Politique

Geneviève Fraisse : « Il n’y a pas de féminisme en Mai 68 »

Presque tout le monde le sait maintenant : le mouvement étudiant de Mai 68 a en grande partie démarré pour une histoire de mœurs. Dès 1967, les étudiants de la jeune Université de Nanterre — dont un certain Daniel Cohn-Bendit — réclament le droit d’accéder aux dortoirs féminins. De fait, Mai 68 est autant une révolte sociale qu’un moment de libération sociétale et sexuelle. Très vite apparaissent les première réunions féministes non-mixtes et le Mouvement de libération des femmes (MLF), dont fait entre autre partie Antoinette Fouque. Cette séquence débouche sur des avancées sérieuses pour les femmes, dont la loi Veil de 1975, qui dépénalise l’avortement. Mai 68 serait donc à l’origine d’un nouveau féminisme ? Pas sûr, nous avertit Geneviève Fraisse, toujours prête à combattre les schémas de pensée trop simplistes.

Geneviève Fraisse nous semblait être la personne la mieux indiquée pour nous parler de Mai 68 et du féminisme. Âgée de 20 ans en 1968, la philosophe a été, depuis, de tous les combats féministes, ou presque. Historienne du mouvement, déléguée interministérielle aux droits des femmes de 1997 à 1998 et députée au Parlement européen de 1999 à 2004,  membre indépendante de la Gauche unitaire européenne, elle est l’auteure de nombreux ouvrages remarqués dont La Fabrique du féminisme : textes et entretiens (Le Passager clandestin, 2012, réédité en 2018). À l’occasion de la commémoration des événements de mai 1968, elle revient avec nous sur cinquante ans de féminisme.

Le Comptoir : Vous aviez vingt ans en mai 1968. Quel souvenir gardez-vous des événements ?

Geneviève Fraisse, juste avant Mai 68

Geneviève Fraisse : J’avais dix-neuf ans. J’ai eu vingt ans à la fin de l’année. J’étais étudiante en philosophie à La Sorbonne. Cela a été le début d’une nouvelle vie pour moi, qui se prolonge aujourd’hui. C’est une deuxième naissance, même si le mot “naissance” est un peu ridicule. C’est une rupture totale et radicale. C’est même ce que j’attendais sans le savoir. Les années 1960 étaient mortelles et sinistres. Nos adolescences étaient très contraintes. Et nous étions à la fin des guerres colonialistes d’indépendance, dans lesquelles j’ai été très formée. La vie politique pour moi, c’est l’Algérie puis le Viêt-Nam. Nous étions très contraints en 1968. Puis tout change.

Quelque chose de très fort avec 68, c’est l’impression que vous étiez mieux formés intellectuellement que nous aujourd’hui. Les étudiants semblaient lire très facilement Henri Lefebvre, Guy Debord, Cornelius Castoriadis

Althusser !

Aussi… Étiez-vous personnellement influencée par ce type d’intellectuels ?

Bien sûr ! Il y a eu Althusser que je viens de citer. Également Socialisme ou barbarie, qu’on surnommait “SoB” et qui ne comptait pas que Castoriadis. Il y avait aussi Lyotard ou Lefort. Ce sont des gens qui ont énormément compté pour moi par la suite. Je parle de la suite, car je n’étais qu’une enfant. Je ne peux pas comparer avec aujourd’hui. Cela ne se résume pas aux étudiants. Nous avons fait entrer dans l’université des gens qui n’étaient pas étudiants. Quant à nous, nous étions tout le temps dans la rue. Il y a eu tout d’un coup une circulation des êtres. J’allais dans des lieux où je n’avais jamais été avant : chez Renault, à Boulogne, etc. C’était une circulation intense. Nous parlions avec n’importe qui dans la rue. Ce n’était pas qu’une question de lecture. Il y avait une horizontalité des relations. Ce n’était pas nécessairement la question des appartenances. Elle va venir après, avec les groupuscules, même si certains étaient déjà encartés. Moi non, je n’ai jamais appartenu à rien.

« Dans l’histoire, le féminisme est à contretemps. »

Peut-on dire que Mai 68 est le point de départ d’un féminisme de “deuxième vague”, qui s’intéresse à des sujets comme la sexualité, la famille, le travail ou les droits liés à la procréation ?

D’abord, je mets à la poubelle la notion de “deuxième vague”. Elle est nulle à chier ! J’ai travaillé sur le XIXe siècle, c’est absurde.  Si nous nous référons aux vagues, j’ai appartenu à  la deuxième, à la troisième et à la quatrième. Vous ne trouvez pas que historiographiquement c’est d’un ridicule total ? En plus, c’est une vision anhistorique des choses. Il y aurait comme ça des moments de vagues. Il n’y a pas d’historicité et d’histoire au long cours depuis la Révolution française ? Si ! Ce terme vague est extrêmement critiquable. Surtout parce qu’il s’appuie sur le républicanisme et la Troisième République, qui fait commencer la première vague à son début. Or, j’ai travaillé sur le féminisme entre 1830 et 1848, qui est à la fois révolutionnaire et utopiste. Ça me fait même mal cette histoire de vague.

La deuxième chose est qu’il n’y a pas de féminisme en mai 68, contrairement à ce qu’affirment les Éditions des femmes et sa fondatrice Antoinette Fouque. À l’époque j’étais à La Sorbonne et à Censier, donc au cœur des choses. Il y avait quelques réunions dans les étages. Certaines diront : « Nous nous sommes vus à quatre ou à huit. » Mais elles n’étaient pas publiques. Le féminisme n’était pas dans les manifestations. Il vient après, entre 1969 et 1970.

Il y a quand même la fondation du MLF juste après les événements…

Ce n’est pas une fondation, mais une explosion.

Mais Mai 68 n’y a pas contribué ?

Geneviève Fraisse en 1969

Bien sûr que si, mais c’est ce que j’appelle un contretemps. J’ai fait mon premier texte et ma première recherche sur les féministes de 1848, qui ont fait un journal pendant les trois mois de la Révolution, La voix des femmes. Si j’ai fait ça, c’est précisément parce qu’il y a une coïncidence à cette époque entre le féminisme et la révolution. Il n’y a pas cela en 68. C’est important pour moi de le dire pour deux raisons. D’abord, il y a la raison historique. Ne mélangeons pas tout. Non le féminisme ne débarque pas en 68 ! Oui, le féminisme est évidemment dans le sillage de 68. Ensuite, c’est parce que très souvent dans l’histoire, le féminisme est à contretemps. Vous qui parliez du marxisme, on a dit aux femmes au XIXe siècle, dans les années 1970 et encore aujourd’hui : « Faites la révolution avec nous et je vous assure que tout ira bien. » C’est la contradiction secondaire en langage marxiste. Dans mon langage c’est un contretemps. « Ce n’est pas le moment de nous emmerder avec vos histoires », pour résumer.

Pourtant, bien avant Mai 68, il y a déjà l’émergence d’une pensée féministe avec Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949)…

Il y a une pensée individuelle et des petits groupes. Il y a Colette Audry qui lance sa collection de textes féministes très importants (« Femmes » aux éditions Denoël – NDLR) et qui fait traduire l’Américaine Betty Friedan (La femme mystifiée). Il y a des traces féministes. C’est une raison de plus pour foutre à la poubelle vos histoires de vagues. Ça enlève l’historicité du féminisme, ce qui est grave !

« Mai 68 a été un coup de tonnerre dans mon existence et j’en suis encore là. »

En 1975, avec un groupe d’universitaires regroupés autour de Jacques Rancière, vous participez à la création de la revue Les révoltes logiques, qui paraît jusqu’en 1975. En quoi était-elle influencée par les combats de Mai 68 ?

La plupart ont été soit maoïstes, soit autour du maoïsme, soit, comme j’aime dire que je suis, des groupies Mao. Je n’ai jamais appartenu à la Gauche prolétarienne, mais d’autres oui, l’un était même encore établi dans ce parti. Il y a aussi les proches d’Althusser, qui en sont devenus critiques. Rancière a fait partie du groupe des althussériens, avec Lire le Capital. Avec Borreil et Rancière, qui sont un peu plus vieux, et qui sont déjà profs, nous faisons le premier texte d’un centre de recherche, qui va s’appeler le Centre de recherche sur les idéologies de la révolte, en 1974. Rancière fait le paragraphe sur les prolétaires, moi sur les femmes et Borreil, qui est d’origine catalane, sur les immigrés. Il n’y a pas d’intersectionnalité, mais ce que j’appelle de la contiguïté. Je pense que le terme “intersectionnalité” appauvrit la pensée plus qu’il ne la stimule. Nous faisons en 1974, au moment où Jacques Rancière publie La leçon d’Althusser. La plupart d’entre nous étions philosophes.

Quelles sont les victoires du féminisme depuis Mai 68 et que reste-il encore à obtenir ?

Du début du XIXe siècle jusqu’en 2000, nous sommes dans un cycle de droit. Il s’agit d’obtenir le droit civil, puisque le code civil est profondément inégalitaire. L’indépendance civile des femmes commence en 1830 et se termine en 1965, voire un peu plus. Puis, il y a les droits politiques, le droit de vote en 1945, etc. Puis, viennent les droits économiques. Ça c’est l’Europe qui s’en occupe, avec le traité de Rome en 1957, puis les directives européennes de 1975-1976 qui vont provoquer la loi sur l’égalité professionnelle de Mitterrand. C’est ce que nous appelons “une transposition de directive”. Les droits économiques et l’égalité salariale, dont nous parlons beaucoup ces temps-ci, viennent de l’Union européenne. Reste, et cela sera les derniers droits dans la fin du XXe siècle, les droits dans la famille : partage de l’autorité parentale, double nom, autonomie des femmes par rapport à l’homme, etc. Nous allons énoncer les droits pendant près de deux siècles. J’ajoute que le formel ne fait pas le réel. Nous apprenons cela à l’école. Nous avons déjà les lois, qui peuvent être perfectionnées. Par exemple, ce que va faire le gouvernement sur le harcèlement, c’est du perfectionnement. Nous avons déjà une loi. Tandis que nous avons dû demander de nouvelles lois pour la dépénalisation de l’avortement, l’autorisation de la contraception ou sur la parité, puisque la citoyenneté n’était pas suffisante pour monter dans les institutions.

Il y a une sorte de prise de conscience violente au début des années 2000, quand nous nous rendons compte que le formel ne fait pas le réel. C’est alors que nous avons une période d’une bonne dizaine d’années, voire une quinzaine, sur laquelle je suis très critique, où nous allons faire de la lutte contre les stéréotypes, contre les images. J’attaque cela dans Les excès du genre : concept, image, nudité (Lignes, 2014). Je me fais à ce moment très mal voir par les études de genre et les féministes. Mais comme j’ai déjà une identité féministe un peu légitime, ça les emmerde encore plus. J’explique que la lutte contre les images est une erreur. De plus, je propose qu’on n’utilise plus le mot “stéréotype”, qui sonne trop anthropologique, et plutôt le mot “cliché”, qui vient du langage photographique et renvoie à la multiplicité de l’image. Je ne sais pas si c’est grâce à moi, j’ai envie de le croire, mais il est de plus en plus utilisé. C’est peut-être une petite victoire personnelle. Donc en 2014 j’explique que cette lutte contre les images nous emmène dans le mur. Puis, coup de tonnerre, l’an dernier, arrive #MeToo, qui est la révolte des corps. Les corps sont le soubassement de notre société actuelle. Cela ne pouvait pas être plus historicisé ! C’est ce que j’attendais.

Mai 68 a été un coup de tonnerre dans mon existence et j’en suis encore là. Je n’ai pas changé. J’entends dire que nous nous sommes embourgeoisés et que nous avons retourné notre veste. Pourtant, j’écris la même chose depuis 1973.

« Le raz-de-marée qui arrive avec #MeToo et #BalanceTonPorc remet les choses au bon endroit. »

Mais certains se sont embourgeoisés et ont retourné leur veste : Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil, etc.

Mais je m’en fous ! Je parle de moi et de plein d’autres que je connais.

En 1986, Guy Hocquenghem a écrit une Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary

Sauf que ce n’est pas tout 68. Je veux dire que ce que m’a apporté 68 est encore actif pour moi aujourd’hui. Donc quand il y a en octobre dernier cette révolte des corps, je suis renversée. D’ailleurs depuis le 16 octobre, je suis beaucoup sollicitée par les médias. J’en suis à une soixantaine de demandes. Je pense que c’est une révolte, au sens que nous donnions au terme dans Les révoltes logiques. Ce n’est pas seulement comme une piqûre d’insecte. Je ne dis pas que c’est une révolution, mais c’est une révolte.

Comme vous l’avez déjà expliqué, en 2014, vous notiez dans Les excès du genre que l’égalité civile et politique des deux sexes étant garantie par le droit, les féministes avaient tendance à dénoncer les images pour atteindre l’égalité réelle. Les féministes actuelles pêchent-elles en refusant de s’attaquer frontalement à l’organisation sociale ?

Je ne pense pas cela. On peut être bienveillants. C’est-à-dire que pendant toutes ces décennies, il faut changer la loi. Ce n’est évidemment pas la seule chose du féminisme. Il y a aussi de la subversion. Il y a autant de subversion que de demandes de changement de loi. Au début des années 2000, c’est, selon moi, un moment d’incertitude. Ce n’est pas qu’elles deviennent idiotes. Mais elles voient que le formel ne change pas le réel, donc elles s’attaquent aux images. Le mot “stéréotype” me semble, en revanche, particulièrement mal venu. Parce qu’il fait trop anthropologique et parce qu’il y a dans le féminisme trop d’analyse des dominations et pas assez de l’émancipation. J’ai eu la chance de faire Mai 68 et de connaître le féminisme des années 1970. Lors de la création de Les révoltes logiques, nous avons volontairement choisi de ne pas travailler sur la domination, mais sur l’émancipation. Je ne travaille que là-dessus. D’ailleurs, quand je fais mon livre sur le consentement (Du consentement, Seuil, 2007 – NDLR), j’essaie d’expliquer pourquoi c’est un argument politique.

Le problème que j’ai aussi dénoncé dans ce livre est que dans les années 2000, les féministes reviennent à ce centre de la pensée féministe qui est : « Analysons la domination, car c’est en la déconstruisant que la domination va découler automatiquement. » Mais ce n’est pas vrai. C’est ce qui explique cette insistance sur les images. Le raz-de-marée qui arrive avec #MeToo et #BalanceTonPorc remet les choses au bon endroit. Je vous rappelle que j’ai beaucoup cité le livre de Carole Pateman, Le contrat sexuel (1988). Je voulais le faire traduire en 1991, lorsque je rentre des États-Unis. Je n’y suis pas arrivée. J’ai pourtant de bonnes entrées chez les éditeurs. Mais à ce moment, ils ne sont pas intéressés. J’y arrive en 2010, parce que je suis présidente du comité scientifique de l’institut Émilie-du-Châtelet, qui a un peu d’argent. Je pense que ce livre préfigure ce qui se passe aujourd’hui.

« J’apporte une pierre et d’autres doivent aussi en apporter. »

Les sociétés démocratiques ont implicitement été fondées sur le corps des femmes. Elles ont mis les femmes à la disposition des hommes. Ce que vont faire les penseurs du contrat social, c’est sortir la famille de l’espace futur démocratique. C’est particulièrement efficace chez Rousseau. Il faut que l’égalité soit partout, sauf dans la famille. Ce que nous avons bêtement appelé les deux sphères pendant des années. Cela ne veut rien dire. Sous l’Ancien-Régime, du père au roi, la conséquence est bonne. Un père donne un roi. Mais si vous faite un contrat social, vous ne pouvez pas dire que de l’égalité du contrat social à l’égalité dans la famille la conséquence est bonne. Ça serait l’inverse même. Ils vont sortir la famille de l’espace public. Rousseau le dit clairement dans Du contrat social. Je l’analyse très bien au début de Les Deux Gouvernements : la famille et la cité (Folio, 2000). Il dit que c’est un sophisme de comparer le gouvernement civile et domestique. L’égalité que nous allons vouloir dans le gouvernement civil, par la délégation des volontés individuelles pour la volonté général, il ne la faut surtout pas dans la famille. Cela va ensuite continuer, jusqu’à Alain par exemple.

Carole Pateman explique que le contrat social se formule sans énoncer qu’il y a derrière un contrat sexuel. Depuis octobre 2017 nous assistons à une révolte contre cela et une révolte du corps des femmes. Je ne vous cache pas que tout cela me passionne.

Geneviève Fraisse en 1975

#MeToo et #BalanceTonPorc peuvent-ils constituer des mouvements d’ampleurs comme ceux qu’on a connu en Mai 68 et après ?

Il se passe énormément de choses. Mais comme pour 68 ou la parité, une thématique est un catalyseur de tout le reste. Prenez l’égalité salariale dont on n’arrête pas de parler. Cela a un rapport avec #MeToo ? Oui et non ! C’est les deux en même temps. Cela a un rapport si c’est pour la promotion-canapé. Mais cela n’en a pas si c’est l’égalité en tant que telle.

Il y a aussi le fait que les patrons sont souvent des hommes et qu’ils peuvent en plus être harceleurs…

Oui, c’est la promotion-canapé ou le droit de cuissage. Mais cela n’a pas de rapport avec l’inégalité salariale n’importe où. Dans le féminisme un dossier catalyse l’ensemble des revendications. Depuis quelques mois, j’assiste à cela. D’autres choses que la question du harcèlement sexuel émergent. C’est beaucoup le cas chez les jeunes. Les jeunes en dessous de 25 ans sont extraordinaires, parce qu’elles n’ont pas de doute sur l’intérêt de la chose. J’en ai rencontré beaucoup, notamment quand je suis invitée sur les sites comme les vôtres, qui ne sont pas des institutions traditionnelles. Je vois un fourmillement. Elles ont envie de parler de tout ce qui les emmerde.

Est-ce que la question féministe se suffit à elle seule ? Par exemple, à une époque Marx dénonçait la vision juridique bourgeoise : pour lui l’égalité pour être réelle devait passer par l’égalité économique. Est-ce que les féministes peuvent se passer d’une critique plus large du capitalisme ?

Pas du tout ! Elles ne le peuvent pas. Je travaille dessus. Vu que cela me passionne, je peux extraire de mes travaux des concepts qui peuvent servir ailleurs. Par exemple, j’ai vu que mon expression de “démocratie exclusive”, que j’ai utilisé pour parler de la Révolution française, était réutilisée ailleurs. Elle peut émigrer vers un autre domaine. C’est un passage du particulier vers le général. Cela me plaît beaucoup. J’ai fait un texte qui est sur ma page Academia.edu, qui s’appelle « Colporteuse ». Je me vivais comme une colporteuse, avec mon sac à dos qui débarque dans un village. Je n’ai pas besoin de penser la totalité.

Ensuite, mon premier livre en 1979 était sur le service domestique, Femmes toutes mains, essai sur le service domestique (réédité en 2009 par le Bord de l’eau sous le titre Service ou servitude, essai sur les femmes toutes main – NDLR). François Ruffin a fait le 8 mars dernier une sortie très médiatisée sur les femmes de ménages à l’Assemblée nationale. Le lendemain L’Obs m’appelle en me disant : « On sait que vous avez fait un livre sur le sujet, est-ce que vous voulez réagir ? » Je posais la question non pas du travail domestique non rémunéré, mais de celles qui sont payées pour faire cela dans l’espace privé. C’était une de nos contradictions de nous autres les féministes et nous devions l’affronter. Et j’en suis fière. C’est un sujet qui revient régulièrement. Je regarde la vidéo de Ruffin : il y a tout dedans. C’est extrêmement politique. J’ai pris un sujet qui peut être économique et explosif, et j’ai posé la question : « Peut-il y avoir service avec démocratie ? » J’ai fait un dossier dessus dans la revue Travail, genre et sociétés vers 97-98. « Y a-t-il contradiction entre service et démocratie ? » Oui, il y a contradiction. J’apporte ma pierre. Je ne suis pas une architecte, je ne fais pas toute la construction. Je suis plus à faire des legos. Cela m’a permis de critiquer la notion de “care”, que je trouve douteuse, voire pire. Comme si nous pouvions établir une société de bienveillance, avec les hommes et les femmes qui s’occuperaient des vieux. Je n’ai jamais vu cela. J’ai eu du mal. Il y a sept ou huit ans j’étais marginalisée, car tout le monde percevait le care comme la dernière des utopies. J’ai toujours trouvé cela aberrant. C’est mon côté pragmatique ou aristotélicienne. Je ne peux pas seule dérégler le capitalisme. J’apporte une pierre et d’autres doivent aussi en apporter.

Il ne faut néanmoins pas tomber dans des excès contraire. Je me souviens d’un chercheur dans les années 1980 qui disait que le XIXe siècle, ce n’était que du féminisme promotionnel. Selon lui, on ne se battait que pour s’inclure dans la société capitaliste et libérale. Quand des féminismes disent encore cela aujourd’hui, c’est un peu facile. Il ne faut pas jeter le féminisme et accepter la contradiction.

Les deux existent, non ?

Oui, exactement ! J’avais fait un papier qui se trouve à la fin de À côté du genre : sexe et philosophie de l’égalité (Le Bord de l’eau, 2010), un recueil de texte, s’appelle « Habiter la contradiction ». Je n’ai rien d’autre à proposer.

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