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Pairi Daiza, le zoo, l’économie écocide.

Préalable narratif :

Si le monde est de plus en plus couturé de conflits, marmite prête à exploser, le découragement et les forces déclinantes l’éloignent de ses combats directs… Mais dans sa retraite, des rages le reprennent, voire en pleine nuit, et c’est le retour des insomnies, comme au bon vieux temps… Il ne peut s’empêcher par exemple, régulièrement, d’en revenir à une entreprise qui durant de longues années lui a pourri la vie de promeneur, colonisant de plus en plus une série de paysages familiers… Pairi Daiza, un zoo, avec un marketing d’enfer axé sur la défense de la nature, carrément, un marchandising dingue, notamment de tout ce qui touche de près ou de loin le panda, à croire qu’ils l’avaient inventé, le panda… Ce genre de fleuron capitaliste qui, une fois dans votre décor, ne vous lâche plus, vous bouffe le crâne… Dès qu’il se souvenait de la manière dont, au fil des années, ils avaient envahi et bousillé toute une région, la colère revenait, des mots, des phrases, des images, des arguments, un réquisitoire, des projets de lettres, d’articles, destinés à la poubelle dès le lever du soleil, car à quoi bon… mais quand même…

« Il y a longtemps, je me promenais régulièrement au parc de Cambron-Casteau, désuet, hors du temps, réconfortant. Une enceinte, un reste d’abbaye, des pelouses, un étang, une tour presque en ruines, quelques arbres magnifiques, le tout niché dans une région de pâtures et de champs traversés par la Dendre, de bosquets, petits vallons préfigurant la région des Collines, aux frontières picardes, pas loin des Hauts de France.. Puis est venu Paradisio. C’était dommage, une irruption inquiétante, mais au moins le projet s’était avéré bien dimensionné, relativement respectueux du site. Il semblait tenir compte des existants locaux, humains, non-humains. Mais aujourd’hui ? Je suis toujours promeneur régulier dans cette région et Pairi Daiza est une agression permanente, physique et psychique, comme de se sentir expulsé d’un paysage ou dépossédé des rêveries que l’on y a cultivées.

Que produit réellement Pairi Daiza ? Manifestement, à première vue, en son centre une artificialisation impérialiste du vivant (un camp) et, tout autour, des hectares dévitalisés, morts, une prolifération de surfaces zombies. Et là, c‘est l’emballement, ce qui s’érige est effarant. L’extension jadis mesurée, prudente, avance sans vergogne, à visage découvert. Décomplexée. Une architecture monumentale achève de dénaturer le site historique, phagocyté. C’est tellement démesuré, laid, énorme, vain, dérisoire que l’on se demande comment est-il possible d’obtenir un permis de construire pour pareille monstruosité. Ca n’encourage pas à faire confiance à nos institutions. Surtout que cela se passe en pleine conscience de ce que signifie l’anthropocène. Alors que se multiplient les appels pour réinventer de toute urgence les relations entre humains et non-humains, on laisse s’édifier là une usine de marchandisation outrancière de la nature où une faune de plus en plus exotique est exploitée pour gonfler les plus-values de quelques actionnaires. Il barre l’horizon, on ne voit plus que lui, insolent, un temple à la gloire de l’écocide, violent et aveugle à son anachronisme.

En effet, cette construction pharaonique a toutes les caractéristiques de ce que les auteurs du manifeste « Héritage et fermeture » appelle des technologies obsolètes à peine nées, mortifères. Dans le sens où elles sont tellement en désaccord avec les enjeux climatiques et environnementaux auxquels nous devons faire face, qu’il faut quasiment déjà programmer leur déconstruction. Devant un tel faste absurde, insensé, à contre-courant de ce qu’il conviendrait de construire dans le cadre d‘un devenir sobre de l’humanité, on ne peut que penser devant ce qu’assemblent ces grues et machines : mais comment feront-ils pour démonter tout ça, bientôt ? Et d’être gagné par le sentiment d’un énorme gaspillage révoltant, cynique, bafouillant toute idée de commun et d’esprit civique.

Pairi Daiza, production d’hectares morts. La biodiversité du sol (importante) n’a aucune chance…
Pairi Daiza, productions d’hectares morts… la biodiversité du sol, importante, n’a aucune chance (du reste, elle n’a rien d’extraordinaire pour un zoo…)

une diplomatie digne de l’ancien monde

Le plus étonnant est que, selon les articles qui en rendent compte, les débats concernant l’irrésistible extension de cet empire, singulièrement la création d’une nouvelle route, s’inscrivent toujours dans une logique antérieure à l’anthropocène. Une logique de vieux monde. Comme si les rapport du GIEC n’avaient toujours pas été publiés. Rien n’a changé, le capitalisme est la référence et doit naturellement triompher, parce qu’il est le principe de base de notre système économique actuel. C’est marche ou crève. Tout au plus convient-il que des concessions soient faites aux collectifs défenseurs de l’écologie, pour calmer les esprits et désarmer l’opposition. Le philosophe Grégoire Chamayou a très bien décrit, dans son livre « La société ingouvernable » les principes de cette stratégie définie dans les années 70 par les grandes multinationales désemparées par les premiers boycott d’activistes environnementaux. C’était simple : il suffisait de parler avec eux, de faire quelques petites concessions et au final, de faire quand même ce qui était prévu. Cela est établi par l’analyse scientifique des nombreuses archives d’entreprises, courriers, procès-verbaux de conseil d’administration, etc.  Et entretemps, grâce à cette « diplomatie » jamais remise en question, le capitalisme garde le cap, avance et poursuit son œuvre néfaste de destruction de l’environnement, en prônant un soi-disant « dialogue ».

Pourtant, il semble que depuis lors, l’urgence de changer de politique à l’égard de l’environnement s’est drôlement manifestée ! La destruction de la biosphère, la perte de biodiversité, la crise climatique ont cessé d’être des menaces abstraites, ou d’être couvertes par le vacarme des climato-sceptiques, et que l’on s’accorde, au moins eu niveau des mots, sur la nécessité de préserver la nature, de cesser le saccage et, pour ce faire, de changer de système économique. Il semble que les dernières catastrophes naturelles, les canicules, les dérèglements concrets ont convaincu le plus grand nombre. Pourtant, les expert-e-s sont de plus en plus désespérés par l’inactivité politique. Comme le révèle un article récent du Monde, de plus en plus de scientifiques en appellent à la désobéissance civile. A l’instar de la biogéochimiste américaine Rose Abrammoff, 35 ans : « Devenue relectrice du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 2019, elle a pris conscience de l’ampleur de la catastrophe écologique : le maintien « politiquement impossible » du réchauffement climatique à 1,5 °C, les points de bascule « de plus en plus probables », la dégradation des écosystèmes. « Ce fut un choc », se souvient-elle. » (Le Monde, 28/01/23) Il semblerait que du côté des responsables de Pari Daizai et de leurs interlocuteurs politiques, le choc ne se soit pas encore produit.

Pire, étant donné le principe même du zoo – exploiter le vivant dans tous les sens du terme : le non-humain que l’on enferme, l’humain dont on trompe la sensibilité et le besoin d’émotion -, on peut considérer que les investissements effectués pour étendre sans cesse la zone d’influence, augmenter continûment l’audience et les adeptes, ont une fonction de prosélytisme au service de l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola afin que se perpétue sa domination au nom de la modernité , conçue comme ce qui a légitimé et orchestré la destruction systématique de notre lieu de vie : « J’ai appelé naturalisme cette façon d’inférer des qualités dans les choses car elle a d’abord pour effet de nettement dissocier dans l’architecture du monde entre ce qui relève de la nature, un domaine de régularités physiques prévisibles puisque gouvernés par des principes universels, et ce qui relève de la société et de la culture, soit les conventions humaines dans toute leur diversité instituée. Il en résulte une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule immense des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive, dissociation inouïe qu’aucune autre civilisation n’avait envisager de systématiser de la sorte. »

A noter aussi que le montant nécessaire à construire une nouvelle route – dans un pays où il n’en manque pas, de routes- fait débat. C’est peut-être même le seul aspect vraiment mis en question, sur lequel obtenir des concessions, des aménagements, la décision de tracer un nouvel accès étant implicitement jugé incontournable. Au final il s’agira d’argent public – « nos impôts » – investi pour permettre à top manager, à une équipe de marketing et à quelques actionnaires avides d’atteindre leurs objectifs de rentabilité exponentielle. Un classique du néolibéralisme : affaiblir la puissance publique mais en profiter. On pourrait imaginer que ce modèle ne soit plus acceptable pour le politique, une fois bien intégrée la nécessité d’adapter nos modes d’existence à l’urgence climatique. Bien sûr, ce n’est pas simple de rompre avec les vieilles habitudes. Et il faudrait que soient prises des initiatives structurelles, systémiques pour modifier le marché de l’emploi, ses finalités, ses ressources, afin de ne plus à subir le chantage à l’emploi de pareilles entreprises cyniques, destructrices de biodiversité. Finalement ce sont elles qui définissent la « valeur travail » !

Pourquoi en effet faut-il s’écraser parce que Pairi Daiza a décidé d’atteindre trois millions de visiteurs. Pourquoi en déduire qu’évidemment, alors, cela justifie une nouvelle route, pensons-la pour nuire le moins possible aux riverains, pour intégrer quelques ajustements et réflexions des bourgmestres et collectifs opposés. Bien entendu, le parcours actuel occasionne des nuisances importantes pour les habitant-e-s des entités traversées par le charroi. Mais ajouter un contournement, un autre tracé, ne va pas supprimer les décibels des files de voiture ni éliminer la pollution atmosphère des gaz d’échappement. Sans compter que les nuisances évoquées ne concernent pas que les villages proches (Gages…) mais tous ceux que traversent la route Nimy-Ath, Jurbise, Lens…  Il serait préférable de changer radicalement de logique.

Il est temps d’avoir le courage politique et de considérer qu’au nom des intérêts d’un privé, il n’est plus admissible qu’un bien commun – un paysage, un patrimoine rural – subisse la pression d’une marchandisation maximale. Pourquoi accepter cette ambition de trois millions de visiteurs qui viendront essentiellement- on le sait – en voitures, générant une empreinte carbone monstrueuse, bien en phase avec cet esprit de l’exploitation du vivant caractéristique du zoo. Et les innombrables panneaux solaires ne changeront rien à cette empreinte carbone désastreuse. Pourquoi, en bonne gestion écologique, ne pas limiter le nombre de visiteurs, en établissant un seuil de soutenabilité du milieu naturel concerné. Pourquoi est-il impossible d’indiquer à une entreprise privée que son projet et ses ambitions doivent être dimensionnés aux impératifs écologiques du lieu où elle vient pratiquer un extractivisme sans scrupule au profit de ses actionnaires ? Cela semble pourtant relever du bon sens, d’une gestion en bon père/bonne mère de famille : consciente du tournant climatique, soucieuse de prendre les mesures qui préservent la biosphère, espérant léguer quelque chose de vivable aux générations futures…

Alors que notre époque voit se multiplier l’attribution du statut personne morale à des entités naturelles – fleuve, montagne, plaine, forêt -, on peut « admirer » dans le chantier colonial de Pari Daiza les bonnes vieilles habitudes de dénier au vivant tout droit à la parole. Ce qui correspond bien, encore une fois, à la vocation même du zoo. Pourtant, heureusement, comme partout où frappe ce délire capitaliste, il y a des collectifs qui se forment, contribuent à inventer une diplomatie originale, en représenta tant les humains que les non-humains qui forment le paysage agressé (Mouvement pays vert et collines). Bien entendu, les rôles étant prédéterminés, souvent, ils font office de David (en plus, au pays d’Ath…). Que peut-on rêver de mieux pour Pairi Daiza ? Que l’on donne autant de millions à ce collectif que pour construire une route de plus : cela leur permettra de mener une occupation de terrain réellement écologique, respectueuse. Que l’on offre à Extinction Rebellion  quelques abonnements à Pari Daiza. Que l’on puisse rêver à une zad qui encerclerait le « parc animalier » et contribuerait enfin à un réel basculement vers un autre imaginaire, une autre économie, une réinvention des relations humains et non-humains. Et cela attirerait du monde, donnerait lieu à une activité citoyenne d’initiation à vivre autrement, mais sans avoir besoin d’attirer des millions de personnes (le modèle économique étant tout autre), sans avoir besoin de bétonner des hectares, d’ajouter une route parmi tant d’autres. Investir dans un plan culturelle ambitieux serait judicieux aussi, en mobilisant tant les associations d’éducation permanente que les organisations naturalistes, des écologues pédagogues, des guides nature : son objectif serait de rendre une vraie rencontre avec la nature plus désirable, pour le plus grand nombre, que les représentations artificielles orchestrées par des zoos. Du coup, on élargirait la possibilité d’un boycott efficace des manifestations ludiques de l’économie écocide, tout bénéfice pour les objectifs de « nouvelle société », adaptée au dérèglement climatique, décarbonée… »

Pierre Hemptinne

Références :

Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire » La fabrique éditions, 2018

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, « Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement », éditions divergences, 2021

Philippe Descola, « Les formes du visible », Seuil, 2021

Déjà, l’ultime jonchée de fleurs

Fil narratif/fictionnel à partir de : souvenir d’une petite toile du Congo – « Fata Morgana », Jeu de Paume, avril 2022 – Raphaël Lecoquierre, Slab Stela 1 – Daniel Steegman Mangrané, Fantôme (Règne de tous les animaux et de toutes les bêtes est mon nom) – Charles Ray, Jeff, Bourse de Commerce, février 2022 – Rémy Hans, Une montagne ne porte que son ombre – La société qui vient, direction Didier Fassin, Seuil 2022 – Allora & Calzadilla, Antille, Chantal Crousel, avril 2022 –  vélo, paysages, marbre, L’Ile des morts, dessin…

La petite toile d’un bout de fleuve immense, bordé d’une muraille forestière échevelée, impénétrable et indomptée, avec l’envol à sa cime tourmentée d’un vaste oiseau issu du rideau d’arbres, avait fait retour, revenue à la surface, pleinement, comme neuve. Elle s’intégrait à ce que, chaque jour, son organisme dépiautait, brassait, recomposait pour produire et entretenir le sentiment de rester capable de renouveau, inscrit dans le vivant éternel, malgré une indéniable tendance générale à la diminution de toutes les facultés. Il avait réitéré ce qu’il pensait être l’interprétation incontestable de cette première image peinte enregistrée aux balbutiements de son imaginaire. Son savoir-faire en termes d’interprétation culturelle s’étant considérablement développé avec l’âge, son expérience professionnelle et aussi, à titre plus privé, de lecteur et de visiteur de musée, il s’était contenté de formaliser de façon plus fouillée ce qu’évoquait pour lui cette peinture, ce qu’il croyait y avoir vu depuis toujours. Et cela, uniquement de mémoire, l’objet réel ne lui étant plus accessible. Mais quelques jours plus tard, repensant à cette séquence « retour de la peinture fleuve forêt oiseau », il réalisa que cette interprétation si ancrée en lui, était biaisée, totalement. En tout cas en ce qui concerne les premières perceptions levées par la peinture. En effet, quand il en parle à présent, il considère d’emblée que la forme se détachant des arbres, en l’air, est d’emblée identifiée à l’envol d’un oiseau, laissant présager que la masse des feuillages en contient beaucoup d’autres, prêts à surgir, qu’il est naturel que les oiseaux naissent de cette matrice végétale. Mais en fait, au début, il n’avait probablement jamais vu encore d’oiseau s’envoler et il était bien incapable d’identifier cette forme indistincte sombre et aux contours prédateurs, mi-feuille mi-animal, figée dans son mouvement, et que cela ne manquait pas de l’inquiéter, de l’envahir d’une appréhension informelle, grandissante. Et c’est cette indistinction, cette étrangeté inquiétante, qui attirait et captivait son regard grâce à son cocktail de désir et d’angoisse. Il y a, depuis, toujours du mystère  et une promesse de déséquilibre en chaque image imprévue (image au sens large, pouvant s’appliquer aussi au domaine du son, la musique). La toile avait ressuscité à la faveur d’une visite chez Kammel Mennour, certes (voir épisode précédent). Mais aussi, surtout peut-être, par un paysage qu’il traversait depuis peu, régulièrement, lors de balades à vélo (il n’aime pas le terme « balade à vélo » pour qualifier ses longues méditations pédalantes), empruntant une petite route de campagne qu’il n’avait encore jamais, jusqu’ici, aperçue. Comme si, soudain, elle se révélait en bifurcation inédite. « Tiens, tu es assez souvent passé par ici, tu mérites de découvrir un nouveau chemin, réservé aux natifs ». 

Bifurcation, l’Ile des morts

C’était en plaine, agréablement vallonnée, de larges pâtures et champs cultivés avec, sur les monts au loin, des couvertures boisées. L’une d’elle, au sommet d’une colline plus ample et plus accentuée, était surmontée d’un rideau d’arbres ressemblant donc à celui de la petite toile. Mais ce n’était pas tout. Derrière les troncs et les feuillages se dessinait les lignes géométriques d’une vaste architecture dont il était difficile d’identifier la nature exacte. Château maudit, usine désaffectée, hôpital psychiatrique inavouable, cube aveugle d’une caserne occulte ? Vue sous un certain angle, en approchant par l’ouest, cela ressemblait (pour lui) à « L’île des morts » d’Arnold Böcklin. Peinture qu’il avait découverte en pochette d’un microsillon, il y a très longtemps, où était gravé le poème symphonique de Rachmaninov, du même nom que la peinture. Il ne garde aucun souvenir de la musique. Il pédale en faux plat montant, face au vent, cette calotte boisée, insulaire, au loin à gauche. Elle lui évoque un moment fort de son apprentissage culturel – et il réactive cette évocation, la rotation des manivelles du pédalier l’aidant à remuer et creuser ses souvenirs, l’exercice physique et la respiration sportive oxygénant ses facultés cérébrales. A l’approche de ce paysage ressemblant à une peinture, elle-même recouvrant une musique symphonique devenue abstraite, il démêle un fil où se mêlent esthétique et nature, musique et peinture, organique et symbolique, présent et passé, sa jeunesse et sa vieillesse, illustrant la façon dont les relations hétérogènes aux productions artistiques rencontrées au fil de de ses expériences de la vie, se sont incorporées à son mouvement vers l’avant et la finitude, lui apportant de quoi fabriquer du sens, suffisamment chargé d’ombre et de mystère, de trouble, pour ne pas se résumer à quelques certitudes éclairantes, mais aiguiser le désir de persévérer, de continuer à trouver d’autres « signes » du même ordre. Ces souvenirs – portant sur des traits relativement ténus, désuets – accentuent la conviction que depuis quelques décennies, l’art, en tout cas le marché de l’art dominant, a surtout contribué à brouiller la production de sens utile, ou du moins, à fort la contrarier, la ramenant à ce que signifie plaisir de consommer, contribution au marché capitaliste des biens symboliques. Vaste compromission du sensible qui rend tout changement de société quasiment improbable. Une grande part de la force subversive de l’imaginaire artistique s’est affiliée au modèle de société néo-libérale. Non pas en renonçant à l’expression du subversif, mais en l’assujettissant aux valeurs capitalistes avant tout, en le marchandisant, ce qui est pire. 

Un SDF de marbre

Il en garde comme exemple marquant une magnifique sculpture de marbre de Charles Ray, monumentale, représentant avec une remarquable sensibilité, attentionnée, une personne sans-domicile fixe, absolument démunie, dépourvue de tout, face au vide. Cherchant à accrocher quelque chose dans le vide qu’il fouille intensément. Cette privation absolue de tout bien matériel, de toute sécurité d’être, ce face à face avec le rien, l’absence de futur scruté avec un éblouissement fatigué, fataliste, tout ça était véritablement sublimé par le travail fabuleux de la pierre, par le rendu magistral, ce marbre soyeux, d’apparence fragile, presque juste une fumée, une apparition légère. Le matériau noble et la taille du personnage, supérieure au standard humain, devaient jouer comme un hommage, montrer que les humbles méritent autant que les personnages célèbres d’être représentés en majesté, en leur majesté particulière. Il l’avait vue à la Bourse de commerce de François Pinault. L’émotion authentique face à la sculpture, au sujet représenté, ne pouvait rester inaltérée et ne pas tenir compte du décorum, du lieu. Art et Bourse de commerce faisait tellement bon ménage ! Et donc, à un moment, l’élan esthétique est contrarié, et il dit au sans-abri statufié, « mon dieu, que fais-tu là, que t’ont-ils fait !? ». Le voir là, en effet, ainsi représenté, lui semble brutalement aussi inconvenant que l’exhibition de certains « indigènes » lors d’expositions universelles lointaines, de sinistre mémoire (expositions visant à imposer une conception univoque de l’universel qui n’a pas fini de faire des ravages). Le lieu même, son faste, sa symbolique, le pognon investi au service du prestige du mécène, neutralisait, pervertissait tout ce que la sculpture pouvait éventuellement déranger au niveau des valeurs et des hiérarchies entre humains, maintenues par la société, de la distinction entre pleurable et non pleurable ( sujet auquel il consacre de nombreux palabres dans les hameaux résistants du parc naturel qui l’hégerge). Des décennies de travail en éducation populaire, en médiation culturelle, pour atténuer le prestige impressionnant des lieux culturels, afin d’en favoriser l’accès à d’autres publics, au service de la démocratisation de la culture. Et paf, voilà les grandes fondations qui balancent leurs lieux et leurs marques prestigieuses, intimidantes, suppléant aux déficiences de la puissance publique dans son soutien aux arts et aux expressions libres. Pourquoi ne pas investir leurs millions anonymement dans les nombreux et diversifiés rouages des droits culturels portés par ine multitude d’associations désargentées ? Alors, le ver est dans le fruit. L’œuvre même paraît ambigüe. L’imagination dérive. Pourquoi le marbre ? Oui, le cartel fournit une explication, et il y a une certaine évidence, cela démocratise la symbolique du matériau et montre que les dieux, déesses et héros ne sont pas les seuls à y avoir droit. Les pauvres, les exclus méritent tout autant d’y être taillés pour la postérité. N’est-ce pas finalement un peu court comme « engagement » et comme production de sens ? Ne serait-il pas plus intéressant – esthétiquement et démocratiquement – de développer une autre attitude plus exigeante mais libérée du binaire « qui a droit/qui n’a pas droit au marbre » ? Représenter la réalité de l’humain en échappant au registre méritocratique du marbre, en lui tournant le dos, considérer que, de toute façon, représenter l’homme ainsi, riche ou pauvre, ça n’apporte rien ? D’autre part, le coût de ce bloc de marbre, n’aurait-il pas pu être mieux utilisé ? Le prix de vente de l’œuvre, les droits de monstration, le coût de ses déplacements dans différentes expositions, tout ça ne représente-t-il pas du pognon qui pourrait être engagé autrement pour la cause du sans-abrisme ? Plutôt que de le faire figurer, ainsi statufier en son invisibilité et son mutisme, dans de tels environnements où il tient la place, matérielle et inerte, du mendiant à la cour du roi, jadis ? N’y-t-il pas moyen, en prolongeant ce genre de critiques de mauvais coucheur, d’orienter l’attention vers d’autres registres, plus justes, qui viseraient la prise en compte effective de la fragilité et de l’exclusion au sein de nos régimes esthétiques ? Par exemple, la bifurcation explorée par Rémy Hans, sensibilisé au devenir d’une ancienne région industrielle, sinistrée socialement, économiquement et écologiquement – ces trois volets allant de pair et relevant, pour bien en comprendre tous les impacts actuels, de l’intersectionnalité, c’est-à-dire requérant d’être étudiée  aussi au croisement du genre, du racisme, du décolonial –  et se livrant à un répertoire dessiné, poétique, des matériaux et carcasses incarnant l’abandon de cette région. Et malgré toutd’en restituer l’âme singulière éparpillée dans les restes d’une époque faste. En parallèle, il s’empare de l’histoire du marbre, noblesse et apparat, et le désacralise, mettant en avant le saccage industriel et écologique que son extraction signifie pour le paysage de Carrare. Ne valait-il pas mieux laisser le marbre où il était et imaginer une autre architecture, une autre sculpture !? (Charles Ray utilise aussi le papier de façon confondante, on croirait du marbre , qui reste bien le référent majeur!) Peut-on désormais voir la beauté taillée et polie dans le marbre autrement que comme façade à la gloire de l’extractivisme ? Ne se serait-on pas alors engagé dans un autre universalisme de la pensée et du beau que celui qui se pavanait gravé dans une splendeur prétendue éternelle, imputrescible ? L’histoire de l’art ne serait-elle pas alors engagée à tâtons dans l’élaboration de ce qui se serait révélé, après coup, un universalisme différent, moins eurocentré verticalement, et qui aurait légitimé moins de crimes ? L’art aurait avancé vers quelque chose que, précisément, dessine aujourd’hui les nouveaux dispositifs de contextualisation : « Outil méthodologique qui permet de saisir le caractère multidimensionnel des positions sociales, façonnées notamment par la classe, le genre et la race, l’intersectionnalité est également porteuse d’un projet politique parce qu’elle propose de produire un universalisme concret, fondé sur le reconnaissance et la prise en compte, par les un-e-s et les autres, des positions de chacun-e et des types particuliers d’oppression que les un-e-s et les autres subissent. » (La société qui vient, p.793) « Les autres », cela visant l’humain, le non-humain, qu’il soit animal, végétal, minéral, cela concerne toutes les composantes de l’environnement. Hmm, il a connu un haut fonctionnaire du ministère de la culture, despote jouant au bonhomme sympa et hirsute, allergique aux mors « inersectionnalité » et « non-mixte », en avait fait un ennemi systémique autant que personnel. Au fait, comment, sans ces « outils méthodologiques » exécrés par ce fonctionnaire, formaliser une politique culturelle capable d’aider à l’accouchement de la société qui devrait venir !? Bon, maintenant, c’est fait, en ce qui concerne le marbre… et l’extractivisme ! Mais imaginer ce qui aurait pu se substituer au marbre et ce que cette substitution aurait généré au fil des siècles – comme matériaux travaillés, techniques inventées, types de réalisations, sujets représentés, écosystème esthétique – aide à prospecter d’autres possibles aux évidences matérielles d’aujourd’hui. 

Un dessin de Rémy Hans

Un dessin de Rémy Hans, ça peut être presque rien ! Justement un bloc de marbre dessiné, dans la nudité de son extraction, encore saignant. L’équarrissage n’est pas encore parfait, les arêtes  sont légèrement irrégulières ; en bas, des angles morts révèlent une ligne de vide et de masse compressée révélant un équilibre complexe ; en haut, des parties mal dégrossies profilent au loin comme les crêtes de montagnes inaccessibles. Tout autour le blanc, le vierge, la lumière aveuglante. L’angle est pointé vers nous. A droite, une face éclairée, à gauche une autre dans la pénombre bleue. La chair froide, est parcourue de fins filets de veines qui semblent encore palpiter, fraîchement ramenés à la surface, arrachés à leur roche matricielle, séparés du reste du réseau parcourant toute la profondeur de la falaise, sans fond. On dirait que ce parallélépipède de marbre attend d’être suffisamment dévitalisé pour pouvoir être travaillé, sculpté et lustré. Un proverbe titre le dessin : « Une montagne ne porte que son ombre ». Le sens n’est pas aisé à saisir, pluriel, ombré. Il parle de la manière dont l’âme de la montagne s’exprime, se laisse surprendre. Mais, ici, le dessin poétique et technique – un brouillage judicieux de style – est assez éloquent : pour s’emparer de l’âme de la montagne et l’incorporer à ses édifices prestigieux, l’homme a entrepris de la débiter en blocs, la modeler à l’image de ses maîtres et héros, la recycler dans le faste de ses palais. Le dessin est presque transparent. L’image lévite dans le blanc du papier. C’est léger, peu encombrant et, en la découvrant, scrupuleusement emballée de papier de soie, ça lui a procuré une émotion aussi forte que celle, indéniable, dégagée par le monument, imposant tout en clamant ne vouloir pas l’être, de Charles Ray. Le dessin a quelque chose qui l’inscrirait dans des formes d’esthétiques diaphanes particulièrement rafraîchissantes et stimulantes. (Le sans-abri a quelque chose aussi de diaphane, presque timoré, s’effaçant dans la pierre, cherchant à ne pas être aperçu, soluble dans le marbre ?) Où l’hésitation quant à ce qui est vu réintroduit de l’incertain dans le ressenti et les référentiels qui le situent et qui, par-là, font de toute expérience esthétique et sensible une matière propice à l’investigation intersectionnelle. Le dessin a aussi la rigueur d’un relevé topographique, d’une étude géologique et pourtant il flotte, irréel, l’attention le traverse et vogue vers des gisements oniriques bruts, vierges. Jamais atteints. Du coup, en s’y aventurant, le regard flotte aussi, déraille, cherche.

Orée virtuelle, dépossession

C’est typiquement le genre de perception qu’il aime, qu’il recherche et qu’il pourrait caractériser – de façon certes un peu caricaturale – par les premiers pas qu’il effectua, enfin, tentés mais inexistants, dans une forêt vierge virtuelle. C’était lors de la première édition de Fata Morgana, au Jeu de Paume. Le musée entouré d’un bain de soleil printanier, scintillant. Les salles peu peuplées. Un casque de réalité virtuelle pendait du plafond. Généralement, il négligeait ce genre d’invitation au virtuel. Là, il s’annexa à l’appareil, entra dedans. C’était une œuvre de Daniel Steegman Mangrané. C’est le titre qui l’intrigua et le décida : « Fantôme (Règne de tous les animaux et de toutes les bêtes est mon nom) ». Malheureusement, le dispositif et la création artistique qui y était incluse étaient financés par La Fayette Anticipation. Dès qu’il se trouva casqué, il était plongé au cœur de cela même, la forêt telle que jamais perçue en ses profondeurs d’enchevêtrements, de matrice impénétrable. Plongé au coeur même et, en même temps, pas du tout dedans, elle se dérobait sans cesse, reculant à chaque mouvement, des yeux, du cou, du corps. Comme un mirage. Comme toujours avec les expériences virtuelles, au bout d’un certain temps, ne sachant plus très bien où est son corps, quelles en sont les limites. Fascinant. Mais il ne s’agissait pas d’expérimenter par un artifice technologique une réalité que, sans cela, il ne toucherait jamais. C’était plutôt un appareillage sophistiqué qui conférait au genre de rêverie immatérielle que produit n’importe quel cerveau normalement constitué, une sorte d’immanence extérieure, en relief, englobant tout le corps, physique. Parce que privé du travail d’imagination – et des substances chimiques qui se diffusent dans les neurones lors d’un tel effort de représentation -, au lieu d’une extase spirituelle quand l’image atteint, intérieurement, une réalité prenante, il s’agit plutôt ici d’une extase matérielle, directe et passive, qui court-circuite le cheminement lent et aléatoire de l’extase. Dans l’immersion virtuelle, il n’a même plus l’impression de voir, de regarder, de devoir être attentif. Ca regarde par son intermédiaire. On se charge de tout. Il prête son organisme.  On le pilote à distance. Il doit juste en laisser les cellules fonctionner, connectées à l’appareil, prothèses vivantes accaparées par la technologie. Cela, certes, non sans connaître des sensations bouleversantes, complexes, mais dont il a du mal à situer la réalité. Où et comment cela va-t-il intégrer sa mémoire ?

Les pigments mémoriels

Sa mémoire, il aime l’anesthésier en de longues contemplations flottantes, laissant tout remonter, mais ne se fixant sur rien. Tout virevolte au ralenti, retombées d’un long incendie. Assis face à la vallée, au crépuscule assourdi de chants d’oiseaux, sirotant calmement un rouge sur le fruitun vin de copain, nature, sans sulfite ajouté, frais. Alors, tous les motifs en apesanteur se mélangent et forment un rideau ondulant dans le temps. Tous les motifs voguent vers l’indistinct, retournent vers l’informulé, imperceptiblement, pris dans la buée d’ivresse. Il imagine les photos de tous ses albums de famille confiés au flot du fleuve final, leurs encres se diluant peu à peu, les images se brouillant, se diffusant dans le liquide qui les restitue aux origines. Et c’est précisément cette matière très spéciale que réussit à saisir Raphaël Lecoquierre et qu’il fixe dans des fresques, peintes directement dans le stuc frais, actualisant une technique très ancienne, tellement ancienne qu’elle joue comme symbole de la façon dont la mémoire enregistre des traces. L’artiste récupère les pigments de photos de familles collectées dans des archives, des brocantes, un corpus rassemblant ce dont sont fait les romans familiaux, les parcours, les itinéraires intimes, les frontières entre l’individu et le collectif, le singulier et le commun, les êtres et les choses. Il procède en les immergeant dans l’eau. Il projette ces pigmentations à même le support de la fresque. Et cela donne des étendues blanches toutes frémissantes de vestiges irisés, non pas figés, mais filant à toute allure, déformés par la vitesse, pris dans l’avalanche immobile des dernières années (d’une vie). A la manière d’un paysage déformé par la vitesse d’un TGV, happé par le passage de la machine. Est-ce ainsi que défile le déroulé de toute une vie, aux derniers instants, une pluie de projectiles abstraits à contre-courant ? En tout cas, c’est exactement ainsi que cela défile une fois qu’il abandonne la manie de vouloir s’emparer des souvenirs pour les reconstituer, les classer dans une suite logique, et qu’il laisse leur masse fragmentée par les forces qui les travaille, charpie pastellisée papillonnant dans un ciel infini. Tout est si proche et si lointain. Il lui semble alors que cette vaste efflorescence anarchique s’échappe de lui, imitant une pluie d’étoiles filantes, tout ce qu’il a vécu migrant hors de lui, fragments fleuris fanés, flétris, décomposés filant vers de futures réincarnations, et cela l’apaise comme la promesse d’une continuation à laquelle l’ivresse lui donne le courage de croire. Difficile de fixer un point précis de la fresque, c’est un ensemble, trop vaste pour les yeux.

Lieu fluctuant au sein de l’océan

Ce chatoiement installe une continuité avec les instants qu’il a longtemps collectionné lorsqu’il habitait dans une maisons entourées d’arbres qu’il avait vu grandir, qu’il connaissait personnellement. Ces instants où, selon le moment de l’année et la course du soleil, leurs ombres se faufilaient par les fenêtres et se projetaient sur les armoires, les fauteuils, les pans de murs vides., les bibliothèques. Les branches et leurs feuillages, ainsi que les ombres furtives de leurs habitants – oiseaux, écureuils, insectes – tapissaient l’intérieur du logis, effectuant une porosité bienvenue, apaisante. Certaines de ses apparitions ne se produisaient que brièvement à certains moments précis de l’année. Et chaque année, un peu différemment, selon l’évolution de la végétation, l’impact de la saison retardée ou avancée, esquissée ou proliférante, selon la météo. Il photographiait ces tableaux vivants éphémères, quelques fois en tentative d’autoportrait, « mon ombre parmi l’onde des feuilles filtrant le soleil ». Ces branches qui bougeaient à l’intérieur de la maison lui ont toujours semblé venir le chercher. L’archive de ces photos donne à voir une course du temps autre que celle du cadran d’une montre et dégage une idée d’un rythme de vie centré sur les monologues intérieurs, les souvenirs, les reflets du vécu. Et un jour, il entre dans la galerie Chantal Crousel, plongée dans la pénombre, il hésite, peut-être est-elle fermée ? Mais non, elle est bien en pleine monstration. Et il y a, précisément, dans les angles obscurcis, sur les murs, sur le sol, de pareilles étoffes forestières, immatérielles, qui bougent, dansent, s’immobilisent, reprennent leur oscillation, tamisent la lumière extérieure, la métabolise en lueurs internes. Végétations mémorielles. Des ombres de feuilles, des scintillements de soleil, remuent sur les murs. (Il voudrait relire des descriptions de platanes par Claude Simon). Ce n’est pas simple projection d’images passives, issues d’un passé proche ou lointain (l’instant du film), transportées d’un lieu naturel à un espace culturel. Un dispositif capte en temps réel la densité variable de luminosité telle que baignant la ville… Ce qui fait que l’on peut avoir l’impression d’être vraiment sous ces frondaisons, elles sont là, elles ont quelque chose de tutélaire, de patrimoine immatériel, sous leur protection ont cheminé des pensées qu’il conviendrait peut-être de recueillir, d’en extraire la force séminale originelle. En effet, elles ne sont pas anonymes, ordinaires. Elles ont coiffé quelques randonnées pédestres historiques, conduites par le couple Césaire, en 1941, accueillant une série d’artistes et penseurs fuyant la France occupée, l’imaginaire artistique et intellectuel se déportant pour se sauvegarder, conserver des chances de perpétuer sa liberté. Les conversations devaient être un tissage de temporalités plurielles, celle du conflit, du nazisme, de la notion de guerre mondiale, de l’histoire vue à partir d’autres points de vue, d’autres géographies, décentrées, celle du pacifisme, celle de philosophie basée sur des normes autres que la violence, la conquête, la rivalité. Désespoir et espoir fluctuant à l’instar des lueurs frémissantes filtrant des branches et des feuilles, texture médiumnique à la fois anxiogènes et rassérénantes. Les promeneurs et promeneuses, dépassant les commentaires de l’actualité, devaient explorer les imaginations susceptibles d’échapper durablement aux folies impérialistes, totalitaires, destructrices. Le couple anticoloniale mettait-il en garde contre l’imminence d’une horreur à l’échelle de l’esclavage, prédisant un héritage maudit pour l’humanité ? Marcher, parler, rêver à la recherche d’une autre histoire, libérée de la loi du plus fort, soucieuse de liens et d’échanges, propice à l’émergence d’autres référentiels de ce que serait « l’universel ». La poésie utopiste de ces paroles échangées sous les frondaisons exubérantes des tropiques , captée par la végétation qui les a entendues en 1941, palpite silencieusement sur les murs de la galerie, ressuscitée, reprenant leur place dans l’actualité, cherchant sa place décentrée dans l’histoire. Ces feuillages et ces scintillements de lumière sont les seuls témoins encore vivants de ces conversations. Ce ne sont pas simples images de végétaux mais des trames de mémoire. « (…) lorsque l’Histoire orientée a entrepris de mettre en parallèle « l’ évolution » des sociétés européennes et celle de « civilisations » différentes et éloignées dans l’espace, elle a tendu alors (comme le montre l’exemple de l’histoire évolutionniste du XIXè siècle et de sa persistance au cours de la première moitié du XXè siècle), à utiliser les stades identifiés dans l’évolution de la société européenne comme des étalons universels permettant de mesurer le « niveau » de « civilisation » ou de « développement » de n’importe quelle « autre » société et par là sa place dans un déroulement historique global. » (Boltanski/Esquerre) Le nom de l’installation due aux artistes Allora & Calzadilla est « Antille », référence à un nom de lieu fixé avant la période coloniale et figurant sur les cartes médiévales, mystérieux, de formes variables, « dont l’emplacement fluctuait au milieu de l’océan » (feuillet de la galerie). Idéal pour un colloque informel  en plein air de poètes, écrivains, intellectuels et militants anticolonialistes en fuite, sur le thème « où aller et comment ? » face aux réalités d’occupation et d’expropriation. 

Le sol de la galerie est jonché de fleurs. Sommairement balayées, comme quand l’abondance de leur chute confère au geste de brosser une vaine efficacité. Ou alors poussées par le vent irrégulier, par à-coups, dans tel ou tel angle, formant des accumulations denses, des zones clairsemées, des passages entre les corolles échouées. Cela évoque des fins de fêtes ou de cérémonies, mariages ou inhumation. Là aussi il trouve un matériau familier, qu’il pratique, qu’il a incorporé. En effet, il prend systématiquement en photo, en rue, dans les parcs, au jardin, les accumulations de fleurs, parfois simplement les tapis de pollen aux pieds d’arbres encore en fleurs, dans l’herbe ou sur les trottoirs. Il a constitué une archive de tout ce qu’il a vu de la sorte. Chaque fois ça l’émeut, ça le trouble, émerveillement légèrement dépressif. Ici, des milliers de fleurs à dominante rose. Ce sont des moulages de fleurs réelles, de poiriers des Antilles (« ou ‘Poirier-Pays’, une espèce de chêne originaire des Caraïbes » selon le feuillet de la galerie). Le moulage évoque le principe du masque mortuaire dont le rôle est de garder la mémoire du visage des défunt-e-s, objet de recueillement, technique pour rester proche de ce qui se décompose, disparaît. C’est bien une multitude de fleurs mortes. Une hécatombe. Les moulages ont été peints à la main – ce qui évoque gestes de dévotion et ritualisation –  selon toutes les nuances allant de la vie à la mort, de la fraîcheur pimpante des pétales à leur flétrissure brunâtre. Elles reposent dans la pénombre. Leurs couleurs s’estompent progressivement, lentement, comme l’exhalaison de l’âme. Elles suscitent un premier élan d’empathie pour ce qu’elles évoquent du cycle reproductif flamboyant des arbres. C’est l’effet de profusion, des couleurs mélangées, une impression d’inépuisable floraison, chue une saison, promise à la résurrection au printemps suivant. La mort assure la continuité du vivant, c’est rassurant. Mais agenouillé, regardant de près, l’émotion vire à l’angoisse. Ce ne sont pas des fleurs réelles mais des imitations hyper-réalistes. Une forme de substitution. Elles servent à être installées en divers endroits pour rappeler aux gens ce qu’était leur parade nuptiale, attirant abeilles et bourdons, se laissant féconder pour assurer la venue des fruits. Elles figurent bien, là, exsangues, cadavériques, tableau d’une dernière floraison, l’ultime, sans lendemain, recueillie, momifiée, dans un contexte de chute de biodiversité et de sixième extinction. Nature morte qui charme et puis glace.

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

Les fuites harmoniques

Fil narratif à partir : Emma Van Roey, 233 kilo 2u05’, Isabel Carvalho, Langages Tissés, Centre d’art Le Lait Albi ( œuvres : Des vagues de bonnes fortunes. La littérature sauvée de la mer et des feux. Quel privilège ! – L’interminable mèche de tous les livres brûlés. Les cendres restantes nous mènent à nous questionner : quel était donc le danger de leur existence ? – Vecteur 2. Physiologie de la voix : Trachées & glottes – L’esthétique du chant, la Transfiguration de Sainte Cécile. Les foulards sont comme des pièces de vêtements ornementaux contenant la promesse d’une expression collective plus adaptée.) – La photo d’une rêveuse – Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L – cols et nuages en Ariège…

C’est sa source de légèreté autant que son leste dépressif, ne revoir sa vie que comme autant de précipités précaires, aléatoires, ce qui les relie entre eux trop ténu, arbitraire, parfois, oui, « sautant aux yeux », souvent introuvable. En eux-mêmes, chacun de ces instants hésite entre consistance et inconsistance, paraître ou s’effacer, épousant la sensation que l’on éprouve à prendre du sable entre les mains, fugace promesse de forme, malléable, qui, aussitôt ses grains rassemblés, coule vers l’informe. Attraction irrésistible et irréversible. Dans ces flux et reflux ordinaires, son activité aura consisté en la tentative de retenir, de faire tenir ensemble, avec des bouts de ficelle, quelque chose qui soit « lui », tout en agrégeant ce qui de cette parcelle individualisée aura été commun à tout ce qui l’entoure. S’il cherche à se figurer cela mentalement, aussitôt, resurgit une installation d’une jeune artiste, Emma Van Roey – jeune à l’époque où je découvre cette œuvre, moins aujourd’hui. Ce n’est pas une question d’interprétation ou de compréhension après coup de ce que lui suggérait la création plastique, non, dès qu’il la vit, il dit « c’est à cela que ressemblent le journal de ma vie ». L’œuvre, circonscrite aux dimensions du lieu d’exposition, il la projette en lui comme infinie, une paroi blanche indéterminée, vierge, où s’agrippent des « moments » selon toujours le même processus et combinaison : une planchette de bois, du sable, des fils de couleur (bleu, rouge, vert, orange…). Ils se ressemblent et sont tous différents, singuliers. Pas deux planchettes les mêmes, parfois des morceaux de bois massif, parfois des récupérations de menuiseries ou des compositions. Le tracé des fils n’est jamais semblable, il ne correspond pas à une tentation répétée de ficeler les choses selon la même technique, non, ils entourent, traversent, jaillissent, tendus strictement ou en guirlande.  Parfois ils jaillissent de la masse sablonneuse en pelote échevelée. La masse résiduelle de sable est chaque fois unique, elle a tenu compte de la surface du bois et de la contrainte exercée par les fils. N’y voir qu’une collection d’instants qui fuient, qu’une obstinée chute vers l’informe est exagéré. Car planche, sable et fils sont aussi, entrelacés, tissés, ils forment des ensembles réfléchis, les matériaux interagissent entre eux, sont empreintes de toutes les lois naturelles qui ont pesé sur eux et ils restent évocation de ce qui faisait leur initiale singularité, configurations uniques. Là, ils sont immobiles, figés dans une inertie solidaire. La désagrégation est retenue, s’interrompt. Éparpillés sur la paroi blanche – falaise du vivant vierge -, esthétique fourmillante de micro-habitats troglodytes ou constellation d’ex-votos, autant de témoignages de sa volonté de faire son nid aux creux des événements, enfin, de ces événements qui se présentaient à lui et qu’il ressentait comme des opportunités de nouer quelque chose, d’esquisser un ancrage événementiel, parce qu’ils éveillaient en lui des énergies, des « savoirs » et « savoir-faire » qui lui étaient propres, formels ou informels, avérés ou simples promesses, le rendant aptes à dialoguer avec ces occurrences (humaines, animales, végétales, minérales, paysagères, contextuelles). Exactement comme en ces heures où il commence à se demander ce qui restera de sa vie, ce qu’il a pu y construire, et que le regard rétrospectif aperçoit bien des silhouettes, des ombres, se rappelle des instants où il s’est passé quelque chose, mais sans plus aucune précision, juste des traces désormais informelles, suggestives, à la manière d’un visage aux traits caractéristiques estompés, des sortes de tombes muettes. Mais jamais complètement retournées au néant, juste au bord. Un travail de mémoire pourrait-il reconstituer les « originaux » ? C’est d’abord un sentiment de panique qui l’envahit devant ce spectacle du « il ne reste rien de ce que j’ai vécu ». avant de, peu à peu, s’y faire, et y trouver même un relatif confort à vivre ainsi parmi les traces érodées de ce qui a jalonné son parcours, la construction de lui-même, bois, sable et ficelle, désormais dédié à cette alternance, panique et réconfort. Son histoire est celle de cette érosion, érigée en narration à rebours. Sans cesse chercher à ressaisir ce que ses actions n’auront cesser d’engendrer comme oubli, absence et vide, cherchant à le préparer, à son insu, à l’ultime disparition. Ainsi, dans sa solitude, la fascination éprouvée pour une photo envoyée il y a longtemps par son amante, portrait en rêveuse, visage ouvert malgré les yeux clos et les lèvres entrouvertes. Ou encore, la surprise inusable devant le fait qu’il oubliait systématiquement ce qu’il lisait ou écrivait, la page blanche ne cessant de se reconstituer, présentant toujours la « première fois » d’une surface vierge et ce, malgré les années s’accumulant. Finalement, s’il écrivait quotidiennement, c’était pour retrouver et s’incorporer des bouts de tout ce qu’il avait déjà écrit au cours de sa vie, exhumer des ph(r)ases de sa biographie, tendre et retendre des fils retenant un tant soit peu le sable de ses actions, de ses tentatives de comprendre ce qui lui arrivait, de se projeter en telle ou telle direction, rassembler des bribes grâce au mécanisme de l’écriture et réécrire. Activité s’apparentant aux tonneaux des Danaïdes. Cela ne visait pas exclusivement le maintien désiré mais impossible d’une certaine consistance consciente. Ce qu’il croyait être un trait idiosyncrasique, il découvrit bien plus tard qu’elle était comprise par d’autres comme participant à l’essence du littéraire, à savoir une dynamique de fuite, « fuite incessant de concepts, de formes, d’expériences », comme dans cet extrait où Alexandre Gefen cite Roland Barthes : « Barthes, reprenant la vieille question philosophique du bateau de Thésée, décrivait la littérature « tel le vaisseau Argo qui gardait toujours le même nom bien que toutes les pièces en eussent été changées peu à peu », avant de conclure que « la littérature n’est au fond que le nom stable d’une fuite incessante de concepts, de formes, d’expériences ». » Cela étant, la tâche qu’il s’assignait de reconstituer sans cesse une écriture perdue, venue de lui et, néanmoins porteuse de multiples provenances et contributions, n’était pas animée par l’amour d’une littérature « pure » et au-dessus de tout, mais soutenait d’autres désirs dont celui de rejoindre la part rêvée qu’il expérimenta en vrai il y a quelques années et dont le substrat reste préservé sous le visage rêveur de la femme aimée dont il conservait, comme une relique, une photo ancienne qu’elle lui avait envoyée, l’air de dire, « regarde-moi en rêveuse, comme je veille bien sur tout ce que tu as déposé en moi, il y a si longtemps, scrutant ce point intérieur où nous sommes toujours ensemble, enlacés ». Une photo imprimée, placée dans un cadre, posée jamais loin de lui, bien entendu, il ne la voyait plus distinctement, elle infusait dans le décor. Sous ce masque, bien entendu, reposait tout ce qui lui avait importé, en amoureux transi et « hors de lui ». Voilà les objectifs le taraudant plus que tout et que progressivement noyait la catastrophe climatique, écologique, envahissant tous les domaines de la vie. La « casse du siècle » comme écrivait Yves Citton.

Cette précarité ressentie, à la fois germe d’extinction et de renouveau, n’est donc pas sans lien avec son penchant naturel à oublier ce qu’il lit, ce qu’il écrit, le sentiment de devoir sans cesse relire et reprendre le fil de ses écritures. Une fois, il entra dans une exposition d’Isabel Carvalho à Albi et eut l’impression de voir représenté exactement ce dont il s’agissait. Car, ce n’était pas que tout texte absorbé s’effaçait, retournait au néant, mais intégrait son métabolisme et devenait autre chose (peut-être, au fond, la finalité de tout texte, phrase, écriture ?). Il y avait, dans le texte de présentation de cette exposition, une phrase qui le titilla d’emblée : « combien de livres avons-nous eu la chance de lire et combien sont arrivés jusqu’à nous ? ». Et le fait que les diverses œuvres installées avec soin et sens dans la maison lumineuse donnant sur le parc venaient lui parler de sa relation avec les innombrables livres constituant l’humus de son imaginaire, cela lui parut évident, d’emblée, face à quelques dessins et schémas où se réunissaient le chant central de certains êtres, le cheminement de l’âme au long de ses psaumes ordinaires du quotidien, l’errance inévitable de tout lecteur à l’intérieur du cosmos illimité des textes lus et à lire. (« … le matelas des livres où sommeillent ces mondes vus en peinture est pour le bureau une sorte de muqueuse prête à s’émouvoir et même à te rendre au centuple l’émoi si tu lui touches d’un doigt curieux les plis. », C. Prigent, Chino au jardin) Mais, d’abord, il s’arrêta devant un alignement de courtes colonnes, des « trachée et glottes », sculptées, ouvragées, vestiges sans âge, qui lui fit dire après déglutition des formes devant lui : « mon dieu, oui, c’est par là que ça passe, que ça entre dans le corps, c’est évident, voilà la porte d’entrée du corps pour tous les textes lus, ils rejoignent les poumons, avec eux s’engouffre l’oxygène dans toutes les alvéoles, ils infiltrent directement le mécanisme vibratoire, par où ça bruisse, murmure et ventile ». Et à force de passer là, de se mouler dans ce conduit, ils le façonnent à leur image, « trachée et glotte » finissent par ressembler à ce que les textes inspirent au lecteur, à le traduire dans ses organes, en commençant par ceux par où passent l’air de la vie et les sons du langage. Ce que montrent diverses moulages de plâtre, comment ça grouille et travaille dans le conduit central. Comment, une fois happés par les yeux, déchiffrés par le cerveau, comment le corps mange les mots, leurs images, leurs sons, leurs structures, leurs concepts et comment la matière textuelle colonise la chair, les muqueuses, les fibres, les muscles, entre-dévoration constitutive. Cela ressemble à des restes de colonnes et chapiteaux de temple très anciens, remontés des entrailles. Cela évoque aussi des carottes de pierre puisées au centre de la roche terrestre ou des abysses de corail. La masse de textes lus décomposés, agrégés, constituant bien en son centre de solides couches minérales, des abîmes et ténèbres semblables aux fosses marines, peuplées d’existences embryonnaires inconnues, non répertoriées, en devenir. En écho, l’étrange ossature labyrinthique – la mèche interminable des livres brûlés, disons, en ce qui le concerne,  « brûlés » par la lecture même, carburant de l’organisme -, que confectionnent les myriades de phrases englouties, digérées, sédimentées. Voilà, le squelette d’un lecteur, d’une machine humaine à lire des livres, mimant le schéma d’une circulade un peu embrouillée. En tout cas, ainsi s’est développée la structure de sa machine à lire. « Oui, l’ossature qui fait de moi un organisme-lecteur doit ressembler à ça, rien de linéaire, du circulaire emmêlé propice à l’errance infinie, à l’entre-greffe de différents structures mortes et vives, multipliant les possibilités d’infiltrer d’autres dimensions du vivant. » Chemin de ronde où se perdre, littéralement, marmonnant des restes de lectures, perdant la notion du temps, recherchant en vain ce qui tant de fois jaillit des livres comme révélations définitives. Depuis, évanouies.

La matière des livres lus, pulvérulente – masse de fragments magnétiques mélangés modulés par les courants d’humeurs -, une fois métabolisée, quitte le registre de l’écrit imprimé, est avalée par la voie lactée de l’oralité à l’origine de toutes les culture et correspond vaille que vaille à ce qui « chante » en lui, à sa capacité de chanter en accord ou désaccord avec telles ou telles ondes. C’est pourquoi le travail d’Isabel Carvalho sur l’esthétique du chant lui sembla si proche des réseaux de murmures bourdonnant en lui Ce sont des schémas d’entretissements de matière et d’immatériel, de chair et d’esprit, d’intérieur et d’extérieur, d’humain et de non-humain, des matrices à déconstruire le binaire, le linéaire, et à impulser des corporéités plurielles, hybrides, à partir de ce qui chante dans n’importe quel corps, écho de « tous les sons du monde ». Ce ne sont pas des matrices génériques, mais spécifiques, individuelles, pathologiques. Voilà comment les particules charnelle-spirituelle, germes de non-binarité, circulent avec leur oxygène à travers toutes les cellules d’un organisme déterminé. A chacun-e de découvrir en son propre corps la manière dont un tel circuit s’invente et s’autonomise, selon quelles variations. Du reste, ces schémas, évoquent les partitions visuelles que certains musiciens créent en-dehors de la notation musicale conventionnelle et sont aussi des propositions de composition à interpréter librement selon les matières chantantes que chacun-e accumule en soi (à partir des expériences esthétiques plurielles, à partir des attirances ou répulsions magnétiques que suscitent les choses rencontrées, la capacité à transformer tout ça en « harmoniques »). Intuitivement, il se sent plus attiré par telle ou telle partition, son intériorité se sentant à même d’imiter tel ou tel dessin et pas d’autres, suivre des yeux les entrelacs pneumatiques-acoustiques réveillant les besoins primaires d’orchestrer de vastes et transcendantes harmoniques au sein de ce qui constitue son (petit) monde. Rappelant des extases qu’il voudrait revivre, renouer, des instants de transfiguration partagée, dans l’amour. « Comment une autre parole expressive et dialoguante, celle qui est chantée, à travers d’autres utilisations du corps où réside la voix, plus proche de ce que nous appelons concrètement la musique, et qui occupe tout notre être, crée-t-elle un espace réel pour accomplir une si grande harmonie ? » (Isabel Carvalho, L’esthétique du chant/La transfiguration de Sainte-Cécile, texte de l’exposition, où elle espère aussi que le dialogue chanté entre les différentes parties puisse créer « l’attraction qui provoque l’éveil vers l’union de toute séparation ».) 

C’est devenu une habitude, au moment de la sieste, il ferme les yeux après s’être intensément recueilli devant le selfie de la femme rêveuse, la mimant en quelque sorte, s’en faisant le miroir, de façon à mieux se glisser en elle, hypnotisé. C’est son rituel d’endormissement et il ressemble, ceci dit, au type de contemplation qui se déclenche, par exemple, face à une statue polychrome de Sainte-Cécile, presque voluptueuse. Il se faufile sous les paupières mi-closes, se téléporte dans la fabrique de rêve de son amante (désormais virtuelle et qu’il peut, en effet, déplacer/replacer dans telle ou telle autre icône féminine, gisant de sainte ou autre). Il espère y rencontrer des vestiges tangibles de ce qui leur fut commun dans l’amour. Il recrée ainsi artificiellement leur entre-deux. Dans cet espace indéfinissable, sorte de rivage vierge toujours à explorer, il aperçoit des formes noires plissées, comme posées sur des fonds marins, alignées, groupées, esquissant un parcours. Familières et indéchiffrables comme dans les songes. Restes de toiles ou de coques d’embarcations coulées. De ces formes étonnantes, inexplicables, que l’on ramasse, marcheur, au bord des chemins, que l’on ramène, plongeur, à la surface, fruits d’une fabrication élaborée que l’on ne parvient pas à expliquer (de quelle culture ? quel animal ? quel végétal ? quel minéral ?) Objets à la conjonction, à l’intersection de tout ce que l’on souhaite. Leurs constitutions plissées, variables, sont des pièces d’articulations métaphoriques entre les choses. Entre monde humain et non-humain, postures de phrases tordues par les éléments, eau, froid, vent, feu. Des phrases-sésames. Ce sont des objets trouvés dont l’esthétique superbe semble la finalité même, et qu’on aime ramener chez soi, exposer en vitrine, ou sur un vieux plancher. Énigmes. Ce qui ressemble à des fragments fossilisés de vagues sont les silhouettes/coquilles de livres lus sans lesquels il n’aurait jamais eu les impulsions nécessaires à nouer une aventureuse amoureuse. En tout cas, pas celle-là. Pour la plupart, il ne se souvient plus de leurs titres, de leurs personnages, de leurs trames, de leurs styles. Des livres perdus. Ce sont là des structures anonymes, des fantômes de livres. Juste le souvenir de la force qui en émanait et lui donnait le courage d’avancer dans la vie. Résidus de ces lectures qui l’ont toujours porté comme de puissantes vagues, mais jamais en lignes droites affirmatives, plutôt indécises, brisées, curieuses de toutes les directions. Par à-coups. Il n’en reste que les ombres ondulées, proches de soufflets d’accordéon, encalminés, d’anciens organes respiratoires. Il n’est pas étonné de les retrouver, innombrables, sans doute mêlés à d’autres ouvrages égarés , ayant joué le même rôle pour d’autres lecteurs-trices, dans cet entre-deux. Ces formes gisent inertes – tandis que la substance même des livres, leur chair, s’est répandue, diluée dans l’atmosphère -, à la manière de ces os blancs, galets légers de calcaire rejetés sur les plages, séparés de ce qui tenait autour et grâce eux, autant de seiches vivantes, animal des ondes marines, fabricantes d’encre noire.

S’aventurer dans l’espace mental d’une rêveuse qui lui fut proche et bien physique, au départ d’une photo – dispositif de voyance -, tout en invoquant l’ensevelissement du sommeil, s’apparente à l’ascension cycliste d’un long col, raide, sinueux, dans le brouillard. Là où l’altitude grignotée peu à peu à coups de pédale devait livrer les vues imprenables sur les vallées et les sommets lointains, tout est bouché, étouffé dans le nuage. Les sensations se résument à l’essentiel. Les signaux corporels à surveiller en plein effort prolongé, souffle, circulation, pulsation cardiaque, ressource musculaire. Seul en selle ! La balance entre souffrance et plaisir, sur un fil. La visibilité est limitée, impossible d’anticiper ce qui vient, accentuation de la pente ou redoux. L’humidité du nuage se pose sur la moindre tige et fleur, la couvrant de perles limpides, argentées. Quelques kilomètres plus loin, il constate qu’il en est de même avec les poils de ses bras et jambes, sans doute barbe et cheveux. De fines perles presque gelées mêlées à sa sueur. L’engloutissement du paysage dans la purée de pois n’empêche pas qu’il sente où il est. Le silence caractéristique des hauteurs est bien là, presque matériel, opacifié dans la brume. A force de se concentrer sur ce qui manque, il parvient presque à deviner certaines lignes panoramiques. Il imagine. Surtout, les sons lui parviennent, ouatés, bétails à l’estive, parfois une vache surgi au bord de la route, bruits d’activités humaines lors de la traversée d’un hameau, échos de travaux forestiers très lointain, rapaces égarés, feuillages secoués au profond d’une partie boisée. Des formes furtives dans les accotements, là-bas, au prochain virage. Et le sommet ne vient jamais, disparu, avalé, absent.

Pierre Hemptinne

Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Sieste végétative, libérée du capitalisme, mélangeant les temporalités, infusant en divers héritages lointains

La porosité croissante aux éphémérides, du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Elles ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes à servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

Autre filiation, autre façon de se situer, autre ancrage

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La source, la baguette, la nudité

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Sexe et cache-cache, chant du merle

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Le merle dans la gorge de la femme, chant électrique, vers le chant de l’humus primal

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

Cheminer, déphaser

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

L’atelier de peinture, ses levures iconographiques, reprendre le fil du « en tain de se faire »

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièces individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

Brouillards et charpies dedans dehors

Fil fictionnel tissé à partir de : Anna Lowenhaupt Tsing, Friction. Délires et faux-semblants de la globalité. Les empêcheurs de penser en rond 2020 – Aurélie Vink, points sèches au Prix de la Gravure/centre de la gravure à La Louvière – Jason W. Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie, L’Asymétrie 2020 – Tom Sachs, Rituals, galerie Thaddaeus Ropac – Abraham Cruzvillegas, Chantal Crousel – Christian Boltanski, Les linges, Marian Goodman – des rencontres avec le brouillard, des souvenirs

Il se relocalise sur la terrasse, après s’être dissout, dispersé de longues heures dans le brouillard glacé, tignasse argentée, pommettes cuisantes, doigts gourds. Il jette dans le brasero quelques poignées de pommes de pin, puisée à même la récolte de l’été entassée en pyramide. Puis du petit bois, quelques planches de palettes récupérées dans une décharge, qu’il scie à la main, une heure ou deux tous les jours (il y en a une avalanche derrière la maison). Enfin, des bûchettes. Les flammes hautes crépitent, lumière, chaleur. Il s’enveloppe d’un vieux plaid – souvenir de ces cafés où il s’installaient à l’extérieur en hiver pour passer au crible de leurs radars sensibles, sons, images, physionomies des passants et passantes – et retourne face au paysage, plutôt son absence, son engloutissement. Tout a disparu, silencieux, le moindre son étouffé par l’étoupe gazeuse. Un immense glacier bouche la vue, compacte et volatile. Il déferle lentement, stagne, reflue, reprend son flux. La température est proche de zéro, le brouillard givrant, de temps en temps, se déchire sur des végétations brillantes, livides et scintillantes, cadaféériques, graminées et ombellifères pétrifiées, serties de cristaux blancs électriques. Ce défilé laiteux le fascine, la matière même où, tant de fois il a souhaité se perdre, lentement, sans douleur, tout oublier, et qui ressemble tellement au blanc/silence ouateux qui le gagne peu à peu, à l’intérieur. Sans doute d’y avoir souvent été plongé au fil de sa vie, d’avoir pénétré de nombreux brouillards, métaphoriques ou météorologiques, de les avoir absorbé. Une fois, avec sa première petite amie, perdus en campagne, la voiture bloquée sur la route, dans un sarcophage compact de vapeur livide. Il était sorti, pour marcher à côté de la voiture, essayant de guider la conductrice roulant au pas. Une autre où il grimpait une petite route dans la forêt, arrivant au sommet, les bancs de brouillard se faisaient plus dense entre les troncs, mais les rayons de soleil traversaient encore les brumes. Puis, après le col, il bascula de l’autre côté dans une purée de pois tenace. Il ne reconnaissait plus les routes pourtant familières, désorienté, de plus en plus perdu. Il pédalait énergiquement, espérant qu’il s’agissait d’un phénomène local, mais au fil des minutes et des heures, la masse grise l’enfumait toujours plus, sans début ni fin. Il avait beau faire, ses muscles s’inhibaient face au mur aussi mouvant et fluide fût-il. Son haleine se fondait dans les volutes brumeuses qu’il inhalait ensuite dans l’effort et la concentration, bouche ouverte. Arrêté à un carrefour pour vérifier la direction à prendre, il constata que les verres de ses lunettes étaient couverts d’une fine pellicule de glace, ainsi que la chaîne, le dérailleur, le cadre, les freins, le guidon. Il repartit, excité, exalté et stressé sur son vélo désormais de carbone et cristal, vigilant au moindre bruit, la moindre ombre, tendu et heureux dans cet élément imprévu, extraordinaire, ne souhaitant finalement plus en sortir, faisant corps avec lui, poreux. 

A présent sur sa terrasse, il observe un tourbillon se former au sein des laitances aériennes, qui se dissipent quelques secondes, très localement, le temps de laisser voir le passage qu’il a cisaillé patiemment dans le roncier bordant la forêt. Il avait crû longtemps être le seul à avoir pratiqué un tel accès aux sous-bois. Mais au cours de ses nombreuses échappées sur les routes cévenoles, il avait reconnu de semblables trouées discrètes, manifestement pas le fait d’animaux, portant la trace de la main outillée, artisanalement, de l’humain. Et de fait, ils étaient nombreux à passer du temps dans la forêt, sans jamais se trouver face à face, juste des silhouettes furtives, chacune selon des cartographies particulières, individualisées (voire idiosyncrasiques, chaque cartographie correspondant au passage à l’acte de métabolismes spécifiques entre ces gens, leur manière de vivre, leurs environnements). Ils elles se déplaçaient pour ramasser du bois mort, chercher des champignons, récolter des plantes médicinales ou comestibles, remplir un bidon à une source cachée, ramasser des baies, rassembler un fagot de joncs à tisser, bourrer un sac de châtaignes, photographie la faune ou la flore. Il crût reconnaître une fois le cuistot d’une auberge de montagne qui distillait d’excellentes liqueurs, « avec l’eau du Rieutord, monsieur, ça se boit comme de l’eau ». 

Il avait aussi repéré d’étranges installations essaimées au long de sentes particulières (dues au passage répété, rituel, d’un même individu, frontières entre son intériorité singulière et l’organisme sylvestre). Des formes énigmatiques de lierre avaient attiré son attention, érigées aux abords de clairières, près de certains gués, aux croisements de sentiers embroussaillés. En les fouillant, il avait mis à jour, sous le tissage de lianes, un assemblage hétéroclite de matériaux  industriels périmés et naturels, le tout faisant signe. Par exemple un électroménager hors d’usage, une branche morte tailladée, quelques pierres, des écorces, des feuilles, parfois une dépouille animale, des parties de squelettes blanchies, les restes calcinés d’une couverture de bouquin. Il en compris l’origine en surprenant quelques fois, au loin, un forestier errer entre les troncsencombré soit d’une chaise de bureau branlante, une vieille télé crevée, de vieux bidons de produis industriels., un frigobox éraillé, un micro-ondes décarcassé. Rebuts dont il débarrassait son logis ou bien ordures ramassées au bord des routes, dans des décharges sauvages. Il vaquait comme si l’objet était une forme de compagnie à qui il faisait prendre l’air, cherchant l’endroit le plus propice pour le poser, l’installer. Une fois qu’il avait senti l’emplacement adéquat, il y déposait sa charge, s’installait dans l’herbe ou les feuilles mortes, se reposait, pique-niquait, puis disparaissait, laissant l’objet nu dans la forêt. Ce n’est que lors de ses passages suivants qu’il y agrégeait – superposition, juxtaposition, intrication –  d’autres éléments directement issus de la forêt, ramassés lors de ses promenades, transformant la chose simple en assemblée composite. Le processus complet pouvait s’étaler en semaines, en mois, voire en années. Lenteur. Tout récemment, il l’avait vu transbahuter un vieux broyeur de jardin, métallique, peinture jaune écaillée, vestige des années 90. Il l’avait installé en retrait d’un promontoire rocheux. Par étapes aléatoires, le déchet vécu sa mue en sculpture. Les trois pieds chromés ont été détachés pour dessiner un triangle à même le terreau. Au centre, une petite colonne de pierres sèches ramenées de la rivière (une ou deux pierres à la fois, de temps en temps), puis de la terre ramassée aux alentours sous les feuilles, apportée là à mains nues. Sur ce piédestal bancal, le corps du broyeur (avec encore un bout de câble électrique, fiché dans la prise, pendant comme une queue animale). Dans l’embouchure de l’appareil, un faisceau de fines perches coupées dans les taillis. Et au pied, quelques pousses de lierre sauvage transplantées et de haricots grimpants. Manifestement, cet habitant perpétuait cette activité depuis des années, transformant naturellement la forêt en exposition de land art spontané, chaque pièce pouvant être éloignée l’une de l’autre de nombreux kilomètres, rendant difficile d’établir un lien entre elles (d’autant que la végétation les rendait peu à peu invisibles). L’élucidation du mystère des formes bizarres, cachées par le lierre, s’effectua sur un temps long, par petites touches et succession de hasards. Cela lui rappelait le travail de certains artistes interprétant et détournant le principe du totem, comme Tom Sachs dont il avait vu Rituals, en galerie, en pleine pandémie. Dans le brouillard généré par la gestion politique du Covid-19, ces balises rituelles, revisitant l’histoire de nos aliénations à travers certains objets emblématiques du quotidien domestique, permettant ainsi de s’en désenvoûter, aidaient à prier pour un « après » meilleur (sans illusion). Dans l’espace blanc, les totems ressemblaient aux ex voto d’une chapelle ardente. Un, surtout, s’est gravé en lui, avec, posée sur un socle ouvragé de contreplaqué – où l’on verrait bien briller le genre de coupe kitsch qui célèbre les victoires de compétitions farfelues, de kermesse -, une manne à linge typique, évoquant le travail non-rémunéré de la femme, mais tout autant suggérant la nasse sexuelle femelle qu’une antenne parabolique captant les phéromones du cosmos, image ambivalente de force et d’assujettissement. Pour l’artiste, « le panier à linge devient le symbole de la zone grise entre le public et le privé que l’on peut observer dans les laveries automatiques, où les rituels banals mais intimes de la vie quotidienne sont exécutés dans un espace partagé devenu intrinsèque au paysage culturel de la ville », un objet-satellite par lequel des vécus, des valeurs matérielles et symboliques sont transvasées d’un monde à l’autre, via notamment la fonction industrielle, automatisée, d’entretien du linge (les communs du lavoir). 

Quand il décida d’en savoir un peu plus sur ce personnage qui récupérait les déchets consuméristes balancés dans la nature et les transformait en sculptures parties prenantes du paysage social-naturel, il pratiqua l’affût comme quand on souhaite installer une certaine familiarité avec un animal isolé ou un groupe (une famille sanglier). Il arriva qu’il croise le bonhomme sur un chemin, qu’il l’aperçoive au marché ou au bistrot et qu’ils s’échangent l’amorce d’un vague signe de reconnaissance. Peut-être finiraient-ils par faire œuvre commune ? L’observer transporter les objets trouvés lui rappelaient aussi la pratique d’un autre artiste, il mit du temps à en retrouver la trace dans ses archives désordonnées, Abraham Cruzvillegas. Il avait vu de lui, en galerie toujours, d’étranges sculptures à la limite de l’inconsistance – de cette inconsistance qui consiste, comme aurait pu dire B. Stiegler -, plutôt des mobiles déséquilibrés, bancals. Lui aussi travaillait à partir de « restes », d’ustensiles inutilisables, dépareillés, mais ramassés sur les trottoirs de la ville. Son but était d’assembler les matériaux rassemblés en structures pouvant s’arrimer à son corps et permettant de porter quelque chose. Ainsi harnaché, il entendait transposer le principe des lointaines processions, où l’on promène la représentation d’un dieu ou d’une sainte, au niveau de sa cartographie imaginaire autant qu’usuelle, géographie de ses habitudes déambulatoires. « Réalisées à partir de matériaux et d’objets prélevés dans la ville et collectés çà et là (petit mobilier, tasseaux et planches de bois, tiges métalliques, cordes, pierres, clavier d’ordinateur), elles sont toutes structurées dans le but d’être portées et de contenir quelque chose. En effet, leur architecture comprend une plateforme ou un panier, un dossier, des sangles. Partant des propositions scientifiques sur les techniques de transport du Seigneur de Las Limas employées par les Olmèques et la fonction symbolique de cette circulation, Abraham Cruzvillegas termine la réalisation de ses sculptures par une double action : arrimées à son corps, il se déplace avec chacune d’elles entre la galerie et un lieu qui compte dans sa vie quotidienne (l’École des Beaux-Arts où il enseigne, son domicile, entre autres). Ramenées à la galerie, elles signent la fin d’une série de performances au cours desquelles l’artiste s’est entièrement rendu attentif à sa rencontre fortuite avec des fragments prélevés dans l’espace urbain. La réalisation de ces sculptures traduit en partie une quête de compréhension du corps comme outil. Par leur manipulation et leur déplacement, il s’agirait d’éprouver physiquement la reproduction régulière de gestes. » (Texte galerie Chantal Crousel)

Le repérage d’autres passages par où s’écoulent, comme autant d’affluents, diverses subjectivités humaines vers les esprits de la forêt et, de fait, les nombreuses silhouettes anthropomorphes, affairées dans les bois, aussi furtives que les ombres animales – oiseaux, renards, blaireau, chevreuils – le confortaient dans la conviction qu’il n’y avait pas de séparation nette entre humain et extrahumain, nature et société. Le dualisme cartésien présentant la forêt comme séparée de l’homme, et vice versa, ne visait qu’à justifier l’exploitation capitaliste, sans vergogne, des ressources naturelles, épuisant les barrières partagées, réduisant la distance entre corporéités humaines et univers viral sauvage à peau de chagrin. Il y a belle lurette, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, lui avait appris que la forêt est aussi sociale. « Par paysage, j’entends la configuration d’humains et de non-humains dans un territoire. Je me réfère ici aux pratiques matérielles aussi bien qu’aux pratiques de représentation qui fabriquent et entretiennent le paysage. Un paysage est à la fois « social » (créé en relation à des projets humains) et « naturel » (hors du contrôle humain ; peuplé d’espèces non humaines). L’importance que je donne au paysage social-naturel fait toute la différence entre mon analyse et celle de chercheurs qui parlent aussi de « paysage », mais pour faire référence soit à des conventions esthétiques, étudiées à l’écart de tout terrain particulier, soit à de purs arrangements physiques de choses, étudiées sans que l’on prête attention aux programmes sociaux et culturels. » (p.281) Et Jason W. Moore disant la même chose avec d’autres mots : « Il devient impossible de dire que la Nature extérieure est la limite de la civilisation – pour la très bonne raison que de telles limites sont coproduites par les humains au sein de la nature comme un tout. La nature est coproduite. Le capitalisme est coproduit. Les limites sont coproduites. » (p.320) Pour se représenter la manière dont il se fondait dans « le paysage social-naturel », ou comment tous ses organes, individuellement et collectivement, participaient à la « coproduction des limites entre Nature extérieure et civilisation », il aimait renvoyer aux pointes sèches d’Aurélie Vink. D’étranges ombres portées de dentelles organiques. Comme de découvrir des empreintes de soi où se mêleraient de « l’autre », des matières et des intangibles étrangers. Des fragments d’extériorisations d’intime, suspendues dans le vide. Un mélange de métastases biochimiques et spirituelles, animales, minérales, végétales, humaines, concrétions microbiennes, virales, à l’intersection de tous les vivants. Des images instables, mobiles, jamais fixées, d’une fois à l’autre la configuration métastatique variant, laissant entrevoir des agencements évolutifs, polyphoniques. Configurations fragiles et diaprées, géométries perforées et poreuses, faites d’une part des décompositions, évanouissements des formes et, d’autre part, des émergences de premières cellules de quelque chose qui va renaître. Paysages où reliefs, dépressions, sécheresses et fertilités correspondent aux zones de mémoires inertes, calcifiées, qui s’estompent et, par ailleurs, fourmillement d’autres mémoires vives, jeunes ou réveillés par des accidents contextuels, se métamorphosant, alchimie. (Il conserve ces gravures dans une grande farde, parmi d’autres images d’autres artistes qui lui ont paru tendre un miroir vers l’organisation de son imaginaire, le papier a un peu jauni, un peu gondolé, il les regarde souvent, pour ressaisir un fil lointain de sa pensée, des pensées comme des fils de la vierge, perdues dans les temps, il ne renoue rien, les regarde sans plus en une plénitude inexpressive, résultat d’une longue coexistence avec ces images, d’un effet miroir entre ce qu’il regarde et se sent être, il se dit qu’elles figurent un état précis à un moment X de ses circuits électro-neurologiques.)

Blottis sous abris, il regarde défiler le glacier de brouillard, au ras des parois de la vallée, éraflant gommant la rambarde de sa terrasse. Il glisse une main (oh, comme elle ressemble à celle de son grand-père maternelle, tavelée, telle qu’elle l’étonnait, enfant, déjà marquée par le futur Parkinson) dans le flux blafard, masse gazeuse de plis, de volutes, de mèches, de spirales celtiques, de fleur de lys, roses des sables, remontant de la vallée vers les sommets, mais sans cesse agitée de mouvements involués, retors, contradictoires, reflux somnambules en tous sens, brassant les dessins figuratifs puis les renvoyant à l’état de fantôme. A l’instar de ces troupeaux de corps que représentent certaines toiles, en route inexorable vers les enfers tout en cherchant désespérément le contre-courant. Il ne distingue plus la main au bout du bras, dissoute dans l’onde, il bouge ses doigts, invisibles, il lui semble qu’ils tâtonnent, palpent des formes en lui, des idées, des souvenirs, cherchent à les identifier. Il voit, dans le brouillard, certaines lointaines dans la masse, d’autres à la surface, surgir des rosaces stylisées qui s’évanouissent ensuite, vont se reformer ailleurs, des étoilements de tissu que la main imprime au drap en l’agrippant, le froissant, retrouvant les gestes avec lesquels on voudrait le réduire en charpie, de douleur ou de plaisir. Il voit défiler alors tous les draps plissés des chambres d’hôtels qu’ils quittaient après une nuit d’amour, ou même pas, quelques heures, une après-midi : ils se recueillaient rapidement, béats et fatigués, devant le lit défait, empreinte de leurs étreintes, figée comme le suaire recouvrant un instant magique mais avalé, digéré, appartenant déjà au passé. 

Tout ça, d’un coup, face aux Linges de Christian Boltanski, un 4 février 2021. Des chariots chargés de montagnes de draps froissés, des tas de linceuls chiffonnés. Il se souvient des chariots de linges sales qu’il remplissait et poussait dans les couloirs de la résidence pour personnes âgées où il travailla quelques mois, passant de chambre en chambre pour refaire les lits. Il se rappelle en tremblant le drap immaculé et très calme sur le gisant paternel. Il songe immédiatement à toutes les morts violentes de la pandémie étalées dans l’actualité, au jour le jour. Fins agitées, entubées, asphyxiées, griffant le néant, cherchant un peu de blanc, de vierge.  Fins individuelles victimes aussi d’un devenir collectif du manque de soin néolibéral, victimes d’un néomanagement hospitalier. Et par là, image de ce qui nous attend. Voilà ce qu’il en reste, leur ultime enveloppe, juste un drap qui en a moulé les tourments, et tous les draps brassés ensemble, réunis comme en fosses communes, sarcophages de chiffons. Charpies communes. Les amoncellement de linges déchirés, emmêlés, dessinent aussi de loin des sortes de frises florales, évoquent des formes d’énormes chrysalides, en attente dans la galerie-morgue. Y aurait-il une rédemption possible ? Ces fouillis de vies inertes attendent-ils une autopsie ? Sur les murs des photos furtives de disparus sont projetées. Sans jamais avoir le temps d’identifier de qui ou de quoi il s’agit. Des esprits. Ils convoquent tous les esprits qui nous hantent, qui nous manquent, des plus proches, des plus intimes aux plus « publics », personnalités dont il nous semblerait que la créativité nous aideraient bien à trouver des solutions, à tirer l’intelligence collective vers le haut. Ces chariots de charpies communes attendent le recyclage. Ils sont aussi la preuve d’une scandaleuse capitalisation de la mort, d’une industrialisation de la mort, depuis les camps, les génocides organisés, le sabotage des soins de santé qui transforment la moindre zoonose en carnage incontrôlable. Ces tombereaux débordant de vies défaites, dépersonnalisées, semblent aussi attendre d’être pesés : que vaut leur chargement ? Quel gain, quel perte pour le système global ?  Alors, en guise d’oraison funèbre, il a envie de recopier et de lire cet extrait du livre de Jason W. Moore, « Le capitalisme dans la toile de la vie » : Le capitalisme, comme projet, vise à créer un monde à l’image du capital, dans lequel tous les éléments de la nature humaine et extrahumaine sont effectivement interchangeables. Dans le fantasme de l’économie néoclassique, chaque « facteur » (argent, terre, ressources) peut être substitué avec un autre : les éléments de la production peuvent être déplacés facilement et sans peine à travers l’espace mondial. Cet effort pour créer un monde à l’image du captal constitue le projet de mise en conformité du capitalisme, par lequel le capital cherche à contraindre le reste du monde à correspondre à son désir d’un univers « d’équivalence économique ». mais bien sûr, le monde – les natures extrahumaines de toutes sortes, mais aussi les classes (re) productrices – ne veut pas d’une planète où l’équivalence capitaliste régnerait en maître. A un certain point, toute vie se rebelle, de la ferme à l’usine, contre la clé de voûte, valeur et monoculture, de la modernité. Personne, aucun être vivant ne souhaite faire la même chose toute la journée, tous les jours. Par conséquent, les luttes qui portent sur le rapport entre les humains et le reste de la nature sont nécessairement des luttes de classe (mais pas seulement des luttes de classe). La lutte contre l’emprise de la marchandisation est, tout d’abord, un conflit entre des visions opposées de la vie et du travail. Les natures extrahumaines résistent, elles aussi, aux sinistres contraintes de l’équivalence économique : les mauvaises herbes résistantes aux pesticides font obstacle à l’agriculture génétiquement modifiée ; les animaux résistent aux rôles qui leur sont assignés entant qu’objets et forces productives. Ainsi, le projet de mise en conformité du capitalisme fait face à toutes sortes de résistances et de positions antagoniques et combatives, ce qui débouche sur la création d’un processus historique contradictoire. » (p.284)  

Les soubresauts d’agonie moulés dans les montagnes de linges de Boltanski exhalent cet esprit diffus, épars, non organisé, derniers souffles d’ultimes rebellions contre ce que le capitalisme réserve comme fin aux vies qu’il exténue. 

Pierre Hemptinne

Se dérouter peu à peu vers des sillons sauvages et vierges

Fil narratif à propos : articles de journaux sur l’état de nature et de nos paysages – Sandro Mezzadra et Brett Neilson, La frontière comme méthode ou la multiplication du travail, Éditions l’Asymétrie 2019 – Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone 2019 – Anne-Lise Coste, La vie en rose, CRAC Occitanie – promenade à vélo, altitude et nudité impromptue ….

Besoin de terrains vagues, recréer du vierge, de l’inconnu

Où qu’il soit dans la nature, aujourd’hui, même la plus reculée, apparemment la plus préservée, il se sent indien dans sa réserve, en sursis, traversé de frontières de toutes sortes, géographiques, mentales, sociales, culturelles, politiques, écheveau de prescriptions, d’inscriptions et d’enregistrements qui, à travers chaque corps singulier, entend maîtriser la totalité du vivant, enregistrer et exploiter le moindre souffle. Le numérique ayant conféré à cette quête obsessionnelle une dimension démentielle, sorte d’immanence innommée, innommable, qui régit les organismes. Il se sent travaillé alors – presque spasmodiquement, comme on cherche éperdument de l’air frais -, par la nécessité d’une nouvelle fécondité des terrains vagues, par l’instauration spontanée autant qu’imposée, instituée, d’espaces abandonnés, laissés à leur destinée, coupés de l’emprise humaine, tout cela à une échelle colossale, débordante, susceptible de bouleverser l’entropie morbide du capitalisme. Ces aspirations non réfléchies ont surtout pour conséquence, finalement, de le plonger dans l’impuissance. Pourtant, ce genre d’idée chemine, affleure. C’est ce dont parle Virginie Maris dans Le Monde du samedi 27 juillet 2019 sous le titre « La vie sauvage n’a pas dit son dernier mot ! » « « Préférer ne pas » : ne pas construire, ne pas développer, ne pas organiser ; renoncer même, se fondre humblement dans le décor du paysage pour laisser d’autres formes de vie s’épanouir et constituer leurs mondes ; chérir la gratuité et le don ; prendre soin des plantes et des bêtes sauvages ; consacrer son temps et son talent à protéger et à entretenir des milieux qui n’ont rien à offrir en retour qu’une beauté à couper le souffle, voilà bien de quoi faire trembler les patrons du CAC40. Et ce qui est encourageant dans une telle perspective, c’est que cela marche. Le monde vivant, contrairement au climat, répond très vite aux changements. Il suffit souvent de suspendre l’assaut, de laisser la nature reprendre son souffle… » Suspendre l’assaut, développer une pensée qui ne soit rien d’autre qu’un drapeau blanc, un appel à la trêve.

L’invasion des récits de diversion, inclusifs

Laisser la nature reprendre son souffle au niveau des étendues mentales, aussi, cela va de pair. Pour mesurer cette nécessité intérieure et subjective – la production de subjectivité est au cœur des changements nécessaires à réparer la planète -, il évoque cet épisode où, installé dans une chambre d’hôtel, occupé à lire, il avait été envahi par le son de la télévision voisine, les dialogues d’un épisode policier, de ces films produits au kilomètre, tissage de stéréotypes, tirant leur vertu hypnotique de ce canevas d’enquête qui donne l’impression, tout en résolvant le plus souvent l’énigme d’un meurtre irrationnel, de trouver non plus ni moins l’explication de la naissance de l’univers, du sens universel de la vie. L’acte criminel comme symptôme majeur de ce qui disjoncte dans le vivre ensemble. L’élucider, la meilleure manière d’assainir la société et de comprendre le mystère de la vie, en évacuant toutes les autres problématiques sociales, même si bien des productions  de ce genre ont aussi des dimensions sociologiques. Le décervelage confié à ce genre de narration ne date pas d’hier. A propos de l’essor de la presse de masse, à la fin du XIXème siècle, et de la nécessité de fidéliser un lectorat le plus large possible, Gérard Noiriel écrit : « les grands journaux appliquèrent alors les techniques du récit de fait divers aux autres rubriques de l’actualité. » Et, plus spécifiquement : « L’art du récit, que Paul Ricoeur a appelé la « mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc.) en personnages s’agitant sur une scène. La structure des récits criminels qui impliquent toujours des victimes, des agresseur et des justiciers, fut alors mobilisée pour familiariser le grand public avec la politique. » (p.386) Et il rappelle que Pierre Bourdieu baptisait cela la « fait-diversion » dont le but était « de détourner l’attention des citoyens des véritables enjeux politiques. » Qu’en dire aujourd’hui, quelques décennies plus tard, alors que le récit criminel a été mis à toutes les sauces, décliné à l’infini, pris et repris sans vergogne, à tel point qu’il tourne à vide, qu’il devient quelque chose de complètement factice, détaché de tout, se nourrissant de lui-même, multipliant les recettes des séries ?

Ce n’est pas tellement le volume sonore télévisuel qui brouillait sa concentration de lecteur que la violence dégagée par la vacuité caricaturale des personnages, des situations, des réparties, des rebondissements, des processus… La violence de la répétition du même sans autre objectif que de distraire. Comment peut-on encore réaliser ça en prenant au sérieux ce que l’on fait, sinon guidé par le besoin d’audience, de rentabilité, sinon par cynisme, assumé ou déguisé, tout cela pour remplir le temps de programme des télévisions, vider des têtes, aider à ne plus penser, cette ineptie de plus en plus présentée comme une figure majeure du bien-être. Arrêter tout ça, faire en sorte qu’au lieu de perdre son temps devant de tels écrans, les gens n’aient rien à voir, rien à entendre. Dégager du temps pour le travail de subjectivation, de re-subjectivation. Une entreprise colossale !

Contre le capitalisme sournois, friand de toutes ses oppositions, filer vers des jachères expérientielles radicales

Recréer des espace-temps vierges et sauvages. Et si l’on disait qu’il en est de l’avenir de la démocratie sur terre ? Comment procéder ? Considérant, comme le pensent les auteurs de La frontière comme méthode, qu’imaginer démocratiser, de l’intérieur, les institutions actuelles est purement utopique, voie de garage ? Même si, s’agissant de jouer autant avec ce qui sépare qu’avec ce qui relie, à travers une ligne frontière, activer ce genre de démarche et d’utopie n’est pas complètement inutile mais, disons, insuffisant. Car libérer de l’espace autant que du temps de cerveau signifie limiter l’emprise du capitalisme sur les innombrables mécanismes de subjectivation et d’inter-subjectivation. S’en prendre aux organismes les plus en vue en termes de déficit démocratique à l’échelle global tels que Banque mondiale, Nations Unies, Fonds monétaire internationale ou Organisation mondiale du commerce, relève de l’instinct, de l’intuition bien ancrée historiquement, sans que l’on mesure avec justesse à quel point l’énergie engouffrée en ce sens l’est en vain car le capitalisme capte et tourne à son profit une grande partie des oppositions et alternatives. Il s’en nourrit. « Alors que l’aspect exclusif de l’État-nation, symbolisé et mis en œuvre par la frontière, est toujours très présent dans le monde actuel, des luttes « défensives », par exemple pour les communs sociaux sont toujours menées au niveau de l’État. Probablement à juste titre. Mais, indépendamment de ce que nous avons écrit sur l’antinomie structurelle entre le public et le commun, la production politique de l’espace historiquement associée à l’État ne garantit plus une protection efficace contre le capital. Cela signifie que c’est une question de réalisme pour le projet politique du commun que de refuser de se positionner à l’intérieur d’espaces institutionnels délimités et de rechercher la nécessaire production de nouveaux espaces politiques. » (p.402) Il n’est sans doute pas inutile de continuer le combat à cette échelle, faute d’autres fronts productifs de manière conséquente, mais il est nécessaire de diffuser une conscience critique de cette stratégie  empêtrée dans les arcanes de la mondialisation capitaliste : « La globalisation de la démocratie est souvent présentée comme la mise en place de niveaux superposés d’organisation institutionnelle partant d’une figure fantasmée de l’État tel qu’il n’existe plus. Un des problèmes que nous posent ces théories tient au fait qu’on considère les échelles spatiales que distinguait Held (« local, national et régional ») comme d’ores et déjà acquises et fixes, en se dispensant d’examiner les processus tumultueux et toujours actifs de leur formation. » (p.402) Œuvrer à restituer des espaces naturels ou mentaux à leurs dimensions de jachère sauvage implique plus que probablement de commencer à se décentrer de la globalisation telle qu’elle est pensée et nous pense actuellement. « L’importance nouvelle qu’ont prise les espaces régionaux ou subcontinentaux dans le cadre de la globalisation a conduit à de nombreuses tentatives de repenser des projets cosmopolites ou démocratiques radicaux à cette échelle et à prendre la région comme un espace de « globalisation contre-hégémonique » ». (p.403) Et, comme beaucoup d’autres, il se trouve face à cela sans arme pour le penser, devant une matière vierge, difficile à saisir. Comment inventer ou contribuer à inventer de nouveaux espaces politiques, comment faire en sorte que le bout de région où l’on vit devienne un élément de globalisation anti-hégémonique, il n’y a pas de mode d’emploi, pas de méthode établie, c’est une aventure, c’est une opposition à penser, un contre-courant à affronter, il faut se jeter à l’eau, à partir de ce qui est à portée de main, immédiat, se dérouter peu à peu.

Ne plus calculer l’intime, les paysages, sortir des logiques touristiques, échapper à l’extractivisme émotionnel (ultime avatar du capitalisme)

Cela implique probablement, selon les réflexions de Martin De La Soudière, d’être vigilant à nos relations avec le paysage. La marchandisation et la folie de tout faire entrer dans des calculs et mensurations influe sur les liens que de nombreux individus tissent avec la nature. Pour se promener, pour courir, pédaler, il faut un but « si possible valorisant, quelque chose à raconter au retour. On ne veut plus se disperser, on veut rentabiliser son voyage ou sa randonnée. Pourquoi pas ? Mais cela s’accompagne d’un certain appauvrissement de la perception des espaces. Quand on évoque les lieux « importants », ceux que nous proposent les Guides verts du Michelin et leurs étoiles ; ou, à la télévision, les « lieux qu’il faut voir », on parle toujours des mêmes : le Mont-Blanc, Chambord, les gorges du Verdon… Pourtant, nous fabriquons chacun nos propres « hauts lieux de proximité », que nous aimons retrouver comme une personne aimée. » (Libération, 31.07.19) C’est ainsi qu’au niveau de nos relations intimes au paysage, à la nature, on relaie l’esprit de la globalisation capitaliste qui veut exploiter le moindre espace (naturel et intime). « J’aime l’idée d’épuiser un lieu, comme dans le texte passionnant de Georges Perec « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Lui resta une semaine durant place Saint-Sulpice, mais on pourrait faire la même expérience dans un refuge de montagne, un phare… Beaucoup de gens sont tentés d’aller toujours plus loin, toujours plus vite, de rechercher les « hauts-lieux »… Épuiser un territoire demande plus de modestie, d’abnégation – difficile d’en parler, d’en faire état, on est dans le domaine de l’intime et du sensible, il n’y a pas de carte postale à envoyer ! » Oui, à condition de s’entendre sur la sorte d’épuisement dont il s’agit, car, ce que démontre surtout l’expérience de Perec est que tout lieu, n’importe lequel, pris au hasard parmi ceux de notre quotidien, est proprement inépuisable, puisque la clôture que fixe l’individu à son exercice d’observation et de répertoire est arbitraire et laisse entendre que, une fois l’énumération ethnopoétique suspendue, rien ne s’arrête et tout n’est pas dit, rien ne se fige dans un éternel recommencement du même, il continue au contraire à y avoir autant de choses à observer, à noter, semblables et différentes, en variation constante, sans fin et, sans fin, l’accident peut se produire, le pas encore vu, l’inattendu qui prend de court.

Quand l’effort sportif devient sprechgesang corporel-spirituel, avec au sommet, envol inopiné de nichons blancs

La route qui monte dans les arbres et les pâtures, alternance de soleil et d’ombre, lignes droites raides, virages qui dansent, pédalier sous tension, muscles concentrés, respiration psalmodiante (ou chanté-parlé, sprechgesang aride du corps, pas seulement gestion du souffle physique, mais tressé de tout ce qui fait souffle, les images, les souvenirs, les tensions, les rêves, les blessures, les points faibles, les désirs, de tout cela, sous forme elliptique, ellipses éoliennes éructantes, pas le temps de l’exhaustivité ). Au plus près du revêtement, lisse ou granuleux, ici ou là décoré d’inscriptions contre la réinsertion de l’ours. Au plus près des talus, des troncs, des fleurs des accotements, presque dans la temporalité des insectes qui butinent ou qui traversent, noirs et patauds, la route de plus en plus désertée par l’humain. Mètre après mètre, la solitude grandit, la fusion homme-machine aussi, pignons, moyeux, roulement à billes, dérailleurs, le bon réglage crée l’harmonie, la bonne entente, mains et guidon, chant de la chaîne, selle au fondement, entre les cuisses, pneus sur macadam. Au-dessus de mille mètres et après le dernier bourg habité, avec ses bifurcations cachées dans les sapins, nuages et brumes éclipsent le soleil, les températures baissent. Grisaille et bise froide le contraignent à enfiler un coupe-vent. La pente s’adoucit, les lacets s’élargissent, le paysage s’aère, la montagne ouvre des perspectives sur ses flancs majestueux, ses forêts immenses, insondables. De plus en plus petit sur son vélo, mais aussi de plus en plus en transe, sur ses limites, de plus en plus joyeux. La cime, de temps en temps, se laisse deviner. Mais à force de sinuer, il est désorienté. La route suit le tracé d’un cirque avec des vues grand angle sur la vallée, la vie en bas lointaine, accentuant le sentiment de l’altitude, d’être monté haut. Tout devient plus aride, exigeant, en même temps enivrant. Il s’amenuise encore, puisant dans des énergies qu’il sait de moins en moins éternelles, il se réduit au minimum – se raréfie, délesté de tout le superflu -, peu à peu dépossédé, infime dans le décor. Une route de crête déroule, facile, exaltante. Près des nuages, avec des déchirures vers des villages, loin, très bas, ou d’autres montagnes et pics, à l’horizon. Au sommet, le traditionnel panneau (nom du col, altitude) au pied duquel un vélo chargé de sacs est appuyé, sa propriétaire se restaure, accroupie. Talus herbeux, prairies sauvages, rases, quelques roches, buissons éprouvés, départs de sentiers caillouteux. Une sorte de promontoire insulaire léché de vapeurs lentes. Le serpent de la route bascule raide vers l’autre versant, celui qu’il n’a pas vu, pas senti, la pente inconnue. Deux cyclistes y disparaissent, prestes, après avoir étreint leurs épouses et embrassé les membres d’une famille qui bivouaque, couvertures étalées, feu de bois allumé. Il a posé le vélo, il court à gauche à droite, tentative de tout voir, tous les angles et perspectives panoramiques, il prend des photos (en sachant qu’elles seront minables, inaptes à restituer quoi que ce soit). Faire l’inventaire, épuiser le lieu (pour l’éprouver inépuisable), sans vraiment le voir d’un point de vue extérieur car, du fait de la dépense de ses ressources physiques pour grimper jusque-là, il n’est plus une force intègre, détachée de ce qui l’entoure, il s’est évaporé, il s’est dissout, il fait partie de ce qu’il voit, il y est éparpillé, fragment de nuage, brin d’herbe, caillou, écorce. Libéré, comme installé dans la disparition, sans douleur. Retarder alors le moment de redescendre, rester là le plus longtemps possible, prolonger l’instant, il envie le bivouac de fortune. Comment s’y glisser, s’y incruster, migrant, clandestin cherchant à passer de l’autre côté ? Soudain, à quelques mètres à peine de lui, la jeune cycliste retire son maillot probablement mouillé de transpiration, et reste un certain temps dépoitraillée, face à lui, la nudité des seins éblouissante, assourdissante, débordante du léger soutien-gorge. Avec un sans-gêne de vestiaire sportif ? Il est là, interdit, le smartphone à la main, il aurait voulu être en train de filmer l’espace et la happer au passage. Une avalanche de clichés machistes lui traverse l’esprit. Il résiste aux tentatives d’en profiter pour établir un contact grivois, lourdingue, manœuvres de mec allumé pour tenter de prendre, saisir, posséder, ne serait-ce qu’une parcelle (il y a toujours un coup à tenter diront certains). Dès lors, le choc de l’apparition reste entier, brutal et soyeux, incompréhensible, les seins généreux, chauds – presque fumant des calories produites par l’ascension  et jusque-là retenues contre le corps par le vêtement fermé – restent mystérieux dans leur gangue, intouchables. Pourquoi est-il aussi chamboulé ? Comme s’il voyait cela pour la première fois (ou comme s’il avait oublié cette première fois depuis trop longtemps) ? Le contraste entre l’aridité jouissive du sommet, où tout est rare, mais d’une rareté opulente, vaste et sans bord dans laquelle, après la prière-méditation des kilomètres pédalés en silence, en effort mesuré, il se fondait, et cette opulence charnelle, simple et exubérante, lourde et rassemblée en un point précis, nudité immense et inaccessible, presque en apesanteur, mais en rappelant d’autres qui l’avaient irrigués ? Les globes, le sillon, le satin de la peau moite, les mamelons nénuphars sous la gaze du soutien, une insolente liberté, le tout de même étoffe que les mosaïques chatoyantes de couleurs et matières – champs, pâtures, forêts, lacs, rivières, villages, éclairés par le soleil absent des cimes – en quoi se transcendent les campagnes aperçues sous les nuages, 1450 mètres plus bas, on dirait un pays idyllique qui n’est tel que contemplé de si haut et ressemble aux tapis moelleux où, enfant, il jouait, accroupi, allongé parmi les motifs symbolique, baroques, floraux et animaliers, maniant figurines et Dinky Toys à travers la diversité du monde. Il y a de ses tapis volants dans ces nichons bouleversants, seins panoramiques, immense paysage du manque concentré en deux bombes anatomiques, deux collines et vallons frais et paisibles, le tout embrassé d’un coup d’œil délivre un message sans appel : ce pays de la jeunesse sublime n’est irrémédiablement plus le sien. Il a beau chercher à ruser, biaiser, s’embraser de la potentialité que, peut-être, finalement, il y avait là l’occasion d’un rapprochement, d’un contact corps à corps, ou du moins esquisse d’une histoire (éphémère, brève, vide, pleine, toutes formes envisageables, mais éveillant l’idée qu’il y avait un possible, que tout reste possible.) Au lieu de ça, un peu plus vite que prévu, redescendre du paradis, enfourcher le vélo, fixer les pieds aux pédales, remonter la tirette du coupe-vent, donner le premier tour de pédalier, et tout d’un coup, faire corps avec la pente, se laisser glisser, filer, emprunter une autre route, plus petite, plus engoncée dans la forêt, plus sauvage. Emporter l’image intacte des seins et du choc lumineux. Laisser cette vision s’épancher, l’emplir tout entier, jusqu’à susciter, dans les moindres fibres du cycliste descendeur, une volupté égale à celle qu’il éprouve quand il contemple les fresques en partie effacées d’une cathédrale, qu’il recompose de façon instinctive et fantasque, ou, encore mieux, quand, couché dans les herbes d’un plateau, il épouse le vol plané de grands rapaces, traits noirs sur le blanc des nuages, jusqu’à s’oublier, ébloui, aérien. (Une libération)

Végétale, cabane pariétale

Il s’approche d’éblouissement diffus de même nature, quand, guidé par ces aspirations – non pas théoriques mais ressenties au plus près des moindres mailles de l’appareil sensible -, à restituer espaces naturels et mentaux à leur sauvagerie, afin que naissent de nouveaux espaces politiques, il rencontre certains travaux d’Anne-Lise Coste, et s’attache à en suivre les lignes, les fils, les courbes, les vides. Indices de chemins (intérieurs) à emprunter pour contribuer à instaurer des sentiers extérieurs, communs, collectifs, ouverts à tous, des pistes pour sortir des impasses capitalistes. Ainsi ces installations constituées de traits de couleurs, tremblés autant que volontaires, fines frontières entre abandon et reconquête, sur des toiles arrachées (déterritorialisée) où viennent se poser, s’immiscer, des branches trouvées, ramassées en lisière des taillis, au bord des routes. Ce sont de jeunes pousses d’arbres divers, de ces baguettes souples que l’on utilise pour tresser des claies (construction de cabanes), improviser un arc à flèches ou une canne à pêche, des tuteurs pour des haricots grimpants ou un sceptre pour jouer au sourcier.

Il se dégage de l’ensemble, aligné contre les murs blancs, une ambiance de chapelle pariétale. La série de peintures rappelle, dans son complexe dépouillement, quelque chose de primordial, de primitif et d’oublié mais d’incontournable, version épurée d’une sorte d’étape obligée d’expression de l’être. Se projeter autrement dans l’espace, dans le vivant, ne pas commencer par le désir de posséder. Imaginer d’autres cellules comme genèse au vivre ensemble. L’économie de moyen radicale – doigt, peinture, bois, toile – déconcerte avant d’enchanter.

Brassée de bourgeons et rameaux, germination de langue

Ce sont donc des fils conducteurs tracés au doigt trempé dans la matière-couleur (elle semble couler du doigt lui-même), des fils tirés d’elle-même (de l’artiste), des veines, des artères, des lignes jamais lisses et égales, une nervologie parcourue d’aspérités de bourgeons nus, autant de départs d’autres lignes possibles qui vibrent (dans leur potentialité encore invisible, juste les ondes craintives de nouvelles sources). C’est une calligraphie musicale, l’esquisse d’un alphabet coloré, les contours d’une langue et d’une écriture intérieure. Enlacée à ce qui s’écrit à l’extérieur (les branches). Les rameaux sont frais, encore souples, ils sont jaillissement et rendent perceptibles – aura – l’espace d’où ils proviennent, l’arbre dont ils sont détachés. Ils ne sont pas simplement posés, appuyés, ils viennent se tresser, compléter l’alphabet, l’espace d’une langue en germination, minimale, déterminante mais destinée à rester à l’état séminal, tendre, fragile, non affirmative, basée sur des figures d’accueil partagé, circulaires, parallèles, en croix et chevauchements, fusions et évasions, superpositions et bifurcations, convexes et concaves. Des dispositifs symboliques pour dire et saisir les choses les plus variées et infinies mais sans jamais les enfermer, les circonscrire, tout reste dédié à l’ouverture, chaque tableau est en lui-même une sorte de matrice langagière. De toutes les formes imaginables de langage, matrice à multiplier les formes de langue.

Cela lui rappelle la brassées de branches élaguées régulièrement, au jardin, regroupées, alignées contre un tronc, une remise, et la sensation de tenir une multitude bruissante entre les bras quand il l’étreint pour la déplacer ou les étaler au sol afin de choisir par exemple les plus droites, celles qui lui parlent, avec lesquelles il fera ménage, dont il fera usage, celles qui lui permettront de faire quelque chose, de se mélanger avec d’autres tracés que les siens.

Pierre Hemptinne

Paillettes d’Eros dans la caverne bleue

Fil narratif à partir de : La Panacée, Pré-capital. Formes populaires et rurales dans l’art contemporain, Montpellier – Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Gallimard 2016 – Bertrand Ogilvie, Le Travail à mort au temps du capitalisme absolu, L’Arachnéen, 2017 – Des toiles de Fernando X. Gonzalez (des maisons) à la galerie La Ferronnerie – le bleu du ciel – Alain Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux, Gallimard – Proust et le sommeil d’Albertine – Annie Dillard, Vivre comme les fouines, Christian Bourgeois – les vacances…

C’est une cavité particulière dans le musée. Comme une crypte découverte par hasard, en faisant des travaux, une cloison se serait effondrée révélant un ensemble d’objets témoignant d’une activité artistique et artisanale non pas forcément ancienne, d’une autre période géologique, mais parallèle. Avec quelque chose attestant bien de formes de vie communautaire, pas forcément étroite et bien codifiée, mais nouée, noueuse, entre différents individus en affinités, ceux et celles-ci, probablement, en représentant d’autres. Tout est dans un état parfait de conservation, tout semble récent, présent, une fois l’effet passé d’un léger décalage (qui ne cesse de tarauder, néanmoins). Car en effet, par rapport à la surface normale de l’art contemporain se disputant habituellement la vitrine des musées légitimes, il y a un déplacement perceptible immédiatement dans les apparences. Les techniques, les matériaux, les formes, les ébauches de récit et tous leurs agencements plastiques diffèrent. Ce sont les preuves fragmentaires d’une existence autre, d’un imaginaire et de la création de formes de vie qui ne s’inscrivent pas dans les courants les plus répandus, les plus plébiscités, liés à l’impact des nouvelles technologies, aux problématiques des sociétés complexes, qui peut-être en formulent des éléments de critique mais les acceptent néanmoins comme contexte où installer et faire reconnaître son travail, comme matériau à transformer en art rentable (il est quand même toujours question de s’implanter sur un marché). Est-ce les restes d’un campement provisoire dont les occupants ont à présent décampé, chassés ou ayant débusquer un chemin de traverse ?

La première surprise passée, il parcourt cette étrange grotte, s’arrête, se penche sur les objets, les dessins, les sculptures, les tissages, en lisant des bribes du guide du visiteur, en captant les commentaires d’autres visiteurs, oraux ou physionomiques, et de l’une ou l’autre médiatrice attentive. Mais il fait beau, chaud, il est lui-même dans la bulle étrange de cet état de vacancier, ni là-bas ni ici, perturbé dans son sentiment d’habiter, flottant, le corps fatigué, l’esprit enivré engourdi par les températures élevées et les lumières aveuglantes – le beau temps fixe, bleu radical, tant convoité par le nordiste -, la pellicule laissée sur sa peau par les bains de mer, le stress positif imprimé à ses muscles par le pédalage dans les montagnes des Cévennes, et il passe trop vite. Il ne s’arrête pas assez longtemps, pas le temps de fixer comme il faut ce qui est exposé, là. Il s’en va, il vaque dans la ville, jouit des ombres et lumières dans les ruelles, sans percevoir directement de séparation entre ce lacis urbain et la cavité d’art qu’il vient d’entrevoir Les heures, les jours passent et à un moment donné, cela lui saute aux yeux, il n’a pas concentré le temps nécessaire à enregistrer et assimiler l’intention de ces œuvres et objets. Il ressent l’effet d’un rendez-vous manqué, la sensation d’avoir loupé un carrefour, bref, cela génère frustration et manque. Il en conserve des bribes. Et il aura beau essayé de reconstruire une totalité, peine perdue. Il ne conserve que des prélèvements à interpréter partiellement, renouant avec le bricolage archéologique, introspectif, action de scruter, analyser, associer, dissocier, regrouper des signes culturels venus d’ailleurs, d’une autre région. Imaginer une autre civilisation possible, proche, dont les météorites auraient frôlé son réel. Il se souvient d’une grande forme emplumée, vaste ombre totémique, ailes déployées, chamarrée, l’abdomen aéré par une échancrure en forme de losange, un vide vulvaire, de ces trous aménagés dans certaines défroques ou panoplies quand un humain s’y faufile pour les porter, les animer et y passer la tête. La silhouette gigantesque est à la fois tutélaire et inquiétante, elle vole à travers les âges, les temps, les couches géologiques. Elle relève du rapace fantastique, du papillon de nuit phénoménal, de l’esprit des premières forêts incarné en cerf-volant géant, plumage laineux constitué de feuilles, lichens, mousses, écorces de toutes essences, de toutes époques et latitudes dont les agencements dessinent la géographie d’un univers caché, une cosmogonie inexplorée. Le totem est installé, christique, au fond de la caverne. Autour, épars, notamment, des retables de plastique transparent enfermant, comme en suspension dans l’espace infini, des déchets et rebuts de la société de consommation. Disposés les uns par rapport aux autres selon des règles mystérieuses, l’ensemble faisant penser aux esthétiques d’ex voto. Des collections de bris et débris qui racontent, par les détails, des formes de vie rongées de vacuité. Mais une vacuité appropriée, ingérée, transformée, car ses riens, reliquats d’emballages ou de nourritures industrielles, ont absorbé de la singularité, celle de ceux et celles qui les ont touchés, les ont manipulés, les ont pétris, mâchés, malaxés, usés et cassés, attendant d’eux un réconfort, le sentiment de détenir quelque chose, de ne pas simplement glisser inexorablement vers le néant. Toutes ces miettes plastiques, synthétiques, prennent soudain un caractère presque religieux, ce sont des particules de choses démembrées, usées, à travers lesquelles de nombreux anonymes ont voulu conjurer le néant. Des poussières consuméristes qui, malgré leur artificialité crasse, pauvre, basculent dans une dimension transitionnelle et forment des tableaux fantastiques, une syntaxe balbutiante de fresques, d’épopées pointillistes, éclatées composées de presque riens, mais innombrables. Si les vestiges préhistoriques sont rares, et d’une diversité limitée, chaque fragment venant documenter un peu plus des fonctions précises, vitales et renforcer des hypothèses, ici, il est évident que ce qui est rassemblé en tableau gélifié provient d’une profusion illimitée, exubérante et superflue. Un archéologue du futur, devant ces collections de débris, comme recrachés par un corps insatiable, sera-t-il à même d’en déduire les modes de vie dont elles procèdent ?

Et puis, des poteries, des céramiques, presque sans âge, qui attestent de la persistance de gestuelles et pratiques traversant les temps, depuis la préhistoire jusqu’aux ères dites post-industrielles, hyper-technicisées, voyageant aussi à travers le monde, se transformant au fil des géographies, des histoires culturelles, des contextes technologiques. Une fascinante transmission de techniques, avec une constance intemporelle et une part d’ancrage idiosyncrasique. Voir là-dedans des gestes qui se perpétuent, se renouvellent, se figent dans la terre cuite, vernie, raffinée ou brute. Sans cesse, cette invention de la poterie s’effectue, au présent, toujours événementielle (Proust, quelque part, parle très bien de ces phénomènes toujours en train de se produire, de naître). Raffinement de vases qui contraste avec l’aspect rugueux, cassé, de coffres d’argile cuits, défoncés, garnis de plantes aromatiques. Des vestiges de performances récentes, des cuissons de volailles enrobées de terre. Au mur, des tissus rituels, bannières où sont peintes des images rudimentaires de charrue, épis, silos, tracteur, vache, tronçonneuse, ballot de paille… Juste des ombres, des évidences presque effacées, oubliées. Presque des pictogrammes. Les mêmes objets, en réplique sculptées dans le bois, naïves, sont éparpillées au sol, témoins d’un monde taxé d’obsolescence, au bord d’une renaissance, nouvelle jeunesse. L’ensemble, peut-être hétéroclite, dégageait l’impression d’une tentative de désenvoûtement à l’égard de toutes les tendances au fil desquelles s’organise la production artistique actuelle, inévitablement partiellement engluée dans « le tissu compact des représentations issues des rapports de force transmis par la tradition » (Ogilvie), s’y faisant caméléon sans le vouloir, essayant de s’en démarquer, partiellement ou radicalement, d’y laisser des accrocs ou d’y faire son nid singulier, accommodant.

Il se souvient de cela comme d’avoir été descendu, au bout d’une corde, dans une caverne entre pénombre et clarté, décorée d’infimes et innombrables appels à changer de vie. Il pendulait dans le vide, à regarder et, une fois remonté à la surface, devait se remémorer le plus possible de choses vues, les ancrer en lui, reproduire en son intérieure la cavité explorée. Du reste, c’est tout l’été dans le sud, chaud et aveuglant qu’il percevait en dôme d’une immense caverne, où il errait, agressé/hanté/enchanté par les souvenirs tendres, érotiques, sexuels, pornographiques (toute la gamme) d’une conjonction amoureuse éphémère, revenant à la surface, suant et se cristallisant à même la voûte solaire. Des traces réveillées par la chaleur, l’inactivité, le repos. A la manière d’étoiles filantes, alors qu’il restait à contempler le vide, la vacance de tout, les rappels de détails déchiraient son cerveau, couraient sur sa peau, disparaissaient en terre ou dans l’eau de la piscine. Ces fulgurances mémorielles, crépitantes, presque des collisions, des courts-circuits, se produisaient autant le jour que la nuit, encre dense et moirée sous le soleil, lave phosphorescente jaillie des voies lactées. Etait-ce le feu d’artifice célébrant l’effacement de toute trace douloureuse, de tout manque, fêtant le triomphe imminent de l’oubli ? Il lui semblait que ces signes lointains envoyés par la planète chaude d’un amour de plus en plus dissout dans l’espace, gagnaient en universalité, éparpillaient les feux follets de principes sexuels féconds, fondus dans les énergies vivantes et, subissant une sorte d’inversion, de camouflage naturel, invitaient à plonger en des chambres noires de réinvention. De soi. Réinvention de la rencontre, de la conjonction. Nouveau départ, recommencer, vierge. Et s’il se trouvait en équation avec les ondes l’ayant engendré ? « C’est en effet un trait général des d’origine que de présenter d’abord les choses à l’envers pour les remettre par la suite à l’endroit, ce qui les confirme dans leur rôle de mythes fondateurs. (…) Puisque nous avons interprété la caverne comme un microcosme représentant l’état du monde à son origine, il est normal d’y trouver des éléments à l’envers. Ce n’est pas la femme qui était à l’envers – il n’y avait ni homme, ni femme, conformément à la thèse que nous soutenons depuis le début de cet essai. C’est le principe de la féminité, présent depuis l’origine, il faut le souligner, et omniprésent dans la grotte, au plus profond de son tréfonds, mais à l’envers. Pour que le monde soit monde, tel que nous le connaissons, il a fallu le remettre à l’endroit. » (Testart, p.228)

Entre lucioles et nuit d’encre, remuant les signes piquetant, à la manière des pâquerettes dans les près, la totalité charnelle du cosmos, il cherche à se remettre à l’endroit, hébétude et somnolence nomades. Il passe et s’arrête une seconde pour regarder le paysage par la lucarne, vue sur un coin de montagne habitée. Puis il y revient, furtivement. Régulièrement. Pour, finalement, s’attarder toujours plus à la fenêtre et admirer le vallon, vaste pente douce herbeuse, en arc de cercle approximatif, bordée par un morceau de montagne et la forêt, percée, traversée par une ligne électrique. Comme devant une toile dont on cherche à vivre et revivre le moindre coup de pinceau qui a permis de saisir et obtenir un « rendu » particulier, singulier, du réel. Ou comme avec ces œuvres vidéographiques, fixes, presque photographiques, face auxquelles il faut rester longtemps pour se rendre compte qu’il y a un mouvement, que quelque chose défile. Imperceptiblement, ça bouge, ralenti. En lisière, proche et lointaine, une maison. Vert ou rose clair. Blanchie par le soleil. Vivante, même s’il n’y décèle jamais la moindre activité humaine. D’abord un coup d’œil en vitesse, à la régalade. Puis, pourquoi s’en priver, la posture de guetteur l’attire, convenance qui le pourvoit d’un sens facile, immédiat. Il se campe intentionnellement devant le cadre et son paysage. Il scrute, il détaille, il cherche à qualifier les moindres détails, les moindres nuances. Mais, ça change tout le temps, au fil des lumières, des coups de vent, des nuages, de la lune, des étoiles. Il s’embusque toujours plus résolument. Cela devient le pivot de ses vacances, ce qu’il en retiendra en premier, ce qui lui laissera un bon souvenir. Il se persuade qu’il se livre à un travail minutieux, rationnel et infini, de description du visible, d’un ailleurs où il s’implante, prend racine. Mais en fait, il se vide, son cerveau se purge, il contemple pleinement. S’absentant de temps à autre pour rejoindre le plan de travail de la cuisine, couper des légumes, vider une seiche, s’oublier, les mains jouant avec l’animal mort, respirant l’odeur marine, enfonçant le couteau, retrouvant l’ose de seiche, souvenir de promenades à la mer. Il atteint cet état où, comme le relate Annie Dillard à propos d’un animal rencontré, et formant un jeu de miroir et forment où, quelque part, dans une entité extérieure, détachée des singularités respectives, une seule présence s’établit pour deux. « Je vous dis que j’ai été dans le cerveau de cette fouine pendant soixante secondes, et qu’elle était dans le mien. Les cerveaux sont des lieux privés, dont les circuits, uniques et secrets, produisent quelques grommellements. Mais nous étions, la fouine et moi, simultanément branchées sur nos circuits respectifs, l’espace d’un instant doux et choquant. Qu’y puis-je s’ils étaient vides ? » (p.13) Le corps de logis qu’il fixe, mais dans une attention flottante, s’égarant autant dans l’herbe, les arbres, le ciel, les traits de fils électriques, des tâches de fleurs, les rumeurs d’un bétail quelque part, le cris d’un rapace au-delà des nuages, lui rappelle une galerie d’art où, quelques tableaux aperçus depuis la rue l’avaient attiré avec force. Il s’agissait de toiles représentants des maisons, pas abandonnées, vacantes mais chargées des vies qui s’y étaient écoulées, évaporées, et se posaient dès lors comme formes géométriques intrigantes, maisons abstraites, livides mangées par l’ombre, d’or adossées au ciel bleu noir d’orage, flanquées de candélabres peupliers, mangées par la cascade de broussailles, dressées énigmatiques au-delà de haies puissantes, buissonnantes. Des cubes presque surréels, portails vers d’autres habitations, qui excitent le désir de migrer. Et peu à peu, il émane de ce paysage de vacances, presque cadré par inadvertance mais s’imposant en évidence, devenant familier, « fixé » dans ses perceptions à différents moments de la journée, plusieurs jours d’affilée, une respiration, un souffle avec lequel il entre en empathie et qui, à la manière d’un courant d’air chaud, fait remonter toutes sortes de souvenirs, impressions fugaces, bouts de textes, bribes d’images, volutes parfumées, sensuelles, voluptueuses. Il fixe tout ça, l’image montrée par la fenêtre, les réminiscences fluides et insistantes qui goutent et volètent, s’incrustent dans l’air comme l’eau dépose et construit des dépôts de calcaire suggestifs au plafond et au sol des grottes. Mais aussi comme des motifs récurrents, symboles générés par son organisme, à partir de son vécu, mémorisés ou refoulés, mais aussi d’autres vécus proches, similaires qui viennent s’incruster, faire famille, et qu’il faut après coup interpréter, à la manière de signes découverts dans le sous-sol, laissés par d’autres vivants, de lointains prédécesseurs. Et, ces constellations éparses, dessinent des formes, des silhouettes, des mouvements, des lumières, une sorte de mode d’emploi du bonheur fugace et intense. Influencé par la lecture qu’il a faite de l’interprétation que Testart fait de l’art pariétal de Lascaux et Chavet, il va conférer à ces signaux une signification précise, convergente, tous, ils lui restituent la nature charnelle et jouissive vécue et éprouvée, prise et donnée entre les bras et les jambes d’une femme précise devenue pour lui le symbole de la femme par excellence, de la jeunesse éternelle, de ses désirs sans fins. Plongeant ainsi dans la grotte de sa vie, tout ce qui, au fur et à mesure est plongé dans le noir, la mort, devient difficilement accessible, il y retrouve les peintures pariétales de sa préhistoire, surprenantes, étrangères et intimes, le renvoyant toutes au mystère de cet amour, aux promesses d’une fécondité biologique et poétique inépuisables, édéniques. Tout ce qui renvoie à un être précis est brouillé par mille autres souvenirs, parcellaires, parfois très anciens, non localisés, usés, dépersonnalisés, et d’autres très récents, précis. Des confettis d’images qui détournent l’attention et ne la ramènent vers les motifs principaux que par mille voies parallèles, l’égarement se superpose à la trouvaille, la question à la réponse. Ainsi, dans les lumières chaudes et douces de ce matin, très tôt, au bord d’une petite route dont les lacets grimpent les flancs d’une montagne, une vaste pâture où trois nymphes peu habillées s’affairent à calmer trois chevaux et les harnacher pour la promenade. Debout sur la pointe des pieds, les bras nus passés au col, caressant la crinière ou les naseaux, leurs petits shorts courts laissant voir, satiné, le pli moelleux des fesses. Sans doute n’y aurait-il pas fait attention sans la relecture entamée de Proust où le frappe, plus qu’aux lectures précédentes, son obsession pour les jeunes filles, voire carrément les fillettes (comme il dit) aperçues le long de la route et dont, par son ascendant social, il imagine pouvoir faire venir facilement chez lui pour « faire connaissance » selon un manège manipulateur ressemblant fort à des préliminaires érotiques.

Il entre dans une sorte de sommeil éveillé, face à ce morceau de paysage précisément, mais ensuite, par contagion, dans la totalité des paysages successifs, emboîtés à la manière de poupées russes et qui forment la dérive paysagère, multiple, les territoires de ses vacances. Ceux-ci baignés dans une atmosphère fortement érotisée du fait de cette activité intense des signes striant la grotte des ténèbres, celle des lumières. Il rêve. Et plus que tout, cela évoque la jouissance solaire d’oisiveté lascives sur les rivages ensommeillés d’une femme aimée, lointaine, perdue – il faut qu’elle soit perdue pour que sa respiration revienne ainsi en hantise océanique, douce, magnétique -, et qui semblait dormir uniquement pour mieux se donner, s’abandonner, accomplir entre les rêves respectifs une interpénétration fusionnelle, totale, avec point non-retour, quel que soit ce qu’il puisse advenir de leur relation réelle. « J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féérique comme un clair de lune, qu’était son sommeil. Tant qu’il persistait, je pouvais rêver sur elle, et pourtant la regarder et, quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors, c’était un amour aussi pur, aussi immatériel, aussi mystérieux que si j’avais été devant ces créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été ; son sommeil, au bord duquel je rêvais avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendus sur le sable, on écouterait sans fin se briser le reflux. » (p.70) Soulignons au passage que les beautés de la nature sont inanimées et qu’Albertine, éveillée, est une belle plante. Plus loin, au terme de la description des attouchements auquel il se livre avec la dormeuse, au diapason avec le ressac de la respiration qui envahit tout le corps, le narrateur conclut : « j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier ; je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. »

Est-il lui-même bien éveillé dans la chaleur estivale ? Ne continue-t-il pas à dormir dans les sommeils partagés dans la jeunesse de son amour, où le corps de l’autre n’est que plume, scandé par sa respiration douce, imperceptible ? Sait-il où il est, habitant une maison provisoire, mais entreprenant, maladivement, de s’y ancrer, comme s’il devait s’y installer pour longtemps. Comme s’il allait vivre ici. Il imagine sans cesse un nouveau chez lui. Dans la torpeur, tout se confond, le logis provisoire, la maison fixe, les vacances, le travail, il cesse même de se sentir relier à une autre adresse, où ira-t-il en partant d’ici ? Et s’il n’avait plus de domicile où revenir ? Sa maison habituelle est trop liée à une vie de travail aliénant, plus supportable. Travailler devient impossible, tous les discours politiques sur le travail rendent cela insupportable. Ne plus rentrer. Il se trouve à la fenêtre. Clairière. Bois. Flancs de montagne. Une maison capte toute la lumière, posée là-bas comme un ovni. Il est à la lisière de son imagination. Recommencer à imaginer, sans se fourvoyer cette fois-ci. Retrouver une force d’imagination qui pourrait répandre l’hospitalité sur la terre. Se libérer de l’angoisse d’être mêlé à un système meurtrier qui laisse crever des milliers de migrants. Renouer avec une capacité d’action. Reprendre au début l’art d’habiter. « L’imagination est hospitalité : c’est elle qui aidera à débattre de modes relationnels et de contours pour une autre communauté juridique, qui ne placerait pas seulement en son centre les prochains mais aussi les lointains ; qui ne voudrait plus se définir à travers ceux qui sont comme nous, mais aussi à travers les très éloignés, les tout à fait inconnus, ceux qui ne sont pas invités. » (Macé, p.320)

Par dépit, tentative de reculer l’inéluctable, il fuit vers le bleu, il bascule dans la chaise longue, plongeon dans l’azur sans nuage, yeux dans les yeux, injection d’optimisme intemporel. L’assise du fauteuil se dérobe, de bascule en culbute dans un bleu infini, cosmique, immensité corrosive. Le vide massif, éther assommant, pluie de cristaux coupant. Pas une surface de couleur qui absorbe et renvoie le regard, mais un abîme gazeux sans bord, sans limite originelle. Un éblouissement, une sorte de coup du lapin. Il se clôt, plissé, racrapoté, immobile, particule qui s’invente une carapace de secours, cosmonaute largué dans l’espace. Il se débat et rend les coups, intérieurement.

Après longtemps, regain d’énergie, il entrouvre les paupières, une fente. Foulé de toute part, le bleu s’est altéré, déformé, spiralé, feuilleté. Il tourne. Il fuite et libère cette brume diaprée, duveteuse comme la poudre des ailes de papillon, presque mauve, qui dilate les montagnes au couchant. Elles ont alors l’air pénétrable qui leur manque en plein midi, murailles hermétiques fermées sur elles-mêmes, sans chemin d’aucune sorte. Il aspire lentement, discrètement, entre les cils, ce bleu violacé, bruineux, pluriel. Il agrippe un fragment, cartilagineux, spongieux, il le tient entre les dents, histoire de s’arrimer à un bout de ciel bleu à taille humaine, et reconstituer une cellule de renaissance.

L’azur matriciel a changé d’attitude et de consistance. Il invite la langue, les doigts à se faufiler en ses ondes et à décoller l’une de l’autre les lamelles tendres, nacrées, qui constituent chacune de ces infimes chapelles en glaise bleu nuit. Silhouettes élancées, superposées, confondues et éléments individualisés, singuliers, du panorama montagneux épanché dans le soir. Indication enfin de sentiers de crêtes praticables. Le bleu continue d’inclure d’autres impuretés, le cramoisi, la cendre, le bistre, nuances ourlant des bancs de turquoise presque blanche, perlée de lavande déteinte. Puis, quelques fulgurances célestes évoquant des chairs transies, bleuies. Perdues et transcendées.

Il reste au profond du bleu harassé, le nez dans l’intime du vivant, aux lèvres en lévitation, tuméfiées à force de caresses et de don de soi. Corolle qui habille l’abîme gazeux sans bord, sans limite narrative et aseptisé, soudain marin et fortement iodé. Un bout de quelque chose entre les dents, entre les lèvres, un bout de bleu, indistinct, lambeau entre ciel et chatte ramené du plus profond de la grotte. Tandis que la brume monte.

Pierre Hemptinne

Le flou équivoque de nos entrailles

Plastic Reef

Fil narratif à partir de : des photos d’Elger Esser, des peintures d’Ali Banisadr (Galerie Thaddaeus Ropac) – Plastic Reef et Paleontologic plastic de , une œuvre sans titre de Fabrice Samyn (A.N.T.H.O.P.O.C.E.N.E., galerie Meessen De Clercq) – peintures de Rafaël Carneiro (galerie WhiteProject) – Cuisine et jardinage – La Curée d’Emile Zola – Gilbert Simondon, Communication et information, PUF, 2015 – Pierre Bouretz, Lumières du Moyen Age. Maïmonide philosophe, Gallimard 2015 – Franck Fischback, Le sens du social. Les puissances de la coopération, Lux/Humanités, 2015…

Plastic Reef

Etats de grâce. Origine et fin du monde dans le même ruissellement. De grandes photos illuminées de l’intérieur, fenêtres vers l’intemporel des fleuves, des lumières sans âge, patinées. Des berges qu’il aimerait ne plus quitter. 

La cire brillante des tableaux anciens flotte dans les airs, épanchement éolien. Filtre lumineux patiné, le vernis d’un halo capte, comme dans de l’ambre, l’immensité solennelle du soleil couchant sur de vastes paysages où prédomine le miroir des eaux, douces ou marines, rejoignant l’horizon où ciel, fleuves et océans ne forment qu’une seule crue, transformant la terre en quelques crêtes insulaires. À tel point que le regard est désorienté, le bas et le haut en train de se confondre. Désorienté mais frappé d’une révélation : n’est-ce pas justement pour voir se produire cela que la vue lui a été donnée ? Il y voit, figé, conservé intact et puis irradiant à chaque instant comme une irruption chaque fois neuve, le sentiment qui le submerge quand il baigne dans ces instants magiques, sentiment d’une conjonction miraculeuse entre toutes les substances, matérielles et spirituelles, aériennes et souterraines, animées et inanimées. Cette buée dorée intemporelle coïncide avec la conviction « d’être arrivé », de trouver ce qu’il cherche, ce qu’il veut voir, ce qui peut apaiser toute quête et qu’il ne voudrait plus quitter. Ce sont des instants et des spectacles naturels que l’on qualifie facilement de divins. Des secondes hypersoniques où il se dit ne plus vouloir bouger de là, de cet instant de grâce, origine et fin du monde se rejoignant, se neutralisant. Une taie d’ange, mirage d’une compréhension intime de l’univers, parfaite. Les secondes s’égrènent et emportent au loin, comme une bourrasque déchiquetant les lettres de mots criés, ses rêves éperdus d’arrimage impossible. « (…) Il a glissé une remarque lexicale classique mais loin d’être anodine selon laquelle « nous disons anges » quand Aristote dit « intelligences séparées » (II, 6, p.67). Finalement et juste avant d’entrer dans la discussion du problème de l’origine du monde, il s’est livré à une explication du mot « épanchement » : selon la métaphore d’une source d’eau qui « jaillit de partout et qui arrose continuellement tous les côtés, ce qui est près et ce qui est loin », celui-ci désigne l’action de l’intelligence séparée dont la physique démontre qu’elle est la cause efficiente incorporelle qui donne forme aux objets matériels. » (P. Bouretz, Lumières du Moyen Age. Maïmonide philosophe, Gallimard 2015) Tout cela, lui est donné béant, dans l’obscurité, au bas des escaliers d’aluminium brossé de la galerie Ropac, où il tombe littéralement dans de grandes photos exposées, éclairées du dedans. Comme si l’on avait trouvé le moyen, non pas d’imiter ou reproduire, mais de capter et enfermer dans les cadres la réalité de cette lumière de couchants fluviaux. Luminosité elle-même perçue comme une crue spirituelle des fleuves, une inondation dans les airs de la fertilité des eaux. Et elle résiderait dans ces caissons de verre, tapie comme quelques reptiles dans leur vivarium. À moins qu’il ne s’agisse pas de photos mais de fenêtres ouvrant sur des scènes réelles, en train de se passer, loin d’ici, peut-être en d’autres temps, passés ou futurs. De l’intemporel simultané à vif. Cette patine à même le paysage, non pas effet esthétique mais comme produit par le paysage lui-même, donne l’illusion qu’elle ouvre un passage vers d’autres dimensions, qui se matérialise en une sorte de miel laqué, fluide et en suspension dans l’atmosphère sous forme d’infimes gouttelettes à toucher, goûter. Patine, particulièrement bien incarnée dans la béatitude animale de ces couchants, mais dont il traque les innombrables avatars.

Du regard opaque de jeunes filles, au voile recouvrant les objets d’un hangar militaire, et au détail d’une toile d’Ali Banisadr, une même déflagration floue des choses en train d’accomplir leurs courses accidentées, entre abstraction et figuration, particules vivantes, grouillantes, tournées vers le goût perdu des choses

Par exemple, concentrée en billes luisantes, impénétrables, au centre des yeux de jeunes filles qui ne semblent plus savoir quoi regarder, tirant le rideau sur leur intériorité trop désirée. Ce sont dans ces jeunes chairs, des billes de plomb en fusion, diamant de larmes noires. Braise d’un feu intérieur sans illusion dont l’opacité transparente est l’exact contraire du couchant lumineux, mellifère. Pas le contraire, plutôt l’autre versant. Cette brillance elle-même diffractée dans les reflets de la vitre protégeant les portraits, empêchant de regarder ces adolescentes dans les yeux qui nous demandent : quel avenir nous réservez-nous ? Échappées superposées. Mais aussi, ce point de fuite charnel dans l’œil de l’adolescente n’est-il pas de la même consistance – il pensait « essence », mais se méfie du mot – que la taie fantôme qui enrobe les objets insolites dans de vastes entrepôts secrets, militaires et stratégiques, de la NASA ? Aux caméras de surveillance braquées sur ces objets non identifiés, un artiste brésilien substitue d’immenses toiles qui questionnent autant l’histoire du paysage que celle de la nature morte et surtout, par ce biais, la relation de nos vies sans cesse déterminée par ce qui se trame dans les grands hangars de l’armée. Nous dépendons ainsi d’étranges sculptures abstraites disposées dans des salles cliniques, le tout singeant le dispositif des galeries d’art. Cette bâche souple, translucide sur les machines panoptiques surveillant et enregistrant les moindres faits et gestes de nos errances potentiellement dissidentes, ressemble à l’inquiétant hymen nous séparant de la vérité des choses ou au voile mystique à déchirer pour atteindre la vérité. N’est-ce pas encore un flou structurel, de même nature, qui enrobe les réalisations culinaires, reproduites par le même peintre, à partir d’images d’anciennes encyclopédies gastronomiques, et qu’il gélifie dans une sorte de mémoire tremblée du goût que ces choses pouvaient avoir et qu’il désigne comme désormais perdu, manquant ? Et n’est-ce pas aussi cette fulgurance agitée et trouble d’un détail d’une toile d’Ali Banisadr, la déflagration habituelle et floue des choses en train d’accomplir leurs courses accidentées, entre abstraction et figuration, parmi les particules vivantes, grouillantes qui tiennent les choses ensemble, malgré tout ? De l’ordre de ces rubans de poussières – paillettes d’or, étoilements, brindilles soufflées – tournoyant dans les rayons de soleil, matière microscopique dont les tourbillons produisent forces centrifuges ou centripètes. Le flou opératoire et perturbateur de la prise de photo y ajoute un tremblé patiné qui empêche que tout retombe, et donne l’impression d’un mouvement permanent révélant le mécanisme explosif sous-jacent. Essaim bactérien agité et chaos séminal, image inattendue des débuts, des séparations natives, des ruptures fécondes qui se manifestent toujours nimbées d’une luminosité entre origine et fin du monde, prophétique.

Confits, caramélisés, laqués, légumes et viandes captent les luminosités adolescentes, celles des couchants/levants, et le mystère de taies recouvrant paysages et nature morte

En tout cas, c’est l’attrait pour les apparitions de ce qui ainsi lustre le rapport aux accidents féconds du monde, qui lui fait tant regarder et renifler la surface lustrée d’aubergines confites, justes sorties du four (avant que les jus et graisses se solidifient), ou ces morceaux de queue de bœuf qui ont mijoté des heures dans le bouillon et le vin, avec légumes et épices, et dont les sucs se sont exprimés, enveloppant la chair réduite d’un caramel foncé, luisant. Ce sont des laques de même famille que celles, majestueuses, des couchants, ou impénétrables, des pupilles de jeunes nymphes farouches. Comme si, toutes ces manipulations et préparations culinaires, longues, fastidieuses, requérant l’attention de tout son être, n’avaient d’autre but que de matérialiser au fond d’une casserole et à la surface des comestibles lentement transformés, un peu de cette munificence paisible et humble des couchants/levants. Un peu de ces tissus lumineux où transitent les humeurs. Un peu de ces résidus d’un philtre magique pour enchanter ou empoisonner des segments de vie, ici ou là.

Sa relation avec un groupe végétal près de la maison. Comment il entre en communication. Comment cette communication l’aide à supporter l’aliénation du travail.

Depuis des années, il se plante devant la baie vitrée et contemple ce qu’elle cadre comme son horizon immédiat, domestique, face à la maison, mélange de ciel et jardin. Il goûte le dégagement de la vue. Le matin, quand il regarde le temps qu’il fait, à l’instar d’un oiseau au bord du nid, inspectant les alentours avant de s’envoler. Ou le soir, pour guetter l’extinction du jour, lire les teintes et formes du crépuscule, des fois qu’elles préfigureraient l’humeur de la nuit ou du lendemain. Simplement, le plus souvent, s’abandonnant à ses rêveries. Son regard ne s’élance pas dans le vide, mais traverse l’entrelacs de branches et de feuilles d’un bouquet d’arbres, d’essences diverses, troncs emmêlés. Proches de la façade, ils sont régulièrement taillés, c’est-à-dire qu’il a – son corps à lui avec leurs corps à eux, corps singulier de chaque arbre puis corps des arbres rassemblés en groupe, en collectif –, une relation régulière, physique, d’efforts, de soins et de combat, d’étreintes et de risques (quand il doit tailler en hauteur, grimpé sur une échelle, en équilibre instable), au rythme des saisons, d’année en année. Les arbres ont cette physionomie particulière des êtres empêchés dans leur croissance naturelle et qui se déforment, se difforment. Le regard se faufilant en ce volume de traits vivants et respirant, eux-mêmes puisant leur vie au ciel et en terre, absorbant et rejetant leur vécu dans l’atmosphère, il peut dire qu’il regarde avec eux, ses yeux, ses regards s’égarant, se mêlant aux branches, leurs fouillis, leurs vides, prenant leurs formes. Son regard, sans qu’il y prenne garde, s’enracine de ténèbres et s’abreuve de lumière, fonctionne à la manière d’un petit bosquet d’essences mélangées. Le regard, bien entendu, ne passe pas à travers ce crible sans être arrêté, détourné, vivre des histoires bifurquées, même si cela ne se traduit, au niveau de la conscience, que par d’imperceptibles soupçons. Les écorces vives et les feuilles agitées par les brises filtrent les lumières, subtilement. Il s’identifie à ces branchies végétales, de bois, écorces, sèves et feuilles. « Remuer un tas de sable, ce n’est pas entrer en communication avec lui, si le sable est homogène et ne recèle aucune singularité ; mais la communication s’amorce si la rencontre d’une pierre, primitivement invisible, modifie le geste ou cause un éboulement, ou bien encore s’il sort un animal caché. » (Simondon, p.77) Ce genre de passe sensuelle et cognitive avec quelques branches et feuilles familières, avec un bout d’horizon presque domestique, bien que complètement banalisé à force d’être pratiqué sans même y penser, participe pourtant des exercices quotidiens qu’il se donne pour résister à l’aliénation du travail et s’offrir des prises sur d’autres mondes à reconquérir. «L’essence et la portée sociales du travail ne sont pas plus tôt affirmées par le capital qu’elles sont aussitôt captées par lui, ne laissant du travail aux travailleurs, d’une part qu’une simple capacité individuelle de travail identifiée à la réalité organique singulière de leurs forces physiques et intellectuelles, et, d’autre part, une expérience vécue du travail comme d’une activité qui leur est étrangère dans la mesure même où elle est enrôlée par le capital. L’essence sociale du travail trouve donc dans le capitalisme une réalisation qu’aucune autre formation sociale n’avait jusque-là été capable de lui donner, mais elle l’est de telle sorte que ceux sui sont les agents de cette réalisation en sont en même temps privés. » (Fischback, p.193)

La mort du groupe buissonnant. Quelles entrailles interconnectées il découvre, en sciant, débitant, déplaçant, manipulant, rangeant les bûches.

Avec le temps, comme souvent, la proximité avec la maison devient gênante, les arbres dépérissent attaqués par les insectes, rendus malades par les tailles trop régulières, les empêchant de s’épanouir et, un jour, après de nombreuses hésitations, il se résigne à les couper. Il les attaque avec des outils artisanaux, pas de tronçonneuse, mais de simples scies manuelles. Et c’est quelques jours après, revenu à sa position de guetteur rêveur devant sa fenêtre, qu’il est confronté à une disparition, au fait que quelque chose là, de l’ordre du soutien habituel, a disparu. Il sent un vide dans son regard, et même, plus précisément, au sein de l’organe de la vue, une bulle, un caillot de néant qui pénètre l’œil lui-même et remonte la ramification nerveuse, perturbe le circuit physiologique qui transforme en images ce que l’appareil de la vue capture précisément ou laisse entrer sans trier, flux vague du milieu. Comme la bulle d’un niveau indiquant un déséquilibre. Son regard se vide, il doit le reprendre, empêcher qu’il se perde dans une orbite trop lâche qui ne le contient plus. Ce n’est pas simplement le champ de vision qui s’est dégagé. Il sent nettement une défaillance physique du regard, un trou, il ne distingue plus certaines strates qu’il ne voyait pas vraiment mais qui tissaient un support à sa vision, et englobaient la prise en compte de l’invisible du visible. Il a perdu toute une série de vaisseaux capillaires végétaux qui s’étaient incrustés à ses organes, qui drainaient lumières et obscurités, en codaient les intensités et en amélioraient la capacité à pressentir le palimpseste du vivant proche. Les tissus immédiats du milieu. Le buisson agitait ses feuilles comme autant de petites paraboles, tendres et souples au printemps, fermes et fortes en été, raides et ternes à l’automne, qui tamisaient les ombres et les lumières, produisaient différents filtres et patines, selon l’heure et la météo. Sans s’en rendre compte il partageait la vie de ces arbres dont l’atrophie organisée des branches générait cet entrelacs dense, singulier, à l’image d’un nœud primal intérieur. Et quand, sciés, ces arbres ont craqué, sont tombés au sol et qu’il les empoigna pour les déplacer, les ranger comme les dépouilles d’un massacre, il en perçut une sorte d’animalité, comme de tenir de grandes ramures de cervidés s’entrechoquant, encore vivantes. Cette impression électrisa et poétisa sa paume, ça, à jamais. Ramures encore vibrantes de leurs pensées intérieures, des échanges entre ciel et terre s’effectuant au coeur de leurs embranchements. Quand il a débité les troncs, ce ne sont pas simplement des arbres individuels qui se sont vus réduire en petit tas de bûches. Mais, avant tout, une intrication d’arbres qui s’est désossée, c’est une sorte de bosquet qui s’est rompu et a délivré ses tripes. Soudain mise à l’air libre, une organisation complexe, de lignes concentriques, de branches creuses comme des tunnels, sonores comme des instruments de percussions. Une collection d’aubiers fermes et roses, ou blancs et friables, des tranches de bois marquées de taches de naissance ou tatouées de chancres, des galeries animales, des courses d’insectes éblouis, des écorces lisses ou moussues et perforées, des galeries paraffinées. Un tableau qui le fascine, une sorte de langage plastique représentant ce qu’avait l’interpénétration de sa vie à celle du bouquet de saules et bouleaux, les formes et traces de cette osmose lente et s’effectuant de façon imperceptible. Il découvrait la chair de tous ses regards déposés dans l’aubier, au fil du temps, et participant à ce mélange de vie et de mort, de végétal et d’animal, de vif et d’inerte, de souche et de parasites, de pourriture et de régénérescence. Ces éléments épars pourraient se résumer en une table de Loi, planchette en partie calcinée, en partie rutilant d’or solaire, qui conserverait dans ses lignes la mémoire du temps vécu et prédirait, dans ses veines, l’instant de sa disparition. Il aimerait conserver une rondelle de bois frais, une autre de bois malade, une autre de bois abritant des galeries, une branche morte, quelques échantillons d’écorce, une poignée de sciures blanches, une autre de sciure orange, quelques cloportes, rassembler tout ça, artistiquement, dans une boîte sous verre, comme les rouages d’instants répétés, emboîtés. Une pièce vers laquelle le désir d’interpréter (et de s’interpréter) reviendrait sans cesse errer, avide du mystère de la présence et de l’absence.

Dans un vieux bar aux relents froids, évocation de débauche.

Avant d’entamer sa visite d’une galerie chic, un vieux bistro l’attire au coin de la rue et il s’y dirige, ayant envie d’une pause sur un tabouret au bar, café fumant et lecture du journal. La pénombre est paisible mais, comme souvent en ces lieux qui vivent surtout la nuit, pleine de sous-entendus. De la scène de karaoké endormie émane d’étranges remugles de lieux nocturnes renfermés, pas assez aérés. Là aussi, il règne une sorte de patine, la chaleur des scènes extraverties des noctambules, des rêves élémentaires désinhibés par l’alcool et la promiscuité, ayant dégagé une buée qui, la journée, refroidit et gélifie dans le tamisage de l’éclairage minimal. Relent de tabac refroidi, de parfums criards éventés, de sueurs éventées, d’excitations retombées. Il tisonne une suite de souvenirs lointains de nuits perdues à écluser dans les cafés borgnes. Il inspecte les lieux, il balaie les murs et s’approche pour regarder des cadres remplis de petites photos superposées, photos prises lors de soirées festives. Comme on exposerait, dans une maison, des compositions de photos de famille. Ambiance de chenilles, farandoles et olas. Il distingue nettement, jaillie de la clientèle exubérante et nombreuse, surtout masculine, des jeunes filles quasiment nues, en string, pavoisées sur ressorts ou chaussées de cothurnes. Ce genre d’hôtesse professionnelle du strip-tease. Les gueules hilares des mecs, la cohue vicelarde, les mains qui se posent sans gêne sur la peau nue des filles, serrent leurs tailles, palpent et pelotent les seins, autour, tout ce qui est atteignable dans l’anonymat de la foule. Et, maladivement, au profond des tripes, comme l’opposé parfait de ses valeurs affichées, il est pris par l’envie d’être englouti dans une pareille foule, participant à l’hystérie de possession collective des nymphes déshabillées. S’oubliant. S’excitant, farfouillant, enfonçant dans la masse des corps ses bras et mains baladeuses, jusqu’au cou, avides de toucher, saisir, plus que la peau, mais l’intérieur. Comme quand, laissant tremper ses membres dans l’eau, par-dessus le bord d’une barque légère, au fil paresseux de l’eau, il rencontre une algue, le gravier du fond, une roche, un trou de vase, un bois, une carapace, voire le frétillement d’un banc d’alevins ou l’écaille d’une truite rapide. Exalté d’être une partie d’un corps mâle multiple phagocytant les proies immolées, les gentilles prostituées souriantes qui, pour se protéger de ce qui viole leur intimité, font de leur corps une sorte d’outil professionnel, d’enveloppe insensibilisée ( ?) aux attouchements contractuels. Cet évidement du corps, cette dépersonnalisation contrainte leur donne une beauté détachée de statue, intemporelle, qui en accentue l’érotique et libère tous les instincts. Il farfouillerait, ses doigts lubriques comme simple élément de l’ensemble grouillant, gagneraient une sorte de totale innocence. Et le fait de sentir son bras lui échapper, avalé par un ensemble, le disculperait de s’emparer, selon, d’un duvet ras, du tégument d’un téton dressé, de l’onde tiède d’une croupe, la soie d’un ventre, la fronce d’un nombril, un sillon humide. Barboter dans de la taie d’anges. Il songe à La Curée, description de la société parisienne débauchée, sous le troisième empire, houle d’argent, spéculation, pouvoir et sexe. Zola parsème son texte d’apparitions de femmes voluptueuses, leurs toilettes, leurs corps exhibés, leurs peaux nues et leurs bijoux dans les salons, les bals, les voitures au parc. D’apparition en apparition, ces surfaces dénudées – surtout les cous, nuques, gorges, épaules, bras – alimentent un précis particulier de la peau désirée, désirante, soignées pour la volupté, pour tourner les têtes et faire marcher les affaires, ferments sexuels des transactions et des montages capitalistes aberrants. Dans le flot de l’intrigue, la femme-objet est toujours le point de mire, qui dupe, entretient la confusion entre ambition et fantasme. Ainsi de cette apparition de Renée : « Décolletée jusqu’à la pointe des seins, les bras découverts avec des touffes de violette sur les épaules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de tulle et de satin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se dégage des chênes sacrés ; et sa gorge blanche, son corps souple était déjà si heureux de sa demi-liberté que le regard s’attendait toujours à voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme le vêtement d’une baigneuse, folle de chair. » (p.336) Et ceci, lors du mouvement des convives s’installant au banquet : « Les épaules nues, étoilées de diamants, flanquées d’habits noirs qui faisaient ressortir la pâleur, ajoutèrent leurs blancheurs laiteuses au rayonnement de la table. » (p.339) Toujours la peau, surface de charmes, superficie vénéneuse, semble nourrie des décors décadents de certaines maisons pensées pour l’esbroufe sociale, parcelles de nudité faisant partie des végétations fantasmatiques: « A ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l’attouchement d’une main moite de volupté. » (p.357) Et puis l’écrivain pénètre l’intimité et décrit les soins qui exacerbent la délicatesse voluptueuse de ces peaux de femmes, entretenues pour briller exclusivement dans ces fêtes et parades et aider les hommes à mener bien leurs ambitions: « La jeune femme aimait à rester là, jusqu’à midi, presque nue. La tente ronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables et cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, sous laquelle on croyait voir couler un sang rose, prenaient des rondeurs de chair, des rondeurs d’épaules et de seins ; et, selon l’heure de la journée, on eût dit la peau neigeuse d’une enfant ou la peau chaude d’une femme. C’était une grande nudité. Quand Renée sortait du bain, son corps blond n’ajoutait qu’un peu de rose à toute cette chair rose de la pièce. » (p. 480) Il marine avec complaisance dans cette évocation de bouts de texte, de bouts de chair, accoudé au comptoir de ce qui semble une sorte d’antichambre au bordel, fixant de ses yeux vagues les profondeurs tamisées, y cherchant la peau désirée, lointaine, sorte de mirage hors du temps. Il sourit et prend presque plaisir à cette résurgence de l’ordure, remontant de profond, le rendant capable de tout pour participer à l’hallali de quelques biches nues, mépriser ses principes, renier les belles valeurs. Se rouler dans ses ordures et le reniement.

Les flux d’ordures remontent des océans, leurs fines particules broyées, mélangées, forment des cristaux qui s’assemblent et ébauchent de nouvelles pépites ambiguës, contradictoires.. Des imitations de coquillages rares, de nouvelles espèces extravagantes, uniques, pétrifiées, attendant l’incarnation (avec Maarten Vanden Eynde)

Et c’est presque sans transition qu’il se trouve devant une petite vitrine où s’aligne ce qu’il prend pour des prototypes de bijoux, tombés d’astres lointains, réels ou fictifs, jaillis des entrailles de la terre ou pétris par les bas-fonds industrieux de l’homme, dans la lignée des joyaux dont Vénus se sert, sortant des flots, pour couvrir ses charmes. Coquillages ou coraux précieux, qu’il aimerait poser sur ses propres Vénus, au rivage de ses fictions amoureuses, nudités que son imaginaire charrie, adule ou rudoie, issues de ses expériences et rencontres, mais aussi des lectures et des peintures, des photos dans les cadres de bistrots louches, l’hypnose de la pornographique sur les écrans. Mais il ne s’agit pas d’orfèvrerie naturelle. Y ressemblant, ce sont des concrétions de déchets de l’activité humaine, pétris, travaillés, partiellement digérés par les éléments et les forces naturelles, puis rejetés, se révélant indigestes et souvent mortels pour les espèces ayant essayé de d’en nourrir. La sédimentation aléatoire d’un plancton industriel réparti dans les étendues océaniques et étouffant le vivant, semant la mort et la disparition des espèces, l’air de rien, et façonné par la dynamique de cette dangereuse épidémie d’entropie, grains de sable enrayant la chaîne du vivant. Ainsi, les flux d’ordures remontent des océans, leurs fines particules broyées, mélangées, forment des cristaux qui s’assemblent et ébauchent de nouvelles pépites ambiguës, contradictoires.. Des imitations de coquillages rares, de nouvelles espèces extravagantes, uniques, pétrifiées, attendant l’incarnation. Mimétisme technologique. Leurs formes fractales que l’on peut imaginer être agrandies plusieurs millions de fois, finalement, permettant de visualiser ce qui est en train d’étouffer la vie sur terre, par en dessous, action invisible de l’homme sur sa planète. Non loin de ce délicat tabernacle vitré et de ces trompeuses reliques – qui montrent que de beaux objets peuvent se créer à partir de ce qui pourrit la vie –, trônent des blocs de récifs chaotiques, colorés, hideux et fantastiques, remontés aussi des profondeurs. Roches volcaniques dans lesquelles se seraient agglomérées d’innombrables déchets civilisationels emportés par les coulées de lave les ensevelissant. Déchets qui offrent les contours d’objets utilitaires, d’ustensiles communs, d’outils et emballages vulgaires. Ces blocs ont, en même temps, l’apparence d’éponges et de masses pulmonaires arrachées aux tréfonds de notre système géologique et climatique (nos entrailles à tous). Les étudier devrait nous rassurer sur le bon fonctionnement des organes de la biosphère. Mais au contraire, l’examen plus précis diagnostique des éponges paralysées, asphyxiées, colonisées par les matières inertes. Ce qui de loin ressemblait aux émissaires de récifs coralliens, témoins de la grande chaîne solidaire et fragile du vivant, archive climatique de la planète, se révèle concaténation monumentale des détritus plastiques et pétrochimiques, non-dégradables, qui envahissent l’atmosphère et les océans, se substituent aux forces respirantes et réparatrices. Fumier synthétique. Énorme chewing-gum mâché par les courants d’air, d’eau et de terre, engluant toutes les crasses de nos égouts. Formidables et hideuses, ces formes malveillantes qui, bien que très récentes, imitent l’apparence de turbulences métamorphiques antédiluviennes, ne sont pas pour rien posées sur le plancher d’une galerie d’art. Leur silhouette de mort rappelle que le culte esthétique du Beau a longtemps signifié (notamment) une volonté de figer les choses, de faire triompher l’artificiel créé par l’homme sur la réalité instable de ce qui l’entourait, désir de maîtriser tout ce qui échapperait à la raison humaine. Ces magnifiques pierreries en toc du délire humain racontent son inéluctable extinction en cours.

Pierre Hemptinne

Paleontologic Plastic Paleontologic plastic Paleontologic Plastic Paleontologic plastic F. Samyn F. Samyn Flou Flou Flou Flou Flou Flou Flou Flou Flou Flou Flou... Flou... Flou Flou... Flou Flou Banisadr Banisadr Rafaël Carneiro Rafaël Carneiro Rafaël Carneiro Elger Esser Elger Esser

Les bords fluides et le fouillis

Bord

Fil narratif à partir de : A. Kiefer au Centre Pompidou – Dépôt votif face au Bataclan – Shen Yuan, Etoiles du jour, Galerie Kamel Mennour – Peintures de Marion Bataillard – Installation de Willem Boel, – Ugo Rondinone, I love John Giorno, Palais de Tokyo – Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, 2015 – Emile Zola, Le ventre de Paris
Shen Yuan Etoiles du jour

Baluchon, parachute, installation votive

Ses quelques pensées vertébrales, les deux trois brindilles usées en quoi se résume son ressassement d’être, sont ramassées en baluchon et lovées dans l’insondable du parachute, encore, toujours, dans le drapé de cette corolle volante clouée au mur, comme une parure d’amour sauvegardée après naufrage, un trophée de chasse ou ces chouettes crucifiées sur les portes de grange pour conjurer le mauvais oeil. Le masque du trou d’air qui l’absorbe, mais aussi ces multiples souvenirs de refuges dans le giron maternel, refluant dans les jupons, oubliant le reste, au contact de cet astéroïde charnel, originel, immobilisé sous les voiles, force naturelle apaisante, intangible, et dont les ondes, pourtant, laissent entendre de futures métamorphoses imprévisibles, incompréhensibles, voire une totale disparition. Vibrations qui enchantent et inquiètent, excitent l’enfant réfugié, faufilé sous les voiles, l’affermissent et le déstabilisent. Bien qu’il puise au fond des jupes enlacées réconfort et stabilité, il devine tout autant que l’astéroïde n’est que de passage, étoile filante. Il étreint une assise gironde massive et découvre qu’elle est une absence surnaturelle. Comme quand, s’apprêtant à soulever une roche pesante, ses bras arrachent à la pesanteur un impressionnant bloc ne pesant rien, du vide, de la pierre ponce. Légèreté dotée d’une puissante force de gravitation. Sensation, là, des liens qui se tissent, distancient et rapprochent, navette inlassable entre l’obscur et le lumineux, le nommé et l’innommable. Et puis, dans la rue, au long du trottoir, le surgissement d’objets, de loin on dirait des détritus balayés et rassemblés par un courant fort, le dépôt laissé par la crue subite et violente d’un fleuve, l’accumulation de menus objets témoins d’un naufrage, ramenés sur la plage au gré des marées, longtemps après l’événement. Quelque chose qui revient. De l’ordre de ce que l’on ne veut pas voir, éparpillé et qui, rassemblé, devient incontournable, énorme, les sédiments ravagés formant îlots au milieu du courant. Mais, en se rapprochant, de plus en plus objets votifs, hommages à d’innombrables liens rompus, brisés, violentés, tentatives pour maintenir ces liens au-delà du néant, de la mort, de l’horreur. Morphologies multiples de prières bafouillés, bégayantes, vite jetées, atterrées. En vrac, pour conjurer l’insupportable sentiment de perte. Des hommages institutionnels, des expressions philosophiques, de grands principes éperdus, des lettres collectives, des objets personnels – certains comme ayant été partagé avec les disparus, peut-être leur ayant appartenu -, des dessins d’écoliers, des messages intimes troublants et des photos déposées par des proches pour que les victimes ne restent pas abstraites mais que leurs traits jeunes s’impriment dans l’esprit de chaque passant, tout cela parmi un monceau de fleurs. Surtout d’innombrables petites bougies, à présent éteintes, mais qui manifestent l’immense recueillement fragmenté et rassemblé à la fois, devant le lieu du massacre. Fichus, foulards, colifichets, drapeaux, qui témoignent qu’au terme de la méditation, nombreuse sont celles qui ont senti le besoin d’abandonner un bout d’elles-mêmes dans cet amoncellement mortuaire. Y rester partiellement, multiplier ses fronts de vie et de mort, diversifier ses réalités, assumer des bords poreux.

Kiefer, château de tôles, chevelures photographiques

Une tour de guet élancée ? Le château de Kafka ? Ce sont les tôles ondulées des cabanes dans les champs où s’abrite le bétail, des anciens séchoirs à tabac dans la vallée de la Semois, des étables branlantes adossées à de vieilles fermes. Constructions qui semblent érigées à moindres frais avec ce matériau de récupération, ramassé sur divers chantiers à l’abandon – souvent roussi par la rouille, piqué, perforé, bords écornés ou déchiquetés –, que l’on retrouve en abondance, aussi, dans les bidonvilles. Certains baraquements des mineurs, dans le Borinage, étaient construits avec ces mêmes tôles métalliques, baraques sinistres, alignées, évoquant l’architecture sommaire et disciplinaire des camps de concentration, des campements de réfugiés. La rigidité du métal et la souplesse de l’usage – ces tôles peuvent servir à tout –, font de ces pans d’ondulations quelque chose qui peut, avec leur histoire, se retrouver partout et nulle part, avec des valeurs positives comme avec d’autres péjoratives, discriminantes, avant tout symbole de la pauvreté, du dénuement voire du chancre, mais pouvant aussi, tout d’un coup, acquérir une certaine noblesse, intégrer la liste des matières tendances. Matériau hétérogène, voire structure de l’hétérogénéité même. Est-ce pour cela que se multiplient en lui les interprétations du bâtit sommaire et imposant, dressé en un lieu incongru, le centre d’un musée ? Tour de guet, donc, tour de contrôle, donjon d’enfermement, mais aussi arche de Noé d’une époque post-nucléaire, silo de fortune archivant la mémoire du passage de l’homme sur une terre disparue, avant-poste d’explorateurs ou aventuriers en des natures inconnues ? Des escaliers en colimaçon – comme on en voit dans certaines plateformes industrielles ou pour passer d’un pont à un autre d’un grand navire – conduisent à des portes momentanément ouvertes, d’où s’échappe une lumière jaune, orange. Mais les accès sont barrés par des chaînes. Là-dedans, seul le regard peut se faufiler, furtif, grappillant des indices. Il distingue de longs rouleaux luisants pendus aux plafonds hauts et qui ensuite s’enroulent et rampent au sol. Des sortes de serpents ou lianes qui accréditent la thèse d’une sorte d’arche. Un lieu où l’on conserverait certaines essences rares. Et puis, en se penchant, finalement, ce sont d’innombrables films, de la pellicule photographique, les longues chevelures des négatifs d’histoires qui s’enchevêtrent, les traces filmiques de destins tortueux, en tout cas de ces histoires de choses qui ont subi, se sont débattues dans des abris de fortune, des constructions de répression ou de délivrance. Il s’imagine apercevoir les rouleaux de toutes les images de ce qui s’est passé dans cet entre-deux, d’une part en termes d’invention pour enfermer, bâillonner, réprimer et, d’autre part, en termes d’imagination pour résister, espérer, sauver sa peau, projeter un avenir. Cela grouille comme les deux faces réversibles d’une même énergie, fossilisée dans ces lambeaux kilométriques, hydre argentique qui ruisselle à tous les étages de l’édifice. Longs corps de boas souples, amollis, sur la peau écailleuse desquels auraient été projetées de vieilles bobines biographiques anonymes, avant qu’un ennui mécanique n’enraye le projecteur et fixe là, sur la peau reptilienne, les images arrêtées, figées en une dramaturgie d’ombres et de blancs tatoués. D’infinis rubans d’écorces sur lesquels sont imprimés le massacre des arbres, la progression barbare de la déforestation. Des ruissellements de fines peaux humaines tournant sur elles-mêmes en tresses de microfilms. Représentation d’un sanctuaire où serait conservé les traces de l’insoutenable, l’innommable, quelque chose de l’ADN iconographique compromettant, une fois de plus, l’ensemble du genre humain, et non pas tel ou tel. Archives où tout le monde en prend pour son grade et devrait recevoir la révélation de devoir vivre autrement, reprendre le scénario de l’homme sur terre depuis le début.

Les archives mises à nu d’un artiste

C’est aussi une sensation d’être dans un rêve qu’il a en s’avançant dans une immense salle close transformée en archives complètes d’un être unique où d’autres étrangers, comme lui, déambulent, perdus, ne sachant ni ce qu’il vaut regarder, ni la valeur précise de ce qu’ils voient. Il trouve cela impressionnant comme de déboucher sur un paysage inattendu. Mais, vite, éprouvant une stupéfiante vacuité rayonnante des vastes murs couverts de documents, se mêlant aux autres âmes errantes qui s’arrêtent au bord de quelques autels, indécis ou incrédules, ouvrant finalement et feuilletant d’immenses registres. Tout le monde – cela l’étonne, mais il fera de même – se balade avec appareils photos ou smartphones brandis et prend des photos des parois tapissées de feuillets mémoriels (il pense à une collection d’ex votos), des lourds annuaires plastifiés exposés sur les autels. C’est une chambre ardente qui recueille le fruit d’un geste d’amour insensé : organiser une vision panoptique de tout ce qui a constitué l’être aimé dans son histoire personnelle. Quelque chose qu’a éprouvé quiconque a aimé et a souhaité tout connaître de l’être aimé, embrasser la totalité de sa vie, l’empreinte de ses moindres faits et gestes depuis sa naissance jusqu’à la rencontre amoureuse, tout le déroulé de son vécu. Ici, un artiste réalise cela en vrai, déploie matériellement ce que cela pourrait donner, en s’emparant des archives constituées par son amant, sur sa propre vie, lui-même poète intervenant dans les espaces publics, les scènes multiples et labiles de l’art. Il a conservé la moindre trace de ses actes poétiques, coupures de presse, programmes imprimés, tracts distribués, manuscrits des poèmes lus, photos mondaines, tout, jusqu’à l’absurde d’un souci de soi hypertrophié. Et l’amoureux s’empare de ces archives et les transforme en culte, en installation plastique, donc, dans le désir délirant d’approcher de la connaissance complète de l’aimant et d’en célébrer le caractère exceptionnel (s’agissant d’un artiste qui a voulu travailler un matériau humble et anonyme, banal, ramassé dans les discours vulgaires). Déplier et juxtaposer aux murs toutes les traces de ce qu’il a fait et de ce qui la fait tel qu’il est. Juste un hommage aussi impressionnant que grandiose qui étale l’impossibilité d’embrasser la totalité d’un individu. Mais toujours elle est ailleurs, elle échappe. Il a beau se pencher, lire et regarder une bonne partie de ces archives, à lui visiteur extérieur à l’histoire d’amour, ça n’apprend pas grand-chose de plus sur le poète en question, c’est l’étalement vaniteux de la petite histoire sans fin, une célébration de l’anecdote. C’est la mise sous globe d’une consécration libérée de toute apesanteur. Une transformation de faits-divers en trame sacrée. Si au moins l’essentiel était de récolter les versions différentes et multiples du poète que chaque visiteur ou visiteuse se sera construit, de bric et de broc, confortant et déconstruisant son identité éparse ? Il mesure combien cet étalage hagiographique est vide de sens s’il est dépourvu d’un projet de recherche et d’exégèse critique et cela réactive le vide qu’il a toujours éprouvé en visitant les nefs des grandes cathédrales ou mausolées grandiloquents. Cela le renvoie, évidemment, à l’exaltation mystique qui couve en lui, autour des quelques fulgurances amoureuses qui l’ont transporté ailleurs, et la tentation d’élaborer une sorte de culte, d’ordre religieux du souvenir ! Mais au contraire, cette béance, il essaie, non pas de la combler ou d’en guérir, mais de la transformer en absence comme partie intégrante de lui-même, part hétérogène et irrésolue avec laquelle dialoguer intérieurement. Ne pas figer le vécu amoureux dans des archives in extenso, l’archive pour l’archive, mais le garder à l’état brut, inexpliqué, le regarder retourner au néant, se réincarner dans d’autres flux, d’autres manifestations dispersées. Corps étranger partiellement incrusté au sien, le transformant, à la manière de ces plantes qui poussent en intégrant un obstacle, enveloppant dans l’aubier un anneau, un tuteur, un panneau, une mangeoire pour oiseaux, le manche d’un outil oublié, le dossier d’une chaise de jardin… « À chaque fois que vous pensez la connaissance dans un espace sans pesanteur – et c’est là que les épistémologues rêvent de résider –, elle prend inévitablement la forme d’une sphère transparente qui pourrait être inspectée par un corps désincarné à partir d’un lieu de nulle part. Mais une fois que l’on restaure le champ gravitationnel, la connaissance perd immédiatement cette forme sphérique mystique héritée de la philosophie platonicienne et de la théologie chrétienne. Les données affluent à nouveau dans leur forme originale de fragments, en l’attente d’une mise en récit. » (B. Latour, p.169)

Archéologie industrielle intérieure, avec Willem Boel

Et là, éjecté de la sphère où, comme tournant à vide, toutes ses cellules élaboraient une transcendance issue de l’amour, « à partir d’un lieu de nulle part » identifié dans une enveloppe charnelle singulière, il se sent bizarre. Il se sent vaste entité mal construite et aux bords mal dessinés, fluides, une sorte de terrain vague où se déglingue une machine en panne, en rade (peut-être même cette machine est-elle multipliée). Fatigué et sec. Il comprend difficilement ce qu’est cette machine en lui, ce qu’elle y fait, comment elle a été construite et installée en lui, comment elle fonctionne. Des cintres de théâtres avec défroques désanimées. Il y a un châssis métallique qui évoque les structures de puits d’extraction, ou certains assemblages de cages et rails qui guident les automates à l’action dans les carrières. Une vague allure squelettique de plateforme de forage. Oui, vaguement, il se souvient de période d’intenses combustions où il devait draguer profond en lui et en tout ce qui l’entoure pour rester à niveau, dans le bain de ce qui l’excitait. Mais cette excitation était maintenue de se sentir pareillement fouillé et dragué par une multitude d’entités l’entourant, incluant des particules de sa propre masse dans leurs boucles rétroactives, vivant de lui. De là, de cet échafaudage insolite, avec échelles et potences, pendent des nasses, en toiles usagées, sales, vides, lâches, maintenues par des crochets en fer à béton. Sans doute devaient-elles plonger quelque part et s’emplir de quelque chose qu’elles devaient ensuite transporter ailleurs, pour nourrir d’autres processus, d’autres machines en lui ou en d’autres personnes et/ou existants. Ou bien leur contenu était-il transvasé de poche en poche, pour qu’il se mélange et produise d’accidentelles altérations avant d’être déversé dans un récipient plus grand, une cuve de métamorphoses aléatoires, ou projeté volatilisé dans une atmosphère métamorphique ? L’engin stimulait-il cette « zone que nous avons appris à reconnaître et qui nous amène, peu à peu, en dessous et en deçà des figurations superficielles, à une autre redistribution des formes accordées aux humains, aux collectifs, aux non-humains ou aux divinités. » (Latour, p.158) ? Mais tout cela est à l’arrêt. Il associe cette carcasse poétique industrielle qui tombe en ruine à une période d’exploration et de grand rendement existentiel. Où l’organisme matériel et rêvé tourne à plein régime, producteurs d’actes gratuits où il trouve enfin du sens. De ces instants où, par le biais des affinités amoureuses, il goûtait une conjonction inédite, pleine de vieilles mythologies réveillées comme d’accéder à un regard exceptionnel sur le monde, incarner un point de vue totalisant, retrouver l’unicité de la compréhension globale (sorte de vieux rêve, d’immenses nostalgies de jupons refuges dont, pourtant, il aime se démarquer). Mais voilà, il y a cet effet révélateur, hautement euphorisant, d’être distingué au cœur du fouillis vivant et d’avoir soudain, devant un soi, un sentier singulier, prédestiné, à parcourir. Tout semble s’incarner en choses, moments et organes uniques faits pour s’entendre et instaurer une entente universelle (à l’échelle locale d’un couple). Puis, voilà, quand ça retombe, ce n’est pas que plus rien n’a de goût, mais tout est repris dans le fouillis normal, quotidien, le vrai fouillis sans bords, sans frontière entre intérieur et extérieur. Sa trajectoire personnelle ne coïncide plus avec une onde d’action bien définie parcourant son environnement, mais il redevient lui-même fragment non borné de l’environnement, traversé de toutes sortes d’ondes d’action, le concernant ou non. Et il s’avoue malade bien que cela ne relève d’aucune médecine. Simplement il perçoit des contrées en lui qui tournent à rien, en jachère, des parties frontalières de son existence désertées, sans appétit et qui ne s’avèrent plus appétissantes, ne sont plus exploitées, visitées titillées par les multiples existants extérieurs qui, d’ordinaire, en passaient par lui pour leur subsistance.

En suivant une buée de Zola vers la peintre nue en son atelier, Marion Bataillard

Renifler, s’accrocher à un relent, en suivre les rémanences. Souvenir impalpable d’une onde corporelle, comme une âme qui s’échappe, quand il écartait un col ou déboutonnait une chemise ou un pantalon pour approcher les lèvres d’un bout de peau plus intime et humer l’intériorité et y basculer lentement. Il était décontenancé par la particularité de cette senteur ne ressemblant à rien de connu, pour laquelle il n’avait pas de mot. Il était surtout surpris par sa vastitude de marée, d’une amplitude complexe, disproportionnée par rapport aux recoins d’où elle émanait, musc spirituel et physique, sexuel. Elle ne se résumait pas aux émanations directes – et qu’il aurait pu isoler chimiquement, rationnellement –, du corps enveloppé, caché sous ses couches, enclos dans sa lingerie mais libérait une chaleur sphérique, vapeurs d’un cosmos jusque-là consigné et profitant de la première ouverture pour tenter une migration, une séduction. Entrailles cosmiques qui n’exhalaient pas leur bouquet à chaque fois qu’il y plongeait, mais de temps à autre, protégeant sa rareté. Quelque chose qu’il retrouve chez Zola décrivant les effluves d’une poissonnière  : « Quand sa camisole s’entrebâillait, il croyait voir sortir entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfum persistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. » (Page 738) Et Zola raccorde l’odeur de cette femme à son milieu, la poissonnerie des Halles, et au milieu plus lointain d’où proviennent les bêtes, mortes ou agonisantes, qu’elle manipule à longueur de jours, les poissons marins. L’exaltation littéraire et son emphase ne l’empêchaient pas de goûter la force et la précision de l’écriture, sa sensualité. « Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques ; elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sang ramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée ; elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses : elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. » (Zola, Ventre de Paris, p.739) La fumée de vie, la buée dégagée par le mouvement des jupes, non pas celles de la poissonnière du roman, mais celles des femmes, bien différentes, à lui avoir donné du souffle, il en sent encore le mystère lui passer sur la face.

La rêverie portée par cette hantise olfactive le conduit vers la peintre en son atelier, nue. Là où, toute consacrée à ses couleurs, matières à diluer, à pétrir, ses outils, pinceaux, couteaux, racloir, palettes, toiles, châssis, elle puise en elle-même, elle part de tout ce que son corps lui permet de voir, sentir, comprendre, métaboliser. Et, classiquement, elle place au centre de son atelier, un modèle nu, offert. Sauf que dans les versions classiques, il s’agit souvent d’une représentation d’un peintre mâle travaillant face au nu féminin, décidant de la représentation de l’autre et de la forme du savoir qui sen empare. Ici, c’est donc très différent, il s’agit d’une femme qui peint, c’est un autoportrait de la peintre nue en modèle pour elle-même. Elle est couchée sur une table, offerte. Le buste est étiré, avec les fruits languides des sens, la mine est dubitative, tournée vers le point d’où se fait la peinture, comme si le modèle construisait la peintre, en faisait son modèle. La pose est provocante, cuisses très écartées comme pour un examen, écartèlement ardent des lèvres. Sous elle, une tache verte, pas vraiment une nappe, plutôt une sorte de prairie, herbe tassée par le corps, et qui ne reste pas vraiment en place. En effet, cette pelouse semble quitter la table, remonter sur le chambranle de la fenêtre. Par celle-ci, on voit un arbre bien pavoisé, décoré de fleurs et, peut-être, de petits fruits en grappes plus claires. Et le ciel. Le bras gauche est plié, le coude en l’air, la main derrière la tête, pour soutenir la nuque probablement et ce bras n’est ni achevé, ni fermé. Il est mélangé avec l’herbe, le transparent de la vitre, il semble en partie à l’extérieur. À gauche à l’avant-plan, il y a un chevalet et une toile, une prairie verte qui plonge vers la mer d’un bleu intense qui se confond avec l’azur céleste dans lequel, un fouillis de lignes plus claires esquissent l’apparition d’un corps céleste, nuageux. Sur la table de travail, une main armée d’un couteau de peintre, nettoie le bois de la planche, retire les taches de couleur (dont une, gribouillée verte, qui pourrait être la réplique de celle sous le corps nu du modèle). Dans une toile où l’avant-plan est similaire, sur le chevalet trône un autoportrait de la peintre (son visage) et sur la table, la main prolongée d’un pinceau fouille un amas de peinture à l’huile, non loin d’une petite assiette blanche, dont la couronne est ornée de petits traits rouges et dont le centre est occupé par deux os en croix. Deux os de volaille rongés méticuleusement, nets, sans plus un gramme de viande. Remuer la peinture comme on ronge un os. Il aime particulièrement une autre toile, petite, sombre, d’une écuelle bien saucée, garnie d’une petite cuillère en métal oxydé et d’un os de poulet complètement grignoté, sec, propre. Presque autre chose qu’un os. Et il pense que le nu sur le tréteau, dans son abandon écartelé, cherche à exhiber la nudité jusqu’à l’os, nudité d’un désir qui veut ronger les choses et être rongé jusqu’à l’os. Il connaît (vaguement) aussi de la même peintre une sérié consacrée à des jardins, comme vus d’une fenêtre d’un grenier, regards plongeants sur des coins de nature ordinaires, avec compost ou boule de fumier. Le compost ou fumier jouant le rôle, dans cette composition, de l’assiette avec os sur le plan de travail ? En tout cas, point de fuite, point de combustion, de pourriture et de régénération, point aveugle et de perspective. Mais il se dit que ces petits paysages de jardin vides d’humains – (l’effet de leurs mains, de leur manière d’organiser leur espace domestique de verdure, est, lui, partout) – sont habités tout entier par ce qu’irradie le nu offert et écarté. Du moins, par la fumée de vie, la buée grasse et fertile, qui passe et affecte les herbes, les arbres nus taillés, les haies, les graviers, les feuillages, les écorces, les murs, la terre retournée, la grande bassine noire, et parfois une poule, des pailles ou épluchures étalées, des parpaings épars, un cône orange autoroutier… Le nu y est immergé comme une manière de sentir les choses, de les ouvrir, de peindre les choses sans en respecter les frontières, de saisir avec le pinceau l’alanguissement et la verve vivante, fendue, crue tels qu’ils s’expriment dans la manière dont les choses respirent et nous regardent. Cela, le renvoyant, à la perplexité toujours éprouvée lorsqu’il plongeait dans les yeux de sa partenaire, au-delà des premières couches qui semblaient colorées d’émotions déchiffrables, accordées avec les mots prononcés et gestes corporels échangés, il atteignait des infinis translucides indéchiffrables et qui pourtant le regardait, le fixait.

Un cosmos tapissés d’yeux sous verre (Shen Yuang)

À la manière de ces yeux sur une patinoire lumineuse, immaculée et aveuglante. Sans doute ont-ils glissé, mais ils sont immobilisés. Ils évoquent des globes gélatineux échoués sur une banquise, méduses traversées d’influx illuminés, opalescents, remontés des profondeurs sans lumières et, là, aveuglés, quasiment crevés. Chaque œil clos comme un monde en soi venu peut-être, au contraire, des voûtes célestes plutôt que des abysses marins. Chaque œil un astre distinct, atterri là par miracle, des restes d’étoiles filantes pris dans son cristallin. Leur dessin intérieur et ce qu’ils reflètent évoquent des bijoux stellaires, ces ondes froufrous que Rimbaud entendait au ciel de la bohème, et figées dans les dômes aqueux. Globes oculaires par où s’échange l’intérieur et l’extérieur des êtres, membranes fluides par où circulent images, connaissances, flux nerveux, dons de sois, prises de l’autre. C’est une constellation d’yeux animaux posés sur le firmament d’un glacier pur (ou la surface aveuglante, paralysante, plaque de contrôle). Un ciel nocturne étoilé en négatif, surexposé. La nuit en jour. Ils sont tous différents, ces yeux, dépareillés ; volumes, teintes, lignes, taches, corail des vaisseaux sanguins, contours de l’iris. Il est difficile de savoir si leurs diaphragmes d’appareil photographique organique respirent encore ou s’ils ne servent qu’à donner à voir les résidus ultimes de vies passées à guetter les faveurs et dangers du destin. Ont-ils connus l’agonie et l’extinction de leur espèce ? Sont-ils conservés pour témoigner de cette fin et étudier les formes d’effroi qu’elle y aura matérialisées dans la masse cristalline frissonnante ? Il se souvient d’une nouvelle fantastique où, dans l’œil de la victime, toute la scène ultime était comme les images successives d’un film arrêté (ce qui permettait d’identifier l’assassin). « Shen Yuan suggère que les yeux seraient comme des reflets de la lumière du cosmos. » (Feuillet du visiteur de la galerie) Plusieurs cosmos alors, plus exactement autant de cosmologies animales qu’il y a d’yeux. Cosmologies non explicites, brillantes dans toute leur sauvagerie inquiète. Quelles différences de nature avec l’au-delà translucide que les amoureux cherchent à atteindre dans leurs yeux mélangés, leurs yeux d’humains (ou d’autres yeux dans les yeux humains selon des formes relationnelles autres qu’amoureuses) ? Se rejoignant dans un ailleurs non cartographié. Ces yeux stoppés dans leur glissade étaient-ils en train de migrer (qui fond) à la recherche d’autres corps, d’autres espèces qui auraient envie de changer d’yeux ? Est-ce pour empêcher cet échange de regards entre espèces, indispensables pour dépasser le couple Nature/Culture et penser autrement l’avenir collectif sur terre, que ces yeux ont été faits prisonniers ? Car ils sont exposés privés de liberté, comme appartenant à une collection, une suite de trophées, une archive de fumées de vies telles qu’elles troublent les pupilles et en façonnent le caractère, ici enfermées dans des boules de verre, à la manière des configurations minérales et florales de sulfure d’argent. Cristaux stellaires et buées givrées d’aubes dans l’eau figée de ces regards en exil. Cristallisation du fouillis à propos duquel ils cherchent à transmettre une connaissance primale. Les yeux ainsi exorbités et conservés sur un plan de lumière immortelle restent insondables, quelque chose d’irréductible continue à passer par eux, mais sous bonne garde, neutralisé. L’ensemble pourrait être une pièce secrète, éclairée crûment, de l’étrange baraquement en tôle ondulée et ces lambeaux de peaux arrachées aux bobines de films des vivants. La patinoire des derniers regards est entourée de hauts grillages surmontés de frises en fers barbelés, infranchissables.

Pierre Hemptinne


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