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À ALFRED LE POITTEVIN

 

 [Marseille, 15 avril 1845.]

Marseille – mardi soir 15 – 10 heures –

 

Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté d’affranchissement de repos et tu te figureras moi t’écrivant. plus je vais et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer aux joies de famille, de m’échauffer pr ce qui enthousiasme, & de me faire rougir à ce qui indigne – Je m’efforce tant que je peux à cacher le sanctuaire de mon âme ; peine inutile ! hélas ! les rayons percent au-dehors, et décèlent le Dieu intérieur – J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface. – il y a des gens il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visagePar tout ce que tu as de plus sacré si tu as qq chose de sacré, par le vrai et par le gd, ô cher & tendre Alfred, je t’en conjure au nom du ciel au nom de moi-même – ne voyage avec personne ! avec personne ! – Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes, la Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius, etc. et je n’ai rien vu de tout cela, parce que je n’étais pas seul ; je n’étais pas libre – Voilà deux fois donc que je vois la Méditerranée en épicier ! La 3e sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très content de mon voyage & toujours d’un caractère fort jovial, ce qui peut faciliter mon établissement si j’ai envie de m’établir.

Nous sommes descendus la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon – et de Lyon le Rhône jusqu’à Avignon. Il n’y a rien de triste comme les boules que l’on voit là – Toutes mes mélancolies s’y réveillent – te souv rappelles-tu notre retour des Andelys à Rouen et la singulière atmosphère qu’il y avait autour de nous deux – je n’ai pas touché, à Fourvières, les os des martyrs, parce que je ne savais pas qu’il y en eût – Mais, au confluent des 2 fleuves, sur le pont – j’ai regardé l’eau couler en pensant à toi – sans savoir que tu le désirais comme tu me le mandes par la lettre que j’ai reçue ce matin ; tantôt en long me promenant le long des flots je me suis récité le « mais bientôt bondissant d’une joie insensée » & la pièce de « la jeune fille ». J’ai encore pensé à toi aux Arènes de Nimes & sous les arcades du pont du Gard, c’est-à-dire qu’en ces endroits-là je t’ai désiré avec un étrange appétit : car, loin  d’ l’un de l’autre il y a en nous comme qq chose d’errant, de vague, d’incomplet.

J’irai à Nice – Je m’informerai du cimetière où est Germain et j’irai voir sa tombe.

J’ai revu les Arènes que j’avais vues pr la 1ère fois il y a 5 ans – Qu’ai-je fait depuis ; (ce qui peut s’écrire tout aussi bien avec accent point d’exclamation qu qu’avec un point d’interrogation) – J’ai revu mon figuier sauvage poussé dans les assises du Velarium, mais sec, sans feuilles sans murmures ; – je suis monté sur jusque sur les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi & battu des mains et puis il a fallu quitter tout cela – Quand on commence à s’identifier avec la nature ou avec l’histoire on en est arraché tout à coup de façon à vous faire saigner les entrailles – En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois charrettes de Bohémiens – à Arles, j’ai été le soir avec Hamard au café de la Rotonde et j’ai payé un verre de kirsch à un sergent. Sens-tu combien c’est beau ! J’ai examiné toutes les fillettes. J’en ai vu d’exquises – surtout deux. le dimanche j’ai été à la messe pr les examiner plus à loisir. J’en ai vu une surtout – une pâle & maigre qui était d’une humidité chaudeJe me suis promené sur le théâtre, dans les arènes – J’ai causé avec une garce du boxon qui est en face le théâtre, en face ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Bacchides où Ballio & Labrax ont éjaculé leurs injures & inructé leurs ordures obscénités. Je ne m suis pas monté dans les appartements. Je ne voulais pas sortir de la poésie – (à Avignon mêmement j’avais causé dans la rue avec ces dames) – Je te raconterai lon tout cela plus tard quand tu le voudras.

À Marseille je n’ai pas retrouvé cette excellente tétonnière qui m’y a fait goûter de si doux quarts d’heure. j elles ne tiennent plus l’hôtel Richelieu – j’ai passé devant – j’ai vu les marches & la porte – Les volets sont fermés ; l’hôtel est abandonné – à peine si j’ai pu le reconnaître – n’est-ce pas un symbole – qu’il y a de temps déjà que mon cœur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide & sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu plus de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où elle loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pr tout ce qui n’est pas l’art : l’âpreté. – et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à vouloir revenir sur mon passé cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à fouiller jusqu’aux dernières vases. – mets-toi par la pensée à ma place et tu verras ce qui m’est advenu depuis hier – cet après-midi je suis retourné dans une boutique où j’ai acheté autrefois des babouches & des pipes turques – Le père Cauvière a dîné ici tout à l’heure – la dernière fois que j’avais dîné avec lui, je suis rentré à l’hôtel (c’était la dernière nuit) et j’y ai tiré 4 coups – Aujourd’hui je t’écris cette lettre, ce qui est supérieur...

Je ne lis rien, je n’écris rien – je ne pense pas davantage. Ma santé est de même – mon estomac est excellent & mon appétit devient surprenant

Écris-moi à Gênes, ou donne tes lettres à Achille ; comme il te fera plaisir –

Soigne bien ton roman. Je n’approuve pas cette idée d’une seconde partie – pendant que tu es en train épuise le sujet – Condense-le  en sauf en une seule – Sauf meilleur avis, je crois que c’est là le bon.

Adieu, cher et gd homme, dimidium animae meae.Gve Flaubert 

Tu me demandes des nouvelles de Du Camp – Il est revenu à Paris – je l’ai vu – il viendra cet été à Croisset – Quand pars-tu pr Vichy ?

 

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