spectateur

88
-

434 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS


suive, sans que son esprit s'en proccupe, le parcours
que voulu dterminer dans son uvre. Et
l'artiste a

d'ide en ide, d'avis en avis, l'lve puisait dans cette


causerie suggestive la fois une orientation et un sti-
mulant de haut prix.
Ce que Fromentin surtout enseignait, par la parole
et par l'exemple, c'taient l'amour patient de la
nature, l'admiration pour les matres et la recherche
du style.
Henry Lvy, frapp au cur par la disparition de
celui dont il avait t un des disciples les plus chers,

crivait dans son journal intime, au moment mme o


il apprenait cette mort, une poge mouvante que sa
famille a consenti nous communiquer :

28 aot 1876. Fromentin est mort hier, neuf


heures du matin, la Rochelle. La nouvelle m'en est
parvenue aujourd'hui. C'est une perte grave pour l'Ecole,
irrparable pour ceux qui le connaissaient et qu'il diri-
geait, guidait dans l'art et dans la vie. Je n'en pouvais
intellectuellement faire une plus grande. C'est lui que
je dois la situation que j'ai acquise depuis le jour o
son enseignement a succd pour moi aux leons de
l'Ecole.
Il prenait des lves et en faisait des artistes. Vri-
table nature de matre : lvation de l'esprit, droiture
du cur, abondance des connaissances, savoir profond,
rflchi et senti de toutes les choses du mtier. Une
ardeur communicative qui allumait la flamme et une
bont qui vous rendait meilleur. Toujours d'une con-
versation avec lui on sortait plus peintre et plus homme.
Un matre paternel.
C'est un vide immense qui s'est fait pour nous tous.
Que de choses il nous a apprises ! Combien il nous en
CORRKSIONDANGE KT FRAGMKiNTS LXKDITS 435

aurait appris oncore ! Il s'est couch en pleine flamme.


O irons-nous maintenant dans ces moments d'inqui-
tude, de dcouragement, de dfaillance, alors qu'un
instinct sr guidait nos pas vers la maison de la place
Pigalle? Toujours nous en revenions rassurs, rcon-
forts, guris ou en voie de gurison. Tout est fini, la
voix est teinte, l'il si clairvoyant ferm jamais,
glace la main qui nous recevait la porte do la maison.
Cher matre et ami bien-aim !

Faites de belles choses ! v ce furent les der-


nires paroles que j'entendis de sa bouche.
1865-1876.
Tout le chemin que j'ai parcouru
en ces onze annes, tous les progrs que j'ai faits, c'est
lui, c'est sa direction que je les dois. Quel horizon
il m'ouvrit, surtout partir de 1871, quand il s'occupa
do moi avec plus d'ardeur et de tendresse propos de
cette flrodiade qui a marqu une dcisive volution
dans ma carrire et dans mes ides! Bien souvent,
depuis ce moment, j'eus l'intention de noter ses conseils,
de transcrire ses paroles, et je regrette amrement d^

ne l'avoir point fail.

Il m'enseigna aloi'S jour par joui' la plus belle, la


plus mthodique manire de conduire un tableau depuis
l'bauche jusqu' la touche dernire : enseignement
inapprciable, instrument qui se prte tout, facilitt^

le travail et la si difTicilo ralisation d(^s ides ; mthode


de sagesse savante qui ne fait rien perdre de l'indpen-
dance de l'esprit et le sert en le mnageant, en lui par-
gnant la fatigue et l'effort.
Vrai matre, le seul que j'ait^ l'encontr digne de ce

nom... )*

Tel fut le peintre, tel fut \c giiid' d" la jeunesse


artiste.
43() CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
L'homme priv n'tait pas moins sduisant.
. A travers les souvenirs de ceux qui l'ont connu, c'est-
-dire aim, Eugne Fromentin apparat petit de taille,
maigre, nerveux, de complexion dlicate, ayant con-
serv de ses courses en Algrie je ne sais quoi dans l'as-

pect et dans les attitudes d'un chef arabe des grandes


tentes. 11 avait le front prominent, entirement chauve,
plutt aigu que large, le nez mince et lgrement
recourb. Sa barbe, clair plante, laissait voir un peu

la peau, comme dans certains vieux portraits vni-

tiens. D'une tenue toujours correcte et soigne, il


))

se montrait dans l'ensemble de sa personne souveraine-


ment distingu d'allures. C'tait une nature aristocra-
tique. Il frappait ds le premier abord par l'ardeur
d'intelligence et de vie qu'on surprenait sur son visage.
L'^s Goncourt parlent du joli tonnement de son il
circonflexe . Les yeux formaient, en effet, l'inoubliable
beaut de cette physionomie. Larges, noirs, expressifs,
tantt d'une douceur de velours, des yeux de gazelle,
tantt pleins de feu, dardant un regard net et per-
ant, ils attiraient, ils subjuguaient. La voix, musi-
cale, avait de souples caresses et de vibrantes sono-
rits.
Expansif seulement avec les g?ns qu'il aimait, car
il redoutait de se livrer, habituellement silencieux, d'une
politesse un peu hautaine Fromentin sor-
et distante,
tait par moments de cette apparente froideur pour se
jeter dans la conversation avec une vivacit inattendue.
C'taient alors, jaillissant sous la cendre, des gerbes
de flamme. La verve image et mordante, la fantaisie

de son improvisation, toujours nourrie d'ides, faisaient


de ces causeries un rgal pour ses auditeurs. Nul ne les

a oublies de ceux qu'il runissait dans son grand atelier


de la place Pigalle.
CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INEDITS 43T

Le cadre tait choisi souhait. L'lgante svrit


de rameublement, l'ordre et la tenue qui y rgnaienl,
l'absence presque complte de tableaux et d'tudes du
matre, en faisaient, plutt que le cabinet de travail
d'un peintre, un vritable salon.
Dans le monde, qu'il frquentait volontiers lorsqu'il
en avait le loisir, Eugne Fromentin tait encore le

britlant causeur, loquent par clairs, plus soucieux


des indications d'ensemble que des dtails de premier
plan , fertile en thories esthtiques, et en aperus
ingnieux. On ne se ft jamais lass de l'couter.
Du reste, il aimait passionnment son chez soi, la vie
de famille et de foyer que remplissait un labeur acharn.
Malgr les courts voyages qu'il entreprit, il demeurait
d'esprit sdentaire, afTam de repos autant qu'il tait
enfivr de cration artistique. Une vie intrieure tou-
jours intense ouvrait au fond de lui de vastes solitudes
dont l'accs tait interdit aux profanes.
Fromentin ne fut pas seulement un esprit dlicat et
pntrant, il se rvle nous, travers sa correspon-
dance et la trame de sa vie, comme une me droite, et
un cur chaud. Une sensibilit vibrant au moindri^
souille fut le ressort cach de sa nature. Malgr sa r-
serve, parfois droutante, personne n'eut un jilus haut
degr que lui ce charme indfinissable qui, sur le passage^
d'un homme, ouvre les mains tendues, panouit h's
sourires, conquiert les bonnes volonts. Trs serviabh%
il tait, d'ailleurs, tout dsintressement, tout franchisa.
Son caractre, indpendant, lier, un jxmi ombrageux,
valait son talent.
ArdtMit et sensible, Fartisti^ avait lullrr conli'f les

angoiss(s d( la [)n)dueton ((ui sa saut dbiliMion moins


que son extrme modestie rendaienl parfois int()li'al)l('>.

Dans ces crises de deouragiMuent ((ue miMitionntMil si


438 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
souvent ses lettres, au cours de renfantement doulou-
reux de ses uvres, dont il dtruisit un grand nombre,
il lui arrivait parfois, s'il faut en croire la lgende, de se
rouler sur le plancher de l'atelier en pleurant chaudes
larmes. Les choses ne lui apparaissaient plus alors,
malgr sa mmoire merveilleuse, que confuses, dcolo-
res, sans perspective et sans relief. Il se relevait d'un
bond pour dchirer le papier ou pour crever la toile.
Mais la raison, l'ambition d'atteindre aux sommets de
son art, le rconfort que lui apportaient ses amis et ses
proches, lui rendaient peu peu la claire vision de
l'idal et le courage de monter jusqu' lui.

Bref, avec l'intellectuel, avec le tendre, l'imaginatif


et le voluptueux, vivait en Fromentin un matre d'ar-
deur et de volont. Et cette complexit foncire se
rsolvait la surface visible en un quilibre de vigueur
et de mesure, de richesse et d'unit.
Le jugement qu'en dernire analyse il convient de
porter sur l'homme, le peintre et l'crivain peut se ra-
masser en une courte formule beaucoup de distinction :

dans les manires et dans l'esprit, un il et une m-


moire comme on en rencontre peu, une intelligence vive,
quilibre, de toute porte, l'lvation et la fermet
du caractre, une sensibilit et un got exquis, une
exemplaire probit dans le travail, autant d'nergie
que de souplesse dans la recherche inquite de la per-
fection.
Indulgent aux autres, svre pour lui-mme, Eugne
Fromentin porta haut son art, parce qu' travers
l'humaine fragilit il crut apercevoir, spiritualiste imp-
nitent, un reflet d'essence divine et qu'il aima passion-
nment l'ternelle Beaut.
Il y en eut peu de
est des matres plus puissants, il

mieux organiss. Et quel autre que lui, mort en pleine


CORRESPONDANCE I:T FRAGMENTS INDITS 439

maturit, sut mettre au jour, en mme temps qu'une


uvre crite et peinte doublement originale, la plus
belle de toutes les productions qu'il soit donn l'homme
de crer ; une vie noble, harmonieuse et fconde ?

FIN
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE

Celte bibliographie, qui ne prtend pas tre complte, va jus-


lu'au !*' janvier 1912.

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Se reporter aux journaux divers de Paris, aot-septembre 1876


et surtout septembre-octobre 1905, notamment, pour ces derniers,
le Temps, les Dbats, le Figaro, le Gaulois, V Aurore, V Eclair, la

Libre Parole, \a Presse,\e Rappel


et ou Gaulois du 5 octobre 1903.
TABLE DES MATIERES

AV'ERTISSEMEXT

CHAPITRE PREMIER
LE SUCCS. MARIAGE D'EUGNE FROMENTIN. SON SJOUR EN
PROVENCE. TROISIME VOYAGE EN ALGRIE. UN T DANS
LE SAHARA. UNE ANNE DANS LE SAHEL (1849-1860).
1849.
Lettre Narcisse Bcrchre, 25 janvier 1

Troubles politiques de juin 3


L" Salon de 18'i9.
Fromentin y obtient une deuxime m-
daille (>

i-ttre Mllt^ liilia Bt. Itrmieux, 17 septembre 7


i^'ttro la mme, 5 dcembre 9

1&50. Mme Fromentin mre,


l/'ttre 11 mars 15
j'^ttre M.Fromentin pre, 12 mars 16
j?ltre Mme Fromentin mre, 17 juin 17
i^^ttre la mme, 2 aot 18
j'jttre M. Fromentin pure, aot 19
j.'ttre au mme, 30 octobre 21
j-^ttre Mlle Lilia B Itrmieux, 17 dcembre 21
))
/' Salon de 1850

1S51. Lettre Paul Bataillard, 21 fvrier ^ t

mettre Armand du Mesnil, fvrier 25


^rojet de mariape d'Eugne Fromentin 29
j?ltre Mme Fromentin mre, 10 octobre 30
/lire ;\ M. Frommitin pre. 29 octobre 39
ijttre au mme, l novembre
'i l

j?ltre au mme, 29 dcembre 46


iCttre ;\ M. et Mme Fromentin, 31 dcembre 49
..

446 CORRKSPONDANCh: ET FRAGMENTS INDITS


1852. aux mmes, 6 janvier
Lottre 51
Mariage d'Eugne Fromentin avec Mlle Marie Cavtllet de
Beaumont, 18 mai
Dpart pour Saint-Raphal 53
Eettre Mme du Mesnil et Armand du Mesnil, Saint-Ra-
phal, 30 mai 54
Lettre Armand du M'-snil. Saint-Raphal, juin 56
Lettre au mme, Saint-Raphal, juillet 59
Lettre au mme, Saint-Raphal, aot 60
Lettre Paul Bataillard, Saint-Raphal, 11 septembre.... 62
Lettre Mme Fromentin mre, Saint-Raphal, 22 septembre. 64
Lettre Armand du Mesnil, Saint-Raphal, 8 ortob'^e 67

Troisime voyage en Algrie (novembre 152 octo-


bre 1853).
1653. Lettre Mme Eugne Fromentin, Laghouat, 8 juin. 69
Lettre Armand du Mesnil, Laghouat, juin 73
Lettre Mme Fromentin mre, Blidah, 4 aot 75
Lettre Armand du Mesnil, Blidah, mme jour ; . . . 76
Lettreau mme, Blidah, 29 aot 78
Lettreau mme, Blidah, 9 septembre 81
Fromentin rentre en France. Le Salon de 1853 82

154. Embarras d'argent. Prix de vente de quelques


tabl3aux. tat d'esprit de Fromenlin en 1854. Con-
seils de du M snil 82

156. Un t dans le Sahara parat dans la Revue de Paris,


fm de 1856 86
Lettre Armand du Mesnil, Saint-Maurice, dcembre 86

157. Le Sahara parat en volume, janvier 87


Lettre Armand du Mesnil et Mme du Mesnil, Saint-Mau-
rice, janvier 87
Lettre Thophile Gautier, Saint-Maurice, 23 janvier 90
Lettre au mme, Saint-Maurice, 23 fvrier 91
Fromentin entre en relations pistclaii'cs avec George Sand
(mars) 93
Lettre George Sand, 23 mars 95
Lettre de George Sand Fromentin, 27 mai's 96
Lettre G ^orge Sand, \^^ avril 97
Article de G.^orge Sand sur le Sahara dans la Presse, 8 mai.
Lettres George Sand, 11 et 15 mai 99
Eugne Fromentin et Gustave Moreau.
Le Salon de 1857. . 100
Lettre Armand du Mesnil, Saint-Maurice, printemps 102
Lettre au mme et Mme du Mesnil, Saint-Maurice, 19 mai. 104
Premire publication partielle du Sahel dans V Artiste, (in juil-
let, aot et septembre 107

1858. Lettre M. Gaston Romieux, printemps 108


TABLM DKS MATIKRKS 447

Lattre au mme, peu aprs.


Une anne dans le Sahel parat
dans la Revue des Deux Mondes la fin de 1858.
Lettre
de George Sand Fromentin, 12 dcembre 108
Lettre Gjorge Sand, 15 dcembre 110

159.
L-^ttre de Gsorge Sand Fromentin, 3 fvrier 112
Lettre Thophile Gautier, 10 fvrier 113
Articb de George Sand dans la Presse, 10 mars 113
Lettre G.orgo Sand, 20 fvrier 1 l'i

Lettre de GeorgeSand Fromentin, 24 fvrier 115


Lettre George Sand, 12 mars 117
Une anne dans le Sahel parat en volume (mars). L':'ttre

de Sainte-B^uve Fromentin, 26 mars 110


Lettre M. Gaston Romieux, 29 mars.
I/^ Salon de 1859. 120
Lettre M. Gaston Romieux, avril 121
Premire mdaille et croix de la Lgion d'honneur 12 i
Lettre George Sand, 15 juillet 12*

CHAPITRE II

DOMINIQUE. FRAGMENTS SUR L'ILE DE R. NOTES DE CRITIQUE


d'art. COURT PASSAGE EN ALSACE. I.'GVl'TE. VENISE
(1859-1870).

Premire bauche de Dominique 127


Lettre Armand du Mesnil, Saint-Maurice, sans date 128

1860. Mea-OudaJi, essai dramatique en collaboration avec


Ludovic Halvy 1 29

1861 . lettre Alfred Arago, 22 janvier 130


Ijettre Thophile Gautier, 28 mai 131
Le Salon de 1861 131
Lettre Paul Bataillard, Fontainebl. au. 21 aot 133
Lettre M. Charles Basson, Fontainebl au, 27 aot 13 i

1862.
Dominique est publi dans la Revue des Deux Mondes. 135
Lettre de George Sand ;\ Fromentin, 18 avril 137
Lettre George Sand, 19 avril 139
Lettre de George Sand Fromentin, 24 mai 1 '
I

Lettre George Sand, 25 mai 113


M. Gaston Romieux, 30 mai
I>ettrc 1 4
Mme Eugne Fromentin, Nohanl, 13
Lcttres it 17 juin.... l\l
Note sur b's corrections faire Dominique, d'apr.^ George
Sand 1 ',8
Lettre de G>^orge Sand Fromentin. 18 juin 154
Lettre George Sand, 20 juin 155
Lettre Edmond Schrer, 20 juin 157
1

448 CORRl'SPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS


Expositions V Union artistique et Londres 158
Lettre M. Charles Busson, 23 aot 159
L'fttre G?orge Sand, 9 novembre 161
Etude sur Vile de R, fragments 162

1863. Lettre Gaorge Sand, 9 janvier 170


Dominique para't en volume 171
Lettre Ludovic Halvy, 21 janvier 172
Lettre Goorge Sand, 27 janvier 173
Lettre de G.^orge Sand Fromentin, 28 janvier 174
Lettre de G: orge Sand Fromentin, 14 mars 175
Lettre George Sand, 11 avril 176
Lettre de G;orge Sand Fromentin, 17 avril 178
Le Salon de 1863 179

1864. Articles de Sainte-Beuve sur le Sahara, le Sahel et


Dominique 180
Lettre Sainte-Beuve, 8 fvrier 1 81
Lettre George Sand, 2 mars 1 82
Invitations la Cour 183
lettre Mme Eugne Fromentin, Gompigne, 11 novembre. . 184
Lettre Alexandre Bida, automne 188
Le Programme de critique, en 1864 19t)
Notes de critique d'art indites 191

1865. L- Salon de 1865 196

166. L- Salon de 1866 198


Lettre de George Sand Fromentin, 9 mai 199
Lttre M. Charles Busson, 11 novembre 201
L?ttre Alexandre Bida, 22 novembre 212

1867. Premire mdaille l'Exposition universelle 203


La Bonaparte
brouille avec la princesse Mathilde 203
L-^ttre la princesse Mathilde Bonaparte, 17 aot 205
Candidature de Fromentin l'Acadmie des Beaux-Arts.
Lettre M. Charles Busson, 29 octobre 208
Lettre Mme Eugne Fromentin, novembre 209
Lettre M. Alexandre Couder, 15 novembre 211
Mort du pre d'Eugne Fromentin, fin 1867 211

1868. Lettre M. Alexandre Bida, 6 janvier 21


Lettre Mme Eugne Fromentin, dcembre 1867 213
Lettre M. Albert Mrat, 3 mai 214
Le Salon de 1868.
Centaures et Centauresses 215
Lettre M. Odilon Redon, 15 juillet 217

1869.
Court voyage en Alsace, printemps 218
Le Salon de 1869 218
Lettre M. Charles Busson, 15 juillet 220
.

TABLE DES MATIERES 449

Fromentin promu officier de la Lgion d'honneur 221


Lettre M. Charles Busson, 17 aot 222
Lettre au mme, 6 octobre 223

Voyage en Egypte (9 octobre-6 dcembre) 223


Lettre Mme Eugne Fromentin, Marseille, 9 octobre 224
Lettre la mme, le Caire, 20 octobre 225
Lettre M. Charles Busson, Minih, 24 octobre 227
Lettre Mme Eugne Fromentin, Minih, mme jour 229
Lettre la mme, Thbes-Louqsor. 29 octobre 232
Lettres la mme, Assouan et le Caire, 3, 4 et 13 novembre. ... 234
Lettre la mme, Suez, 21 novembre 235
Lettre ia mme, le Caire, 25 novembre 236
Fromentin rentre en France, 6 dcembre 237

1870. Lettre Alexandre Bida, 21 mai 239


Rapport au nom d'une commission du jury de peinture 240
Lettre Mlle Lilia Beltrmieux, 26 avril 242
Lettre Alfred Arago, mai 244
Notes sur quelques peintres 245
Voyage Venise (juillet) 249
Lettre Armand du Mesnil, Venise, 13 juillet 249

CHAPITRE III

LA GUERRE ET LA COMMUNE.
L'ENSEIGNEMENT DE FROMENTIN
A SES LVES. VOYAGE EN BELGIQUE ET EN HOLLANDE.
LES MAITRES D'AUTREFOIS.
ARTICLE CRITIQUE SUR LE SALON
DE 1876. FROMENTIN SE PRSENTE A L'ACADftHE FRANAISE.
SA MORT (1870-1876).

La guerre dclare.
Retour en France.
Lettre Alexandre
Bida, Saint-Maurice, 19 aot 252
Lettre M. et Mme Charles Busson, Saint-Maurice, l^' sep-
tembre 254
Lettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, 10 septembre. . . 256
Lettre Armand du Mesnil, Saint-Maurice, septembre 258
Lettre au mme, Saint-Maurice, 16 septembre 259
Lettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, 30 septembre 260

1871. Lettre au mme, Saint-Maurice, 6 janvier 263


Lettre M. Ren Billotte, Saint-Maurice, 5 mars 265
Ijettro au mme, Saint-Maurice, 10 mars 268
La Commune clate (18 mars) 269
Lettre M. Ren Billotte, Saint-Maurice, 26 mars 269
Lettre au mme, Saint-Maurice, l" avril. Lettre Armand
du Mesnil, mme jour 271
ii9
450 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS INDITS
Lettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, juin 273
Lettre au mme, Saint-Maurice, juillet 275
Lettre Alexandre Bida, Saint-Maurice, 10 septembre 276
Ivettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, 9 octobre 277
Lettre M. Ferdinand Humbert, Saint-Maurice, 6 septembre. 278
Lettres de M. Ferdinand Humbert Fromentin, 21 septembre
et 7 octobre ^ 283

1872. Le Salon de 1872 283


Lettres M. Charles Busson, 16 octobre et 18 novembre 285

1873. Lettre Meissonier, 22 fvrier 287


Lettre Alexandre Bida, 14 juillet 290
Lettres M. Charles Busson, octobre et 22 dcembre 293

1874. Les ides politiques et religieuses de Fromentin.


Dissentiment avec Paul Bataillard 294
Note sur le rle social de la religion 296
Le Salon de 1874 297
Lettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, 18 septembre 299

1875. Lettre Jules Breton, 3 mai 301

Voyage en Belgique et en Hollande (5 juillet-l^'^ aot).


Note de voyage Bruxelles, 5 juillet.
:
Physionomie de la ville. 303
Lettre Mme Eugne Fromentin, Bruxelles, 6 juillet 305
Lettre la mme, Bruxelles, 1 juillet 308
Note de voyage Bruxelles, 7 juillet.
: Rubens 309
Note de voyage 8 juillet.
:
Rubens et les Primitifs 311
Lettre Mme Eugne Fromentin, Anvers, 10 juillet 313
Notes de voyage Anvers, 11 juillet.
: Les Quais.
Fran-
cken. Martin de Vos 315
Lettre Mme Eugne Fromentin, Anvers, 11 juillet 317
Quelques notes d'album d'Eugne Fromentin sur Coxcie, Otto
Vnius, Bakhuysen, Van der Meer, Van de Velde, Porbus,
Rubens 318
Notes de voyage Anvers, 9 et 10 juillet. Rubens.
: La Mise
en croix et la Descente de croix 319
Note de voyage Anvers, 10
: Rubens. La Com-
juillet.
munion de saint Franois d'Assise 325
Note de voyage Anvers, 11
: Rubens. Le Ma-
juillet.
riage de sainte Catherine 32 7
Note de voyage Anvers, 11
: Van Dyck
juillet. 328
Lettre Mme Eugne Fromentin, Anvers, 12 juillet 329
Note de voyage Anvers, 12
: Lettres Mme Eugne
juillet.
Fromentin, La Haye, 13 et 14 juillet 330
Notes prises en marge du catalogue du muse de La Haye :

Paul Potter. Rembrandt (Leon d'anatomie. Portrait). 332


Notes prises en marge des catalogues des muses de La Haye
TABLE DES MATIERES 451

et d'Amsterdam Jean Steen, Wouwermann, Holbein, Jo-


:

seph Vernet, Murillo, Velasquez 334


Lettre Mme Eugne Fromentin, La Haye, 15 juillet 336
Note de voyage sur Scheveningue 336
Lettres Mme Eugne Fromentin, La Haye, 15 juillet et
16 juillet 340
Lettre la mme, Amsterdam, 16 juillet 342
Lettre Armand du Mesnil, Amsterdam, 17 juillet 344
Lettre Mme Eugne Fromentin, mme jour 346
Note prise en marge du catalogue du muse d'Amsterdam :

Rembrandt {Ronde de nuit) 347


Note de voyage Amsterdam, 17 juillet, mme sujet
: 348
Note de voyage Amsterdam.
:
Rembrandt et Rubens. .. 353
Notes de voyage Amsterdam. :
Rembrandt.
Notes en
marge du catalogue du muse d'Amsterdam: Grard Dow,
Van Eckhout, Cuyp, Terburg, Adrien Van de Velde, Peter de
.'
Hooch 355
Lettre Mme Eugne Fromentin, Amsterdam, Adrien Van de
Velde, 18 juillet 358
Note de voyage : Amsterdam, 18 juillet Sur la manire dans
:

les arts. Lettre Mme Eugne Fromentin, Amsterdam,


19 juillet 359
Lettre la mme, Amsterdam, 20 juillet 361
Note de voyage, Harlem, 20 juillet.
Ruysdal, Van de
Velde, Franz Hais et Manet 363
Lettre Mme Eugne Fromentin, 21 juillet.
Lettre
Mme Alexandre Billotte, Gand, 22 juillet 364
Notes de voyage Bruges, 24 juillet.
:
Rubens, Memling,
Van der Meer, Porbus, J. Van Eyck 366
Lettre Mme Eugne Fromentin, Gand, 25 juillet 368
Notes (le voyage Gand. J. Van Eyck.
:
Bruges. Memling
{Le Mariage de sainte Catherine.
La Chsse de sainte
Ursule).
Sur la socit flamande au quinzime sicle.
Les portraits de Memling 369
Lettres Mme Eugne Fromentin, Gand, 25-26 juillet, et
Bruxelles, 27 et 28 juillet 375
Lettre M. Charles Busson, Bruxelles, 30 juillet 379
Fragments destins aux Matres d'autrefois : l'cole hollan-
daise 381
La nature hollandaise 387
Le ralisme 388
Lettre M. Charles Busson, Saint-Maurice, aot ou septembre 392
I^cttre i\ Armand du Mesnil, Saint-Maurice, septembre 394
Lettre M*** sur Dominique. Saint-Maurice, octobre 396
Lettre M. Charles Busson. Saint-Maurice, 5 novembre 396
Lettre Armand du Mesnil, Saint-Maurice. 16 novembre. .. 397
Lettre M. Charles Busson. tlcembre 398
.

452 CORRESPONDANCE ET FRAGMENTS. INEDITS


Lettres Armand du Mesnil, dcembre 1875 janvier 1876 400

1876.
Les Matres d'autrefois paraissent dans la Revue des
Deux Mondes (l^^ janvier-15 mars) 400
Lettre de Gustave Flaubert Eugne Fromentin, juillet.... 402
Le Salon de 1876 403
Compte rendu de ce Salon par Eugne Fromentin 404
Eugne Fromentin se prsente l'Acadmie franaise, juin.. . 412
Lettre M. Caro, 2 juin 413
Lettre au mme, 9 juin 415
Lettre M. le comte de Falloux, mme jour 416
Lettre Maurice Sand, mme jour 417
Lettre Armand du Mesnil, Vichy, juillet 418
Lettre d'Armand du Mesnil Fromentin, mme mois 419
Lettre d'Armand du Mesnil Fromentin et rponse de Fro-
mentin, mme mois 420
Lettre Armand du Mesnil, Vichy, 21 juillet 421
Lettre Alexandre Bida, Vichy, 20 juillet , . . 422
Lettre Alfred Arago, Vichy, 23 juillet 423
Lettre Alexandre Protais, Paris, aot 424
Fromentin rentre Saint-Maurice le 19 aot. Sa mort, le

27 aot 425

CHAPITRE IV

QUELQUES MOTS DE L'HOMME ET DU PEINTRE

La dernire manire de peindre d'Eugne Fromentin 427


Son rle dans les jurys des expositions 430
Son enseignement d'atelier il forme des lves
; 431
Notes indites d'Henry Lvy sur son matre 434
Portrait physique et moral d'Eugne Fromentin 435

BlBLlOUKAriIlE 441

Table des matires 445


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