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Notes de lecture

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Les Illuminati. De la société secrète aux théories du complot de Pierre-Yves Beaurepaire

décembre 2022

L’ouvrage démontre que les éléments centraux du mythe du complot sont déjà posés dès la fin du xviiie siècle : volonté de former les futurs décideurs et de noyauter les centres de décision afin de renverser les États, dimension cosmopolite, conglomérat de réseaux secrets, domination en sous-main des médias traditionnels.

Comment un ordre ayant vécu moins de dix ans (1776-1785) est-il devenu le terme générique pour désigner le complot universel ? Pierre-Yves Beaurepaire, auteur de nombreux livres sur le siècle des Lumières, l’Europe ou les francs-maçons1, signe une belle synthèse sur les Illuminati.

Adam Weishaupt fonde les Illuminaten en 1775 à Ingolstadt, en Bavière. Ce professeur de droit souhaite transformer le monde par la science et former les futurs cadres de l’État. Il s’agit de s’attaquer aux anti-Lumières, notamment l’influence de la Compagnie de Jésus, dans les universités allemandes. Le succès est au rendez-vous quand l’ordre se met à recruter parmi les francs-maçons. La chute n’en est que plus brutale en 1785, avec la publication des secrets de l’ordre. Une infime partie bascule alors dans la clandestinité en Europe et aux États-Unis.

Dans cette Europe des Lumières, les groupements s’entremêlent, franc-maçonnerie et Illuminaten, mais également jacobinisme et joséphisme (de l’empereur germanique Joseph II). Ces agrégations font naître une première impression de conspiration pour renverser l’autorité et les États. 1797 est une année de rupture avec la publication de deux ouvrages à fort retentissement : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme par l’abbé Augustin Barruel et Proofs of a Conspiracy par John Robison, un scientifique écossais. Avec le discours du président de Yale en 1798 dénonçant le risque Illuminati, la menace devient globale.

Pour expliquer la Révolution française, les (prétendus) ennemis du régime sont rassemblés dans un joyeux fourre-tout : les Illuminati (héritiers des Templiers…), les protestants, les francs-maçons et même Necker ! Puis, les Rose-Croix, les Carbonari, et finalement les juifs – l’auteur pointe à juste titre la dimension antisémite de ces théories – rejoignent cette conspiration universelle.

L’ouvrage démontre que les éléments centraux du mythe du complot sont déjà posés dès la fin du xviiie siècle : volonté de former les futurs décideurs et de noyauter les centres de décision afin de renverser les États, dimension cosmopolite, conglomérat de réseaux secrets, domination en sous-main des médias traditionnels. Ce mythe naissant rencontre un écho favorable aux États-Unis, relayé par certains hommes d’Église.

La théorie du complot est apparue dès la naissance de ce jeune pays et entretient des rapports réguliers avec sa vie politique. Depuis deux siècles, francs-maçons et Illuminati sont souvent pris pour cibles. Le billet d’un dollar est soupçonné d’être truffé de références à ces sociétés et même la statue de Liberté, offerte par la France, serait leur « nouveau cheval de Troie » ! Les Illuminati sont la société secrète des sociétés secrètes et englobent tout : templiers, francs-maçons et carbonari déjà vus, mais aussi Bohemian Club et Skull and Bones.

Puisqu’il n’y a plus d’histoire (oubliée, cachée, partielle ou forcément manipulée), le fait historique ne peut rien contre le récit complotiste. Celui-ci se nourrit de crises diverses pour se régénérer et est amplifié par la puissance d’Internet et des réseaux sociaux. La fiction vient alimenter cette mécanique pour la caricaturer et la dénoncer (Umberto Eco), ou pour jouer avec les peurs (Alexandre Dumas et d’autres, jusqu’aux romans de Dan Brown et la série House of Cards).

Finalement, le mythe Illuminati est devenu l’archétype de la théorie du complot. Vidés de leur sens originel et donc justement avec tous les sens possibles, les Illuminati ne sont désormais plus qu’une machine à fantasmes. Le récit complotiste répond à un besoin : il rassure en révélant un sens caché et propose un ordre au chaos apparent du monde. En décortiquant « la fabrique de la rhétorique conspirationniste », Pierre-Yves Beaurepaire permet de mieux appréhender les schémas complotistes actuels et propose ainsi un ouvrage salutaire en ces temps incertains.

  • 1. Notons la réédition de L’Europe au siècle des Lumières chez Ellipses en 2022.
Tallandier, 2022
336 p. 19,90 €

Olivier de Lapparent

Docteur en histoire des relations internationales (Institut Pierre Renouvin), Olivier de Lapparent enseigne l'Histoire dans divers établissements (CentraleSupélec, Centrale Casablanca, Centrale Pékin, Université Paris Saclay).

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