Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Flux d'actualités

Dans le même numéro

Après le bunker. Paul Virilio (1932-2018)

janv./févr. 2019

#Divers

Avec le bunker, Paul Virilio découvre les transformations architecturales apportées par la guerre et la nécessité d’une économie politique de la vitesse. Son œuvre, marquée par la promotion de la fonction oblique et une réflexion sur la transparence, aura cherché à dénaturaliser le bunker.

En 1979, Paul Virilio a fondé, avec le géo-politologue Alain Joxe, le Centre interdisciplinaire de recherche de la paix et d’études stratégiques à la Maison des sciences de l’homme à Paris. Et, un peu plus haut sur le boulevard Raspail, il avait endossé quelques années plus tôt, en 1975, la direction générale de l’École spéciale d’architecture (Esa). La même année, il avait organisé l’exposition Bunker archéologie au Musée des arts décoratifs à la demande de François Mathey. Ceci un an tout juste après avoir lancé aux éditions Galilée sa collection «  L’Espace critique  » avec la parution, en 1974, du célèbre Espèces d’espaces de son ami Georges Perec explorant l’infra-ordinaire. Le champ est balisé. « Certains ont été marxistes, moi, j’ai été gestaltiste  », résumera-t-il d’un trait[1]. La perception, l’espace et la technique : Virilio aura fait de la politique autrement.

Bunker

Peut-être l’a-t-on oublié, mais l’un des auteurs de l’attentat suicide contre les tours du World Trade Center était architecte. « Peut-on encore écouter et surtout entendre les bâtisseurs, alors même que les démolisseurs se recrutent partout [2]? » Paul Virilio s’était plu à le rappeler, troublé par la fausse proximité issue de la mondialisation, voyant vaciller quelques-uns des repères qu’il s’était jusqu’ici solidement construits, au moins depuis L’Espace critique[3]. Et d’abord celui-ci : « à l’ancienne géopolitique d’une étendue territoriale qui ménageait aux nations le nécessaire intervalle d’espace entre les différents États, succède actuellement une métropolitique de l’instantanéité chronique où l’affrontement est permanent. »

L’inquiétude fut pour ainsi dire native chez Virilio. Elle est née puis s’est installée en même temps que la fascination qu’il éprouva à la Libération : lui, le petit réfugié nantais qui venait de vivre une partie de la destruction de sa ville sous les bombes, embarqua dans la micheline jusqu’à l’orée de la baie de La Baule. La gloire des plages et l’horizon du littoral atlantique s’ouvrirent à lui en même temps que, stupéfait, il y découvrait la ligne fortifiée érigée par les occupants. Trente ans plus tard, j’ai moi aussi découvert avec stupeur ces silhouettes qu’en Vendée nous nommions plutôt «  blockhaus  ». Elles avaient toutes perdu de leur superbe, la plupart avaient déjà basculé du sommet des dunes alors que s’amorçait le rapide recul du trait de côte. Perdre leur superbe était leur destin. « Le bunker est le dernier geste théâtral d’une fin de partie de l’histoire militaire occidentale [4]. »

1945, Virilio a treize ans. L’ouverture du séminal Bunker archéologie qu’il en tirera une dizaine d’années plus tard[5] rappelle autant L’Étranger de Camus, Meursault écrasé par le soleil algérien alors qu’il enterre sa mère, que Julien Gracq parcourant La Presqu’île à la recherche d’un rivage qui lui semble inaccessible. La forme de ce rempart rappelle au jeune adolescent le casque allemand : dérisoire et formidable effort que le Führer se sera toujours refusé à visiter parce qu’il signait son échec. Le dernier rempart sans doute érigé à une telle échelle alors que « vieille de plusieurs siècles, la suprématie des armes de destruction sur les armes d’obstruction [venait] d’atteindre un seuil de tolérance indépassable [6] ». La forteresse Europe avait vécu.

L’arme atomique était née en effet et, avec elle, s’effaçait une frontière (ancestrale) de la guerre, posant l’assurance nouvelle d’une destruction mutuelle. Dès lors, les armes de communication ont définitivement pris le pas sur les armes de destruction plus ou moins massives occasionnant une mutation de la guerre réelle – et reléguant aux oubliettes les antiques guerre de siège (défensive) et guerre de mouvement (offensive). « Nul ne sait aujourd’hui, écrivait Virilio en 1991 tout juste sorti de la guerre froide, quel type de conflit succédera à la bataille et à l’échelonnement des forces armées sur le terrain[7]. » Il y est question de perte d’un sol qui n’est plus utile qu’à la dissimulation, de résistance aux ondes (le furtif) plutôt qu’aux chocs (les fortifs), et de la vitesse de communication comme nouvelle clé de l’édifice guerrier[8]. Juste au moment où son ami Jean Baudrillard le confirmait : la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu.

Virilio est un urbaniste qui construit des concepts comme un philosophe et qui aime les mettre à l’épreuve – et, contrairement à ce qu’en ont dit Sokal et Bricmont, la métaphore est utile au concept. Mais la géo­stratégie et la géopolitique, il les aura vécues et subies avant de les penser. Penseur de la guerre, la seconde, mondiale, mais aussi de ce que l’on a nommé « l’équilibre de la terreur », l’une des tâches qu’il s’assigne alors consiste à penser le nouveau jeu en cours. Le penser dans la fascination de l’une des dernières manifestations territoriales de l’ancien : le bunker, l’objet qui marque pour toujours l’achèvement de la guerre totale au seuil du continent liquide. Parallèlement, Virilio entame ce travail, ou plutôt cette quête personnelle, juste au moment où, en France, la modernité est devenue le nouveau mot d’ordre. Le bunker n’est pas la « machine à vivre » de Le Corbusier, mais la machine à survivre, autarcique. Aéro-statique et géo-morphe, centré en lui-même plutôt que fondé dans le sol, il instaure une nouvelle écriture aérodynamique et trouvera une postérité à travers la figure du monolithe. L’historien de l’architecture Jean-Louis Cohen l’a brillamment mis en lumière : loin d’être un vide obscur dans l’histoire de l’architecture du xxe siècle, la guerre est bien à l’origine d’un processus complexe de transformation, engageant toutes les composantes de ­l’architecture, mobilisée dans sa totalité[9].

Vitesse

Quand McLuhan parlait du « village global », il était futuriste et positif. Il est devenu inquiétant. Paul Virilio constatait dès 1980 que le but recherché par le pouvoir était désormais « moins l’envahissement des territoires, leur occupation, qu’une sorte de résumé du monde obtenu par l’ubiquité, l’instantanéité de la présence militaire, un pur phénomène de vitesse[10] ». La vitesse est en effet devenue la face cachée de la richesse : l’Esthétique de la disparition prolongeait les constats de Vitesse et Politique, l’essai pionnier de dromologie que Virilio fit paraître dès 1977[11]. Nouvelle science de la vitesse au principe désormais de tout événement contemporain, cette dromologie s’autorise d’abord d’une nécessité : de la même manière qu’il existe une économie politique de la richesse, une économie politique de la vitesse est désormais vitale. Aucune machine n’a jamais été inventée pour ralentir. La vitesse, c’est la croissance ; ralentir reviendrait à décroître.

Dromos, en grec, renvoie à la course : le territoire n’est plus qu’un espace-temps traversé par des vitesses relatives d’où s’est évanouie toute idée de voyage. L’épuisement du monde comme étendue et comme durée, un géocide, le crépuscule des lieux : chez Virilio, l’esthétique de la disparition renvoie toujours à une disparition de l’esthétique dans ­l’espace-temps. Pollution sonore, organique, visuelle… Pollution des distances et pollution temporelle, répond un Virilio effaré par les ravages de l’instantané qui n’aura dès lors cessé de nous inviter à diverger. Par là, il retrouve la rythm­analyse qui fut la grande affaire théorique de la fin de la vie d’Henri Lefebvre, héritage direct de sa théorie (surréaliste) des « moments » scrutant l’interaction dynamique et perpétuelle entre les rythmes de notre vie quotidienne et les grands rythmes cosmiques et vitaux[12]. Les situationnistes en feront eux aussi leur affaire en pensant la construction de situations comme des moments plutôt que des lieux.

Un sociologue allemand, Hartmut Rosa, a cherché à actualiser ce programme en reconnaissant sa filiation de pensée avec Virilio[13] – la vitesse nous paralyse. Sa « critique sociale du temps » pose au fond la bonne question : aller plus vite, oui, par n’importe quel moyen, sans doute, mais pour aller où au juste ? Tout se déplace pourtant, mais plus rien ne change : les possibilités humaines sont restées les mêmes. Il faut toujours une vingtaine d’années à un enfant pour se développer, et deux ou trois heures au moins pour digérer un repas. « Dans un monde qui bouge, l’immobilisme est un désordre » : c’est le président du troisième groupe mondial de publicité, Publicis, Maurice Lévy, qui l’a signé dans Le Monde le 18 février 2004 dans une tribune intitulée «  Désir de relance, relance par le désir  ». Au-delà de la laborieuse inversion khâgneuse (misère de la révolution, révolution de la misère…), j’avais été frappé par l’inconséquence d’une telle proposition. Génération X, le best-seller de Douglas Coupland, était sous-titré Contes pour une culture accélérée. L’accélération qui emporte notre quotidien nous prive de la projection dans l’avenir et de toute pensée à caractère utopique, suscitant de nombreux phénomènes pathologiques. Mais comment échapper aux chorégies minutées ? Comment diverger sachant qu’actuellement les processus eux-mêmes, de quelque nature qu’ils soient, comptent moins que la vitesse à laquelle ils se produisent ? En 2009, en stratège, Virilio prolonge : « Depuis plusieurs années, l’extérieur l’emporte partout sur l’intérieur et l’histoire géophysique se retourne tel un gant. » Sachant que dans cet univers en exclusion autant qu’en expansion, « comme chacun le sait, chaque fois que s’accroît la rapidité du mouvement, le contrôle et sa traçabilité augmentent d’autant [14] ». Le temps a anéanti l’espace, énorme frustration.

L’accélération, c’est l’oubli – et le changement, mais en surface. Largement précurseurs, les situationnistes l’avaient été en prônant la technique du passage hâtif à travers des ambiances variées, bref la dérive, dès la fin des années 1950. Croyant lutter à armes égales avec le progrès, ils furent bientôt emportés par sa pente. Partout nous sommes désormais immergés par le commerce, le spectacle aurait dit Debord, dans des ambiances et des atmosphères. Jusqu’à l’expérience artistique devenue, au fil des ans, de plus en plus enveloppante et d’ambiance, reposant tour à tour sur la répétition puis le choc pour la scander. D’où la nouvelle actualité prise dans l’esprit de certains architectes par l’aphorisme tristement célèbre lancé par Rem Koolhaas en 1995, « fuck context » : lorsque l’espace public se délite et que les réseaux de communication le supplantent peu à peu, il revient dès lors aux architectes de prévoir large et choquant, aussi choquant que large.

Fonction oblique

Les philosophes qui tentent de saisir leur époque accusent souvent un léger retard sur elle. Virilio fut épargné, et se retrouva même en avance, souvent et peut-être à son grand dam. Il fut un veilleur inquiet, depuis toujours aux aguets, mais il n’avait rien d’un conservateur. Si, par exemple, ses constats rejoignent ceux de Françoise Choay, une autre philosophe de l’urbain appartenant à la même génération que lui, les positions et conclusions esthétiques qu’ils en tirent divergent en revanche profondément. Là où l’un comme l’autre constatent la puissance des forces de déterritorialisation à l’œuvre dans nos sociétés, l’une a plaidé plutôt pour une architecture d’accompagnement, banale et parfois même passéiste, tandis que l’autre n’aura jamais cédé sur son goût pour la recherche formelle. Il a débusqué parmi les premiers les ambiguïtés d’Albert Speer, le successeur de Fritz Todt, l’homme de la guerre totale et l’architecte du Reich de mille ans, le constructeur devenu destructeur. Et si Virilio est contre les tours, ou plutôt contre l’idéologie qui préside à leur érection – le tourelisme, disait-il –, c’est parce qu’il y discerne une naïveté, persuadé que l’avenir des villes ne se jouera pas dans leur dimension aérienne.

Il y a bien longtemps que l’urbaniste Virilio se montre sceptique face à ce stockage vertical des êtres humains. Et de rappeler à qui voulait l’entendre qu’il avait travaillé avec l’architecte Claude Parent il y a plus de quarante ans sur la « fonction oblique » en pensant faire monter le sol : dépasser ­l’orthogonalité, utiliser la gravité pour jouer sur la dualité entre synclinal et anticlinal et trouver ainsi une continuité des sols en élévation[15]. À l’ordre horizontal de l’habitat rural et l’ordre vertical de ­l’habitat urbain devait succéder un troisième ordre, l’oblique, répondant à l’ère post-­industrielle. L’espace aurait ainsi été entièrement accessible, augmentant les surfaces utiles suivant le principe de la « circulation habitable » où le corps de ­l’habitant devient locomoteur et profite de l’énergie née du déséquilibre oblique. Créé en 1963[16], le duo d’Architecture principe n’achèvera jamais que deux édifices suivant ces principes, une église à Nevers et un centre de recherche aérospatiale pour Thomson à Vélizy. Nevers et Vélizy, deux petites villes, deux lieux où l’on ne passe guère par hasard. À Nevers, une grotte à double ventricule, une église cryptique dédiée à Sainte-Bernadette (Soubirous), celle de Lourdes, et à Vélizy, un atelier de fabrication de têtes chercheuses dédiées à des missiles ! L’église et les portes de l’enfer, nul ne pourra reprocher à Virilio d’avoir manqué de suite dans les idées.

Virilio, on l’a vite, trop vite rattaché à des courants architecturaux avec lesquels il n’avait au fond pas grand-chose à voir. Comme tant d’autres, sa réception aura oscillé entre la réfutation a priori et la répétition adulatrice. Il a été dans le système sans être «  du système  ». Et l’on peut chercher à déconstruire la vitesse, tout étant passionné par l’architecture de son temps et en présidant aux destinées de l’une de ses meilleures écoles.

Transparence

À plusieurs reprises, Virilio a dit qu’il croyait plus volontiers en l’évidence de l’implicite qu’en l’évidence de l’explicite[17]. Au fond, il aura patiemment cherché à dénaturaliser le bunker – dans Bunker archéologie, il évoque précisément ce « scandale de la naturalité du bunker » qu’il a éprouvé en déboulant sur la plage. Virilio a pensé d’après le bunker ce qui est venu après le bunker et, chemin faisant, il aura également levé le voile sur la généralisation des nouvelles machines optiques, « matière totale, cinéma total, la fin de la perspective du Quattrocento, la disparition des “angles morts” dans une surexposition qu’assumera pleinement la télévision en circuit fermé, la télévision qui ne s’arrête jamais, donnant à voir, ou plutôt, à recevoir, en direct ou en différé, toutes les superficies[18] ». Mais le verre, la transparence, la disparition auxquels on a souvent cherché à assimiler la pensée de Virilio ? L’Esthétique de la disparition[19]. Mais L’Esthétique de la disparition, c’est la guerre, la guerre économique et les architectes qui avaient choisi la transparence ne luttaient (plus) contre personne. Dans Nous autres, où Eugène Zamiatine déverse en 1924 toute la déception que lui inspire déjà la révolution d’Octobre, les bâtiments sont en verre. Autant qu’une extension de notre liberté, la transparence engage en effet une extension du contrôle. Les années du mitterrandisme en France ont ceci de supérieur aux autres qu’elles ont conservé, malgré le temps qui passe, une part de leurs secrets : pourquoi donc la transparence, une propriété physique, a-t-elle été alors assimilée à un impératif moral et pourquoi cette propriété a-t-elle suscité une traduction formelle chez les architectes précisément au cours de cette décennie 1980 ?

Au fond, Paul Virilio
aura patiemment cherché
à dénaturaliser le bunker.

Dès 1984, Virilio va pourtant poser en trouble-fête avec L’Espace critique les premiers jalons d’une interprétation de l’espace virtuel comme réalisation de l’espace critique : désormais, la notion de critique ne ­s’appliquera plus simplement à des situations ou même à des temporalités critiques, mais à la notion d’espace elle-même. Il est toujours facile de dire après-coup que le grand untel aura bien été prémonitoire. Il n’empêche, sous la domination contemporaine de ce qu’il est convenu d’appeler les réseaux sociaux, une telle phrase résonne aujourd’hui immanquablement, quels que soient sa complexité et l’enchevêtrement sur lequel elle repose : « La profondeur de temps succédant aux profondeurs de champ de l’espace sensible, la commutation de l’interface supplantant la délimitation des surfaces, la transparence renouvelant les apparences, ne serions-nous pas en droit de nous demander si ce que l’on persiste encore à nommer espace n’est pas tout bonnement la lumière, une lumière subliminaire, […] dans une durée dont l’étalon serait moins le temps qui passe de l’histoire et de la chronologie que le temps qui s’expose instantanément; […] un “temps d’exposition” (de surexposition ou de sous-exposition) dont les techniques photographiques et cinématographiques auraient préfiguré l’existence[20]. »

Nous serons passés entre-temps de l’opposition ville-campagne à ­l’opposition ville-banlieue et enfin à l’opposition entre les (corps) nomades et les sédentaires. À travers la crise de l’espace réel, moins important désormais que le temps réel, l’espace virtuel va mettre l’espace critique « en actes », avec à la clé le risque de l’enfermement des hommes sur une planète désormais réduite à rien. Univers véhiculaire contre univers concentrationnaire ? Certes, c’est l’activité qui qualifie l’espace. Mais face à l’interactivité permanente naïvement vantée par les cybernéticiens, aux architectes d’imaginer et puis de transcrire une autre manière de percevoir l’espace-temps qui ne ramène pas à un épuisement du monde[21].

Un croyant

Il est un aspect de la personne et de la pensée de Paul Virilio que l’on souligne rarement parce qu’il n’est plus de saison : il est croyant, chrétien, catholique. Ses origines sont là. De même que certaines de ses lointaines références de pensée : Babel et l’Arche de Noé, la Nef, le Déluge, l’Apocalypse, l’appel du désert, l’incarnation, l’optique totale et l’œil de Dieu… En 1969, avant d’accompagner les revues Cause commune (avec Jean Duvignaud et Georges Perec) puis Traverses (avec Michel de Certeau mais aussi Jean Baudrillard) et, plus tard encore, les débuts de Trans­versales (avec Félix Guattari et Edgar Morin), c’est aux côtés d’Esprit qu’il va d’abord cheminer, avec Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud. Au sortir de 1968, il aura ainsi accompagné de près ou de loin sur une trentaine d’années la plupart des aventures intellectuelles marquantes de la nébuleuse que l’on a dénommée en France « gauche non communiste ».

Mais Virilio, un croyant ? Bunker archéologie est traversé par le « caractère semi-religieux des autels de plages ». Chaque casemate est « une arche vide ou encore un petit temple sans religion » rappelant les mastabas, les tombes étrusques, les structures aztèques… Le front Todt devient le « porche d’un édifice cultuel », comme si l’Organisation du même nom n’avait su finalement qu’organiser un espace religieux. Un acte de foi ? « C’était comme si j’étais attendu depuis longtemps déjà », écrira Virilio arpentant les plages[22]. La mort ? Outre, passons outre. Le terrible, le moment terrible le fascine, il l’a souvent admis, tout en se disant prêt à tout affronter. Sachant que le moment terrible, le péril a toujours pour contrepoint l’impératif du sauvetage. L’abri qui sauve, le salut, l’église comme arche et refuge…

Face à la sécheresse du réel en effet, Virilio aura toujours cherché à prolonger aussi loin qu’il le pouvait le message, l’espérance. Mais il n’a jamais abordé la catastrophe ou l’accident en moraliste. Même lorsqu’il s’est intéressé ces dernières années à l’accident, il l’a toujours compris d’abord comme l’élément contingent de toute découverte et de tout «  progrès  » technique[23]. Non pas nier le progrès, mais traiter sa négativité, sa face cachée, sa contre-productivité : comme il s’en expliquait voilà une dizaine d’années à l’artiste Enrico Baj, « pour Aristote, la substance est ce qui est absolu et nécessaire, cependant que l’accident est relatif et contingent. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de substance sans accident et qu’il n’y a pas d’accident sans substance. En un certain sens, toute l’histoire de la civilisation a opté pour la mise en évidence par la science et la technique de la substance produite, qu’il s’agisse d’électricité et donc d’électrocution, ou qu’il s’agisse d’objets aussi énormes qu’un bateau et donc du naufrage […]. Donc l’idée est de dire: cherchons à voir ce que nous avons produit comme accidents, après avoir analysé ce que nous avons produit comme substances et comme objets nouveaux [24] ».

 

[1] - Paul Virilio, entretiens avec Marianne Brausch, Voyage d’hiver, Marseille, Parenthèses, 1997, p. 44.

 

[2] - P. Virilio, préface à Eyal Weizman et Rafi Segal (sous la dir. de), La Politique de l’architecture israélienne, Besançon, L’Imprimeur, 2004, p. 15.

 

[3] - P. Virilio, L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois, 1984.

 

[4] - P. Virilio, Bunker archéologie, Paris, Le Demi-Cercle, 1991, p. 47.

 

[5] - Bien avant l’exposition du Musée des arts décoratifs en 1975, Virilio avait en effet écrit un premier texte sous cet intitulé en 1958. Il paraîtra pour la première fois dans la septième livraison de la revue Architecture principe au cours de l’automne 1966.

 

[6] - P. Virilio, Bunker archéologie, op. cit., p. 198.

 

[7] - P. Virilio, Bunker archéologie, op. cit., p. 202.

 

[8] - Lorsque son ami Félix Guattari décède brutalement à la fin du mois d’août 1992, Virilio s’apprête à faire paraître les dialogues sur le « concept de guerre » qu’ils avaient entretenus depuis le printemps précédent.

 

[9] - Jean-Louis Cohen, Architecture en uniforme. Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, Paris/Montréal, Hazan/Centre canadien d’architecture, 2011, p. 18. Dans son avant-propos, l’auteur reconnaît sa dette envers Paul Virilio dont les séminaires à l’Esa, où il s’était inscrit comme étudiant en 1968, « provoquèrent en [lui] un certain choc, car ils proposaient d’ériger les bunkers et les édifices militaires de l’Allemagne nazie, que je considérais comme totalement forclos du champ architectural, en objets d’analyse technique et esthétique » (ibid., p. 9).

 

[10] - Paul Virilio, Esthétique de la disparition [Balland, 1980], Paris, Galilée, 1989, p. 52.

 

[11] - P. Virilio, Vitesse et Politique, Paris, Galilée, 1977.

 

[12] - Voir Henri Lefebvre et Catherine Régulier, «  Le projet rythmanalytique  », Communications, n° 41, 1995, p. 191-199.

 

[13] - Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

 

[14] - Paul Virilio, «  Stop Eject  », dans Terre natale. Ailleurs commence ici, Arles/Paris, Actes Sud/Fondation Cartier, 2009, p. 68. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition Native Land, Stop Eject, présentée au Kunsthal Charlottenborg de Copenhague, du 5 décembre 2009 au 21 février 2010.

 

[15] - Voir à ce propos nos échanges sur «  Le littoral, la dernière frontière. Entretien avec Paul Virilio  », Esprit, décembre 2010, repris aux éditions Sens & Tonka en 2013.

 

[16] - Avec l’architecte Claude Parent, sensible aux thématiques des avant-gardes d’alors, participant notamment aux activités du groupe Espace, regroupé autour d’André Bloc, avec le sculpteur Morice Lipsi et le peintre Michel Carrade. Odette Ducarre dessinera les vitraux de Nevers.

 

[17] - Par exemple dans le Voyage d’hiver, op. cit., p. 48.

 

[18] - P. Virilio, L’Espace critique, op. cit., p. 89.

 

[19] - P. Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989.

 

[20] - P. Virilio, L’Espace critique, op. cit., p. 77.

 

[21] - Voir les Nantais de Block, par exemple. À Brest, leur complexe sportif livré en 2007 se présente comme une réminiscence du brutalisme : peu de peinture, pas de détails de construction superflus, du béton quartzé industriel dans les espaces communs, et une résine sur le sol des salles. Rude et honnête ? Conçu comme un monolithe, comme un galet posé sur le sable, il résulte de la déformation, au gré des contraintes du site et du programme, d’une boîte de chaussures Adidas. Ces jeunes architectes ont occupé à leurs débuts un Blockhaus sur l’île de Nantes avec plusieurs collectifs d’artistes, architectes, graphistes, musiciens et scénographes. Tous ont profité des qualités du lieu : isolation sonore et noir complet. Ce lieu a été numériquement renommé Blockhaus Dy.10 depuis 1999. Construit sur deux anciens hôtels de passe, il servit d’abri aux ouvriers des chantiers Dubigeon bombardés par l’aviation alliée – « il nous est tombé dessus », nous avoueront les architectes de Block.

 

[22] - P. Virilio, Bunker archéologie, op. cit., p. 12, 14 et 15.

 

[23] - P. Virilio, L’Accident originel, Paris, Galilée, 2005.

 

[24] - P. Virilio, dialogues avec Enrico Baj, Discours sur l’horreur de l’art, Lyon, Atelier de création libertaire, 2003, p. 53-54.

 

Jean-Louis Violeau

Jean-Louis Violeau est sociologue, professeur à l’ENSA de Nantes et enseignant à l’école urbaine de Sciences-po Paris. Il s'est entretenu avec Paul Virilio dans Littoral, la dernière frontière (Sens & Tonka, 2013).

Dans le même numéro

L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.