Voici un mot peu fréquemment utilisé de nos jours mais qui dit bien une histoire du quotidien et des manières de vivre autrefois à La Réunion.
La moque ou la mok – ou lamok par agglutination de l’article – désigne communément dans notre île une boîte de conserve vide pouvant servir de récipient et aussi de mesure et plus encore ! (1) Ce qui nous engage dans l’histoire double de l’objet et du mot. On peut conjecturer que l’objet a dû accompagner le développement de l’industrie agroalimentaire de la conserve au début du XIXème siècle après les découvertes de Nicolas Appert. Quant au mot, qui a voyagé entre continents et océans, il a aussi ses mystères. Au sens de récipient et d’ustensile de mesure, il s’apparenterait aux langues dialectales françaises « de la Normandie à la Gascogne », voire « aux langues constitutives de l’espace européen » selon les données du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (1).
Il est employé à La Réunion ainsi que dans d’autres îles créolophones et francophones telle l’Ile Maurice avec des singularités. Ce que soulignent les auteurs de nos divers dictionnaires et lexiques du créole réunionnais et du français en usage à La Réunion (2).
Alors, c’est quoi notre moque ? nout mok ?
D’abord, c’est toujours une boîte de conserve vide de son contenu. Un objet de récupération, quoi ! Une boîte métallique choisie pour son calibre moyen et sa prise en main idéale. A ne pas confondre avec le bac de graisse qui fera un excellent fer-blanc pour charroyer l’eau de la fontaine à la maison ! Que de mok possibles donc entre la boîte de lait concentré ou de lait Guigoz pour les nourrissons, ou de bœuf assaisonné de Madagascar, ou de grains etc. Bref, à chacun/chacune la mok idéale pour ce dont il/elle a besoin. Telle conviendra bien pour boire de l’eau, telle autre pour des denrées alimentaires ou tout autre emploi…
En cela, c’est un objet du quotidien, surtout autrefois dans les milieux modestes ou pauvres, ruraux ou des quartiers plus populaires ainsi que le montrent nombre de textes évoquant La Réunion des années 1950 et même plus après dans le siècle. Avec la mok, on est loin des grandes demeures coloniales de la Rue de Paris ou d’ailleurs. Loin aussi de la société de consommation que nous connaissons aujourd’hui. Avec la mok, on est dans l’espace intime car ces boîtes de conserve qui ont le plus souvent alimenté la famille, disent à leur manière une histoire des nécessités et de la débrouille.
Mok et seau d’eau, photo MCDF.
On peut boire – on a bu serait plus exact – à la mok. Proprement. Goulument. A satiété.
A défaut de verre, quand l’équipement de certains ménages était réduit au strict nécessaire et que l’eau courante manquait dans bien des maisons, on a utilisé la mok. En veillant à ne pas souiller les provisions péniblement rapportées de la fontaine, de la citerne ou de la source.
Ainsi dans Lontan, une enfance réunionnaise dans le Sud sauvage, Wilfrid Bertile évoque-t-il sa vie « d’enfant pauvre » et ses « éreintantes corvées d’eau » dans les bassins. « A l’aide d’une moque, on la puisait en ayant soin d’écarter les feuilles mortes et les vers de terre et on remplissait son fer-blanc ». De même, donne-t-il à voir l’usage et la confection de ces « récipients multifonctionnels faits de boîtes de conserve vides dont on ne détachait pas entièrement le couvercle, replié en une queue permettant la préhension. On « écrasait » les bords en faisant entrer vers l’intérieur les restes tranchants de couvercles rattachés au rebord. Ces moques servaient de verres, de mesures de volume pour le riz, le maïs et les grains secs, et on les mettait au feu pour chauffer l’eau ou le café ». Alors, ajoute l’auteur convoquant la figure de son père, petit pêcheur, « Papa prenait la moque par son anse, y mettait du sucre et buvait son café, insensible à la chaleur qui lui brûlait les doigts et les lèvres. Puis il partait dans la nuit, dans l’obscurité la plus complète, les pieds nus sur la route pierreuse. »
Cependant, même si elles étaient passées au feu de bois, ces mok ne manquaient pas de propreté ainsi qu’il est écrit dans Zistoir kristian : « En dehors la boîte (« mok de lé konsantré » dans la version créole) était toute noire à force de la faire chauffer sur le feu, mais en dedans c’était bien propre. »
On peut – on a pu – aussi avec la mok garder certaines provisions telles le sucre, le sel, la farine, le maïs moulu ainsi qu’on le fait aujourd’hui avec les boîtes en tôle joliment peintes et proposées au prix fort par certains de nos magasins ou designers contemporains !
Dans Le temps du fénoir, David Huet nous fait pénétrer dans la « case des plus sommaires » de Grand-Mère Ma-nini dont la « table de fortune était encombrée d’un invraisemblable bric à brac : petite lampe à pétrole en fer-blanc, bouteilles à moitié remplies de piments confits, nombreuses moques contenant sucre, graisse, etc. » Bref, dans une case où on vit de peu.
Ainsi Jean Albany a-t-il pu écrire dans son P’tit glossaire sous-titré Le piment des mots créoles : la moque, « c’est le verre du pauvre et c’est peut-être aussi son miroir », propos que nous entendons au sens de signe d’une vie difficile et rude dans La Réunion d’antan.
Mais la mok c’est plus encore.
La mok, c’est une des mesures de capacité, utilisée à La Réunion il y a peu encore parmi d’autres. Ainsi dans Marie-Biguesse Amacaty, Guy Douyère évoque-t-il le bazardier annonçant à tue-tête « goyavier, goyavier la moque ! ça lé doux, ça lé bien doux ! ça lé greffé, ça lé bien greffé ! » ainsi que « les bazardiers [qui]se servaient d’une moque de coco (sic) comme mesure » pour les bichiques. Albany, dans Varangues, laisse entrevoir la figure des « bergers » porteurs de lait qui « le vendaient à la moque, à la mesure » quand Maxime Laope confie dans sa biographie (3) réalisée par Expédite Laope et Bernadette Guillot « quand j’étais gamin, je vendais de l’eau pendant les courses, avec des jeunes du quartier. Le verre ou la moque d’eau coûtait 10 centimes, l’argent allait à ma mère. »
Mais, en tant que mesure de capacité, il nous faut reconnaître la concurrence du mot pinte largement employé à La Réunion et chanté d’ailleurs par Henri-Claude et Marie-Armande Moutou dans le séga « Goyaviers par pinte« . On peut même avancer la supériorité de la pinte. Laquelle, héritée du fonds français, tout en s’en démarquant aussi, semble auréolée de la « noblesse » de l’étalon d’échange commercial que lui confère le poinçon des poids et mesures, qu’elle soit en fonte, laiton, en bois cerclé ou qu’elle se décline en grande, moyenne ou petite pinte. D’ailleurs, quand la mok semble avoir presque disparu de nos étals, remplacée souvent par la barquette en plastique, la pinte semble mieux résister, nous laissant le plaisir toujours renouvelé des gestes du bazardier remplissant sa pinte jusqu’au point d’équilibre. Mais qu’importe, la mok a su affirmer sa place autrement.
Pintes de piment, photo MCDF
La mok, c’est en fait un véritable objet « multifonctionnel ». Dans une société réunionnaise ignorant longtemps l’abondance, elle signe le sens de la récupération et de la débrouille.
Elle a servi à l’éclairage. Alors que David Huet dans Le temps du fénoir évoque la« bougie collée sur le fond d’une moque renversée », Maronèr chante « la mok pétrol », la « mok an tol » qu’on peut trouver par ailleurs sous la forme plus sophistiquée du lumignon ou « ti lamp » après le travail d’ajustement fait par le ferblantier. Robert Chaudenson rappelle, quant à lui, ces pêches de nuit au « flambo pétrol » (une mok pleine de gonis imbibés de pétrole) et note aussi l’utilisation de la mok comme écope, quoique moins appréciée que l’écope naturelle du coco par les pêcheurs traditionnels. Dans les rivières, du temps où chevrettes et chevaquines ne manquaient pas, la mok pouvait aussi accompagner le pêcheur et se remplir de ses « prises » ainsi que l’écrit Jean-François Samlong dans L’Empreinte française.
Du temps où les pots en plastique de la modernité n’avaient pas envahi le marché, on pouvait mettre ses plantes dans des mok et des fanjans disposés dans la cour ou sous la serre. Et au cimetière, les jours de Toussaint, ça pouvait toujours servir.
Que d’images désuètes… Ainsi, parmi d’autres, celles des petites filles d’antan jouant à « ti kaz »avec leurs petites et plus grandes mok quand elles ne disposaient pas de dînettes de porcelaine.
Quant au jeu de mok consistant à faire tomber des mok placées les unes sur les autres, apparenté à d’autres jeux autrement nommés ailleurs, et commun dans les fêtes municipales et paroissiales d’autrefois, il semble retrouver une nouvelle présence parmi « les jeux lontan » que certains défenseurs du patrimoine tentent de faire connaître lors de manifestations diverses. Et sans doute le jeu de « petite toupie » (jeu de hasard) trouve-t-il encore, malgré un règlement strict, ses passionnés fébriles attendant, comme ceux d’autrefois, le moment où le bol – parfois la mok à l’époque – retourné laisse apparaître le chiffre magique annonçant l’heureux gagnant !
Capillaire dans la mok, fanjan et corne de cerf. Photo MCDF
La mok, c’est aussi une caisse de résonance pour les sons.
Autrefois, en particulier dans les Cirques, au lieu dit La Plaine aux Sables à Mafate par exemple, nous avons pu constater son efficacité – quoique relative – pour éloigner les oiseaux effarouchés par le cliquetis du vent balançant les mok suspendues sur un fil au-dessus des champs de lentilles ou de haricots.
Musicalement, la mok est un instrument de percussion qui produit ses effets ! Nous reviennent en mémoire ces images de groupes, de garçons le plus souvent, assis sur leurs talons et tapant sur des mok. Tels Patrice Treuthardt dans Pipit, marmay le Port ou Ousanousava qui dans Lodèr mon péi chante « èk bann kamarad kréol […] nou té zoué sanm la mok en tol » ou Zanmari Baré qui confie dans un entretien du 13/12/2013 à RFI : « je me suis mis à taper sur une mok (boîte de conserve en fer-blanc) et à chanter pour être comme les autres. » De manière plus anecdotique, car rarissime voire inconnue de la plupart, nous signalons « la mok à fil », instrument « monocorde » constitué d’une mok reliée aux dents par un fil et décrit, avec photo à l’appui, par Jean-Pierre Laselve dans Musiques traditionnelles de La Réunion.
Mais la mok, c’est encore plus que tout cela !
L’inventivité des Réunionnais semble avoir été grande et les emplois métaphoriques variés, qu’ils soient attestés dans l’usage collectif de la langue ou qu’ils relèvent d’emplois plus individuels.
L’image est belle quand elle renvoie à un journal scolaire nommé La moque où les mots de chaque enfant sont devenus gouttes d’eau fécondes comme cette « Source la Moque » des hauts du Tévelave (4). L’image est pittoresque et chargée d’affection dans « La moque do fé » désignant la vieille auto cabossée de Jean Albany dans le poème du même nom.
Mais, le plus souvent, le mot se charge de connotations plus lourdes, voire dépréciatives, quand il se rapporte à l’être humain. On peut s’interroger sur le« mi kraz out mok »– au sens de figure – noté par Céline Huet ou sur « la moque de feu »désignant « un garçon aux cheveux roux » selon Albany dans leurs glossaires respectifs. Ce dernier laissant entendre des non-dits dans Mon petit caf’café, poème de Bleu Mascarin où il écrit à propos de Monsieur Malraux :« P’têt li l’est capab’/ chang’ couleur nout’ moque ».
Avec Ousanousava, c’est la nostalgie douloureuse qui s’exprime dans Lodèr mon péi : « Astèr mi par pi lékol/ mon kèr kom in mok ». Avec Céline Huet, dans Karèm Kozé, c’est la douleur et le déchirement d’un enfant rêvant d’un vrai papa et non pas d « un papa la mok/ i koup la zèl zoizo ». Voici bien la mok lestée de négatif. Elle peut même désigner « la mauvaise note » pour le Blog Salanganes ou correspondre aux mauvais points quand il s’agit de distribuer « Bonbons coco et moques en tôle » sur Zinfos974 par exemple. Encore heureux qu’on se contente alors de mots (certes malheureux pour quelques-uns !) quand dans d’autres temps « Certains excités se mettent [mettaient]à jeter des moques sur les dirigeants » (5).
Cette dimension métaphorique se déploie également dans des expressions bien attestées par nos lexiques. » Virer la moque » c’est « changer d’opinion » selon les circonstances et plus encore en période électorale, ce qui peut conduire à « chavirer la moque », soit à modifier les situations. Plus largement encore, la mok peut être métaphore de la vie qui change et de la mort elle-même. Après tel cyclone, écrit Alain Armand dans le recueil Zordi, « la mok la tourné/ I fo armèt in not kaz dobout » quand Zanmari Baré, dans Blandine, chante « la mok la viré », en évoquant sa grand-mère morte.
Finalement, que de mok ! Oui. En effet.
Mais nombre d’usages disparus depuis. Avec la disparition d’une Réunion d’autrefois pauvre et sous-équipée pour beaucoup. Ce que nous ne regrettons aucunement. La mok la tourné, en effet. Et tant mieux. L’objet lui-même, certes sans beauté intrinsèque et vite dégradable, a même été éliminé de nos maisons, alors que avons su sauvegarder quelques « mirabelias (merveilles créoles) » comme tels « lumignons » ou lilliputienne machine à coudre magnifiés par Mario Serviable et Danio Caze dans les Objets de La Réunion longtemps.
Dans cette histoire, le mot a perdu sa fréquence. Mais nous nous réjouissons de voir l’inventivité surgir de manière insolite de la modernité parfois. Ainsi, sous une forme décomplexée, c’est à qui prend sa « mok coca », quand d’autres, selon Réunionnais du monde, ont peut-être pris « la pint po la mok » avec l’usage de la cigarette électronique et que d’autres encore – dans une veine plus artistique ou écologique ou patrimoniale – inventent d’étonnantes mok à usages multiples…
La seule chose qui importe à nos yeux, c’est d’avoir la mémoire, la conscience de ces temps et modes de vie d’autrefois. Et d’en retenir les leçons dont la sobriété, l’art de la débrouille et de la récupération que la société de consommation met en défaut souvent tant elle crée de tentations.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
- Notre article se focalise sur ces acceptions. Nous n’avons pas retenu le sens maritime – de morceau de bois instrumentalisé, issu du néerlandais – que nous n’avons pas retrouvé dans les corpus consultés.
Le CNRTL identifie le mot moque au sens 1 de terme de marine.
Pour le sens qui nous intéresse dans cet article, le CNRTL donne les informations suivantes :
Moque (au sens 2) ; « Prononc. et Orth.: [mɔk]. Besch. 1845 : mocque. V. aussi Vialar, Rose mer, 1939, p.12. Étymol. et Hist. 1. 1776 Québec «vase qui sert à boire ou à mesurer» (doc. ds Juneau, Probl. de lexicol. québécoise, Québec, 1977, p.200) ; 1780 «gobelet en faïence» (Glossaire du patois rochelais), 1800 «gobelet de fer-blanc» (Boiste) ; 2. 1931 arg. (d’apr. Esn.). Mot qui se rencontre de la Normandie à la Gascogne (aussi à Boulogne sur Mer) et qui correspond au b. all. mokke «cruche, pot», m. néerl. moken «petite mesure de capacité», néerl. mok «tasse en fer-blanc», frison de l’Est mukke «vase de terre cylindrique» (cf. aussi angl. mug «cruche, pot» depuis 1570 ds NED). Il est difficile de déterminer avec certitude laquelle de ces lang. est à l’origine du mot en fr. selon FEW t.16, p.563 b. Pour l’existence de moque dans les parlers créoles de l’Océan Indien et des Antilles voir R. Chaudenson, Le lexique du parler créole de la Réunion, t.2, pp.812-813. Bbg. Wartburg (W. von). Drei kleine Gruppen galloromanischer Wörter germanischen Ursprungs. Mél. Rohlfs (G.) 1958, pp.486-487.
- Bibliographie sommaire pouvant être élargie également aux documents en ligne :
Rémy Nativel, Le lexique de La Réunion, 1972 ; Robert Chaudenson, Le lexique du parler créole de La Réunion, 1974 ; Jean Albany : P’tit glossaire. Le piment des mots créoles, 1974 ; Michel Carayol, Particularités lexicales du français réunionnais,1984 ; Alain Armand, Dictionnaire Kréol Renioné – Français, 1987 ; Daniel Baggioni, Dictionnaire créole réunionnais/français, 1987 ; Jules Bénard, Petit glossaire créole,1996 ; Céline Huet, Le lexiKréol, Français-kréol, 2016 ; etc.
- Maxime Laope, un chanteur populaire, Expédite Cerneaux et Bernadette Guillot, 1999.
- Ce journal scolaire La moque a été créé à l’initiative d’un instituteur inspiré par la pédagogie Freinet. Il s’agit de Marcel Le Guen, arrivé dans l’île en 1951, enseignant 12 ans dans le Sud. Une école du Tévelave porte son nom depuis 2006.
- Particularités lexicales du français réunionnais,Michel Carayol, référence à Témoignages du 25/09/78.
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