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Jardins clos et charognes fleurs

Fil narratif à partir de : Un cerisier en fleur – Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, Museum Hof Van Busleyden à Malines – Gabi Martinez, Les défenses, Christian Bourgois  – Libération, interview de Claire Marin auteure de Rupture(s) – Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir, Les Éditions de Minuit, 2019…

Rongé par la perte de sens, la gangrène du burn out

La souffrance au travail fait son œuvre de cellule en cellule, de neurone en neurone, de fibre musculaire en fibre musculaire, installe un imperceptible bourdon. Un grésillement à vide d’appareillages électroniques sous tension. Un bruit qui, entendu dans des lieux de concert alternatifs, après les prestations, quand le matériel est comme laissé à lui-même, ou dans des galeries accueillant des installations sonores et que le dispositif dysfonctionne, lui a toujours semblé agréable, consistant, du moins, intéressant. Bien entendu, il ne s’est pas rendu compte que ça se propageait. En principe, le nom de ce mal-être laisse croire qu’il reste circonscrit à certains lieux, certaines configurations. C’est censé rester confiné entre les quatre murs du bureau où l’on « gagne » sa vie, comme on dit, et où les germes polymorphes de ce fléau choisissent de s’infiltrer dans tel ou tel esprit. En fait non, sa propriété, justement, est de contaminer petit à petit tout ce qui travaille dans un organisme. Cette souffrance devient pleinement elle-même quand elle réussit à s’étendre, à phagocyter le temps du non-travail, à aliéner toute activité, intellectuelle, manuelle, le travail de vivre. Cet imperceptible bourdon anxieux étouffe dans l’œuf une série de plaisirs immédiats, habituels, cycliques. Il se sent progressivement coupé des répétitions qui le maintenaient, jusqu’ici, en forme, pas closes sur elles-mêmes, mais procurant le matériau capable d’assurer une constance dans le mouvement. C’est donc une perturbation intrigante, déstabilisant les processus de fabrication, par les méninges, par les synapses, des éléments de conviction indispensables pour s’orienter, se donner un sens. Une sorte de dégénérescence précoce qui intériorise, personnifie et amplifie les impacts néfastes, mortifères de tout ce qui, dans la situation économique et politique du monde, engendre une monstrueuse épidémie de perte de sens. « Je ferme les yeux, disposé à étudier les synapses neurones à l’oeuvre en cette même seconde en moi. Je distingue un flux captivant. Des ambres et des bleus très intenses dans lesquels se connectent frénétiquement des dendrites microscopiques proposant un sens au corps qui les contient, ce corps qui, pour le monde extérieur se résume en Camillo Escobedo. Moi. Je suis un état neurobiologie en perpétuelle recréation. Je me suis construit à force de me répéter. C’est en quoi consiste un être vivant, non? Nous sommes une répétition perpétuelle. Certains adorent la routine en soi, mais moi, aujourd’hui, je recommence à ne plus supporter la mienne. Il y a trop longtemps que je résiste à ce qui se passe sous cette peau. Que je résiste à moi-même.» (Gabi Martinez, Les défenses, page 511)

Face au printemps, traverser les deuils, retrouver l’intimité florale telle quelle

En fin d’une première journée chaude, les pieds nus dans l’herbe haute restée douce et fraiche, il est allongé dans une chaise longue et contemple son cerisier fleuri. Un verre à la main. Car il est de retour. Il se dit que c’est magnifique, que chaque année il est émerveillé par cette floraison. Sauf qu’après quelques minutes, il se rend compte que pour la première fois, cette année, cet émerveillement est plus théorique que vraiment ressenti dans sa chair. C’est une sorte de souvenir. Une commémoration. Depuis plusieurs semaines il admire le printemps qui transforme la nature, mais formellement, sans que cela ne lui procure les exaltations irrépressibles des autres années. Oui, l’âge, les deuils, sans doute, émoussent aussi les sentiments ? Au contraire, les deuils devraient aviver les émotions fasse au renouveau des arbres !? Puis, son regard se perd dans cette boule blanche de coraux floraux perdus dans l’immensité d’azur. Il distingue de petits mouvements erratiques, noirs. Des bourdons qui butinent. Il entend alors leur légère musique. Il se concentre pour mieux voir, mieux entendre. Il respire un parfum profond, subtile, presque complètement éventé, et pourtant puissant dans sa discrétion. Alors se recrée une sorte d’intimité avec l’arbre, une relation qui réactive le passé, les émotions partagées des saisons précédentes, plutôt, il lui semble se tenir au bord de l’intime du cerisier. Elle est à nouveau disponible, cette intimité avec le cerisier fleuri. Ce parfum d’intimité florale, générique, lui rappelle la proximité de son corps à elle, quand il n’était qu’une promesse, un corps étranger, loin d’être réellement fusionné au sien, juste quand il humait à l’approche du cou, de la nuque, le haut du chemisier déboutonné, les senteurs lointaines, profondes, ondoyant délicatement. A la manière dont les muguet encensoirs, cachés, hantent le jardin, un jour venteux, quand les bourrasques déstructurent les effluves, embruns olfactifs, gouttelettes odorantes, dispersées, agitées, sans origine connue, partout et nulle part et renvoyant à l’unicité générique d’un parfum annuel. Parfum qui s’est déjà incarné, pour lui. Corporéité fantasmatique. Ce signal spécifique le paralyse, à l’instant où il subsiste entre elle et lui une distance incompressible, que le rapprochement est incertain, la conjonction juste une hypothèse, que le corps ne livre pas ses fragrances de manière distincte et précise, différenciée, mais libère juste un halo qui permet de deviner, d’appréhender les caractéristiques enivrantes de ce qui pourra se respirer au plus proche. Et qui sera tout autre, beaucoup plus singulier, et aura fait disparaître les effluves initiales, originelles.

Les oratoires portatifs de Berlinde : bricolage sacré et soins polychromes

La contemplation de cette floraison-monde, les images intérieures qu’il y projette et s’y égarent, se multiplient, se conjuguent et s’épanouissent, mais aussi les souvenirs qui s’en trouvent revigorés, ressuscités, les tentatives d’y retrouver l’exercice de ses adorations originelles, l’immersion dévote dans cette cosmologie de fleurs, lui rappellent les « jardins clos »  du Museum Hof van Busleyden de Malines. Sortes d’oratoires portatifs, de petites chapelles privées, nomades. Une boîte en bois, de tailles variables. Les panneaux ouverts, à gauche et à droite, présentent des peintures religieuses, scènes de la Bible, portraits de saints et saintes. La partie centrale, elle, est un décor magique qui déclenche la surprise, l’admiration et une adoration inconditionnelle pour le tout qui s’offre ainsi au regard. Un fouillis magique ordonné, constitué au fil d’une patience infinie, incommensurable. Mais, un « tout ». Il faut s’y arrêter, habituer le regard à la surabondance de choses à voir et à identifier, pour commencer à séparer les parties du tout. Il y voit avant tout un cosmos de fleurs et d’objet trouvés, fruits secs et fragments d’os, pierres et coquillages, poussières terrestres et célestes, billes de verre et cristal, parchemins et bouts de reliques. A foison, en profusion. Impossible de tout embrasser. C’est une grotte merveilleuse, insondable. Et, là, en lévitation, des personnages saints polychromes, vierges, crucifiés, apôtres, évêques, anges ou autres saints. Les fleurs, en fait, sont de soie et ont été patiemment confectionnées par des religieuses. Chacun de ces jardins clos a exigé plusieurs années de « bricolage sacré», une véritable dévotion. L’effet est que la méditation orientée à priori vers les figures principales de la religion, se diffuse, s’élargit, embrasse le « tout » et attribue, intuitivement, par adoration instinctive, non raisonnée, la puissance des envoyé-e-s de Dieu à ce qui organise et donne sens au tout, au cosmos entier. La débauche de détails, avec une certaine dimension de gratuité, organise la distraction. On en a plein les mirettes, il faut bien dire. L’esprit butine cette immensité de petites choses, jusqu’à la transe. L’esprit est d’autant mieux capté, prisonnier, qu’il l’est par la bande, par le canal de la dissipation. La contemplation dévie et se dédie à la description mentale la plus fidèle des éléments infinis des jardins clos, procède à l’énumération virtuelle scrupuleuse de tout ce qui compose le décor enchanteur et consolateur – l’esprit entame bien un répertoire méthodique puis s’enlise, ne suit plus, et reste dans le vague, suspendu, fourmillant – et c’est de cette façon que l’être n’est plus qu’attention sans reste, prière absolue, une fois que le dévot, abîmé dans l’adoration, convoquant tous ses neurones miroirs, a reproduit à l’identique le décor qu’il a sous les yeux et qu’il s’en tapisse l’intérieur du corps, de tous ses organes, de tout son être mimétique. C’est un dispositif fabuleux qui a voulu rendre présent l’immatériel chant d’amour divin et aboutit à d’étranges objets de confusions charnelles. Des panoramas troubles d’extases et douleurs mystiques intériorisées, autoérotisme flamboyant, refoulé. Comme la télé, bien plus tard, rendait le monde accessible depuis le salon, ces meubles religieux représentaient une infinitude toujours à portée, sous la main, dans la maison. On en ouvrait les portes comme on ouvre une fenêtre pour se repaître d’horizons dégagés, de vallées sans limites, de monologues interdits avec soi-même. Aussi et autrement comme, à certains âges, dans certains moments, on désire se faufiler dans une grande armoire, s’y enfermer sous les robes et les manteaux suspendus, dans l’obscurité et l’infini matriciel. Se cacher, se dissoudre dans la multitude des ombres et alors voir tellement, tellement tout ce qui échappe les yeux ouverts dans la vie active de tous les jours. Comme aime faire le chat, en s’y faisant oublié, surgissant bien plus tard, quand on commence à se demander où il a bien pu passer et qu’il semble avoir vécu de longues heures agréables, incroyables, on ne saura jamais où.

Au bout du jardin, quand l’oeil fouraille les dépouilles

Mais il faut garder la bonne distance avec ce merveilleux ordonnancement du monde, juste planer dans tous ces éléments éthérés, interconnectés selon une seule et même énergie divine, un seul et même aimant. De ces autels qui aident à croire au ciel, rayonne une exaltation diffuse, essentielle, un léger bourdon grisant de même nature que ce qui s’échappait du cerisier en fleurs, mais éternel. Si on se laisse tomber dans ces tapis enchanteurs, et que l’on en décortique les composants, on en tire le sentiment d’un subterfuge, d’un réseau d’illusions, et choir au-delà, traverser et découvrir l’autre côté de la fable – parce que la splendeur de ces jardins clos couvre le réel d’une psalmodie fabuleuse, trompeuse. Le principe unificateur de ces totalités n’est pas le fluide divin inventé par l’homme – fluide qui n’existe pas. Mais alors, quoi ? Un ensemble d’autres forces et énergies, autant vitales que destructrices. L’envers du décor est tout autant fantastique, un fantastique d’un autre ordre. Vastes civières de bois brut mises à la verticale où s’étalent des figures de passion, passées, boursouflées, floraisons giganteques et difformes, en saillies, silhouettes usées de crucifixions intériorisées ( à la manière de ces munitions qui pénètrent les corps et n’éclatent qu’ensuite, au cœur des entrailles). Si les jardins clos aspirent au cœur d’une myriade d’infimes détails et égarent l’esprit dans la démesure sans borne, infinitésimale, voici le mouvement inverse, des présences gigantesques qui forcent l’attention à un élargissement démesuré pour saisir leur silhouette globale et, ensuite, l’égarement dans une innombrable diversité de textures, fragments, éléments, toujours plus petits au fur et à mesure que l’œil fouraille les dépouilles. Les jardins clos malinois et les œuvres de Berlinde de Bruyckere cohabitent avec bonheur et douleur. Bien que d’aspects totalement étrangers les uns aux autres, on peut « suspecter » que ces objets d’époques différentes, aux finalités divergentes autant que leurs esthétiques respectives le laissent supposer, parlent de choses assez proches, emmêlées. Envers et revers ? Ciel et terre ? Une puissance d’étrangéification – qui transforme en étrange tout ce que l’on connaît de soi, des autres – se dégage des échanges entre les choses exposées. Elles sont rassemblées dans un sous-sol bunkérisé au design de salle de coffres de banque symbolique, look d’art contemporain où entreposer des formes artistiques devant défier le temps, survivre aux générations exterminées à la surface de la planète.

La rupture, naissance et fin, saut dans l’existence, traversée de fosses communes

Chaque fois que l’attention quitte un jardin clos, attiré par un des panneaux spectaculaire de l’artiste contemporaine, bien que pataugeant dans des matériaux narratifs reliées par voies détournées, même rivales, c’est l’expérience de la rupture, fondatrice de vie, qui s’avive. « Libération : Vous écrivez que nous sommes des êtres rompus et fragmentés. La rupture est presque inévitable… Claire Marin : Nous commençons tous par une rupture, la naissance. Nous sommes séparés d’une unité, d’une fusion. Tout au long de la vie, on traverse des brisures, on ne s’en rend compte que rétrospectivement, quand des blessures d’enfance ressurgissent à l’occasion d’une rupture adulte. Je crois que c’est la première chose à intégrer : nous sommes constitués de multiples petites ruptures intimes, nos existences sont discontinues. » On dirait, dans les floraisons de soie, que des insectes folâtrent depuis toujours. Y fait front une monstruosité entomologique. En s’y retrouvant confronté, marchant vers cette chose, il songe à des gestes d’enfant, ramasser une mante religieuse morte et la déposer dans une boîte, un cercueil de fortune, lui offrir une dernière demeure respectueuse. Voici, c’est la même chose, mais dilatée, démesurée, en gros plan impressionnant. L’excroissance difforme accentue les parties effritées, les fragilités qui se révélèrent mortelles et mettent en évidence le fait que cet être, finalement, était mal conçu pour vivre. Une sorte d’Alien inadapté, d’une extrême solitude. Ce qu’il resterait d’un sans-abris mort sur le plancher pourri d’un squat, retrouvé des mois après le décès, déjà bien dévoré par les rats. Allant d’un objet à l’autre, des pièces rares, atypiques du XVIème siècle, aux créations sans âge de l’artiste contemporaine, errant fasciné dans cet espace qui relie l’ensemble des images exposées, il ne fait que revivre cette conjonction entre blessures d’enfances et ruptures d’adulte, telle qu’elle s’est installée et fermente dans sa biographie singulière. Circulant dans le bunker, sans cesse, il repasse la frontière franchie il y a longtemps, mais réactualisée à chaque déplacement mental ou physique entre interface de dévotion religieuse et dispositif insolite de démystification, entre un monde expliqué par la foi chrétienne transmise d’en haut et un monde dépouillé de toute explication, révélé tel quel. A cru. Le fouillis floral qui enjolive le magnétisme sexuel omniprésent explose en gros plans. Voici une grande silhouette christique déposée sur son brancard de fortune, vertical. Papier peint usé sur planches. Le papier peint évoquant des pièces de maisons oubliées, hantées par des vies disparues. La silhouette anthropomorphe est faite d’une couverture élimée, effilochée, pliée, dépliée, beige, avec un pan ouvert, gris rosâtre, évoquant de la peau, l’intérieur de viscères. Et il pense soudain à Georges Bataille évoqué par Didi-Huberman : « Nul mieux que Bataille, sans doute, n’aura exprimé la valeur transgressive du désir en tant que puissance de soulèvement. Il est significatif, par exemple, que dans L’Alleluiah, texte écrit en 1947, il ait pu décrire les actes sexuels à travers des gros plans visuels – « conjonctions de guenilles nues des sexes, ces calvities et ces antres roses » »… Un grand lys séché, bruni. Cette figure christique aplatie, faisant penser à ces présences-absences de corps endormis roulés dans des couvertures, en plein espace public, a des allures de guenilles sexuelles, de sexe féminin exploité, usé, exténué. De corolle abusée, de métaphore vidée de tous ses sens. La forme lui évoque aussi certaines photos de torturés d’Abou-Ghraib, prisonnier debout sur une caisse, recouvert de toiles et connecté à des fils électriques. Entre les différentes œuvres, il se sent reconduit aux flux mystérieux des désirs, du désir partout, épars, avant même qu’il ne puisse s’en approprier des bribes, les transformer en désirs personnels. Du désir. A l’orée du désirer sans fin, déstabilisant. Il revit de multiples façons les va-et-vient entre innocence et obscénité, se rappelle les premières secousses infligées à ses désirs innocents, et cela perturbe la perception claire de l’âge qu’il a. Il se perçoit très ancien, sans âge, couturé de toutes parts.  « Libération : Comme un tako-tsubo, un choc cardiaque, le syndrome du cœur brisé… Claire Marin : Exactement. La rupture se vit dans le corps. Elle nous fait parfois vieillir prématurément, on se rapproche de la rupture finale. C’est également une expérience de la temporalité. Là, on sent bien le temps : il n’avance plus alors que le monde autour s’accélère. La lenteur de la rupture est une forme de torture. »  Entre les univers fleuris permanents, hors du temps, reflets du paradis éternel, et les sculptures de « fins de vie », d’organismes terminés, hors d’usages mais, par leur idiosyncrasie macabre, racontant tout ce que fut la vie qui les a modelés, métamorphosés, depuis ce qu’ils étaient au sein de ces éternités paradisiaques pré-humaines jusqu’à la métamorphose terminale, marcher, circuler entre les interprétations qui naissent, se croisent, s’amalgament ou s’excluent, convoquent des sensations passées et interpellent le futur, c’est épouser les forces contradictoires d’un monde de déchirures. C’est être immergé dans une mobilité métamorphique, imperceptible autant que radicale, dont il ne contrôle rien. Il peut juste être attentif à ce qui se produit, aux conséquences, aux impacts. Dans les jardins clos, corolles de tissus, bouts d’os, brindilles, matelas d’illusions. Voici, scapulaire en trois dimensions et surdimensionné, quelques restes d’une vie, un bois gravé qui évoque une prothèse attachée à un autre membre atrophié, déposé sur une peau racornie à la fourrure mitée dont il est difficile de déterminer ce qui correspond à l’extérieur et à l’intérieur, sorte de bas-ventre dépiauté. L’ensemble repose sur une couverture fleurie, matelassée, crevée, brûlée. Des vestiges exhumés de fosses communes. « Libération : Après une rupture, il est illusoire d’imaginer redevenir celui qu’on était avant… Claire Marin : La rupture nous fait basculer, elle est un saut dans l’existence. Il y a une sorte de dislocation, de l’inédit. Le propre des ruptures, c’est qu’elles sont toujours inimaginables, impensables. Certaines entraînent une réévaluation de notre existence. Au début, c’est un vide, angoissant et douloureux, car on a l’impression d’être soi-même vide. » C’est ce vide qui remplit l’espace de l’exposition et qu’il lui plaît d’explorer. Ici, pense-t-il peut-être, quelque chose pourra foudroyer le mal-être au travail ? Enfin, il n’a pas le choix, ça le saisit, il doit s’y débattre. Rencontre avec la dislocation, en général, au prisme des dislocations biographiques singulières, réactivées, rencontre avec, d’une certaine manière, l’inimaginable, l’impensable essentialisés. Esquisse d’une archéologie d’une vie disloquée. Une érotique trouble. Cette immémoriale pulsion à souligner les ressemblances entre la morphologie de certaines fleurs et celle des organes génitaux animaux, humains. Jusqu’où cela se ramifie dans l’inconscient, cet étrange nouage de ce qui symbolise le pur, le gratuit, l’innocent – la fleur – et de ce qui est perçu comme mû par l’intérêt monomaniaque, porteur de « double sens », d’intentions cachées, dissimulées, l’instinct sexuel ? Pavoisé dans sa boîte de planches tapissée de bandes de cartons, de papiers peints crasseux, de bandes de tissus plâtrés, un superbe organe de dysfonctionnement, un cœur d’inadapté, l’exhibition d’une étrange pathologie, incompatibilité entre la fonction première du muscle cardiaque, pulser le sang et la vie, et ces autres attributions, siège de l’amour, du désir, l’organe fleur par excellence. Le voici échoué dans ses contradictions, inerte.

Fleurs viscères, charniers anthropomorphes, traces de mort dans le désir

A l’intérieur d’une autre de ces constructions de planches – que l’on assemble en vitesse, dans des contextes de catastrophe, en récupérant les pièces d’un plancher effondré, pour déplacer des victimes sans cela intransportables -, un collage de papiers peints délavés, sans doute a-t-il subi l’humidité prolongée de logis non chauffés. Il évoque le souvenir presqu’effacé des jardins clos. Juste quelques fleurs dans une vapeur lointaine. Il y a des déchirures où se lisent des fragments de journaux jaunis. On y parle de « charité publique » ? « Des SS » ? Sur ce brancard, un accouplement floral, deux irruptions reliées par un faisceau de tissus, de nerfs et ligaments tordus, convulsionnés. Des fleurs viscères. Des entrailles au sein desquelles des pivoines, ou des hortensias, phagocytant l’identité sexuelle, la fermentation des désirs au long des tripes, captant l’imaginaire érotique obsessionnel, auraient germé, poussé, grossi, atteignant des dimensions géantes, énormes tumeurs faisant exploser leur enveloppe charnelle. Les corolles, fanées, décolorées, brunies, pourries, séchées, minéralisées – tout en même temps, mais selon des strates enchevêtrées – sont faites de draps imbibés d’humeurs, de jus, de sang, de pus et sueurs, et en charpies, de pétales agglutinés et broyés, l’une d’elle a une configuration plutôt vulvaire, et l’autre abrite une protubérance plutôt phallique, et tout cela continue à resplendir à travers l’esthétique de charogne unique, phénoménale, en pleine assomption. « Libération : La rupture aurait sa sexualité spécifique, un désir débordant qui, loin d’être le signe d’un élan vital, serait plutôt un moyen de poursuivre le massacre… Claire Marin : Il reste une trace en nous de la violence vécue, subie, qui a été intériorisée, s’est engrammée, une trace de la mort dans le désir sexuel. Des malades témoignent de cette frénésie sexuelle retrouvée, comme un défoulement. Il arrive que la sexualité soit envahie par quelque chose de l’ordre de la violence sans que ce soit totalement une agression à autrui. Cette frénésie sexuelle est peut-être de l’ordre de l’oubli de soi (…), c’est aussi un moyen de ne plus souffrir. » Mais plus que tout, ce qu’il en tire de salutaire est le cheminement, la mise en cheminement abyssal, déclenché par les interprétations et réminiscences tissées entre jardins clos et organes monstrueux exhumés des charniers, célébrés en merveilles de métamorphose. Tant qu’il chemine, il se transforme, échappe un peu aux assignations, garde l’espoir de recoudre l’une ou l’autre déchirure, rééquilibrer ses énergies vitales et mortifères, ramasser les morceaux de la disparue, fils de soie et vestiges macabres dont il fabrique son jardin clos, protecteur, travail de bien-être.

Pierre Hemptinne

Un rossignol entre la falaise et la morgue

Librement inspiré de : Iris Hutegger, Ceci n’est pas un paysage, Galerie Jacques Cerami – Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l’apparition, 2, Editions de Minuit, 2013 – Berlinde De Bruyckere, Il me faut tout oublier, la Maison Rouge – Michel Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Flammarion, 2014 – José Maria Sicilia, L’instant, Galerie Chantal Crousel…

carton invitation galerie J. Cerami

carton invitation galerie J. Cerami

En train, le long d’un fleuve, retrouvailles avec des paysages d’enfance et les rêveries qu’il y semait, et qui ont depuis lors, germé dans le vide

Le train, sorti de la ville, longe un fleuve. Somnolent suite à une mauvaise nuit, accablé par la fermentation chuintante d’un gros rhume, il regarde vaguement par la vitre, affalé sur la banquette. Progressivement inondé par le paysage fluvial, comme si imperceptiblement une digue entre intérieur et extérieur s’était effacée, ses sens engourdis pétillent au ralenti, sans forcément reconnaître quelque chose de familier ou de plaisant, mais respirent un oxygène euphorisant, sournoisement psychédélique, glissant dans un état sans étanchéité stricte entre les formes qui se rencontrent, qu’elles soient solides ou fluides, matérielles ou mentales. Des conditions d’étranges empathies s’installent. Quelque chose vient. Il est titillé par « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer » (Michel Bitbol). Un picotement lumineux. Il contemple la berge de l’autre côté, et le versant de la vallée qui la domine, à la manière d’une conscience qui, en route vers sa dernière demeure, allongée dans un drone, s’attarderait au-dessus de régions antérieures, jadis connues, rendues inaccessibles par l’écoulement du temps, essayant de se retrouver, de se voir comme il y était jadis. Survoler son passé. Et il voit sans voir. Pendant toutes les années de l’enfance, tous les dimanches après-midi, il s’est retrouvé blotti dans la voiture familiale, roulant sur cette route, là-bas, de l’autre côté, au flanc de cette vallée, dont il éprouve à nouveau le poids, l’enveloppement. Il reconnaît ces flancs, du moins leur ombre, leur silhouette, leur texture, mais aussi une sorte de fil narratif entremêlé aux creux et reliefs, doublé d’une couture personnelle que lui-même y a appliquée, répons à la configuration rythmique des lieux tels qu’aperçus depuis le hublot de la voiture. Chaque fois, c’était un trajet de bonheur. Il essayait de survoler en pensée l’anatomie générale des coteaux et rochers le long desquels l’auto effectuait son rituel dominical. Le regard par la vitre, grimpant. Rideau opaque des falaises abruptes, forêt déboulant jusqu’au macadam, troupe drue des troncs verticaux sur la pente raide, armée immobile camouflée, passage aéré à chaque petite vallée perpendiculaire, aperçu alors des crêtes éloignées, garnies d’un alignement rigoureux de grands arbres, silhouettes emplumées surveillant les va et vient de la vallée. Une cadence, ses variantes, ses suspens. À ce qu’il voyait de mosan, il substituait des images de canyons déserts, inhospitaliers, avec ses sentinelles indiennes menaçantes, il se racontait des histoires. Chaque fois qu’il apercevait, avec une surprise jamais démentie, au sortie du même virage, le toit de la même maison dans une clairière verte, élevée, sorte de mini alpage tombé du ciel ou, à l’embouchure d’une rivière, l’inamovible église grise hermétique avec sa sacristie sinistre et tarabiscotée, entourée d’un vaste enclos grillagé peuplé de daims, son regard jetait dans ces lieux autarciques, sans chemin d’accès, comme suspendus dans d’autres dimensions, une petite graine d’imagination qui y réinventait le vivant, de A à Z. Un chapitre bégayant à chaque passage. Il se projetait dans des existences loufoques adaptées à ces décors pittoresques détachés du réel. Il inventait, fictionnait, multipliait la possibilité de ses avatars, une sorte de refuge.

Surgissement d’une falaise séminale, dedans dehors, paroi de moelle épinière, d’où s’élance le visible, hors de lui, qu’il décrit spontanément dans le style d’Iris Hutteger, où il découvre encore la mince feuille d’or du chant rossignol (José Maria Sicilia)

Et soudain, la vue est bouchée, il scrute au microscope une paroi grise, avec des taches, des mousses, des touffes incolores, une sorte de matière fondue, suif ou cire. Un immense iceberg de moelle molle surgissant du brouillard, contre lequel il s’écrase lentement, y pénétrant, faisant corps avec. Irréel. C’est qu’ont surgi dans les brumes les falaises grises, érodées, fatiguées, immenses et en même temps un peu dérisoires, falaises jouets, mêlant la perception réelle d’un adulte qui les trouve désuètes et celle intacte de l’enfant à jamais impressionné par leur majesté sauvage. Il a l’impression qu’une taie lui couvre les yeux, une bâche s’est abattue et enveloppe le wagon, c’est comme s’il perdait la vue ou qu’une autre vision prenait le contrôle de la sienne, emportée par le surgissement d’une image, disséminée vers d’autres manières de voir, à inventer. En tout cas, doutant d’avoir encore les yeux tournés vers l’extérieur, en face des trous. Quelque chose en lui s’est-il révulsé ? Et en même temps, comme un arrêt, le train s’est-il englué dans la même masse gommeuse ? S’est-il assoupi et rêve-t-il ? Est-ce bien la surface de rochers opaques et lumineux, lisses et rugueux, qui lui obture le regard, que ses paupières se lèvent ou s’abaissent ? Ouverts ou fermés, ses yeux fixent la même paroi. Pas de différence. Adéquation, coïncidence. Il est jeté, déversé dans le paysage. Ou il est béance qui aspire toutes les images du monde, eau cinématographe happée par le trou d’un évier. Après que le train se soit extirpé de l’effet paralysant de la falaise, il réalise que ce qu’il a vu se dresser là de l’autre côté de l’eau, devant lui – et déjà disparu de par la vitesse sur les rails – était ni plus ni moins un morceau de son imagerie mentale, un bout de son imaginaire, un rocher en matière cérébrale qui se reconstitue neurologiquement, monumentalement, chaque fois qu’il pense à ce paysage ou que se réactivent les sensations éprouvées lorsqu’il y voyageait, chaque dimanche réglé comme du papier à musique. Et chaque fois comme si toute sa consistance neuronale était cette falaise. Stupeur de voir un fragment de son paysage mental se dresser ainsi, immense, aux yeux de tous, sur les bords du fleuve (au cinéma, cela évoquerait le genre «Attaque de la moussaka géante »). Mur intérieur d’escalade spongieux où, depuis des décennies, il pratique l’ensemencement et l’enracinement de lui-même, par petits modules hétérogènes. C’est ainsi que la paroi de moelle est parsemée d’autres matières rapportées, sédimentées, petits pans de couleurs, marbrures de lichens neuronaux, cristaux de lignes brisées, rubans effilés, petits papiers volants piqués ou épinglés, tissus déchirés et cousus à même la surface accidentée, petits drapeaux décolorés plantés dans des zones difficiles à atteindre, là où l’on ne s’aventure qu’une fois, par défi, pour tester ses limites. Mais rien ne s’est fixé du premier coup, tant pour épingler, coudre ou planter. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois, ce qui laisse des traces, des perforations, des éclats (comme la trace d’impacts de balles dans le crépi de maisons mitraillées), des lambeaux qui se détachent et chutent lentement, forment des surplombs, des grottes. Chaque incrustation ou altération comme une collection de pense-bêtes. Des points  de symbiose. Et si, face à cette surface dressée, il revit une expérience originelle, reconduit ainsi aux premières années de son récit de vie poétique, approchant ce que les phénoménologues appellent une expérience pure – une confrontation qui lui permettrait « de se réenraciner dans le simple fait d’être qui ne cesse d’éclater comme expérience consciente, et d’en faire un nouveau point de départ » (M. Bitbol, p. 244) -, ce qui le soulage est, au contraire, que ce visage de montagne qui le scrute est plutôt un environnement d’impuretés offrant plein de possibilités d’inventions et de trajets d’escalades inédits – des accroches traçant des chemins divers – et qu’il y voit la grisaille tramée de toute image se formant en lui. Un écran lui évitant précisément d’en revenir à la chose « en soi » (l’audible, le visible, le sensible) pour mieux se préoccuper des « adhérences, ces impuretés » qui « donnent précisément à l’image sa puissance de multiplicité, son exubérance, sa force de potentialisation » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143), sa source d’énergie : « Cette énergie n’est jamais « pure », toujours elle adhère à quelque chose dans l’histoire et, donc, ne se dissipe pas purement et simplement, mais survit sous une autre forme, comme vestige, reste, lacune, symptôme, hantise, mémoire inconsciente. Certes, l’image détone et l’image brûle : mais l’explosion, qui nous assourdit un temps, nous fait aussi écouter toute chose, après coup, dans l’harmonique même de sa force destructrice, mais la combustion nous laisse  pour longtemps avec un goût de cendre dans la bouche. » (Didi-Huberman, Phalène, p.150) Il reste en attente toujours de ce qui peut fuser des anfractuosités de la roche, exciter les facultés transformistes entre faits extérieurs et intérieurs – du solide devenant fluide, de l’aérien pesant, du lointain proche, de l’invisible visible  -, c’est-à-dire prospecter d’autres manières de sentir et vivre : « Ce qui nous bouleverse dans une image n’est pas qu’elle atteigne « le visible en soi » mais, au contraire, qu’elle fasse fuser le visible hors de soi – en le fragmentant, en reconnectant autrement les fragments – pour autre chose, une autre façon de voir, de parler, de penser, d’écouter, de se mouvoir dans l’espace. » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143) Les émanations de cette falaise forgent un voisinage propice aux passages entre éléments, aux stratégies de change. C’est dans ces parages, faisant corps avec la muraille de roches grises, qu’il se sent happer des images, des fragments, matériaux propices à se composer autrement, se camoufler, migrer en d’autres peaux, et suscitant « la fusion assumée de chaque chair vivante avec quelque essence générique comme celle d’une espèce totémique » (Michel Bitbol, p. 306). Ou attrapé par des images à travers lesquelles des chairs vivantes absentes cherchent une fusion avec des parties totémiques de lui-même, enfouies. Des choses passent, fusent, le traversent et changent de nature, laissant en lui le modelage de leur mouvement éclair. Ciel déchirant de mélancolie, alchimique, crépitant. De la même manière que les travaux saisissants de Sicilia, exposés récemment à la galerie Chantal Crousel, transcriptions cartographiques de chants d’oiseaux, rien de moins que des partitions graphiques. Parchemins synesthésiques. Il regarde, il lit ces tapis ornés de trilles dessinés, mandalas dus au «savoir-faire calligraphique des traces laissées par un temps échu » (M. Bitbol, p.309) – temps à écouter et à graver en soi les airs ornithologiques -, et il les entend, leurs fréquences, leurs colorations, ça fredonne en lui. Ou mieux, dans cet ensemble d’œuvres regroupées sous le titre L’instant, celle, pour lui absolument fascinante, frappante comme s’il voyait se matérialiser hors de sa poitrine un frisson cardiaque au timbre cristallin, pièce d’armure qui épouse la configuration onirique et charnelle d’une mélodie de rossignole, fine feuille d’or moulant dans le vide la contorsion poétique des sons. Un rossignol, à un moment précis, un chant unique. Turbulence sereine, révélation d’un organe caché, articulation étrange entre l’immatériel et le matériel, le sacré et le profane, le sans valeur et l’inestimable. Insaisissable bijou sans prix. À toucher, écouter, regarder, caresser, s’introduire ? Prêt à s’évanouir ?

De sa falaise de l’enfance, devenue chiasme visuel, pierre philosophale de sa manière de voir, d’intérioriser les paysages, aux techniques alchimiques d’Iris Hutteger pour capter et broder les montagnes reflétées en elle

Il referme les yeux pour revoir la falaise, façade alpestre de change. « De quel côté de mes paupières se trouve-t-elle ? », pense-t-il dans une mutation sensible de sa conscience que l’on pourrait appeler, avec Michel Bitbol, un « chiasme visuel ». « Si désormais la sensibilité ne se réduit plus à « informer » le sujet sur ce qui se passe dans un milieu séparé de lui, et si elle parvient au lieu de cela à transfixer la frontière entre eux, alors se fait jour une entière réciprocité des rôles entre le regardé et le regardant. » (M. Bitbol, p. 357) Et il voit resurgir la physionomie précise de la falaise tutélaire de son enfance, omniprésente dans sa relation à l’espace imaginé à gravir pour atteindre ses propres terres, dans de multiples occurrences, comme dans ce petit dessin de Tacita Dean où de vastes circonvolutions nuageuses, cervelle de ciel tourmentée, immense éponge rongée, flamboyance de coraux nuages s’élèvent sur un alignement de pyramides minérales, désert de sel abrasif. C’est donc devenu une sorte de paysage générique à partir duquel il empreinte tous les autres. Et il repense au travail d’Iris Hutteger, plus exactement il se perçoit comme travaillant les images qu’il engendre à la manière de cette artiste suisse. Elle photographie les horizons montagneux de son pays. Elle saisit uniquement la roche, les pics, les massifs, les forêts, les glaciers, les causses, jamais d’habitation, de présence humaine. Des paysages vides. Des sortes d’archétypes. Etendues natives génériques. Elle utilise un appareil ordinaire, la technique de prise de vue n’est pas fondamentale. Ce sont des paysages avec lesquels elle est née et a grandi, elle en est imprégnée. À la limite, elle ne les voit plus. C’est sous peau, dans ses gènes. Même, quand elle les photographie, elle ne les voit plus, elle sait qu’ils sont là, immuables. Elle les photographie à l’aveugle pourrait-on dire, elle sait intérieurement comment ils sont, où ils se trouvent, d’instinct, elle sait en cadrer ce qui la touche ou simplement la concerne. Parce qu’ils sont en elle, elle les a dans sa visée intérieure. Ce sont les couches archéologiques de son mental, de son histoire. À scruter ces réalisations, il a toujours eu l’impression qu’elle en était tapissée. En les immortalisant avec son petit appareil photo non numérique – qui va forcément intégrer des défauts, ne pas rendre possible le rendu le plus fidèle -, c’est comme si elle se photographiait l’intérieur, tournée vers ses abîmes, ignorant ce qu’elle peut ainsi capter. La photo est le début d’un processus expérimenté – à chaque fois expérience neuve – en vue de matérialiser dans des gestes, des techniques et des représentations à malaxer, ce qui la lie aux paysages qui l’ont bercée, qui l’ont moulée comme le linceul le corps prêt à glisser vers l’au-delà. Recherches de traces fondatrices. Repérages d’itinéraires affectifs enfouis, engloutis. Ce qui, points magnétiques comme décochés du squelette montagneux omniprésent, la fixe et la coud dans les dédales de son imaginaire minéral. Le paysage non comme reflet de la nature, mais comme « expérience », création de « réelle image de fiction » (propos de l’artiste). Fixation et coutures qui délimitent aussi une aire de liberté, d’évasion. Certainement sous le coup d’une intuition, répétée à chaque nouvelle œuvre, elle commence par manipuler la pellicule pour en effacer les pigments et obtenir une image livide en miroir des ombres crevassées de ses entrailles, tant cérébrales qu’ombilicales. Décolorer l’image, la rendre exsangue, albinos, maladive, comme ses organismes trop longtemps privés de lumières, légèrement phosphorescents. On dirait des physionomies nues apparaissant à la surface d’un douillet drap de cendres fines, encore tièdes après une nuit de lente consumation. Paysages fantomatiques flottant, sublimés dans leur rémanence, délicatement gravés par frottement à même des icebergs de pierre ponce, à la dérive. Et, dans certains plis de vallées, sur les alpages, les éboulis de roche ou les arêtes monolithiques, des pointillés, des duvets, jaune, vert tendre, violet, gris sur gris, blanc, rouille. Presque une prairie de graminées agitées par le vent. Une mousse de myosotis épousant les surplombs. Bourre soyeuse de pétales ruisselant des entailles calcaires. Herbes folles qui dansent et ourlent les pics. Il crut d’abord soit à une hallucination – discerner par suggestion les teintes manquantes -, soit à des restes de couleurs, entrelacs de fines écailles polychromes. Mais vu de près, il constata que ces taches ressortaient, tissées, fils repliées sur eux-mêmes, trames soyeuses, toiles d’araignées, reliefs finement matelassés. Une imperceptible renaissance, tiens, là ça revient, ça repousse, ça reprend des couleurs. Un médiateur choisit cet instant pour s’approcher et lui expliquer : « C’est une technique qui échappe au registre photographique pour rejoindre des pratiques qui consistent à transformer des matières premières par l’usure. Jusqu’à ne garder que le visage translucide des choses ». Alors, il se rappelle ses expériences de patience, précoces et avortées, quand il voulait imiter les enfants africains, réalisant des bagues dont la surface polie lui semblait infiniment précieuse et rare, en frottant concentriquement, inlassablement, des noyaux de fruits contre une pierre pointue. L’action répétitive, routinière, contrastait avec l’effet de rareté qui en découlait, et, dans la dimension hypnotique du geste court et rapide, se tournant et retournant sur lui-même, l’impression d’aspirer l’esprit du noyau de fruit, à proportion de la chair s’évaporant dans le frottement. Dans cette action se sentir autant machine, mécanisme primaire que métabolisme poétique, organe à conceptualiser. Établissant un parallèle avec le procédé de l’artiste, il l’imaginait agir ainsi pour que les couleurs du paysage se retirent de l’image et irriguent son sang. Transfusion. Les faire migrer dans ses circuits d’ondes vitales. Ce qu’il imaginait ainsi le résultat d’une intervention manuelle pour retirer la couleur – parce que littéralement, ce qui apparaît sur la photo semble avoir été opéré, retourné, charcuté dans chacun de ses pixels, et donc comme traumatisé – résulte d’une opération beaucoup plus simple : « j’agrandis les négatifs sur papier photo en noir et blanc».

L’artiste coud l’image à la machine, organologie accidentée, et surgissent alors des régions jusque là ignorée de son corps propre, constellations neurologiques

Tout cela – dénaturer la pellicule photographique, en faire une sorte de paysage au rayon X -bien entendu, n’est que préliminaire. Après, la photo est imprimée sur du carton assez robuste et commence l’acte par excellence, difficile à décrire autant qu’il doit être malaisé à contrôler. C’est avec une machine à coudre qu’elle opère. Le carton est le tissu, le fil utilisé est vert, gris, noir, jaune, bleu pervenche ou bleu nuit, rouille, et elle actionne cette organologie instrumentale pour transpercer la photo, y greffer le graphique de ce que l’image fait palpiter en elle, relier sa chair à ce que montre le carton. Sans patron, sans ligne, à l’instinct. Cela ne peut se faire qu’ainsi. Par un saut dans le vide, à travers la béance entre ce qu’elle ressent physiquement en elle et qu’elle veut fixer, dessiner, coudre, béance que le verbal ne peut combler. Il l’imagine pliée sur la machine, le pied sur la pédale, les mains tenant ferme le carton, de part et d’autre de l’aiguille. Tout le corps engagé, tendu dans « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer ». La navette qui procède par saccades, zigzag, piétinement obstiné, obsédé et qui va, au fond de l’artiste, de ses souvenirs, chercher des brins de couleur pour les piquer sur la photo décolorée. Pas n’importe où. Pas n’importe comment. Elle sait où et selon quel cheminement erratique, dense, parcimonieux, géométrique, elle ressent avec précision quels passages emprunter pour donner forme à ce qui s’articule en elle, par où frayer, mais la machine et la technique pour y arriver, sont immaîtrisables, peu adaptés et introduisent, de ce fait, une large part d’aléatoire. Il se souvient de ses propres tentatives malheureuses à la machine à coudre, ses doigts d’enfant incapables de résister à la vitesse, à l’impulsion soudaine et brutale, et le tissu de se froncer, se mettre de biais, la couture déraillant à travers tout. De quoi garder au creux des mains cette sensation fantastique d’une force jaillissante sauvage, secousse animale se libérant du carcan machinal. Elle fourrage. Dynamique contradictoire qui ressemble au rapprochement textuel « d’enfouissements à extirper » ! Démarrage au ralenti, puis tout s’accélère, s’emballe, « est-ce que la machine comprend avant moi où je veux aller ? », décharge neuroélectrique. L’évidence du côté expérientiel, c’est qu’il y a pas mal de ratés et de cartons jetés. De chutes. Collection de ratures aussi importantes que la constitution d’une suite d’œuvres réussies. Néanmoins, au fil de ses travaux, l’artiste élabore une virtuosité remarquable qui lui permet de restituer les effets de mousses sur la roche, de lichens sur les troncs nus de l’hiver, de végétations alpestres débordant des failles de manière absolument confondante. Le résultat, une fois qu’il y revient pour scruter plus méthodiquement la facture de ces oeuvres, lui évoque ces constellations de taches de couleurs qui attestent d’une activité neuronale, dans telle ou telle zone cérébrale et que l’on relie à telle ou telle activité spécifique. Ce qu’il admire toujours comme les signaux d’une vie sur une planète lointaine si proche et qui sont les «corrélats neuronaux de la conscience, voire les sites cérébraux d’activation et d’inactivation de cette même conscience ». (M. Bitbol, p. 422) Des nouvelles d’une « région jusque là ignorée de mon corps propre ». Tous ces éléments lui donnent l’intuition qu’Iris Hutegger efface systématiquement, au niveau de l’iconographie établie de ses lieux mémoriels, ce qui lui donne trop de présence autonome, et qu’elle cherche ensuite à inscrire, sur le fantôme de ces décors toujours présents mais proches de la page blanche, et selon un automatisme surréaliste de la couture, la carte des corrélats neuronaux que sa conscience suscite dans les sites cérébraux adéquats chaque fois qu’une rémanence de ces paysages vient exciter émotions, souvenirs, mettre en correspondance plusieurs impressions. Signes de ce que son activité spirituelle élabore comme fiction là où les paysages ont laissé leur impact. Constellations neurologiques à partir de quoi elle peut se nourrir de ses environnements matriciels tout en les laissant largement dans les frigos de l’oubli. Elle en suce la moelle. (Autre version graphique du chiasme visuel.)

Berlinde de Bruyckere, résurgences antédiluviennes, morgue chaotique et pleine de délivrances, d’espérances momifiées

La matière ravinée de cette falaise proche de celle des cartons couturés d’Iris Hutegger, ainsi que les énergies magnétiques de surgissement qu’elle génère, n’est pas sans lui évoquer la configuration et la manière dont se manifestent les œuvres de Berlinde de Bruyckere, en général, et plus spécifiquement celles de l’exposition Il me faut tout oublier (à la Maison Rouge). Cela surgit au regard comme un pan d’iceberg se fracassant dans l’eau en hurlant, comme la proue arrachée d’un bateau fantôme, où s’accrocheraient quelques rescapés zombies, dans les creux vertigineux d’une tempête. Une monstration, paradoxalement, de ce qui ne peut s’oublier, que la mémoire ne pourra jamais passer par pertes et profits, témoins antédiluviens de l’oppression de toute déviance. Là, des troncs d’arbres portant la trace dans leur chair, comme des Christ, de toutes les plaies que l’humanité s’inflige depuis toujours pour le triomphe du vrai, du beau. Extirpés d’une vase opaque. Surgissement d’épaves longtemps immergées, énormes gisants massacrés, empaquetés, fracturés, chevaux d’Apocalypses éclopés, fossilisés, remontés des profondeurs comme des bois flottés jetés sur le rivage, venus de nulle part. De régions jusqu’ici ignorées de nos corps propres et pourtant toujours sus. Au premier coup d’œil dans la grande salle blanche : sarcophages vandalisés, rongés par le temps, déposés sur des tréteaux, des corps sans identification pouvant représenter n’importe quelle corporéité blessée, mortifiée, en attente dans une infirmerie ou salle d’opération. Lumière de morgue. Juste après la catastrophe, immémoriale, et toute récente, venant de se produire, bégayante, les victimes en phase terminale ou en attente des premiers soins. Sans issue. Sans rémission possible. Ce sont des troncs ou des colonnes d’étançon, meurtries, écorces tuméfiées. La surface de ces corps tordus est crevassée, sombre, elle a rejeté, exsudé une couche épaisse de cire livide, sorte de pus translucide, croûte lymphatique partiellement écaillée ayant dans ses plis l’apparence de moelle et cette teinte grisâtre de la chair morte avec hématomes et traînées sanguinolentes. En dessous, la chair ossifiée est grêlée, perforée, entaillée. Rongée par les vers. La masse de ces présences est violée par des plaques métalliques rouillées qui contraignent à certaines postures, rentrent de force dans l’aubier, séparent, tranchent, corrigent. Des colliers, des attelles, des serre-joints. De vieilles sangles, des étoffes rigides, emmaillotent, compriment, pansements ou dispositifs de torture. Ces formes exténuées, couturées, qui n’en peuvent plus, supplient muettement qu’on les laisse s’en aller et ont aussi des allures de fœtus, récupérés pour pratiquer des expériences ou juste retirés du formol pour l’autopsie. Témoins de tout le monstrueux proliférant au cœur de l’humain, monstrueux constitués de tout ce qui se réprime, de tout ce qui souffre du hiatus imposé entre d’une part l’obligation de la pureté, de l’avènement de l’absolu de la « chose en soi » et d’autre part l’impureté banale et essentielle de toutes choses, par où circule le vivant créatif au quotidien, débarrassé de la dictature de l’essence. Formes martyres proches du canasson équarris sadiquement, expériences sur plusieurs membres déviants fixés entre eux pour former de nouvelles entités, collection d’anatomies fantastiques persécutées par la volonté de comprendre et d’élucider leur mystère singulier. Et qui flottent, dérivent. La sophistication du traitement infligé à ces troncs – ni d’arbre, ni d’homme, des troncs de vie macchabée – à travers les âges, puisqu’ils sont là depuis la nuit des temps et pris en charge par les générations successives, signale et célèbre comme l’éternité du bourreau. Il plane dans la morgue l’espoir d’une délivrance et le poids d’une fatalité, la révolte et la culpabilité. Ces humeurs mises en contact provoquant étincelles et explosions.

Pierre Hemptinne – Iris HuteggerLa Maison Rouge –  Berlinde de Bruyckere à Venise

Tacita Dean José Maria Sicilia - L'instant - rossignol SONY DSC SONY DSC SONY DSC Iris Hutegger SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC Berlinde de Bruyckere SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC

La matrice passionnelle

Berlinde de Bruyckere, Librairie Saint-Hubert, Bruxelles

Dans une période où toutes les vitrines se confondent dans la mièvrerie festive, la célébration gaga des « fêtes de fin d’année », la librairie Saint-Hubert affiche l’audace de l’image. Impossible de passer devant sans s’arrêter ou, du moins, être frappé au passage et emporter quelque chose, garder dans le coin du cerveau le fait d’avoir vu, entrevu là, une scène, un tableau qui tranche, qui travaille, plante un coin, indispose, diffuse un malaise ou la promesse d’une extase esthétique. Quelque chose qui incitera à enquêter, à revenir voir. Il ne s’agit pas de provocation facile, superficielle. C’est plutôt, en évidence dans un passage très fréquenté, un fabuleux retour de refoulé, si je puis dire. Représentations de corps, ébauchés ou débauchés dans leur anéantissement, qui ramènent sur la place publique toute la place ambiguë du sacré. Nous avons tous à faire avec cette religion qui s’est organisée, a organisé et organise encore le mental d’une part importante de la population, autour du spectacle d’un corps supplicié, crucifié, tordu de souffrances, comme image de la passion, comme image du sublime qui nous surplombe. Image exploitée d’innombrables fois dans l’iconographie religieuse (qu’elle soit artistique ou publicitaire, dissémination d’images pieuses de seconde zone) que l’éducation conduit à reconnaître, contempler comme intégrée à notre histoire individuelle et collective, faisant partie de notre patrimoine. Voilà qu’elle resurgit de manière inattendue, cette image, en déclinaison belle et insoutenable, en pleine préparation de la grande fête religieuse de Noël.  Ce ne sont pas à proprement parler des représentations de crucifixions, mais le traitement effectué sur le corps m’y fait penser, immédiatement et confusément j’ai senti une sorte de suite moderne, une réponse ou continuation au travail  fabuleux de Grünewald (par exemple). Une convergence. Le thème est le même, mais ne se dédie plus exclusivement au corps du Christ : la crucifixion, la passion du Christ est une matrice de vie qui affecte tous les corps, les pétrit et dont les effets se lisent dans la manière dont tous les corps ordinaires rendent l’âme. L’outrance de fond et de forme a la peau douce, usée, onctueuse même, cela tient aux pigments peut-être, la chair morte semble continuer une sorte de vie, les fragments de corps ne sont pas raidis, achevés, en bout de course, le pouls semble réduit au strict minimum (juste une ombre), le corps morcelé placé en dispositif d’adoration (sous verre) ou de connaissance (armoires anthropologiques) reste détenteur du dernier souffle, il le retient dans ses tissus. Peut-être justement parce que, dans cette représentation de la mort au sein de la douleur, douleur accumulée d’une vie normale valant bien crucifixion et passion et agissant comme lente métamorphose du corps, la mort ou jour le jour malaxe les muscles, l’épiderme, les viscères, les os, les poils, l’artiste saisit l’instant où l’organisme rend l’âme, elle passe, traverse les dépouilles, en constitue l’ultime pigmentation, effrayée, marbrée, bientôt fossilisée. La vie même en ses membres arrachés, suppliciés, se reproduit, continue de mettre bas, indistinctement chair fraîche ou morte. Voilà, à droite, un cadavre exposé, un corps éprouvé épuisé par sa longue passion, modelé et taillé par une vie sans pitié. Déposé par compassion sur un autel de fortune, tréteaux et coussins d’une blancheur liturgique. (Aux yeux de tous, comme une leçon, un exemple, un avertissement, livré à l’équarrissage, la dernière image du mort, le refus de résurrection.) Il y aussi ces incroyables transformations corporelles, plusieurs corps pris ensembles, fondus partiellement l’un en l’autre, des agencements opérés par étreintes paniques où se réfugier en l’autre donne tout autant l’impression de vouloir lui arracher de quoi survivre, des manœuvres animales rendues indistinctes par le passage de la mort, des fusions dévorantes, des essais désespérés pour échapper à la solitude, à l’horreur, et qui ont quelque chose d’embryons monstrueux avortés, les jambes et pieds cadavériques souvent figés sur leur croix invisible. (Moulage matriciel  de la tendresse dévorante, comment des êtres se malaxent, se greffent l’un à l’autre, s’échangent, inventent des machines plurielles, échappent à leur enveloppe en glissant vers l’informe…) – La Librairie Saint-Hubert publie un portfolio de photos de Mirjam Devriendt sur le travail de Berlinde de Bruyckere : la matière et la dynamique du travail de l’artiste, ce qui l’anime comme pulsion spirituelle continue, y sont très bien rendues, ce qui laisse entrevoir une vision d’ensemble de ce qui se joue là-dedans, une sorte de panorama étourdissant, un appel. Cette œuvre a besoin de temps et de vue d’ensemble. En arrêt devant la librairie – où j’avais été dirigé par un ami – j’ai eu l’illusion d’une découverte totale. En fouillant, en compulsant de la documentation, je me suis souvenu avoir remarqué la pièce « Jelle Luipaard » dans l’exposition « La Belgique Visionnaire » au Palais des Beaux-Arts, mais sans creuser, sans la remettre en contexte, au creux de sa gestation, de sa prise de position par rapport au patrimoine, le monde et le rayonnement du gothique flamand… faute d’avoir produit le travail nécessaire, l’œuvre m’avait échappé. J’ai ou observé, de l’intérieur de la librairie, à quel point les images attirent le regard, frappent les visages, les gens rentrent, feuillettent les livres à disposition, autant pour en savoir plus que pour se défaire de la première impression. Les manifestations scandalisées sont, paraît-il, nombreuses. Dans le catalogue « Un » édité à l’occasion d’une exposition monographique à la Maison Rouge, deux très bons textes de Harald Szeeman et Barbara Baert. La librairie publie un texte inédit de caroline Lamarche. (PH) – Photos d’œuvresCommuniqué de presse de la maison Rouge