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Rimbaud, la « liberté libre »

« Le Bateau ivre », édition ornée de deux dessins du poète
« Le Bateau ivre », édition ornée de deux dessins du poète

Bibliothèque nationale de France

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« Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre », avoue Rimbaud à Georges Izambard dans une lettre du 2 novembre. Liberté libre ? Un thème qui traverse l’œuvre et la vie de Rimbaud.

Liberté individuelle, liberté collective

Pourquoi parler de « liberté libre » ? Car elle s’oppose à la liberté sous conditions, imposée par la société ou la mère du poète. Elle est d’abord intellectuelle chez Rimbaud, qui fait preuve dès ses poèmes latins et ses exercices scolaires d’une effronterie inouïe, ce qui constitue une première forme d’indépendance envers toute forme d’institution. 

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté

Arthur Rimbaud, « Ophélie », 1870

La poésie se lie plus tard à la marche, à la fugue : le corps devient un mode de connaissance et le lieu des expérimentations. 

Cette liberté revendiquée est également anticléricale, politique et sociale : le poète se dresse en opposant intransigeant de l’Église et du Second Empire, comme en défenseur des pauvres et des prostituées. La « liberté libre » conquiert ainsi une dimension collective. 

L’heure de l’engagement

« Le Bateau ivre », édition ornée de deux dessins du poète
« Le Bateau ivre », édition ornée de deux dessins du poète |

Bibliothèque nationale de France

La Commune est l’un des moments décisifs de la vie de Rimbaud et l’un des grands drames de sa vie : pour cet adolescent de dix-sept ans, l’espoir est pour ainsi dire mort-né. 

Et dès lors je me suis baigné dans le poème
De la mer, infusé d’astres et latescent 

Arthur Rimbaud, « le Bateau ivre », 1871

Avant la désillusion liée à la Semaine sanglante, Rimbaud va tenter de lier poétique et politique à travers la méthode du  « voyant ». Elle consiste en un dérèglement des sens, afin de se libérer des jougs existants, pour rendre possible l’avenir. La fonction du poète est réaffirmée et amplifiée en tant que « multiplicateur de progrès », non pas dans la vision pure, mais dans une projection qui se veut « matérialiste ». 

Les poèmes de l’année 1871 ne sont pas de pures illustrations de cette théorie, mais ils se caractérisent par la radicalité de leurs dénonciations et de leurs expérimentations. Celles-ci survivront à l’échec de la Commune à travers la participation du poète à l’Album zutique et avec une dérision accrue.

Penser le monde

La rencontre avec Verlaine en septembre 1871 fut décisive. Rimbaud inaugure une nouvelle manière à une époque où Verlaine commence les Romances sans paroles. Ces vers de 1872, voire de 1873, poursuivent toujours une éthique de la libération, avec un questionnement plus inquiet, en sourdine. 

Que faut-il à l'homme ? boire.

Arthur Rimbaud, « Comédie de la soif », 1872

Il ne faut pas en effet sous-estimer l’intensité de la quête rimbaldienne : l’envol est chez lui le résultat d’une extrême tension. Les thèmes de la soif et de la faim permettent de conclure à une véritable malédiction : le poète ne peut s’alimenter à la hauteur de son désir.

L’enfer

Rimbaud connaît alors à la fois un épuisement et une exaspération. Sa pratique du vers est arrivée à ses limites et sa carrière littéraire est en berne. Une double nécessité d’expression et d’ambition le mène donc résolument vers la prose. Elle est aussi la conséquence d’une lucidité. Cherchant sous toutes ses formes la « liberté libre », que ce soit dans l’affrontement des obstacles ou par l’étiolement dans le presque-rien, Rimbaud ne peut faire barrage au retour des catégories honnies, en particulier celles issues du christianisme. 

J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.

Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en Enfer, 1873

Une saison en enfer est un combat contre les représentations, dont la force de résistance avait été sous-estimée par le voyant, et qui font retour en dépit de la considérable quantité d’énergie mise en jeu par le poète pour s’en libérer. Ces images sont désormais considérées comme des mensonges qui prennent la place du réel et en constituent les doubles fantomatiques. 

Illustration de Une saison en Enfer
Illustration de Une saison en Enfer |

Bibliothèque nationale de France

Rimbaud va donc tout rejouer en une seule fois, en une seule œuvre. Toute l’expérience du voyant est donc convoquée – y compris les vers – pour être soldée, mais Une saison en enfer ne constitue pas qu’une palinodie, elle est l’occasion de se replonger et de reformuler une série d’expériences et d’inventer paradoxalement du nouveau. La fin de l’enfer est donc incertaine, même après l’« Adieu » qui clôt le livre.

Un nouveau paradis ?

La fin d’Une saison en enfer est au moins suffisamment optimiste pour permettre le lancement d’un nouvel ensemble qui a pour titre Les Illuminations. Celui-ci énonce à nouveau l’ambition du poète : il s’agit donc d’avoir le même impact littéraire, sinon historique, que Les Méditations poétiques d’Alphonse de Lamartine ou Les Contemplations de Victor Hugo. 

J’ai embrassé l’aube d’été.

Arthur Rimbaud, « Aube », Illuminations, 1873-1875

Au sein de l’œuvre, une inversion semble avoir lieu, de l’enfer au paradis. Ce manichéisme ne résume pas le recueil, mais il est clair que Rimbaud est mû par le souci de renouveler et même de refonder le poème en prose, de développer des thèmes déjà abordés (le progrès, la ville, l’amour) et de dégager une pensée poétique et éthique. 

Les textes prennent notamment la forme de l’allégorie (« Après le Déluge »), de l’apologue (« Conte ») et de la proposition philosophique (« Génie »), tout en abordant des épisodes de la vie de Rimbaud savamment transposés, comme son enfance ou sa relation avec Verlaine. La discontinuité de certains poèmes ne doit pas faire oublier la permanence et la solidité de la réflexion rimbaldienne.
 

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