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Dans les robes membraniques de Chiharu Shiota

Chiharu Shiota, Home of Memory, La Maison Rouge, jusqu’au 15.05.11

Matériaux, thèmes : procédés ?  – Les installations de Chiharu Shiota à la Maison Rouge présentent des variantes de certains de ses matériaux et thèmes fétiches : des robes blanches démesurées vides et en lévitation, des brouillards de fils noirs qui dispersent le sens, des accumulations organisées d’objets d’une même famille (souvent des fenêtres, ici des valises). (Les allergiques à l’art contemporain y verrait la répétition d’un même procédé mais, au fond, un artiste comme Rodin n’a-t-il pas travaillé souvent les mêmes thèmes et matériaux !?)Fragilité circulatoire. – Dans une vidéo en couleurs, aussi banale (il ne se passe pas grand-chose) qu’onirique (on assiste à un bouleversement organique), on observe une femme nue endormie. Sa respiration, quelques légers spasmes ou soubresauts sont les seules actions involontaires. Elle est emberlificotée dans un réseau de tubes transparents qui dessine une expansion chaotique de son système respiratoire et circulatoire. Les tubes sont vides. Puis ils commencent à se teindre de rouge, c’est le sang qui, progressivement, y gicle, comme soumis à un effet de vases communicants dont nous échappent les tenants et aboutissants. Rêve-t-elle cette prolongation de son réseau d’irrigation sanguine ou est-elle soumise à une expérience poétique/scientifique ? Ou commence et où finit l’influence du sang qui circule en un être et répand ce dont il est fait, ses composants essentiels, sa chaleur, ses humeurs, sa pigmentation, ce qu’il absorbe du monde et transforme en liquide de vie, charriant son oxygène (au propre comme au figuré) dans tous ses organes et tissus et y compris dans les extensions immatérielles, spirituelles (organologiques, relevant de la biopolitique) ? Ce que l’on voit ainsi se teindre de rouge sang est l’ombre réticulaire de l’être, sa zone d’influence et son aura, le territoire qui l’entoure et où il exerce son influence, fait circuler ses fluides, organise les échanges immatériels avec ce qui l’effleure. Mais c’est aussi l’entrelacs, la traîne où chaque être expose toute sa fragilité : ce que j’extériorise ainsi de vital, en de minces tuyaux sans protection, est, forcément, très vulnérable. Il suffit d’un rien pour que se provoque une hémorragie fatale, je dépends de la bienveillance d’autrui. D’autre part, rien ne prouve que le flux sanguin qui irrigue ces artères artificielles ne provient que de la dormeuse, peut-être provient-il de multiples sources, représentant alors comment, au moment du sommeil profond, on se recharge inconsciemment en se connectant de manière plus ouverte à tout ce qui nous entoure et nous nourrit en essences de toutes sortes. – Les robes ambiguës. –  Chiharu Shioto, comme il est dit dans le toujours impeccable petit guide de la Maison Rouge, utilise « souvent des objets prélevés dans son quotidien, objets renvoyant à une dimension humaine, mais surtout à une mythologie personnelle de l’artiste : un piano calciné, des vêtements, des lits d’hôpitaux, des jouets d’enfants, une chaise, … », chacun de ces objets s’inscrivant dans des interventions récurrentes. Ce n’est pas la première fois qu’elle travaille ces robes blanches, difficilement datées, pouvant venir autant de modèles très anciens, dénichés dans de vieux greniers fantasques, que d’un design contemporain effectuant une relecture d’un drapé ancestral. Ces robes sont disproportionnées, symbolisent une féminité fantomatique qui obsède l’artiste dans le sens où elle sait qu’elle ne remplira jamais l’idéalité de ce vêtement. Il semble destiné, dans l’alignement de ses avatars reproduits à l’identique, à une beauté qui n’existe plus, beauté qui exerçait son joug par le passé et dont l’artiste femme doit se libérer, rompre la fascination qu’elle exerce toujours en jouant de sa tradition (origines perdues dans la nuit des temps). En même temps, ces robes qui peuvent sembler magnifiques ont aussi un aspect raide qui rebute, quelque chose relevant de la camisole plutôt que de la robe longue, vêtement de réclusion. Chasubles raides pour rôder dans les couloirs d’un enfermement psychiatrique. L’ambiguïté se situe entre deux interprétations possibles : robe momifiée, qui momifie le féminin, ou robe chrysalide qui pourrait en abriter la jouvence. – Les canaux sympathiques. – Le plus important, dans ces installations, réside en ce qui entoure les objets mis en scène et qui constitue la marque artistique de Chiharu Shiota. Voici ce qui en est dit dans le guide du visiteur : « de monumentaux enchevêtrements de fils monochromes, tendus à travers l’espace, qui perturbent la circulation, comme la vision du visiteur. Ce dernier est rejeté à la périphérie des installations… » Le premier effet est de donner un étonnant coup de projecteur sur l’objet mis au centre du dispositif. Il apparaît dans une netteté paradoxale. Il est avant tout exposé, travaillé pour et dans sa plasticité paradoxale. Mais dès que l’on s’immerge dans l’agencement des éléments associés par l’artiste, ça se brouille. Les contours s’estompent, la fixité de l’image est criblée, le regard court après une vue d’ensemble homogène, cohérente. Mais celle-ci n’est plus atteignable. Les robes sont suspendues dans un impressionnant réseau de toiles d’araignées qui en délocalisent le sens, l’histoire, l’esthétique, les vibrations. Sont-elles tissées à partir des robes vers l’extérieur, l’infini du monde sans bords, ou viennent-elles de cet infini se refermer sur les robes ? C’est indécidable (selon moi). Mais avant tout, cet enchevêtrement de fils exerce son emprise sur le regard et le corps du visiteur. Où est l’œuvre, comment suivre tous ces fils ? Leur multitude de traits multidirectionnels engendrent un brouillard, des zones d’indistinctions, où le matériel est brouillé par l’immatériel, la frontière entre visible et invisible rompue, où l’on n’est plus assuré de ce que l’on voit. À plus d’un endroit, et dans un halo d’effets difficile à arrêter, le regard est encalminé, immobilisé par les rais sombres des toiles d’araignées qui le traversent, engourdi et l’œil transmet au cerveau cet engourdissement contagieux. De cette manière, l’artiste procure à la représentation des objets de sa cosmogonie personnelle, une puissance empathique hors du commun. Elle représente l’œuvre et son mode de contagion. Pour qui et quoi se forme cette empathie : les robes, leur beauté hiératique vidée, leur ligne d’isolement asilaire ou les organismes réticulaires de fils noirs qui les innervent dans l’espace sans fin ? De cette manière, le visiteur est loin  d’être « rejeté à la périphérie » de l’œuvre, il tombe dedans, carrément. Quelque chose de ces fils fait partie de lui. Une part de ces robes se grave en sa mémoire. Ces objets liés à une histoire personnelle, immobilisés sous forme de coques vides, intemporelles, dans les rets d’une mémoire individuelle connectée immanquablement à une autre mémoire, à toutes les mémoires qui cherchent à se rejoindre dans une dimension collective de ce qu’elles conservent (pour le supporter, le porter à plusieurs), ne sombrent pas dans l’universel ordinaire, mais pénètrent chaque histoire individualisée qui s’approche d’eux, lui  faisant assumer une part du fardeau placé au centre des filets de captation.  Et cela rejoint un imaginaire collectif très ancien, archaïque et parfois farfelu, présent dans les fantaisies littéraires et artistiques de nombreuses cultures tout comme dans les développements plus récents de la cybernétique, des sciences de l’information, de l’importance de l’immatériel actif dans nos sociétés numériques. – Toiles, filets, émotions, hydrauliques. – C’est ce qu’étudie Yves Citton dans un livre récent, Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance. Il se penche sur l’œuvre d’un écrivain du XVIIIe siècle, Charles Tiphaigne de la Roche, qui s’est appliqué à décrire la dynamique du monde invisible qui entoure l’activité des hommes – génies, êtres imaginaires, esprits et flux divins –  et en explique l’inexplicable. Tout cela sous formes de tuyaux et canaux par où passent des fluides qui mettent toutes choses en interrelation. Pour lui, le monde est avant tout un ensemble de flux interconnectés, qui se poussent ou se repoussent, préfigurant ainsi la manière dont l’information, aujourd’hui, régit les mouvements dominants de notre économie. Le principe de la toile d’araignée est au centre de cette réflexion. « La toile de l’araignée, le filet de pêcheur fournissent des modèles ce qui fait l’essence membranique de tout être. » Les toiles, les filets qui entourent les objets personnels des installations de Chiharu Shiota matérialisent cette essence membranique de l’œuvre d’art, des êtres et objets qui communiquent à travers elle en fonction de ce qu’ils retiennent ou laissent passer, en fonction de l’investissement émotionnel ou spirituel que l’on produit, dans les parages de l’œuvre, pour la comprendre. Ce réseau de fils stimule les échanges. « Chacun se définit par ce qu’il retient et par ce qu’il laisse passer au sein des flux qui le traversent. Si c’est de la circulation qu’émane toute vie en général, c’est de telle ou telle modalité particulière de filtrage que résulte la forme de vie propre à chaque être. » A propos de cette manière de décrire comment les choses agissent les unes sur les autres, s’interpénètrent et s’altèrent  par les fluides qu’elles diffusent, Yves Citton parle « d’hydraulique sensorielle » : « Une pression extérieure accrue sur la membrane des canaux rétrécit leur taille, force les esprits animaux à se déplacer vers l’endroit où la pression est la plus basse, c’est-à-dire vers le réservoir du cerveau, instaurant ainsi un mouvement de communication de proche en proche qui transmet vers le cerveau l’information du différentiel de pression perçu à l’extérieur du système. » Les robes de Chiharu Shiota sont au centre d’un réseau de canaux par où se diffracte la charge émotive qu’y place l’artiste et par lesquels nous réagissons aux éléments de cette diffraction, affectés que nous sommes d’un engourdissement du regard qui se propage au cerveau (comme l’araignée paralyse sa victime pour mieux la dévorer, l’intérioriser) et nous fait pénétrer dans l’œuvre et ses rets. L’artiste à travers l’œuvre se fraye un chemin jusqu’à nous vice-versa. « C’est bien le phénomène du frayage qui tient ensemble l’imaginaire proposé par Tiphaigne. Ce qui nous apparaissait plus haut comme des tubes ou des canaux s’avère n’être qu’un cas particulier des traces laissées par les contacts entre les êtres. Au-delà des tuyaux à travers lesquels circulent la sève, le sang, les humeurs ou les esprits animaux, le mécanisme du frayage explique l’émergence, le maintien ou l’effacement de toutes les voies (sentiers, routes) empruntées par les divers flux dont se compose notre monde. Dès qu’il y a un différentiel de pression entre deux parties de l’univers, quelque chose pousse et quelque chose passe de l’une à l’autre. Cette poussée et de passage (se) fraient des routes, d’abord imperceptibles, puis de mieux en mieux établies, qui préparent la circulation des poussées et des passages à venir, mais que peuvent toujours venir effacer et reconfigurer de nouvelles poussées plus intenses ou différemment orientées. » Finalement, qu’importe la robe, le piano, le banc, la chaise, le lit d’hôpital, ce ne sont que des objets personnels qui servent d’appâts aux regards qui décochent les fils de l’émotion, en canalisent les fluides à l’extérieur du corps du visiteur comme un réseau de tubes –veines, artères immatérielles, tout un système respiratoire et circulatoire qui se met en action à l’approche d’une œuvre d’art (notamment). Ce qui compte est de faire sentir comment, regardant une œuvre, cherchant à la comprendre, on se retrouve pris dans ce réseau émanant de l’œuvre et que l’on saisit celle-ci dans le réseau de nos émotions, cette rencontre pouvant se décrire en hydraulique émotionnelle faite de poussées et de passages, de frayages que l’on inscrit en nous, que nous inscrivons dans de l’autre. Cette artiste japonaise fait merveilleusement prendre conscience de ce procès. (PH) – Chiharu Shiota, son site Maison RougeYves CittonCharles Tiphaigne de la Roche. –

De Facebook à Arman, tous amis, tous géniaux

Vendre son amitié. – Présentant un film qui retrace la biographie du fondateur de Facebook, le journal Le Soir présentait comme un scoop le côté cynique de l’entreprise : ce commerce d’amitiés repose sur des pulsions très intéressées. Le scoop est plutôt de découvrir qu’un grand quotidien ait pu en douter. Et, rétrospectivement, on est en droit de se demander « mais alors, comment a-t-il fondé son approche de ces phénomènes des réseaux sociaux » si ce fondamental – faire se multiplier les amis pour créer du fric égoïste -, leur avait échappé ? Sur quelle base critique s’organise l’information sur les phénomènes de la nouvelle communication ? Aucune ? Tout est beau parce que tout semble venir des gens ? C’est l’information promotion ? – Déprécier Arman – Dans son article sur l’exposition que Beaubourg consacre à Arman (dans le genre grandes rétrospectives qui s’enfilent comme les épisodes d’une série sur les gloires de l’art moderne), Libération commence par déplorer le dispositif (trop blanc, trop froid, « clinique ») pour terminer tout de même par « La vision d’un archéologue radical de la seconde moitié du 20ème siècle ». Le dépliant gratuit réalisé par l’espace muséal ne laisse aucun doute : « Consacrée à l’une des plus grandes figures de l’art française de la seconde moitié du 20ème siècle… » La valeur est affirmée, le jeu critique est fermé et, dans la foulée, il est asséné que la pratique culturelle qui consiste à se coltiner aux œuvres n’a pas pour fonction de réexaminer sans cesse les valeurs distribuées, de les soumettre sans cesse à la question. Et finalement, un musée, un centre d’art, plutôt que de produire du discours affirmatif aussi catégorique devrait se situer ailleurs. Car au sinon, il se situe encore et toujours du côté du discours institutionnel à l’ancienne, descendant, condescendant, qui dicte et rappelle les valeurs et œuvres principales qu’il faut reconnaître comme telles si l’on veut légitimer son propre petit capital culturel. Or, le temps passant, il conviendrait que le musée encourage à rouvrir les dossiers de la reconnaissance et du succès, se penche sur les légitimités et leurs mécanismes, et encourage toutes les pratiques susceptibles de stimuler le discours critique individuel. Ce qui revient à encourager les pratiques ascendantes, les enrichir, en se montrant, institution, à même de critiquer les œuvres institutionnelles et leurs cotes marchandes. Au début de l’exposition, l’ancrage dans les débuts du nouveau réalisme est rapidement survolé, ce n’était pas la volonté du commissaire de creuser cet aspect. Mais on sent dans cette ébauche du geste artistique chez Arman, quelque chose d’intéressant, de touchant, de sincère aussi (encore dans ses premières poubelles, collage-assemblage instinctif avec les rebuts du marché, des Halles). Ensuite, en parcourant l’exposition assez courte, j’avoue avoir du mal à accrocher à quoi que ce soit. J’arrive vite à la sortie sans avoir éprouvé grand chose, ce n’est pas faute de ne pas comprendre (je pense), tellement tout est tellement limpide, et comme « couru d’avance ». On peut redécouvrir une œuvre, avoir oublié une de ses dimensions, être dérangé, surpris rétrospectivement, ici, rien de tout ça, c’est absolument lisse du début à la fin. Sans poésie, sans accident, sans reste de mystère, sans défaut et sans inexpliqué. Sans profondeur. C’est du déterminé. La société de consommation étant ce qu’elle est, et démarrant peu de temps après les massacres de la grande guerre, l’économie de l’objet étant révolutionnée comme l’on sait dans la foulée, il fallait qu’il y ait un « arman », quelqu’un qui fasse ce boulot. Un travail à la chaîne sur la mise en série et l’accumulation des objets. Une démonstration primaire de la violence contenue dans le formatage par les objets de la société de la consommation. Au fond, il n’a aucun discours sur les objets, il est envahi par eux, il en jouit, il exprime ce qu’ils sont, ce qu’ils ont en eux, sans distanciation, il produit une sorte d’exaltation vide, creuse, de l’assomption de l’objet commercial, manufacturé, industriel. Ce n’est pas de la sacralisation, non, ni de la contestation, mais ce n’est pas « bien au-delà », selon le point de vue de Libération. Pas au-delà, mais dedans, strictement dedans. Il ne produit pas un travail d’archéologue, mais en étant l’instrument « esthétique » de ce qui symbolise la société de la seconde moitié du 20ème, comme étant un artiste nécessaire parce qu’il en fallait un qui fasse ce genre de démonstration, il peut être très utile pour quelqu’un qui souhaiterait faire l’archéologie de cette époque. Etait-il un révolté ? Oui, et il faut le croire sur parole : « Je suis un révolté puisque sans ce côté révolté je ne serais pas ce que je suis. » CQFD ! Constatons au passage que le discours vendeur fonctionne. Comme celui du fondateur de Facebook dont  manière dont il aura constitué sa fortune permettra d’effectuer l’archéologie de l’amitié au début du 21ème siècle ! – Musée espace critique – Je ne vais pas prétendre que ce que je ressens en traversant l’exposition sur Arman suffit à remettre en cause la cote attribuée à son œuvre. Mais au moins, je ne pense pas être le seul à poser des questions sur le statut de ces réalisations. N’ont-elles pas fait tant de bruit grâce au rapport instantané avec une époque et un discours d’époque ? Avec le temps, leur présumée charge ne se révèle-t-elle pas n’être que des pschitt opportunistes ? En tout cas vide de toute réelle dimension critique sur leur époque ? Peut-être même n’a-t-il fait qu’exprimer la fascination pour ces objets, leur beauté superficielle, leur violence de distinction sociale, exalté ce qu’ils contenaient et joui de l’impression de les dominer grâce au geste artistique ? Enfin, il me semble qu’il y a assez de signes pour, à l’occasion de cette exposition précise, regretter que les musées s’inscrivent systématiquement dans un discours d’affirmation des valeurs (ce qu’ils exposent est toujours grandiose et essentiel, le fruit d’êtres géniaux) plutôt que de placer les œuvres dans un environnement questionnant, remettant en cause leurs valeurs établies. Les musées, comme les autres structures culturelles, doivent favoriser l’esprit critique, favoriser les pratiques ouvertes, avant même de « faire aimer » tel ou tel artiste. Surtout pas de valider les hiérarchies établies. (PH)

 

Accumuler jusqu’à l’indicible

« Accumulation, topos de l’indicible ». Espace Topographie de l’art, 20 mars – 25 avril 2010

Introduction à la surcharge. L’accumulation est un principe vital, expansion des expériences et des acquis. Même si, ne serait-ce qu’intérieurement, au centre, on décide d’opter pour le dépouillement, ce sera une gestion de l’accumulation, ce sera contre l’accumulation. Avec l’âge, le volume de souvenirs et de traces réticulaires gonfle comme une galaxie, parce qu’on ne conserve pas strictement ce qui correspond à ce dont on se souvient, mais aussi tout ce qui s’y greffe, venant de l’entourage et de l’ensemble du champ des expériences humaines. On attire les expériences similaires et parallèles faites par d’autres, on incorpore une masse énorme de souvenirs de tiers via les livres, les musiques, les films que l’on incorpore. Et ça ne cesse de croître. On vit du reste, aussi, dans une société où la production de biens ne cesse de se multiplier, les catalogues des choses disponibles sont de plus en plus vastes et complexes et même si l’on prend le parti de ne pas consommer, on en assimile les codes, les références, elles font partie de ce qu’il faut connaître, de ce par rapport à quoi l’on se positionne… Il y a saturation, production pléthorique pouvant conduire à la dévaluation complète de ce que peut signifier avoir une relation intéressante les objets, à l’égarement des sens trop sollicités. Il était normal que l’art s’empare du principe d’accumulation pour interroger notre relation à cette forme d’abîme matérialiste. L’accumulation en art ne se résume pas à empiler des grandes quantités de choses, à « accumuler » au pied de la lettre comme on dirait s’empiffrer pour le plaisir de s’empiffrer. Il s’agit souvent d’un jeu subtil avec les principes de l’accumulation. – Une exposition intelligente. – C’est ce que démontre l’exposition « accumulation, topos de l’indicible ». Texte de la notice (extrait) : les œuvres exposées « provoquant un comblement de l’œil et de l’esprit, qui peut diriger vers la capture d’un apogée, d’un paroxysme, d’une certaine idée. La possibilité d’atteindre ce sommet passe forcément par l’invention. (…) Les artistes ont conféré un ordre à un ensemble qui sans cela serait désordonné. Une démesure qui a conduit à une mesure contribuant à éveiller l’imaginaire. Un « amas » qui a pris forme dont la suite est créée par le spectateur. » (Adon Peres) – Boules et livres. –Jean-Pierre Parant (1944) construit des amas de boules, pas toujours très rondes, pas calibrées, des tas, des empilements. Cela peut évoquer certaines accumulations réalisées par certains animaux (rongeurs, insectes) que l’on découvre dans la nature et qui semblent inexplicables. L’artiste fait cette déclaration surprenante : « Je fais des boules pour pouvoir entrer dans mes mains et aller là où mes yeux ne vont pas, où je ne suis jamais allé avec eux, où je ne me rappelle pas avoir été visible. Pour aller dans la matière, dans mon corps sur la terre. » Ces accumulations sont des exercices manuels et des productions d’objets pour sentir pour loin, étendre la sensibilité du corps, ce sont des excroissances pour explorer d’autres dimensions du monde. Ce sont des organes. Ces boules sombres et imposantes en recouvrent de plus petites, colorées, de la forme d’une tête ou ressemblant à des yeux. Le même artiste réalise, à répétition, des bibliothèques « idéales » auxquelles il faut appliquer le même principe : leur processus de fabrication lui permet de pénétrer plus avant dans la « matière livre » et d’entrer dans le texte là où ces yeux ne parviennent normalement pas à lire. – Mine de plomb – Carmen Perrin (1953), en maniant ses mines de plomb, accumule relativement peu de matière, mais beaucoup de gestes. Elle travaille avec une table tournante, comme le tour d’un potier. La feuille suit le mouvement de rotation et l’artiste « monte » ses traits en répétitions successives et intenses. Cela donne des séries baptisées « Tracé, tourné » et pouvant décliner selon les variations de la technique utilisée : « Tracé, tourné, décentré, mine de graphite… », « Tracé, tourné, deux frappes… ». La surface est noire, brillante, ou colorée si elle a opté pour des mines de couleur (jaune). L’accumulation des traits, la vitesse du mouvement et une part d’aléatoire (elle maîtrise sa technique mais le meilleur potier rate régulièrement des pièces). On dirait de fines pellicules translucides recouvrant les gouffres sombres et musculeux de vortex muselés. Masques caoutchouteux aspirés par la nuit, lisses ou grimaçant. Miroirs sombres étouffant toute image. Ou une étrange géométrie de trous noirs. – Des cubes et des allumettes. – Vera Röhm aligne, sur de grandes surfaces imprimées au jet d’encre, de manière surréaliste et presque en 3D, des cubes partiellement évidés. Ou elle concrétise les mêmes formes en sculptures blanches. On dirait un alphabet, la langue intérieure des cubes, les milles manières dont les fragments de cubes, leurs lettres infinies s’interpénètrent, s’imbriquent pour nous faire croire en leur forme lisse, parfaite. Défragmentation du cube idéal. Une accumulation insensée de formes cubiques en fait impossibles à assembler. La multiplication de fragment peut se poursuivre  l’infini, le cube ne sera jamais reconstitué. L’invention de formes, à partir d’un moule unique, ne retourne jamais à sa forme première, ça dérive, ça varie… Vertige, dans cet indicible se dissout la notion de cube que l’on identifiait, à première vue, comme le thème exalté de l’oeuvre… David Mach (1956) est connu pour ses installations monumentales et éphémères où il recycle des « surplus », des pneus et des journaux. C’est un travail beaucoup plus fin qui est accroché sur la paroi blanche de cette galerie : trois têtes « primitives » réalisés en allumettes. Travail de patience, la figure comme poudrière, la peau couverte de souffre comme de peintures de guerre, prête à s’enflammer, 3 têtes d’immolation prêtes à basculer dans le néant. – Crucifix et murs photographiques – Horst Haack (1940) constitue des familles d’objets, il accumule en collectant des choses qui se ressemblent. Des séries. Par exemple des crucifix. Après il les installe. Voilà, toutes ces croix clouées au mur dessinent une forme centrale, un vide qu’elles ne parviennent pas à combler. La fabrication intense et acharnée de cet objet religieux, depuis des siècles et des siècles, n’a pas réussi à coloniser tout le territoire de la foi. L’accumulation la plus massive ne peut couvrir complètement le sol de la vie. Toujours, des zones lui échappe, restent vierges. Nicolas Lieber collectionne, lui, des photos, repérées aux puces, découpées dans des magazines, puisées dans ses albums personnels, réalisées pour l’occasion… Il fouille et cherche des choses bien précises, il a des filons déterminés et il organise ses acquisitions en les collant en nuages, petits ou grands, au mur. Artisalement. Histoire de créer des associations, de faire réagir des registres bien définis : l’imagerie préraphaélites, les cabinets de dessins érotiques, les photos de nus « roman photo » de revues industrielles, des manuels de guerre,  portraits de ses ancêtres,  peintures de batailles… Accumulation de choses distinctes qui, à force d’être rapprochées, se trouvent des affinités, des prolongements, « parlent » ensemble, semblent organiser une généalogie iconographique du monde, de ce qui le mène, le fait bouger, l’enlise, une certaine politique cachée (occulte) des images. Illusion par accumulation. (PH)

Circuit de l’impur au MoMA!

Amateurs d’art au musée, intrications, et tas de chiffons dans sa tête, pour mieux voir ! Dans « L’image survivante », Didi-Huberman, effectuant le portrait sismique des idées d’Abi Warburg (1866-1929), conduisant à plastique l’histoire de l’art académique, dresse la carte intellectuelle et énergétique qui conduisit à percevoir la Renaissance autrement et, partant, à penser la dynamique artistique selon d’autres critères. S’il était courant de faire de la Renaissance une période isolée, distincte, avec un avant et un après et où, l’art réactivant l’esprit des origines antiques, aurait atteint la pureté forme-contenu, aurait accompli la perfection, Abi Warburg – mais pas seul, on n’est jamais seul, il s’inscrit dans une prospection où s’inscrivent des gens comme Burckhardt, Nietzsche -, démontre que ce temps d’exception n’est pas détachable, n’existe pas sans ce qui s’est passé entre l’Antiquité et l’âge d’or italien, pas question d’écarter le Moyen Age. L’art se nourrit de transmissions, de fantômes, de répétitions, de survivances et d’impureté. Par ce fait, il est pétri de temporalités différentes, l’hétérogénéité lui est plus vitale que la perfection. Sur les traces de Burckhardt, c’est une histoire « morphologique et dynamique » qui conduit à réviser la compréhension le temps de l’art : « le temps libère des symptômes, et avec eux il fait agir les fantômes. Le temps chez Burckhardt, est déjà un temps de la hantise, de l’hybridation, de l’anachronisme. » Ainsi, « l’organisme de toute culture n’est qu’un perpétuel « produit en formation », un « processus marqué par l’influence des contrastes et des affinités » – la conclusion étant que, « dans l’histoire, tout est plein de bâtardise (Bastardtum), comme si celle-ci était indispensable) la fécondation des grands événements spirituels. » Dans cette approche dynamique – qui connecte entre eux différents moteurs, différents terrains d’inspiration -, l’image – l’unité symbolique artistique, image visuelle, mais aussi image sonore – est loin de n’être plus qu’une apparence, le « message » et le contenu en étant dissocié, « l’image bat », elle excite la dialectique intérieur/extérieur, matériel/immatériel, pur/impur : « Elle oscille vers l’intérieur, elle oscille vers l’extérieur. Elle s’ouvre et se ferme. Elle nous appelle à un contact matériel puis nous rejette dans la région sémiotique des mises à distance. Et ainsi de suite, dans le mouvement sans fin du flux et reflux… » Les images, les œuvres d’art, peuvent s’approcher alors comme des intrications de plusieurs matières et temps, incluant du temps et du contre-temps, du mouvement et du contre mouvement, des interruptions avec leurs cicatrices, des répétions avec leur guérison… Sans qu’il y ait disjonction entre ces éléments de natures contraires. Ils vont ensemble. On est là aux débuts d’une pensée qui refuse les oppositions primaires, binaires. « Qu’est-ce donc qu’une intrication ? C’est une configuration où des choses hétérogènes, voire ennemies, sont agitées ensemble : jamais synthétisables, mais impossibles à démêler les uns les autres. Jamais inséparables, mais impossibles à unifier dans une entité supérieure. Des contrastes collés, des différences montées les unes avec les autres. Des polarités en amas, en tas chiffonnés, repliées les unes sur les autres : « formules » avec passions, « engrammes » avec énergies, empreintes avec mouvements… (…) Mais les plus troublantes intrications concernent l’histoire et la temporalité elles-mêmes : tas de chiffons du temps, si j’ose dire. Amas de temps hétérogènes, grouillant comme ces serpents rassemblés dans le rituel indien qui fascinait tant Warburg. » Exercice pratique, vérifications ! – Or, il suffit de faire quelques pas dans un musée d’art moderne pour se rendre compte que ces principes d’hétérogénéités, de contrastes, d’intrications mouvementées, sont devenus des principes actifs dans la création moderne. Cela saute aux yeux, et rechercher la « pureté » dans l’art moderne, serait se couper de ses forces vitales. Cette tête noire de Marcel Jean peut commencer la courte démonstration. Sa simplicité brute rappelle l’ancestralité du « sujet », quoi de plus ancien que la représentation de la tête, du crâne et du visage pour laisser palper l’intérieur, le siège de l’humain. Un visage noir, ce n’était déjà pas courant dans l’histoire de l’art, surtout sous cette facture classique, réaliste. Ensuite, il y a l’incrustation d’un matériau industriel, la tirette à la place des yeux. Effet étrange, comme de yeux ouverts et à la fois fermés, yeux arrachés et remplacés par un autre dispositif contrôlable, mécanique, de couture. Le panneau peint, objets collés et écrits de Breton illustre  à merveille l’énergie bâtarde de l’art. L’assemblage arbitraire, le travail sur des mots et une poésie basique, ouvrent des perspectives. Le médecin d’Otto Dix introduit, sous l’angle du portrait d’un médecin, cette évolution qui fait de plus en plus se rencontrer extérieur et intérieur : la lampe frontale du toubib, qui lui sert à éclairer la surface interne où il opère, est en parallèle avec, à l’arrière, un dispositif qui semble révéler l’intérieur du crâne du médecin. La toile de Jess (Ex.4 Trinity’s Trine, 1964 ), et son assemblage d’outils et matériels de chimie, comme incrustés dans un mur participe d’un imaginaire artistique qui développe l’idée de « machines » entre l’humain et ses appareils reliant son système nerveux à son environnement. Marcel Broodthaers va plus loin et appliquera ses ferments de bâtardise à des œuvres parlant de l’art lui-même : « On the Art of Writing and on the Writing of Art ». Avec Joseph Beuys, l’hétérogène éclate dans toute sa splendeur : non seulement au niveau des matériaux (lapin, bois, cordes, ardoises, mots), mais au niveau des temps culturels qu’il joint dans leur disjonction, l’occident et le temps du shaman. Même la pureté apparente du cube en or de Donald Judd est trompeuse : c’est le métal de la corruption même, il reflète tout ce qui l’entoure et sa surface est traversée de l’ombre de tous les mouvements et corps qui s’y penchent. La première impression de quelque chose de « massif » s’estompe vite. Les « Rebus » de Robert Rauschenberg, ou sa composition « First Landing Jump », sont encore des exemples d’énergies artistiques composites, objets issus d’univers divers, nobles et ordinaires, usés, déjà marqués par la patine de différents usages. Et les toiles de Pollock sont probablement des cas magnifiques d’intrications, de nœuds d’agitation, de remous striés, où les ruptures et soudures, dans les coulures et éclaboussures, se joignent au moment d’épouser la fibre de la toile. L’impureté aura ouvert des champs dynamiques exaltants, infinis. (PH)