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Photo : Imec.
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À l’heure suisse. Rencontre avec Pierre Bergounioux

novembre 2021

À l’occasion de la réédition chez Fata Morgana de L’Empreinte de Pierre Bergounioux, Amaury Nauroy évoque sa rencontre avec l’écrivain, en 2012, lors d’une conférence sur le poète suisse Charles-Albert Cingria. Du Limousin de Bergounioux à la Suisse romande de Cingria, il interroge la manière dont les lieux laissent en nous une empreinte, façonnent et habitent l’écriture.

Avec une sincérité déconcertante, Pierre Bergounioux reconnaît qu’il perd « la notion de l’espace1 » chaque fois qu’il voyage vers l’Est, comme s’il lui était impossible d’éprouver la totalité de son être en dehors des limites géographiques que son enfance lui a prescrites. L’un de ses livres les plus personnels, L’Empreinte, s’ouvre et se clôt sur l’affirmation superlative de son appartenance à un lieu unique : « Je suis de Brive. » Partout ailleurs, que ce soit à Limoges, où il fit ses études, à Paris, par la force des choses à Frasne et de l’autre côté du Jura, il se sent dépossédé d’un paysage essentiel, le seul dont il puisse parler, pour l’avoir habité. Il faut dire que, tel qu’il se la représente, l’enclave gréseuse du Bas-Limousin n’a rien à voir avec l’idée que nous nous faisons, nous qui n’y sommes pas allés, des « plus mauvaises terres » de France. C’est, sous sa plume, une somptueuse caverne d’Ali Baba, d’où l’on part tantôt pour d’intenses pêches à la ligne, tantôt pour la collecte d’insectes, comme le procuste chagriné, la cétoine et je ne sais quel coléoptère cataphracté de chitine que Bergounioux, une fois capturés, éthérise puis monte sur épingle pour convenablement les identifier, situer, dater.

Brive, c’est avant tout une terre pour l’œil. Le site est d’une exceptionnelle rareté. La quasi-totalité du système géologique se trouve concentrée dans un quadrilatère de quelques kilomètres de côté. Au Nord, si je me réfère aux observations d’Emmanuel de Martonne dans Les Régions géographiques de la France (1921), le vieux massif précambrien et tout un quadrillage de modestes parcelles donnent au Limousin un aspect de bocage rappelant la Bretagne, avec quelque chose, nous dit-on, de plus gai : « beaux bouquets de châtaigniers aux frondaisons vigoureuses, prairies d’un vert dru sentant presque la montagne, bétail plus fort, à la robe rouge », attirant partout le regard de paysans à l’accent étrangement méridional (pourtant, aucun d’eux ne parle plus l’ancien patois de langue d’oc). Au Sud, s’étendent les dépôts des mers secondaires. La bordure orientale du département qui, pour Bergounioux, est habitée de forces obscures, est marquée par les laves de l’Auvergne voisine, « tandis que l’ouest aplani, récemment exondé (relativement) annonce déjà, de très loin, l’océan ». On se laisse guider par l’auteur sur ses terres : il connaît comme sa poche cette sous-préfecture aux prétentions toponymiques colossales. De la « rue de Paris », autrefois dénommée « avenue du Maréchal-Staline », on le suit donc jusqu’à la « ligne des Tropiques », où l’on débouchait, il y a un demi-siècle, sous une bananeraie : c’est là qu’il a « respiré l’odeur d’ananas entiers, dûment pourvus de leur toupet » ; vu, pour la première fois, « des mangues vêtues de papier de soie dans des couffes de sparterie » : « Nous avions à demeure les cinq continents et les îles, les chants de l’hiver, le temps qu’on dit passé. Il ne manquait d’important que la mer. » Aussi, l’on comprend mieux pourquoi, éloigné de cette cité de province perdue et à la fois merveilleusement réinvestie par la mémoire et les songes, Bergounioux en est « réduit à une coexistence toute théorique, cartésienne, entièrement tirée de ce qu’il pense ». L’aimantation de Brive est si forte qu’elle imprime depuis le début des années 1990 un mouvement circulaire de petite odyssée à ses œuvres, lesquelles, d’une façon plus simple que dans ses premiers récits faulknériens, viennent réinterroger des énigmes restées en suspens depuis le « matin des origines2 ».

L’entreprise autobiographique de Bergounioux se tient ainsi à distance de toute nostalgie et de toute rancœur.

L’entreprise autobiographique de Bergounioux se tient ainsi à distance de toute nostalgie (pas de retour enchanté à la terre) et de toute rancœur (il ne s’agit pas de régler ses comptes avec la famille, ou son milieu). Un détour radical par la vie, le monde, et une vaste bibliothèque de sciences humaines lui est imposé « pour comprendre, et pour s’en déprendre, le sortilège des commencements ».

À la librairie Gallimard

Je ne l’ai rencontré qu’une fois, il y a tout juste dix ans. Il enseignait depuis pas mal de temps déjà à l’École des beaux-arts (des amis peintres parlaient avec grand enthousiasme de ses cours ; entre eux, je crois qu’ils l’appelaient le « petit Bergou »). C’était une drôle d’époque. À la librairie Gallimard où je venais d’être bombardé, nos chefs avaient entrepris de moderniser l’enseigne à un train d’enfer, quitte à s’aliéner les employés les plus vieux qui, par habitude, refusaient de travailler autrement. Cette querelle picrocholine entraînait une pression difficile à surmonter, bien que nous eussions le privilège de pouvoir discuter le bout de gras avec des sommités dans leur domaine, que ce fussent des avocats spécialistes de l’arbitrage, des ministres d’État, des poètes ou l’une ou l’autre des vedettes de cinéma qui habitent le quartier. Entre ces moments grisants, où l’on se sentait vivre au-dessus de sa condition, et les tâches de la librairie ingrates, car physiques et répétitives, le contraste était tel qu’il finissait par rajouter à la fatigue morale des journées. Lorsqu’il y avait dans la boutique des flambées de malveillance où l’on gueulait à pleins poumons, il me fallait, pour décompresser, descendre d’un étage puis, à main droite, entrer aux cabinets. Je me souviens qu’un de mes collègues, quelques années plus tôt, y était tombé, nez à nez, sur le vieux Cioran, assis depuis si longtemps sur le trône qu’il en était désemparé ; il disait attendre la visite improbable de Gaston Gallimard. Quant à moi, pendant ce recentrement de quelques minutes dans un lieu, somme toute, tranquille, je m’imposais de brefs exercices spirituels : ou bien je me récitais un petit poème de Bashô, ou bien je refaisais en pensée les virées salvifiques des années précédentes, du côté du lac de Genève et de l’arrière-pays vaudois qui tous les deux m’ont été révélés par Charles-Albert Cingria et les poètes publiés par Mermod.

Si ces souvenirs-là remontent en premier, et s’il m’importe d’évoquer, en passant, le climat délétère qui plombait la librairie Gallimard d’alors, c’est qu’avec le recul ils me font mieux sentir la bouffée d’air frais que m’apporta la soirée du 18 janvier 2012. Pierre Bergounioux, à qui j’avais demandé par lettre de nous réinitier, si possible, à l’œuvre méconnue de Charles-Albert, était arrivé, boulevard Raspail, avec cinq minutes de retard. Le RER qu’il avait pris à Gif avait été retenu, pour régulation, entre Antony et Denfert. Les gens étaient déjà là. Je revois Bergounioux qui, à peine entré, s’excuse de son retard, avec mille salamalecs auxquels il était impossible de répondre sans qu’il les redoublât. Au premier rang, rompu qu’il était aux byzantines démonstrations de politesse de son cadet, Jacques Réda ironisait avec affection : « Voyons, Pierre, c’est nous qui étions là trop tôt, toi, tu arrives pile à l’heure suisse. » Ce que Bergounioux refusait catégoriquement d’admettre, le temps du moins qu’il ôte son manteau, rempoche son paquet de gauloises, pose sa montre, ses notes sur la petite table que nous lui avions installée près de la caisse. Exécution machinale d’un rituel de prof, chacun de ses gestes répandant autour de lui une odeur volumineuse de tabac. Corps sec, maigrelet, clavicules saillantes, gesticulant terriblement sur sa chaise, il ressemblait d’assez près aux carabes qu’il n’a cessé de chasser depuis qu’il les a découverts sous les grands catalpas du jardin public de Brive, l’année de ses 6 ans. Nous étions déjà sous le charme. Mais le vrai spectacle commença seulement quand, fixé sur ses pensées, il les mit en ordre. On avait beau m’avoir prévenu qu’il s’exprimait en public comme un livre, je fus stupéfié qu’il en administrât la preuve devant un si modeste parterre d’habitués. Il parlait d’ailleurs comme aucun livre ne parle, sauf les siens. Sa langue cristalline, d’une parfaite unité tonale, partie littéraire, partie philosophique, semblait tout ensemble d’un moraliste du grand siècle et d’un invariable marxiste, sachant tout sur tout ; par conséquent plus prompt parfois, comme le dit Réda sans qu’il faille y voir de mal, à vous endoctriner plutôt qu’à vous transmettre une science impartiale. Trois quarts d’heure durant, ce lucide inquisiteur du mystère nous restitua un propos impeccablement architecturé, taillé à la serpe, comme s’il avait été pré-enregistré sur une boîte à musique. Dès le premier mot, il donnait le sentiment de connaître, comme aux échecs, la situation dans laquelle il aurait conduit le jeu au dixième, vingtième coup. Ses phrases étaient intenses, les unes aheurtées, les autres limpides. Il les improvisait sans trébucher sur sa propre grammaire et s’en trouver Gros-Jean comme devant. Pas certain qu’à ma table de torture, si je m’exerçais à l’imiter, j’y parviendrais. Rares sont les écrivains qui manifestent une semblable continuité entre la parole et la main. Seulement, je ne savais pas trop quoi en penser, désappointé tout de même qu’une telle richesse d’expression n’ait pas trouvé d’autre public, des années durant, que des enfants – il fut longtemps professeur dans des petites classes du secondaire pour se garder du temps d’écriture. Je ne saurais comparer à rien sa façon de causer ; l’éloquence désarmante de Philippe Jaccottet était plus sourde, celle de Chessex pouvait être un peu maniérée ; quant à situer la sienne par rapport à l’éloquence insinuante de Barthes, qui fut son directeur de thèse, ou bien à celle de Gracq, qu’on disait hypnotique, c’est hors de mes compétences : je ne les ai connus, ni l’un ni l’autre, pour trancher.

Rares sont les écrivains qui manifestent une semblable continuité entre la parole et la main.

Je me souviens avoir écouté Bergounioux du fond de la librairie, admiratif et à la fois perplexe ; car je ne pouvais pas ne pas me demander à quel moment de sa formation il en était venu à prendre pour seconde nature cette parlure hors norme. Dix ans après, me reviennent seulement les grandes lignes de son exposé3. Il évoqua « la secte des poètes, les deux phratries, les hommes d’intérieur, qui s’enfoncent en eux-mêmes avec l’aide de l’alcool, de l’opium, de la mescaline, et puis les poètes outdoor, qui exportent leur vision hors des murs, la soumettent à la réalité. » Entraîné par son tempérament d’impérieux causeur, il en oublia de suivre de près ses notes. De son propre aveu, il aurait voulu mettre la poésie exploratoire de Charles-Albert « en rapport avec les travaux des sylviculteurs, géomètres, agents du génie civil et rural auxquels, paradoxalement, elle s’apparente ». Il en oublia aussi de citer Max Frisch, une phrase qu’il avait pourtant recopiée et qui pointe « l’irréalisme conventionnel d’une certaine poésie : “On baisse la lumière. On met des fleurs sur la table.” » Le sûr, c’est qu’après son laïus magistral, comme la sono défaillante ne nous avait pas permis d’écouter l’entretien radiophonique de Charles-Albert avec Jo Excoffier, il lut « par défaut », en toussant de rire, les premières pages du Seize juillet4. À un moment, il broncha sur le mot « boilles », qu’avec une grande simplicité il nous demanda de lui expliquer. Dans la salle, son camarade Guy Goffette et le proustien Thierry Laget donnèrent leur langue au chat. Patrick Kéchichian haussa les épaules, le fils Clarac, du bout du pied, déplissa rêveusement la vieille moquette. Seul Réda savait. Les « boilles », que l’édition originale orthographie « bouilles », sont, en dialecte romand, des bidons de lait. Il en avait vu porter quantité dans la France rurale, retardataire, de l’après-guerre où il n’était pas rare, « même dans ces fermes terrassées de lune en pleine Beauce », qu’on fasse venir des gens de Gruyère ou des pâturages de Bulle. Bergounioux était aux anges d’ajouter un mot de patois à son opulent dictionnaire personnel. Le monde s’éclaire toujours à être précisé. Je fus quant à moi touché de le voir si petit garçon devant Réda, qui n’était d’ailleurs pas venu l’écouter les mains vides. L’exemplaire de Pendeloques alpestres qu’il avait eu la bonne idée d’apporter fit sensation. Bergounioux le manipula comme s’il s’était agi d’un almanach du xve siècle. Puis, dehors, pressé de rentrer à Gif, il écrasa une cigarette à peine entamée. Ma timidité congénitale en société (passé trois, quatre personnes, je rentre sous terre) m’empêcha de le raccompagner au métro, malgré la nuit engageante, humide et douce. J’avais peut-être la conviction qu’en l’état de mes connaissances je ne serais pas capable d’entrer en matière avec lui sur des sujets aussi divers que l’art nègre, la sculpture sur métal, qu’il pratique, l’entomologie, la géologie, tous les mots en -ie. Et puis il m’aurait été difficile de commenter de chic les crânes de proboscidiens fossiles qu’il m’avait dit, par téléphone, avoir aimés au Musée historique de Bâle, huit ans plus tôt. J’avais raté le coche. Ce fut par conséquent une rencontre à sens unique, et par là même quelque peu manquée.

Aux pays du lac

Je n’en repense pas moins à cette conférence sur la poésie qu’il prononça à Raspail. Lorsqu’en décembre 2011 je lui en avais soumis le projet, j’avais encore peu lu son œuvre, quatre, cinq romans tout au plus. L’idée de l’inviter m’était venue tout entière de la lecture de son opuscule sur Charles-Albert Cingria. Il l’avait publié en 2005 chez Fata Morgana sous un titre reprenant les catégories antiques d’Hippocrate, Pycniques et leptosomes5. Autrement dit les robustes et les grêles. D’où il en déduisait les deux voies susdites de la poésie : celle, introspective et d’après lui « casanière » des Michaux, Mallarmé et consorts, et puis celle, extravertie en diable, d’athlètes poètes, au premier rang desquels il y a Cingria. Entre Bergounioux et ce prosateur, les rapports n’allaient pas complètement de soi, bien qu’ils vivent entourés tous les deux d’objets très usés, et les yeux ouverts sur des choses toutes fraîches. M’avait surpris dans ce beau volume que Bergounioux parle de Charles-Albert comme s’il était né en France ; le mot « suisse » y est même absent. Il ne fait aucune allusion aux rodéos de Cingria dans les villes vaudoises, alors qu’il recopie des pages entières où ce merveilleux piéton traverse à fond de train des villes européennes, Rome, Briare, Orléans… ; où Cingria, comme Bergounioux pourrait le faire, exhume, en rêve, « un diamant dans les sables de l’Île-de-France ». Qui lit Pycniques et leptosomes, sans rien connaître à la vie cosmopolite de cette grande courge solaire, pourrait croire que Cingria n’a jamais poussé sa bicyclette sur les pavés mal équarris de Genève. Cela vient peut-être du fait que Bergounioux ait peu visité la Suisse. À ma connaissance, il ne s’y est rendu que deux fois ou trois.

La première, en 2003, fut un fiasco. Un couple d’amis, que nous avons en commun, l’avait rejoint dans l’est du canton de Vaud pour assister à la mise au point d’un livre sur les photographies de Balthasar Burkhard, avec Réda et un des fils Starobinski. J’ai d’ailleurs logé chez ce couple plusieurs étés de suite, à Fribourg ; c’est chez eux que j’ai écrit une partie de mon premier livre, avec comme horizon les bords de la Sarine en contrebas des falaises de molasse6. L’idée de faire découvrir à Bergounioux non pas Fribourg mais, de l’autre côté du lac Léman, le hameau de Villars et l’extrémité orientale des Préalpes vaudoises les enthousiasmait. Or Bergounioux n’a pas été du tout sensible au village. Le panorama de Villars l’a battu froid. Il a diplomatiquement fait comprendre à mes amis qu’il s’agissait là pour lui, porté par les hauteurs calcaires, d’« un paysage simplet, enfantin, de sapins piqués dans les pâturages ». Guère plus intéressant, en somme, que les vers de Chappaz qu’on dut lui rapporter :

Beurnevésin, heure et raison,

Villars où volait sa chemise…

Même déception avec la station voisine des Diablerets. Il n’y a pas recherché l’emplacement du chalet d’Ansermet, ni l’alpage, qui fut détruit en 1749 par un éboulement, et servit à Ramuz de décor tragique à l’un de ses grands livres. Comme souvent, Bergounioux cuvait son chagrin, qui lui vient de son père, qui le tenait des monts gréseux. Dans ce trou alpestre, l’appartement qu’ils ont occupé, sa femme et lui, ne possédaient ni eau courante ni électricité. Les Diablerets lui parut « artificiel », aussi peu amène qu’une « agglomération de dépliant publicitaire des années cinquante et soixante ». Il y dormit mal, se leva à une heure du matin pour bloquer le balancier de l’horloge qui sonne l’heure et la demie de chaque heure. Je ne sais plus combien de temps il avait escompté passer là. Sa mère, Mam, fut frappée d’une attaque cérébrale. L’annonce funeste court-circuita son séjour helvète, il rentra.

Il en fut tout autrement, en revanche, lorsqu’il retourna en Suisse romande à la fin novembre 2013. Certes, de passage à Lausanne, il fut d’abord frappé par l’aspect germanique des façades, leurs couleurs dysharmonieuses, et s’étonna du large débord des toits, des rangées de chiens-assis. Mais il céda bientôt à une certaine douceur de vivre dès qu’il prit le métro pour l’université, à quelques encablures du centre-ville. L’université occupe ce qui fut la propriété de Benjamin Constant. Une rivière, avec d’invraisemblables moutons, traverse un pré qui descend jusqu’au lac. Ici, Bergounioux s’est senti plus léger. Sa joie à marcher « sous le couchant qui teinte de rose les anciens sommets » est perceptible, même s’il la note à voix basse dans ses Carnets, comme s’il était mal venu de subir de plein fouet la puissance d’asservissement de cet incomparable paysage lacustre. À quoi bon gâcher du papier, tout avait été dit déjà sur les pays du lac, et ce depuis bien avant Hugo. En quittant Lausanne pour Fribourg le vendredi 29, il observa néanmoins, à main gauche, par la vitre du train, d’opulentes villas du début du siècle dernier, « d’abord, compliquées, volumineuses, surannées », puis, à mesure qu’on s’éloigne, « modernes, géométriques, échelonnées au flanc des hauteurs ». On surplombe, à un moment, le lac. Vignes en cascades, et sur l’horizon remparé d’Alpes de petites voiles blanches pas plus grosses que des fourmis. Une amie l’avait prévenu. Il est quatre heures de l’après-midi. Le soir vient déjà. « Les monts, le ciel encombré de nuées vagues, l’eau, se confondent dans un vaste sfumato. Incapable de distinguer entre un étroit crevé orange vif et son reflet. » Cette campagne, viticole, puis marquée irrégulièrement par de petits bocages où le train s’enfonce, je la connais bien. Elle m’a coupé le souffle il y a quelques années, lorsqu’après m’être promené avec Chessex tout un après-midi dans le Haut-Jorat j’étais allé moi aussi rejoindre nos amis de Fribourg. Je peux indiquer l’endroit. Sur la route des hauteurs, quinze, seize kilomètres à l’intérieur du pays, c’est après avoir roulé une dizaine de minutes sur le haut plateau que Bergounioux a dû être touché. Je ne connais pas d’autre site où cette campagne, qu’au retour de Fribourg il fut enchanté de voir sous la neige, comme « trempée dans du lait », et qui là est puissamment ondée, verte, avec des prés et des bois, évoque davantage la campagne du haut Limousin, au-dessus de Limoges (les Alpes en plus). Bien entendu, il s’agit d’un mirage. Mais ce décalque imparfait de son pays natal le saisit tout entier, l’espace d’un instant. Il me semble que c’est dans toute son œuvre la seule fois que la Suisse entre réellement dans sa géométrie d’écrivain. J’y suis d’autant plus sensible que s’il ne peut quitter le Limousin sans y perdre une partie de son âme, je me suis toujours senti décentré hors de Suisse ; éloignez-moi de Lausanne, où pourtant je ne suis pas né, sortez-moi de la vallée du Rhône, je n’entre plus dans mes bottes.

  • 1. Les citations du présent article sont principalement issues des livres suivants de Pierre Bergounioux : L’Empreinte [1997], dessins d’Henri Cueco, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2021 et Métamorphoses, illustrations de Philippe Comar, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2020.
  • 2. P. Bergounioux, Le Matin des origines, Lagrasse, Verdier, 1992.
  • 3. Pierre Bergounioux évoque cette conférence dans son Carnet de notes (2011-2015), Lagrasse, Verdier, 2016.
  • 4. Charles-Albert Cingria, Le Seize juillet, Lausanne, Mermod, 1929.
  • 5. P. Bergounioux, Pycniques et leptosomes (sur C.-A. Cingria), portraits par Géa Augsbourg, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2005.
  • 6. Voir Amaury Nauroy, Rondes de nuit, Gouville-sur-Mer, Le Bruit du temps, 2017.

Amaury Nauroy

Écrivain, Amaury Nauroy travaille dans l'édition. Après avoir fondé et dirigé, de 2003 à 2008, la revue Tra-jectoires, il est aujourd'hui membre du comité de rédaction de la Revue de Belles-Lettres (Lausanne). En tant qu'éditeur scientifique, il a établi la correspondance de René Char avec Georges Mounin (Gallimard, 2020). Dernier titre paru : Rondes de nuit (Le Bruit du temps, 2017, rééd. 2019).…

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