Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

La culture européenne vue du Portugal (entretien)

Pendant longtemps, le Portugal a été très influencé par la culture française, sans que la France se soucie vraiment du Portugal. Aujourd’hui, l’asymétrie s’estompe, du fait de l’hégémonie de la culture anglo-saxonne, de la présence portugaise en France et de l’appartenance des deux pays à l’Europe. Eduardo Lourenço revient sur ces échos, et sur son œuvre, de Montaigne à Pessoa.

Esprit − Depuis la révolution démocratique de 1974, le Portugal a trouvé sa place en Europe. La question de la transition démocratique, avec le changement des institutions mais aussi la transformation des mœurs, a donc progressivement laissé place à d’autres interrogations sur l’avenir du pays.

Eduardo Lourenço − Moins de quarante ans, c’est un peu court pour dire ce qui a changé dans l’histoire d’un pays. Au sein de l’Occident, tout d’abord, notre relation à la France s’est modifiée. La culture française a été notre référence essentielle depuis le xviiie siècle. Il n’y avait pas de rapport hégémonique avec nous, plutôt une séduction, parfois réciproque.

La génération des grands écrivains du xixe siècle − Eça de Queiróz, Oliveira Martins, etc. − était très influencée par tout ce qui venait de France. Même si les modèles étaient discutés, on considérait qu’on ne pouvait pas s’en passer. Surtout, il n’y avait pas de réciprocité entre les deux cultures. Nous lisions les Français, nous recevions les œuvres françaises, mais il n’y avait presque pas de présence portugaise en France. À partir du début du xxe siècle, on commence à polémiquer, à mettre en cause cette influence. Eça de Queiróz, déjà, trouvait l’influence française excessive et qu’il fallait plutôt se ressourcer dans nos traditions et sortir de notre complexe d’infériorité. Mais en fait, ce rapport a continué jusqu’à la vogue du structuralisme et même un peu avec celle du postmodernisme − le dialogue avec la culture française était le dialogue prédominant pour notre culture.

On parle, ces dernières années, de déclin de la culture française, surtout au sens de retrait relatif par rapport aux autres cultures européennes : elle n’est plus cette culture exemplaire des Lumières, qui a rayonné encore tout au long du xixe siècle puis de la première moitié du xxe siècle. Depuis, c’est la culture anglo-saxonne qui a gagné, au point de se trouver hégémonique par rapport aux autres cultures européennes. Le Portugal, traditionnellement, regardait vers la France. Nous continuons à suivre avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe en France, par héritage, mais ce n’est plus la seule référence. Nos regards mutuels ont changé. Le Portugal est une petite nation, moins puissante culturellement que la France. Mais la France aussi devient une petite nation, et notre asymétrie est en train de s’estomper.

Presque sans transition, une nouvelle génération a comme langue commune l’anglais au lieu du français. L’accès aux grands auteurs américains et anglais (pour le théâtre, le roman, le cinéma, etc.) se fait directement et la culture française, d’un coup, est assimilée à une culture « du passé ». Les nouvelles générations sont anglophones comme la nôtre était francophone. Le changement ne se fait pas par rapport à la culture française en tant que telle mais du fait du déclin, mesurable, de l’expansion de la langue française, lié au déclin historique, économique et politique de la France (et de l’Europe en général). La culture française n’est pas moins intéressante qu’avant, mais on la lit moins. Elle a été imitée, copiée. Des auteurs intéressants existent toujours mais le fait est que, depuis une dizaine d’années, aucun n’a obtenu la reconnaissance internationale, ou l’effet de mode, qui pouvait entourer Sartre, Lévi-Strauss, Barthes… jusqu’à Foucault.

Le rapport inverse − la présence de la culture portugaise en France − est aussi intéressant parce que tous nos grands auteurs du xxe siècle ont eu du mal à passer nos frontières. Cependant, la culture portugaise a connu une sorte de miracle avec le moment Pessoa (dans les années 1960), pas seulement en France d’ailleurs. Mais la France a eu ici une fonction médiatrice pour transformer cet écrivain portugais en figure de la culture mondiale. Mário de Sá-Carneiro est à mes yeux un écrivain aussi important que Pessoa mais moins vaste, moins universel, c’est en tout cas ainsi qu’il a été perçu. Pessoa apparaît plus classique dans son expression. La renommée de Pessoa s’est rapidement répandue, une fois l’écrivain « découvert », au-delà même des journaux d’avant-garde. A Tabacaria (le bureau de tabac) est célébré comme le plus grand poème du monde.

Les Portugais sont bien sûr sensibles à la projection internationale de leur culture. Et tout cela intervient avant la révolution d’Avril et surtout avant notre entrée en Europe. Avec la révolution d’Avril, le Portugal est présent dans la presse européenne tous les jours pendant presque six mois. Cette révolution inattendue a suscité un grand intérêt pour savoir ce que le Portugal allait devenir, et cela a eu des répercussions sur la stratégie et les conflits politiques européens en général et de la France en particulier (puisqu’on était dans la stratégie de l’union de la gauche, donc de la difficulté à critiquer le communisme). Le Portugal allait-il basculer du côté de la révolution extrémiste, devenir une sorte de Cuba en Europe ? Au bout de six mois, les nouvelles du Portugal n’intéressaient plus personne, alors même que près d’un million de Portugais s’étaient installés en France dans les années 1960. On parle, dans un célèbre article du Monde, des « soutiers » de l’Europe (pour décrire ceux qui travaillent dans la cale du navire Europe, en construction). La proximité des cultures était réelle − la plupart de ces immigrants ne sont pas de gens de grande culture, ils ne parlent pas français mais ils sont bien acceptés et commencent à monter dans l’échelle sociale, notamment les femmes. L’image du Portugal change en France et les Portugais qui reviennent au pays rapportent une image de la France et un apprentissage. Le français, qui était la langue de l’élite, est parlé (même de manière imparfaite) tout d’un coup par presque un million de personnes qui reviennent passer les vacances au Portugal. Le français va donc se banaliser, il est adopté par la classe populaire. L’anglais prend alors l’allure d’une langue chic.

Avec l’adhésion à la Communauté européenne, les images réciproques vont encore bouger. Il est difficile pour l’un des plus vieux pays européens d’être « accueilli » dans l’Europe ! Je me souviens d’une séance de la semaine des lettres étrangères (« Les belles étrangères ») à la Sorbonne, avec des officiels, des universitaires, mais surtout des enfants d’immigrants. C’était une rencontre du Portugal avec lui-même à travers la France, grâce à la médiation de la France. À partir de ce moment-là, en dehors du phénomène exceptionnel Pessoa, on a commencé à dire que le Portugal existait sur le plan culturel, qu’il avait des auteurs intéressants comme Virgílio Ferreira, Maria Judite de Carval ho. La culture portugaise a enfin été reconnue : nos peintres, sculpteurs, musiciens (Maria João Pires) ou cinéastes comme Manoel de Oliveira − une « invention française » due à la génération de la nouvelle vague qui, tout en faisant un cinéma très différent de celui qu’aimait Oliveira, a donné forme au mythe Oliveira. Les rapports culturels ne sont donc plus aussi dissymétriques qu’avant.

D’une manière générale, d’ailleurs, les cultures sont relativisées les unes par rapport aux autres. Cette relativisation culturelle a connu plusieurs épisodes. À la fin du xixe siècle, par exemple, on a découvert toute la littérature russe – Dostoïevski, Tolstoï… –, un continent, un pays immense. La découverte de la littérature latino-américaine a également représenté une étape importante au xxe siècle. Il n’y a plus lieu de se demander si la littérature portugaise peut intéresser au-delà de nos frontières. C’était une question qui marquait un complexe d’infériorité. Mais Pessoa, qui n’est pas le plus représentatif des Portugais, a passé le premier la douane culturelle, cette espèce de barrière plus ou moins contestable qui sépare les cultures les unes des autres. On ne pense plus en termes de « retard » culturel car la vitalité culturelle des poètes ou des peintres n’a rien à voir avec le pouvoir, l’argent, la science… Cette nouvelle situation des cultures les unes par rapport aux autres est en un sens plus difficile à vivre pour la France qui ne suscite plus la même admiration de la part de diverses parties du monde. Elle a toujours une grande culture, ancrée dans la tradition de ses classiques, mais elle doute d’elle-même.

On ne peut plus parler de la culture au sens où nous l’entendions depuis le romantisme, comme s’il n’existait que les grandes œuvres, la grande musique, etc. La culture fait désormais aussi l’objet d’une consommation de masse, à travers la télévision, la radio, l’internet… Les révolutions esthétiques qui se faisaient dans le champ littéraire proprement dit, avec Balzac, Joyce, Proust… correspondaient à un paysage moins divers et moins éclaté de la culture. La culture partagée d’un jeune Français et d’un jeune Portugais est assez large, davantage qu’il y a quelques années, mais elle passe beaucoup par la culture anglo-saxonne. Ils ont aussi des expériences communes, liées aux études, aux apprentissages, aux voyages et, en partie, à l’expérience de l’Europe. Il ne s’agit pas de dire que l’Europe n’existait pas avant, qu’il fallait l’inventer, mais on n’a plus ces barrières incroyables qui séparaient des pays pourtant voisins. Au xixe siècle, on pouvait dire que, culturellement, « l’Espagne était la Chine de la France », autant dire un autre monde, les antipodes… Ce n’est pas que la France ait perdu de son importance ou de sa créativité culturelle mais c’est que tous les pays se sont approchés du même moule culturel, dans la construction duquel la France a évidemment joué un rôle historique déterminant.

Les Français ressentent tout cela : leur pays devait conduire à l’invention de la nouvelle Europe, surtout du point de vue politique. C’était une manière de dépasser l’exception française. Mais ce projet est maintenant en crise et la France doute d’elle-même, elle doute de son modèle intégrateur, peut-être à l’excès.

Sortie d’empire

En janvier 1979, vous avez publié dans Esprit un article intitulé « Le labyrinthe de la Saudade » qui s’interrogeait sur la redéfinition de l’image que le Portugal pouvait avoir de lui-même après la disparition de son empire colonial et la fin du régime de Salazar.

Un peu plus de trente ans, c’est beaucoup de temps, surtout dans une époque qui change de visage si souvent. Le livre1, dont cet article était extrait, avait été écrit au moment où le Portugal subissait une sorte de traumatisme à deux niveaux : d’abord il avait perdu un empire vieux de cinq cents ans, ensuite il sortait d’un régime qui, pendant une quarantaine d’années, avait régné dans un système semi-totalitaire. À cette époque, il s’agissait de savoir quelles étaient les perspectives pour le nouveau Portugal, de donner un sens à la nouvelle situation. Ces traumatismes n’ont pas du tout entraîné une crise d’identité, alors même qu’un pays nouveau en sortait. Cette absence de drame me semble même caractériser la manière de faire « à la portugaise » : pendant trente ans, nous avons parié sur le système démocratique qui, peu à peu, est devenu un système consensuel. Dix ans après la « révolution des œillets », Mário Soares est élu à la tête du gouvernement portugais, puis le Portugal adhère à l’Europe. Ce fut une espèce de nouveau commencement. Et c’est dans cette configuration que nous sommes encore aujourd’hui. C’est-à-dire en fait, dans cette adhésion à l’Europe, phrase un peu paradoxale et même absurde, parce que nous étions européens avant même d’entrer dans l’Union européenne.

Pour nous, l’Europe, c’était un peu les autres, au-delà des Pyrénées. La péninsule Ibérique représentait quelque chose de spécial, peut-être parce que l’Espagne et le Portugal ont précocement été des nations avec une très forte identité historique et politique. Entrer en Europe, c’était parier sur un nouvel avenir.

Quel bilan faites-vous de la décolonisation portugaise, à la lumière de l’évolution sociale et politique des anciennes colonies et des rapports que le Portugal maintient avec elles ?

À vrai dire, on peut à peine parler d’une décolonisation portugaise. Étant donné la nature du régime portugais, qui n’a pu empêcher ni mener à bon terme une décolonisation au sens où d’autres nations décolonisatrices l’ont fait, la décolonisation portugaise a été faite pour la simple raison que notre guerre sans nom, que nous avons menée pendant treize ans pour maintenir les anciennes colonies dans notre giron, a mis fin, d’une façon brutale, de l’extérieur pour ainsi dire, à cinq cents ans d’empire portugais.

Donc, on peut parler de décolonisation, mais au sens où elle nous a été imposée de l’extérieur. Ce fut notre dernier combat sans espoir pour maintenir une tradition vieille de cinq cents ans.

Malgré ces treize ans de combat acharné, on doit constater que le rapport entre le Portugal actuel et nos anciennes colonies est le plus paisible possible. Ce fait est curieux parce qu’il confirme le mythe, au nom duquel nous avions mené cette guerre avec nos anciens colonisés. Il y avait donc quelque chose de vrai quand on regarde le passé et cette fin malheureuse de nos cinq siècles de pays colonisateur. En somme, dans l’idée que notre colonisation était un peu à part. Tout se passe comme s’il n’y avait jamais eu aucun combat véritablement tragique avec ceux que nous avons combattu pendant treize ans… Et pourtant ce fut un véritable drame et presque une guerre civile, puisque nous avons représenté les colonies comme proches de nous par la langue, au moins l’élite qui nous combattait.

Essais : écriture et liberté

Pouvez-vous situer pour les lecteurs français la publication de votre livre fondateur Heterodoxia dans son contexte historique et culturel ? En quoi le terme d’hétérodoxie vous définit-il ?

Mon premier livre Heterodoxia (paru en 1949) est, en tous sens du mot, un livre de jeunesse, qui a trouvé, surtout chez les jeunes gens de ma génération, un certain écho, puisque nous vivions tous confrontés à des défis ou des perplexités liés non seulement à la situation politique du Portugal, mais aussi à l’histoire de l’Europe en général et même du monde. Nous étions alors en pleine guerre froide, et le monde se trouvait divisé du point de vue historique ou politique, mais aussi culturel, idéologique (presque religieux) entre deux idéologies − l’une de tradition démocratique et l’autre qui trouvait son expression dans le régime soviétique. À l’époque, une partie de l’intelligentsia occidentale voyait dans cette dernière la promesse d’une révolution sociale qui conduirait à un changement profond de notre héritage européen. Au Portugal, on avait le choix entre une tradition de référence catholique et conservatrice sur le plan social – tempérée par le désir de révision de ce modèle – et une autre qui, d’une façon voilée ou claire, avait comme modèle le changement qui s’était opéré en Russie en 1917.

J’ai voulu esquisser une réflexion au-delà de cette division. Ce que j’ai nommé à l’époque Hétérodoxie fut l’exigence de dépasser ce clivage entre des attitudes qui dans l’ordre politique se révélaient pour moi inacceptables, parce qu’incapables de correspondre à une vision de l’essence humaine qui exigeait la liberté.

En fait, cette « petite audace », illusion sans doute, rêvait d’un troisième terme entre les deux perspectives qui à l’époque s’opposaient soit à l’intérieur de notre pays soit au dehors. Tout cela était un peu asymétrique et Hétérodoxie, concept qui n’a pas véritablement le même sens sinon dans une perspective religieuse, signifiait le choix d’un chemin différent, à côté de celui imposé par une vision de l’Absolu. Ce que je voulais refuser à l’époque, c’était surtout l’idéologie totalitaire représentée par le triomphe du marxisme dans l’Union soviétique, non comme un choix parmi d’autres, mais comme le seul. En somme, comme une « croyance ».

Pouvez-vous analyser l’intérêt que vous portez aux deux grandes figures littéraires apparemment si distantes que sont Antero de Quental et Fernando Pessoa ? Qu’ont-elles en commun ?

En réalité, même biographiquement, Antero de Quental et Fernando Pessoa ne sont pas aussi distants que l’on s’imagine. Certes, Fernando Pessoa naît quelques années après la mort tragique d’Antero de Quental, mais il considérait Antero de Quental comme une référence fondamentale pour lui, comme pour la poésie moderne au Portugal. Il pensait, vers 1912 (il avait 24 ans…), que la poésie portugaise avait construit son « chemin de fer » symbolique à partir d’Antero de Quental jusqu’à sa propre génération. Ce qu’ils ont en commun, c’est que tous les deux sont les grandes figures des révolutions historico-spirituelles les plus significatives qui ont eu lieu au Portugal. Le premier représente, d’une certaine façon, le commencement, et, l’autre, la plénitude de la révolution spirituelle qui a eu lieu à partir du milieu du xixe siècle jusqu’à la moitié du xxe siècle. À travers eux a eu lieu une rupture jamais résorbée entre une vision transcendantale de l’existence, celle de la croyance traditionnelle, et une autre qui la refuse. Chacun d’eux a donné une forme poétique à ce qu’on a appelé la mort de Dieu.

C’est-à-dire la conscience d’une perte de sens de ce que Dieu représentait, soit à titre intime, soit à titre collectif, dans notre culture. Ces deux poètes ont vécu ce drame et lui ont donné la plus haute expression, encore romantique chez Antero de Quental et après, avec Fernando Pessoa, tout aussi romantique, mais mêlée d’une ironie qui a mis en question, pour ainsi dire, Dieu et sa mort…

Vous avez écrit un texte remarqué sur Montaigne. En quoi, vous qui êtes essayiste, vous sentez-vous concerné par l’auteur des Essais ?

C’est vrai que Montaigne, malheureusement, n’a pas eu, que je sache, à l’intérieur de notre culture, un rôle aussi important et aussi capital qu’il a eu non seulement dans la culture française mais dans la culture européenne en général. On se sent concerné par la perspective singulière de Montaigne qui représente en lui-même, d’une façon complète, l’exemple de la totalisation dans un seul individu de la condition humaine.

Vous êtes un philosophe qui écrit fondamentalement sur la littérature. En quoi le fait de travailler sur des matériaux littéraires est pour vous une façon d’être philosophe ?

C’est une vieille querelle. La querelle de la poésie et de la philosophie. En fait, l’une n’est pas véritablement séparable de l’autre, ni dans l’ordre de la création, ni dans l’ordre de l’essentiel. La philosophie opère une sorte de retour par les intuitions de la poésie, elle-même inspirée par la mythologie. La littérature, la philosophie ont toujours eu comme matériau tout ce passé encore non philosophique que les mythes incarnaient.

Ce n’est pas un hasard si les Grecs pensaient que Homère avait créé culturellement la Grèce. Il n’y a pas d’antagonisme entre philosophie et poésie. Ce sont deux versions d’une même chose qui en fait n’a pas de nom : l’innommable en deux versions.

Vous avez vécu une grande partie de votre vie à l’étranger, notamment en France où vous avez enseigné, sans qu’on puisse parler d’exil au sens strict du terme. En quoi cette distance physique a-t-elle marqué votre approche du Portugal et des mythes à travers lesquels il se représente ?

Je n’ai pas été exilé, je suis parti pour des raisons qui sont d’ordre personnel. Oui, certaines personnes qui me connaissent pensent que j’ai une certaine vision du Portugal, marquée à la fois par la passion et par une volonté de comprendre le plus rationnellement possible ce qu’est notre pays, sa culture, quels sont ses mythes, etc. qui a bénéficié de ma distance. Mais un « pays », ce pays qui est le mien, n’a pas véritablement un « extérieur ». Comme Dieu pour saint Augustin, il m’est, au fond, plus intérieur que moi-même.

Montaigne ou la vie écrite

[…] Peu d’écrivains peuvent se prévaloir d’avoir inventé un genre littéraire destiné à une aussi prodigieuse fortune. Mais l’invention de l’« essai » n’est pas seulement un événement d’ordre littéraire, une trouvaille heureuse parmi d’autres à mettre à côté de la « confession », du « journal intime », ou des « lettres ». On tient, à juste titre, les Essais pour le lieu écrit, ou le journal de bord, d’une aventure plus inouïe que celle de Colomb. La découverte de l’Homme comme étant sa propre Amérique. De l’inconnu dans l’ordre géographique nous serions arrivés à un continent bien plus inconnu, nous-mêmes. En nous regardant ainsi pour la première fois, avec des yeux nouveaux, nous découvrions que jamais aucune terre mystérieuse ne nous offrirait plus d’énigmes que l’Homme. Dans sa généralité, cela est vrai. Mais, en ce sens aussi, l’Amérique humaine n’avait pas besoin d’être découverte. Sur l’Homme, l’humanité en a toujours su long, À vrai dire, tout, ou si l’on préfère rien. Qu’ignorions-nous, dans le domaine de la « psychologie » humaine, ses tours et détours, que les livres sacrés, les tragédies, la poésie de tous les temps ne nous eussent déjà appris ? Montaigne, plus que tout autre, s’est abreuvé de ce savoir, faisant, à travers lui, le premier voyage conscient de la Modernité à ses sources vivantes. Parfois, les Essais ressemblent à de simples notes de lecture apposées en toute liberté en marge de cette sagesse devenue soudain contemporaine, exempte de la pédanterie humaniste à laquelle même les grands, comme Érasme, n’ont pas échappé. Ne nous trompons pas. Montaigne n’est pas un romantique, il n’a pas envie de revenir sur ses pas, même par jeu, à la façon de Machiavel, se transportant tous les soirs, en imagination, à Rome. Montaigne fait corps avec son temps, les livres des Anciens l’entourent, devenus le décor accessible de l’homme cultivé. Il les prend là où ils sont ; il les fait siens sans être envoûté par eux, comme le futur héros du temps de la fiction pure, Don Quichotte. En s’imprégnant de la sagesse antique aux multiples visages, il apprend effectivement l’Homme, comme on découvre un continent. Cette découverte aurait pu l’éloigner à jamais de lui-même, comme cela est arrivé à tant d’humanistes, avant et après lui. Heureusement, son génie l’a sauvé des pièges de l’universalité − celle de la sagesse antique ou de la connaissance moderne. D’instinct, il choisit la singularité, non par le vain besoin de se sentir l’unique, mais parce qu’il y trouve une source inépuisable, non seulement d’étonnement, mais d’une sorte de bonheur, comme s’il existait ainsi deux fois au lieu d’une, À vrai dire, il n’a même pas choisi ; il a été choisi, à la fois, par une culture travaillée par une curiosité nouvelle déjà faustienne et une éducation privilégiée, joyeuse et sans contrainte. Il n’a pas tardé à connaître la singularité de son cas, à jouir de sa particularité, à la frotter aux autres jusqu’à convertir ce jeu en vocation. Sans l’ironie vis-à-vis de soi-même et le bonheur de se sentir, de se voir vivre, un tel jeu sombrerait vite dans les eaux mortelles du narcissisme. Le miracle de Montaigne, c’est qu’il parle de lui sans se prendre pour le centre du monde, comme un enfant qui emprisonne toute la lumière du soleil dans son petit miroir.

[…] Montaigne joue en marge, consciemment en marge, de l’idée que sa vérité puisse être entendue et être appréciée au-delà du lieu, tout à la fois réel et symbolique, où le destin l’a placé. Quelques siècles plus tard, dans un éclairage froid et romantique, on appellera cela de l’égotisme. Les Essais, pourtant, ne sont pas des « souvenirs d’un égotiste », car ce ne sont pas des souvenirs, mais l’immersion dans la clarté naturelle du présent, circonstance renouvelée des choses, des êtres, ou des événements qui nous entourent, mais aussi des livres qui n’ont pas encore de véritable Histoire. Cicéron, Sénèque ne sont pas des fantasmes tapis dans l’ombre sacrée de la bibliothèque de Babel. Ce sont ses compagnons de table, des interlocuteurs disponibles qui ont, par surcroît, le don de ne pas déranger. Montaigne se laisse lire par eux plus qu’il ne les lit. Ce qu’ils lui fournissent, c’est un miroir commode qu’il peut emporter partout, ajoutant à sa déambulation de voyageur sans hâte l’écho indéfiniment repris d’une conversation imaginaire jamais interrompue. À ce titre, il fut peut-être le premier lecteur, celui qui lit comme lit un enfant, pour le plaisir, pour rien. À vrai dire, Montaigne n’apporte rien de nouveau à l’ordre de la connaissance, à l’ordonnance des choses, des êtres, à la confusion réglée des rites. Il se limite à déplacer le regard qu’on porte sur tout, en s’offrant désarmé, autant qu’il était en son pouvoir, au discours éparpillé et silencieux que le monde lui renvoie.

[…] Grand lecteur de saint Augustin, Montaigne connaît par cœur les pages célèbres du Livre X où le guetteur de Dieu décrit l’être insaisissable qui fait corps avec notre être, en même temps, lui retire son assurance, ne lui laissant en héritage qu’une inquiétude infinie. Mais, pour saint Augustin, cette inquiétude pédagogique a un lieu de repos. Le cosmos a encore la couleur grecque d’un dessin harmonieux, miroir de Dieu lui-même. Seul notre péché contamine la création de son désordre métaphysique et moral. Il n’en va pas de même de la vision de Montaigne, ressentie, plus encore que pensée, comme « branlante », ontologiquement instable, « branloire pérenne », aux cieux, sur la terre, et à l’intérieur de nous-mêmes. Comment faire pour avoir une contenance, rester « debout », comme il dit, au propre et au figuré, dans un monde où le visage de Dieu nous est devenu inaccessible, et s’est déjà entouré de ce silence qui ne cessera jamais de nous troubler ?

Le trouble de Montaigne, venant après la Renaissance, toute pétrie de la sensation des retrouvailles de l’homme avec l’univers comme si elle venait de découvrir un corps lumineux, est d’autant plus paradoxal que lui-même éprouve aussi le sentiment que le monde commence avec lui-même. Il n’en avait pas été toujours ainsi : se rapportant à Dieu, ayant en lui son fondement, l’existence du chrétien, au temps où elle était non seulement une croyance, mais la seule façon de vivre, était, pour ainsi dire, sinon éternelle, quasi indifférente au Temps. Les hommes n’ignoraient pas ce qu’on appelle la fuite du temps, mais cette fuite même était perçue moins comme une fatalité ou une perte, que comme un cheminement vers un état où cet écoulement s’inverse et se change en vie bienheureuse. La mélancolie liée à la perception douloureuse de la temporalité n’avait pas encore cette figure qui, sous le burin de Dürer, porte déjà le deuil de Dieu. Pourtant cette mélancolie, muse de la Renaissance, croulait sous les pouvoirs et les savoirs nouveaux ; elle se trouvait au seuil d’un monde merveilleux. Son regard aurait dû avoir l’audace du jeune David de Michel-Ange, non cette lueur désabusée d’ange déchu. En fait, ce qu’on peut lire sur son visage c’est : « À quoi bon ? », question inouïe au temps de l’homme chrétien, devenue tout à coup la seule question. Celle qui exige une réponse pour qu’un « homme nouveau » puisse naître, régler son destin après cette deuxième chute, ou plutôt, cet étrange désenchantement de soi, au moment même où les hommes se découvrent, en puissance, « maîtres et possesseurs de la nature », plus savants qu’ils ne l’ont jamais été, et découvreurs de terres et mondes inconnus.

[…] À première vue, l’aventure « littéraire » − mais elle est un peu plus que cela − de Montaigne ressemble à celle à venir, toute proche de la sienne dans le temps, celle de Don Quichotte. Pour tous les deux, la naissance a lieu à l’ombre, ou plutôt, à l’intérieur du Livre. Mais la démarche est inversée. Don Quichotte veut que la réalité se conforme au texte où sa vie idéale est déjà vécue. Cette vie idéale, d’ailleurs, ne lui appartient pas en propre. Elle est la forme pure de la réalité dont le modèle n’est autre que Notre Seigneur Jésus-Christ, comme l’a bien compris Unamuno. Il faut faire descendre la vérité, du ciel sur la terre, au moment où elle s’éloigne. La défaite et la désillusion sont assurées d’avance. Montaigne − l’enfant ébloui et enchanté par les Métamorphoses comme nos enfants par Tintin, l’adulte trouvant chez Sénèque et Platon sa nourriture idéale − lit et découvre le Livre comme livre, autrement dit, comme jeu et fiction. Mais cette fiction a la propriété de le rendre « réel », et de le soustraire à l’ennui ou à la contrainte des obligations qui l’empêchent d’être libre et heureux. Toute sa vie a été modelée par le principe du plaisir. Cet homme qui passe pour le plus attentif à la trivialité, qui voudrait presque être pris pour Sancho, est un rêveur forcené. « Mon royaume pour un cheval » est une trouvaille de son plus génial lecteur, mais sa devise fut bien moins celle, devenue cliché, de la suspension de son jugement que celle de « mon royaume pour un coin de rêve ». Dans sa langue de seigneur de sa volonté et de ses mots, il a appelé ce coin de rêve « son arrière-boutique », ce lieu où il peut se retirer à loisir, ce lieu que personne d’autre ne peut occuper, espace de nudité du corps et de liberté de l’esprit, pure et bienheureuse solitude. Comme un livre, précisément. Je crois que personne avant lui n’a su, avec une aussi parfaite science, que ce sont les livres qui nous lisent. Il en va de même de la parole qui ne vit que de l’écho qu’elle suscite : « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute. » Toutefois, pour se dire le plus universellement possible il faut « s’écrire », il faut devenir Livre, moins pour s’écouter que pour écouter l’autre, le monde ou l’autre soi-même auquel nous n’accédons qu’en transcrivant de la façon la plus directe et la plus drue le Livre que nous sommes. Ce n’est pas la réalité qui attend du Livre son salut, comme le croit Don Quichotte, c’est le Livre, quand il retrouve dans le réel sa fiction, qui nous libère, tout ensemble, de la réalité et de la fiction. Ce que Montaigne a compris, c’est qu’aucune réalité n’est plus fictionnelle que notre propre réalité, que le livre qui aurait un tel dessein − comme c’est le cas des Essais − serait, sur le mode de l’anti-fiction délibérée, le plus fictionnel des livres.

Eduardo Lourenço*

*.

Ces extraits sont tirés de l’un des essais les plus puissants d’Eduardo Lourenço publié dans l’ouvrage collectif Montaigne 1533-1592 (Bordeaux, Centre régional des lettres d’Aquitaine, L’Escampette, 1992). Celui-ci comporte également un texte de Pierre Botineau et des photographies de Jean-Luc Chapin. Nous remercions Eduardo Lourenço de nous avoir permis de publier ces quelques extraits.

Quelques ouvrages d’Eduardo Lourenço en français

Le Labyrinthe de la Saudade. Psychanalyse mythique du destin portugais, Bruxelles, Sagres Europa, 1988. Le livre Mythologie de la Saudade. Essais sur la mélancolie portugaise, Paris, Chandeigne, 1997, reprend quelques chapitres de cet ouvrage.

Pessoa, l’étranger absolu, Paris, Métailié, 1990.

L’Europe introuvable. Jalons pour une mythologie européenne, Paris, Métailié, coll. « Essais », 2010 (1re éd. 1991).

Fernando Pessoa, roi de notre Bavière, Paris, Chandeigne, 1997.

La Splendeur du chaos, Bordeaux, L’Escampette, 2002.

Dans Esprit

« Révolution avortée ou impossible ? » et « Le labyrinthe de la Saudade », janvier 1979.

« Fernando Pessoa ou du non-amour », octobre 1985.

Pour une analyse de l’œuvre d’Eduardo Lourenço, voir l’article de José Gil « Le plan de pensée d’Eduardo Lourenço », Rue Descartes (2010/2, no 68, « Philosopher au Portugal aujourd’hui », coordonné par Maria Filomena Molder).

  • *.

    Philosophe et écrivain, auteur notamment de l’Europe introuvable. Jalons pour une mythologie européenne, Paris, Métailié, coll. « Essais », rééd. 2010 ; Pessoa, l’étranger absolu, Paris, Métailié, 1990. Il a obtenu en 2011 le prestigieux prix Pessoa.

  • 1.

    Eduardo Lourenço, le Labyrinthe de la Saudade. Psychanalyse mythique du destin portugais, Bruxelles, Sagres Europa, 1988.

Eduardo Lourenço

Eduardo Lourenço (1923-2020) fut un essayiste, professeur, critique, philosophe et écrivain portugais. Après des études d’histoire et de philosophie à l’université de Coimbra, il quitte le Portugal en 1953 pour l’Allemagne, puis le Brésil. Il enseigne par la suite à l’université de Nice de 1960 à 1989, puis devient attaché culturel à l'ambassade du Portugal à Rome. Grand spécialiste de l'œuvre de…

Dans le même numéro

La mondialisation par la mer

Flux tendu, stock zéro: la révolution du conteneur

Le Havre, Marseille, Tanger Med et les nouvelles routes maritimes

L'Amérique et la France vues de l'océan