Victoria au château d’Eu

Dans l’histoire des échanges diplomatiques entre la France et le Royaume-Uni, on se souvient surtout des brillantes visites d’État au temps du Second Empire. La reine Victoria et son dearest Albert avaient noué une relation privilégiée avec Napoléon III et l’impératrice Eugénie. On oublie parfois que la souveraine britannique avait également été l’amie de Louis-Philippe, au cours du règne précédent. Elle était même venue lui rendre visite, à deux reprises, dans son petit château normand. Pour évoquer les séjours de la reine Victoria au château d’Eu, nous avons le plaisir de nous entretenir avec Alban Duparc, directeur du musée Louis-Philippe.

Musée Louis-Philippe – Château d’Eu

Le 2 septembre 1843, la reine Victoria arrive au Tréport, à bord du yacht Victoria & Albert. Quel est le contexte géopolitique de cette visite au roi des Français ?
Le contexte géopolitique est assez tendu. La France demeure relativement isolée diplomatiquement. Notre pays fait encore peur après l’époque révolutionnaire et le Premier Empire. Le fait que Louis-Philippe soit arrivé au pouvoir suite à une révolution, celle de 1830, n’arrange rien.

Pendant la Révolution et l’Empire, les Orléans ont vécu de nombreuses années d’exil au Royaume-Uni. Quelles sont les liens passés et présents (en 1843) entre les deux familles royales ?
Comme vous l’indiquez, les Orléans, et tout particulièrement Louis-Philippe, connaissent bien l’Angleterre. Ce dernier y a vécu de 1800 à 1807, puis avec sa famille, de 1815 à 1817. L’Angleterre l’a beaucoup aidé durant les près de vingt années de son exil. Avant de revenir en Europe, en 1800, Louis-Philippe a fait la connaissance à Halifax [ndlr : en Nouvelle-Ecosse, c’est-à-dire au Canada] du duc de Kent, frère du roi George IV et père de la reine Victoria. Lorsque le futur roi des Français séjourne dans le royaume des Deux-Siciles où il se marie en 1809, il est pensionné par l’Angleterre.

Une troisième famille royale intervient, celle du tout nouveau royaume de Belgique. En quoi est-elle concernée ?
Léopold de Saxe-Cobourg, le premier roi des Belges, se marie en 1832 avec Louise d’Orléans, la fille aînée de Louis-Philippe et de Marie-Amélie. Le souverain belge est également l’oncle de la reine Victoria.
Les unions entre les Saxe-Cobourg et la famille royale française vont se multiplier. Une nièce de Leopold Ier, Victoire de Saxe-Cobourg, se marie avec le deuxième fils de Louis-Philippe et de Marie-Amélie en 1840. Les deux autres filles du couple royal français vont se marier avec des neveux du roi des Belges : Marie en 1837 avec Alexandre de Wurtemberg, Clémentine en 1843 avec Auguste de Saxe-Cobourg, le frère de la princesse Victoire.
Les liens entre les deux monarchies constitutionnelles, la France et la Belgique, sont par conséquent très forts et elles s’aident mutuellement afin de casser la méfiance des autres monarchies européennes. Léopold Ier est d’une aide précieuse dans ce cadre. Depuis un premier mariage avec la princesse Charlotte de Galles, fille unique de George IV, décédée en 1817, ce prince est resté très proche de l’Angleterre, qui l’a d’ailleurs aidé à monter sur le trône belge. Cette position en fait le trait d’union idéal entre les familles royales anglaise et française.

Victoria séjourne au château d’Eu du 2 au 7 septembre 1843. Qui participe à cette rencontre au sommet ?
La reine Victoria vient naturellement avec son époux le prince Albert. La reine est également accompagnée de lord Aberdeen, ministre des affaires étrangères, de lord Liverpool, grand maître de sa maison. Sa dame d’honneur, lady Canning fait également partie du voyage (elle laissera d’ailleurs de belles aquarelles illustrant son séjour à Eu), ainsi que miss Liddel, sa demoiselle d’honneur. Du côté français, une grande partie de la famille royale est présente. On peut citer pêle-mêle et sans être exhaustif, au-delà de Louis-Philippe et de son épouse, le prince de Joinville, le duc d’Aumale, la princesse Clémentine, le duc de Montpensier, Madame Adélaïde, sœur du roi, et la duchesse d’Orléans. Si Léopold Ier n’est pas là, la reine Louise, également très engagée dans la mise à plat des relations franco-anglaises, a fait le voyage jusqu’à Eu.
Plusieurs ministres sont également dépêchés avec, bien sûr, Guizot, ministre des affaires étrangères et tête pensante du gouvernement, mais aussi l’amiral de Mackau, ministre de la Marine, et Lacave-Laplagne, ministre des finances. Le corps diplomatique n’est pas en reste. Lord Cowley, ambassadeur anglais à Paris et son homologue français à Londres, Saint-Aulaire, séjournent également à Eu.

On dit que c’est pendant ces cinq jours qu’a été forgée la fameuse Entente Cordiale. Qu’en est-il ?
Cette rencontre diplomatique visait à aplanir plusieurs difficultés qui étaient apparues les années précédentes. Elles étaient principalement liées à deux choses, le droit de visite et la question des mariages espagnols. Dans le premier cas, il s’agissait pour chaque puissance maritime d’autoriser ses homologues à contrôler ses navires afin d’éviter l’activité des négriers. Au regard de la prédominance de l’Angleterre sur les mers, cette question avait suscité de vifs débats en France. La deuxième question était liée au mariage d’Isabelle II d’Espagne. Le prétendant, qu’il soit un « candidat » soutenu par la France ou l’Angleterre, risquait d’avoir un poids certain sur la politique diplomatique de l’Espagne. Les accords trouvés à Eu sur ces différents points demeurèrent le plus généralement oraux. Ainsi, le retour au ministère des affaires étrangères de Palmerston en Angleterre changea radicalement la donne.

Du côté des réjouissances, qu’est-ce qui était prévu pour la reine et son entourage ?
Le premier soir, une illumination de la collégiale d’Eu est organisée. Le reste du séjour est consacré à des balades, notamment en forêt, durant lesquelles sont organisées des collations, et à des dîners. Un grand concert est organisé dans la grande salle d’apparat, la galerie de Guise, mais on joue également des pièces de théâtre. Louis-Philippe fait aussi visiter à la reine Victoria la collégiale et sa crypte. La restauration de cette dernière avait été en grande partie financée par le roi des Français. Le prince Albert est, quant à lui, invité à suivre plusieurs manœuvres militaires.

Y a-t-il eu des échanges de cadeaux, comme pour toute rencontre diplomatique ?
Cette rencontre a bien sûr été l’occasion d’échanges de cadeaux. On peut notamment citer, du côté du roi, deux remarquables tapisseries (La chasse de Méléagre et La mort de Méléagre), ainsi qu’un très beau coffret issu des ateliers de Sèvres ayant pour thème « la toilette des femmes dans les différentes parties du monde ». Louis-Philippe fera également parvenir à la reine Victoria un album-souvenir composé d’aquarelles évoquant les intérieurs du château d’Eu. Chacune des dames d’honneur de la reine Victoria et des hauts personnages de son entourage reçoivent en cadeau des porcelaines et des ivoires.
Victoria, quant à elle, offre un vase d’or et d’argent représentant saint Georges terrassant le dragon. Elle donne 25 000 francs pour les gens de service et des diamants en bague et en épingle pour les personnes qu’elle a pu côtoyer lors de son séjour eudois.

Après le départ des Britanniques, Louis-Philippe fait aménager une galerie Victoria au château. Que contenait-elle ? Existe-t-elle encore ?
La galerie Victoria abritait une trentaine de tableaux retraçant les grands épisodes de l’Entente Cordiale. Louis-Philippe avait fait appel à des artistes comme Winterhalter, Isabey, Morel-Fatio ou Eugène Lami. La galerie n’existe malheureusement plus. Elle a été détruite dans les années 1870 à l’occasion de travaux de rénovation du château.

En 1844, le roi des Français fait une visite à Windsor et, en 1845, Victoria revient au château d’Eu. Quel est, cette fois, le programme réservé à la souveraine ?
Ce programme est un peu moins connu, car la visite se fait de manière un peu plus précipitée que la première fois. Les moments les plus marquants en sont sans doute la visite de la galerie Victoria en cours d’achèvement et le moment passé sous une grande tente plantée dans le parc, où fut joué l’opéra Richard Cœur de Lion de Grétry.

L’amitié entre les souverains va-t-elle perdurer au cours des années suivantes, notamment après l’abdication de Louis-Philippe et son nouvel exil au Royaume-Uni ?
Oui, la reine Victoria restera attachée à Louis-Philippe et Marie-Amélie. Comme vous le soulignez, le Royaume-Uni sera le refuge de la famille d’Orléans après 1848. Louis-Philippe et sa famille séjournent à Claremont, une résidence appartenant aux biens de la couronne anglaise mais laissée à Léopold Ier de Belgique du fait de son premier mariage avec la princesse Charlotte. Louis-Philippe y décède en 1850 et le gouvernement anglais laissera tranquillement y vivre Marie-Amélie jusqu’en 1866, année de sa mort.

Il est de tradition d’achever nos portraits avec trois illustrations. Qu’avez-vous choisi pour nos lecteurs et pourquoi ?

© Musée Louis-Philippe – Château d’Eu

J’ai appuyé mon choix sur les collections conservées au sein du Musée Louis-Philippe. La première est un dépôt du département des peintures du Louvre fait à notre musée. Il s’agit d’un projet décoratif évoquant l’Entente Cordiale par le peintre Pruvost-Dumarchais. Il résume l’événement en quelques images marquantes : les portraits des souverains, les châteaux d’Eu et de Windsor, quelques scènes de balades…

© La Fabrique de patrimoines en Normandie / A.Cazin & G.Debout / CC by-nc-sa

Mon deuxième choix est une œuvre d’Isabey : L’arrivée de la reine Victoria au Tréport en 1845. C’est une acquisition de la ville d’Eu (le musée Louis-Philippe est municipal) avec l’aide de l’État, de la Région Normandie et de l’association des Amis du musée Louis-Philippe. Elle a été acquise lors d’une vente de la famille d’Orléans en 2015. C’est important pour nous de pouvoir récupérer des œuvres avec un tel « pedigree » avec un montage financier qui démontre une belle synergie et l’effort de différents partenaires unis afin de faire vivre notre musée.
Ce tableau montre une scène qui pourrait paraître officielle, l’arrivée d’un souverain étranger sur le sol français. Seulement, le navire anglais ayant raté la marée et se trouvant ainsi trop éloigné du rivage, la reine Victoria doit être amenée sur la plage dans un simple canot puis dans une cabine de plage (celle-ci était montée sur roues à l’époque). J’aime ce mélange d’image officielle et de ce qui fait l’identité de notre territoire : la plage, les falaises et la place laissée au ciel. Le tableau était destiné à la galerie Victoria mais, commandé en 1847, Isabey ne l’acheva pas suite à l’abdication de Louis-Philippe. C’est une belle métaphore de 1848 …

© Musée Louis-Philippe – Château d’Eu

Enfin, la dernière illustration est une lettre de la reine Victoria. Cette lettre évoque les derniers moments du séjour de Louis-Philippe en Angleterre en 1844. Ce dernier, pour rentrer en France, devait embarquer à Gosport, afin de rejoindre le Tréport. Les conditions climatiques exécrables le forcèrent à modifier son itinéraire. Il se rendit finalement à Douvres, plus proche des côtes françaises, pour rejoindre de l’autre côté de la Manche, Calais. Dans cette lettre adressée à Marie-Amélie, la reine d’Angleterre s’inquiète des conditions de voyage de Louis-Philippe. Elle nous paraît un beau témoignage des liens d’affection qui existaient entre les deux familles royales.