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Michel de Certeau · DR
Michel de Certeau · DR
Dans le même numéro

Quand l’institution pourrit

La réflexion de Michel de Certeau sur la pourriture des institutions, qui s’inspire de la pratique de l’aveu sous la torture, éclaire aujourd’hui la question de la pédophilie dans l’Église catholique. Quelle que soit la violence exercée par le pouvoir, il subsiste toujours un reste d’altérité qui permet de résister à l’institution.

En 1977, Michel de Certeau publie dans la revue Action poétique un article au titre surprenant : « L’institution de la pourriture1 ». Dirigé par Élisabeth Roudinesco et intitulé Autour de la psychanalyse, ce numéro, au style très « post-68 », réunit pêle-mêle, ou plutôt dans un savant mélange, une quarantaine de textes, très divers sur la forme et le fond. Dans sa présentation, Élisabeth Roudinesco suggère explicitement (en s’inspirant d’Un destin si funeste de François Roustang) que la théorie de l’inconscient de Freud s’est institutionnalisée « dans le discours d’un maître qui se prend pour le créateur de sa découverte, pour l’auteur de son œuvre et pour le père de ses disciples ».

Il aurait fabriqué « une école à son image, et cette école ressemble aux appareils de l’idéologie dominante ; elle ressemble à l’école, à la médecine, à l’asile, à la prison, au tribunal, à toutes ces “instances” qui rapportent à l’unité d’un moi imaginaire la nature dialectique du sujet divisé. Il risque de s’y passer ce qui se passe ailleurs : répression, ordre, pourriture, perte d’identité ». C’est donc l’institution – en fait : les grandes institutions de la société – qui est ramenée ici à de la « pourriture », le mot employé par Michel de Certeau dans le titre de son article. Un peu plus loin, le « renversement » de l’intitulé de cet article (« l’institution de la pourriture » au lieu de l’attendu « pourriture de l’institution ») est rapporté au terrorisme, qualifié de « prophétisme de notre temps » (c’est alors celui de la bande à Baader en Allemagne et celui des Palestiniens) et censé exprimer « quelque chose qui a trait au corps propre de chacun, à l’intérieur, au cloaque, à la tripe, à la merde, à ce que Schreber appelle “Luder (charogne)2  ».

Pourriture, torture, institution

Le rapprochement entre l’intérieur de notre corps singulier (image de la pourriture institutionnelle) et le terrorisme (comme son antidote prophétique) est osé, mais ce n’est pas ici le lieu de le discuter. Je voulais seulement mettre d’emblée en exergue la diversité des institutions susceptibles de s’accompagner du mot « pourriture ».

En présentant le texte repris dans la collection « Folio essais », Luce Giard rappelle a contrario qu’il s’agissait d’abord, avant sa publication dans Action poétique, d’une intervention lors d’une réunion aux journées annuelles de l’École de la cause freudienne à Lille, et qu’elle se référait à un travail en cours, resté inachevé et inédit, sur la torture. Mais ceci explique peut-être cela : le texte, qui transcrit une parole d’abord orale, donne aussi une impression d’inachevé. Si les tenants, les fonctions et les aboutissements de la torture bénéficient d’une description incisive, nette, la nature du pouvoir de l’institution qui la pratique n’est pas clairement définie3, elle reste flottante ou plurielle, comme chez Michel Foucault, dont Surveiller et punir est paru en 1975 – donc deux ans avant la présentation aux journées de l’École de la cause freudienne – et qui est peut-être l’interlocuteur invisible de « L’institution de la pourriture ».

De fait, la pratique de la torture pour obtenir l’aveu ou l’adhésion au bourreau est bien, dans ses analogies très étranges avec ce que produit sur les esprits et les corps l’expérience mystique, le thème principal de ce texte : « La torture cherche à produire l’acceptation d’un discours d’État, par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut finalement obtenir de sa victime en la torturant, c’est la réduire à n’être que ça, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer4. » Certeau décrit longuement les facettes complexes de cette opération sordide qu’est l’aveu sous la torture, à la fois pour l’institution qui la met en place et pour la victime qui la subit. L’institution en effet ne tolère ni l’étranger ni le rebelle, car ils attribuent « à un discours – politique (un projet révolutionnaire), religieux (une visée réformiste), voire analytique (une parole “libre”) » le pouvoir de la changer et de la refaire, ce qui est intolérable pour elle. L’historien Pierre-Antoine Fabre, dont le père a été torturé au Chili, s’en est tenu, en citant Certeau, à l’insistance sur la torture dans une institution clairement énoncée : une dictature militaire5.

Néanmoins, Certeau ouvre lui-même à la question d’autres institutions en suggérant des « alliances cachées entre la mystique et la torture » ou encore entre la mystique et la psychanalyse lacanienne, des liens et des analogies dont il reconnaît qu’elles forment un « cadre fragile ». Il souligne par exemple le lien entre les Églises ressenties comme « corrompues » par les mystiques entre les xive et xviie siècles et le « malaise de la civilisation » diagnostiqué au xxe siècle par la psychanalyse – tout en indiquant que c’est un « horizon de questions ». Il y a cependant une hésitation, me semble-t-il, sur l’« institution de la pourriture » en matière mystique : est-ce l’Église (qui contrôle, emprisonne, élimine ces « dissidents ») ou la « science mystique » elle-même, comme Certeau le suggère explicitement : « Chez les mystiques, un souhait de perdre vise à la fois le langage religieux où se trace leur marche et le tracé même de leur itinéraire. Leurs voyages détruisent à mesure les chemins qu’ils créent. Ou plus exactement, c’est cheminer, et c’est vouloir perdre le paysage et la route. La mystique joue comme un procès évanouissant les objets de sens, à commencer par Dieu même6 » ?

Les commentaires ultérieurs de son texte iront dans les deux sens : les uns visent l’institution politique, totalitaire, policière ou autre, qui pratique la torture ou fait souffrir de multiples façons pour imposer « sa » vérité à des torturés qu’elle « pourrit » à leur tour ; les autres élargissent l’état de pourriture à l’institution au sens courant – à toutes celles dont nous sommes partie prenante ou tributaires à un titre ou un autre dans le cadre de la culture politique moderne. Ainsi, Claude Rabant, psychanalyste et lecteur attentif de Lacan et Certeau, étend d’emblée le spectre des interprétations possibles de la torture (et de la pourriture) : « L’analyse que Certeau fait de la torture vaut pour toute institution, puisqu’il affirme que ce mot de “Luder” est l’essence même de toute institution. L’institution dit au sujet : Tu es cela et tu n’es que cela : “Pourriture”. La question que Certeau pose à partir de là provient aussi de sa lecture de Michel Foucault : à partir de quoi le sujet est-il capable de résister ? Quel est le ressort de sa résistance ? Ou bien le sujet se laisse nier, écraser, anéantir, acceptant de s’identifier à cette pourriture, à ce déchet, ou bien il adopte une attitude perverse : il sait qu’il est une pourriture et en tire profit en étant couvert par l’institution. La perversion consiste à tirer profit d’être une pourriture dans une institution qui tire elle-même sa loi de la pourriture ; la victime étant là pour incarner le fait que les bourreaux ou les pourris savent bien qu’ils sont des pourris, mais ne veulent pas le dire. Entre ces deux possibilités, être la victime de l’institution, ou être le pourri qui en tire sa jouissance, quelle place y a-t-il7 ? »

Dans ces lignes qui résument en clair le propos plus obscur de Certeau sur la torture comme « essence » de toute institution, Claude Rabant ne va-t-il pas, malgré son côté séduisant, trop loin ? Il existe en effet de multiples modèles d’institutions et de multiples gradations dans les tourments qu’elles infligent : manque de reconnaissance, mise au placard ou à l’écart des responsabilités, mépris, exploitation économique, déni de compétence, licenciement abusif… Dans un livre paru la même année (1977), Gilles Deleuze exprimait, en le réinterprétant dans son propre système, un jugement assez proche : « Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. […] Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes8. »

« L’institution de la pourriture » peut aller du plus extrême dans l’avilissement (la torture pour raison d’État) à des formes institutionnelles de domination (et de soumission) plus « modérées », à des appartenances institutionnelles avec des violences « ordinaires », pour ainsi dire, où s’exerce aussi un pouvoir réel sur les corps et les esprits. Peut-on identifier des institutions moins contraignantes ou moins avilissantes, dans le principe, pour leurs sujets, voire des institutions régies clairement par des normes juridiques, avec les États de non-droit (totalitaires, dictatoriaux…) ou les institutions qui font un usage systématique de la torture ? Dans les États démocratiques dignes de ce nom, les excès de pouvoir sont encadrés par la loi. On arguera certes, non sans raison, que davantage que l’identification des institutions, importe aujourd’hui le sentiment de souffrance des victimes : les institutions sont invitées à faire valoir la parole des victimes comme une parole essentielle, qui doit être entendue. Des deux possibilités qu’envisage Claude Rabant, seule la première – être la victime de l’institution – paraît légitime, tandis que la seconde – être le pourri qui en tire sa jouissance – suscite l’indignation9.

Si l’on admet que ces institutions courantes sont, elles aussi, par définition, ou par vocation, des institutions de la pourriture, comment sont-elles « pourries » (corrompues, dévoyées, médiocres…) ? Et comment fait-on pour (s’)en sortir ?

« Il y a de l’autre »

Pour répondre à cette dernière question, Michel de Certeau donne une indication : « Il y a de l’autre. » De savoir qu’il est pourriture, le torturé peut certes se trouver anéanti « ou tout se permettre », mais « une autre issue se présente » : « Ce serait quelque chose comme : “Je ne suis que ça, pourriture, mais qu’importe ?” D’être pourriture n’entraîne pas nécessairement pour le sujet qu’il s’identifie à “ça” ou à une institution qui le “couvre”. Du réel survit à cette défection : une histoire, des luttes, d’autres sujets10.  » Si ce réflexe de survie et de dignité subsiste dans les institutions qui torturent, a fortiori peut-il (devrait-il ?) perdurer et se manifester dans les institutions ordinaires. Il correspond aux deux sens possibles de l’expression « l’institution de la pourriture » : elle peut signifier que l’institution est pourriture, celle de la pourriture, qu’elle se défait inévitablement de ses origines « pures » pour aller vers sa perversion, que ses idéaux s’effondrent inéluctablement, qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais d’institution « juste » comme celle que Paul Ricœur assignait à la réalisation de la « visée éthique11 ». Mais si « de la pourriture » est un génitif objectif – la pourriture imposée à des sujets, des consciences –, l’institution ne peut jamais être absolument « totalitaire », sans reste : une résistance peut commencer, naître de la défection, s’organiser. « Pareille résistance ne repose sur rien qui lui appartienne [au torturé]. Elle est un non, préservé en lui par ce qu’il n’a pas. Née d’une défection reconnue, elle est mémoire d’un réel qui cesse d’être garanti par un Père12. »

Une résistance peut commencer, naître de la défection, s’organiser.

Même si Certeau reconnaît que la référence mystique tient peut-être à des « fixations particulières » (« qui mettent en cause mon abord “masculin” de ces mystiques », ajoute-t-il), cette altérité qui insiste encore, même quand tout se décompose, a des parallèles dans cette tradition, où la « destruction de la dignité humaine » correspond au sentiment de damnation, à la défaillance et à l’effondrement… où commence la foi. Mais à la différence de ces mystiques des siècles chrétiens, nous ne pouvons plus aujourd’hui identifier simplement le registre du il y a de l’autre à la foi en « Dieu ». Cet « autre » est plutôt perçu aujourd’hui à la manière du il y a (Es gibt) heideggérien comme « le dehors qui est dedans, une intimité de l’Extériorité ». En revanche, ce que la « science » mystique peut encore nous apprendre, c’est « une ouverture sur l’indéfinie probabilité de l’autre ».

Il me semble que ce il y a de l’autre, qui peut aussi être le sentiment de ce qui toujours manque, soutenait chez Michel de Certeau l’idée qu’on peut garder face à l’institution, notamment religieuse mais pas seulement, si l’on y reste, une attitude « ironique », une distance, la conviction qu’elle est un moyen et non une fin – une attitude « relativiste » dont justement « l’institution de la pourriture » invite ses membres à se défaire en exigeant une participation pleine et entière, absolue, à ses objectifs ; une loyauté sans faille, que ce soit au nom de l’efficacité, de la rentabilité, ou de la communauté conçue comme une famille ou d’autres visées encore. Néanmoins, si rester avec « ironie » dans une institution à laquelle on ne croit ou n’adhère plus est certainement pensable en théorie, c’est très difficile en pratique, déjà parce que l’institution aussi le supporte mal, qu’elle déteste non sans raison le manque de zèle et qu’être membre d’une institution à laquelle on ne « croit » plus expose au double langage, au pourrissement par conséquent.

À la toute fin de son article, Certeau se demande aussi s’il ne faudrait pas « chercher plutôt dans la ligne naguère et temporairement esquissée par Thérèse d’Avila et par d’autres, qui voulaient entrer dans un ordre corrompu et qui n’en attendaient donc ni leur identité ni une reconnaissance, mais la seule altération de leur nécessaire délire. Ce serait trouver dans l’institution à la fois le sérieux d’un réel et la dérision de la vérité qu’elle affiche13  ». Cette proposition peut assurément paraître exaltante, mais l’esprit de ce temps contredit précisément le vœu surprenant de Thérèse et d’autres mystiques : celles et ceux qui entrent dans les ordres aujourd’hui en attendent identité, reconstruction d’eux-mêmes, épanouissement… et reconnaissance de cette marge par l’institution dominante et la société. Craignant précisément (et légitimement) la défection de ces institutions, ils rejoignent ce qui semble « avoir du succès aux yeux du monde », comme disaient les maîtres spirituels de naguère.

L’intrusion du droit

Puisque Certeau suggère, à partir de sa réflexion sur la « pourriture » à partir d’auteurs mystiques, la part de subjectivité de ce pensable14, on peut aussi souligner l’époque de son apparition : les années 1970, où la critique des institutions après la prise de parole de Mai 68 restait intense sans que leur existence en tant que telle soit mise en cause. On a un écho de ce moment dans l’idée, avancée en passant par Certeau, qu’un rebelle (à l’institution) tenant un discours politique le fait en vue d’un « projet révolutionnaire », fût-il à réaliser dans les marges. Reconnaissons qu’on en est loin aujourd’hui : les institutions politiques et sociales de l’engagement appartiennent à la rubrique nécrologique dans l’édition et les médias.

Si on voulait, sinon remettre à l’endroit l’intitulé de l’article, du moins en adopter une formulation plus courante, on devrait parler de « la pourriture de l’institution » – un modèle beaucoup plus conforme à notre actualité, où la dépression par rapport aux grandes institutions politiques et sociales (et la dépression en général, à en croire Alain Ehrenberg) s’est installée comme la névrose dominante. Aux projets « révolutionnaires » ou même simplement réformistes par rapport aux institutions s’est substitué l’appel systématique au droit – à la fois pour protéger contre la défection des institutions et contre leur violence éventuelle, et pour inciter à en être et à en devenir le militant. Certes, même quand elles sont affaiblies, la puissance de « pourrissement » des institutions demeure, mais ses membres menacés peuvent toujours en appeler pour leur défense aux procédures juridiques – même s’ils ne réussissent pas toujours à imposer leur droit. Cette emprise du droit sur toute la vie et la vie de tous, de la naissance à la mort, est l’important changement par rapport aux années 1970. Le droit s’est substitué à la reconnaissance de l’autre – une évolution aux conséquences multiples, dont une nouvelle sauvagerie, une forme de « guerre de tous contre tous », n’est pas absente.

L’Église des abus

L’institution de la pourriture ou la pourriture de l’institution : comment ne pas évoquer ici in fine la pédophilie dans l’Église catholique, dont récemment le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) a révélé l’ampleur ? J’y suis incité par la conclusion du texte auquel je me réfère pour ces réflexions sur l’institution et ses effets paradoxaux : elle contient en effet des formulations presque prémonitoires de la catastrophe actuelle.

Certeau se demande ainsi « s’il n’y a pas d’autre issue qu’une réforme fondée sur une fiction de pureté (la théorie joue là comme dénégation) et qu’un conservatisme fondé sur une exploitation de la pourriture (la théorie a dès lors pour fonction d’occulter son rôle effectif)15 ». Est-il exagéré de lire dans ces deux phrases une part du drame qui se joue aujourd’hui dans l’Église catholique ? Du côté de l’institution dite « officielle » (l’instance du « Magistère » au sens large – le pape et les évêques – qui définit la doctrine théologique), le discours ecclésial propose une définition idéale, quasi céleste, de la nature et du rôle de l’Église, une « fiction de pureté », eschatologique bien sûr, mais dont il importe pourtant de viser la réalisation dès ici-bas – alors qu’en réalité, elle dénie la réalité toujours imparfaite, pire : la réalité très médiocre, la « merde » réelle de l’institution que révèlent les abus d’enfants et d’adultes par les clercs.

Sans surprise, la Ciase insiste en particulier sur les risques de l’idéalisation et de la sacralisation du prêtre, qui en fait un homme séparé, « intouchable », alors que son réel est forcément éloigné de cette fiction. Fonder une réforme de l’Église sur cette dernière entraînerait non pas un relèvement, mais un enfoncement dans la pourriture. La commission recommande donc à l’Église de repenser la théologie du prêtre et de ses pouvoirs, et d’actualiser son droit interne, complètement décalé par rapport au droit profane, notamment à propos des victimes. Cependant, par une malheureuse concomitance, la réalité sociologique de l’Église actuelle, en France, témoigne de l’évolution du noyau central des catholiques (le jeune clergé et les pratiquants qui restent) vers un « conservatisme », attaché à la défense farouche de l’existant, voire le retour de traditions spirituelles, dévotionnelles, rituelles et vestimentaires tombées en désuétude. Ce faisant, ces catholiques confirment l’intuition certalienne d’un conservatisme possiblement « fondé sur une exploitation de la pourriture », mais vont à l’encontre des recommandations de la Ciase, qui considère ces traditions non pas comme la source du mal, mais comme l’une des raisons de son occultation systémique.

Comment ne pas reprendre sur ce point des propos conclusifs de Certeau plus impressionnants encore après les révélations de la Ciase ? « L’institution [l’Église ?] n’est pas seulement l’épiphanie leurrante d’un idéal du moi qui permettrait de produire des croyants. […] Pas seulement un rapport entre un tu et un su, mode sur lequel Freud interprète l’institution sacerdotale : elle se constitue de taire le meurtre qu’on sait. Mais ce serait aussi l’assignation-localisation de la pourriture au-dedans, moyennant quoi le discours est “grandiose”… Ainsi du rapport au maître : appelle-moi Luder, pour que je tienne ton discours. La transmission du savoir passerait par le pourri ; la tradition par la corruption qui, reconnue, autorise l’institution à rester la même16. » Pertinent rappel freudien que celui-là : même si elle vise le « meurtre du Père » primitif imaginé par Freud, la phrase soulignée « l’institution sacerdotale […] se constitue de taire le meurtre qu’on sait » résonne étrangement après que la Ciase et d’autres ont souligné le rôle terrifiant du silence dans le système des abus ! On pense à la vieille définition : l’Église, institution sainte (comme totalité), mais composée de pécheurs (dans ses membres). Cette formule a sans doute ses raisons d’être historiques et théologiques. Mais comment ne pas voir à quel point elle peut servir – et ne cesse pas de servir – d’excuse systématique (facile) à la « pourriture » et à l’absence de réformes ? C’est d’ailleurs une part du débat dans l’Église catholique après le rapport de la Ciase – que Michel de Certeau anticipait avec sa réflexion sur l’opposition entre réformateurs et conservateurs : les premiers demandent instamment des réformes de la « tête », fussent-elles utopiques ; les seconds se cramponnent à l’idée que la pourriture des abus ne sera arrêtée que par la conversion individuelle des « membres », de haut en bas, sans remarquer que se perpétuent de la sorte les causes systémiques des abus.

Le plus intéressant serait de savoir si et comment des institutions profanes (laïques, comme il est coutumier de dire en France), à commencer par l’État, l’administration, l’armée, l’école, l’entreprise… reproduisent ce schéma de la « pourriture » en se parant de leur pérennité nécessaire pour excuser leurs fautes et avancer diverses immunités en cas de défaillance (et faire payer les lampistes). Au fond, l’institution triomphe toujours et partout, déjà parce qu’elle survit à la mort de ses membres. Mais il ne faut pas se tromper de cible : ce ne sont pas les marges des institutions pourries qui sont nécessairement le problème (même si la question de leur intégrité se pose), mais bien souvent leur tête et leur centre, où s’abrite et se perpétue la pourriture instituée. Et le courage de réformer doit l’emporter sur l’invitation à la conversion (à la conformité ?) de leurs membres.

  • 1. Michel de Certeau, « L’institution de la pourriture », Action poétique, no 72, décembre 1977, p. 177-188. L’article est repris avec un titre complété (« L’institution de la pourriture : Luder ») dans M. de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, présentation de Luce Giard, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1987, p. 148-167. En allemand, Luder (de genre neutre) signifie « charogne » ou « garce » (et par extension « putain »), mais comme en français, le mot peut revêtir des sens emphatiques ou affectifs dans la langue familière.
  • 2. Les citations sont tirées de la préface d’Élisabeth Roudinesco, « Une crise de la psychanalyse ? », dans Action poétique, op. cit., p. 4-15. Pour rappel, le président Daniel Paul Schreber, juriste allemand de Leipzig (1842-1911), est connu par son autobiographie, Mémoires d’un névropathe ([1903], trad. par Paul Duquenne et Nicole Sels, Paris, Seuil, 1975), où il décrit sa folie, un délire paranoïaque. Freud, Lacan, Deleuze et beaucoup d’autres ont manifesté un grand intérêt pour ce texte et pour la compréhension qu’il apporte de la paranoïa et de la psychose. Voir notamment Sigmund Freud, Le Président Schreber. Un cas de paranoïa [1911], trad. par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2018 ; Jacques Lacan, « D’une question préalable à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 ; et Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, t. 1, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1971.
  • 3. Certeau est plus explicite sur l’étendue et la nature de la torture dans « Corps torturés, paroles capturées », fragment inédit d’un travail plus vaste, publié par Luce Giard dans Cahiers pour un temps, no 12, « Michel de Certeau », Centre Georges Pompidou, 1987, p. 61-70. Il considère que, loin d’être devenue une exception ou un archaïsme, elle « s’étend partout », bien au-delà des régimes totalitaires ou des dictatures militaires. Dans le même numéro, Pierre Vidal-Naquet évoque, avec pudeur et amitié, ses débats avec Certeau à propos de la torture, sur l’histoire comme « manque perpétuel » mais aussi comme « réel » auquel il est impossible de renoncer (ibid., p. 71-74).
  • 4. M. de Certeau, Histoire et psychanalyse…, op. cit., p. 157.
  • 5. Pierre-Antoine Fabre, « Torture et vérité », Le Genre humain, no 48, 2009, p. 9-20.
  • 6. M. de Certeau, Histoire et psychanalyse…, op. cit., p. 150-151.
  • 7. Claude Rabant, « Michel de Certeau, lecteur de Freud et de Lacan », EspacesTemps, no 80-81, 2002, p. 25.
  • 8. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues [1977], Paris, Flammarion, 1996, p. 75.
  • 9. Le récent rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a insisté fortement sur l’importance de l’écoute des victimes.
  • 10. M. de Certeau, Histoire et psychanalyse…, op. cit., p. 160.
  • 11. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 : « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Voir aussi Esprit, « Paul Ricœur, penseur des institutions justes », novembre 2017.
  • 12. M. de Certeau, Histoire et psychanalyse…, op. cit., p. 161. Sur le parallèle avec la mystique, voir les deux pages suivantes.
  • 13. Ibid., p. 166-167.
  • 14. À propos du « repérage triangulaire de la pourriture » (Schreber, les mystiques et les torturés), il reconnaît que « cette géographie d’itinéraires hantés [par la pourriture] n’a peut-être de cohérence que subjective » (ibid., p. 163).
  • 15. Ibid., p. 164.
  • 16. Ibid., p. 166. Je souligne.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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