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L’alouette et la cendre du dernier camp

Fil narratif à partir de : Jean Laronze, Le chant de l’alouette, Musée ses Ursulines, Mâcon – Tarik Kiswanson, Surge, Becoming, Nest, Biennale de Lyon 2022 – Ugo Schiavi, Grafted Memory System,Biennale de Lyon 2022 – Hans Op de Beeck, We Where the Last to Stay, Biennale de Lyon 2022 – des coings – Becket, Molloy, Éditions de Minuit – Rob Dunn, Une histoire naturelle du futur, La Découverte 2022… 

Sur un établis, le soleil éclaire à travers le feuillage rouille clairsemé, une collection de pots remplis de gelée de coing. Selon la maturité des fruits, la part de pulpe dans le jus, la quantité et la nature du sucre, la durée de cuisson, les couleurs varient, du presque rose translucide au doré tourmenté et obscur. Le parfum et le goût du coing l’accompagnent depuis des décennies. Le parfum à l’automne quand la récolte étalée sur des claies, au fond du couloir, se répand dans toutes les pièces, flotte sur le pas de la porte. Sur le pain, toute l’année, avec ou sans fromage. C’est une émotion olfactive et gustative constante, la coulée des saisons, des ans. Passer du temps dans l’arbre, au haut de l’échelle, pour soigner, élaguer ou récolter, lui a toujours été agréable. Il garde à portée de main et de regard, les deux derniers fruits et en suit, de commentaires muets et contemplatifs, l’altération jour après jour, nature morte vivante qui stimule l’émergence d’autres souvenirs…

C’est un petit musée de province dans une bâtisse historique, un ancien couvent, les planchers grincent. Il s’immergeait dans les pièces consacrées aux paysages. Pas n’importe lesquels, ceux de la région, du pays alentour. Ceux qu’il avait côtoyé à vélo, les jours d’avant, ou qu’il avait aperçu au loin, depuis les hauteurs des vignobles pentus. Un lien direct relie musée et environnement, l’image artefact à son image originelle. Mon dieu, c’est tellement plus gai que les grands musées. Soudain, près d’une porte, une lucarne éclairée ouvre vers un horizon qu’il connaît, voilà des ondes qui l’ont déjà baigné, traversé, il s’attend à reconnaître le paysage représenté, encadré. De loin, sous verre, infusent lueurs vaporeuses, couleurs chaudes aériennes, brumeuses, silhouettes indistinctes dans les poussières. C’était pour lui l’appel d’un état antérieur, un lieu, une atmosphère, gravée en lui, faisant partie de lui. En s’approchant, l’effet s’atténua, c’était une illusion, se dit-il, déçu. il y avait là des figures s’accordant mal avec le souvenir qui s’était réactivé. Une femme vue de dos. L’ombre d’un troupeau. Dans le ciel, un oiseau immobilisé. Le titre, cependant, nommait ce qui l’avait happé de loin dans cette toile : « le chant de l’alouette ». 

Pour lui, le chant de l’alouette, c’est le chant de nulle part, la musique d’un lieu insitué, dans les airs, partout, pourtant charnel. Il fuse lors de longues échappée à vélo, dans les campagnes, sous le soleil, quand le dernier hameau traversé n’est plus que souvenir et que le clocher du suivant pointe à peine, parmi les peupliers alignés, au bout d’une route qui n’est que successions de S. Ah, la sensualité qu’il y a, faisant corps avec le vélo, d’épouser l’enchaînement organique de ces S du chemin, ivresse de penser avec tout son corps, d’épouser l’énergie rhizomique même du paysage. (« Paul Klee (…) conçoit les lignes en S comme les signes par excellence de la nature et de la pensée » p.270). Soudain des fossés herbeux, de la lisière des blés, un remous végétal, un bref nuage de paille d’où se propulse un envol d’ailes. Et quelques secondes plus tard, très haut, l’élévation chorale, discrète et jubilatoire, bris sonores miroitant, impossible à localiser, surplombant le cycliste. Mirage. C’est un plaisir de pédaleur solitaire, perdu dans les campagnes, de se sentir signalé et suivi par ces vigies invisibles. Elles lui donnent des nouvelles de celles qui sont au ciel, en premier lieu sa mère, morte très jeune, à laquelle il n’a cessé de penser en ces termes « elle est au ciel », reprenant à son compte, naturellement, cette expression consacrée bien chrétienne, bien entendue près du lit de la morte. Mais du coup, deviennent célestes, d’autres femmes perdues et qui ont compté pour lui. Ce sont leurs voix scintillantes, comme celles des sirènes, mais ici inoffensives, au contraire, protectrices, que dans l’effort cycliste, hypnotique, méditatif, il entend le suivre d’en-haut, puis s’évanouir. Cela suffit, cette visitation le transporte d’un bonheur intemporel, toutes les périodes de sa vie affleurent, se mélangent, comme s’il se racontait et rendait visible tout ce qu’il a fait et est devenu à sa mère qui le visite.

Alors, une fois bien campé devant la petite toile, il a une déception, « ah non, ce n’est pas mon chant d’alouette, ça ». Les éléments figuratifs et leur mise en scène anecdotique sont trop étrangers à ce qui le charme dans cette musique. Une présence féminine, oui mais, pas celle-là, pas si tangible, du bétail, pourquoi pas, mais plus lointain, et enfin, cette silhouette d’oiseau, bien sûr est symbolique ou générique, mais sa morphologie lui semble approximative, encore que ce sur place prélude à l’ascension, peut-être, bon disons que sur cet aspect, il y a doute ! Ce faisant il se familiarise avec les détails et l’impression d’ensemble. Plus il entre dans l’image, et plus « eh ben, finalement, c’est exactement ça ! ». Cette surprenante adéquation s’articule dans un mouvement imperceptible de la femme vers l’oiseau. Dans une atmosphère proche de L’Angélus de Millet que le peintre a décliné  en multiples scènes, la paysanne a suspendu sa tâche dans la chaleur, l’outil immobile, le bassin au repos. Ca se passe au niveau des épaules et de la nuque, un léger mouvement, une amorce mimétique par laquelle la femme aspire à être l’alouette, prépare son propre envol pour l’accompagner, s’élever avec elle. Dans cette esquisse d’un élan, un désir, elle rejoint sa part céleste, devient elle aussi une « femme au ciel », du moins le temps de sa pause, de sa rêverie. D’autre part, la femme, dans la toile, est elle aussi vaporeuse, diffuse, en fusion avec l’immatérialité du paysage, les lumières chaudes et brumeuses, remuée par la sensualité latente qui brouille les contours des arbres, buissons, des haies, des maisons, des brebis, des landes.

Ainsi, le halo de cette image l’aura hélé au nom d’une affinité singulière, inattendue, puis se sera révélée iconologiquement impropre à assumer les émotions qu’elle promettait, et enfin, malgré ce qu’au niveau des figures assemblées il identifie comme discordant avec son vécu du thème représenté, l’image le séduit, l’enchante même, transcendant son rapport singulier au chant de l’alouette ! La peinture se révèle dotée d’une puissance propre qui déjoue ses attendus et raisonnements de regardeur. Cette puissance, dépendante de ce que le peintre a réalisé, sa vision, son attachement pour le thème, ses techniques pratiquées, exerce sur lui une attraction qui s’autonomise (partiellement) par rapport au geste artistique. D’où découle la force de l’émotion, authentique, et cet effet de magie qui ne semble pas pouvoir provenir uniquement de ce cadre accroché au mur…

Il lui faut des semaines de rêveries ponctuelles, aléatoires, progressives, pour restaurer de façon précise, fiable, l’image de cette visite au musée. C’est une occupation sérieuse comme celle d’une écriture répondant à une commande. « C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier. » (p.39) L’état de décomposition est aussi grand vecteur de correspondances…

De ces minutes de bien-être devant un paysage peint, le baignant de souvenirs où, en roue libre dans les champs labyrinthes, il traversait des extases irrationnelles, entendant la musique de sa mère au ciel dans des espaces ouverts à tous vents, il ressort avec l’envie aiguisée de fouiller sa mémoire, ses paysages intérieurs. Mais ce qui lui revient alors en premier ce sont des rêves, des rêves qui se confondent avec la réalité de ce qu’il a vécu. Ces couches s’interpénètrent de plus en plus. C’est fou, plus il limite sa mobilité, se contentant d’un périmètre réduit, plus il effectue des voyages spatio-temporels dès qu’il dort. Il revisite    des espaces clos dématérialisés, inaccessibles, généralement vides, au moins au début du rêve, et où subsistent des vestiges de son passé qui l’attendent, qu’il doit récupérer. C’est incroyable le nombre de ces lieux qu’il revisite ou plutôt qui le visitent en rêve. Ce sont eux qui reviennent, leurs images qui le saisissent et pourtant, en ces lieux, il ne pourra plus jamais retourner. Autant de cocons temporels, provisoires, à l’abris desquels il a peu à peu pris sa forme actuelle, en partie aléatoirement, en tout cas sans maîtriser les processus. Et puis, il y a des œuvres d’art qui lui parlent de ça, qui le plonge dans la relation qu’il entretient avec certains lieux où il a vécu et qu’il continue d’habiter – en tout cas un double fantôme de lui, à l’instar de membres fantômes séparés, confiés à ces lieux. C’est cela qu’il rencontre, à la Biennale de Lyon 2022, errant dans le musée Guimet vide depuis des années et où des œuvres ont été installées. Il a toujours aimé s’infiltrer dans des bâtiments désaffectés. Le musée n’a cessé de vivre sa vie et la présence de cette existence cachée, dans les mobiliers, les ustensiles, les équipements orphelins, fait concurrence aux œuvres accueillies. Sauf si elles jouent avec et intègrent l’acte d’image produit par la configuration des différents espaces intérieurs (chaque salle, chaque pièce est avant tout, quand on la découvre, une image qui se réveille et se manifeste, une image de la relation des hommes à l’histoire naturelle telle qu’ils l’on voulue). Comme dans cette salle consacrée autrefois à documenter le processus des chrysalides, à travers leur diversité et spécificité. Elle est vide, repliée sur elle-même, vitrines fermées, coursive et armoires d’archivages cloîtrées, muettes. Déconnectée de toute fonction utilitaire, de toute linéarité historique, elle a bousculé les règles naturelles, jusqu’à renversé les lois de l’apesanteur. Du mobilier fonctionnel, caractéristique des fonctions de cette institution savante, s’est élevé et collé au plafond. Cela évoque bien ces lieux jadis familiers dans lesquels on revient en rêve et qui, imperceptiblement, ont quelque chose d’irrémédiablement transformé, érodant leur ancienne bienveillance par quelque chose de trouble et d’inquiétant. On ne s’y abandonnerait plus de la même manière qu’avant. Deux, trois énormes cocons blancs flottent dans les airs. Sans doute ont-ils glissé des vitrines lors du déménagement et n’ont-ils cessé de croître mais sans jamais éclore. Cocon à jamais. Ils sont leur finalité ultime, se transformant en astres d’albâtre luminescent, légers, la pièce se transformant en incubateur lunaire d’une nouvelle cosmologie. Et, toujours en référence aux rêves visitant les chambres de nos anciennes demeures, ces cocons évoquent le fait que dans les pièces où l’on a grandi, où l’on s’est construit, quelque chose de nous continue à y évoluer, en chrysalide énigmatique, matérialisant le fait que là où l’on n’est plus, quelque chose de nous continue une vie parallèle, des parties de nous, larguées, devenues indépendantes et alimentant à distance le sentiment d’avoir toujours une part de soi en latence, en couveuse quelque part et que l’on aurait oublié en changeant de logis. Dans certains rêves, cela peut se traduire par cette sorte d’angoisse insupportable d’apprendre que l’on a oublié son chien, ou pire, son enfant, sur un parking d’autoroute. 

Ses pensées spontanées organisent sans préméditation, simplement comme un penchant luxurieux, la confusion entre le vécu, les faits avérés, les rêves inspirés par ce vécu ainsi que les interprétations successives et tâtonnantes de ce montraient la part récurrente, insistante, de ces rêves. C’est cela se raconter ? Une délicieuse indistinction entre réalité et production onirique. Avec beaucoup de silence, de passages à vide, de mutisme .« En fait, je ne me disais rien du tout, mais j’entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j’y prêtais l’oreille, à la manière d’un animal j’imagine, qui tressaille et fait le mort. Et alors, quelquefois, il naissait confusément en moi une sorte de confiance, ce que j’exprime en disant, Je me disais, etc., ou, Molloy, n’en fais rien, ou, C’est le nom de votre maman ? dit le commissaire, je cite de mémoire. » (p.146)

Revenir en rêve dans des lieux jadis habités, avec lesquels il faisait corps, c’est souvent aussi les revoir tels qu’ils étaient, intangibles, fonctionnant comme les cadres d’un mythe d’origine à déchiffrer, mais aussi, parfois, théâtre de bouleversements, tentatives de réécriture de son passé, sans qu’il y soit associé, juste instrument. C’est ce genre de tableau qui envahissait la grande salle du Musée Guimet. Elle avait été le cœur où l’on avait célébré l’histoire naturelle à l’ancienne, telle qu’on l’écrivait à l’époque de la création de ce musée, selon une vision de l’homme au centre de la création. Même si, il faut bien le dire, parmi l’état des connaissances accumulées et exploitées dans le dispositif muséal, ses coulisses, ses ateliers, ses laboratoires, il y avait de quoi mettre sur la piste d’une sortie de l’anthropocentrisme. C’est là, dans cette ancienne cathédrale des sciences du vivant, que se dressait en 2022 la structure irrégulière et vandalisée d’un vivarium ou aquarium, non pas inerte mais en pleine métamorphose. Un empilement de vitrines abandonnées lors du transfert des collections vers un autre site plus spectaculaire et moderne. Des espèces qui y étaient encagées, au nom de l’asservissement de la nature, sont mortes délaissées ou, au contraire, se sont libérées. Certains panneaux vitrés ont disparu. L’architecture d’enfermement du vivant est en ruine et abrite de nouvelles hybridation entre dehors et dedans, décentrement de ce qui fonde les connaissances et détermine de quel point regarder et être vu. Ca déborde et ça creuse à la fois les intériorités insoupçonnées de la cage. Ce qui était confiné n’a cessé de faire fermenter la configuration d’une future liberté à conquérir et coloniser. A présent que la prison est ouverte, cet imaginaire bactérien est en route, autour de cet étrange assemblage. C’est une ruine de verre illuminée crûment en permanence –  référence aux usages tortionnaires de la lumière dans certaines cellules -, où croissent des végétaux mutants parmi détritus, ossements, fossiles, dans une lumière cadavérique ; où s’élaborent des organologies expérimentales entre les ramifications technologiques, ces racines transportant l’énergie et la sève des data, et le végétal condamné à s’approprier l’environnement colonisateur de l’intelligence artificielle. Une étrange jungle « technologico-organique ». Déprimante et porteuse d’espoir à la fois, la dimension « jungle en devenir » forte d’une silencieuse déflagration positive, dès lors que la génération en pagaille de la diversité peut y relancer une sélection créative, des équilibres innovants, à l’opposé des tendances à nettoyer/aseptiser la nature. Le grouillement incontrôlable cesse d’être connoté négativement, devient icône de résistance, de foutoir salutaire. « On pense que les bactéries résistantes ont moins de chances de durer si elles sont en présence de bactéries rivales (dont beaucoup produisent leurs propres antibiotiques) ou de parasites et de prédateurs. Plus un hôpital (ou votre peau) ressemble à une jungle, moins une nouvelle souche de bactéries a de chances d’y devenir dominante. » (p.288) Dans le corps de ce monument, miroir des angles morts de l’histoire naturelle, s’incrustent des écrans qui montrent des structures architecturales symbolisant des formes de savoir, mortes ou vivantes, enchevêtrées ou en collision, des bouts d’histoires d’effondrement, de catastrophes, des esquisses de recomposition à partir de matériaux inertes, les entrailles de certitudes modernes explosées, gangrenées, d’incantations de ce qui pourrait s’y substituer. Une recherche. Plastiquement, ce sont de petits copiés-collés filmiques comme autant d’exorcismes de ce qui vient. Cela ne semble pas être la projection de montages réalisés par des humains mais ce que les écrans, parties intégrantes de la cage fracturée, ont envie de montrer. Cet ensemble de désastre et de renaissance, incluant une part importante d’incompréhension que véhicule l’expérience esthétique, pourrait représenter une confluence rebattant les cartes entre ce que l’on connaît et ce que l’on ignore, remise en jeu du fondement des sciences jusqu’ici mis sous scellés et à partir de quoi une bifurcation est rendue possible par l’acceptation de notre ignorance. Celle-ci nécessite la définition d’un programme de recherche sur la place réelle que l’humain occupe dans l’arbre du vivant. « Cet arbre ne ressemblait guère aux arbres évolutifs de nos manuels, qui ont tendance à ne s’intéresser qu’aux formes de vie jugées dignes d’intérêt ; les humains, les singes ou nos parents proches, par exemple, ou encore le chêne (l’arbre du chêne formant un méta-arbre). Ce qui est beaucoup moins connu, même de la plupart des biologistes de l’évolution, c’est l‘arbre de l’ensemble de l’évolution, sur lequel figurent non seulement les primates, les mammifères ou les vertébrés, mais aussi les fungi, les oxyures et toutes les lignées d’organismes unicellulaires. (…) Si l’on donnait un nom à chacune de ces branches, on constaterait vite qu’elles nous sont pour la plupart inconnues. (…) Et même si nous cherchions longuement la branche sur laquelle sont perchés les humains, nous ne la trouverions pas. Ce n’est pas une erreur, mais bien le reflet de notre place réelle dans le tableau général du vivant. (…) Si l’on mesure la diversité du vivant sur la terre par le mode de vie, la capacité de digérer certaines substances ou même la singularité génétique, la plus grande part du vivant est microbienne. » (p.303) L’auteur de ces lignes, l’écologue Rob Dunn, considérait dans les années 20 qu’il était indispensable de mieux étudier cette part microbienne pour mieux ajuster un futur possible pour notre civilisation sur terre…

L’anxiété du délitement de ce qui, depuis des décennies, tient lieu d’horizon pour subsister dans l’habitus de la croissance, entraîne un retour massif de la peur du lendemain. La peur de devenir pauvre, de ne plus savoir faire face. Et une peur décomplexée, comme on a parlé de droite décomplexée, qui a de moins en moins de mal à s’exprimer, malgré tous les dispositifs de contrôle qui, depuis des décennies, tendent à la culpabiliser. Si vous êtes pauvres, honte à vous. Tout augmente, tout n’a cessé d’augmenter depuis les premières grandes pandémies nées de la destruction de la nature, depuis l’évidence de plus en plus flagrante que le capitalisme nous suicidait massivement, comme une fuite en avant démente imposée à tous, tout augmente pour que le 1% le plus riche engrange le maximum afin de sauver sa peau car la seule croyance qui subsiste chez eux est que tout s’achète. Cette angoisse contagieuse du lendemain que rien, à ce jour, ne parvient à calmer, sinon le choix délibéré de vivre avec peu, ne l’épargne nullement depuis son choix de se retirer, et elle lui laisse souvent, au réveil, un goût de cendre. Comme d’avoir voyagé en songe dans son passé et de n’avoir survolé que des contrées inertes, dévitalisées, incapables de prodiguer la possibilité de se projeter dans le futur. Ce que l’on a appris sur terre, apparemment, ne nous est d’aucune aide. Découvrir ainsi que l’on n’a rien vécu qui permette d’anticiper, de construire, de prolonger la trame d’un itinéraire. La politique de la terre brûlée appliquée au vécu antérieur. En fait, l’avenir de plus en plus bouché est une disparition par pertes et profits de toute expérience antérieure. L’ensevelissement de son petit monde sous les poussières volcaniques du futur cramé, il le découvrit en grand, en pénétrant dans un immense hangar d’usine, occupé par la Biennale 2022. D’abord le silence majestueux, celui d’un caisson sensoriel à l’échelle d’un paysage sans fin. S’il n’a jamais épousé une vie nomade, le village de roulottes et caravanes qui s’étale sous ses yeux lui évoque les arrangements relativement précaires qu’il n’a cessé de composé, bricolé, pour vivre à sa façon à l’écart d’une urbanisation stérile, autoritaire, compétitive. Une succession de petits agencements pour vivre en marge, à côté, tout en étant dedans, en suivant le mouvement. Il y a là, un camp, tel qu’il en découvrit, par exemple, ce jour d’été où, avec un ami, ils furent emmenés contre leur volonté, dans un village de gitans. Des caravanes, des ruelles, des feux, des marmites qui mijotent, des paniers remplis de fruits, des voitures sans roues, posées sur des blocs bêtons, en train d’être trafiquées. Ils étaient excités de pénétrer ce campement d’indiens tout en étant stressés quant à ce qu’il allait leur arriver (être dépouillés). L’installation de Op de Beek saturant l’immense hangar vide reprend cet imaginaire de tangence nomade. En plus gentil, normalisé, l’apparence d’un clos pavillonnaire, précaire. Avec des traces d’artisanat, d’organisation sociale veillant à des espaces de jeux et de détente, une statue sainte en centre tutélaire du village, des aménagements évoquant les parcs publics, des équipements pour rassembler les vélos, des essais de jardinage. Lors des grandes secousses économiques (2008…), on a vu de plus en plus de gens, sur le seuil de pauvreté, se résignant à vivre dans des caravanes, des mobilhomes ou des cahutes et s’ingéniant à y reconstituer des structures de vie décentes, des « ça m’suffit » bricolés, ingénieux, toujours animé de l’utopie d’atteindre, avec les moyens du bord, la meilleure vie possible. Ces vies de rien ne sont même plus possibles. Le village alternatif est fantôme, désert, mort. Tout est étouffé sous une couche régulière de fine cendre. Se retrouver face à ce sinistre, et devoir y aller, dedans, du pas lent de visiteur d’exposition, dans ce paysage dévitalisé, contaminé à jamais, « gigantesque memento mori, qui nous rappelle la fuite irrémédiable du temps et la vanité de l’existence humaine », lui causa un choc, une frayeur, un inconfort puissant. Les mots du cartel, gentiment, situe la chose dans un genre classique, conventionnel, d’émotion esthétique. Sous-entendu, c’est une fonction historique de l’art de nous confronter avec ça. Mais l’ampleur de l’installation, et dans le contexte plus général d’effondrement de ces années-là (au même moment, les scientifiques revoyaient  au pire leurs prévisions sur la fonte des glaces), présentait toutes les caractéristiques d’un stade de destruction dépassé, sans espoir de réparation, de retour en arrière.

Cette cendrée terminale, méticuleuse, soyeuse même, n’a cessé depuis de se répandre sur les contrées où les rêves le conduisent la nuit. « Qu’un homme comme moi, si méticuleux et calme dans l’ensemble, tourné si patiemment vers le dehors come vers le moindre mal, créature de sa maison, de son jardin, de ses quelques pauvres possessions, faisant fidèlement et avec habileté un travail répugnant, retenant sa pensée dans les limites du calcul tellement il a horreur de l’incertain, qu’un homme ainsi fabriqué, car j’étais une fabrication, se laisse hanter et posséder par des chimères, cela aurait dû me paraître étrange, m’engager même à y mettre bon ordre, dans mon propre intérêt. Il n’en était rien. Je n’y voyais qu’un besoin de solitaire, besoin peu recommandable certes, mais qui devait se satisfaire, si je voulais rester solitaire, et j’y tenais, avec aussi peu d’enthousiasme qu’à mes poules ou à ma foi, mais avec autant de clairvoyance. » p.190) Fatigué, repus de souvenirs, ses yeux errent avec volupté sur la réserve de gelée de coings et les deux fruits en train de pourrir lentement, tavelés, flétris, si beaux.

Pierre Hemptinne, 316,4 PPM

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

L’échouage dans le déjà-vu

Fil narratif à partir de : une librairie fermée – « Imaginer Recommencer. Ce qui nous soulève 2″, Georges Didi-Huberman, Minuit 2021 – Tarek Anoui et Danh Vo chez Chantal Crousel, novembre 2021….

C’est à l’occasion d’une sortie dans une grande ville où il n’avait plus mis les pieds depuis des années… Revenir sur ses pas. Ces rues et trottoirs, places et façades, métro et berges appartenaient à ce passé qui ne reviendrait plus, chair désormais inatteignable de son parcours. Mais, bien que se connectant désormais très sporadiquement à Internet, il profitait quelques fois des largesses d’agences de voyage, billets offerts « à prix cassés » via des mailings sauvages. Il eut ainsi l’opportunité de retrouver ces lieux qu’il avait tellement fréquenté, en vrai et en pensée, et qui n’étaient plus, essentiellement, qu’espaces archivés, souvenirs. « Pourquoi pas », se dit-il, « ne pas recommencer brièvement ces errances, comme si, littéralement, j’en étais encore à nouer et dénouer mes pulsions chaotiques, à l’affût d’occasions d’enrichir émotions, perspectives, avide de trouver des portes à franchir pour réaliser quelque chose, devenir ». Dans cette action d’errer, il démontait et remontait le désir de vivre, de construire un récit, l’enroulant comme un ressort imaginaire qui, en se déclenchant, le propulserait vers l’inespéré, ressort bricolé en compilant et compressant des images-aspirations. Après tant d’années, l’espérance d’un futur s’étant fort amenuisée, il y revenait en fantôme, à la fois humer ce qui n’existait plus, ce qui ne reviendrait plus de sa vitalité antérieure, à la fois rencontrant de nouveaux stimulants inattendus, des mélancolies déclenchant d’improbables envies de recommencement, retricotant les itinéraires obstinés du flâneur qu’il fut, jeune, cherchant des passages vers ce qu’il avait rêvé d’atteindre et qui n’étaient qu’intuitions agitées, images sans origine, sans fin. En a-t-il trouvé, est-il passé quelque part ? S’il existe des vues de ces probables passages, ce sont celles des tables où il mangeait seul, oublié et heureux dans les bruits et odeurs de la salle, écoutant les conversations, savourant la formule de midi, délassant jambes et pieds sous la table, s’enivrant lentement de quelques verres de vin, un livre comme compagnie, des bribes lues entre les bouchées, un crayon pour souligner et noter, de nouvelles idées qui germaient, de nouvelles envies, à l’entrecroisement des ruminations du passé, des phrases lues, des tentatives de se deviner au futur, des saveurs séduisant les papilles, des parlotes autour de lui, leurs images, leurs musicalités.

Et puis, descendant une rue, depuis un parc et la façade un théâtre où il avait rêvasser sur un banc à regarder promeneurs et promeneuses  puis à lire les affiches des spectacles à venir – comme on glisse des frondaisons d’un arbre, le long de l’écorce du tronc vers les racines – il arrive devant une librairie-carrefour. Elle avait toujours été un point de passage obligé de ses promenades parisiennes. Et ila le choc d’apercevoir les vitrines complètement vides, poussiéreuses. Instantanément, affectivement, afflue en lui l’image de maisons ou de magasins pillés, mis à sac ! Il y avait là, avant, des étalages circonstanciés et engagés, de la poésie à la politique, qui n’avaient cessé de lui inspirer des lectures. Il y avait vu des sélections toujours senties et pointues, régulièrement actualisées, toujours aiguillon d’itinéraires critiques dans l’environnement social, politique, esthétique. Il achetait peu dans cette boutique, n’étant là qu’en promeneur léger, mais scrutant les vitrines, il découvrait des titres, prenait note d’ouvrages à lire, absolument, plus tard. Parfois, quand même, il entrait, faisait l’acquisition de quelques livres urgents. Il se souvient avoir eu chaque fois une conversation intéressante avec la vieille dame , descendant lentement l’escalier étroit puis attentive derrière son comptoir. Ou remontant dans les réserves chercher un ouvrage à recommander. Elle ne vendait pas des livres, à proprement parlé, elle alimentait le travail de lecture des unes et des autres, elle parlait de ce qu’on avait lu, de ce qu’on lisait, de ce qu’on lirait, l’objet livre étant juste un moyen, un outil. C’est du moins ainsi qu’il la percevait. Et à présent, la librairie était sombre, vide, éteinte, débranchée. Sur la porte, collé de l’intérieur, un papier rédigé de la main de la vieille dame, informant qu’elle est malade et regrette de ne pouvoir accueillir ses lecteurs et lectrices. Puis l’avis de décès, l’invitation à un dernier hommage. Ensuite, toute une série de témoignages, post-it ou autres formats, collés de l’extérieur, messages de regrets et remerciements, tristesses et condoléances, évocations de moments de grâce vécus dans cette librairie et dont l’âme avait un talent fou, non algorithmique, de mettre en relation les désirs de devenir « lecteur pour de bon » avec les textes susceptibles d’indiquer les meilleurs horizons, c’est-à-dire ceux des possibles, des émancipations et des bifurcations potentielles, ceux qui éclairent sans épuiser le mystère. Bien sûr, il n’était pas un habitué, il n’habitait pas cette ville. Mais il eut les larmes aux yeux en lisant tous ces avis et ex voto (collections de petits miracles dus à la lecture au quotidien). Pourtant, elle était déjà bien âgée, il y a longtemps, du temps où il fréquentait encore Paris assez régulièrement ! Il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle soit morte. Il était frappé que ce décès puisse lui sembler s’être produit tout récemment. Il venait d’avoir lieu. Il était touché dans son être obstiné de lecteur, ce en quoi il consistait principalement et fournirait, du reste, une jolie épitaphe : « il fut lecteur ». C’est-à-dire toujours soucieux de se réinventer, d’entretenir dans sa subjectivité une capacité de réinvention que n’importe quel autre pourrait aussi mobiliser, qui pourrait s’investir en de plus vastes expériences, en commun, de réinvention du monde. Espérer malgré tout. « Comprenons qu’il faut s’attacher, pour réinventer notre expérience, à lire malgré tout :  c’est une façon de lier les humains entre eux et de les soulever contre la misère politique des subjectivités (qui revient aussi à la misère subjective des politiques). Chaque fois qu’on lit pour de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans l’ordre du lien, du désir, de la pensée. (…) Comme Warburg, mais dans un sens plus urgent et radical encore, Benjamin fut un grand lecteur de temps : un lecteur malgré tout, qui savait percevoir les testaments cachés dans la « micrologie » des documents qu’il élisait avec génie pour mieux les lire et les relier avec patience. »  (p.175) En avait-il passé du temps dans les couloirs du ministère de la culture, de bureau en bureau, de hiérarchie en hiérarchie, de réunions en réunion, avec ses cahiers, son ordinateur portable, sa philosophie, ses notes de travail, ses budgets, ses phasages, ses feuilles de route, ses études de public, ses recommandations, ses études de public et de territoires pour convaincre les autorités de lui confier la création d’un centre de ressources dédié à la « lecture pour de bon », individuelle et collective, et lecture de toutes les images, qu’elle soient écrites, sonores, numériques, visuelles, plastiques… Que de temps perdu près des machines à café, revoyant et adaptant ses « slides », et puis, une fois introduit dans tel ou tel bureau, à radoter, à l’assaut du labyrinthe mental des fonctionnaires, impavides, se heurtant sans cesse à la barrière des idiomes : « nous ne comprenons pas vraiment où vous voulez en venir ». De part et d’autre de la table, on ne parlait pas la même langue. A un point tel qu’il se crût devenu idiot, incapable de manier sa langue maternelle, impuissant à énoncer la moindre idée transmissible. II consulta son médecin, fut mis longuement au repos et en analyse.

Quelle est encore, après ça, après cet épuisement à avoir essayé quelque chose, la force d’imaginer et de relier, d’entretenir l’illusion de pouvoir recommencer ? Oh, pas recommencer toute sa vie, bien entendu, mais initier des bouts de recommencement, ici ou là, sur tel ou tel fragment, rester en contact avec du recommencement, potentiel. Maintenir de la vie malgré son état d’échoué, dans son implication persévérante, au jour le jour, de lecteur et d’écrivant. Comment, pris dans le fatras de tous les éléments de l’échouage, sur une île de plus en plus réduite, renouer des fils de lectures, relancer l’imagination dans sa fonction de rendre possible des liens ? Il se plonge alors souvent dans les souvenirs d’une époque  – après les tentatives au ministère – où il endossa, furieusement, la peau d’un conférencier-militant-modeste. Un peu par hasard. Sur base de quelques publications confidentielles, il avait été invité par un atelier d’écriture à présenter son activité d’écrivant anonyme et à raconter la mécanique de son imagination, précisément, lui, écrivain raté, inconnu. Il avait alors entrepris de cartographier systématiquement son écologie subjective, l’univers enchevêtré de ses relations – avec des gens vivants, des disparu-e-s, avec des objets, des livres, des œuvres d’art, des plantes, des animaux, des saveurs – en tant que « nécromasse noétique » au sein de laquelle il vivait comme un ver de terre. Cette nécromasse, en partie personnalisée, en partie intégrée aux « communs de l’imagination » de l’humanité, il avait simplement contribué, comme tout un chacun, à l’oxygéner, à la renouveler, humblement, dans des périmètres réduits. Il avait été surpris de constater combien ce récit un peu brut séduisait et intéressait. Excitait l’envie d’en entendre plus. Peut-être précisément parce qu’il n’était pas un écrivain connu, reconnu ? Peut-être aussi parce qu’il donnait du sens et du prix au temps que chacun-e passe à imaginer, contrairement aux considérations répandues qui considère ce temps de l’imaginaire comme activité perdue, voire égoïste. Soudain, c’était utile pour soi, pour les autre. Cette invitation à parler l’avait complètement surpris et reprendre la parole avait exigé de lui une fameuse remise en condition. Il était en fin de carrière, son institution, ses supérieurs, ses collègues avaient veillé à ce que rien de ce qu’il avait appris au cours de sa vie ne trouve véritablement à s’exprimer, à se légitimer dans un partage. A la limite, de temps en temps, des accusés de réception polis. Et soudain, on s’intéressait à tout ce qu’il avait accumulé dans sa tête. On voulait que ça en sorte., que ça vienne stimuler la compréhension du monde, à l’échelle de quelques vies individuelles, au niveau de petits groupes de mise en commun. Faire circuler ce genre de connaissance intuitive qui aide à se réinventer, à se projeter en avant. Parce que le monde, désormais, n’offrait que peu de perspective, engoncé dans la crise climatique et la sixième extinction. Soudain, tout ce qu’il avait appris et théorisé en termes de médiation culturelle, les façons de s’emparer des sources de l’imagination pour mieux les répartir au sein des couches sociales et amplifier les possibilités d’agir sur le monde, soudain, cela intéressait quelqu’un. Venez nous en parler, s’il vous plaît ! Et il avait été encore plus surpris de l’empathie qui s’était installée avec son auditoire, de l’écoute attentive, des questions passionnées, des courriers qui suivaient, le remerciaient, lui confiaient des expériences, sollicitant des conseils, proposant des contrats de consultances. Voilà qu’à l’orée de la retraite, une nouvelle vie s’ouvrait à lui. A partir de là, il s’était plu à multiplier l’exercice, démarchant d’autres ateliers, des clubs de lecture, des centres culturels, des confréries du récit et de la narration, des cliniques de l’imaginaire, des écoles d’art, des maisons de retraite, des ateliers sauvages de rituels narratifs. Le bouche à oreille amplifiait le flux des invitations. Cela était devenu une nouvelle forme d’errance, sur le tard,  de salle en salle, de comité en comité, jamais de grandes foules, quelques dizaines ou une centaine de personnes passionnées, avides d’écouter et d’échanger. Une manière de faire autopsie et archéologie de son sentiment d’échec – « depuis mon premier jour il me semble avoir été voué à l’échec , malgré, souvent, la joie des options choisies »-  et forcément lui-même se retrouvant lové dans les poupées russes de l’échouage à l’infini, en échangeant avec d’autres individus présents au conférence, se reconnaissant en lui et différant à la fois. Et peu à peu, dans cet exercice de la parole – soutenue par un powerpoint en forme de cadavre exquis de citations d’auteurs, photos d’œuvres et de nature, extraits musicaux,  – il se réconcilia avec l’inachèvement fondamental de son existence, du fait de son enchevêtrement avec d’autres existences inachevées, toutes replacées, pourrait-on dire, dans la généalogie séculaire de cet inachevé, génétique  ! Une sorte de famille, quoi ! En exposant et explorant, en direct, face au public, les tenants et aboutissants, réels et fantasmés, de cet inaboutissement, il en tirait alors une force de proposition. Les premières fois, il s’appliquait à suivre un plan scrupuleux, des notes précises, linéaires. Avec la répétition des séances, le plan devint du par cœur. il glissa petit à petit vers la performance. Le stress était toujours au rendez-vous, le tract, la peur de tomber à court, le bec dans l’eau. Sur son ordinateur, sur sa table, il rassemblait des « outils », le matériel hétéroclite lui permettant de raconter, de monter et remonter tout son vécu, ce vécu qui, grâce à cet exercice, ne cessait de se révéler de plus en plus pluriel, submergeant, ressemblant de moins en moins au tracé d’une biographie claire et nette, à la maîtrise d’un trajet raisonné. La parole, le récit qu’il débitait semblait parler de moins en moins de lui mais de tout ce qui le traversait, ce qui l’avait modelé – et il faisait surgir, pour lui-même, les principes d’une mise en forme vitale dont il n’avait jusque-là jamais pris conscience. Il perfectionna le support de ses conférences. Il encoda dans son ordinateur près d’un millier d’extraits sonores et musicaux (il écuma sa discothèque et les plateformes de streaming, il sélectionnait surtout ces instants où la chanson démarre, prend corps, où la composition appareille vers ailleurs, soulève l’auditeur), plusieurs milliers de phrases ou bouts de phrases qu’il avait soulignées lors de sa vie de lecteur (il passa des jours et des jours à parcourir sa bibliothèque, fouillant les livres, repêchant des phrases qui l’avaient étonné, excité, questionné, des mots et des formules à chaque fois donnant l’illusion qu’une compréhension nouvelle s’ébauchait), des milliers de photos d’œuvres d’art prises lui-même lors de visites dans les galeries et musées du monde, œuvres qu’il était incapable désormais d’attribuer à qui que ce soit ais en quoi il reconnaissait des formes et des couleurs qui l’avait décontenancé et décentré, à tout cela il ajouta d’autres milliers de photos des paysages traversés, des présences des êtres qui lui avaient fait connaître les différentes formes d’amour et d’amitié, les présences animales et végétales qui le soutenaient au quotidien, lui offraient l’assistance d’un milieu.  Au début de chaque conférence, un algorithme sélectionnait un ou plusieurs documents de chacun de ces répertoires et les associait en constellation. A partir de là, il brodait, il recherchait et exhumait ce qui l’avait lié à ces choses et à quoi elles le liaient. Il découvrait sa vie, exhumait le vivant tel qu’il avait palpité en lui, de l’organique mêlé à d’autres organismes, symboliques et charnels. Voilà à quoi il avait toujours voulu que serve la médiation culturelle : à en finir avec la distinction, au sein de l’homme, entre la part organique, intégrée à la nature, et la partie culturelle, « civilisée », au-dessus de la nature. Dans ses conférences, il mettait à sac, en jubilant, le dualisme à l’origine de la destruction de la nature. De quoi encourager la bifurcation tant attendue. Il improvisait. A tâtons, d’abord craintif. Lui, mutique au long de toutes les journées que Dieu fait, l’inapte au bavardage, le taiseux maladif, prenait de l’assurance devant son public, il trouvait le fil, les bons enchainements, le jeu des correspondances le prenait, le guidait, il partait à l’aventure, se métamorphosait en orateur. Il décollait. A ce moment, il voyait les yeux pétiller devant lui, les oreilles s’agrandir, les bouches s’entrouvrir comme s’apprêtant elles-aussi à raconter ce qu’elles ignoraient encore. Il vivait une sorte de transe s’exposant à des chutes abruptes, des fins sans queue ni tête. Mais précisément, il aimait ça, et s’était rendu compte que c’était attendu, comme marque du non-calculé, de l’absence de manipulation dans ses conférences. Du reste, il en avait terminé avec le principe de la conclusion. Il confiait à son minuteur électronique la tâche de lui indiquer quand son temps de parole était échu. Il s’arrêtait net. Alors, il y avait un silence, on se regardait, on se frottait les yeux et on riait. Le tract était toujours au rendez-vous, avant la première parole. Toujours à cet instant il pensait à Bernard Stiegler sur scène. Sa voix particulière d’ouverture, posant les thèmes  philosophiques comme un musicien indien. Installe les clés de son raga. Puis la voix prenait de l’assurance et c’était parti. Toujours la peur que le cerveau ne suive pas, tombe à court, perde sa faculté à flairer les correspondances. Le tract se muait en adrénaline. Et puis une fois, cela se produisit, bien avant le terme de la causerie. Il était enfoncé profondément dans le dédale de son récit, loin, exalté par une confusion entre passé, présent et futur, entre ce qui venait de lui, de sa subjectivité et ce que d’autres existences y greffaient. Soudain, il ne sut plus ce qu’il était en train de dire, incapable de se situer dans les images et les mots de son débit, impuissant à identifier le lieu et le temps où il se trouvait. Il resta interdit, paniqué, ne reconnaissant ni la salle, ni le public, ni le jour, ni l’année. Tout ce que portait jusqu’à présent son récit, tout ce que celui-ci charriait, soudain indisponible, absent, reparti dans un tourbillon. Invisible et silencieux. Un blanc. Il s’éveilla et, en bégayant, entreprit de décrire la panne qui venait de se produire. Il eut peur de ce malaise. En même temps, cet accident l’excita, quelque chose d’imprévu jaillissait du récit même. L’accident restait en embuscade. Il multiplia les conférences espérant avidement que se reproduisent de telles pannes parce qu’elles procuraient un étrange bonheur, loin de tout, une merveilleuse suspension, celle d’une mécanique cassée, rompue, escamotée, mais qui va resurgir ailleurs, à un autre moment. Ce qu’il racontait s’apparentait de plus en plus à de la fiction. Il dérivait. Ca sortait du lit de ce qu’il avait écrit, ça n’appartenait plus vraiment à ce qu’il avait vécu, mais c’était ce qu’il était en train de vivre, à l’instant, ce que la vie en tout es organes était en train d’écrire, oralement, en direct, sur scène. D’imaginer, invoquant désormais ce qui allait venir, continuellement, recommençant à décrire ce que son imaginaire avait ouvert et lui ouvrait encore comme possibles, explorant toutes les pistes de digression, d’échappées. Et à force, piétinant, radotant. Il prit peur et effraya les autres, n’allait-il pas un jour disjoncter pour de bon et rendre l’âme lors d’une de ses prestations de plus en plus hachées et frelatées ? Il lui en reste un fameux vacarme, lointain, résidus de transe dont il essaie, depuis sa retraite silencieuse, d’extraire des formules, des images, des échanges, hanté par les visages qui écoutaient, les voix qui l’interpellaient, se glissaient dans sa trame verbale, les yeux qui entraient en contact. Brouhaha inspiré, hétérogène, qu’il fouille à la manière d’un archéologue remuant délicatement un lit antique de tessons de poteries.

Parallèlement, il eut des sensations similaires, des absences – dans le sens d’être enlevé, transporté ailleurs par des forces inconnues, masquées, puis remis à sa place – mais à vélo. Dans l’enchevêtrement des chemins qu’il parcourait inlassablement, en tous sens, jour après jour, décrivant des cercles, des ellipses tout autour de sa maison et de son jardin, depuis des années, mimant, en somme, l’enchevêtrement mental des motifs qu’il ne cessait d’égrener, de parcourir, d’écrire, à la recherche d’un apaisement spatio-temporel. « Cette expérience de l’enchevêtrement est tout en même temps visuelle, spatiale, émotionnelle et temporelle. L’entrecroisement des chemins, c’est au bout du compte l’anachronisme des temps : c’est l’inquiétance fondamentale mais, aussi, la fécondité principale du temps à l’œuvre. » Soudain, le nez dans le guidon, concentré sur la cadence des jambes, jetant de temps à autre un coup d’œil circulaire, il ne sut plus où il était, il ne reconnaissait ni les champs, ni les arbres, ni les talus, ni les maisons, ni le tracé de la route, ni le macadam, ni le ciel, ni les nuages, ni la météo. Il avait été téléporté sur une autre trajectoire. Perdu. Un vertige, une nausée, il allait s’arrêter, sortir son téléphone, appeler (qui ?). C’était atroce et excitant. Un ouragan lui vidait les neurones. Un tourbillon balayait tout ce qu’il avait sous les yeux. Était-ce la fin, gouffre ultime ou passait-il dans le champ magnétique de forces tourbillonnantes remettant à zéro toutes ses traces, sa mémoire, son bagage et le tournant vers un mystérieux recommencement ? Pourtant il savait que ce qu’il éprouvait était irrationnel. Il n’avait pas quitté ses circuits routiniers, il était passé là des centaines de fois. Justement, comme si à force d’y revenir, tout s’effaçait, s’usait. Il n’empêche, le « blanc » le faisait paniquer. Il ne reconnaissait rien et c’est précisément cela, comble de l’étrangeté, qui l’envahissait d’un déjà vu béant. Comme si une force impérieuse l’avait dévié pour qu’il se trouve dans ce no man’s land du trop connu pour un rendez-vous fixé depuis toujours avec quelque chose ou quelqu’un de non identifié. Que se passait-il au niveau de son cerveau ? Quelles entités cherchaient à en prendre possession, à l’en éjecter ?  « Il y aurait des occasions, des lieux où s’entrecroisent plusieurs voies du temps, plusieurs voix de notre histoire. C’est là qu’adviennent les sensations de déjà-vu. En chacun de ces lieux, écrit benjamin, « on pressent qu’on devra un jour y aller chercher quelque chose d’oublié ». ce qu’il appellera dans un autre fragment d’Enfance berlinoise, « un coin prophétique où il semble que tout ce qui en réalité nous attend encore est déjà passé ». » (p.512) Désemparé, il continua en roue libre, craignant de basculer, perdre l’équilibre, fermant les yeux, avec l’ultime sensation d’avoir dépassé irrémédiablement le carrefour où il aurait dû bifurquer. Chaque fois, ça le prenait pas surprise, aucun signe avant-coureur, et chaque fois, cela devenait plus grave. Quelques fois, il dît sonner à une porte, arrêter le tracteur d’un fermier, s’enquérir de l’endroit où il se trouvait. Puis, tout redevenait normal, par enchantement, les désarrois se muaient en délices. Juste les jambes encore un peu flageolantes d’avoir traversé un danger terrible. Il ne se retrouvait pas entier, d’emblée. D’abord, il flottait, disséminé. Une sorte de squelette-ouïe très étendu, flottant, captant des sons proches, lointains, d’aujourd’hui, d’hier. Et il tendait l’oreille, écoutait comme on fait après le passage d’une tempête, histoire de vérifier que les repères sonores d’une relative normalité prennent le dessus, rassurant à l’individu quant à sa place parmi la narration bruitiste d’un monde immédiat, bienveillant. Écouter, longtemps, fut l’essentiel de son ancien métier. Un organe et un sens forcément aiguisés. 

S’il devait se représenter les nervures organiques qui le tiennent ensemble, cela ressemblerait à certaines installations sonores qui captent et rendent perceptibles les vibrations intimes des matériaux et des vies minimales, à l’instar, par exemple, des dispositifs de Tarek Atoui. Des ramifications. Des circuits dont il est impossible de définir, à partir de ce qui y entre au point A, ce qui en sortira au point B. Ca circule. Ca crée de nouvelles ondes mais aussi ça subit l’entropie, ça intègre la dissipation, la perte. Le bassin d’une fontaine, en pierre taillée, brute. Une vasque de verre. Un seau en métal. Une céramique sans âge. Une cymbale sur un bac en plastique ou un abreuvoir minéral. Une caisse claire, des objets automates à remonter, qui vibrent sur la peau tendue. De l’eau qui coule ou simplement affleure, perle. Des capteurs scotchés au creux des matières et objets – façon stéthoscope sur la peau, glissant sur la cage thoracique protégeant le soufflet  vital et ses arythmies-, des câbles qui courent, se rejoignent, se tressent. Des fluctuations cosmiques. Des platines, des microsillons et leurs gravures de visions musicales du monde. En principe quiconque peut décider d’écouter tel ou tel disque, voire apporter ses propres plaques qu’il aurait envie de voir et entendre interagir avec l’installation, se greffer, via sa discophilie, sur le circuit déjà multiple. De tout cela, une rumeur indistincte, discrète, qui évoque cette espèce de brouhaha constant, diffus, ténu, qu’il garde dans l’oreille, de la même famille que l’océan audible au fond du coquillage. Ou cette sorte de continuum apaisant et exaltant que l’on capte en marchant longtemps dans les bois et les champs, un léger torchis sonore qui assemblent les vibrations de l’air, tant audibles qu’inaudibles, les ondoiements de feuillages, le ruissellement des eaux de surface ou souterraines, les imperceptibles éboulis de pierre et de terre au passage des multiples corps invisibles – conséquents ou infimes. Les pièces de Tarek Atoui puisaient une force particulière de voisiner avec les œuvres de Danh Vo, silencieuses. Un Christ en bois du XVI siècle, coupé en deux, fourré dans une valise industrielle en métal, entrouverte. Un morceau de mémoire collective, historique, dans un bagage individuel à roulettes. L’héritage culturel voyage, franchit les frontières temporelles et leurs échelles de valeur, se transforme au fil des appropriations. Outre le commerce illicite d’objets d’arts –rappelant le marchandage dont fait l’objet les pièces à conviction de tout pseudo-enracinement culturel et religieux – cela évoque aussi ces fameuses valises de magiciens qui y découpent une femme enfermée, produisant de médusantes illusions : celles d’un corps manifestement scié, là sous les yeux, mais que l‘on sait toujours entier, ailleurs, dans la vraie vie mise de côté. De même que Tarek Atoui relie les vibrations de ce que l’on n’entend pas, choses du passé et objets du présent interconnectés, Danh Vo organise des sculptures qui conjoignent présences immémoriales et corporéités actuelles, silhouettes universelles et membres fétiches singularisés, comme provenant d’une même chair. Des marbres antiques, suggestifs ou exemplatifs des canons masculinistes, s’associent aux moulages en bronze des jambes de son partenaire. Un bloc de marbre brut jouxte des fragments figuratifs, incluant des formes fantomatiques ou reste nu, seul, simplement patiné par le temps, suaire minéral et en 3D des siècles écoulés. Le tout, posé ensemble, rassemblé ou attendant des déménageurs. Les morceaux de statues tronquées ne tiennent pas par elles-mêmes. Elles se dressent dans des coffrages sommaires en bois de construction, mobilier de démonstration et de protection, sortes d’échafaudages qui évoquent les structures mentales par lesquelles on aspire les images du passé, pour les remettre à flot, les maintenir en surface, les restaurer. Formes d’existences naufragées, échouées hors de l’oubli, miraculées. L’échaudage, ainsi, est peut-être la partie principale, la syntaxe plasticienne qui prime. L’artiste recourt aussi au réfrigérateur, mausolée portatif où pendent jambes et pieds du même partenaire, suspendus dans le vide intemporel, évoquant ceux d’un crucifié, d’un corps cultivé, adoré. Le frigo est aussi l’outil où l’on conserve ce que l’on projette de manger, de s’incorporer. Le rapprochement de ces différents matériaux et témoignages, réels et oniriques, concrets et intangibles, communs et exceptionnels, révèle que, tel qu’il nous traverse, «  le temps n’est lui-même qu’un entrelacs, un nœud d’anachronismes ou, plus généralement, d’hétérochronies » et crée des convergences au sein du disparate, rapproche celui qui regarde des phénomènes de la « coalescence, donc l’impureté, des divers modes d’appréhension du monde » et tout le perçu face à ces entrelacs fait qu’il se sent « porté, emporté par des latences, c’est-à-dire des sous-jacences actives, des possibilités temporelles, ces mouvements de l’être-à qui sont les mêmes mouvements mêmes du désir» (p.415), entretenant l’illusion (valise à découper l’objet du désir !) que recommencer reste de l’ordre du possible. Si pas pour lui-même, pour d’autres, c’est une énergie commune.

Pierre Hemptinne

Vulnérable, le plaisir défaillir

Fil narratif à partir de : Camile Henrot, carte blanche au Palais de Tokyo – Sofhie Mavroudis, Métamorphoses (bocaux de verre, bas nylon, mousse polyuréthane) – Alain Supiot, Figures juridiques de la démocratie économique, Collège de France – Maison des arts, Fragile Argile, Schaerbeek – Œuvres d’Alexandre Dufrasne (…)

Un cortège de sculptures sans âge, peut-être malhabiles, qui convoquent une « plasticité qui articule mal et trop vite », qui nous emporte, nous déplace dans un monde de moins en moins maîtrisable. Quelque chose de raté qui pourtant dit beaucoup de choses.

C’est une déclaration d’artiste. Il l’a lue rapidement dans un catalogue, tout en flânant dans l’espace large d’exposition où, visiteur, il se fait enquêteur déboussolé, cherche des indices sur la nature des oeuvres et leurs contextes, les tenants et aboutissants, l’origine de ce qu’il a sous les yeux et dont la part la plus importante lui échappe, inévitablement, ça fait partie du jeu. C’est cela même qu’il doit reconstituer, serait-ce, partiellement, par le biais d’une activité autofictionnelle. Et c’est ce qu’il garde en tête, comme ce que cette exposition lui a laissé de plus concret et constructif, bien après la visite, ruminant la citation, y revenant comme vers cette question qui nécessite encore d’être instruite. “Mes œuvres ne parlent pas avec un haut-parleur ou n’ont pas de message. Elles seraient plutôt comme quelqu’un qui articule mal et qui parle très vite, dont on ne comprend pas forcément tout ce qu’il/elle dit. Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent et, plus encore, ce que, dans les jours qui suivent la rencontre avec une œuvre, elle peut provoquer comme sensation, comme réflexion, mais aussi comme embarras. C’est notamment pour cela que ça m’intéresse de travailler sur des sujets plus difficiles. » Voilà ce que dit cette artiste, Camile Henrot. Finalement, rien que de très ordinaire. Depuis que l’art existe, probablement qu’ils sont des milliers à avoir dit ou pensé quelque chose de ce genre à propos de la réception de leurs œuvres. « Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent « . Existe-t-il assertion plus banale ? Insister sur ce qu’une rencontre avec une œuvre peut générer a posteriori comme ressentis, réflexions, images ou idées intérieures, parfois après plusieurs jours ou plus, rien de surprenant, mais c’est toujours utile de le rappeler. Néanmoins, cette incubation n’est possible que si, au moment de la rencontre, une certaine attention est mobilisée, investie, si un accueil minimal est réservé à ce qui est vu, perçu, senti sans forcément atteindre pleinement la conscience et l’objectivation, mis en couveuse. Camille Henrot précise être encouragée, dès lors, à s’attaquer à des sujets de plus en plus difficiles. Elle n’hésite pas à s’emparer de matériaux sociaux complexes qui, à travers des couches successives de processus, façonnent le sensible et l’imaginaire. Ces matériaux se prêtent peu à une représentation plastique évidente. L’artiste n’échafaude alors rien d’autre, à travers des installations qui peuvent sembler arbitraires, aléatoires, qu’une plasticité de ces phénomènes, une plasticité qui « articule mal et trop vite », qui fait allusion à tout ce qui se trame de déterminant dans un milieu de plus en plus hybride, aux couches hétérogènes imbriquées, mais sans jamais exprimer quelque chose de précis, de clair. A la limite, ce sont de grands dispositifs ambitieux, un peu vides, ratés, mais qui dégagent quelque chose, un rien qui « accroche », précisément par cette possibilité de sentir comment nous sommes enrobés dans une « plasticité qui articule mal et trop vite » qui nous emporte, nous déplace dans un monde de moins en moins maîtrisable et que nous sommes sommés d’accepter comme tel, tout en consommant de multiples choses. Ou ce sont des paysages de sculptures qui convoquent, bien que parlant de situations qui se veulent « universelles » mais vues d’un angle actuel, des esthétiques d’une modernité ancienne, dépassée telle qu’on imagine l’avant-garde du début du XXème siècle représentée dans une bande-dessinée « ligne claire ». Il y a une sorte de maladresse, de défaut voulu dans la manière de s’emparer des contenus, recourant à des techniques et un genre inadéquats aux complexités contemporaines, excitées et rapides, un décalage quasi temporel qui, du coup, suscite un murmure. Ce sont, ces sortes d’œuvres qui « articulent mal et vite » à propos des agencements hétérodoxes de nos milieux associés contemporains, probablement des opportunités intéressantes d’éprouver et épouser la fragilité de notre présence dans le vivant, tel qu’il est aujourd’hui irrémédiablement en danger, tel qu’il est notre lot, aux abois.

Première expérience au Collège de France? Il est venu écouter une sommité qu’il admire, Alain Supiot. Grande classe. Attention, cogitation et provincialisme.

L’artiste pourrait aborder, par exemple, la manière dont la mondialisation néolibérale adapte la loi du travail aux profits des entreprises, au détriment du social. Mais, pour s’informer sur ces questions, qui planent en retrait, gentiment, dans les pièces de Camille Henrot, il dirige ses pas vers un autre type d’institution. C’est la première fois qu’il entre au Collège de France. Il y a un portique de sécurité, comme en tout établissement public, mais l’accès est vraiment très simple, bon enfant. C’est à peine si les agents effectuent un semblant de contrôle. Même en ces temps de terrorisme et d’état d’urgence, ici, on entre librement, sans barrière, gratuitement. La salle est vaste comme destinée à héberger des réceptions ou des galas. Elle se remplit lentement, mais inexorablement et n’est destinée qu’à la célébration des savoirs. Beaucoup semblent des habitués qui se dirigent sans hésiter vers leur place favorite. Pour le grand nombre, venir ici semble banal, cela fait partie de la vie ordinaire. Ils n’aperçoivent peut-être plus, comme lui, à quel point il s’agit d’un lieu unique, différent. Un technicien s’approche du pupitre, effectue des essais avec l’ordinateur, vérifie les connexions, fait un signe de la main vers son collègue en régie et repart en coulisse. La salle à présent est comble. L’orateur s’avance sur scène, prend place sans cérémonie au bureau, salue simplement et commence le cours, raccrochant les propos à ceux prononcés la semaine passée. C’est un fil continu. C’est une sommité, un grand spécialiste du droit du travail. Le genre de personnalité qui force le respect, en impose, et semble toujours appartenir à une autre sphère d’intelligence humaine. Il ne lui viendrait pas à l’idée de l’aborder pour lui parler. De quoi ? Il est impossible de verbaliser le genre de truc dont il parle. Il peut le lire, l’entendre. Et, du reste, ce n’est pas qu’un grand spécialiste. C’est quelqu’un qui s’engage, qui cherche à rendre compréhensible ce qui détermine le droit du travail et rendre accessible la possibilité de le penser autre. Le droit, ce n’est pas que pour les juristes, on peut s’en emparer, on peut le modifier, on peut dès lors avoir son mot à dire, conforter le processus démocratique, l’infléchir dans un sens ou dans un autre. La voix est calme, mesurée, suit un plan bien établi, respecte un rythme posé, pédagogique, mais résolu à avancer, ne pas rester en place, ne pas laisser les choses se figer. Il écoute, il note le maximum de choses, il essaie que ses inscriptions, à la volée, rendent compte d’une compréhension structurée des propos. Pas simplement une succession de savoirs. Ce n’est pas évident. Il a souvent suivi des conférences en prenant note, mais il n’a jamais été au cours. Il est totalement autodidacte. Ça lui semble étrange, d’ailleurs, d’être dans un cours. Mais c’est spécial, ici on vient librement, on retient ce que l’on veut, aucune obligation de prouver l’acquisition de connaissances formatées. Alain Supiot, comme tous ceux qui donnent des cours ici, appartient à l’élite, ce qui se fait de meilleur dans chaque discipline abordée. Ça s’entend. Ce n’est pas un discours de seconde main. Ce n’est pas quelque chose de figé, mort. C’est une pensée en mouvement qui transmet son activité, le résultat de ses mouvements. Il a peur de gaspiller ces minutes précieuses, laisser passer ce qui pourrait le bouleverser. Il se concentre au maximum. Les sièges sont confortables, la lumière douce, la température chaleureuse. Ces cours gratuits ne se dispensent pas dans des conditions misérables. Tout est beau, classe, prestige. Il en résulte peu à peu une sensation de bien-être comme il n’en a plus connu depuis des années. Une satisfaction d’être qui se conjugue à une grande détente, toute défense s’évapore, et du coup, aussi, tout effet d’enclosure sur soi-même, tout réflexe de se préserver contre tout. Au contraire, ce bien-être l’ouvre, le prédispose à recevoir et à donner, oint de confiance. Voilà, le genre d’instant qu’il souhaiterait éternel, sans fin, immobile, chassant définitivement les inconforts, les doutes, les tensions. Il paraît que ce désir d’un état stable et sans fin, si euphorisant, sécurisant, flirte avec l’instinct de mort, le seul état ne subissant plus aucune variation. Il observe cette attention phénoménale dont il fait preuve le transformer en organisme transparent, ouvert, traversé, recevant et renvoyant ce qu’il reçoit. Il se dit qu’il est capable de cette attention mûrie grâce, notamment, à une série d’épreuves et expériences précédentes, parsemant sa déjà longue existence.

Distraction pendant le cours. Digression érotique. en quoi la nature particulière d’une liaison amoureuse ouvre des possibilités de compréhension de discours et de concepts. Tandis que le discours organise un héritage, constitue un référentiel pour poursuivre une critique sociale. Mélange des genres.

Parmi ces aventures figure en bonne place sa dernière relation amoureuse. Il revoit, en surimpression, au fur et à mesure que se déroule le discours captivant du professeur, toutes les effusions de tendresse, de postures érotiques, d’émerveillement devant le don de l’autre, buvant, cherchant à capter ce cadeau total du vivant et bouleversé de vérifier, malgré son incrédulité, être l’objet d’une adoration égale. Et ces évocations ardentes ne le distraient en rien du discours savant, au contraire, elles l’aident à métaboliser les idées, les concepts, à boire le flux spirituel restitué par le chercheur, comme du petit lait. Ces postures d’amour, instinctives, fébriles, inventives lui inculquèrent une capacité d’attention supérieure à ce dont il était capable précédemment, une plus grande réceptivité du sensible. Enfin, elles révélèrent en lui cette capacité attentionnelle, il découvrait, au fur et à mesure que l’effet des caresses se désintriquait de leurs interfaces physiques pour devenir bien immatériel, don de soi, réceptivité avide du don de l’autre, y compris lorsque cela prend la forme de concepts, de constructions dites intellectuelles. S’il voulait être plus précis, mais son esprit, curieusement, renâcle et refuse de pousser l’examen aussi loin, il pourrait dire que la marque laissée par tels éléments de l’étreinte, telle image précise de l’interpénétration de leur corps, l’aide à comprendre conceptuellement telle élaboration philosophique, telle démonstration sociologique. Dans le jeu des corps, les détails changent sans cesse, d’imperceptibles contorsions des chairs avivent le sentiment de se posséder mutuellement, ouvrent vers de nouvelles facettes inattendues de la jouissance. Il s’accroche au déroulé bien construit des idées, limpides, tout en revivant le fil de leurs accouplements, presque sous forme de détails et gros plans conceptuels. D’un côté ou de l’autre, l’aiguillon est l’excitation d’apprendre. Le discours résume des avancées intellectuelles, articule des concepts, emboîte des grandes pensées qui, au fil des siècles, construisent l’histoire d’une vision du monde. Il parcourt la biographie et les bibliographies de philosophes, de juristes, d’économistes, il met en forme, il organise un héritage, il donne une consistance au présent à travers l’évolution du droit du travail. Il en donne du moins une version. Il faut garder dans le coin de la tête que certains, issus d’autres camps, interpréteraient différemment. Mais cette version, celle qu’il entend, lui convient, lui injecte de nouvelles volontés d’agir, d’expliquer, de rayonner. C’est cette mélopée d’un esprit au travail qui l’apaise, l’emporte, le réconforte. Elle surplombe sans imposer brutalement, elle diffuse un ronron paternel, vibrant. Au sein de cet apaisement, éphémère – et mesurant combien il lui devient difficile de se procurer réconforts et regains d’énergie – il ne peut que constater combien sa fragilité progresse, combien tout ce qui le fragilise renforce son emprise sur ce qu’il est, ce qu’il peut encore entreprendre, dire, penser. Tout ce à quoi il s’est livré jusqu’ici n’a, au fond, rien fait d’autre qu’accroître sa fragilité. Il n’a plus envie de quitter la salle. Comment pourrait-il s’accrocher, s’incruster ? Comment devenir réfugié, migrant recueilli et hébergé au Collège de France  ?

Fragilité. La terre rouge emportée par les pas de tout le monde, se déplace, change de forme, s’accumule, se disperse : tout retourne à la terre et elle nous relie. Comme le sable des formes amoureuses, s’effritant, rejoignant l’informe.

Tout ce à quoi il tient est fragile, plus ou moins plastique, résistant, se modulant au gré des humeurs, des pressions, des blessures. Comme cette montagne de poudre rouge brique dans la cour de la Maison des Arts à Scherbeeck, prélude à une exposition de pièces multiformes utilisant, de près ou de loin, la terre comme matériau. C’est une forme qui varie selon les intempéries, plus compacte en temps humide et pluvieux, gravée de ruissellements diluant et emportant sa consistance, la répandant au gré de petits ruisseaux cahotant dans les pavés, ou pulvérulente dans la sécheresse quand des sautes de vent soulève sa surface et la disperse en poussières, comme des pollens. L’ensemble se tasse, se déporte, se recentre, s’étale, accueille des graines, des herbes folles, inattendues en milieu urbain. Et puis il y a le va et vient des passants, attentionnés ou distraits, contournant ou empiétant sur la masse rouge, contribuant à la dispersion aléatoire, à la déconstruction et à la métamorphose. La plupart, circulant régulièrement là par nécessité, machinalement, ne voient plus l’obstacle, leurs pas foulent d’autant plus aisément la terre, ne constatant que plus loin, parfois à l’intérieur du bâtiment, sur un tapis ou sur le bois des marches de l’escalier, qu’ils emmènent avec eux une partie de la masse sableuse. D’autres mettent carrément à l’épreuve la malléabilité de ce qui ne peut qu’évoquer pour eux un château de sable éphémère. Ils vont y planter résolument un pied, y mouler une main, balancer un pavé, enfoncer une branche, essayer d’y laisser une marque avant effacement complet du mont. Petit à petit la construction informelle, mais bien réelle, en plein milieu du chemin, à l’instar d’un matériau déversé là par les ouvriers en prévision d’un chantier, se délite, migre vers d’autres existences virtuelles, série d’images que certains cerveaux, témoins proches ou lointains, vont conserver, mélangées à d’autres clichés de plages, les archivant dans la mémoire d’un smartphone. Tout retourne à la terre, sans disparaître pour autant. Mais ce n’est pas exactement cela qu’il pense en découvrant la montagne de sable rouge, il se dit qu’elle ressemble à la présence des vestiges de son amour en lui, pétris. Le toucher suave du sable doux. Présence, éboulements, déplacements, tout ce qu’il pressentait déjà en pressant dans ses bras, en parcourant de ses mains, les formes malléables, mais pas seulement, mobiles, volubiles, de son amoureuse. Se faisant malaxer par elles. Et puis, là, telles qu’elles sont devenues en lui, piétinées, ravinées, dégringolées, filant vers l’informe. Mais conservées au sein de cet informel sableux, cratère terreux.

Le visiteur ou la visiteuse se sent le sujet de ce qui est raconté. Dans la crypte de Sofhie Mavroudis pendent des fœtus inanimés, des tumeurs en attente d’autopsie. C’est l’histoire en conserves de tentatives stériles de se greffer les organes de nouvelles corporéités, de nouvelles facultés.

La cave et ses bocaux, un univers où l’on conserve des provisions pour l’hiver, pour les périodes de disette, de crise, casemate où se réfugier, se replier sur l’élémentaire, le minimum vital, et attendre que «ça passe ». Lieu de conservation aussi de vieilleries, de choses qui, oubliées, finissent par témoigner des besoins et réalités d’une période antérieure, dont il est parfois difficile de ressaisir clairement tous les tenants et aboutissants. Mangeait-on vraiment de ces choses-là ? Quel goût cela avait-il ? A partir de quels ingrédients le fabriquait-on ? Mais dans cette cave, les bocaux sont disposés de façon étrange, dans des niches ou pendus dans le vide. C’est un autre registre d’images qui surgit et se mêle à celles de garde-manger, celui de la cave d’expérimentation loufoques fantasques, de pratiques peu orthodoxes, de sévices sadiques. Il ne sait pourquoi, il devine instantanément que ce que suggèrent ces objets ne concerne pas des biographies étrangères ou fictionnelles, mais la sienne, directement. Cela tient à l’agencement, à la mise en condition du visiteur, il se sent visé dans sa singularité. Il est brusquement envahi de souvenirs d’instants et circonstances où auraient pu germer un agencement susceptible de renforcer ce qui se noue entre plusieurs organismes et des choses, d’installer l’amorce d’un partage permanent avec d’autres entités, vives ou inertes, peut-être quelque chose qui puisse rester, s’installer dans l’évolution de son être et qui deviendrait héréditaire. Une sorte de musée d’organes ratés, avortés, de mutations ébauchées et puis s’atrophiant, plasticité d’occasions manquées. Le rêve continu qui aide à continuer de vivre, s’invente sans cesse de nouvelles fonctions, de nouveaux organes grâce auxquels s’adapter aux réalités projetées. Je voudrais devenir ainsi, vivre en harmonie avec tels éléments, avoir avec eux des échanges aussi importants que la respiration qui me nourrit en oxygène, je dois donc développer tel ou tel organe, essayons de le dessiner, essayons de le produire en en donnant l’injonction à mon organisme tout entier… Des histoires, amorcées avec des éléments extérieurs, ont installé le début d’une mutation, des parasites. Et puis, au fil du temps, certains croissant, d’autres se détachant rapidement, mais tous vivant un certain temps en osmose avec l’organisme originel avant de devoir subir l’ablation, ça donne des réserves d’organes orphelins, inexpliqués, abstraits, conservés dans des bocaux. Probablement restent-ils, là, vivables, disponibles à la réanimation ? Bien que l’ensemble ressemble plus à une crypte où pendent des fœtus inanimés, des tumeurs en attente d’autopsie, c’est l’histoire en conserves de tentatives stériles de se greffer les organes imaginaires qui auraient permis d’inventer de nouvelles corporéités, de nouvelles facultés. Un peu sinistre, triste et mélancolique, quoique à force de tourner et méditer sous la voûte des briques, il semble que les bocaux, à certains moments, deviennent luminescents, émettent des signaux. De quoi recommencer à y croire, recommencer à secréter des organes chimériques, rêver à nouveau de changer de peau.

Troublé par le langage des fleurs. Le don de soi. La parure hors de prix et la fleur des champs gratuite

L’herbier et le catalogue de vente de bijoux hors de prix se superposent dans cette installation. Dès qu’il l’aperçoit, étalé sur la longue table, alignement de pages étincelantes dans la nuit, il est frappé comme par le rayon pénétrant et fulgurant d’un phare marin qui le fait se sentir aussi vulnérable qu’un chevreuil devant traverser un espace à découvert. L’alignement des papiers solennels, estampillés d’un cachet végétal, presque vivant, relève d’une parade intime, crépusculaire et mariale, intimidante. Interdit, défaillant. Il songe aux quelques bijoux – modestes – offert pour sceller une union (variation pouvant être poétique autour du thème de « passer la bague au doigt »), une fusion et, parallèlement, à la course joyeuse, délurée mais tout autant désespérée, pour percer le langage des fleurs et en faire la seule langue entre leurs corps épris l’un de l’autre sans jamais parvenir à se le dire, se le faire sentir avec assez d’intensité. Une course entre les champs et le corps de l’amante, lui rapportant les fleurs qui, dans la nature, la prairie ou les talus, lui auront fait penser à elle, éclairant un aspect caché de leurs sentiments partagés ou, entre les boutiques de fleuristes et la chambre des ébats, cherchant, via le parfum de telles ou telles variétés, à établir une conjonction entre le parfum de ce qui le fait défaillir, là, face aux bouquets accumulés et leur nuage capiteux, ici dans le lit et les fumets voluptueux… Les feuillets aussi officiels que des diplômes, étalés rigoureusement sur les tréteaux, dressent l’inventaire d’une collection de joaillerie de luxe, probablement des pièces uniques, inaccessibles, complètement abstraites, ayant appartenu à une princesse. Un ensemble prestigieux, digne d’un conte de fée et dispersé lors d’une vente publique. Mais il n’a d’yeux, mouillés, que pour les corolles étalées sur les documents, fleurs séchées, presque diaphanes et terriblement présentes, dépliant leurs troublantes intimités, membranes fragiles, colorées, nervurées, peut-être images de ce qu’ils essayèrent en vain de toucher, de traverser en se scrutant sous toutes les coutures, beauté furtive, floraison inestimable. Quand il se penche pour admirer une fleur étalée, séchée et pourtant fraîche et palpitante, il lit inévitablement les mots du document officiel de la salle de vente, le nom du bijou, ses composantes, sa généalogie historique, sa description objective et détachée de toute chaleur, de toute émotion. Il ne voit pas d’emblée l’antinomie, au contraire, il associe les deux couches symboliques, il les met en correspondance. Fleurs, bijoux, les deux régimes se brouillent mutuellement. Un bijou dispendieux, par la manière d’être offert, de venir s’associer au corps, peut effacer son prix dans la beauté du geste, simple, discret et ému ; une fleur trouvée, offerte dans certaines circonstances, dont la singularité fait qu’elle sera le seul réceptacle conservant intactes des moments capiteux et capitaux, sera un trophée hors de prix, glissé entre les pages d’un cahier.

Equivalence entre joaillerie et flore: ligne de fuite poétique. Bijoux possessifs. Possession. On ne reconnaît jamais la fleur que l’on préfère.

Les bijoux de métaux rares et de pierres précieuses mis en forme par des créateurs visionnaires, fondent un code érotique, bracelets, bagues, boucles, colliers et sont autant de manières détournées, pour l’amant, de s’incruster au corps de sa maîtresse, de s’y exhiber. Et, exhibé, via les parures dont il a fait don, avec abnégation, il disparaît, dissout, il se contemple miroitant sur la peau de ce qu’il aime par-dessus tout, reflets perdus parmi d’autres dans l’infini, cet infini par où il pense s’infiltrer pour mieux posséder et maîtriser. Se rendre incommensurable. Les fleurs, étalées diaphanes comme des bijoux légers, chacune unique, y compris au sein d’une même espèce, parlent de mimétisme, comment la séduction opère en révélant sans pudeur l’anatomie intime de l’appareil reproducteur femelle, tout en le faisant passer pour quelque chose de complètement différent, étranger, que l’on n’est jamais certain d’avoir bien vu, d’avoir fixé une bonne fois pour toutes, malgré les innombrables séances de dévoilement et d’attouchements, sans compter les innombrables photos réalistes et dessins crus. C’est toujours autrement, ailleurs, jamais comme on croyait que c’était, ça change tout le temps, on ne reconnaît jamais vraiment la fleur que l’on préfère, elle revient toujours drapée d’une singularité neuve, déroutante. Ces fleurs nues, collées sur les feuilles dactylographiées où s’étale, par en-dessous, la description marchande de bijoux presque légendaires, miroitant dans une intimité lointaine, abstraite, ont quelque chose de cadavérique, de chimères qui imitent la mort pour détourner l’attention et, vite, alors, s’envoler, se consumer dans leur vive fragilité et relancer la recherche, la quête épuisante de leur équivalence, pour enfin s’apaiser, se reposer. Partir en fumée.

Pierre Hemptinne

Ablutions et points de fuite

AblutionAblutionLibrement divagué à partir de : Juan José Saer, Glose, Le Tripode, 2015 – Marc-Antoine Fehr, Point de Fuite, Centre Culturel Suisse – Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré. La Découverte, 2015 – Pascale Marthine Tayou, Gri-Gri, VnH Gallery – Miquel Barcelo, L’inassèchement, Galerie Thaddaeus Ropac – C’est le Printemps, 2014, Dard et Ribot…

Ablution

Dans une rue parisienne, une fête en vitrine, inévitable voyeur, ce qu’il fantasme ravive de nouvelles images glanées dans quelques galeries parcourues durant l’après-midi

Un léger tohu-bohu émousse le macadam nocturne. Des ombres, des faisceaux lumineux courbes, brisés, mouchetés, mouvants, entrelardent des corps. Deux ou trois vitrines irradient de leurs néons blafards et kitsch une grappe de jeunes le verre à la main, debout ou étendus l’un sur l’autre sur le trottoir, entre fiesta échangiste et vernissage blasé. Il peine à faire rentrer dans des schèmes descriptifs ou narratifs ce qui se déroule devant lui. De temps à autre, comme jaillissant d’un gâteau surprise, de jeunes nymphettes acidulées et à peines vêtues traversent l’attroupement, quasi irréelles tant elles semblent sorties directement de magazines de mode libertins. Glacées. Plutôt garnies d’accessoires qu’habillées de vêtements. Elles happent des partenaires, masculins ou féminins, avec lesquels elles posent ensuite pour des photos excentriques, sur le seuil, des imitations de scènes compromettantes de mariage. Le temps de quelques crépitements de flash dans la nuit, elles s’en vont, en vraies entraîneuses, guincher à l’intérieur d’une des boutiques aux parois tapissées de grandes photos aux teintes psychédéliques, montrant l’une ou l’autre de ces jeunes mannequins, débridées et dénudées, sous tous les angles, entre photo d’art et porno soft, avec une très superficielle esthétique SM. Les codes de l’exhibition sexuelle euphémisés en fadaises publicitaires, pastellisés jusqu’au fade obscène, troublant d’être incarnés par une poupée asexuée. Il regarde, longe les flancs et crêtes de cette manifestation, ne se sent ni rejeté ni aimanté, mais ne voit aucune manière de s’arrimer à ces parades mêlant hystérie et anomie. Il pourrait saisir un initié, à la marge, le tirer à l’écart loin des décibels et le prier de bien vouloir lui dresser une fiche technique de la fête, qui, quoi, pourquoi, comment. Pourrait-il ainsi s’immiscer, approcher, aller toucher l’une de ces jeunes filles incroyables, fictionnelles, pourrait-il aller, selon d’invraisemblables péripéties, en vieux pervers impénitent et anachronique, jusqu’à doigter une de ces créatures provocantes, l’air de rien, façon saint-esprit, lui pincer l’intime comme l’on fait quand s’il s’agit de s’assurer d’un rêve ou d’une réalité, vérifier si ce n’est que matière synthétique ou peau authentique, qui absorbe l’émotion des doigts qui la palpent et les trouble de ses propres palpitations ? Mais il s’en détourne, s’éloigne, remonte la rue, fatigué.

L’hôtel n’est pas loin, mais où va-t-il  finalement, quelle est sa destination, il patauge dans l’excitation soudaine de la liberté du nulle part.

Il a passé quelques heures dans des galeries, ses pas sonores arpentant l’espace de monstration, passant et repassant devant l’autel où de jeunes dames suivent la cote de leurs artistes, démarchent des collectionneurs, traquent d’autres artistes prometteurs à faire entrer dans l’écurie. Il n’y a pas vu le temps passer, absorbé par de nouvelles images inattendues, des choses jamais vues, mais faisant écho à d’autres enfouies en lui, pense-t-il sous réserve de vérification, stimulant le terrain de fouilles des correspondances. Ou, comme s’il les avait attendues. « Je devais un jour me trouver en face de ça. » Il en garde une certaine excitation, confuse, inchoative qui le rend incapable, au stade actuel, de dire quoi que ce soit sur les œuvres contemplées. C’est comme si, introduites dans les cases cellulaires où s’accumulent les images qui, interprétées, permettent de retracer ses trajectoires, ces nouvelles acquisitions entraînaient une reconfiguration de tout le visuel déjà archivé neurologiquement, contraignait à en reprendre tout le possible interprétable. Du coup, le temps de cette digestion cruciale, les facultés nécessaires à ébaucher une histoire dans laquelle se situer, sont indisponibles. Provisoirement, sa capacité à traduire en mots ce qu’il voit, ce qu’il sent, entre quelles inconnues il évolue, est suspendue. « Toute image est d’abord une énigme tendue, bloc de sens qui glisse hors du langage et qui interrompt en nous le flux de la pensée. » (J-C Bailly, p. 122) C’est cela, sa pensée consciente est interrompue, accaparée par les processus souterrains, nébuleuse. Il tangue légèrement comme un être sans pensée, ce qui est la démarche un peu saccadée de ces créatures inventées à l’image de l’homme, par des savants fous qui n’ont pas pu les lester d’un cerveau, d’un esprit. Il oscille entre extase et souffrance à force d’incertitude inexplicable, comme quand (il imagine, car il n’y a jamais joué) tourne la bille infernale et divine de la roulette. Tout se reconfigure et il peut aussi bien, au terme des opérations qu’il ne maîtrise pas, se perdre, tout perdre, ne plus reconnaître ce qu’il est ou au contraire retomber sur ses pattes, bien dans sa peau, avec le bonus de nouveaux repères cognitifs et émotionnels dus à l’absorption de nouvelles images fortes. Il se compare à ces personnages de roman qui découvrent n’avoir aucune destination : « Mais, justement, ils ne vont nulle part et, libres, pourrait-on dire, de projets et de destin, ils avancent dans une actualité intacte, palpable, qui se déplie en eux et qu’ils déplient à leur tour, organisation fine et mobile du rugueux qui délimite et contient à l’extérieur, pendant un laps de temps imprévisible, la dérive du tout, aveugle, qui décourage et déchire. » (Juan José Saer, p. 182) Complètement absorbé par une actualité récente qui se déplie et se replie en lui. La bouteille de vin descendue au bar du restaurant n’a probablement fait qu’accentuer cet état de fait. Le breuvage fruité a ouvert en lui une cavité sans frontières, une sorte de grappe nuageuse qui croît sans cesse, correspondant au plaisir expansif d’absorber cette saveur particulière qui remplit la bouche et s’épanche sans bords, de chercher à en analyser les composantes, les molécules tant chimiques que poétiques, travail qui accapare les ressources matérielles et symboliques de son être. Nuage qui s’élargit à chaque gorgée, la Syrah veloutée et épicée, primesautière et consistante – peut-être dotée d’attributs attribués aux nymphettes transgressives de la fiesta – , répétant cette sensation inespérée de la goulée originelle, condensant finement diverses fragrances caractéristiques du printemps, capiteuses et immatures à la fois. Une touche de griotte ou framboise, ou les deux ensemble, une pointe d’astringence, une promesse de mûre et cet arrière-goût dilué de géranium. Ce qui lui rappelle, il y a quelques jours alors qu’il bêche le jardin, ce mélange de muguets dont le vent agite les clochettes et les relents de lilas et d’aubépines qu’apportent les bourrasques, composition qui, à son tour, lui évoqua, lors d’une première accolade, le contact fortuit avec la peau d’une jeune femme, dans la nuque, sous la chevelure. Un bouquet floral et sucré, subtilement torréfié par la candeur du corps, une sauvagerie de houblon, de pulpe d’agrume et une verdeur de pollen, un rien d’amertume poivrée, quelque chose de virginal. Quelque chose, au niveau du désir, de premier matin du monde, à peine humé. Plus exactement, dans la bouffée odorante, les vestiges restaurés du premier matin. Un arôme difficile à fixer, plutôt volatile, tantôt évident et, la seconde d’après, devenu illusion, aussi délicat à stabiliser que certains pouls enfouis, fantasques. Et tandis qu’il boit – mais est-ce encore boire, cette agitation du liquide sous le palais, brassé par la langue, jusqu’à ce qu’il s’évapore, se désagrège et s’incorpore directement sous forme de bruine ? – , il accueille la saison du renouveau qu’exalte la Syrah, une primeur virginale et candide aussi en quelque sorte, cherchant des mots pour la qualifier au fur et à mesure qu’elle émerveille ses entrailles physiques et psychiques, cette tentative langagière ressemblant à un frêle esquif déporté dans sa quête vers le large, sans fin, traçant un fragile sillage d’adéquation et d’inadéquation entre lui et le monde, tel qu’il est, sans assurance d’un lendemain. Trouvant même de l’apaisement à intérioriser, métaboliser cette incertitude du lendemain. Une extase. « Et dans toutes les cultures les humains ont su tirer profit d’un ensemble de ressources mentales dont la genèse remonte haut dans l’histoire du vivant pour se ménager des expériences (intermittentes) donnant naissance à des plages de transparence où tout semble tomber en place, simplement et naturellement, ne laissant momentanément plus de lieu pour quelques questions ou inquiétude que ce soit. » (JL Schaeffer, p.310) Ce qui explique qu’il se sent gonflé de béatitude, toutes voiles dehors mais forcément éphémère et non sans menace de découragement, de déchirures, abstraites, comme sans objet ni raison, sans pitié.

Rencontre avec une SDF géographe, ablutions de rue

Devant une fontaine monumentale à tête de lion, une femme SDF fait ses ablutions. Penchée, elle appuie sur un gros poussoir dissimulé dans la paroi de pierre et un filet d’eau coule de la gueule du fauve, le jet intercepté par sa bouche. Comme l’on fait, flâneur ou randonneur assoiffé, pour boire aux fontaines publiques. Ses sacs éparpillés au sol, elle est debout dans le clair de lune, brosse à dent brandie, la mousse du dentifrice coulant aux commissures des lèvres et elle s’adresse à la ville, au cosmos. Est-ce la même qu’il a aperçue quelques heures plutôt, dans le quartier, allongée sur les pavés, somnolente, hébétée (le stéréotype de la clocharde imbibée de vinasse) ? Il avait instantanément pensé à une petite peinture (Marc-Antoine Fehr) d’une femme endormie en plein air, en tout cas dans un espace public, à l’écart d’un lieu de passage, sur le côté, vue de dos. Une robe bleue presque luisante d’usure sombre, sans forme, épouse le corps épaissi, vaguement cassé, et ressemble à une voile affalée. Un mollet nu replié, une chevelure grise négligée. À l’avant-plan, à droite et à la place de l’oreiller, une étoffe pliée, dépliée, une sorte de mue rejetée, ocre lumineux. Toile écrue d’un sac de voyage en train de se vider, se dégonfler. Elle ne demande plus rien à personne, si proche et si inaccessible dans une solitude irréversible, elle est dans l’abandon de soi et de l’autre, elle est presque déjà dans la dépossession de son corps, des contingences. Presque évanouie, inaperçue. Elle tourne le dos au public, orientée vers un mur, mais un mur qui serait immatériel, de lumière et de sable, un vide granuleux vers quoi elle aspire, sans impatience, sans crainte. Une fenêtre ouverte sur un paysage qu’elle est seule à voir, point de fuite. Elle attend d’y fondre. Il contourne la fontaine, se remémorant la peinture – y avait-il des éraflures de sang séché sur le mur ? – et il a l’impression que la clocharde au dentifrice l’interpelle, il envisage l’indifférence mais, finalement, s’arrête et lui demande ce qu’elle veut. D’abord surprise, elle reprend son oraison, là où il l’a interrompue, l’incluant alors dans le grand tout auquel elle s’adresse. Plutôt, parmi lequel et pour lequel elle décline sa position. Comme le font des aviateurs dans les airs lorsque les ondes d’une tour de contrôle les contactent, « veuillez faire connaître votre situation, origine et destination ». Elle se tourne successivement vers les quatre points cardinaux, tout en s’interrompant pour cracher l’eau savonneuse de ses ablutions buccales, et énumère les caractéristiques climatiques de chaque pôle. Le Sud, soleil, long été hiver court, le Nord, froid, glace, neige… Puis, elle reprend de manière plus détaillée, et décrit les végétations spécifiques selon les types de paysage, au sud les pins, les oliviers, les amandiers, au nord les chênes, les forêts de sapins… Et elle embrasse ainsi le monde de plus en plus largement, « par là, vous avez l’Allemagne et, derrière, la Chine… », elle le survole, évoquant les coutumes (caricaturales) des différents peuples. Une sorte de résumé géographique. Elle soigne son élocution, son regard a des éclairs de crainte, peur d’avoir oublié sa leçon. Cela a beau être, du point de vue des connaissances, élémentaire et sommaire, cela revêt toutes les caractéristiques d’un savoir crucial, indispensable à la survie, à ne pas sombrer dans la rue, broyée dans l’indistinct. Parler, entretenir quelques vestiges scolaires, quelques acquisitions culturelles et livresques, augmentées de diverses choses vues et apprises dans la vraie vie, rassembler cela en un bagage intellectuel social, type de connaissances normées qu’elle sait partager avec de nombreuses personnes et en même temps, bagage personnalisé, par sa vision, sa manière de l’exprimer, garantie de maintenir un minimum de singularité. Rester quelqu’un, continuer à savoir qui et où l’on est. L’enjeu est terrible et elle le sait, elle se donne et se concentre autant que si elle était sur une vraie scène. Ou passant une audition fatidique. (Il songe qu’il y a un mois à peine, il a assisté, sur une place républicaine pas très éloignée de la fontaine, à une manifestation dénonçant les morts de la rue, l’installation d’un cimetière symbolique et des voix pour épeler le nom des victimes. « Au moins 480 morts de la rue ont été recensés. » http://mortsdelarue.org) Il l’écoute ensuite énumérer les fontaines encore fonctionnelles dans Paris, citant le quartier, le nom de la rue, l’origine de son installation, son fonctionnement, quasiment une étude sur son débit, le goût de son eau. Et puis, plus inattendu, elle évoque ce qu’il y a sous les fontaines, la terre, et les bestioles qui se nourrissent du sol-sol et que parfois elle voit resurgir, d’entre les pavés, ou des tuyaux (quand ils ne sont plus en service). La terre, comme le rappel d’où elle vient, la campagne qui manque, ce que la ville recouvre et fait presque oublier. Quelle distance entre les instants passés en galerie d’art, et à présent, ces quelques minutes d’écoute de la femme de la rue ! Quel contraste et, pourtant, au niveau de ce qui l’intéresse de retenir, de saisir, dans le souci de se transformer en être attentif, à l’écoute peut-être jusqu’à l’impuissance mélancolique et en réaction à un environnement qui encourage l’indifférence individualiste – prolétarisation du sensible, aliénation du sacré – il a la conviction de se livrer à la même recherche. Il s’entend murmurer, « pour chaque heure passée dans les galeries d’art, tu devrais consacrer trois heures à écouter les clochardes dans la nuit ». Déambulant dans les galeries ou y paradant, s’y réfugiant comme en des havres sacrés, retirés du temps, soustraits aux contraintes et pressions du travail ? Jouissant de l’atmosphère recueillie et de la disposition qui réservent l’approche des objets d’art récents, inédits et uniques, à ceux qui connaissent les adresses et osent pousser les portes. Jouissant réellement de la proximité soudaine avec quelque chose de rare quand, soudain, son cœur se met à battre de manière singulière face à une œuvre convoquant l’inattendu, la révélation, l’entraînant dans une opération qui réactualise le sacré brut, désarmant la distanciation critique, ce qui provoque une sorte de grand soulagement. Rareté qui ne tient pas à l’œuvre seule, mais à la conjonction de tous les éléments qui font qu’il se trouve, lui, à ce moment précis, devant elle, depuis des éléments factuels (avoir eu du temps libre, se trouver dans cette ville à cet instant) jusqu’à d’autres plus nébuleux comme la constitution historique de sa sensibilité, l’humeur du moment, la réceptivité neuronale. Jouant l’humble, il parade dans cet espace sophistiqué et aussi dépouillé qu’un autel, espace qui excite l’attractivité de la recherche (Bailly), la satisfaction qui consiste à se sentir appartenir au clan de ceux qui se trouvent engagés dans cette activité de recherche, de ceux qui ont le potentiel pour comprendre, intégrer ce genre de rareté à leur métabolisme et le cran de supporter l’état de recherche. De défendre dans leur savoir être cette exigence de la culture. Finalement, le même genre de rareté vécue quand, durant plusieurs jours, il repère un oiseau jamais vu jusqu’ici dans son jardin et qu’il va traquer, en douceur, pour le surprendre tel qu’il est et objectiver les éléments d’identification de l’espèce. Silhouette, becs, couleurs, taille, chant, vol. Et, encore mieux, essayer de comprendre le mobile de ce séjour passager, car il est évident qu’il n’est là que pour un temps limité, une étape. Il n’est jamais au repos, sans arrêt agité, sa longue queue et son cou gracile pris de tressautements vifs, attendant quelque chose, cherchant de quoi soigner ou réparer une avarie. Le mobile se cache dans une conjonction d’éléments propres à l’oiseau et d’autres appartenant au jardin, ses arbres, ses fleurs, ses plantes sauvages, ses écorces, ses insectes, ses mousses, quelque chose l’attire, dont il a besoin, quelque chose de perdu ? Et donc, lui, dans la galerie, mis en recherche entre les objets exposés et ce qu’ils éveillent en lui – paradant comme l’oiseau au poitrail jaune, et à la longue queue presque handicapante, passant du cognassier à la vigne vierge –, en goûtant la qualité de l’instant, oint du rôle sacré de tout prétendant à la connaissance de l’art. Se persuadant être le centre, le destinataire, de la conjonction favorable de ces éléments divers qui, n’étant pas destinés à communiquer entre eux, soudain s’envoient des signaux, créant les conditions d’éveil pour que quelque chose de caché lui soit révélé et qui ne pouvait se révéler ainsi qu’en réagissant à quelque propriété qu’il est le seul à détenir, enfouie dans sa subjectivité, dans son histoire personnelle, confortant son appartenance au régime singulier de l’art. Gagnant en « supplément d’âme ».

La recherche de supplément d’âme d’un amateur d’art

« Sachant que les vivants cherchent à s’approprier les objets (chefs d’œuvre) en question en les achetant ou en s’associant d’une façon comme d’une autre à eux, on peut dire que les objets et les morts sont fondamentalement liés aux hiérarchies du passé comme à celles du présent, et qu’ils participent ainsi de la domination, de la légitimité et de la construction des puissances relatives dans le monde présent des vivants. S’associer à des objets sacrés, jugés importants, est une manière de se grandir et, au fond, de se sentir légitime d’exister comme on existe. Posséder matériellement ou maîtriser symboliquement (par la connaissance) des objets sacrés, c’est se sacraliser soi-même et sortir de l’état d’insignifiance qui est le lot de tous ceux qui n’ont aucune espèce de rapport avec les foyers sacrés collectivement organisés. Supplément d’âme, justification de son existence, sentiment d’importance sociale : toutes les tentatives de rapprochement d’avec le sacré sont des stratégies de mise à distance de l’insignifiance et de l’absurdité de toute existence mortelle. » (Lahire, page 281) Il collecte ces suppléments d’âme et cherche inlassablement à en faire fructifier le capital. Une manière de se prémunir contre la peur des ruptures et des exclusions qui lui semblent toujours pas très loin. Il a vécu ainsi quelques instants troubles où il n’était pas très éloigné de la rue. Quelques circonstances où il a dû essayer de rassembler quelques pièces, en abordant les passants, pour prendre un train, se payer un repas. Rien de grave, mais juste assez pour sentir le souffle du gouffre. Avec l’âge et la construction d’une situation sociale, certes confortable, mais qui lui semble fragile, si pas usurpée, il craint de plus en plus de chuter. Il regarde et écoute fasciné la clocharde en souvenir des heures passées près du pavé, pas à la porte, pas abandonné, mais dans l’anti-chambre du lâcher prise. Et il se demande si la crise économique ne lui réserve pas des lendemains désenchantés, sur la paille. Qu’en sera-t-il de la vieillesse compte tenu des conneries des politiques sur les pensions !? Il a alors une image fulgurante de mort, gueule ouverte face au ciel qui y engouffre son infini azur. « Comme on était en plein été, il a dû mourir, sous le ciel ouvert, face à cette lumière intense et indéchiffrable que son intelligence avait affrontée tous les jours de sa vie. » (J.J. Saer, L’ancêtre) Il s’éloigne, enfoncé. Comme toujours, ce qui le sauve, l’empêche de sombrer complètement, le maintient entre deux eaux où il parvient à happer quelques chapelets de bulles d’air, c’est ce qui le lie – comme à quelque chose qui lui a été donné, une sorte de signe électif ou une faune et flore protectrices–, aux jeux lointains de silhouettes sous-marines. Dans la nuit. Ce sont des dessins lents et spasmodiques qui grouillent sur ces membranes où son être aspire à la nuit profonde des choses. Et qui renvoie à certaines nuits d’amour où l’échange des corps ne se raconte plus, ne se traduit même plus en images. Ce sont des flux de peaux, de langues, de salives, de cheveux, de muscles, de trous, de regards, d’oreilles, de poils, de nombrils, d’ongles, de muqueuses, de cartilages, d’os, de sueurs, de cyprines, de foutres mélangés, multipliant, démultipliant la sensation de retournements, de possession et dépossession, de limites extrêmes de corps qui deviennent le bout extrême du corps de l’autre. Ainsi de suite dans l’infini miroir nocturne, avec la sensation de plonger, rejoindre la vie fusionnelle de leurs abîmes, obscurité totale et éclairage tremblé de leurs organes excités, photophores. Dans ce ruissellement – comme quand, dans une rivière, il laisse la main flotter dans le courant et la danse des algues, imaginant toutes sortes d’êtres vivants défilant dans le courant et frôlant ses doigts et sa paume –, il intercepte tout de même, après coup, des ondulations, des lignes, des courbes, des chaleurs, des éclairs, des vitesses satinées qui n’appartiennent qu’à elle, et qui bourdonnent à même sa peau, longtemps après, à la manière de brûlures d’orties alanguies. Ces souvenirs parcourent aussi sa peau, de bas en haut, à la manière des persistances rétiniennes, justement, le confortant dans l’idée que l’on ne regarde pas qu’avec l’œil. « Ces souvenirs-là ne se présentent pas sous forme d’images, mais plutôt comme des frémissements, des nœuds semés dans le corps, des palpitations, des rumeurs inaudibles, des frissons. En entrant dans l’air translucide du matin, le corps se souvient, sans que la mémoire le sache, d’un air fait de la même substance qui l’enveloppait, identique, en des années déjà enterrées. Je peux dire que, d’une certaine façon, mon corps entier se souvient à sa manière de ces années de vie épaisse et charnelle et que cette vie semble l’avoir tellement imprégné qu’elle l’a rendu insensible à toute autre expérience. » (JJ Saer, L’ancêtre, p.163) Cette « vie épaisse et charnelle » des ébats amoureux– avec le recul, ils se présentent comme un état prolongé au sein d’un élément aquatique lointain, traversé de quelques rayons solaires diffractés– , se transforme en énergie fossilisée, en grands fonds marins d’où son goût pour la vie et son activité intellectuelle, désirante, tirent toute la biodiversité dont ils ont besoin pour survivre et s’exprimer. Parmi ce magma vital, qui a l’apparence fluide des images qui s’envolent et aussi de la permanence empâtée de certains bas-reliefs sans âge, certains souvenirs de l’amante nageant nue dans leurs instants à eux, réapparaissent stylisés à la manière de traits stellaires, des formes de vie antérieure qui flottent dans une rencontre des grands fonds et du zénith, un grouillement animal floral. Souvenirs du corps sirène en multiples dérivés d’une faune qui traverse les siècles. Sur fond de sable plissé, comme les draps d’un lit après les étreintes, feuilles d’une mue ou enveloppe suaire des instants d’oublis, le dessin de bivalves géants, l’ombre d’un nautile, le squelette d’ammonites, la présence fossile d’une généalogie animale de leurs instincts. Mais, avant tout, tiré de l’obscurité où ces images devaient proliférer, exhibé sous les projecteurs que l’on réserve aux retables sacrés, de l’espace vierge, fantasme par excellence, où croisent de rares fantômes d’hydres, poulpes, gorgones, éponges, calamars, crevettes. Peintures rupestres abyssales. Une tête de chimère, des cicatrices de croûtes volcaniques, des étoiles de mer, l’ombre d’un coelacanthe, des fragments de méduses spectrales aux cheveux dérivants. Des restes de carcasses indéfinissables, industrielles ou antédiluviennes, en décomposition magique. Dans le grésillement imperceptible de la neige marine. Le souvenir du sentiment amoureux soudain coïncide avec son premier émerveillement que suscita l’horizon marin du grand aquarium de Lisbonne. Et l’imagination des formes passant sous ses yeux – tournés vers l’intérieur – ressemble à celle qui le submergeait quand il approchait son visage de l’intimité moulée dans une incroyable dentelle, fine, chaude, parfumée et vivante, un peu poisseuse comme un tapis d’algue, un écran moelleux dissimulant une crevasse sous le film animé d’une danse ténue d’infimes phytoplanctons, bioluminescents. Il songe au dessin tourbillonnant de duvets garnissant un nid qu’il avait trouvé au jardin, encore tiède. Diffusant une fragrance le renvoyant aux arômes de la nuque – en plus corporel, maturé dans la sueur, dans des jus internes, viscéraux –, et au goût de la Syrah printanière, y ajoutant peut-être un rehaut de rhubarbe chauffée au soleil ? Quoique… Il se rappelle cette rubrique dans Libération (« Parlons cru ») où une vigneronne vantait la touche de cul de sa Syrah… Tout cela, ces souvenirs, ces tableaux, ce qui des uns aux autres créent des réponses, un espace de recherche, lui restitue le silence profond de ce qui précède et dépasse les mots, l’apnée radieuse sans objet, sans raison, inaccessible paradis perdu que mime l’apnée amoureuse. Dans ces profondeurs, les épaves des apnées resplendissent, se disloquent en nouvelles formes, se décomposent et ressuscitent en énergies nouvelles, désirantes.

Allée de cimetière et grands tableaux de craie, signaux d’une initiation dans l’air, celle répétitive face au dominant qui impose admiration,  vénération, respect, les lieux d’art se chargeant de lui rappeler aussi sa  piètre valeur économique

Ruminant ces anciennes illuminations, accusant un coup de vieux, de fatigue, il s’apparente à ces silhouettes solitaires, penchées ou claudicantes, s’enfonçant dans l’allée d’un cimetière ou errant entre les géométries d’ifs taillés d’un parc funéraire, allant se recueillir sur une tombe, communier avec une absente qu’il aspire à rejoindre ou méditer, sur un banc abrité, aux rares instants sublimes intenses qu’il revivra bientôt, dans l’ultime seconde de déprise de soi, de tout. Il se sent appelé et transpercé, déporté dans ces points de fuite des quelques petites toiles de Marc-Antoine Fehr, vite vues dans un centre culturel désoeuvré, et désormais accrochées en lui.

Et finalement, cherchant la meilleure position pour s’endormir dans son lit d’hôtel, il se raccroche, sans trop savoir pourquoi, à l’impression, très forte, laissée en lui par de grands tableaux de craies alignées. Il ne reste de la journée éprouvante, une fois les paupières baissées, qu’un rideau de traits, temps strié. Pourquoi ces immensités de craies bien rangées ? Selon le texte de la galerie, pour dresser « un champ coloré répétitif, dansant » et rythmer « la cérémonie d’initiation ». Texte qui joue sans hésiter la mise en place du sacré : le visiteur est un profane face à un parcours initiatique, l’artiste est aussi un marabout, « ce systématisme spirituel questionne l’aspect sacralisé de l’exposition et ses cérémonials. » Ce questionnement – à vérifier – prend place dans une galerie qui vient de changer de propriétaire, prend ses remarques et entend rebaptiser les espaces selon les souhaits des nouveaux propriétaires. Derrière l’autel minimaliste, les assistantes et assistant, ressemblant presque aux nymphettes de la fiesta débordant sur la rue, connectés à Internet, regards rivés sur leurs écrans, travaillent à ourdir les relations entre profane et sacré, au profit de leur marque (VnH). Cet affairement feutré qui atteste des liens actifs avec le marché de l’art signifie assez au visiteur lambda qu’il ne joue pas dans la même cour, son compte en banque ne lui permettant pas de participer à ces transactions, ce qui, en outre, lui rappelle l’inaccessibilité matérielle des œuvres qu’il vient contempler. Il n’en a qu’une jouissance provisoire et spirituelle, gratuite. « À travers la séparation, la distance entre un objet constitué en spectacle et un sujet qui l’admire, le respecte, le vénère, etc., ce qui s’apprend ans le rapport à l’art, c’est, sous une forme euphémisée, un rapport de soumission. Dans le rapport à Dieu comme à l’œuvre d’art, structuré par les oppositions entre le sacré et le profane, le supérieur et l’inférieur, le haut et le bas, le spirituel et le matériel, le digne et l’indigne, le noble et le vulgaire, se joue une sorte de répétition du rapport au puissant, au dominant, à celui qui impose l’admiration, la vénération et le respect. » (B. Lahire, p. 248). Et surtout, ceci, qui recoupe de manière plus crue le sentiment de sa propre valeur marchande et sociale, que lui communique l’environnement des chapelles de l’art : « Si le smicard peut se sentir petit devant un tableau de 17 millions d’euros, c’est justement parce qu’il perçoit l’écart entre ce qu’il représente et ce que représente l’objet en question, notamment l’écart de ses possibilités réelles d’action, et ce que l’objet symbolise comme possibilités réelles d’action. » (Lahire, p.479) Mais, tout de même, le premier coup d’œil béat devant ces étendues verticales de craies !? Verticales, certes, mais finalement, plus il les regarde, plutôt multidirectionnelles. C’est bien, s’il en croît la maigre explication fournie, à l’objet scolaire, utilisé pour inscrire au tableau ce qu’il convient d’apprendre et retenir, qu’il est fait référence. C’est ainsi qu’il entend cette citation de l’artiste : « l’odeur des craies étouffant nos désirs de chérubins… » (Et cela fait écho à sa lointaine phobie de l’école). L’autorité de la craie sur tableau noir. À cette oppression olfactive, les tableaux échappent par une accumulation inimaginable, une exhibition incomptable de craies, qui dépasse presque l’entendement, et fait que le bâton de craie n’a plus rien de sérieux, est gagné par de la folie, ne colle plus avec l’image sévère de l’outil professoral qui permet d’inscrire au tableau les savoirs, les consignes, sanctions, les devoirs du journal de classe. Il se dégage de cela une musicalité enveloppante, frondeuse. Dans le demi-sommeil – après le vin, l’apparition des nymphettes et les péroraisons autant édifiantes que soûlantes de la sans-abri–, cette musicalité s’effrite, rejoint la neige marine et le guide vers d’autres images englouties. Ainsi, certains de ces tableaux de craie se fondent dans d’autres parois qu’il connaît bien, par cœur, qui sont aussi des surfaces d’alignement, de tranches les unes à côté des autres, ce sont les pans de ses bibliothèques qui recouvrent tous les murs de ses pièces de vie. Plans verticaux striés, rythmés de traits, objets de savoir vus de profils, ils forment des ensembles, tous ces livres coagulés en un tout qui correspond à ce qu’il a lu, qui est aussi de la matière interne, ingérée. Trop habitué à les avoir sous les yeux, il les regarde désormais sans les voir comme il regarde ce qui tapisse son abîme. Il a le sentiment d’en connaître les contenus de manière précise, pour y avoir plongé, y avoir passé des heures de sa vie, mais ce n’est plus qu’une impression vague, l’aura de la littérature digérée, qui l’aide à se distinguer du néant. Les surfaces bibliothèques communiquent une impression d’ordre, de la même manière que les grands tableaux de craies juxtaposées. Mais, de même qu’en rentrant dans le corps bibliothèque, en sortant ici ou là, un volume, l’ouvrant, lisant quelques lignes, il va renouer avec des accidents, des désordres ou des contre-ordres – et d’abord réaliser qu’il ne se souvient plus de ce qu’il a lu, qu’il est donc fait de « blancs »–, les retables de craies collées bout à bout comme des ex-voto, comme ce que permet le savoir inversé, retourné, frissonnent aussi d’accidents, de trouées. On y voit se profiler un mystérieux effet domino qui emporte ces milliers de craies dans la perversion de sens cherché par l’artiste. Il y en a où, à bien regarder, l’alignement a été soufflé, affichant un grand éparpillement parcouru de noeuds. Mais, surtout, en approchant, en maints endroits, la régularité est rompue, la glu qui sert à fixer les bâtonnets crayeux a coulé comme de la sève, s’échappe. À la manière de ces blessures dans les troncs d’arbre d’où suinte de la résine, qui se transforme en gomme agglutinée en abcès translucides, en chandelles irrégulières. Dans certains tableaux, il s’agit de coulées de caramel blanc ou de mélasse noire, épaisse. Ailleurs, des exsudations de suif, de la lave graisseuse, chair fondue. Et de petits fragments de rêves, pacotilles et brimborions, y sont charriés, reviennent à la surface, reprennent pied dans les failles, suintent dans les interstices. Des baves exorcisées, libérées par les aiguilles vaudoues en petits bouillonnements, saignements caoutchouteux où brillent grelots d’or, têtes de mort, couronnes dorées, brillants, étoiles de mer, fleurettes en verroterie, écorces, étoupe, bois flottés, perles de toutes les couleurs, bagues. Bibelots des rêves jamais taris, résistant aux « étouffements de la craie », ou dévoilement de la poudre aux yeux que lance les savoirs dominants pour envoûter les dominés (les « chérubins ») ? Il trouva quelque apparentement entre ces tohu-bohu de sèves, de breloques colorées, et le risotto du chef des Enfants rouges, crémeux, à la nage, recouvert d’une émulsion perlée légèrement parfumée de moka, parsemée d’olives noires torréfiées et moulues, de quelques infimes billes rouges, et il l’avala à la cuillère en même temps que ses pensées continuaient à dévorer les parties boursouflées des tableaux de craies, et c’était comme si les deux nourritures se mélangeaient.

Plis obscurs de lecture hypnotique

Le bouquet humé dans le cou, les perspectives de sorties de secours embrassées dans les petites peintures, le discours de la clocharde entendu comme une révélation, cette sorte d’extase devant les grands tableaux de craies, ni plus ni moins fantastiques qu’une gorgée de C’est le printemps !, à chaque fois, ce qu’il retient est d’avoir été plongé dans un état très proche de celui, particulier, d’une lecture, longue et concentrée, quand tout disparaît, même le livre, même ce qu’il lit, même qui lit, et que s’installe un état merveilleux autant qu’improbable où plus rien n’existe, instant où s’intensifie, justement, le sentiment d’exister. « L’ardeur du jour s’est peu à peu atténuée et le bourdonnement interne qui, monotone, traverse la partie éclairée de son esprit, s’est vu morcelé grâce à la pointe claire de l’attention, laquelle, comme la pointe d’un diamant, s’est progressivement frayé passage pour reléguer, à coups d’ajustements successifs, les plis de l’obscur. A un moment donné, après plusieurs essais laborieux, les plis s’écartent et les facettes du diamant, émergeant de l’ombre, se concentrent sur la partie transparente qui se stabilise et se fixe pour atteindre la perfection et disparaître à son tour, disséminée en sa propre transparence, de sorte que ce n’est pas uniquement le bourdonnement – lequel est temps, chair et barbarie – qui disparaît avec elle mais aussi le livre et le lecteur, libérant un espace où l’intemporel et l’immatériel, non moins réels que la putréfaction et les heures, se déploient victorieux. » (Saer, page 107) En ce point de fuite secrété par l’exercice de la lecture, dans cet état d’envoûtement où attention rime avec disparition, il pratique ses ablutions, se prépare à décliner sa position à qui l’interpellerait, il ne se sent jamais aussi bien, aussi convaincu d’être quelque part que dans ces dissolutions, évaporations…

Pierre Hemptinne

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A coeur ouvert

A propos de :  Homo Bulla de Damien Deroubaix (Galerie In Situ, Paris) – Le Monde plausible. Espace, lieu, carte. de Bertrand Westphal (Editions de Minuit, 2011) – Lo Spazio del Cuore, Claudio Parmiggiani (Galerie Meesen De Clercq, Bruxelles)

C’est un objet en verre dans une exposition de Damien Deroubaix. Je ne mets pas facilement un mot dessus. C’est entre le réel et l’onirique, fuyant. Chaque fois que je cherche à m’en emparer par le langage, une nouvelle métaphore s’interpose. Je sais sans savoir. « On imagine mal le monde. On ne sait où il s’achève, ni comment ; on en est à conjecturer sur sa forme géométrique. À l’exception des érudits, on ne prête qu’une attention marginale à sa configuration physique. » (Bertrand Westphal). La notice de la galerie d’art vient à mon secours. C’est un cœur. Ainsi ? Oui, ça doit être ainsi, c’est tout à fait plausible. Si je devais, souffleur de verre, donner une forme à mon coeur, je pourrais en arriver à un résultat similaire. Plus précisément, c’est un cœur d’animal, de taureau. Mon regard le traverse – transparent, il ne retient rien, il est là et nulle part -, et s’émerveille s’effraie d’une distance si mince entre l’humain et la bête. Tant de siècles et de constructions culturelles pour séparer l’homme de l’animal et voyez comme ils se confondent dans cet organe de cristal. Le cœur comme espace frontière par excellence. Si le cœur est notre pulsation identitaire que l’on revendique unique, en même temps, il ne bat pas que pour nous. Au contraire, à chaque fois qu’on le sent de manière aiguë, il ne bat que de battre pour d’autres, personnes, animaux spectacles qui émeuvent ou circonstances qui mettent « hors de soi ». L’expérience sentimentale apprend que le cœur peut être captif, retenu dans un autre corps, ne plus battre dans le nôtre, être captif et pulser hors de nous. Pour annexer de l’autre ou pour se faire adopter, s’expatrier, quitter son enveloppe corporelle, s’oublier ailleurs, s’infiltrer dans une autre vie. Les combinaisons qui découlent de son double statut d’organe réel et d’organe idéel, biologique et symbolique, technologique et poétique sont troublantes. Comme si par lui on ne pouvait jamais complètement être à l’intérieur ou à l’extérieur, mais les deux à la fois. Quel lieu est le cœur ? Si matériellement perceptible et pourtant résonnant comme de nulle part ? L’étude scientifique du fonctionnement cardiaque s’estompe chaque fois que, rompant le temps ordinaire durant lequel on ne l’entend plus, nous nous mettons à l’écouter. Par lui, notre étrangéité redevient sismique, vague mais tenace. Qu’est-ce qui jaillit là ? À l’intérieur du très pragmatique mécanisme corporel, que signifie cette persistance d’un inexpliqué, inexploré dont la manifestation scandée coïncide avec notre respiration, habite notre souffle ? Comment ce rythme régulier, sans origine ni fin, automatique et impersonnel peut-il être aussi une signature, la nôtre et celle de personne d’autre, au point d’inspirer une bibliothèque de chants cardiaques enregistrés par l’artiste Boltanski ? Cela déroute et raffermit tout à la fois, rappelle la limite des connaissances humaines en étant source d’angoisse ou de réconfort. Au centre de ce qui fait l’objet d’une des plus vastes entreprises cognitives, le corps humain, quelque chose demeure hors de portée. Ce qui échappe là est le moteur de la respiration. Ligne d’horizon originelle, inviolée. « Selon Agamben, la stance était pour les poètes du XIIe siècle le noyau essentiel de la poésie, le foyer du joi d’amor. Elle était vouée à rester hors de portée, indéfiniment. En vue d’expliciter le caractère insaisissable de la stance, Agamben s’est inspiré de quelques passages du Timée de Platon et de la Physique d’Aristote, qui du reste citait le Timée. Au début du Live IV de la Physique, Aristote se livre à une étude du lieu et constate : « Mais le physicien doit savoir, de la même manière, à propos du lieu aussi, comme à propos de l’infini, s’il existe ou non, comment il existe et ce qu’il est » » (B. Westphal, Le Monde Plausible). La mécanique bien réglée du cœur, comme dissociée de toute commande délibérée, installe un halo de confiance qui nous porte vers l’avant, en s’appuyant sur le connu, ce battement qui rassure au même titre qu’une terre ferme dûment cartographiée, foulée sans jamais être touchée. Simultanément, ce qui excite le cœur et exerce sa mesure musculaire, c’est l’inconnu qu’il ne cesse d’affronter de par sa nature même, indépendamment de notre volonté et cela se manifeste par une tension, tantôt éclipsée, tantôt exacerbée, le plus souvent latente, qui laisse entendre qu’à tout instant il peut rompre. D’où viendront l’effroi et l’arrêt cardiaque ? L’inconnu qui jouxte le cœur fait qu’à chaque temps compté il y ait un passage à vide. On sait que prendre son propre pouls, compter les élancements, peut donner le vertige comme de transgresser un interdit, risquer d’entendre ce que l’on ne peut entendre, s’abîmer dans les ondes concentriques, hypnotiques, sur le miroir des eaux souterraines. Y a-t-il un lieu du cœur ou non ? Ou n’est-ce qu’un jet insaisissable, le cœur comme stance de l’être ? « Pour les cartographes, comme pour les poètes du Moyen Age, il se sera agi d’appliquer le précepte qu’Agamben résume ainsi : « (…) il n’est possible de s’approprier le réel et le positif qu’à la condition d’entrer en rapport avec l’irréel et l’inappropriable ». » Et plus loin : « A la longue, la dimension de l’irréel a cessé de faire partie intégrante du paysage mental et politique de l’Occident. Les velléités de réalisation du fantasme par les armes et la violence finirent par s’imposer. C’est que la stance n’aurait su rester vide trop longtemps en son centre, sauf à alimenter la mélancolie, une humeur si européenne pourtant. Cela dit, une part d’irréel était appelée à subsister, car il fallait continuer à nourrir le rêve d’une réalisation à venir. » (B. Westphal). Dans l’écoute de soi, en dépit d’efforts millénaires de l’Occident pour imposer sa globalité au monde, on entend toujours jaillir le vide de la surprise, l’irréel que la stance éclaire, de ses clignements mélancoliques et dont nous procédons. Bulles fragiles de savon qui se forment et se désintègrent. Comme ces fioles sur lesquelles Damien Deroubaix grave les figures de l’au-delà, démons, satyres, grands boucs, bestiaire mélancolique.

L’organe tel que représenté par Parmiggiani est, lui, opaque et compact, d’une couleur de sang bruni, séché, pétrifié, sanctifié dans le cube blanc aveuglant. Il est plus réalistement humain que celui de Deroubaix, pourtant, il dévie tout autant l’interprétation vers autre chose. Faut-il y voir une sorte de déni devant la chose ainsi extirpée, coupée, exposée dans l’immaculé galeriste ? Malaise devant la représentation asphyxiant l’irreprésentable intime ? La teinte rouille et la matière métallique font que surgit à la place du cœur, malgré l’évidence, une pièce de moteur industriel, sidérurgiste, fabriqué en série, en tout cas liée à la forge, aux techniques de fonderie. Une pièce d’archéologie industriel transformée en bijou, un trophée, une parure. La surface éprouvée, finement ravinée, granuleuse, énergiquement nervurée, comme modelée en différents pays et régions, en fait un cœur particulier, pas n’importe lequel, mais rattaché à une biographie singulière et close. C’est l’empreinte géologique et géographique d’une vie achevée, en tout cas interrompue. Empreinte de ce que laisse derrière lui un individu monde, une mappemonde échouée dont le volume, la marque des épreuves, les élans de joie, les marasmes chroniques retracent la vision du monde avec laquelle le propriétaire de cet organe-ci aura vécu. Cette forme intérieure, tellurique, est incrustée de brillants, ce qui lui donne de surcroît un air de cosmos étoilé. Carte du ciel. (« En y regardant de plus près, les férus d’astronomie y découvriront, parmi des dizaines de minuscules diamants, la représentation de la constellation du Poisson, le signe astrologique de la mélancolie. », texte de la Galerie Meessen De Clerc). De quoi le cœur est-il la carte ? « L’usage du vocable dans un sens géographique n’a été établi en Français qu’au XVIe siècle. Auparavant, on parlait de carta, mais aussi bien de figura ou de pictura. On (se) représentait la terre mais on ne l’ancrait pas dans une « réalité » stable. La peinture du monde était encore largement une parure. L’artefact était manifeste ; personne n’aurait cru bon de le dissimuler. (…) La géographie réelle s’efface ici au profit d’une géographie symbolique, qui dans l’ordre hiérarchique de l’époque dépend de la référence religieuse. Le monde s’adapte à la trame que l’histoire chrétienne a véhiculée. Il ne saurait être question de réalisme au sens moderne du terme. C’est plutôt le réel que l’on pare au gré des impératifs d’une représentation immuable, celle que la Bible et ses diverses interprétations ont imposé à l’évidence de l’homme médiéval. » Revenant sur l’étymologie du terme mappemonde où « mappa renvoie à une serviette », Bertrand Westphal rappelle que pour « Horace, elle est un linge de table » et pour « Quintillien, elle est un morceau de tissu que l’on jette dans l’arène pour signifier le début des jeux. » Et de continuer : « Si l’on déplaçait cette étymologie sur le plan métaphorique, on résumerait assez bien les enjeux du début de l’ère des conquêtes : c’est peut-être en jetant une carte encore vierge, et qu’il fallait remplir, dans l’arène du monde que l’on déclencha le jeu cruel de la colonisation. » (B. Westphal) Le cœur rejoue le théâtre des conquêtes. Comment il bat la chamade en s’approchant du territoire habité d’un autre cœur qu’il souhaite investir et par lequel il rêve d’être envahi en retour. Il rejoue continuellement l’approche des terres inconnues, l’obsession de la ligne d’horizon au-delà de laquelle le navigateur bascule dans le monde inhumain de l’animalité et de l’enfer. Avant qu’Ulysse ne les franchisse et n’en revienne, les colonnes d’Hercules bornaient notre monde. De l’autre côté, on tombait. Ce lieu existe toujours au cœur du cœur conservant le mythe dans notre actualité. Le coeur peut se sentir exilé heureux, rivé à une palpitation cardiaque, lointaine, dépaysante, ou bien déprimer, captif d’un cœur inhospitalier. Il peut se sentir dopé par un battement qui redouble sa force, une vie synchronisée sur la sienne ou, au contraire, infiltré par un intrus et mis en esclavage. Selon ces dynamiques changeantes qui influent sur les humeurs et la perception de l’environnement, nous adaptons les représentations géographiques de notre monde et les manières dont il se raccorde au grand monde réel. Le tissu cardiaque est modelé et gravé par ces fluctuations. Au cours d’une vie, le fil narratif que nous dévidons change d’axe, se décentre, se déplace. Confronté à ces tropismes, le cœur, soucieux de rester l’omphalos référentiel, cherche à se recentrer selon les territoires que nous perdons ou agrégeons, selon que notre aventure se développe selon telle ou telle histoire influencée par les rencontres avec telle ou telle personnalité, selon que nos recherches culturelles ou scientifiques intègrent telle découverte, effectuent des extensions ou des replis émotionnels. Ce rythme cardiaque, assourdissement que nous n’entendons plus, accompagne toutes nos activités cognitives, bat de concert avec le travail du cerveau, au fur et à mesure que nous redéfinissons notre espace vital en vue de gagner du terrain sur les zones occupées par l’autre, la nature, les objets, les paysages, l’objectif étant de convertir de l’espace vierge en lieux habitables. Faire reculer la ligne d’horizon. Sans oublier que parfois nous devons inverser cette finalité, placer des lieux en jachères, encourager la conversion du cultivé en espace vierge. Le cœur, au croisement de l’organe réel et fictionnel, est à l’image de la pulsion cartographique qui a presque toujours consisté à dessiner le monde réel selon les fictions de la civilisation dominante. On cherche à jouir du réel de l’autre en lui assurant avoir du cœur, en cherchant à subsumer le sien au nôtre. Bertrand Westphal, textes à l’appui, rappelle comment les premières cartes de l’Afrique ont été la projection des mythes européens faisant état des premières incursions sur ce continent. Il fallait prouver la véracité de ce que la civilisation antique, fondatrice de la nôtre, avait inventé, prouver l’origine. La cartographie est un instrument de colonisation. Il n’y a de « nouveau monde » qu’à effacer ce qui, à cet endroit, préexistait à notre arrivée, à oublier ceux qui y vivaient, s’emparer de cette surface et la redéfinir, la dessiner selon l’inventivité conquérante. « Cette mascarade était d’autant plus frappante qu’aucune antériorité territoriale n’était accordée au premier habitant des lieux. Avant la conquête, son environnement était donc amorphe. Il appartenait au colonisateur, figure quasi divine, de donner forme à l’espace, de s’emparer d’un peu de glaise afin de façonner le lieu à son image. Plus près de nous, plus loin de l’Eden, fingere signifiait « pétrir ». L’invention du lieu est une véritable fiction, un pétrissage du réel. Quant à la fiction telle que nous l’entendons aujourd’hui, elle est elle-même un lieu, le « terrain mixte de la production et du leurre », comme dit Michel de Certeau. Un terrain dont la page est la carte. Ou une page dont le terrain est la carte. » (B. Westphal). La cartographie coloniale du monde a signifié « la négation au moins partielle de l’autre » selon une « représentation des espaces, parfaitement ethnocentrique ». Heureusement, le cœur ne se fige pas, n’est jamais irrémédiablement blasé, il conserve un fort potentiel de réversibilité. De bascule. Même si le nôtre, voire celui d’une génération, se raidit et atrophie l’irréel de sa stance, il reparaît intact en de nouvelles générations et, perpétuant dans l’insitué organique, la présence déstabilisante et exaltante de la ligne d’horizon, il peut toujours fissurer et faire chanceler les certitudes de l’espèce humaine, battre à rebours de tout ethnocentrisme, recommencer l’aventure des grandes découvertes sur de nouvelles bases. Ne pas tuer ce qui inquiète. Emprunter d’autres lignes de fuites, durables celle-là. « Mais cette ligne avait sans doute un défaut inné : elle ne se conformait pas à l’axe de navigation. Ni vraiment à bâbord ni franchement à tribord, elle n’accompagnait le mouvement hauturier. Elle matérialisait plutôt la promesse d’une progression sans terme, d’un au-delà permanent dont on se rapprochait sans jamais le franchir. Elle intimidait, elle écrasait et, surtout, déjouait obstinément toute velléité de finitude. Elle se dérobait à l’avant. Elle se dérobait aussi à l’arrière. La navigation en haute mer faisait de l’horizon un cercle itinérant qui ne contenait rien et ne rassurait personne. » (B. Westphal) Le mal de mer du cœur.

Rivage improbable entre fini et l’infini, organe biologique et symbolique, démarcation labile entre faux et vrai à l’instar de ces petits pains de Parmiggiani, dressés sur le plateau brillant d’une dernière Cène, image de nourriture non mangeable en farine de bronze, la dernière Cène ajournée indéfiniment. Le cœur donc est aussi ce « cercle itinérant » en rotation sur lui-même, lieu de bouleversements des géographies de l’intime, espace où tout peut changer, espace de change même, selon le concept de Catherine Malabou. Comme l’illustre à merveille l’amour entre Ulysse et Pénélope. L’espace, c’est le vierge, il jouxte toujours l’infini. Le lieu est un bout d’espace maîtrisé/métrisé (Deleuze/Guattari), domestiqué. Ulysse part explorer l’espace. Pénélope l’attend en un lieu précis, Ithaque. Malade de l’espace, Ulysse fantasme son retour au lieu. Malade d’attendre confinée dans son lieu, Pénélope fantasme l’espace d’Ulysse. « La géographie intime des deux conjoints est inverse et par là même se révèle complémentaire. Pénélope et Ulysse se projettent au loin, l’une vers l’espace ouvert où son mari erre, l’autre vers le lieu du confort domestique. Il leur faudra d’assez longs instants pour se reconnaître. Il leur faudra identifier un lieu commun, une expression qui n’est pas toujours péjorative. Le déclic intervient devant la couche façonnée dans un tronc d’olivier qui est lui-même enraciné dans le sol du palais d’Ithaque en guise d’omphalos privé. Il serait poétique de supposer que ce repère se transformera en espace pour Pénélope et pour Ulysse en lieu. Et comme à la longue le lieu ennuie, Ulysse repartira délibérément vers de nouveaux espaces où l’on ne connaît pas le sel. Je doute qu’Ulysse ait été lassé par Pénélope ; je préfère penser qu’il s’est approprié le point de vue de la femme, infiniment plus ouvert et dynamique que le sien. Il aura choisi l’espace plutôt que le lieu. » (B. Westphal)

Les bruits n’ont pas le même écho le jour que la nuit. Selon nos humeurs, le cœur broie du noir ou de la clarté. Plus fondamentalement, le cœur est aussi notre phare, une alternance stroboscopique de lumière et de ténèbre. « On apprend que dans notre univers en expansion les galaxies les plus lointaines s’éloignent si vite que leur lumière ne parvient pas à nous éclairer. De fait, ces galaxies s’éloignent à une vitesse supérieure à celle de la lumière. En d’autres termes, l’obscurité correspond à une lumière qui ne parvient pas jusqu’à nous. (…) Le contemporain est en somme celui qui accepte que l’étoile file en sens inverse et que l’humanité, confrontée à ses multiples limites, faillisse à recevoir sa lumière. Il sait que l’astre fait défaut, que l’obscurité est le vestige d’une lumière. Il n’est pas un tenebrio, un « ami des ténèbres » ». La sculpture Senza Titolo de Parmiggiani est un buste froid et académique (quasi impersonnel, semblable aux plâtres des écoles d’art) représentant un multiple parmi d’autres de kouros (jeune homme grec). Il est décapité, la tête a roulé par terre à l’instant précis où le sang irradiait l’intérieur de ce corps d’une lumière solaire. Sur le sol, le sang coagulé dessine une forme de cœur d’or. Organe catalyseur, organe irréel, présence du corps et triangle des Bermudes où s’abysse le corps, terrain de bataille du dicible et de l’indicible, étoile qui file et dont la traîne qui nous échappe signale que notre histoire déroule ses chapitres qu’on le veuille ou non, comme prévu, c’est probablement par l’exercice de l’écriture qu’il se laisse le mieux approcher. Et à une époque où le bombardement de sollicitations pour capturer nos cerveaux tend aussi à nous confisquer le cœur et ses régimes d’empathie et d’arythmie, il faut encourager, comme le fait Bernard Noël, les intentions de ressaisir ce qui bat dans le corps et ne se laisse pas facilement circonscrire, proche de l’irréel. Contre la cartographie monstrueuse que le marketing dresse de nos pulsions pour les assujettir à sa recherche de profits, il faut produire de l’irréel, garder le contact avec ce souffle qu’aucune carte ne peut dessiner. Par exemple en écrivant.  « L’écriture est l’acte de la perte du corps et du retour vers lui. Dès que nous entrons dans son mouvement, nous circulons dans cette contradiction. Le corps est tantôt clair et tantôt opaque, mais transparent ou sombre, il s’oppose en écrivant à l’envahissement des images tandis qu’au fond de lui s’ouvre la bouche par laquelle remonte le langage… » (Bernard Noël, L’écriture du corps). – (PH) – Bertrand Westphal, article. Géocritique.

Cartographie et endettement (Parenthèses oscillantes, 2)

 

A propos de JR, William Gaddis (Plon 2011), La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato (Amsterdam, 2011), Restless, Gus Van Sant, 159/295 de Lyndi Sales, Codificado : impressâo transparente de Diogo Pimentâo, Contributions d’Alain Bubblex, Geographical Analogies de Cyprien Gaillard, Vidéocartographies : Aïda, Palestine de Till Roeskens, Shadow Sites II de Jananne Al-Ani.

Parenthèses, corps du texte, entropie. – Les reflux qui m’installent entre parenthèses varient quant à leur nature. Ce n’est pas toujours aussi coussindairisé que l’enclave virtuelle et ange gardienne où jouir d’une réceptivité exacerbée, polyvalente et heureuse, à 360° et multi genres (voir article précédent). Il est des parenthèses rudoyantes qui isolent et bâillonnent, ce qui ne revient pas à empêcher de penser et formuler mais en déplace l’action, au cachot, au gueuloir enfoui. On ne se raconte plus d’histoire, dans le sens où, en temps normal, on cherche à inscrire les flux aléatoires des sensations dans une narration instinctive, immédiate où se projeter, s’emparer des choses et se situer par rapport à elles. On constate que n’existe plus l’intention de retenir et donner forme à ce que l’on voit et entend et qui surgissent des murs, des fenêtres, des passants. Au contraire. On laisse aller. Même pas, on continue d’absorber la multitude de signes visuels, sonores et olfactifs non pour construire une représentation des lieux successifs où l’on marche au hasard, mais bien pour démonter tout le perçu, le désagréger et, comme affecté d’un point de côté, plier vers l’abandon, détaché. On entend en soi, quelque part, comme une rivière lointaine qui cascade, un lieu où tout se désorganise, tombe en ruine (et cela inclut tout le romantisme des ruines distillé en si peu de traces), se déconstruit, part en chaos. Une ligne d’horizon où l’on pousse toutes choses que les sens enregistrent, pour qu’elles y basculent et disparaissent, se terminent (et en terminer). Une source bouillonnante d’entropie, au nombril. Ce n’est ni sinistre ni même négatif, pas même assombrissant, ce n’est pas broyer du noir. C’est ouvrir la bonde pour que se détricote l’intertextualité qui m’imbrique au monde et qu’elle s’écoule comme on aimerait parfois s’évacuer en même temps que l’eau du bain. C’est lustral, les énergies s’évadent dans l’hémisphère contraire et se reconstituent. Il faut de ces nettoyages pour repartir, recommencer à penser et désirer que, de cette ligne d’horizon intérieure, réapparaisse autrement, ailleurs, ce qui s’y est englouti. Pourquoi en venir à ressentir ce point d’entropie de manière si organique et puissante, soudainement ? C’est une affection de lecteur, fiction emmêlée au réel. Parce que, depuis des semaines j’évolue dans le roman de William Gaddis et qu’au fil du temps je fais corps – ou je produis un corps gaddis qui double le mien – avec cette musicalité plurielle que relève Jean-Philippe Rossignol dans ArtPress (peut-être est-elle décrite facilement) : « Imaginez un livre qui ferait se croiser Beethoven, Stravinsky, Webern et « We Are the Robots » de Kraftwerk, le groupe allemand de musique électronique. Fermez les yeux et observez bien ce livre à venir. Cette impression puissante que l’écrivain a ressemblé, sur la page, des univers musicaux aussi singuliers, opposés, inventant au fil du temps des associations inédites. Symphonie, trio à cordes, concerto pour clarinette, fugue, sarabande, Requiem. L’ivresse des grammaires s’engendre elle-même, comme Gaddis sait écouter la cadence de la lecture. » Il y a de ça, oui. Une cadence de lecture qui fait éprouver corporellement l’unité cacophonique d’un flux de musiques soit systémiques, capitalistes, idéologiques, soit intimistes, idiosyncrasiques, solitaires ou collectives, dans leurs multiples croisements et décroisements. Dans cette phénoménale collision textuelle du JR de William Gaddis – innombrables écritures qui s’incarcèrent les unes aux autres -, le point central est un fabuleux pôle d’entropie, d’abord ténu, anecdotique puis qui s’élargit de plus en plus et aimante l’ensemble des destinées, des personnages, des objets et des projets. Une chambre, sorte de garçonnière louée dans le haut de la ville qui cumule et les usages et les locataires. Elle héberge, autre nœud déphasé du roman, un compositeur en recherche perpétuelle d’une activité rémunérée qui lui permettrait ensuite de se consacrer pleinement à la musique, Bast. « Mec genre ne le laisse pas commencer je veux dire quand il commence à expliquer genre pourquoi il ne peut pas faire le truc avant d’avoir fait cet autre truc qu’il ne fait pas non plus parce qu’il y a genre quelque chose d’autre qu’il doit faire dès qu’il aura terminé cet autre truc je veux dire tu peux bouger ton pied… ». Il est principalement l’associé involontaire du gosse qui a entrepris, en une préfiguration géniale de hackers du monde boursier et bancaire, de construire un empire financier à partir de rien. Ce bout d’immeuble, cette cabane urbaine et son bric-à-brac s’instituent siège social d’une entreprise bizarre qui semble se baser sur des farces de potaches (un gosse téléphone à des patrons et des avocats en changeant sa voix, en se faisant passer pour un autre), des échanges absurdes, des simulacres de transactions, des rebuts de marché, un jeu d’enfants singeant le monde des affaires des adultes et sur le point de le supplanter. Petit à petit, un courrier monstrueux s’y déverse que personne ne lit vraiment, mais suffit à tracer les contours d’un négoce réel. Les stocks de produits dérisoires ou improbables, pacotilles en provenance de sociétés en faillites rachetées on ne sait comment, s’y accumulent, entrepôt délirant. De cette accumulation bricolée à l’instinct, une fortune réelle émerge – enfin, à la manière dont on parla de la première vague de la nouvelle économie virtuelle, bulle qui se dégonfla brutalement -, mais le siège social, doublé néanmoins d’une suite au Warldorf, reste tel quel, avec la porte hors de ses gonds, l’électricité coupée, la crasse épaisse. Les robinets ne ferment plus, l’eau coule en permanence. Une affaire construite sur le gaspillage, énorme, sur l’énergie du gaspillage, sur l’illusion que, dans ce qui passe et s’échange vite, il y a de l’or à attraper. Supercherie. C’est un capharnaüm et un bordel invraisemblables. Les individus s’y croisent et dialoguent sans fin sans jamais réellement arriver à dire ce qu’ils cherchent à dire et, pourtant, ils se comprennent, se meuvent, viennent, repartent, pollenisent. Dans cet indescriptible désordre qui brouille toute écriture, le compositeur Bast, exploitant les moindres intervalles inactives, parvient tout de même à remplir ses portées, « paraissant écouter comme des bribes de sons s’échappaient de séparations sporadiques de ses lèvres, gribouillant une clé, des notes, un mot, une courbe, continuant à pêcher des pages blanches comme la lumière gelait les feuilles obliques du store, écroulé sans mouvement comme elle réchauffait l’abat-jour crevé et finalement le projetait en ombre, revenant brusquement à lui et au torrent du lavabo avec le slap, slap de la pantoufle en paille de retour pour poser la tasse en balançant la ficelle du sachet à thé… » C’est de ce lieu où rien ne tient à part les déviations désirantes de quelques vies qui se cherchent, déconstruisent des voies toutes tracées et produisant de la destruction, génèrent malgré eux les forces que capitalise la JR Corp., succes story d’un adolescent doué pour magouiller et prendre au mot les mécanismes de la spéculation, grâce ou malgré la compréhension approximative qu’il en a, ce qui lui donne une sorte d’ingénuité du mal. Un lieu d’où rayonne toute la dynamique du roman : « Foutrement malin si vous voulez savoir, pouvait pas arrêter le lavabo alors il a ouvert la baignoire pour répartir toute cette foutue entropie un peu mieux, passez-moi cette bouteille voulez-vous Bast ? » C’est parce que la multiplicité dont je procède ruisselait dans le corps textuel de Gaddis que je me rendis compte, avec une surprise certaine, à quel point j’abritais semblablement un siège social de l’entropie – dont je reconnus la musique particulière de cataracte déséquilibrée au cœur de mon fouillis organique, organologique (on est toujours son corps et déjà l’organe d’autres environnements, paysages, machines, corporéités, technologies et pouvoirs !)-, et que ce siège traitait directement les perceptions du monde extérieur, avant même que je ne puisse envisager construire quoi que ce soit avec ce qui de la vie dérivait en moi. C’était somme toute apaisant comme lorsque je campai la dernière fois au bord d’une rivière – le flux ininterrompu n’est pas uniforme, il est fait de courants contraires, les cailloux, les branches, les accidents des berges incorporent d’inlassables contrariétés dans le chant de l’eau -, n’était la détresse renvoyée par le décor urbain. – La dette personnalisée. — Les rues de la ville, en-dehors des zones économiques puissantes, ne respirent jamais la paix, la pauvreté affleure partout ainsi que l’incompréhension de ce qui arrive et le mépris pour le sort subi. C’est le décor d’un endettement incommensurable et occulte et, en arpentant ces lieux dans un état d’esprit gagné par l’entropie interne et transformé en éponge provisoirement dépouillée de libre arbitre, juste avaler machinalement, on en vient à coïncider avec le portrait de l’homme perdu dans sa dette que Maurizio Lazzarato présente dans « La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. » (Editions Amsterdam, 2011). Essayant de démasquer l’hypocrisie et le cynisme politiques actuels, l’auteur prend la mesure démente de l’endettement des Etats souverains, que l’on nous présente comme un moment de crise, mais qui est bien systémique, relevant d’un système délibérément choisi, anti-démocratiquement. L’assujettissement des Etats aux banques qui leur prêtent de quoi gérer l’intérêt des prêts consentis précédemment résulte bien d’un choix idéologique, néolibérale, et non d’un accident. C’était prévisible, c’était écrit, c’était même voulu. Les plans de rigueur qui en découlent visent à démanteler ce qui subsiste de l’Etat Providence, les services publics, les politiques sociales (culpabiliser le sans emploi et le traiter comme un délinquant qu’il faut suivre). Sans oublier que c’est toujours les vivres des politiques culturelles publiques et de la recherche désintéressée que l’on réduit en premier, affaiblissant les capacités de résistance, de penser des itinéraires bis. Le tableau, même aussi sommaire, révèle bien comment cette gestion délirante de la dette publique poursuit un objectif clair : maîtriser au mieux la production des subjectivités au sein de la population. C’est le bio-gouvernement de Foucault mais à un niveau que lui-même n’envisageait pas. Souvent, dans mes errances urbaines, j’atteins une sorte de nausée, je peux me sentir perdu, fragilisé par ce qui me traverse à seule fin d’alimenter la source d’entropie, ce foyer d’antiproduction, de gaspillage qui génère une part de l’énergie nécessaire à continuer – expérience qui rappelle un besoin inné de négativité -, il n’y a rien où se raccrocher si ce n’est cette culpabilité larvée, sournoise, par laquelle on endosse le rôle de l’endetté. Nous sommes dirigés par l’économie de la dette. « Si les mnémotechniques que le gouvernement néolibéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilation, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et l’esprit la « culpabilité », la peur et la « mauvaise conscience » du sujet économique individuel. Pour que ces effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité de l’usager fonctionnent, il faut sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain). » Et s’installe un système où la production est sur le même pied que la destruction, ce qui est illustré par le nucléaire, par l’industrie qui produit des biens de consommation et la pollution, l’agriculture intensive qui nourrit et empoisonne, et « le capitalisme cognitif détruit le système « public » de formation à tous les échelons ; le capitalisme culturel produit un conformisme qui n’a pas d’égal dans l’histoire ; la société de l’image neutralise toute imagination, et ainsi de suite. » Ce binôme production/destruction que Deleuze et Guattari conceptualisent en antiproduction, force d’autodestruction indispensable au nouveau capitalisme  « L’antiproduction se charge de « produire le manque là où il y a beaucoup trop », c’est-à-dire que la croissance (le « trop ») est une promesse de bonheur jamais réalisée, ni réalisable, puisque l’antiproduction se charge de produire le manque dans n’importe quel niveau atteint par la richesse d’une nation. »  – Le chemin des crêtes. – A certains moments de déréliction où, à l’échelle de son propre fonctionnement on se trouve hésiter entre production et construction, interpréter la vie ou céder à sa source interne d’entropie, dans des phases déchirantes d’empathie avec les signes de pauvreté et de colère qui sourdent des murs, des façades, des trottoirs, des fenêtres, des gouttières, on se sent endetté « cosmiquement », sali par ce système de la dette colossale et sans issue dans laquelle le politique nous a engagés et nous rend complices de tous les empoisonnements de la planète, du corps et de l’esprit. Les restes d’affiches témoignant du récurrent simulacre démocratique, élections ou autres sollicitations à donner son avis, claquent comme de la provocation, surtout dans certains quartiers – ceux où le pouvoir envoie aujourd’hui des « patrouilleurs », le terme évoque bien la guerre civile -, et foutre la haine. Encore heureux quand elle se contente de chanter comme ce dessin poème sur le M.U.R. Pour ne pas sombrer complètement dans cette disgrâce d’endetté qui remplace les anciennes promesses du progrès, je ne peux opposer, dans un premier temps, que des émotions ponctuelles, qui raniment un peu la fierté d’être humain et que procurent des rencontres, des œuvres, dessinant un chemin de crêtes par où respirer. Il y a ainsi des sanctuaires oubliés toujours capables de régénérer. Ils rappellent certaines propriétés dont nous étions dotés et que la dette recouvre de son avilissante anxiété. Dans le roman de Gaddis, à un moment donné, le compositeur Bast, énervé, secoue le morveux JR qui ne sait faire qu’une chose, penser aux mille manières de produire et reproduire du fric, prototype exemplaire d’antiproducteur, et veut l’acculer à entendre une musique : « C’est ce que j’essaie de, écoute tout ce que je veux que tu fasses c’est d’arrêter de penser à ces déductions de cinq cents ces actifs matériels nets pendant une minute pour écouter un morceau de grande musique, c’est une cantate de Bach la cantate numéro vingt et un de Johann Sebastian Bach bon dieu J R tu ne comprends pas ce que j’essaie de, de te montrer qu’il existe une chose comme comme, des biens incorporels ? ce que j’essayais de te dire cette nuit-là le ciel tu te rappelles ? en revenant de cette répétition cette impression de, de pur émerveillement dans le Rhinegold tu te rappelles ? » Restless de Gus Van Sant nous prend la main pour un bouleversant retour sur soi-même, où reprendre toute la mesure intransigeante de l’incorporel qui nous a construit –notre point de départ d’amour – et nous est indispensable à vivre, même recouvert par des couches et des couches de calculs et procédures, même renié et trompée tous les jours. Les larmes qui acclament silencieuses le film ne sont pas que compassion pour l’amour si beau et éphémère, sans lendemain et regardant la mort dans les yeux, des deux adolescents Annabel et Enoch. Cet amour qui ne calcule rien, qui donne tout malgré les obstacles et sourit à ce qui va le détruire demain – ce qu’il crée est éternel -, nous en avons été capables, nous sommes passé pas loin, il nous en reste quelque chose, qu’en avons-nous fait, qu’en faisons-nous ? Au moins une provision d’incalculabilité, d’innocence et de virginité qui inspirent des géographies imaginaires, des territoires d’expériences inexplorés où déjouer la main mise sur nos subjectivités par la dette universelle que le politique a contractée pour nous et contre nous. C’est une de ces géographies fragiles que représente 159/295 de l’artiste sud-africaine Lyndi Sales, assemblage de papier, images pieuses, cartes à jouer, papier jos chinois, baguettes de bambou, fil et bobines de coton. Une fine membrane colorée, enjouée et colorée – s’envole-t-elle ou se pose-t-elle en messagère d’un autre monde ? –, constituée de 159 petits cerfs-volants. À mes yeux qui, la veille, ont dévoré le film de Gus Van Sant avant de s’y noyer, cette structure m’évoque instinctivement ce que le film suggère sans montrer (et pour cause), comment les âmes d’Annabel et Enoch, séparées par la mort terrestre, se renouent après une transition indéterminée entre ciel et terre et s’unissent en quelque chose d’immatériel, capable de voler et de traverser les âges et les matières. L’œuvre de Lyndi Sales en forme de Phoenix chatoyant évoque « les 159 personnes du vol n° 295 de South African Airlines tombé dans les abysses de l’Océan indien en 1987 et connu par la suite sous le nom de Helderberg ». Apparemment très éloigné de cette atmosphère délicate, quelque chose de semblable m’effleure en poussant la porte de la galerie Schleicher + Lange, environnement blanc et gris, presque médical, une atmosphère de rareté, juste quelques discrètes interventions qui attestent toutes du désir d’entretenir un contact ténu avec l’immatérialité qui donne sens aux techniques du dessin, l’indéfinissable qui conduit les gestes à extraire des matières, papier, graphite, des traces, des indices de vie qui nous regardent, éclats de miroirs. Des presque rien dont l’explication conceptuelle peut sembler soit irrémédiablement tordue, soit renouant avec une simplicité désarmante et écarquillée du faire au sein d’un trop plein maladif, revenant à des presque rien illuminés, petits gestes livides de passion artistique exsangue. Extrait du feuillet : « frotter, avec un fragment de plastique d’emballage de feuilles, un dessin au graphite. Le fragment en question est devenu la pièce Codificado – impressâo transparente (2011). Ses doigts y laissent une empreinte par la pression du frottage sur le plastique transparent où les informations techniques et commerciales, en noir sont imprimés. Côte à côte se trouvent donc les empreintes des doigts et le code barres, deux sortes d’informations codées portant la trace identitaire du sujet et de l’objet. » Comme j’aime les passages du coq à l’âme, j’aimerais une fois trouver les mots pour expliquer pourquoi, la vue d’ensemble de cette galerie occupée par le travail de Pimentâo et celle de la vitrine poussiéreuse du restaurateur de tableaux, certain jour et compte tenu probablement de dispositions précises à définir, me font le même premier effet. Par des chemins différents, l’un semé d’invisible à rendre visible et l’autre par une métaphore involontaire indique des lieux où soigner ses relations à l’image (la société de l’image neutralise l’imagination, voir plus haut)– Des cartes et des bombes. – Ne pas se laisser assigner dans un territoire d’endetté à qui l’on dit qu’il n’y a rien d’autre à explorer que les pulsions consuméristes, mais à rebours, revisiter les cartographies, ouvrir les champs topographiques, pas mal d’artistes s’y attachent, ouvrant des possibles ou construisant des dispositifs critiquant tout ce qui enferme et clôt la compréhension de nos espaces de pensée. C’est le cas d’Alain Bublex (Galerie Vallois) qui se livre à une discipline de voyageur frondeur et met à l’épreuve le discours des nouveaux urbanistes qui construisent le Grand Paris au « long des voies du ERE et des lignes de tramway ». Il donne ainsi un visage aux nouveaux territoires impersonnels de la ville, selon un protocole rigoureux. Chaque jour, en pratiquant de manière serrée les horaires des transports en communs, il visite plusieurs gares, « nouveaux points de centralité de la métropole », et en photographie les abords, jamais plus d’une demi-heure, le temps de repartir dans une autre direction avec le train ou tram suivant. L’exposition présente les plans d’interventions, schéma des voies ferrées et, par jour, les points d’intervention ainsi que le résultat photographique de ces explorations, sans ordre préétabli. « Pas de non-lieux, seulement des lieux communs, lieux de l’expérience partagée, de la quotidienneté, mais aussi des lieux de banalité » (Raphaële Bertho, texte de la galerie). Néanmoins, ce travail sur la banalité, par la vitesse d’exécution et l’accumulation de clichés crée une sérialité « qui fonctionne comme un dialogue entre les parcelles d’un territoire souvent considéré comme éclaté. La stratégie mise en place aboutit à un panorama à la fois fidèle et surprenant : une forme urbaine affleure à la surface des flux. » Il y a des choses à voir, des esthétiques, des dynamiques, des mouvements même dans ces lieux considérés comme non remarquables, qui ne seront jamais visités par les touristes affluant à Paris, et l’étude de ces nouvelles topographies urbaines est importante, il s’agit de ne pas abdiquer notre droit de regard sur la fabrication des environnements périphériques. — Cyprien Gaillard, prix Marcel Duchamp 2010, expose à Beaubourg ses Geographical Analogies, une centaine de vitrines où plonger, fragments kaléidoscopiques de nos ruines et atlas, dans un agencement de 9 polaroïds. Des paysages célèbres ou anonymes, des ruines quelconques ou historiques, des végétations hantées et des banlieues quelconques, des monuments et des détails architecturaux banals, des colonnes de Buren et des entrées de grottes, des têtes préhistoriques et un urinoir. « Parfois évidents, les rapprochements sont aussi souvent secrets » (guide du visiteur). C’est l’alliage entre évidences et secrets qui conduit le visiteur à attribuer, devant chaque agencement, les neufs fragments polaroids à un seul territoire homogène fantasque, paysages monstrueux faits de vestiges intangibles et d’actualités fugaces, géographie traversant plusieurs temporalités, dramatiques et labiles. Et l’on sent bien alors que, mentalement, nous sommes tapissés d’un semblable atlas en 3D aussi fantaisiste et saugrenu où prédominent les « rapprochements secrets ». – C’est de manière sidérante que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, fait apparaître la construction de topographies individualisées à la fois comme résultat d’une pression annihilante et comme moyen de la contourner. Chemins réversibles. Il a demandé à quelques habitants du camp Aïda à Béthléem de raconter leurs trajets quotidiens contrariés par les dispositifs d’enfermement et les contrôles de sécurité, machine de guerre israélienne qui les dépossède de leurs territoires et de leur identité. On entend les témoins invisibles raconter quelques-uns de leurs parcours quotidiens pendant que, sur un écran, une main dessine le plan de leurs pérégrinations absurdes, dessins de tortures infligées au corps et à l’esprit, cartographie de maladies mentales inoculées par la vexation militaire. Et, en même temps, tracé obstiné d’une résistance opiniâtre souterraine. « Car ces Palestiniens, quels que soient leur âge, leur sexe, leur culture, racontent toujours, très simplement, prosaïquement, sans que jamais la colère n’affleure, à quoi ressemble une journée de leur vie justement privée de toute liberté. Comment, pour rendre visite à un membre de la famille, pour aller à un rendez-vous amoureux, pour circuler entre le domicile et le lieu de travail, tout est conçu par l’armée israélienne pour transformer ces voyages minuscules qu’implique le quotidien en parcours d’obstacles, d’humiliations et de retards. Et ce qu’ils esquissent pour témoigner de leur quotidien le plus banal, en tant que civils, prend étrangement la forme de plans de bataille, de notations d’ordre stratégique. » (Jean-Yves Jouannais, Topographies de la guerre, catalogue d’exposition). – Dans son film Shadow Sites II, Jananne Al-Ani survole en avion des énigmes géographiques. Il est difficile de déterminer avec certitude s’il s’agit de sites militaires camouflés, de vestiges archéologiques révélant dans le paysage l’empreinte de desseins guerriers, de réserves ennemies de nourritures camouflées dans les reliefs du sol, de marques extraterrestres sur l’immensité désertique, d’enclaves industrielles ultra-secrètes, de stries agricoles agencées pour communiquer avec l’armée de l’air. La beauté de ces vues aériennes subjugue et, pour peu que l’on se souvienne de l’analyse par Farocki des images prises pendant la guerre au-dessus des camps, on regarde cette beauté avec une défiance toute paranoïaque. Et dans la situation déréalisante de vol aérien où l’on se trouve face à l’écran, le regard accompagne avec ivresse le mouvement de la caméra qui, ayant une fois cadré et fixé un motif intriguant et louche, plonge vers lui avec détermination, à la vitesse d’une bombe se rapprochant de son objectif. Le regard est dans la bombe, le regard s’attend à exploser/explosé, regarder égale détruire. Dans le film, l’impact ne se produit jamais, disons qu’il reste en suspens, cut. Dans les parenthèses des mauvais jours, c’est un peu ainsi que je survole les paysages codés que les émotions – en provenance de souvenirs, de présences tenaces, de manifestations dans la rue ou d’œuvres d’art exposées en galeries ou musées -, impriment dans mes territoires de brouillard, dessins à déchiffrer que le regard cherche à percuter pour y fusionner avec un mystère qui ne cesse de me parler. (Disparition dans les abysses d’un Océan). Percuter. Comme cette mappemonde en béton que Jean Denant défigure en la martelant sauvagement, superposant à la représentation dominante du monde une géographie d’impacts et de blessures, mise entre parenthèses rudoyantes de l’occidentalicentrsime. (PH)

Chambre à coucher dépecée

Le vent d’après, exposition des diplômés 2010 de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris, jusqu’au 10 juillet 2011, découverte du travail de Natalia Villanueva…

L’exposition des « diplômés félicités » de l’école de Beaux-Arts de Paris, en 2011, était de grande qualité. Tant par le niveau des jeunes artistes retenus que par le travail du jury et par la scénographie de l’exposition confiée en partie à Ulla von Brandenburg. Chaque artiste et chaque œuvre mériteraient d’êtres relevés et commentés. Je m’attacherai à n’en évoquer que trois : Natalia Villanueva, Marcos Avila Forero et Sabrina Vitali.  –

Gris-gris de chambre à coucher…

Je regarde et je ne comprends rien. Il faut chercher et ça commence par le plaisir de papillonner des yeux, verticalement et horizontalement, de bas en haut, de haut en bas et selon de multiples obliques, sur ce vaste nuancier de matières empaquetées de transparence –à une certaine distance, elles se discernent mal, brouillées par les reflets sur le plastique qui les enrobe – et d’objets colorés ou non, alignés par affinités, selon des familles. Une force indistincte s’en dégage, peut-être la représentation maniaco-dépressive d’une vacuité insupportable surmontée à force de rassembler une absurde collection de « trucs » ramassés à gauche à droite, mais peut-être aussi la tentative désespérée d’une narration géologique, couche par couche, plis après plis, d’un moment de vie éblouissant dans sa banalité incompréhensible, répétitive et mystérieuse dans sa manière d’oblitérer ou dégager l’avenir. Il flotte alors autour de ces rangements une beauté mélancolique de mécanique démontée vainement pour en comprendre le fonctionnement. Eparpillée, elle ne livre aucun de ses secrets, ne retrouvera jamais son intégralité corporelle et fonctionnelle, devenue à jamais l’autre morcelé (et on aimera la regarder pour ça). Je pense encore aux tiroirs de ces grandes armoires de quincailleries ou à ces systèmes de rangement de fiches dont l’accumulation tend à regrouper et recouper toutes les informations nécessaires à comprendre le monde, ou du moins, un morceau temporel spécifique du monde. Puis je me retourne, cherchant ce qui manque à la compréhension de ce tableau et, au centre de la cloison blanche en vis-à-vis, je vois une bête photo de chambre à coucher. Alors – et l’effet est très rapide – s’installe un passionnant jeu de miroir puisque, d’une part, la totalité de ce que renferment les sachets obsessionnels est le réel de la chambre, tentative de saisir tout ce qu’elle a pu contenir, et que, d’autre part, cette photo d’une chambre quelconque est l’image de la totalité découpée, émiettée et collectionnée dans les sachets. Tout ce que montre la photo et qui constitue l’ameublement et le décor d’une chambre a été méticuleusement démonté, découpé en portions égales pour pouvoir être enfermé, petits bouts par petits bouts, dans ces sachets industriels de même format dans l’espoir, probablement, de révéler aussi – en tout cas de l’archiver, le conserver, empêcher qu’il s’évapore – l’inmontrable, ce que la photo ne capte pas. Un démontage archivage maniaque impressionnant ! On aimerait voir les outils utilisés, la succession et l’accumulation de gestes depuis le premier jusqu’à la conclusion, regarder un film de cette performance et en connaître la durée. Situé en tant que visiteur entre ces deux représentations qui ne fonctionnent pas l’une sans l’autre, on se trouve pris dans un mouvement de téléportation réciproque, traversé par un mouvement de double translation, dans un sens ça se matérialise, dans l’autre ça se dématérialise, l’un déconstruit et l’autre rappelle l’unité construite, le croisement brouille ces deux pôles – finalement lequel précède l’autre, la photo, les sachets ? -, mais c’est en tout cas un mouvement dans lequel se construit de l’absence et de la disparition car le résultat de l’intervention de l’artiste est que la chambre n’existe plus en tant que telle (je devrais dire plutôt qu’elle change de forme de présence). Elle s’abstrait. Ce qui est ainsi montré plastiquement m’évoque le diagramme d’une écriture, cette pulsion à saisir dans la description textuelle acharnée d’une chambre tout ce qui en compose les caractéristiques et les profondeurs matérielles, jusqu’au moindre ressort et brin de tissu, jusqu’à se perdre dans une catalographie chimérique. C’est la tentation de démontrer par une écriture qui s’enroule sur elle-même que tout influence tout, la couleur, la texture des tissus, la nature du matelas, le dessin dans les tissus, la bourre des oreillers, la sciure du parquet, les fibres des tentures, les tubulures et soquets d’ampoules. Pour décrire le moindre événement  – spirituel ou sentimental, de plénitude ou quiétude, de joie ou angoisse -, qui se serait passé dans cette chambre, sans doute faudrait-il décomposer puis imbriquer dans les mots, phrases et ponctuation tous les rouages de cet événement avec les éléments du décor, leur visible et leur caché, leur structure interne respective. Le grand panneau avec tous les sachets a la gueule d’une énumération « nouveau roman ». Les fonctions principales dévolues à la chambre à coucher – être seul avec soi-même, dormir-rêver, coucher avec quelqu’un, sans doute trois fonctions qui sont liguées de près ou de loin -, sont questionnées par l’installation de Natalia Villanueva au fil d’une froide radioscopie et qui n’est pas sans rappeler l’implacable autopsie proustienne d’un baiser  : que fabrique-t-on dans nos chambres à soi, que signifie dormir rêver et, au fond, c’est quoi coucher avec quelqu’un !? Le dispositif, au fond lui-même onirique – le découpage pourtant bien concret de la chambre continue à ressembler à une vue de l’esprit -, ne débouche sur aucune réponse sinon une dynamique positive dans sa circularité: il est vital de décomposer et analyser, il l’est tout autant de ne pas trouver des explications à tout. La chambre conserve son mystère et ses fonctions principaux. –

Miel et cheveux. – La même artiste, Natalia Villanueva, présente une autre installation basée sur la série et l’accumulation : Kill me Honey où elle joue, plastiquement avec le terme « miel » comme nourriture, choisissant de montrer son absence dans une colonne de bocaux vides qui redeviennent disponibles pour enfermer tout autre chose que du miel, recyclage des récipients et motilité des contenants, et métaphoriquement, avec l’utilisation sentimentale du mot anglais, « chéri ». De loin, cette colonne de compartiments d’alvéoles de verre, a quelque chose d’un incubateur d’énergie, la forme d’un réacteur calorique. Quand on s’approche, les bocaux ne sont pas vides, ils contiennent tous une mèche de cheveux. Votive, volée ? Un don de soi, mèche après mèche ou le constat d’un effet de disparition dans l’autre, cheveux après cheveux, dissolution de son être dans honey ? –

L’enfance et la guerre. – Sur un tout autre registre, Marcos Avila Forero joue aussi avec le trouble des limites entre territoires et leur contrôle ou effets incontrôlés (c’est bien de cela que traite, sur le terrain de l’intime, N. Villanueva). Son installation A San Vicente, un entraînement, met en scène une trouble interpénétration entre guerre jouée et guerre réelle, entre l’enfance où l’on joue à la guerre et le passage contraint à un vrai rôle guerrier. Dans la forêt, les guérilléros s’entraînent avec des fusils en bois et en faisant le bruit des armes et des combats avec la bouche, comme quasiment tous les petits garçons, hélas l’ont fait et le font. L’important est de s’entraîner d’abord, j’imagine, aux mouvements, au camouflage, aux déplacements stratégiques dont l’efficacité dépend du dialogue avec la forêt déformée en alliée militaire. Ensuite, on leur donnera de vraies armes. L’artiste reproduit ces mitraillettes factices, en brûle le bout du canon pour obtenir du charbon de bois et s’en sert pour dessiner la forêt tout en diffusant l’enregistrement d’une scène de guerre mimée. Dans la vidéo A Tarapoto, un manati, il relate une intervention sur le terrain en Amazonie, entre réel et mythologie, entre monde moderne et monde traditionnel. Le manati, levantin, est un animal quasiment disparu de l’écosystème suite aux diverses exploitations de la forêt. Sa disparition écologique s’accompagne de l’effacement progressif de tous les mythes et croyances qui s’y attachaient. La perte d’un animal entraîne aussi la perte d’une culture, la modernisation brutale altère autant l’extérieur que l’intérieur. Marcos Avila Forero a demandé à un sculpteur du village d’abattre un arbre et d’y sculpter un manami en bois. Un magnifique leurre qui sera envoyé comme message, au fil de l’eau, vers le territoire des Manaties, dans l’espoir de réactualiser les échanges entre mythes et réalité. –

Sucre et barque. – C’est aussi à ce genre de bascule, de messages tremblants à faire passer entre des frontières, que travaille Sabrina Vitali. Ce que l’on distingue en premier de son œuvre est, au sol, un vaste gâchis de formes fondues, une mégalopole bigarrée de cire ayant souffert du soleil. Des natures mortes peintes, avalées par un ogre, mal digérées et vomies, mélangées aux sucs gastriques, parce que quelque chose, dans cet informe recraché au sol, m’évoque un vaste patrimoine de toiles, des fruits et nourritures peintes dans leur munificence ou morgue mélancolique. Il s’agit de reliefs  en sucre. La vision de ce désastre se regarde en stéréophonie avec une vidéo où le même décor, replacé dans une pièce d’un bâtiment ancien, plongé dans l’obscurité est progressivement découvert, éclairé par l’artiste qui promène sa main porteuse d’un bougeoir. La flamme fait briller, donne du lustre et du fantastique aux restes fondus qui ne représentent rien tels qu’ils s’étalent à nos pieds. Sur l’écran, grâce à cet art de montrer, on découvre un nouveau tableau, celui d’une décomposition somptueuse, une assomption baroque fascinante. Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste a choisi une citation de Jean Rousset : « Le monde est à l’envers ou « chancelant », en état de bascule, sur le point de se renverser ; la réalité est instable ou illusoire comme un décor de théâtre. Et l’homme lui aussi est en équilibre, convaincu de n’être jamais tout à fait ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. » (La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon, J. Corti, 1954) – PH – Le vent d’aprèsSite de l’école des Beaux-Arts, bio des artistes Site de Natalia Villanueva Site de Marcos Avila Forero

La tendresse de Léviathan

Léviathan, Anish Kapoor, Monumenta 2011

Précaution. Je ne suis pas historien d’art et ne vise surtout pas à imiter leur savoir-faire. Des œuvres d’art, m’intéresse ce qu’elles impressionnent en moi, qui est déjà bien assez difficile à discerner et exprimer. Je cherche à savoir ce que je fabrique avec elles et qui, indirectement, renseigne aussi sur le régime de consistance de l’art. Rien de plus. Dans le cas de l’œuvre évoquée ici, je ne tends bien entendu pas à une description fidèle ni à une explication de ce qu’aurait voulu dire l’artiste. J’ai regardé, absorbé, et ça a éveillé une partie de ce qui suit…   Introduction au Léviathan ivre. Léviathan est pour moi un mot inséparable du Bateau Ivre tel qu’il se mélancolise magnifiquement en moi au fur et à mesure que je vieillis, m’éloignant du temps de sa première lecture. Léviathan est cette chose échouée qui « pourrit dans les joncs » sous l’extraordinaire agitation fébrile, la déferlante du poème. C’est une charogne fantastique dont la pourriture vivante installe un point mort, comme un point de côté dans la course poétique et prépare la chute. C’est son pouls qui bat dans la déception finale, quand le rêve se dégonfle et retourne aux accroupissements, aux jeux simplets dans la proximité des faits humbles. Il est de la famille des fabuleux Béhémots et autre Maelström que le poète cite aussi. Ce Léviathan est un ferment de décomposition ou de recomposition, de désenchantement ou d’enchantement. Dans sa débâcle, le poème laisse le choix (quand on le relit à 50 ans, mais pas à 15)…  Monumenta et le retour du monstre. – Monumenta invite des artistes à créer en fonction de l’espace du Grand Palais. Anish Kapoor joue à merveille avec les dimensions impressionnantes du bâtiment qui n’est qu’une ossature somptuaire enfermant du rien, du vide. C’est à partir de ce creux que la Bête s’invente, ce n’est pas une création installée là pour occuper l’espace, elle procède du vide, elle a gonflé en l’absorbant et le transformant en autre chose, elle s’est nourrie de la vacuité abyssale insupportable à l’homme, d’où il a toujours fait jaillir son bestiaire apocalyptique. De cet inconnu de la création – de ce qui n’est pas encore créé – peut surgir la destruction. Le Léviathan de Kapoor est le résultat d’une réduction très lente – régie par une temporalité échappant à celle qui règle la réalisation des travaux humains. C’est l’aboutissement d’une décantation sans fin de l’inexistence négative. Là, si calme, assagi, il ne se comprend tout à fait que comme le précipité d’un long passé tumultueux. Pour son apparence, je pense évidemment aux formes improbables qui peuvent subsister au fond d’un canyon vertigineux après des millénaires d’érosion. Ici, canyon et torrent correspondraient aux systèmes de pensée, aux errements des croyances, aux ruissellements en tous sens de la déréliction et des monstres devant lesquels elle se prosterne pour en épouser les gouffres. Reposent en fait sur le sol trois formes de maternité abstraite, des œufs énormes reliés par un profilage corporel courbe fait pour fendre les eaux, s’élever dans les airs ou se démultiplier, continuer à s’étendre, engendrer une quatrième boule, et ainsi de suite tant qu’il reste de l’espace à coloniser. La première impression de minéralité s’estompe au profit de l’organicité de la chose, parce que ce qui la recouvre a le côté membraneux du viscéral, parce que ses formes m’évoquent le résultat excessif d’un travail tumoral dément, celui des sécrétions parasites qui gonflent dans l’estomac et peuvent atteindre la taille d’un ballon de football (dit-on). C’est une autre sorte de minéralité, maladive, dont le corps peut être enceint et dont la dégaine de parasite prospère n’a jamais fini de croître. Première impression de beauté devant un formidable spécimen de mal rongeant le monde ? Sauf que ce Léviathan a l’air si gentil qu’il doit avoir la fonction d’annihiler le mal rongeur. Devant ces imposantes ogives maternelles, je me suis souvenu d’un objet bien plus petit, un étrange ballon que mon père m’avait montré quand j’étais enfant : une boule d’herbes extraite des entrailles d’une vache et qui, séparé de son environnement, s’était solidifiée, plastifiée, était devenue pierre de rumination. Ici, aussi, ce sont des formes ruminantes qui se nourrissent du vide et allaitent nos rêves qu’un animal incompréhensible puisse venir démentir tous les savoirs rationnels, réenchanter la nature, la rendre à son incommensurabilité, alors que jadis, ce genre de bestiole fantasmatique semaient la terreur et annonçaient la fin. Puis je remarque les coutures, les traits d’un dessin et les ramures régulières comme preuves d’un dispositif pensé et construit par l’homme. Ces lignes de construction donnent au Léviathan un air de ressemblance avec toutes sortes de machines utopiques, prototypes volants ou sous-marins rangés dans le bestiaire de l’extrême. Sous la verrière majestueuse, le Léviathan prend la lumière. Le bas de l’organisme est sombre, opaque. Plus le regard s’élève et parcourt les surfaces arrondies et plus les couleurs semblent moins stables que prévu. Selon le soleil, selon ce qui se reflète de la structure de la verrière, il y a de grandes zones d’un brun décoloré, avec de légers reflets verdâtres, je pense alors aux reflets que l’on observe quand on manipule des foies en cuisine, foie de veau, ou de volaille. Il y a des effets d’éclaboussures, « des taches de vins bleus et des vomissures », de ces sucs gastriques et de ces jus rosés recrachés après une indigestion. Le fuselage des courbes, comme une houle céleste sombre, est « infusé d’astres, et lactescent, dévorant les azurs verts ». Et dans l’insondable voluptueux de ces montagnes mammaires, il est possible d’apercevoir un bout de « la nuit verte aux neiges éblouies » et d’imaginer « la circulation des sèves inouïes, et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ». Toutes les teintes chavirées du Bateau ivre s’y retrouvent, du sol jusqu’aux sommets fascinants de ces dômes. Là-haut, si proche des cieux, baignée sans cesse de la lumière la plus blanche, leur peau se serait amenuisé, ne serait plus qu’un réseau très fin de vaisseaux, une surface dépigmentée, laiteuse et suintante, telle qu’on imagine être le chyle (ce qui, des aliments décomposés, est absorbé par les vaisseaux lymphatiques). Ces sommités laiteuses donnent l’impression que l’intérieur du Léviathan communique avec l’extérieur, que l’extérieur est bu par la masse intérieure, ténèbres et plein jour, visible et invisible s’absorbent mutuellement, échangent leurs sucs à travers cette bête faussement amorphe, en gestation ininterrompue d’elle-même. Elle est apaisante à regarder, masse sombre dont le métabolisme annule les conflits entre valences opposées, réconcilie les contraires. À l’intérieur, on y pénètre comme pour de fracassantes attractions de foires ou, mieux, la forêt assourdissante d’une cathédrale (J.K. Huysmans), par de vieilles portes en bois. Des tourniquets poussifs qui happent les curieux, un à un, dans le ventre de la chose. Il n’y a aucun fracas, rien d’assourdissant, juste le dépouillement. Une simplicité désarmante. Des entrailles florales vides aérées par trois vastes ventricules. Des matrices montgolfières. La lumière est-elle celle du soleil filtrée par la peau de la Bête ou bien est-elle fabriquée ici et projetée à l’extérieur, irradiée par tous les pores de Léviathan? Est-ce le couchant ou le levant ? Ni l’un ni l’autre, ni couchant ni levant, l’illusion d’un entre-deux radieux, tamisé. Il était la bête annonciatrice de fin du monde, il s’inverse et devient celui qui, dans un monde d’inquiétude, rassérène, apporte une douceur chimérique, un sentiment de protection. Sous ses trois grandes corolles illuminées, chair soyeuse de vitrail monochrome, c’est un refuge qui abolit momentanément les conflits et le tortueux. Et je me prends à penser qu’à l’instar de la menace nucléaire qui fait construire ici ou là des abris collectifs voire des villes souterraines souvent secrètes, l’accélération sociale qui atomise le temps individuant devrait inspirer l’édification, un peu partout dans les villes, de ces Léviathan de douceur, des abris-vacuoles collectives car, s’il est indispensable de se prémunir individuellement et de préserver sa chambre-à-soi, cela n’a de sens que si  des lieux publics confèrent aux bienfaits de la décompression le statut de bien commun. Sinon, comme pour n’importe quelle menace radicale contre laquelle seuls quelques privilégiés ont pu se doter d’abris efficaces (et dans le cas de la tension temporelle, abris mentaux), après la catastrophe, on risque de se trouver bien seul(e)s. Ce Léviathan anti-catastrophe, anti-apocalypse, montre le chemin.   (PH)

– Le site d’A. Kapoor. – WikipédiaMonumenta 2011Video

Une académie recyclée, un cabinet léopard, points forts de Parcours -40

Parcours -40, 25 jeunes créateurs dans la ville. Mons, 21 et 22, 28 et 29 mai 2011

 A propos de parcours. Le principe du « parcours d’artistes » installé dans une ville ou un quartier, pour donner d’une part une vitrine à des artistes peu connus, définitivement confidentiels ou en devenir, et, d’autre part, animer le tissu urbain par un prétexte culturel, a déjà été mis à toutes les sauces, commerciales ou électoralistes. Celui qui vient d’être verni à Mons, concocté par les commissaires Bruno Ferlini et Bruno Vandegraaf, est un deux étoiles. Tant par les lieux choisis pour exposer – rentrer dans une vieille école, découvrir un jardin et ses arbres à l’abandon, en pleine ville – que la qualité des artistes sélectionnés dans des registres très différents.Une diversité bien sentie. – On peut y voir des œuvres fines et discrète comme des gommes où des portraits ont été gravés et servant de tampons pour la réalisation de petits livres, le tout exposé dans les vitrines d’un cabinet cossu (Josna Diricq), un monde graphique et illustré commentant le quotidien, réenchantant ses consignes routinières. On a envie de s’assoir, consulter attentivement, entrer dans ces pages, lire, oublier le temps. Mais aussi, on rencontre son contraire, une profusion de peluches et poupées détournées-transformées (biscornues, anormales), limite mauvais goût mais dont l’accumulation et la continuation en dessins, croquis et petit film d’animation forment un univers qui tient la route, « un peu à la Tim Burton » selon un commentaire prononcé par plusieurs visiteurs (Mary G). Ailleurs, on passe de citrons tatoués – anecdotiques et pourtant -à des sculptures en carton, géométrie biscornue de récupération, certaine suspendue dans le faisceau lumineux d’une projection de mots et dont le phrasé est mis en relief par la construction de carton.  Au niveau de la photographie, le spectre est très large aussi, exploration des espaces urbains et de leur esthétique mutante (Triangle de vue),  photos retouchées par ordinateur, magnifique travail en noir et blanc, notamment dans d’anciens sites industriels avec terrils, paysages et regards singuliers sur l’intime, le flou et l’empathie avec les objets et les gens (Jeftah, Isabelle Lebon, Laurence Vray) ou essais sur des moments et des lieux de fuite, de dédits, de maladie sociale refoulée, un lit sale chiffonné, la beauté d’un repas frugal, un visage derrière un tronc (Pierre Liebart), une ruralité étrangéisée (lapin dépiauté, alignement de troncs déréalisé dans la neige)… – Dessins à poils, cannettes, mégots & crucifix. –  Julie Moulin aligne dans 7M3 – un espace d’exposition que j’avais créé dans la nouvelle Médiathèque avec Jean-Pierre Scouflaire, Michel de Reymackers et qui s’illustra par des expositions originales conçues pour le lieu et quelques vernissages légendaires -, une série de dessins où l’abondance capillaire recouvre les visages, comme la résurgence bienvenue d’une sauvagerie tapie dans ses personnages et qui, dès lors, s’épanouit en transportant un bac de Jupiler et, de l’autre bras, brandissant une masse, ou en associant sans marquer la moindre menace, une biche et un fusil de chasse (version moderne de Diane), dans une ligne assez « rock ». Le rideau de cheveux a modifié les personnalités et accommode les contraires. Dans un ancien logis dont l’entrée est décorée de fresques (en carrelages peints) représentant un haut lieu de la civilisation – l’Etna, Pompéï, des vignes -, Emilienne Tempels a déversé un fleuve de canettes vides, poubelle d’objets éphémères, au regard de la consommation et de très longue durée quant à la biodiversité. Confrontation entre la marque d’une culture ancienne et celle que laissera l’art de vie actuel. Dans la chapelle du Bélian, Stéphanie Quirola associe peintures et installations. Représentation de canalisation et conduits industriels monumentaux, le ciel marqué d’une trace sanglante, hélice d’ADN en mégots de cigarettes, toiles et installation jouant sur l’expression « marcher sur des œufs », tas de ciment en poussière. Au passage, devant les vitrines du Dynamusée, on aura souri devant la série des crucifix de Tristan Descamps (In Gode she Trusts). – Recycling, 360°. – Dans l’ancienne Académie des Beaux-Arts, à l’abandon, un collectif détourne les significations anciennes du bâtiment autour du thème « this is not art ». Des collages à observer par la vitre brisée d’une porte, d’anciennes toilettes transformées en trônes, lupanars, cellule de recueillement ou dispositifs à torturer (la chiotte gégène, le WC chaise électrique, mourir par électrocution en tirant la chasse). La cour transformée en grande marelle, une mise en scène avec SDF mort sous ses cartons, à côté de son caddie (pas loin de la case « paradis »). Une mosaïque anarchique et vénéneuse (Barbara Dits), de petites sculptures en tessons de bouteilles. Plein de petites choses éparpillées, placées dans les coins, en plein milieu du chemin, de petits autels, des stèles insolites, des déchets transfigurés, des inscriptions qui ne renient par leur fraîcheur (à défaut d’originalité)… Un bel ensemble foutraque, une vraie cour de recréation, un remue-méninge esthétique à partir de rien, à travers toutes les disciplines, comme devait l’être ce lieu où s’enseignait la maîtrise de l’Art. – Cabinet étrange. – Emelyne Duval a investi un ancien bar tapissé de peaux de léopard et de miroirs, place du Marché aux Herbes, haut lieu de la guindaille montoise. Elle a placé quelques étagères discrètes où ses figurines font leur numéro de retape. Des poupées en plastique dont elle intervertit les membres, les têtes, les transformant en monstres et, soudain, ces êtres dépareillés, associant des parties mâles, femelles et animales, semblent étonnement vivants, prêts à vivre, à bouger et passer à l’acte, prêts à jouer le genre de scènes dessinées et affichées en grand format, en vitrine, sur des filtres translucides. Des tableaux fantasques dont l’interprétation  se construit en plusieurs couches (en oignon) parce que les éléments de la composition se révèlent les uns après les autres. Chaque fois de grandes images comme appartenant à une mythologie commune aux hommes, aux mutants et aux animaux, dans une dimension onirique de l’univers. Souvent, il y a un personnage central, vivant ou mort, dont l’âme migre et c’est à partir de cette dépouille – de sa substance – que l’image élabore son délire, cannibalise le vivant. 1. Une divinité au visage rempli d’yeux et aux épaules enrubannées d’un boa-flux strié – une âme qui chemine -, chevauché au loin par une figure ancienne à haut-de-forme et se terminant par une tête reptile tournée vers une balançoire à femme nue et, au pied de ce mouvement, un scientifique fou, masqué et doté d’un crâne à la Spiderman, scrute les parties génitales et anales d’un zèbre les quatre fer en l’air. Toute la fantasmagorie semble être déclenchée par ce que donne à voir et penser pareil examen. 2. Un gisant, dont le haut n’est plus que squelette et belle tête de mort, tandis que le bas est encore entouré de chair raidie est flanqué d’un petit penseur abîmé dans son néant. Du trou sexuel indéterminé jaillit un serpentin-tourbillon, un flux strié à tête de fêtard. Une bûcheronne à deux têtes dont l’une est dissimulée sous un maque félin, un couple d’humains-oiseaux sur leur trente et un, deux bagarreurs en arrière plan et, devant, une créature géante de carnaval dont la robe laisse sortir des officiants anonymes. Un bambin à l’ancienne, yeux bandés, s’avance vers tous ces mystères, il devra décrire et déterminer ce que ses bras tendus rencontreront, ce que ses mains palperont. 3. Sur un fauve noir nerveux et un peu fourbe (mixte de panthère noire, hyène et loup de Tasmanie), quatre pantins font des acrobaties improbables (sur le point de se casser la gueule ?), derrière un matamore à banane, clé d’automate dans le dos et tatoué. Il promène une petite carabine, une érection optimale et coincée, il semble à son comble et lâche la vapeur, par l’arrière, une âme en forme de serpentin sinueux, flux strié qui virevolte…  – Bémol : Il y a plus à voir et surtout à dire, ce ne sont que des bribes retenues. Chaque artiste fait sa pub, dans chaque lieu visité un cartel donne quelques indications sur l’artiste, mais le site du BAM aurait pu faire un effort, développer la présentation de chaque artiste, un entretien avec els commissaires, au moins reprendre les cartels..  (PH) – Renseignements sur le site du BAM –  Consultez le site des artistes : Josna Diricq Mary G Triangle de Vue Jeftah Isabelle LebonLaurence VrayJulie MoulinPierre LiebartStéphanie Quirola Tristan DescampsRecycling Emelyne Duval