Couleurs tuméfiées, vitalité promise (Miriam Cahn)

Fil narratif à partir de : Miriam Cahn, « Ma pensée sérielle », Palais de Tokyo – Georges Didi-Huberman, « Brouillards de peines et de désirs », Minuit 2023 – Baptiste Morizot, « L’inexploré » Wildproject 2023 – diverses bactéries…

Il pressent un cheval de Troie bactérien dans un de ses organe. Il ne sait pas encore précisément lequel. Cet organe et l’envahisseur bactérien, d’une certaine façon, bon ménage, façonnent un écosystème qui convient à leur union et rêvent de coloniser tout l’organisme, par le sang. C’est une présence sans nom, – plutôt une métamorphose impensée de soi –, tant qu’aucune analyse médicale ne vient identifier l’intrus. En tout cas, cela bouleverse ses affects à fleur de peau. Les déracine, les chahute, les déporte. Un brouillard imbibe l’épiderme, égare les notions d’intérieur et d’extérieur, d’ici et là-bas. D’abord rien d’autre qu’une fièvre de chien. Rejet intense de toxines. Pourtant, le tonus global est optimiste, il s’exalte même. Peut-être est-ce une exaltation de possession, dopé qu’il est de se sentir élu par des visiteurs-teuses venues d’ailleurs, étrangères, générant une vague d’énergie surnaturelle qu’il croit d’abord pouvoir domestiquer, et par là augmenter sa puissance, avant de douter, suspecter lentement mais sûrement que cette force intrusive se substitue à sa vitalité propre, purement et simplement. La remplacer, la transformer en quelque chose de tout autre. Ce qu’il ne voit même pas vraiment poindre d’un mauvais œil. Plutôt intrigué. Suspens dont il est l’enjeu.

Plus d’enveloppes mais des frissons

Se promenant, des jeux de lumières et couleurs qui, d’ordinaire, l’émeuvent, le touchent – à chaque fois, « événements » neufs – ne lui font plus ni chaud ni froid, ils sont là, simplement. Ce n’est pas qu’il soit blasé. Il les voit sans les ressentir en lui. Sans les reproduire en lui, les sentir entrer en lui. Il se souvient de l’émotion que cela suscitait, un an avant, à la même époque (ce sont des jeux de lumière saisonniers, liés à l’état de la végétation naissante à cette période de l’année, aux luminosités typiques de ce passage de l’hiver au printemps). Là-bas, sur la ligne des labours, un saule d’un jaune juvénile, fébrile, à peine né, vif et vagissant sous le spot du soleil, transfiguré sur une nuée noire de giboulée orageuse, dont il recevra le grésil un peu plus tard. Plus exactement, il est pris dedans, il est fondu dedans. Il est l’extérieur qu’il regarde. Il ne ressent plus les choses depuis un intérieur à partir duquel établir une distance, une différence, prélude à la jouissance esthétique (où l’on reçoit de quelque chose/quelqu’un, où l’on donne à quelque chose/quelqu’un). La barrière-philtre s’est estompée ainsi que la porosité quelle organisait, la porosité étant aussi un mode d’échange, d’interrelation, de transit assumé entre les choses et soi. 

Il n’a plus d’enveloppe, où qu’il soit, il a froid, sans cesse, il tremblote, il est parcouru de frissons, d’infimes vaguelettes lui hérissent le bas du dos (comme de sentir ses poils se dresser face au danger). Il est secoué, ses dents s’entrechoquent un peu, dès qu’il bouge, ou se déplace au jardin, se traîne un peu sur la route, dès qu’il change de position dans le fauteuil. Pour endiguer le gouffre des frissons – il lui semble qu’il pourrait y disparaître –  il accumule les couches, chemisette en mérinos, chemise, pull, premier polaire, second polaire, robe de chambre, plaid. Rien n’y fait. Au moindre déplacement, il se découvre partiellement, le froid lui inflige comme une décharge électrique. A chaque miction maladive, intempestive, dans le seau qu’il garde près de lui, douloureuse et rougeâtre (« ah, ça recommence, faut que je me fasse conduire à la pharmacie, en bas »), il s’éparpille dans le dehors glacial, doit patienter de longues minutes avant de retrouver, sous ses multiples couches, une température stable, à lui. Il n’a plus besoin de penser, de lire, de commenter, il lui suffit de regarder ce qu’il a sous les yeux, sentir ce qu’il ressent. Le monde est le grouillement qui l’affecte.

C’est une sorte d’immédiateté tremblante, intranquille, qu’il doit aux invisibles bestioles qui le violentent, sans intention de nuire, du simple fait qu’elles existent et ont trouvé la porte d’entrée. Ce ressenti physiologique – où la singularité des faits de son histoire s’estompe, se dilue, plus rien n’étant retenu – exhume une imagerie baignée de teintes instables, pas abouties, pigments débiles et fébriles. 

Racines et fosse commune

Flux de couleurs fraîches, d’une fraîcheur tuméfiée, rongée par un cancer omniprésent. Elles lui reviennentdes peintures de Miriam Cahn, vues il y a des années au Palais de Tokyo.

La silhouette soudainement illuminée d’un arbre, dressée comme une ampoule fragile, vaporeuse, sentinelle éphémère, presque sans attache, s’envolant, fuguant au ciel, échappée d’un lieu où l’on réprime les éclosions. Un autre arbre au feuillage pâle, s’évapore peu à peu dans une atmosphère indifférente, ses racines puisant une sève sanglante, une lave défoliante envahissant tronc et branchage. Le feuillage pâlit. Comment vivre, s’épanouir, quand ses racines plongent dans l’humus sanglant, absorbent le jus des innombrables mortes par violente, racines fouillant la fosse commune des féminicides  ? Comment s’échapper et rester arbre ?

 Il y a aussi cette vallée verdoyante, juste un halo gazeux, instable, un mirage au pied de montagnes à la neige grise, sillonnée d’une trainée rougeâtre, l’arête des pics sanglante, voilà, l’obstacle insurmontable, le cirque rocheux qui enferme et condamne tout espoir de passer de l’autre côté, d’atteindre le bleu, d’ailleurs si hautain, si idéal qu’il en est inhumain, menaçant, indésirable. L’image placée à côté : dans une atmosphère sombre, dense, cieux et terre opaques, ténébreuses, une maison transparente, refuge qui ne protège de rien.

Une image d’avance (comme on dit un temps d’avance)

Il se souvient avoir eu du mal à se fixer devant telle ou telle image. Cela bougeait. Ce qu’il devait saisir glissait de l’une à l’autre, le regard ne se posait pas, avait l’impression que le sens d’une image se trouvait dans la suivante, ou la précédente ou celle qui n’était pas encore là, en train de se faire. Un mouvement irrépressible à la fois vers la profondeur étouffante et vers un horizon où respirer, reprendre haleine. Cela tenait peut-être à la manière dont travaille l’artiste telle qu’elle l’évoque lors de diverses interventions dont un portrait publié par Libération (12/04/23) : « Tous les jours de toute la vie, l’incontournable plasticienne suisse se lève vers 11 heures, lit la presse internationale, puis réalise une œuvre à la beauté redoutable et la violence infinie. Trois heures maximum, qu’il s’agisse d’un petit dessin aux couleurs phosphorescentes ou d’une toile de cinq mètres à la craie noire. Jamais d’esquisse. Une fois l’œuvre terminée, elle la retourne contre le mur ou la roule dans un casier soigneusement numéroté, et ne la regardera plus. » C’est ce qui fait qu’aucune peinture n’est une œuvre en soi, avec un début et une fin, mais est le fragment d’une discipline, d’une pratique journalière, pour essayer de capter ce qui ne peut se fixer à l’intérieur d’un cadre statique. Ce qui compte est cette « routine » dans la quête d’images en prise avec le problème abyssal de la société, de la civilisation, celui de l’oppression des un-es par les autres, banale, innervant la tension sexuelle inscrite au cœur de la gouvernance du monde, depuis la nuit des temps, depuis l’organisation de la domination d’un sexe sur un autre. Au cœur d’un régime inégalitaire, la peur doit régner quelque part. Arrêter de produire les images qui ramènent à la surface les symptômes de cette malveillance systémique serait comme de n’avoir jamais dessiné ou peint le moindre tableau (ce n’est pas une thématique que l’on traite juste une fois, cela n’aurait pas de sens). Quelques petits écrans, dans l’exposition, révèlent le tempo inlassable, infatigable de cette dynamique répétitive, obsessionnelle, de montrer la contagion de la violence dans la formation de toute image du monde, petite ou grande, gangrène iconique.)

Couleurs stressées, porosité

Beaucoup de surfaces avec des couleurs qui n’en sont (presque) pas. Comme avortées, ou prématurées, sous l’effet d’une terreur soudaine, d’un trauma non seulement indéfinissable mais « normal », « banal ». Des couleurs sombres, inabouties, profondeurs mouvantes, entrailles telluriques. Ou à peine régurgitées, vives, à peine « posées », volatiles, un peu aigres, salies. Couleurs longtemps couvertes, encavées et qui suintent, vaguement éblouies, ne savent même plus qu’elles sont couleurs, nouées comme on parle de tripes noueuses dans l’angoisse et le stress de ce qui est advenu, de ce qui vient. 

(Ce sont ces couleurs qui lui reviennent, fumées lointaines, brumes éparses, taches insistantes, vapeurs stagnantes, d’abord comme générées par son infection, comme si les bactéries faisaient circuler des fragments d’entrailles teintées à la façon des toiles de Miriam Cahn, réveillant des atmosphères, des formes, des scènes. Cela lui revient donc comme des croquis organiques, tapis dans la fibre même de son histoire, et que des courants imperceptibles d’humeurs débusquent, font bouger, s’élever, se répandre, s’échapper, s’évanouir, comme des nuages sur les parois d’une caverne. )

Un climat de violence permanente, pénétrante, étalée et cachée à la fois, avec les côtés fulgurants et hallucinants du passage à l’acte, explicite, cru, et les côtés aveugles, les agencements où s’installe le refus de voir, la résignation des victimes qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, les épaisseurs psychiques qui encaissent, dépourvues, désemparées, éclatées, culpabilisées 

D’étranges tableaux.

Un corps allongé, une dépouille nue, massive, usée, travaillée, malaxée. Décomposée, indistincte. S’il n’y avait un éclairage blafard sur les doigts de pied, sur le sommet chevelu blanc, s’il n’y avait, du flanc, une main livide qui s’extirpait, se désolidarisait, faisait mine de s’éloigner de la charogne étalée sur le dos, rouille et viande saignée, il n’aurait pas vraiment identifier cette silhouette abattue comme celle d’un corps humain. Perdu. Un corps oublié, que personne ne réclamera, impleurable (selon Judith Butler). Comme ces cadavres anonymes gisant dans la poussière des rues en guerre, sacs affaissés, abandonnés, aperçus lors de reportages télé. Exposé à l’abîme sur un catafalque de sable, de limons tourmentés, caressé par des linceuls fuligineuses dérivant au ciel, nuages lourdement cardés. Écrasé par un azur irascible lointain, inaccessible. Dépouille ambigüe, victime ou bourreau exécuté, martyr ou vengeance, n’importe, silhouette de mort violente au cœur des matières originelles du paysage, d’où partent les récits. Il y a là quelque chose qui pense par l’image en train de se faire – ce travail quotidien de l’artiste, bien régulé, structuré, discipliné, déclenche une pensée par l’image – , s’enchaînant à d’autres à venir, en gestation, et qui met en échec la volonté de savoir clairement, objectivement, avec des mots d’emblée à disposition, ce que l’on voit sur la toile. Il s’y est arrêté justement parce qu’il ne savait pas ce qu’il y avait, là, ce que ça montrait. « … une pensée par images qui, sans doute, permet de n’avoir pas à distinguer une fois pour toutes telle chose de telle autre, tel corps de tel autre, telle matière de telle autre » comme l’écrit Didi-Huberman. »  (p.36) D’ouvrir ainsi des espaces de redéfinition des choses. Et le fait de buter dans l’incompréhension partielle face à ce qui est dessiné et peint, de n’avoir pas su ce que c’était, de ne le savoir toujours pas, l’entraîne dans une pensée labile, imagée, en tous sens. Et si au lieu d’un mort, d’un corps fini, achevant d’expirer tous ses fluides, toutes ses atmosphères psychiques s’exhalant peu à peu, il y avait là, bien plutôt une larve, un mort-chrysalide, en devenir (qui expliquerait que, de la masse vaporeuse avachie, surgisse une main déjà formée, des pieds qui ressemblent à des pieds, membres revenants) ? « Les matières sont dites indistinctes parce qu’elles sont pensées comme poreuses. Et elles ne sont si souvent poreuses que parce que domine en elles un principe dynamique de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses (en tant que métamorphoses et diffusions de liquides dans l’air ambiant). » (p.36) Ce corps, oui, infuse et diffuse, dans le limon, le nuageux, l’azur brut , engagé dans une transmission, trouble. Quelque chose de tabou. (Genre le géant/maître mort qui continue à inspirer la peur).

Des images distillent le malaise.

Tapis volant sur abîme violent

Deux êtres couchés sur la même couche, à distance l’un de l’autre, repoussés. Tétanisés, l’un par la menace ou l’attaque subie. L’autre par l’agression perpétrée ou la jouissance prise à soumettre l’autre, violenter par nature. Le corps mâle est grand. Le corps femelle est petit. Cela ne signifie pas qu’il y ait un adulte et un enfant (comme auraient tendance à le croire des citoyen-nes d’extrême droit qui ont accusé l’artiste de pédopornographie, comme l’a cru l’ancien élu RN qui a finalement vandalisé l’œuvre, dans un besoin malsain de trophée muséal, où implanter leurs idées violentes).Dans leur immobilité, ils sont entourés des gestes fantômes qui viennent d’avoir lieu ou qui vont se décharger. Du côté mâle, ce sont des secousses qui démultiplient l’appareil musculaire, hydre redoutable. Du côté femelle, ce sont des défaillances spectrales qui liquéfient et amputent les membres, paralysent. Le drap sur lequel ils gisent est imprégné des humeurs aigres, avariées qu’exsudent les corps dans la possession forcée (« tiens, ça ressemble aux teintes de mes urines épaisses et rouges, avant l’oxydation », se dit-il). Mais ce qui l’avait surtout frappé est que ce drap ne recouvre pas le matelas d’un lit, d’une couche ordinaire, il semble flotter, légèrement transparent et, de part et d’autre, sa surface laisse apparaître, le vide, le ciel, révélant une situation aérienne, celle d’un tapis volant. Le conte de fée vire au cauchemar. Ce grand tableau est jouxté par un dessin plus petit, portrait funéraire du mâle tourmenté sur sa couche, et un autre, placé plus haut, lucarne où se pourlèche un hybride mammifère-oiseau, repus de sang. 

(Sanguinolence qui le renvoie une fois de plus à ces urines, accumulées dans le seau, rougeâtres, brunâtres, jaunasses, fétides. La fatigue le gagne, houle irrésistible, amplifiant le désir de replis, de cocon, de multi-couches. Mirage d’un repos illimité. Le sang dans l’urine évoque une confusion des canaux intérieurs, plus rien n’est séparé, une confusion règne. Une métamorphose intérieure faite de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses. L’hybridité le gagne. Bien que tassé dans son fauteuil, engoncé sous les couvertures, la peau humide de suées, il ne tient plus en place, métaphoriquement, le vague à l’âme lui donne le tournis. Le cœur n’est plus à sa place, devenu entité vaporeuse qu’il partage avec les bactéries qui l’envahissent… il se sent glisser vers des fonds inconnus, c’est pas désagréable, malgré une menace sournoise qui s’insinue, retrouvera-t-il, quelque part, son « je », ou est-ce déjà trop tard ? 

« Si je ne peux descendre au village, téléphoner au pharmacien, qu’il me monde des antibiotiques… je ne passerai pas commande par PharmAmazone… négocier les antibiotiques, sans prescription, ffft… » 

Situation métamorphique, protéiforme

Fièvre aidant, l’exaltation latente s’obstine à vivre, à l’échelle personnelle, une aventure universelle, passionnante, selon laquelle « l’évolution des lignées de vivants passe par une chimérisation lors de laquelle des espèces différentes entrent en symbiose pour produire de nouvelles formes de vie. » (p.30) Se sentir le siège d’émergence possible d’une nouvelle forme de vie, ça intrigue, ça excite ! Dans la confusion, il est envahi par des temps anciens, primordiaux, résurgences des débuts immémoriaux (ceux-là sur lesquels la civilisation occidentale a voulu établir sa propriété), carrément, où les forces mythiques décidaient de la forme du monde que l’humain allait explorer et bâtir, « le moment où les êtres de la métamorphose prolifèrent », avant l’assignation de quelque statut que ce soit. C’est, en quelque sorte, le retour en lui d’un pareil  « temps mythique ». Qu’est-ce, à vrai dire ? « Or, si l’on se souvient du temps mythique tel qu’il est décrit dans les ouvrages d’anthropologie, en première approximation, il s’agit d’un temps d’avant le temps, dans lequel les êtres sont encore indistincts. Les formes de vie ne sont pas encore séparées. Les animaux ne sont pas encore distincts des humains. C’est une situation métamorphique, protéiforme. Une situation dans laquelle les êtres ne sont pas encore individués. Et conséquemment, on n’a pas encore de statut précis à leur donner, et surtout, les relations qu’on entretient avec eux ne sont pas encore stabilisées. On ne sait pas quels rapports on peut entretenir avec eux.» (p.31) Déstabilisé, gagné par une constitution floue, protéiforme, sans plus aucune distinction entre lui et ses hôtes bactériens, glissant d’un côté vers la fin et, de l’autre, vers un renouveau inédit. Au fur et à mesure, tout de même, affecté par l’affaiblissement, c’est surtout la peur qui le gagne. Plus le temps passe, jouant en faveur de l’envahisseur, ses défenses immunitaires s’avouent peu à peu vaincues – réalisme qui ne se dit pas encore tel quel à la conscience -, il pressent sa défaite. Quel est le degré de métamorphisme qu’un organisme peut supporter sans passer de l’autre côté du réel qui était le sien jusqu’alors ? Et c’est exactement cette peur spongieuse qui crée une familiarité aigue avec les couleurs et les images de Miriam Cahn, lui permettant de les comprendre mieux que jamais. (Alors qu’il en est à chercher la sortie de secours, « si je descends au bistrot du hameau, je trouverai sûrement de l’aide, on me conduira chez un toubib, à l’hôpital ? … Téléphoner à mon ancien docteur pour une ordonnance urgente ? Se souvient-il de moi ?  … parlementer sera épuisant, trop…  Ne reste-t-il pas quelques médicaments, dans une caisse, mais laquelle, où ? … pas la force d’entreprendre des recherches » … Avant d’être gagné par une nouvelle phase de calme lucide où ressasser les couleurs et images de Miriam Chan, s’en souvenir du mieux possible, l’aide, au fond, à se préserver.)

Chute et Nativité

La chute. Une femme, un enfant. Nus, éprouvés. La femme n’a pas l’apparat souple et romantique, morbide triomphant, d’Ophélie. C’est un corps usagé (dans le sens « on en a fait usage, sans ménagement »). Le cou est translucide, la tête presque détachée. Les yeux clos. Pourtant, il n’est pas certain qu’elle soit morte. Le bébé n’a rien d’un nouveau-né tout lisse, tout neuf, innocent. Lui aussi semble déjà avoir dégusté. Entrejambe rougeâtre. Deux être jetables. Sombrent-il dans les abysses aquatiques et ce que l’on voit qui les surplombe, est-ce la surface de l’eau, irisée de taches, trace de sang, luminescence verte qui expire. Souvenirs de palpitations. Ou bien sont-ils expulsés du ciel et tombent-ils dans la nuit sans fin ? La texture qui les entoure, bleue orageuse, chargée, a quelque chose de cosmique, d’aurore boréale brouillée, c’est une chute sans fin dans l’espace, c’est une sorte de chute violente initiale, la première, comme à l’origine du monde, une sorte de big-bang, depuis toujours, ces corps jetables initiaux, paradigmatiques, chutent, ne cessent d’inventer le vertige, d’ouvrir la voie vers l’abîme inimaginable. Une nativité inversée. Mélange de glauque et de féérie qui prend à la gorge, fait tourner aigre toute une tradition de jolies images sur la Vierge et l’enfant (par exemple). En haut à droite, une toile plus petite, un insomniaque livide, nu, sur fond printanier barbouillé, exerce sa vision latérale, exorbitée, tente de surprendre la présence indéfinissable qui ne cesse de le suivre, comme son ombre, qui lui pèse telle une menace. Âme pas tranquille.

Lisière de vitalités salvatrices

N’empêche que, dans le mouvement qui le poussait d’une image à l’autre, dans le vaste espace – trop grand – du Palais de Tokyo, cherchant dans la répétition de la rencontre avec une image nouvelle, le sens arrêté, du moins complété, de cette peinture en train de se faire, ce qui l’avait marqué était l’affirmation d’une vitalité malgré tout, et la volonté de chercher comment donner à cette vitalité la force d’une libération. Un imagier de la vitalité malgré tout. A la manière dont Achille Mbembé explique que les savoirs accumulés par les êtres persécutés sont ceux-là même dont le monde a besoin pour trouver des solutions face au désastre climatique (dont est responsable l’homme blanc extractiviste, porté par l’ontologie naturaliste, celui-là même dont Miriam Cahn peint l’essence violente, multiforme.)

“La vitalité en général ne devrait-elle pas, désormais, être pensée sous l’angle d’un devenir et d’un sortir, toujours à reconduire, à réactiver, à redanser ? C’est-à-dire d’un émouvoir et d’un réémouvoir capables de fragiliser toutes nos assises, de déplacer toutes nos stases, de critiquer tous nos jugements ? Ne devrions-nous pas sortir en permanence, c’est-à-dire renaître à chaque fois ? »  (Didi-Huberman, p.468) N’est-il pas temps, en effet, de « fragiliser toutes les assises » du monde actuel, de sa violence systémique exercée à l’encontre des autres, des fragiles, des femmes ? N’est-il pas temps d’en finir, de « sortir », de « sortir en permanence » d’un système destructeur pour semer le réémouvoir désarmant, puissant, fait d’une multitude de renaissances, vécues par le plus grand nombre (comme on dit), un temps de grâce, un temps mythique pris en charge démocratiquement, avec un horizon égalitaire ? Oui, il avait bien pensé à quelque chose ainsi, il y a des années, en ruminant ce qu’il avait entrevu dans les toiles de Miriam Cahn (attaquée ensuite par l’extrême droite). Au-delà du sombre et du cru, il y avait entraperçu les lueurs d’une vitalité à venir, en tout cas, potentielle, dansante, encore atteignable, à l’époque où la peintre, chaque jour, peignait de telle à telle heure, telle un métronome d’espoir…

Pierre Hemptinne

Chansons fleurs sur nappe en abîme

Fil narratif tissé à partir de : Dick Annegarn, une chanson, un récital… – Dessins de Michèle Burles, La Fabuloserie, Halles Saint-Pierre – Œuvres de Jehanne Paternostre, Exposition Subject Matter à la galerie Mélissa Hansel – Olga Tokarczuk , Dieu, le temps, les hommes et les anges, Robert Laffont – Achille Mbembé, La communauté terrestre, La Découverte 2023 – David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, Les liens qui libèrent 2021 – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Minuit 2023 – (…)

Des bris de chansons, de ritournelles, un ressac aérien, irrégulier, le maintiennent à flot. Il marmonne quelques paroles, esquisse ou massacre une mélodie. Quelques notes fredonnées approximativement. Un halo harmonique et affectif. Puis ça s’en va. Ca revient, sous une autre forme, autre tonalité, autres paroles, autres bribes d’images. Ca tourne dans l’acoustique du crâne, les tripes parcourues de crêtes mélodiques, comme l’émulsion d’écume en haut des vagues. Ce mouvement, ce ressac de chants qu’il a habité, qui l’ont habité au fil de sa vie, aujourd’hui broyés comme les coquillages par les marées, rend supportable, voire même agréable, désirable, le sentiment de n’être qu’un passant terrestre, mais de l’être encore et toujours, pas encore tout à fait en bout de course. D’imperceptibles ailes qui le portent par intermittence, lui évite de chuter trop vite, d’un coup, direct vers l’inhumation, non, ce volètement de bouts de chanson l’aide à planer encore, à continuer à dire que « jusqu’ici tout va bien », à garder un peu de temps devant soi. Parmi ces chansons qui forment son moteur fredonnant (à propos duquel il a souvent écrit et prié), il y a plein de « zinzins » standardisés par le marché, caractéristiques d’une époque, de circonstances, des airs qui nichent dans sa tête sans y avoir vraiment été invités. Ils sont fascinants, tels quels, familiers et intrus, autant que les coucous. Mais il est des répertoires plus riches d’affinités qui façonnent sa vie mentale. Ils se confondent avec les chants de la naissance de soi, fresques sonores fourmillant d’analogies entre monde intérieur et vastitude à interpréter. Dick Annegarn est un grand pourvoyeur de ces hymnes fondateurs. Pas un jour sans que l’un d’eux, convoqué par les éphémérides émotionnelles, ne résonne en lui, de près ou de loin. Parfois juste une tonalité qui passe au loin. Un accent, une couleur, un éclat. Quelques mots. Quelques notes. Il lui faut un certain temps – parfois plusieurs heures, plusieurs jours – pour les reconnaître, leur faire place. Alors la mémoire fouille pour en exhumer complètement, explicitement, les différentes parties, les assembler. Un bout de refrain, un vers ou deux, les autres manquent mais, à force de répéter, insister, ils reviennent, syllabe après syllabe ; puis un couplet s’extirpe de l’oubli, s’articule au refrain, suivent le jeu de guitare, des cuivres, un accordéon, une syncope, une arythmie, des souvenirs de contextes associés aux écoutes initiales de cette chanson, aident à reconstituer l’ensemble. Archéologie 

Mycélium de chansons

Il en connait certaines depuis près de cinquante ans. Elles font parties de sa chair, de ses oreilles. Revenues à la surface, il les entend – croit les entendre ainsi – comme il les entendait jadis, quand elles étaient de jeunes chansons et lui un jeune homme tout frais, toute la vie devant lui. Elles ne vieillissent pas. La part de son intériorité qu’elles occupent, où elles rayonnent, résiste tout aussi bien au temps qui passe, illusion d’une permanence de soi transcendé dans le chant. A la vérité, les années passant, son corps comme caisse de résonance de plus en plus altéré, il les capte aussi chaque fois de façon nouvelle, différenciée, elles accompagnent et révèlent sa transformation, elles prennent d’autres significations, s’enrichissent de nuances, de décalages, d’associations nouvelles avec d’autres airs en mémoire, se complexifient d’autres significations, leur portée s’élargit, en procurant un ancrage à sa vieillesse, centre parmi beaucoup d’autres à partir duquel se ramifient leurs ritournelles. Vivant leur vie en lui, elles ont participé à la création des cellules qui font ce qu’il est devenu. Il est accro à ces chansons parce qu’elles irriguent la capacité de croire au changement et qu’existe quelque part, dans un possible à débusquer, un ailleurs désirable (ce qui est rarement le cas des zinzins modélisés par le marché). Il les ausculte à la manière de cette sauvageonne d’un roman d’Olga Tokarczuk connectée aux vibrations du grand mycélium : « Profondément sous terre, au centre de Wodenica, pulse l’énorme écheveau blanc qui constitue le cœur du mycélium. C’est de là qu’il se ramifie aux quatre coins du monde. (…) Seule Ruth le sait. (…) Un jour, elle a entendu un bruit souterrain semblable à un soupir étouffé, suivi d’un crissement subtil de minuscules mottes de terre entre lesquelles les filaments de mycélium se fraient la voie. Ruth venait en fait d’entendre se dilater un cœur dont le rythme est d’un battement toutes les quatre-vingt années humaines. Depuis ce jour, elle visite régulièrement cet humide recoin de Wodenica, et s’allonge sur la mousse. Lorsqu’elle reste ainsi un long moment, Ruth commence à sentir la vie du mycélium. Celui-ci a le pouvoir de ralentir le temps. Ruth s’enfonce peu à peu dans un rêve éveillé, et dès lors voit le monde d’une autre manière. Elle voit chaque souffle du vent, la lenteur gracieuse du vol des insectes, les mouvements fluides fourmis, les particules de lumière qui se déposent à la surface des feuilles. (…) Ruth a l’impression de demeurer dans cet état pendant des heures, alors qu’il s’est à peine écoulé un instant. C’est ainsi que le mycélium prend possession du temps. » (p.258) Oui, ainsi, il est bercé par un grand mycélium de filaments chanteurs, sans âges, sans frontières (beaucoup sont des réincarnations de chansons antérieures, des réinterprétations de thèmes et de mélodies issus de la nuit des temps, un corpus kaléidoscopique qui possède le chanteur et, par contagion, celui ou celle qui accueille ses chansons de façon permanente.)

La grande joie

D’abord un verre, un blues déboule, expansif et bancal, brasse du soleil chaviré, on y sent des pulsions d’alouettes à fuser verticales, vite, haut, pour chanter en surplomb des labours, maintenues en l’air par leurs trilles, avant de s’abattre dans les fossés herbeux. Un blues qui cherche l’accolade, le partage de lumière, qui ébroue le mal de vivre, le « mal de chien », l’angoisse du lendemain, individuel et universel. Un blues de défaillances imminentes, qui trébuche et se relance en hélant D’abord un verre, D’abord du feu. Alors, oui, on peut avoir soif et besoin d’un remontant à tout âge, mais ici, c’est la soixantaine bien sonnée qui cherche l’abreuvoir salutaire. La soif à étancher est désormais inextinguible. La demande de feu, abrupte, directe, a quelque chose d’abyssal : pas simplement du feu, domestique, banal, mais quelque chose comme l’envie de revivre l’invention initiale du feu, de la première étincelle, premières flammes, premières chaleurs, premières étreintes, retour vers la flambée originelle pour conjurer le froid qui vient et qui désarme. Sais pas quoi faire/Suis malheureux. Blues qui tourne en rond, cherche la piste. Tenir jusqu’au bout, s’accrocher aux libations et illusions. Tiens, inspirons-nous de ces instants d’insouciances qui balisent le passé, ont permis de passer à gué le flot de mal-être et souffrances. Avant tout un appel à l’hospitalité, à se sentir abrité, pris en charge, soigné, exempté du face à face douloureux avec le temps qui reste et la perte de sens collatérale, l’à quoi bon dépressif. Fais-moi manger/Fais-moi rêver/Fais-moi distraire. La chanson accomplit alors un bond involutif, une volte-face, un repli ombilical et se niche dans un bras alangui du blues où s’ouvre le vaste panorama rétrospectif des fleurs des nappes de nos tables. Fleurs et nappes qui s’animent, se réveillent à la musique de nos voix. Alchimie. Le déroulé du fleuve de la vie en une commensalité universelle, intemporelle. L’art de l’ivresse. Le cours d’une existence entière à partager de bons moments avec les amis, attablées fraternelles. L’image de cette nappe, de ces fleurs intemporelles, parterre d’éden, tiennent lieu, dans le corps de la chanson, de ces confins lointains de certaines toiles flamandes (de Van Eyck, par exemple, et s’agissant de l’Agneau mystique, de lointains mélangés où Orient et Occident, feuillus et palmiers, cohabitent merveilleusement, ce qui convient bien aux univers annerganiens et ses prosodies aussi bien nordiques, slaves qu’africaines) ). Lointains si familiers et pourtant baignés d’une précision et luminosité rédemptrices, au-delà des tourments et agitations terrestres, paysages qui n’ont cessé de nourrir l’imagination de paradis sur terre, où échapper plus ou moins à la mort. C’est une musicalité cosmologique qui fuse en un tendre aveu Tout est si doux, si désirable, que c’en est une grande joie, exhalant l’émotion tangible du jour finissant, refoulant l’inquiétude face au soleil couchant. On entend, dans la gorge, passer un ange, un bruit blanc, poindre cette imminence de la disparition qui exacerbe l’attachement aux plaisirs charnels les plus simples. Tout est si désirable. Cocktail d’émerveillements obstinés et de regrets. Ca se bouscule : pas assez désirer, pas assez joui, qu’advient-il de mon désir de vivre après la mort, persiste-t-il sans incarnation ?  C’est le désir pour les choses tel qu’il pointe à l’orée de la vieillesse quand le désirable outrepasse les capacités effectives du désir, qu’entre le désir comme « essence même de l’homme » (Spinoza) et le désirable s’installe un régime de confusion, les deux se rejoignant en un horizon brumeux, séminal. Ce qui se décline en adieux répétés, adieux au goût incommensurable des bouchées élémentaires. Encore du pain, encore du beurre, c’est du bonheur, ne m’en lasse pas. Plus on vieillit et plus on monologue, mâchant ces saveurs mêlées à celles du crépuscule et des multiples autres petits riens incalculables, sans prix, ultimes grains savoureux du sablier. Il faut insister, prolonger. S’obstiner, précipitation dans la lenteur, multiplier le viatique, tournée générale. Encore un verre, encore du feu. S’installer dans la chanson, bulle et complainte, égrenant ses réconforts paradoxaux. C’est pas l’enfer, c’est beaucoup mieux. Dans ses dernières notes ou micro-notes, le blues frôle l’accolade, irrésolue, fantôme, reste en suspens, avec les alouettes.

Générateur de liberté, différence comme patrimoine commun et airs religieux

Il se rappelle, en entrée de récital dans une petite ville belge (St. Ghislain), le barde jaune orange, sombre et solaire, guitare portée haut dans les bras, plaçant d’emblée la soif et la chaleur au centre du chanter. Chanter, c’est distiller ce breuvage, pour soi et les autres, instituer la commensalité des émotions, déployer la nappe fleurie. Cette chanson, qu’il connaissait pourtant déjà très bien, qu’il se chantait pour lui-même, souvent, pour se donner du courage, de l’entendre en live, il la voyait naître, éclore, là, sur scène. La manière de la balancer d’emblée, comme une évidence, comme seule manière de commencer désormais un temps partagé, lui donna la chair de poule, s’avouant décidément, instantanément, être immensément assoiffé. Le rythme des mouvements corporels du chanteur, indissociable de celui des images des textes chantés et des musiques jouées par les musiciens, rejouait la pulsation originelle des passions et l’art de figurer la vie dans des mots, des notes de musiques, pour soi, pour d’autres. Face au public, tout est remis sur le métier. Les commentaires, les mimes, les grimaces, les allusions mêlent temps de la scène, temps social, temps intime, temps politique, temps universel. Annegarn montre comment il vit avec ses chansons – comment elles vivent en lui, lui échappant parfois, lui revenant – les questionnant, les revisitant, leur réécrivant des arrangements qui en révèlent d’autres potentiels suggestifs. Elles ne sont jamais arrêtées – même si leur écriture évoque de l’abrupt parfaitement ciselé, diamant -, des outils vivants et vibrants d’un équilibre atypique, hors des sentiers battus et dominés. Elles sont autant d’exercices physiques et spirituels pour transformer la différence en atout, en patrimoine commun, pour générer de l’altérité, non pas dans une optique de distinction égoïste, mais parce que produire de l’altérité, c’est libérer de l’oxygène, entretenir un métabolisme de libertés, où tout le monde peut venir recharger ses batteries. C’est cela qui fait que ces objets d’esthétique sonore, primale et sophistiquée à la fois, ont quelque chose d’irréductible et que, finalement, ça continue à vraiment chanter entre leurs mailles. Même les quelques morceaux infusés dans la mémoire collective la plus large – Bruxelles, Géranium – reviennent sur le fil, tremblants, fragiles, incertains, improbables, parfois à nouveau rocailleux, dérangeants et d’un charme fou. Au besoin, il se moque de leur aura sacrée, singeant des signes de croix, tout en s’étonnant et mettant à nu leur « religiosité », leur dimension « hors du temps », comment l’humain crée-t-il quelques fois du sacré laïc ? Mais sans cynisme, respectant la communion intense des intimités émues, dans la salle. Il les chante alors à nouveau frais, vieil homme jouant avec le souvenir d’une voix de jeune homme. Cette capacité de « jeunesse » – alors qu’à son âge et avec la force d’un répertoire confirmé, beaucoup d’autres se vautrent dans le marketing de leur génialité, complaisance et cabotinage -, provient (sans doute, se dit-il) d’une vigilance constante à la responsabilité d’être chanteur, pour le dire un peu pompeusement, mais qui se traduit dans des pratiques très simples d’ouverture et de partage, par exemple une attention constante aux langues et traditions berbères, une plongée dans le collectage des mémoires chantées en différentes régions d’Europe. Mais c’est aussi conserver la capacité d’attention à l’histoire des pauvres, des humbles, aux gestes de charité anonyme, comme dans le Marché aux mendiants. Chanter, c’est apprendre tout le temps, ce n’est jamais fini, c’est écouter au-delà de ce que l’on sait. 

Récital, traversée du vivant, l’universel du passant

En l’écoutant chanter Coutance, sur scène, en mars 2023, il se dit : sa voix n’a pas changé, rien n’a bougé, une perle d’éternité. Pourtant, en retournant à l’enregistrement des années 70, oui, bien entendu, il y a une évolution. Une transformation. Il y avait une juvénilité désarmante, la fraîcheur d’une tangente qu’on n’avait pas vu venir et qui collait bien avec l’effervescence non calibrée de l’époque. Et puis, dans le texte, il y avait un étonnement neuf pour ces moments vides, creux, insipides, cafardeux, ces rades hors du temps, sans intérêt marqué, où se demander « mais que vient-on foutre ici ? ». Aujourd’hui, la musicalité de la voix est intacte, légèrement plus âpre, et cette interrogation, si l’on peut dire, a pris de la bouteille, elle a roulé sa bosse durant quelques décennies, et se teinte d’une toute autre dimension : l’échouage, c’est une part significative de la vie en général, c’est parfois aussi une manière de vivre, d’éviter les autoroutes des certitudes. C’est peut-être ce qui est en train d’envahir l’humanité et donne lieu à une terrible pandémie d’éco-anxiété ? La maturité a patiné et complexifié la chanson. Sans rien alourdir. Sans emphase. Il a l’impression que certains chanteurs gagnés par le succès se perdent dans le fantasme de l’hymne universel, de la chanson qui peut faire le tour du monde, plaire à tout le monde, convenir à toutes les cultures. Ils lissent, généralisent, probablement contaminés par l’universalisme mercantile du marché mondial dont le graal est de vendre une même rengaine le plus de fois possible, partout, sans frontières (au service d’un système qui, par contre, renforce partout ses frontières criminelles). Dick Annegarn a connu ponctuellement le succès médiatique. Des moments de conjonction entre son parcours alternatif, minoritaire, et les besoins d’émotion véritable, nue, qui d’une certaine façon continuent à battre dans les cœurs gavés par les recommandations d’algorithmes. Le succès artistique, le succès d’estime, il n’en a jamais manqué. Mais il a esquivé le vertige occidental qui fusionne audimat commercial et universel autoritaire, sectaire. « Pendant longtemps en effet, la planète et l’ensemble de ses habitants ont vécu au rythme de certitudes eurocentriques. Des préjugés, à la vérité, la plupart de ces certitudes avaient, pour les besoins de la cause, été revêtues du masque de ce que le philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle un « universalisme de surplomb » » (A. Mbembé) Sa différence a jailli comme une eau claire, spontanément, dans les années 70. Native et séminale. Après, il a dû la cultiver, la préserver, l’explorer. Pas simplement comme on décante et affermit un « style », encore moins à la manière d’un produit marketing. Disons plutôt qu’il semble avoir « géré » cette différence à la manière des réserves naturelles et des espèces en voie de disparition. Par ses choix de vie, ses environnements, ses relations, ses contrats, il lui a ménagé des espace-temps appropriés, où elle pouvait évoluer, s’épanouir, à son rythme, à sa manière. C’est ce qui donne après tant d’années un regard spécifique sur le monde, l’impression d’entendre là une « philosophie », une façon d’être, que le barde, sur scène, incarne, sensible, expressif, plastique, coloré, pas dans les clous. Ce qui semble correspondre il le comprend en tant qu’auditeur, au choix raisonné, au refus de succomber, par la bande, à l’universel compris comme « un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constitués » (A. Mbembé). Au contraire, il a toujours situé ce que chante Dick Annegarn du côté de l’émergence toujours étonnante des émotions comme possibilité « d’un en-commun présupposant un rapport de coappartenance entre de multiples singularités », ce qui le balade encore et encore dans les confins et vallons de la nappe fleurie et que, d’une certaine manière, le chanteur commente lui-même, en s’étonnant (non sans fierté) d’être fait docteur honoris causa par l’Université de Liège, lui qui n’écrit rien dans les règles (Seul toi sais faire). Mais justement, il en a fait un art de débusquer une relation vraie, vraie parce que toujours émue, surprise, par ce qui touche ou évite, forme et déforme, pousse ou repousse. Une façon de passer dans la langue – en perturbateur équilibriste et éclairagiste de génie -sans devenir vecteur de tous ses effets de domination. Chanter comme art de passer. Il feuillette son extraordinaire chansonnier comme on raconte, après coup, l’itinéraire d’une vie, un itinéraire possible parmi d’autres, fait de rencontres, d’accidents, d’aléas. Même pour un fan, rien n’est donné d’avance, chaque chanson apporte son lot de surprise, d’inattendu, de réminiscences nouvelles, de traverses improbables, tissage d’affects projetés par chaque chansons comme par un animal soufflant une vapeur contagieuse, subjective. Le récital comme célébration du vivant singulier. « L’on définit généralement le vivant comme un mouvement incessant, un élan, voire comme une pulsion. Peut-être ce qui le caractérise le mieux, c’est qu’il n’est jamais donné d’avance. Ou, peut-être, n’est-il finalement qu’une expérience que l’on traverse. Tout, en d’autres termes, est en route vers son inéluctable fin. La fin étant notre ultime destination, tout, du coup, est dans la signification que l’on octroie ou non à l’expérience de la traversée. » (p.90) Encore un verre, encore du feu

Gestuelle de l’hétérogène

Mais encore. Chanter le limon qui subsiste entre les choses et les mots, le compost de l’hétérogène, c’est probablement ce qui lui a valu d’être distingué comme poète, chevalier des lettres ici, docteur honoris causa, là… Henri Maldiney, philosophe français cité par Didi-Huberman à propos des « aîtres de la langue », « lieu d’où fleurirait la possibilité même de signifier » : « La langue, elle aussi, se bâtit en liant l’hétérogène ». Et Didi-Huberman d’ajouter : « Étant entendu qu’il est de notre responsabilité que ce liant ne soit pas une machine à suturer, un dispositif à cadenasser cet hétérogène qu’il cherche à signifier ». Et revenant à Maldiney : « Seuls les poètes habitent encore les aîtres de la langue, qui sont le fond sur lequel ils bâtissent la langue à chaque fois singulière d’un poème ». C’est ce qu’est la langue chantée d’Annegarn. Alors que le formatage de la langue par le marché et le marketing de soi, auquel beaucoup d’artistes s’adonnent avec fierté, la mort dans l’âme ou inconsciemment, suture, cadenasse, persécute l’hétérogène. Atteinte au vivant et à sa diversité, pourrissement de l’imaginaire, mercantilisé intensément par tous les agents culturels – créateurs, recréateurs, publics – de la marchandisation, collaborateurs à l’insu de leur plein gré, notamment via la gigantesque viralité numérique. 

Sur scène, la gestuelle sensible, légère ou souffrante, acrobatique ou blessée, clownesque ou épure suggestive, est un exorcisme grâce auquel il s’était senti, spectateur de concert libéré de tout contrat commercial, désenvoûté de l’empire médiatique. Cette gestuelle, depuis, lui revient, systématiquement, dès qu’une brise mélodique germe en lui, et il la mime intérieurement, c’est la forme qu’il donne à son écoute et ses affects.

Palais de mémoire humaine et non-humaine

Le besoin d’art, recherche intuitive à l’origine de ses multiples itinéraires et errances, l’aura conduit de plus en plus vers des lieux de cueillette plus ou moins libérés de la prégnance du marché. A la recherche d’esthétique le moins possible déterminées par l’armada des producteurs, collectionneurs, investisseurs, managers, actionnaires. Se sentir le moins possible instrumentalisé par le langage et se tenir éloigné des sources de tous les cancers qui rongent l’imaginaire individuel et collectif. A ce titre, un lieu comme les Halles Saint-Pierre à Paris faisait office d’osais. Il y avait vu des images qui ressemblaient assez bien à la façon dont se matérialisait en lui le brouillard affectif de « bris de chansons, de ritournelles, ressac aérien, irrégulier », au fil des années, formant un filet de thèmes de plus en plus étendu, incluant de plus en plus de fragments de vie, vécues et futures. Jusqu’à devenir autre chose, une vision du monde, une partition graphique cosmologique. Ainsi des dessins grouillants de Michèle Burles où le terrestre, le céleste et le sous-terrain se tissent en un même plan, les êtres rampant dans les galeries ou volant au-dessus des cimes se rejoignant, se superposant, inventant des hybrides. C’est vertigineux parce qu’il ne s’agit pas du tout, mais pas du tout, d’une imagination « anormale », déterminée par une pathologie quelconque, ou d’élucubrations échevelées d’un cerveau un peu dérangé ou, simplement, déconnectées de la raison et de l’esthétique dominante. Ce n’est pas une « pathologie ». Encore moins un genre configuré par des insuffisances techniques, un niveau infantile de l’art du dessin. C’est une artiste chez qui reviennent des façons de figurer le visible qui ont structuré d’autres civilisations, d’autres ontologies. Au sein de notre civilisation naturaliste, soudain, un imaginaire fonctionne selon des lois animistes, totémistes ou analogistes. Et il est regardé, ausculté souvent, comme l’empire colonial a soupesé et volé les arts « primitifs » : fascination, condescendance, esprit de lucre. Ainsi ce qu’écrit David Graeber à propos des dessins de Chavin de Hudntar (Andes péruviennes, 3.177 mètres, de 1500 à 300 avant JC) fournit des indications utiles pour entrer dans le style de Michèle Burles : « C’est le royaume du métamorphe, où aucun corps n’est jamais tout à fait fixe ni tout à fait complet, et où un entraînement mental assidu est nécessaire pour déceler de la structure dans ce qui, au premier abord, s’apparente à un chaos visuel ; » (p.492) Dans ce chaos frétillant de Michèle Burles, l’œil repère d’abord, du reste des attaches : des filaments irréguliers, genre de synapses flottants, entre signes de natures différentes ; des sortes d’agrafes fourchues ; des pièces molles évoquant le mécanisme d’arbres à cames ; des radicelles, des claies représentant les fonctions de haie ou de végétations fixant des talus, flottant dans le vide (car, il y a du vide). Le dessin ne semble pas être une fin en soi, c’est une sorte d’infini optique, où l’on entre n’importe où, se fixant sur un détail, par exemple des bras longilignes terminés par des mains en formes de branchages tortueuses, et à partir de là, de détails en détails, faisant se lever un récit, un conte, le souvenir de certains passages au cœur même des constellations iconographiques racontant l’univers. Il servirait précisément à mémoriser un cheminement, une organisation du sensible entraperçue lors du travail de création, à la manière de cette « tradition amérindienne largement répandue dans laquelle les images ne sont pas des illustrations ni des représentations, mais des signaux au service d’extraordinaires prouesses de mémorisation » dont la fonction était de « transmettre des connaissances ésotériques – formules rituelles, généalogies, comptes rendus de voyages chamaniques dans le monde des esprits chtoniens et des animaux familiers. (…) Pour mémoriser une histoire, un discours, une liste, on recommandait de se créer son propres « palais de la mémoire ». il s’agissait de se représenter un parcours (cela pouvait aussi être une pièce) le long duquel on disposait mentalement et dans un certain ordre une série d’images saisissantes qui agissaient comme des déclics pour se rappeler un épisode, un incident, un nom… » (p.492) (Ce qui correspond aussi, il lui semble, à la dynamique d’un récital de Dick Annegarn, mots, musiques et gestuelles formant des frises très visuelles). C’est une approche que l’on peut compléter par l’introduction de Descola aux images analogistes : « elles s’ingénient sans relâche à tisser des éléments disjoints dans des réseaux signifiants, le plus souvent au moyen des résonances qu’elles décèlent entre les qualités sensibles des choses ou des phénomènes offerts à leur observation. Leurs images, qu’elles prennent l’allure d’agencements hybrides, de correspondances entre corps et cosmos, de maillages spatio-temporels ou d’enchâssements d’un motif à différentes échelles, figurent toujours des assemblages dont il faut rendre manifeste les liaisons. (Les images) qui procèdent de l’archipel analogiste donnent à voir des scènes d’interactions complexes et situées dans le monde, des associations parfois profuses d’humains et non-humains engagés dans des associations communes, à l’instar des représentations naturalistes dont elles sont, dans certains cas, une préfiguration. » Il en découle une relation esthétique particulière. Selon Descola, « le spectateur analogiste n’est jamais pris en compte dans la structure de l’image, (…), il n’est pas explicitement désigné dans sa composition comme un destinataire. » Et de décrire plus précisément la forme d’interaction qui s’établit, la façon dont le subjectif se noue là-dedans : « Seule la perspective linéaire est en mesure d’entraîner le spectateur dans un tableau parce qu’il fait de celui-ci le prolongement de son regard subjectif et comme un morceau du monde dont il détient la clé. » (p.398) En s’aventurant dans les images de Burles, en y cherchant comment l’œil-récit passe d’un motif à l’autre, y retrouvant des perspectives linéaires dans le fouillis, à un moment, il bascule, il est dedans, son subjectif s’épanouit, se fond dans un méta quelque chose. Que ce soit à partir de ces corps de rongeurs, souples comme des rivières, porteurs d’amibes étoilées ou transportant d’autres petits êtres multiformes, multi-espèces. Que ce soit à partir de ce roi religieux à tête et queue de chien, mains posées sur la panse, survolé par un énorme insecte-robot, satellite en lévitation qui le couronne. Que ce soit à partir de ces spores géants en forme de grenades grises d’où s‘élancent plusieurs tiges souples, serpentines, aux gueules béantes crachant ou aspirant d’infimes orbes-semences.

Poussières et tapisseries pétries de chansons

Le bris de chansons, les souvenirs du récital – la gestuelle, l’écriture, la plasticité de la voix jouant d’un crépuscule affectif, nappe piquée de la floralité juvénile lointaine, jouant avec les arrangements, les anecdotes, les commentaires -, la façon dont cela lui revient en tête, à certains moments d’abandon (où plus rien ne lui occupe la tête), et tissée en sa propre subjectivité, sa propre voix, sa propre manière de chantonner et fredonner au fil du temps, ses propres souvenirs et affects, son crépuscule personnel et ses propres nappes, tout cela forme des bouts d’écriture qui défilent, volent, se déplacent, partent coloniser des espaces vides, à la manière des migrations spectrales de fils de la vierge, visibles seulement, dans le ciel bleu, à contre-jour et dont le déplacement semble transporter des trames d’émotions indicibles, invisibles autrement. Une écriture archaïque qui lui évoque des œuvres de Jehanne Paternostre où des fils de tapisseries de périodes différentes, parfois âgées de plusieurs siècles, des chutes recueillies lors de restaurations de pièces anciennes, et qu’elle articule bout à bout dans un vide sidéral, celui composé de la distance initiale qui sépare tous ses fils que rien ne devait réunir de la sorte, tenant alors entre eux comme mus par un magnétisme insoupçonné, un patrimoine génétique ou la force de l’habitude (respectant la forme imposée à chaque brin par une immobilité séculaire, fossilisante), esquissent des phrasés parallèles, divinatoires, l’ombre portée de musiques intérieures volatiles. C’est une écriture idéale, libérée de la syntaxe et des vocabulaires contraignants, constituée de la contorsion de sentiments que le langage ne parvient jamais à saisir, discrets électrocardiogrammes d’émotions brutes, pures.

Les micro-mondes dans lesquels il aime mariner, ressassant les bribes d’une chanson qui le suit depuis toujours, qui fait partie de lui, mais y apportant sans cesse du singulier, du différent (en particulier, oui, les chansons d’Annegarn), du possible aussi, une fermentation capable de déboucher sur des libertés expressives, ressemblent assez à ces autres créations de Jehanne Paternostre, assemblages de poussières et de fils récoltés, placés dans des sortes de boîtes de Pétri, évoquant des paysages fait d’infimes brindilles mélodieuses d’horizons qui étaient perdus, qui resurgissent, reviennent fil à fil, balbutient danses et chants. Ce sont à chaque fois, mis en culture, les germes sélectifs d’un environnement ou d’un contexte plus larges, isolés, et en train de fermenter, de recomposer l’image complète du monde dont ils proviennent. Et l’on voit travailler les micro-organismes de l’image. Fragments de paysage lui évoque les formes sombres à la surface de la lune – ou autre planète observée au télescope -, mais telles qu’il a pris l’habitude de les projeter sur ses astres intérieurs, solitaires, archipel laineux, confusion feutrée entre carte et territoire où bat une tache rouge, quelques fines comètes prises dans l’enchevêtrement, traces de vie apparemment immobiles, figées et qui, pourtant, attendent leur heure pour germer, croître, surprendre. Vue de jardin avec un cortège de triomphel’enthousiasme, l’émoustille avec son plan infini blanc et duveteux, frappé de germinations éclatantes, un carnaval floral et bactérien suggéré, amorce d’une exubérance désarticulée, sans plan établi. Colin-Maillardest une fermentation moussue, brousse extraordinaire où s’enfonce son regard pour se perdre dans la reconstitution d’images mentales incontrôlées, incontrôlables, engendrées par l’exploration tactile, le toucher. Ce que voit la peau quand elle caresse à l’aveugle un visage qu’elle ne reconnaît pas mais éprouve comme un univers singulier, enseveli, qu’elle exhume par ses caresses, les doigts dans la matière textile, soyeuse et rêche à la fois, touffe emmêlée du vivant profus, énigmatique.

Pierre Hemptinne

Le cosmos dans les yeux d’une mère en jeune fille

Fil narratif à partir de : Cécile Vaché-Olivieri, Seeing Double, L’irrésolue au Plateau/Frac Ile de France – Hicham Berrada, Vestiges, galerie Kamel Mennour – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Achille Mbembé, La Communauté terrestre, La Découverte 2023 – Vestiges minéralogiques coloniaux – un portrait – un chevreuil…

Dans un coin de prairie, en contrebas de la route, en face de son abris, un chevreuil broute l’herbe fraîche, paisible, comme chaque matin à la même heure. Il le contemple, tandis que ses pensées du réveil s’attardent à paître les réminiscences nocturnes. De matin en matin, se tisse une sensation de cohabitation. Il aimerait tellement que leurs regards se croisent pour un partage fugace, se jauger dans leur mélancolie réciproque, animale et humaine…

Une vie en caisses

Autrefois, Il se momifiait dans les sédimentations de son imaginaire. A petit feu. Sa vie se figeait en lasagne de livres, cahiers de notes, disques, fichiers Word remplis de signes, photos imprimées ou numériques, guides du visiteur de multiples expositions (traces d’incursions dans les espaces artistiques, documents qu’il conservait pour études potentielles, matériau de médiation culturelle). Sans oublier, épices du millefeuille, les objets ramassés lors de déambulations rurales ou urbaines, plumes, cailloux, bouts de bois, coquillages, capsules, bouchons, de même que divers documents autobiographiques, images offertes par des artistes amis, des dédicaces, des cartes envoyées par les enfants ou des proches, il y a longtemps. Il ruminait, mastiquait son décor qui le lui rendait bien, l’acheminait vers la disparition. Puis, il a tout mis dans des caisses et s’est téléporté sur un radeau-terrasse, adossé à une maisonnette dès lors transformée en garde-meuble, où les cartons s’empilent, laissant un passage étroit dans le corridor, dans les pièces, vers une cuisine, une salle de bain sommaire, un divan où il se réfugie les nuits trop froides. Tout le décor, toutes les couches, toutes les sédimentations, mises en caisses. Des boîtes d’archives. Pleines à craquer. (Voilà, en guise de « rappel des épisodes précédents »).

Un autel improvisé, icône d’une jeune fille

Au fil de la dérive sur ce radeau-terrasse, près du seuil d’entrée en pierre polie, porte presque toujours ouverte, sur un casier en bois retourné, s’est instituée une compagnie de pénates et lares, une accumulation de bibelots et, derrière, entre le casier et le mur chaulé, presque dissimulé, sur le carrelage, trois jeunes filles, en noir et blanc, chacune dans la même blouse blanche, apparaissent dans un encadrement métallique déboîté, comme dans la lucane d’une télévision antédiluvienne. L’écran fixe est poussiéreux, garni de feuilles, d’aiguilles de pin. Quelques cadavres de mouches, de guêpes, dépouilles de scarabées, toiles d’araignées. Quelques akènes à aigrettes de pissenlits, des samares d’érables, un peu de bourre de peuplier (tels les nounous de poussière sous les lits, mais aériens). Un petit monde inanimé se construit – une nature morte -, selon les brises, les déplacements d’air. Cet inanimé devenant le terreau d’émergence de vie. Une graine qui germe. Des pousses vertes. Des fourmis s’installent. Il ne voit plus ce qu’il y a là. Pourtant, entre ces choses et son cerveau, c’est un flux permanent, une respiration. Il passe devant ce petit autel au temps suspendu plusieurs fois par jour, il ne marque aucun arrêt volontaire, quoique, quelques fois, il reste là, interdit, comme quelqu’un qui ne sait plus où il allait, ni ce qu’il était en train de faire. Et sans en avoir aucune conscience, l’échange de regards avec celle qui est là, entre ses sœurs, dans le cadre, se réactualise. Un échange qui la maintient en vie, quelque part, et le garde lui aussi bien vivant, de ce côté-ci. Ils se donnent vie mutuellement en discontinu. A travers la taie grisâtre qui recouvre le verre, les pollens déposés au fil des ans, offrandes venues du cosmos. Ses soeurs, l’ainée et la cadette sont facilement cernables, les deux pieds sur terre, dans la réalité de jeunes filles de leur époque (telle que l’on peut se l’imaginer), exprimant à leur manière le fait de voir poindre une identité indécise. Mais elle, non, le charbon de ses yeux plonge dans un infini qui ne s’ouvre qu’à elle, l’émerveille et l’assombrit à la fois, la marque de mélancolie, fait palpiter son cœur en décalage avec son temps. Submergé, magnétisé. Elle absorbe l’incommensurable mystérieux dans sa chair et se demande quelle pourra bien être sa ligne de fuite. Quand la nostalgie s’empare d’une chair aussi jeune, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle abrite un être qui a déjà épuisé plusieurs vies. Là, sur la photo, elle n’est pas encore sa mère, et elle ne le sera que peu de temps, emportée par le cancer. Que regarde-t-elle, qu’a-t-elle pressenti qui échappe aux autres ? Il ne se pose plus la question, ne sonde plus le portrait, ne lui parle plus, simplement, à chaque fois que ça se trouve dans son champ de vision, machinalement, le cerveau effectue un set up pour entretenir – en tout cas empêcher que rompe – le cordon ombilical qui relie son regard sur le monde à ces yeux éperdus.  

Brouter la mémoire dans une impalpable nébulosité

Il s’immobilise parfois contemplant, au-delà de l’autel de bric et de broc, l’empilement des cartons pleins dans le couloir. Comme il regarderait une sculpture, une installation dont il serait l’auteur. Il en est vaguement satisfait, soulagé. En pièces détachées, il y a là son ancien décor, le fouillis intégral, toutes les strates mélangées. Ses peaux successives et les reliques de ses mues remplissent son actuelle habitation. Quelque chose dont il s’est extirpé pour être plus léger, s’approchant de la fin. Pour libérer sa mémoire, qu’elle se sente libre d’aller où elle veut, de rejoindre n’importe quelle entité et, du coup,  cultiver une étrange extériorité avec ce qu’il est, sa substance cumulée. Il aime poser le regard sur ces caisses (pas vraiment regarder, toucher des yeux). Pleines à craquer. C’est son histoire, une grande partie en tout cas, empilée, enfermée. En vrac. Plutôt que de faire travailler ses méninges pour se souvenir de ce qu’il a fait, de ce qui l’a constitué au fil des ans, il pourrait déballer, étaler les contenus, fouiller, reconstituer. En archiviste. Sans doute en viendrait-il alors à réaliser le portrait de quelqu’un qui lui ressemble mais ne serait pas tout à fait lui. Une fiction plausible. C’est ce qui le rapproche du chevreuil, Il broute la matière mémorielle intérieure. Inlassablement, mais sans méthode, parcimonieusement. Sans s’en rendre compte, tâche mécanique. Parfois, un goût le titille, il saisit un fil et alors s’acharne. Pendant plusieurs jours et nuits, il lui semble qu’une cristallisation s’opère et qu’il va ramener à la surface une explication, une révélation, quelque chose d’inédit, de jamais écrit, découvrir à quoi toute sa vie a bien pu servir. Ce qu’elle a produit d’unique. Une compréhension fulgurante de la vie. Et qui serait utile à d’autres. Percer le mystère. Toujours ce désir d’être partiellement providentiel, à part ! Puis tout s’éloigne. Au fur et à mesure de ce travail devenu prioritaire, sa mémoire s’épuise, se répand, ruisselle et s’évapore, disparaît. Il aimerait que, parallèlement à cet évidement – évacuer les viscères de l’esprit pour embaumer son intériorité comme on le fait, en taxidermie, pour les corps physiques -, les cartons aussi se vident, s’épurent. Ils deviendraient juste des idées d’emballage, un ensemble de contenants dématérialisés, vides. Légers. Presque flottants. Des cocons à l’intérieur desquels le matériau de son passé amorcerait un stade de chrysalide légère. Se repenser, se projeter dans l’impensable futur. Ne laissant filtrer à travers leur fine pelure qu’une légère lueur en voie d’extinction. Ce genre de lumière qu’il adorait apercevoir aux horizons dans les campagnes du Nord où il s’immergeait, pédaleur béat. Ce bienfait de la lumière après laquelle il aura couru (et pédalé) durant des années, le rapprochant de la mélancolie voluptueuse et anxieuse du visage de cette jeune fille, sa future mère. Cette lumière que l’on dit « inventée » par Van Eyck, qui « baigne l’espace d’une impalpable nébulosité dorée ayant pour effet de déréaliser ce qui est dépeint tout en l’unifiant, d’abolir l’écoulement du temps ». (p.479). Cartons et lumière. 

Cartons vides et couveuses d’entre-deux

Ca le ramène toujours vers Seeing Double de Céline Vaché-Olivieri, installation photographiée il y a belle lurette, dans une exposition dont le titre l’avait séduit, « L’irrésolue ». Un ensemble de volumes en carton, marqués, éprouvés et pourtant impalpables, fragiles, translucides. Des cartons récupérés dans l’espace public, des volumes vidés de toutes entrailles, abandonnés, des déchets épuisés, en bout de vie, des contenants obsolètes. L’artiste les a recueillis avec soin, comme on le ferait d’une dépouille animale avec laquelle entretenir une relation par-delà la mort, en la dotant d’une forme pérenne. Ces cartons quelconque ont fait l’objet d’une série de soins et manipulations afin d’y faire affleurer une imperceptible personnalité. Une aura trouble que l’on n’accorde peu à ces objets manufacturés, industriels, emballages de la marchandisation. Chaque carton a désormais une histoire, ne ressemble à aucun autre. Ils sont soit décomposés couche après couche, jusqu’à l’ultime pellicule, quasi immatérielle, imbibée alors d’huile de lin, comme momifiée, boites ensuite refermées. Ou résolument déconstruits, radicalement, ils sont « reproduits », reconstituées à l’identique, avec du papier mâché ou du latex. Mutés, copiés. Ils reposent comme en un purgatoire, en phase de purification. Ames en transit. Disposés sur une table translucide, ils semblent des incubateurs de vide. Ils abritent des « intérieurs » en gestation, des intériorités en cours de reconstitution fragile, minimale. Ils célèbrent une esthétique douce d’objets perdus, figés dans une attente sans fin. Ils semblent chacun avoir un-e destinataire spécifique. Leurs formes assemblées est un poème géométrique chantant le mystère des entre-deux, à jamais égarés entre une expédition et une réception. 

Des cailloux qui flottent dans la main

Aux avant-postes de son petit monde mis en caisse, sur le petit autel du temps suspendu, certains objets datent de quand il a ouvert les yeux. Et il n’a cessé de les voir, sur un guéridon dans le salon des parents, dans la bibliothèque des grands-parents, dans des vitrines chez des oncles et tantes. Depuis longtemps il les voit sans les voir. Que se passerait-il s’ils disparaissaient ? Ils semblent devenus anodins, superflus, galvaudés, usés. Pourtant, sans les fluides qui circulent de lui à eux, d’eux à lui, conserverait-il la même stabilité, s’imaginant situé, assigné à un cheminement dans le cosmos ? Garderait-il le sentiment d’un refuge possible ? Ce sont des morceaux de malachite ramenés du Congo par ses aïeux. Leurs parties sphériques, pommelées, accidentées, portant encore des restes incrustés de terre africaine, lui a toujours évoqué des paysages d’altitude, des cimes lointaines, arides et mystérieuses, attirantes, peut-être la surface d’autres planètes où vivre. Avec des monts, des vallées, des sillons, des crevasses, des prairies parsemées de chaos rocheux ou des reliefs de cervelles. Elles tiennent en main comme une planète miniature, un crâne dont on tente de deviner les pensées passées. La partie abrupte, rocailleuse, contraste avec l’une ou l’autre face, sciée, lisse, révélant l’intérieur richement veiné, concentrique, miroitant et luxueux. Son grand-père maternel aimait, avec un sourire imperceptible, déclarer que la malachite était tellement abondante qu’elle dérivait à la surface du fleuve. Et lui, enfant, a longtemps cru que cette roche flottait ! Le statut de ces minéraux, qui sont toujours resté près de lui, s’apparente aux objets chinois tels que brûle-parfum ou encrier qui, sur un bureau, une table, dans le décor domestique, font office de paysage miniature, habité par des êtres microscopiques, dont la contemplation permet de voyager dans l’immensité, de s’y sentir à sa place. Le but est de toujours disposer à portée, une sortie de secours, la possibilité de « s’immerger dans le paysage miniature qu’il a sous les yeux afin de le parcourir en tous sens comme s’il était lui-même un habitant de ce paysage représenté dans l’objet ». Ce qui conduit à véritablement faire l’expérience régulière de « changer lui-même d’échelle, de fuir le monde et ses tracas pour trouver refuge dans un univers à part, un microcosme minuscule où toute vie s’écoule dans la quiétude d’un huis-clos. Le paysage miniature a ainsi partie liée avec l’effet magique de la figuration mimétique : figurer, ce n’est pas seulement évoquer un référent, susciter l’illusion de sa présence, mais bien le faire advenir par des moyens extraordinaires. » (p.379) 

Pérégrinations minuscules au long d’un infini filigrane animiste

Ces organes de malachite extirpés d’un sous-sol exotique, auquel se mêle l’épopée de ses grands-pères, momifiés, omniprésents dans les intérieurs où il a grandi, dont certains n’ont cessé de l’accompagner dans ses déménagement – longtemps faisant office de presse-livres ­— ­sont pour lui ces paysages miniatures chers aux lettrés taoïstes, des lieux de pérégrinations imaginaires indispensables à leur  équilibre (en ce qui le concerne, sans qu’il s’en rende compte) et se substituant à l’immersion en temps réel dans les immensités forestières : « (…) pour accéder à cette plénitude élémentaire, il n’est pas indispensable de s’interner au plus profond des forêts escarpées ; le lettré peut créer en sa demeure un site de pérégrination miniature afin de s’y retirer à sa guise. Ainsi, les petites montagnes qu’il conserve sous le regard n’évoquent pas seulement des images des lieux reculés où vivent les Immortels et des prodiges qu’ils recèlent, elles sont aussi le moyen occasionnel pour lui de se transfigurer lentement par la méditation en accomplissant ses dispositions grâce à des randonnées métaphysiques dans la contrée minuscule qui lui est devenue familière. Peu importe ici que ces paysages montagneux ne figurent pas le cosmos entier, de toute façon irreprésentable autrement que de façon schématique. Ils constituent un arrière-pays échappant aux règles communes, un monde à échelle réduite mais immensément plus grand que celui où se déploie l’existence ordinaire, en qui certains humains pourront trouvé l’écho enchanté de leurs propres qualités intérieures. » (p.380) Alors, il ne pratique pas, face aux paysages suggérés par les malachites, une méditation en règle, à la manière du lettré chinois. Mais depuis qu’il connaît ces objets, que ses yeux se posent sur eux, entretenant chaque fois la rêverie votive un peu informelle de contrées lointaines – et un détail d’un de ces cailloux lui rappelle toujours les grandes pâtures vertes bordées de forêt qu’il aimait apercevoir, depuis l’eau où il ramait, en haut de la vallée mosane -, c’est une ligne méditative, un filigrane animiste qui s’est tissé en lui, un peu brute, constituée d’autant d’incursions brèves dans un pays connus de lui-seul, dont lui seul connaît les accès, où une partie de lui-même peut facilement fuir, ce qui lui permet d’entretenir des relations avec le reste du monde, supportables, voire parfois agréables, profitables. Une ligne méditative qui est aussi résistance par où s’exfiltrer d’un milieu devenu très hostile, corrosif, à savoir le monde « du travail » mis sous pression maximale de rentabilité, de façonnement des imaginaires au service des actionnaires de quelques méta-logos, tout le monde, finalement, prié de se soumettre au bon vieux régime de la plantation. « Si le planteur s’intéresse à la durée de vie de l’esclave, c’est en tant que cette durée correspond à la durée effective du travail. Il y a ici une tentative de réduction du sujet et du vivant au travail. »(p.58) Ce que ne fait que confirmer le régime des retraites…

Ce milieu-là de l’esclavage n’a cessé, dans la mondiation moderne occidentale avec son fer de lance managérial, d’être l’arène où la technosphère insuffle aux corps et aux esprits une ontologie selon laquelle toute solution viendra du progrès technique – que les problèmes soient sociaux, économiques, écologiques, médicaux -, ontologie qui rend les cerveaux accros à la consommation de nouvelles technologies, adjonctions addictives de réseaux artificiels aux réseaux organiques. Il en est bien éloigné à présent, il écoute au loin les vagues et les rumeurs d’un long et lent déraillement, aux innombrables victimes. 

Quand le Cloud retombe sur terre

Comment se représente-t-il l’état catastrophique des contrées denses et malades qu’il a délaissées ? Régulièrement, à la manière d’une série onirique, ses nuits sont animées de visions inquiétantes et merveilleuses à la fois : d’innombrables méga-gigantesque plaques ouvragées ont chuté du Cloud. Des cartographies en relief d’une machinerie occulte, joyaux post-industriels en attente de quelques archéologues fouineurs. Elles suggèrent les configurations neuronales de ce qui servait à capter, calculer, coder, mettre en réseau et orchestrer les flux sensibles de l’humanité. Fracassées au sol en pyramides de déchets, elles évoquent les architectures mystiques de sociétés occultes, constructions dont on peine à imaginer comment elles ont été érigées, par qui, pour quoi et quelle était l’origine de leur force agissante. Elles reposent à présent sur des sols abandonnés, regagnés par la nature vierge, des mousses, des champignons qui peu à peu vont les dévorer, les digérer, les transformer, les effacer de la surface de la terre. Cette vision d’une ingénierie du Cloud qui se casse la gueule, finalement traitée comme n’importe quel site contaminé, nettoyé par des agents naturels activés par l’industrie de la décontamination relative des sols, il la doit au Terrarium d’Hicham Berrada, microcosme où de superbes circuits imprimés, tels les plans cachés et les architectures mémorielles d’une civilisation computationnelle ayant échoué de peu à assujettir l’ensemble du vivant, éparpillés comme les boîtes noires d’un avion volatisé en plein vol, sont attaqués, acheminés vers le néant sous l’action inventive et corrosive de mycéliums invisibles. Tableau où deux biotopes blessés se rencontrent et se toisent, l’un naturel, l’autre machinique. Ce terrarium avait, ceci dit, des allures de vision paradisiaque, d’attachement naïf aux illusions d’un meilleur à venir : il montrait, comme en une boule de cristal, d’une part, des fragments du système nerveux du Léviathan numérique, démantibulé, et d’autre part, le spectacle de la nature « reprenant ses droits », réparant la folie humaine (ayant engendré l’hydre numérique à son image).

Il en émanait – réellement ou était-ce suggéré par l’atmosphère du décor sous verre ? -, un subtil parfum d’humus et cette profonde nostalgie qui monte de la terre sèche qu’humecte une ondée providentielle, fragrance d’une mémoire globale, matricielle, qui répare et réjouit le cœur, laisse espérer de nouvelles périodes fécondes, des renaissances possibles. Cela, mêlé à ce que laissait présager cette figuration mythologique d’une immense déconnexion, d’une rupture d’avec les algorithmes démiurges, à savoir, partout, un « feu aux poudres » spectaculaire, longue traîne d’émeutes. (Ce n’est pas le lieu de les détailler, mais il se rappelle ce qu’écrivait Achille Mbembé : « la vie au bord des extrêmes est en passe de devenir notre condition commune ».)

La désaffection progressive des réseaux qui reliaient les corps et les esprit, là où se métabolisent les opinions sur le monde, aux organismes totalitaires du Cloud, entraîne une calcification, une fossilisation des organes mixtes, mi chair, mi technologie. Une cristallisation de matières techno-intestines, techno-cérébrales, une agonie de cellules privées de ce qui nourrissait leur hybridité, le chant du cygne de virus et bactéries bio-digitaux. 

Minéralogie paysagère de la déconnexion

Une désagrégation profuse, proliférante, prenant la forme de paysages intérieurs surprenant, des contrées abandonnées, désertifiées, sinistrées, des cicatrices exubérantes, romantiques, des configurations viscérales sublimes, des dentelles synaptiques monstrueuses, fabuleuses.

Des fibres nerveuses ou musculaires subissant de plein fouet la folle accélération techno-démente, et figées en pleine outrance, bouffies d’adrénalines injectées par les applications démultiplicatrices de vies. Pétrifiées en leur apothéose transformatrice, agonies dans la résine fuligineuse du temps mort. C’est le genre d’imagerie paysagère qui surgit dès qu’il cherche à exprimer « comment il va », qui le déroute, en fait, ne parvenant pas encore à être parfaitement à l’aise avec ce qu’elles représentent, et qu’il aimerait montrer au chevreuil, lors d’un aléatoire échange de regards, pour voir si ça lui parle, si ça suscite des réactions animales. Des conseils ? Ce sont des vestiges qu’ils laissent aussi venir à la surface quand ses yeux partent flotter dans la mélancolie de la jeune fille, sa mère en devenir. Y reconnaitra-t-elle les formes de ses appréhensions ? Ca s’intègre à toutes les images qu’il se fait de son corps. Des incrustations qui racontent l’organologie qu’en tant qu’ancienne particule du monde technologique, il a secrété en symbiose avec les circuits imprimés, les réseaux numériques, les écrans, les algorithmes, outils omniprésents de tout agir. Ces objets technologiques étaient en quelque sorte greffés en lui. Ce que Simondon aide à nommer, ici repris par Achille Mbembé : « Autant l’on peut dire que « ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent », autant on peut affirmer à l’inverse qu’une part de l’humain consiste en la réalité des choses. L’humain n’est pas seulement présent parmi les machines ou en elles. Les machines, en retour, travaillent l’humain, le traversent, l’investissent. C’est ce qui fait leur caractère androïde. » (p.32)  Et à un moment, oui, il a débranché significativement ses organes artificiels, ils sont restés en lui et, abîmés par l’inactivité, se sont érodés, nécrosés, développant une minéralogie de planète artificielle, dont les ondes sont loin d’être totalement inoffensives. Elles restent toxiques, contagieuses pour plusieurs générations, au même titre que les pesticides et les radiations nucléaires. Elles tapissent son fond intérieur, à la manière de ces épaves dans les abysses marins, elles-aussi technologies de conquêtes impérialistes et peu à peu reprises par les organismes sous-marins, devenant coraux fantasques, dentelles cellulaires où archaïsme et futurisme fusionnent, promesses de futur et preuve de l’apocalypse se confondent, intriguent. Les lois qui président à leurs déformations sont similaires à celles qui configurèrent les minerais de malachite arrachés à leur sol natif. S’il ne les voit plus, quelques fois il les extirpe, somnambule, du fouillis du petit autel bancal, les prend en mains, les caresse, à l’aveugle, comme on manipulait jadis une série de gadgets censés atténuer le stress du boulot, au cœur des open-spaces, quand on écoutait encore les conneries des managers du bonheur et leurs leçons sur la résilience.

Pierre Hemptinne

Tresse lacrymale et paradis perdus

Fil narratif à partir de : les larmes de Gérard de Nerval (« Aurélia ») – Minia Biabiany, Nuit, palais de Tokyo – Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil – Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil 2021 – divers souvenirs de maisons, d’écritures….

Il ne sait depuis quand. Il barbote dans les larmes, coutumières, portant un regard brouillé sur le réel, les faits et objets quotidiens. Du sel sous les paupières. Le mouchoir toujours à portée de main. Les images intérieures diluées dans les yeux mouillés. Les siennes de larmes, bien entendu, quoiqu’il lui semble qu’à travers lui, ça reflue d’ailleurs, d’autres entités, vivantes, antérieures, d’autres temps. Il est traversé, pas étanche. Ses larmes mêlées à celles d’autres. Chaque fois qu’un soupçon d’affinités avec une famille invisible, élargie, spirituelle, réconfortante, vient l’émouvoir, à partir d’une lecture, d’une image qui le touche, d’une musique qui le remue, d’un paysage qui l’accueille. Chaque fois que ces émotions le gratifient d’une illumination, le ravissement de se sentir compris est vite emporté par les affres tourmentées, angoissantes. Il passe sans transition de l’appartenance à la séparation, la perte. Le sentiment d’être membre d’une famille métaphysique est fragile, éphémère, illusoire. Les larmes de Nerval. “C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. » Nerval, « Aurélia », p.371 (édition Pléiade) Tétanisé par la mort rapprochée – à portée, comme le lui rappelle chaque jour l’âge des personnalités dans la nécrologie médiatique -, comme il fut galvanisé par l’énergie indomptable de toute la vie devant soi, il y a longtemps. Devant, derrière, paradis perdus. En parfaite symétrie ? L’un et l’autre pôle attractif se révélant n’en faire finalement qu’un seul ? Par quelles formules amadouer la pression, mener sa barque du mieux possible ?

Le corps coron

Son corps, son mental, ses manières d’êtres voyagent souvent à rebours, comme animal attiré par son ancienne tanière, se lovent, épousent la forme d’un coron où il a habité longtemps. A la manière d’un homme se costumant pour un rituel, Il lui semble en revêtir intérieurement tous les attributs architecturaux, esthétiques, sonores, visuels, sociaux qui en faisaient l’âme. Il occupait plus exactement une excroissance, la proue dissymétrique du coron, un logis fabriqué par un ouvrier, bricolé pierre à pierre, ramenées en brouette de la carrière pas très éloignée. Des moellons délaissés, des rebuts, voire quelques matériaux détournés. De guingois, accolée à la pointe du coron semi-rural, morceau rapporté, érigé petit à petit, approximativement, au fil de plusieurs années (reflétant le temps laissé disponible à un ouvrier pour bâtir la maison de ses vieux jours). C’était au bout d’un cul-de-sac, la route prolongée par plusieurs sentiers, dont l’un conduisait à la rivière et les vestiges d’un ancien moulin à eau, non loin d’une haute cheminée en brique, reste totémique d’une minoterie. (Plus tard il assista au dynamitage de cette cheminée et vécut dorénavant dans un paysage doté de « quelque chose en moins », un manque.) Un passé industrieux avait irrigué la région. A l’arrière des maisons, une petite ruelle au carrelage inégal ou grandes dalles de pierre bleu patinée – posée avec amour, reflétant le savoir-faire de tailleurs de pierre –  longeait les remises en enfilade où se rangeaient outils, machine à lessiver, séchoir, vélo ou mobylette, WC directement sur la fosse septique. Au bout, les potagers en mosaïque. Il n’y vivait là plus guère que des ouvriers retraités, mémoire vivante, chancelante d’une économie envolée. Il était souvent invité à boire le café chez l’un ou l’autre. Certaines vieilles voisines lui apportaient des restes de potées (oseilles, lardons, pommes de terre) ou un bol de soupe, sympathie pour le marginal esseulé (mais que l’on sentait de « bonne faille », notamment grâce aux visites ponctuelles du père). On lui racontait par le menu la façon artisanale – et paupérisée- dont sa petite cahute avait été construite, de bric et de broc, comme ayant grignoté subrepticement, sans autorisation, un peu de terrain vague, entre la route et les autres habitations. On prenait à cœur qu’il intériorise cette histoire, qu’il en devienne une sorte de réincarnation. Ils étaient contents que quelqu’un occupe ce logis atypique, important dans leur communauté. Ils avaient cru que personne ne daignerait s’y intéresser, qu’il resterait vide à jamais, se délitant peu à peu.

Il était là enfin « à couvert », après un temps de turbulence, de déplacements, d’insécurité, de lieux en suspens. En quelque sorte, il était en cavale. Ca lui collait à la peau. Il avait fui l’école, l’enseignement, les études, le cheminement vers une métier, une carrière. Il était en roue libre, hors case, entre les lignes, ne mesurant pas encore la ‘gravité’ de sa décision, mais obsédé par l’urgence de substituer une promesse d’avenir à celle, conventionnelle, qu’il venait de rejeter. Il cherchait et essayait divers rites de substitution (comment remplacer la voie imposée par une autre et ‘réussir’ à vivre). Mais sans levier, rien dans les main., D’abord, voilà, enfin, un chez lui, une assise, un trou où se terrer, où on ne peut venir l’embêter, le reprendre. Un bien acquis avec l’héritage de la mère. Deux pièces minimales, sans sanitaire, juste un robinet, quelques prises de courant, une cellule. Là, décidé à se consacrer totalement, à la poésie, y consacrer tout son temps. Sans savoir vraiment ce que cela signifiait, au fond, invoquant une ‘force’ qui deviendrait tutélaire, le protégerait, pourvoirait à ses besoins. A défaut d’y voir clair – peut-être du reste qu’une certaine cécité était indispensable -,  rigoureusement, écrivant, lisant, relisant, corrigeant, déclamant, arpentant la pièce, et puis les champs, les bois, les berges du canal, à toute heure du jour ou de la nuit. Cherchant. Il n’ose toujours pas rouvrir les fardes où s’empilent les pages et les pages tapées à la machine. Et à défaut d’examiner froidement ces pièces à conviction, il lui est impossible de se représenter  ce qu’il avait en tête, alors, face à la page blanche. Qu’est-ce qu’il écrivait ? Et plus il s’éloigne (vieillit) plus c’est un mystère. Aujourd’hui, quand on l’interpelle : « ah ouais, t’écrivais des poèmes ? quel genre ? ça parlait de quoi ? » Il reste le bec dans l’eau, comme on dit. 

Sa bicoque fut déclarée insalubre par l’administration communale, ce qui la lui rendit encore plus chère, à la manière dont on prend la défense des déclassés sociaux. Le stigmate renforça le lien organique entre cette carcasse abritante et l’écriture de paria qu’il y dévidait comme un fil d’Ariane, s’auto-envoûtant. Conforté dans son coup de tête de rompre avec l’ordre, ce qu’il cherchait (sans savoir ce qu’il cherchait) ne pouvant se trouver que dans le hors-piste. Jacques Roubaud, commentant sa découverte bouleversante de la poésie : « A la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j’établissais entre la poésie et le lycée (…), j’ai cessé de considérer qu’il pouvait y avoir le moindre rapport entre la poésie et les institutions d’enseignement. » (p.1478) (…) Si Roubaud se donne un plan d’études pour parvenir à dégager le temps à consacrer à son projet de poésie, et inscrit celui-ci dans un programme rigoureux d’études poétiques, lui, larguait les amarres, abandonnait la rive, renonçait à tout, inconscient.

Il persistait dans le taudis, rivé à l’écritoire, un petit secrétaire hérité d’une arrière-grand-tante, lisant, ciselant des vers, inlassablement. Puisant dans une expérience de vie somme toute très limitée, à moins de vingt ans !Les ressources de la mémoire sont encore minimes. Sauf une mémoire inventée. Alors, imaginant. Projetant. Face au vide. Attendant de rendre visible ce que lui seul verrait apparaître. Mais quoi ? A l’affût. Le terme évoque la chasse et les esprits invoqués par les chasseurs animistes. De la même manière, une fois les amarres larguées avec la rive scolaire, sa règle de vie était de se donner entièrement à la poésie, de l’avoir toujours en tête, développant un régime spécifique d’attention, espérant réaliser de bonnes prises, transformer un peu de vent en or. « C’est pourquoi les vieux chasseurs ne cessent de rappeler aux jeunes gens qu’ils doivent constamment garder les animaux à l’esprit, quelle que soit l’activité dans laquelle ils sont engagés, comme un exercice propédeutique de l’attention. » (p.100) Il lisait beaucoup – mais sans méthode, contrairement à quelqu’un comme Roubaud -, plutôt en chien fou, ivre et inlassable, les poètes préférés, leurs œuvres, leurs vies et cherchait à identifier les forces, les courants qui lui offriraient quelques dérives profitables. Il mimait, imitait, copiait, enfilait les défroques pour « ressembler à », se glisser dans des peaux plus perméables aux flux poétiques des sens et des êtres. Il pistait. « Dans tous les cas, lorsqu’un chasseur porte le vêtement d’un animal de l’espèce qu’il poursuit, il copie les mouvements et le comportement de sa proie, certes en partie pour lui donner le change, mais aussi pour se faire reconnaître comme un congénère dans le collectif animal avec lequel il aspire à renouer des liens de bonne intelligence. Bref, de même que porter un masque d’animal, c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler un costume d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder à sa physicalité et la détourner à son usage. » (p.141) Se doter d’accessoires relevant du registre de l’écriture voyante, adopter des objets et des attitudes « qui font poète », emprunter des comportements, des vêtements, des coiffures évoquant les silhouettes maudites, tutélaires, manier ainsi une série de fétiches – pipe, longs cheveux, nœud papillon, foulards, casquette de velours, sabots, plume élégante -, c’est voyager dans le temps, se projeter en intrus au sein d’un collectif imaginaire d’esprits, d’âmes disparues, à la manière des techniques de chamanes pour intercéder auprès de communautés animales. « (…) En s’appropriant le blason d’une espèce, un humain ne fait pas qu’emprunter l’apparence qu’un membre de collectif animal revêt aux yeux de ses congénères, il emprunte aussi les dispositions physiques spécifiques qui le feront reconnaître par ces mêmes congénères comme partie intégrante d’un corps collectif détournant ainsi les aptitudes d’une espèce à son profit. » (p.155)

Poésie, magie, animisme

Il s’essayait à la magie, en somme. Comment, par des incantations versifiées, sortir de la précarité spirituelle et matérielle, s’assurer un confort un peu stable ? Regarder dans les yeux la vitalité du vivant, bouillonnante, désemparente, qui suintait de ses organes, l’inondait, le diluait dans un cosmos trop vaste pour lui, où il peinait à conserver son brin de singularité, comment transformer cela en musicalité libre ou rimée, ordonnée, domptée, et y apposer un copyright ?  Par quel coup de génie !? Quand il déclare « avoir passer sa jeunesse à écrire des poèmes », on lui demande alors « quel genre de poésie ? ». Et il reste coi, il ne sait plus. Disons des stances ésotériques, partant d’un brouillon plutôt narratif arpentant un sentiment ou ressentiment, un désir ou un rêve, une plainte ou complainte. A partir de là, il limait les mots, les articles, les idées, pour faire émerger un entretissement de syllabes et consonnes comme image sonore avant tout, une façon de concilier dans un phrasé harmonieux, rythmé, le flux des altérités et adversités qu’il affrontait chaque fois qu’il se projetait dans ce qui vient, essayant de déterminer son devenir (ce qui implique l’invention d’une diplomatie idiosyncrasique entre les « pour » et les « contre »). Jusqu’à atteindre un libellé hermétique. Tout ça dans un climat d’amour perdu, impossible, et d’adieux infinis à la mère. « Le désir d’un ailleurs, dans tous les domaines, était un corollaire constant de mon état de deuil. (Et a sans doute été un état constant de mon existence, à tous moments (il est fortement affaibli aujourd’hui).) » (Roubaud, p.1719) Écrire était une tentative de « mettre ensemble », dans un tout coopérant, dans un même chant intérieur, chant murmure, à la fois ce qui avait tendance à le disjoindre du vivant et les quelques entités alliées auxquelles il se sentait « joint ». Il donnait consistance ainsi à une tresse de « motifs » double-face – la succession obsessionnelle de poèmes – symbolisant sa manière de rester accroché au vivant, de conserver des chances de « devenir quelque chose ». C’est dire qu’il ne voyait pas comment arrêter cette écriture, c’est ça qui le maintenait. Le recueil-serpent de ses écrits – chaque poème identique au précédent et en même temps différent – fixait, matérialisait une « raison d’être ». Cela, à une échelle toute individuelle, évoque « le mythe wauja de l’origine des motifs graphiques. Ils sont attribués à Arakuni, un jeune homme qui a commis l’inceste avec sa sœur et qui fut en conséquence chassé du village par sa mère. Inconsolable, Arakuni se fabrique un habit de serpent monstrueux qu’il va endosser pour devenir reptile ; il le tresse avec de la fibre végétale tout en chantant son désespoir, chacun de ses couplets faisant surgir un motif de vannerie différent, de sorte qu’à la fin du chant l’habit présente sur sa surface tous les motifs du système graphique wauja disposés non pas en succession, mais comme une transformation continue les uns des autres. » (p.164) Un chamane parle d’un « dessin qui ne se termine jamais ». Il ne fallait pas que ça se termine. Pas dans la configuration où il se trouvait alors, à l’époque du coron (de constitution aussi un peu reptilienne). Et donc, écrire, écrire, envoyer les feuilles noircies à quelques amis, aux revues et fanzines confidentielles de Belgique et de France, aux micro-éditeurs, aux journalistes obscurs, tout cela caché sous un pseudonyme fantastique.

Rester si longtemps à battre la campagne, au propre et au figuré, forcément, il ne pouvait que basculer dans « autre chose », un flottement ontologique, interspéciste. Tant de jours et de nuit à chercher secours du côté des chimères, il avait forcément ouvert des portes, conspiré avec des existants immatériels, élaboré des arrangements et agencements vitaux avec des agents irrationnels.

Et curieusement, après quarante ans, quand il retourne en cette maison, par le rêve nocturne, ou la rêverie éveillée, il ne réintègre pas son corps d’ermite penché sur son cahier, de l’encre sur les doigts, mais celui du bâtisseur anonyme, ce bricoleur, rugueux mais tout autant poétique. Il est l’ouvrier qui transporte ses matériaux, à la brouette, comme une fourmi exilée. Jadis, se dit-il, « quand même, je ne suis pas resté à ne rien faire, j’ai construit ma première maison, un refuge, sur un bout de terrain vague ». Presqu’une cabane lunaire. C’est le signe, en quelque sorte, d’une corporéité plurielle qui n’est plus assignée à une seule enveloppe. Si cet état était contenu, connu de lui-seul, une curiosité avec laquelle il jouait, il s’est mis à déborder, empiéter peu à peu sur sa vraie vie.

Il était dernièrement au bistrot du village, attablé sur la place, en marge du marché local. Des jeunes récemment installés dans le coin, racontaient leurs chantiers de restauration d’anciennes bergeries en pierre. L’apprentissage des outils, des techniques de construction. Les anciens donnaient des conseils, se proposaient pour venir initier, sur le terrain. Profitant d’un silence, il entreprit le récit de sa première maison, comment il avait coupé dans le bosquet les arbres de la charpente, les avait laissé sécher deux ans, deux ans pendant lesquels il allait aux carrières récupérer des matériaux déclassés, moellons, sable, gravier ; parcourait les décharges à la recherche de châssis et portes bazardés ; visitait les entreprises et marchandait des fins de stock de tuiles et carrelages. Il était déjà bien avancé dans cette évocation somnambulique quand un étrange doute entrava ses paroles. En un éclair, il se rendit compte qu’il n’était plus dans le réel. Il inventait. Il était dans la peau d’un autre. Ce n’était pas mentir qui l’étonnait. C’est qu’il entendait ses mots et qu’il croyait à ce qu’il racontait. Dans ses bras, ses jambes, ses mains, il se sentait celui qui avait bâti cette maison, lointaine, perdue, peut-être aujourd’hui rasée. « Et comment se fait-il que j’ai perdu l’art de tailler la pierre, de manier ces outils sur ce matériau fascinant ? » Voilà le genre de pensée qui l’effleurait. Il se reprenait vite, « mais enfin ! ». N’empêche, ça revenait furtivement. Le doute s’immisçait. Perturbant, et exaltant  la fois, l’entretissement opératoire du vivant, ce n’était pas du vent, ça tissait sa vie, sa mémoire, ses organes à d’autres vies, mémoires, organes, et toujours plus, avec l’âge, l’usure, la familiarité de plus en plus accentuée avec ce qui fertilise son imaginaire comme principe vital, de là percolaient les larmes de paradis perdus, toujours plus abondantes.

La nasse mémorielle

Si le terme d’entretissement est devenu omniprésent chez ceux et celles qui plaident l’invention d’autres relations entre humains et non-humains, la référence aux techniques textiles sied mal à la manière dont ça le prend – en quel entretissement il se trouve engagé. Il imagine plutôt une matrice neuronale ressemblant aux installations de Minia Biabiany vues au palais de Tokyo (on dirait la caverne où l’on sonde la mémoire). Nuit. Une spatialisation de matériaux en des temporalités différentes, des structures flottantes, des fils narratifs congruents ou s’ignorant, motifs sériels de rendez-vous dont ne subsiste que l’ossature d’embranchements, des segments de trajectoires suspendus. C’est d’abord, dessiné au sol, juste à la surface usée recouvrant le passé enfoui, tout ce qu’a produit le passé, brut, et ne peut être recueilli qu’après coup, au compte-goutte, par l’intermédiaire d’un damier irrégulier, dérangé. Une géométrie fantaisiste évoquant marelles et nœuds d’une nasse cosmologique. Le filet que sans cesse il jette dans le sous-sol et qu’il remonte, souvent vide. Ce qui est dessiné là est une trame aléatoire pour saisir, enfermer, ramener au jour des souvenirs, les verser sur le plancher pour les examiner. (« Une » trame, pas « la » trame, celle d’une personne singulière, mais de même famille que celle à sa disposition, d’où éveil de correspondance. Il s’y reconnaît. Il rentre dedans.) Des lignes, des losanges, des trapèzes, des ouvertures, des enclos. Comme les séparations des parcelles cultivées d’un vaste paysage vu du ciel. Ces séparations sont fragiles, faites d’humus, de cendres, de copeaux broyés. Certaines parcelles sont « pleines », évoquent soit des tombes fraîches, soit des parties de potager dont la terre vient d’être retournée, binée, bien meuble, en jachère, attendant les semis. Un jardin entretenu, travaillé. En attente de printemps. L’ensemble fait l’effet d’un pays où il revient, soit pour s’y coucher, finir, soit pour y cueillir des énergies neuves qui en surgissent dès lors qu’il s’y penche comme sur un miroir énigmatique. (Ca ressemble à quelque forme luisante entraperçue en lui quand il se roule en boule, hérisson sur la défensive.) Finalement, ce parterre s’apparente aux lieux totémiques où les « êtres du Rêve » aborigènes « laissèrent aussi en dépôt des semences d’individuation ; appelées « âmes-enfants » dans la littérature ethnographique, lesquelles s’incorporent depuis lors dans les humains et les non-humains composant chaque classe totémique issue d’un être du Rêve et portant son nom. De ce fait, les propriétés héritées du prototype s’actualisent à chaque génération dans des humains, des animaux et des plantes, qui constituent, en dépit de leurs différences d’apparence, autant de manifestations identiques du groupe de qualités fondamentales au moyen duquel s’affirme leur identité commune. » (p.196) Ces « âmes-enfants » restent là disponibles. Face à ce damier dérangé, tracé sur le sol élimé, revêtement accidenté, il reconnaît l’interface qui trame sa mémoire. Pourtant issue d’ailleurs, d’une autre mémoire, celle de l’artiste qui l’a dessinée, sculptée. Surplombant un paysage iconique où se ressource sa singularité aux singularités sous-jacentes aux lignes dessinées, enfouies, sans qu’il puisse les identifier, les objectiver. Ca grouille. Son regard erre dans les espaces de cette grille, avec ses ouvertures, ses fermetures, labyrinthe où il se sent bien. Au-delà de ces mailles, poudroient divers paradis perdus – comme la brillance au-delà des arbres où fusionnent ciel et étang, abîme. Les larmes lui viennent. Comment un tel lieu « artistique » symbolise-t-il aussi bien la genèse de sa mémoire, de ses premiers rêves, dans ce qu’ils ont de strictement attachés à son avatar corporel tout en l’inscrivant au sein d’une communauté potentielle d’êtres qui sentent et pensent leurs propres problématiques ? Ce qui le renvoie, obscurément, à ce qui l’étonnait jadis en ses protocoles poétiques d’écriture : « d’où vient la profondeur mémorielle que je sonde alors que je suis encore tout neuf, que la couche de mes souvenirs est encore si ténue ? »

Sans doute faut-il insister, aller plus loin dans le parallélisme entre ces lieux de pratiques artistiques ouverts aux interprétations et la formation des sites totémiques riches de gisements d’âmes-enfants. « Des récits étiologiques racontent que, lors de la genèse du monde, au « temps du Rêve », des êtres dotés d’aptitudes humaines, mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes, sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre ; les actions qu’ils accomplirent, les relations pacifiques ou violentes qu’ils nouèrent avec d’autres êtres du même genre, eurent pour résultat de façonner le milieu physique, soit parce qu’ils se métamorphosèrent en un élément du relief, soit parce qu’une trace de leur présence demeura visible, de sorte que les traits caractéristiques des lieux aborigènes – les chaos rocheux et les gisements d’ocre, les lits de ruisseau et les cordons littoraux, les bosquets et les collines – portent témoignages jusqu’à présent de ces péripéties. » (p.196) L’artiste a dessiné les traces par lesquelles la présence de ce qui a eu lieu – et dont il procède- reste visible, à portée. Sans cesse actualisé – par ceux et celles qui viennent regarder même parfois sans comprendre – comme l’eau d’une source.

Traces parmi un habitat explosé

Puis il y a des fils verticaux, légers, qui soutiennent, horizontaux, des traits sombres en lévitation désordonnée. Un grand mobile éclaté dont le point d’attache est hors-champs, au-delà du visible, à imaginer/concevoir. Des bouts de bois calcinés, les débris d’une maison commune, flottent dans le vide, oscillent. Oscillations pluri-rythmiques. Survolant le motif de nasse enracinant la mémoire, c’est la charpente d’un « habité » complètement explosée, atomisée. De par ses origines, l’artiste spécifie représenter, là, la prédation impitoyable du colonialisme et de l’esclavagisme aux Antilles. Mais aujourd’hui que l’on sait que le colonialisme – « essence » du capitalisme – a ruiné l’ensemble de l’habitat terrestre de l’humain, ce particularisme colonial parle à toute sensibilité, quelle que soit son origine culturelle. Le colonialisme est devenu un universel géographique, géologique. Et en regardant ces bois flottés, aériens, continuant à rendre présente la déflagration, la dispersion des matériaux par le souffle de la violence, l’œil et l’esprit tentent vainement d’écrire et jouer la musique (poésie), formule magique qui enclencherait une reconstruction (la remise en état,  les morceaux ré-assemblés, ré-emboités). Reconstruction équivaudrait alors à retour en arrière, « revenir avant ». Or, tout en en parcourant avec précision, douloureusement, les fractures, les béances irrémédiables et en prenant, finalement, un certain plaisir à épouser les discontinuités de cette morphologie morcelée, n’y a-t-il pas là une « leçon », une piste de solutions aux fracas binaires du monde ? Un plaisir paradoxal s’identifie à cet ensemble dissocié, l’incorpore et réveille la faculté d’auto-réparation cellulaire telle qu’activée par exemple chez certains reptiles amputés d’un bout de leur queue. La réparation, ici, ne consistant pas à remplacer ce qui est perdu, à guérir et faire oublier les fractures et le morcellements mais à les inscrire dans une jouissance d’un autre type au cours de laquelle le fonctionnement cellulaire absorbe les parties absentes, fantômes, les accepte telles quelles, en tire une force nouvelle. Ce qui se traduit en de lentes gestations, germinatives et, tels des bourgeons imprévisibles, en surgissent des organes immatures, discrets et originaux, aux intersections entre bois flottés, racines tramées et ombres souples sur les murs, révélant le travail de la nuit constante, même en plein jour. Des ébauches, des offrandes, imprévues, malhabiles, touchantes. Des commencements possibles. Des formes malléables qui peuvent remplir toutes sortes de fonctions. Selon les mémoires qu’elles vont stimuler. « Il faut laisser s’approcher les images de mémoire, les assembler tant bien que mal en la tête pour constituer, avec de la chance, quelque chose de cohérent. » (p.1304) Il court après ce genre de sites génésiques de l’art – ils ne se décrètent pas, il n’existe pas de guide ou de répertoire objectif – par lesquels sa mémoire est sollicitée, tourmentée, sondée, et à partir de quoi il cultive cette patience de l’approche, cette activité de composition, de jeu avec la chance, d’espoir de cohérence. Souvent pour rien. Mais exercice qui n’a de sens qu’à être toujours renouvelé pour exhumer, de temps à autre, des traces de vécus, de lieux déjà visités, d’actions vécues, les identifier, les cartographier avec avidité car « reproduire visuellement une trace, c’est redonner vie à la cause immédiate de ce qui l’a produite, réveiller son agence dans l’espoir d’en orienter l’effet » (p.256), c’est conjurer le temps qui passe, sans illusion, l’altérer avec du temps retrouvé, immobile, avec l’impression de pouvoir répéter ou modifier ce qui s’est déjà produit, le brouiller dans la latence brillante des larmes.

Pierre Hemptinne

Pairi Daiza, le zoo, l’économie écocide.

Préalable narratif :

Si le monde est de plus en plus couturé de conflits, marmite prête à exploser, le découragement et les forces déclinantes l’éloignent de ses combats directs… Mais dans sa retraite, des rages le reprennent, voire en pleine nuit, et c’est le retour des insomnies, comme au bon vieux temps… Il ne peut s’empêcher par exemple, régulièrement, d’en revenir à une entreprise qui durant de longues années lui a pourri la vie de promeneur, colonisant de plus en plus une série de paysages familiers… Pairi Daiza, un zoo, avec un marketing d’enfer axé sur la défense de la nature, carrément, un marchandising dingue, notamment de tout ce qui touche de près ou de loin le panda, à croire qu’ils l’avaient inventé, le panda… Ce genre de fleuron capitaliste qui, une fois dans votre décor, ne vous lâche plus, vous bouffe le crâne… Dès qu’il se souvenait de la manière dont, au fil des années, ils avaient envahi et bousillé toute une région, la colère revenait, des mots, des phrases, des images, des arguments, un réquisitoire, des projets de lettres, d’articles, destinés à la poubelle dès le lever du soleil, car à quoi bon… mais quand même…

« Il y a longtemps, je me promenais régulièrement au parc de Cambron-Casteau, désuet, hors du temps, réconfortant. Une enceinte, un reste d’abbaye, des pelouses, un étang, une tour presque en ruines, quelques arbres magnifiques, le tout niché dans une région de pâtures et de champs traversés par la Dendre, de bosquets, petits vallons préfigurant la région des Collines, aux frontières picardes, pas loin des Hauts de France.. Puis est venu Paradisio. C’était dommage, une irruption inquiétante, mais au moins le projet s’était avéré bien dimensionné, relativement respectueux du site. Il semblait tenir compte des existants locaux, humains, non-humains. Mais aujourd’hui ? Je suis toujours promeneur régulier dans cette région et Pairi Daiza est une agression permanente, physique et psychique, comme de se sentir expulsé d’un paysage ou dépossédé des rêveries que l’on y a cultivées.

Que produit réellement Pairi Daiza ? Manifestement, à première vue, en son centre une artificialisation impérialiste du vivant (un camp) et, tout autour, des hectares dévitalisés, morts, une prolifération de surfaces zombies. Et là, c‘est l’emballement, ce qui s’érige est effarant. L’extension jadis mesurée, prudente, avance sans vergogne, à visage découvert. Décomplexée. Une architecture monumentale achève de dénaturer le site historique, phagocyté. C’est tellement démesuré, laid, énorme, vain, dérisoire que l’on se demande comment est-il possible d’obtenir un permis de construire pour pareille monstruosité. Ca n’encourage pas à faire confiance à nos institutions. Surtout que cela se passe en pleine conscience de ce que signifie l’anthropocène. Alors que se multiplient les appels pour réinventer de toute urgence les relations entre humains et non-humains, on laisse s’édifier là une usine de marchandisation outrancière de la nature où une faune de plus en plus exotique est exploitée pour gonfler les plus-values de quelques actionnaires. Il barre l’horizon, on ne voit plus que lui, insolent, un temple à la gloire de l’écocide, violent et aveugle à son anachronisme.

En effet, cette construction pharaonique a toutes les caractéristiques de ce que les auteurs du manifeste « Héritage et fermeture » appelle des technologies obsolètes à peine nées, mortifères. Dans le sens où elles sont tellement en désaccord avec les enjeux climatiques et environnementaux auxquels nous devons faire face, qu’il faut quasiment déjà programmer leur déconstruction. Devant un tel faste absurde, insensé, à contre-courant de ce qu’il conviendrait de construire dans le cadre d‘un devenir sobre de l’humanité, on ne peut que penser devant ce qu’assemblent ces grues et machines : mais comment feront-ils pour démonter tout ça, bientôt ? Et d’être gagné par le sentiment d’un énorme gaspillage révoltant, cynique, bafouillant toute idée de commun et d’esprit civique.

Pairi Daiza, production d’hectares morts. La biodiversité du sol (importante) n’a aucune chance…
Pairi Daiza, productions d’hectares morts… la biodiversité du sol, importante, n’a aucune chance (du reste, elle n’a rien d’extraordinaire pour un zoo…)

une diplomatie digne de l’ancien monde

Le plus étonnant est que, selon les articles qui en rendent compte, les débats concernant l’irrésistible extension de cet empire, singulièrement la création d’une nouvelle route, s’inscrivent toujours dans une logique antérieure à l’anthropocène. Une logique de vieux monde. Comme si les rapport du GIEC n’avaient toujours pas été publiés. Rien n’a changé, le capitalisme est la référence et doit naturellement triompher, parce qu’il est le principe de base de notre système économique actuel. C’est marche ou crève. Tout au plus convient-il que des concessions soient faites aux collectifs défenseurs de l’écologie, pour calmer les esprits et désarmer l’opposition. Le philosophe Grégoire Chamayou a très bien décrit, dans son livre « La société ingouvernable » les principes de cette stratégie définie dans les années 70 par les grandes multinationales désemparées par les premiers boycott d’activistes environnementaux. C’était simple : il suffisait de parler avec eux, de faire quelques petites concessions et au final, de faire quand même ce qui était prévu. Cela est établi par l’analyse scientifique des nombreuses archives d’entreprises, courriers, procès-verbaux de conseil d’administration, etc.  Et entretemps, grâce à cette « diplomatie » jamais remise en question, le capitalisme garde le cap, avance et poursuit son œuvre néfaste de destruction de l’environnement, en prônant un soi-disant « dialogue ».

Pourtant, il semble que depuis lors, l’urgence de changer de politique à l’égard de l’environnement s’est drôlement manifestée ! La destruction de la biosphère, la perte de biodiversité, la crise climatique ont cessé d’être des menaces abstraites, ou d’être couvertes par le vacarme des climato-sceptiques, et que l’on s’accorde, au moins eu niveau des mots, sur la nécessité de préserver la nature, de cesser le saccage et, pour ce faire, de changer de système économique. Il semble que les dernières catastrophes naturelles, les canicules, les dérèglements concrets ont convaincu le plus grand nombre. Pourtant, les expert-e-s sont de plus en plus désespérés par l’inactivité politique. Comme le révèle un article récent du Monde, de plus en plus de scientifiques en appellent à la désobéissance civile. A l’instar de la biogéochimiste américaine Rose Abrammoff, 35 ans : « Devenue relectrice du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 2019, elle a pris conscience de l’ampleur de la catastrophe écologique : le maintien « politiquement impossible » du réchauffement climatique à 1,5 °C, les points de bascule « de plus en plus probables », la dégradation des écosystèmes. « Ce fut un choc », se souvient-elle. » (Le Monde, 28/01/23) Il semblerait que du côté des responsables de Pari Daizai et de leurs interlocuteurs politiques, le choc ne se soit pas encore produit.

Pire, étant donné le principe même du zoo – exploiter le vivant dans tous les sens du terme : le non-humain que l’on enferme, l’humain dont on trompe la sensibilité et le besoin d’émotion -, on peut considérer que les investissements effectués pour étendre sans cesse la zone d’influence, augmenter continûment l’audience et les adeptes, ont une fonction de prosélytisme au service de l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola afin que se perpétue sa domination au nom de la modernité , conçue comme ce qui a légitimé et orchestré la destruction systématique de notre lieu de vie : « J’ai appelé naturalisme cette façon d’inférer des qualités dans les choses car elle a d’abord pour effet de nettement dissocier dans l’architecture du monde entre ce qui relève de la nature, un domaine de régularités physiques prévisibles puisque gouvernés par des principes universels, et ce qui relève de la société et de la culture, soit les conventions humaines dans toute leur diversité instituée. Il en résulte une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule immense des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive, dissociation inouïe qu’aucune autre civilisation n’avait envisager de systématiser de la sorte. »

A noter aussi que le montant nécessaire à construire une nouvelle route – dans un pays où il n’en manque pas, de routes- fait débat. C’est peut-être même le seul aspect vraiment mis en question, sur lequel obtenir des concessions, des aménagements, la décision de tracer un nouvel accès étant implicitement jugé incontournable. Au final il s’agira d’argent public – « nos impôts » – investi pour permettre à top manager, à une équipe de marketing et à quelques actionnaires avides d’atteindre leurs objectifs de rentabilité exponentielle. Un classique du néolibéralisme : affaiblir la puissance publique mais en profiter. On pourrait imaginer que ce modèle ne soit plus acceptable pour le politique, une fois bien intégrée la nécessité d’adapter nos modes d’existence à l’urgence climatique. Bien sûr, ce n’est pas simple de rompre avec les vieilles habitudes. Et il faudrait que soient prises des initiatives structurelles, systémiques pour modifier le marché de l’emploi, ses finalités, ses ressources, afin de ne plus à subir le chantage à l’emploi de pareilles entreprises cyniques, destructrices de biodiversité. Finalement ce sont elles qui définissent la « valeur travail » !

Pourquoi en effet faut-il s’écraser parce que Pairi Daiza a décidé d’atteindre trois millions de visiteurs. Pourquoi en déduire qu’évidemment, alors, cela justifie une nouvelle route, pensons-la pour nuire le moins possible aux riverains, pour intégrer quelques ajustements et réflexions des bourgmestres et collectifs opposés. Bien entendu, le parcours actuel occasionne des nuisances importantes pour les habitant-e-s des entités traversées par le charroi. Mais ajouter un contournement, un autre tracé, ne va pas supprimer les décibels des files de voiture ni éliminer la pollution atmosphère des gaz d’échappement. Sans compter que les nuisances évoquées ne concernent pas que les villages proches (Gages…) mais tous ceux que traversent la route Nimy-Ath, Jurbise, Lens…  Il serait préférable de changer radicalement de logique.

Il est temps d’avoir le courage politique et de considérer qu’au nom des intérêts d’un privé, il n’est plus admissible qu’un bien commun – un paysage, un patrimoine rural – subisse la pression d’une marchandisation maximale. Pourquoi accepter cette ambition de trois millions de visiteurs qui viendront essentiellement- on le sait – en voitures, générant une empreinte carbone monstrueuse, bien en phase avec cet esprit de l’exploitation du vivant caractéristique du zoo. Et les innombrables panneaux solaires ne changeront rien à cette empreinte carbone désastreuse. Pourquoi, en bonne gestion écologique, ne pas limiter le nombre de visiteurs, en établissant un seuil de soutenabilité du milieu naturel concerné. Pourquoi est-il impossible d’indiquer à une entreprise privée que son projet et ses ambitions doivent être dimensionnés aux impératifs écologiques du lieu où elle vient pratiquer un extractivisme sans scrupule au profit de ses actionnaires ? Cela semble pourtant relever du bon sens, d’une gestion en bon père/bonne mère de famille : consciente du tournant climatique, soucieuse de prendre les mesures qui préservent la biosphère, espérant léguer quelque chose de vivable aux générations futures…

Alors que notre époque voit se multiplier l’attribution du statut personne morale à des entités naturelles – fleuve, montagne, plaine, forêt -, on peut « admirer » dans le chantier colonial de Pari Daiza les bonnes vieilles habitudes de dénier au vivant tout droit à la parole. Ce qui correspond bien, encore une fois, à la vocation même du zoo. Pourtant, heureusement, comme partout où frappe ce délire capitaliste, il y a des collectifs qui se forment, contribuent à inventer une diplomatie originale, en représenta tant les humains que les non-humains qui forment le paysage agressé (Mouvement pays vert et collines). Bien entendu, les rôles étant prédéterminés, souvent, ils font office de David (en plus, au pays d’Ath…). Que peut-on rêver de mieux pour Pairi Daiza ? Que l’on donne autant de millions à ce collectif que pour construire une route de plus : cela leur permettra de mener une occupation de terrain réellement écologique, respectueuse. Que l’on offre à Extinction Rebellion  quelques abonnements à Pari Daiza. Que l’on puisse rêver à une zad qui encerclerait le « parc animalier » et contribuerait enfin à un réel basculement vers un autre imaginaire, une autre économie, une réinvention des relations humains et non-humains. Et cela attirerait du monde, donnerait lieu à une activité citoyenne d’initiation à vivre autrement, mais sans avoir besoin d’attirer des millions de personnes (le modèle économique étant tout autre), sans avoir besoin de bétonner des hectares, d’ajouter une route parmi tant d’autres. Investir dans un plan culturelle ambitieux serait judicieux aussi, en mobilisant tant les associations d’éducation permanente que les organisations naturalistes, des écologues pédagogues, des guides nature : son objectif serait de rendre une vraie rencontre avec la nature plus désirable, pour le plus grand nombre, que les représentations artificielles orchestrées par des zoos. Du coup, on élargirait la possibilité d’un boycott efficace des manifestations ludiques de l’économie écocide, tout bénéfice pour les objectifs de « nouvelle société », adaptée au dérèglement climatique, décarbonée… »

Pierre Hemptinne

Références :

Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire » La fabrique éditions, 2018

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, « Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement », éditions divergences, 2021

Philippe Descola, « Les formes du visible », Seuil, 2021

L’édredon des cieux aux pliures neuronales

Fil narratif à partir de : « White Noise », Noah Baumbach – « L’orée », Fabrice Cazenave, galerie La Ferronnerie – Léon Bonvin, Fondation Custodia – « Dissection lente d’un piano rouillé », Anaïs Tuerlinckx – Kevin Laland, « La symphonie inachevée de Darwin », La Découverte 2022 – Patrick Chamoiseau, « Le vent du nord dans les fougères glacées », Seuil 2022 – Vanessa Manceron, « Les veilleurs du vivant. Avec les naturalistes amateurs », Les empêcheurs de penser en rond, 2022, …

Hypermarché, zombies chasseurs cueilleurs, pliures neuronales

Une scène d’hypermarché l’envahit, l’intrigue, le charme. Incroyable, d’où vient-elle ? De quand date-t-elle ? Il n’a plus mis les pieds dans ce genre de lieu depuis des décennies. La scène célèbre les noces du sordide et de l’enchantement, une esthétique à la fois zombiesque et d’éternelle jouvence. Elle est montrée depuis une vue panoramique et ethnographique. Un long alignement de caisses. Une forêt de rayonnages en rangées rectilignes, parallèles. Pas mal de gens affairés, détendus, de profils sociaux divers, de couleurs différentes, d’âges très variés. Ils vaquent, vont, viennent, à l’aise, dans leur élément. Tous démontrant un formidable sens de l’orientation dans cette forêt, se dirigeant de façon déterminée vers tel ou tel lieu, exerçant un savoir-faire étonnant pour scruter les murs de produits, lire les étiquettes, soupeser, dénicher ce qui leur convient. C’est avec un art élégant qu’ils s’en emparent, l’exhibent aux proches, le rangent dans la charrette où la famille, voire des amis, l’examinent à leur tour, palabrent, cautionnent, se réjouissent de la capture. Et tout en flânant et récoltant les biens utiles à leur survie, ils convergent vers la barrière des caisses, les chariots glissant sans effort, aimantés par la sortie. Là, les trophées sont transvasés avec dextérité sur un tapis roulant, barre-codés avec soin, on parle, on fait circuler les ragots, on compare ses courses, on commente, on raconte ses préférences, celles des membres de la famille. On dirait un ballet. Tous ont l’air heureux de la détente que procure cette activité nourricière. Une occasion de briller, d’être mis en évidence, le client roi. Les déplacements des corps sont amples, souples, les gestes de préhension sont précis, experts et immémoriaux, comme se souvenant et copiant une gestuelle technique très ancienne, dédiée il y a longtemps au dénichage de nourriture. Un ballet de chasseurs cueilleurs à l’âge hypermoderne, en quelque sorte. Avec une musique puissante, dansante, galvanisante, « White Noise » de LCD Sound System. Il se souvient avoir dansé sur cette musique, seul dans sa cuisine, affairé aux fourneaux. D’où tient-il cette image ? D’un film ? D’un rêve ? D’une lecture ? 

L’origine de ce qui lui traverse l’esprit est de plus en plus trouble et pluriel. Il appréhende la progression du trou noir tel que subi par un personnage de Patrick Chamoiseau : « Hélas, Artfilé Molcide n’avait plus assez d’esprit pour manier comme il faut cette masse mémorielle que constituait son existence. Bébert, obsédé du cosmos, prétendit qu’il était devenu un trou noir, manière de supposer que ce qu’il avait avalé dans les pliures de ses neurones ne pourrait plus jamais en sortir. » (p.51)

Culture cumulative et dynamique de l’illusion

Il sollicite ses pliures neuronales tous les matins, à livres ouverts. Il s’obstine à sillonner le genre de surfaces textuelles susceptibles d’aider à comprendre la vie, le passé, le devenir, le comment ça se passe, le comment ça devrait aller, selon quels héritages, quelles correspondances ; la production récente et passée de ce que l’on appelle les sciences sociales. Par où une minorité réfléchit, organise une rétroaction critique sur l’activité humaine, espérant infléchir par-là les choix que l’humanité effectue. A travers ça, il arpente, sans plan préconçu, les errances de l’esprit humain se débattant avec son évolution dont les paramètres lui échappent, particulièrement les effets boomerang des habitudes sociales et écologiques. Ces lectures l’équipaient, jadis, en « input » nécessaires à l’esquisse d’une stratégie culturelle universalisable, du temps où il travaillait « dans la culture ». Il convertissait en projets d’actions réelles les inspirations nées de ces lectures digérées. Des dizaines de cahiers Clairefontaine aux pages couvertes d’une écriture serrée et lisible, appliquée, atteste de ce travail dément. Mais aujourd’hui ? Il voudrait tout reprendre, tout relire, d’annotations en annotations, de passages soulignés en passages commentés, réaliser une synthèse, pouvoir dire « voilà ce que j’ai appris » et aussi sec, la capitaliser, la valoriser, l’investir dans une application définitive qui consignerait les preuves d’un engagement abouti dans le vivant. Mais il s’y perd de plus en plus, patine, s’enlise. Relire ne fait que renforcer le fourmillement, le buissonnement, l’éloigne encore plus d’une vision unifiée de ce qu’il aurait vécu et qu’il pourrait exhiber comme un trophée : « voyez ce que j’ai fait ! ». Avant de se reposer ! C’est impossible. « Il n’y a d’univers que la juxtaposition de ces champs de vision parcellaires et dégradés où chacun reprend les illusions et les mirabilia de l’autre, les rhabille et les agrège aux siennes ; il n’existe encore nul point de vue qui procure un sentiment d’unité, de transparence et d’exactitude. La diffraction des ondes à travers les faibles membranes de l’intellection naturelle donne à tout ce qui vient du dehors un aspect kaléidoscopique à la fois redoutable et séduisant. » (p.132) Il est le fruit de cette longue diffraction d’ondes qui se prolonge à présent dans le face à face solitaire avec ses lectures, passées, présentes, la masse de bouquins où il évolue en brassant les souvenirs de tout ce qu’il aura entrepris, en partie grâce à eux, au long de sa vie dite active, son parcours professionnel nourri de toutes ses intériorisations.

Démonter, remonter son outil, à l’aveugle, avant de s’engourdir

Pourquoi persévérer en cette « discipline » de lecteur, cette habitude ? Par accoutumance ? Impossibilité de lui substituer autre chose ? Certains matins, ses neurones peinent à fournir l’ébauche d’une compréhension de ce que contiennent les lignes imprimées, sous ses yeux. Comprendre se résumant à rattacher les mots en train d’être lus à d’autres lus précédemment, ce qui les inscrirait dans la construction logique d’un sens ou d’une idée déjà amorcés, déjà appréhendés, toujours en cours de développement. Aucune idée ne pouvant jamais se dire aboutie, c’est ce qui lui permet de la prendre en route, de l’infiltrer, de l’accompagner, à partir de résidus ou sédiments qui ont un air de famille avec elle, avec ce qu’elle manifeste de nouveau. Il lui faut d’abord trouver la place adéquate, dans ces pliures neuronales, où faire entrer les phrases nouvelles, les propositions récentes, pour qu’elles s’y logent, et délivrent de quoi forger l’une ou l’autre signification s’ajoutant à celles déjà archivées. C‘est une tâche physique. Comme lorsqu’il agite ses haltères ou s’inflige des séries d’abdominaux. Il lui faut activer et manier des outils cérébraux, ce qui, là-dedans, permet de saisir, nouer, retenir, pas seulement conceptuellement mais chimiquement, concrètement. De la même manière qu’il resserre les raccords de tuyauterie sous l’évier, enfonçant les bras, ses mains et ses doigts, s’affairant à l’aveugle. Ou, pour convoquer un fantasme de gosse alimenté par des propos d’adultes militarisés : démonter et remonter son fusil à l’aveugle, dans le noir, rien qu’au touché, par cœur ! Certains matins cette activité cérébrale patine, les pliures se mélangent, ou s’émoussent, toute prise possible sur les idées fuit au loin, un lointain proche mais inaccessible, et ça lui occasionne un étrange grésillement synaptique, un chatouillis mental, au début pas désagréable, puis devenant prurit et peu à peu somnolence.

Ces séquences se manifestent d’abord en prémices d’une extase improbable, où tout ce qu’il a lu et senti au cours de son existence se révélerait en une figure fusionnelle, puis ça se brouille, et tout ce qui annonçait une apparition transcendante, nourri de ce qu’il a inlassablement déchiffré, se dérobe et retourne à l’état de vastes terrains vagues, inatteignables, tout retourne en jachères sauvages à contempler de loin. Au dépit de cet échec succède une forte jubilation : et si c’était cela, précisément, l’aboutissement réussi ? Il a en effet toujours adoré les terrains vagues, où la nature se débarrasse et oublie l’homme, se désintoxique, invente ce qui advient après l’humain. A l’instant où l’extase qui vient bascule en brouillage magnétique, perturbation de la conscience, chute vers une somnolence hypnotique, il a le temps d’apercevoir la vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis, le ciel tel qu’il donne envie de s’y dissoudre, étendue de métal éblouissant martelé. 

Le dessin dansé

Le plus curieux est qu’il a vu une fois cette vision très intérieure représentée – saisie – par un artiste. Cette matérialité du vague dans le foisonnement d’une végétation débordante, détachée, loin de tout regard humain, rendue quasiment telle sur le papier, l’imbibant, l’irradiant. A travers les tiges, herbes, feuilles, rameaux, au loin, au plus proche, d’insondables surfaces liquides, eaux dormantes célestes ou terriennes, horizons où fusion et disjonction se touchent, marient leur antinomie, coton d’extase et d’endormissement. Il avait jalousé cette capacité de l’artiste à si bien exprimer cet accouchement imperceptible du vague par le paysage. Comment avait-il fait ? De quel point de vue ? Plus rien à voir avec la contemplation surplombante de la civilisation capitaliste. Et, pour en rendre compte, le lexique de l’amateur d’art ne suffisait pas. Il fallait convoquer le registre des expériences naturalistes. Avec ces dessins, on pénétrait la façon dont les plantes enchevêtrées regardent collectivement le ciel, captent et vivent de lumières, ombres, pénombres, reflets, clair-obscur. Il avait improvisé une fiction explicative pour bercer les rêveries qui lui venaient en regardant. L’auteur, certainement, avait dansé, tourné en derviche dans le végétal, jusqu’à l’extase, jusqu’à s’évanouir. Et ce n’est que revenant à lui, de retour de cette immersion sans réserve, qu’il avait dessiné le souvenir de cette chute/élévation à travers tel coin de terrain vague, « sans plus éprouver de coupure entre le sujet connaissant et les choses à connaître » (p.181). Sans doute cette interprétation avait-elle germé en lui par la présence, au vernissage, d’une figure élégante habillée de noir ample, évoquant plus la silhouette d’un danseur que d’un dessinateur. Elle se déplaçait, conversait, passait de l’une à l’autre, liant et entrelaçant ses commentaires gestuels des œuvres accrochées au mur. Elle mettait en mouvement les images en racontant et partageant à chaque fois le protocole d’immersion qui les avait fait naître. Ce danseur-médiateur se révéla évidemment être l’artiste-dessinateur. Il se souvint que le fait d’unir, dans sa tête, danse et dessin, idée somme toute banale, là, lui fit l’effet d’une révélation. Il était témoin de quelque chose de peu courant. Nature imitée, gestes dansés, technique de dessin, soit transcription en gestes et capacité motrice, au niveau du cerveau, d’informations visuelles jugées importantes. Il renouait avec une force très ancienne, ancestrale, non plus dissimulée sous des savoir-faire sophistiqués, mais mise à nu. « Une récente analyse neuronale de la danse a révélé que synchroniser le mouvement du pied avec la musique stimule des régions du cerveau précédemment associés à l’imitation, et ce n’est peut-être pas une coïncidence. Danser paraît requérir un cerveau capable de résoudre le problème de correspondance. » (K.Laland, p.327)

L’herbier où lui parle les disparu-e-s

Il y avait aussi de grandes planches d’herbier. Troublantes. Ces organismes végétaux, mis en exergue, s’apparentait plus à l’art du portait qu’à la nature morte. Des entités singulières, des personnalités y vibraient, envoyaient des signaux d’humanité. C’était exécuté au fusain. L’image naissait autant du tracé que du gommage, ce qui donnait une étrange chair où apparition et disparition unissent leurs effets, la respiration des saison y fusionnant l’automne et le printemps, l’hiver et l’été. Feuillages palpitants. Chaque planche était consacrée à une espèce, châtaignier, frêne… L’image est nette, précise, authentique, plus vraie que vraie, irréelle. Cette véracité n’est pas celle des guides d’identification naturaliste. Il n’y a ici aucune volonté de faire coïncider un spécimen avec son modèle. Au contraire, le trait a cherché cette ligne où le spécimen s’affranchit du taxon, explorant une bifurcation, une individuation expérimentale. Ce n’est pas non plus un exercice d’amoureux de la nature pâmé devant la beauté désincarnée des branches, des feuilles, des fleurs. Chaque planche est une rencontre avec tel individu de telle espèce. Un échange. Ce qui soulève l’impression d’une part d’autoportrait. Pas « un frêne », un « châtaignier » … Mais dans ce frêne, ou ce châtaigner, telle branche, tel bouquet, tel rameau, telle communauté de tiges et de feuilles qu’il reconnaît et qui se différencie dans la globalité du feuillage d’un seul même arbre et avec laquelle il célèbre une « fusion mentale » providentielle, procédant à « l’incorporation des identités animales ou végétales » au fil de son immersion ritualisée dans la nature. L’herbier raconte en chaque plante la cristallisation d’individuations plurielles, se différenciant de la classification statique, standardisée. Aucune de ces entités végétales ne correspond aux stratégies cognitives humaines, elles en troublent les processus fixistes. L’artiste rend ce trouble contagieux à travers l’émotion esthétique transmise par ses œuvres. Pour saisir ça de façon visuelle, il a adapté à tâtons, en dansant, en dessinant, les techniques « d’une lente plongée méthodique et consciencieuse dans la matérialité des corps et des comportements qui permet d’accéder à une nouvelle version sensorielle de la réalité » devant soi et en soi (p.176) et se voir alors ouvrir l’accès extatique à « ce que cela fait de voir le monde du point de vue de la créature » que l’on projette de dessiner (p.181). Il peut alors la tracer – la créature, la plante – en train de capter le monde à sa manière, de le métaboliser, et non plus simple figurante passive reflétant la façon dont l’humain répertorie le monde. Il les dessine en apparitions uniques, éphémères. Rameaux lunaires, de cette blancheur spectrale de négatif photographique, flottant, dérivant, ondulant par-dessus une obscurité brouillonne, insondable, striée, griffée, scarifiée, calcinée par endroits, fossilisée à d’autres, fondante et neigeuse parfois, et qui est le bois sans âge qui les engendre, le tronc insondable où elles greffent leur vie, leur différence vivante, d’où émergent leurs personnalités de ramures vif-argent, aériennes. 

Dans le bocal des autres vivants

Cela prend encore plus de force si l’on se penche sur la manière dont l’artiste archive ses cheminements sous la forme de cartographies incertaines, sans fils biographiques linéaires, univoques, favorisant les représentations éclatées, plurielles où sont positionnés des nœuds à partir desquels e sédimente une corporéité qu’il reconnaît comme sienne. Il n’y représente pas la constellation de ses œuvres, mais à travers elles, les moments où ses protocoles esthétiques lui ont permis d’entrer en contact avec différents aspects du vivant, rencontres entre son intériorité et d’autres réalités mentales, animales, végétales, minérales. Une œuvre ne signifie pas une appropriation à sens unique, l’établissement d’un droit de propriété sur l’expression sensible de l’univers. Mais aussi un don, un abandon, un échange, là j’ai donné et reçu, j’ai acquis et me suis en partie évanoui dans la nature. Ce qui souvent se présente comme curriculum, liste de moments saillants esquissant une conquête, une avancée, est restitué à la matière vivante, aux cercles concentriques de l’âge d’un arbre-totem, aux circonvolutions nuageuses d’un ciel où l’âme toujours aspire à dériver, y reconnaît sa matrice primale. Le devenir, l’œuvre en train de se construire, tout n’est que territoires partagés. Si de nombreuses productions artistiques alertent sur la crise climatique – même avec les meilleurs intentions du monde, comme Fabrice Hyber et ses fresques didactiques – , elles ne font qu’informer et, d’une certaine façon, profitent du cours de la bonne conscience, comportent toujours les traces d’une transaction avec le marché de l’art. Face aux images réalisées par Fabrice Cazenave, tout autre chose se produit : une expérience intime qui déplace le point de vue, fait migrer le sensible vers une autre perception de la place que l’on occupe dans l’univers et conduit à se penser « au service des vivants » bien plus profondément que n’y réussit la raison, la propagande ou le marketing vert. Un travail artistique qui initie à une « économie de l’attention aux détails et du soin, de la rencontre et de la connaissance sensible, qui ouvre l’imagination et prépare à rendre intéressante une situation dans ce qu’elle a de particulier » (p.266). Par la pratique du dessin déployé comme danse au cœur du terrain vague, par le régime d’images qui s’y cristallise, les émotions à partager qui en découle lors de leur exposition, « il s’agit toujours de tenter de plonger dans le bocal des autres vivants, de s’immerger, à défaut de participer, de comprendre au moyen de l’expérience, de la discipline et de l’imagination ce que veut dire vivre comme un oiseau ou comme une plante. » (p.271) C’est encore assez banale de dire cela, à l’époque où célébrer les proximités entre humains et non-humains est devenu courant, normatif. Mais le choix des œuvres présentés en 2022 à la galerie la Ferronnerie, laisse entrevoir quelque chose de plus : dans un processus d’échanges avec le coin de nature qu’il explore, l’artiste a créé une sorte de niche où l’environnement coopère à son travail artistique ; les plantes, d’une certain façon, se dessinent avec lui, à travers lui. Le désir de dessiner façonne les espèces avec lesquelles il interagit, celles-ci à leur tour tirent profit de cet art du dessin d’après nature. « En fait, tous les organismes façonnent des dimensions importantes de leur environnement local par leurs activités à travers un processus connu sous le nom de « construction de niches » : par exemple, d’innombrables animaux creusent des terriers, construisent des nids et des monticules, tissent des toiles et fabriquent des poches à œufs ou des cocons. » (p.217) Dessiner dans le paysage, ici, a tissé une orée entre culture et nature.

Devenir l’autre au son du piano démembré

En se souvenant de cette exposition et de la richesse particulière de ce que racontaient ces images , il repense au profil d’un conteur hors normes dans un roman de Chamoiseau : « Il ne donnait pas vie aux choses, aux roches, aux animaux, aux insectes ou à des choses invisibles le plus souvent indescriptibles pour les faire parler comme nous, agir à notre image, illustrer certaines vertus utiles à notre vie, il devenait au contraire animal, pied-bois, sauterelle, rivière, bœuf et cabri… Il devenait, vous comprenez ? (…) Parfois même, il indiquait parler au nom de tel côté, pas d’une commune entière ou d’un grand bout de paysage comme on en voit dans les grands horizons, non, au nom d’un simple petit côté du paysage qui devenait lui-même, et que lui-même devenait, et qui s’incarnait tout bonnement devant nous ! »

Cet au-delà transfiguré, cet éblouissement de l’infini au-delà des fibres du vivant, entraperçu dans les bouts de terrains vagues de Cazenave, au fur et à mesure qu’il le transportait en lui, vivait avec ses images au fil des années, il y associait différentes musiques ou matériaux sonores, agrégeant à l’extase visuelle persistante, des sons venus de loin. Par exemple, les grattages, frottages métalliques et rituels d’Anaïs Tuerlinck désossant un piano à queue et en caressant chaque partie, les appariant rituellement avec d’autres objets trouvés, rebuts, déchets. Dispersant sonorement les organes du piano dans une hétérogénéité très large d’autres choses. Le piano devenant alors un plan instrumental sans bords, hybride, quasi infini, pris dans des horizons de réverbérations en abîme. Des sons étranges qui restituent la façon dont toutes les parties de l’ensemble, cette merveille d’organologie savante, se séparent les unes des autres, à jamais, tout en maintenant, bien qu’à présent désolidarisées, un grand tout articulé virtuellement, parcouru de vibrations et d’ondes magnétiques, abrasives, déchirantes, chant d’union dans la vaste dispersion. Cette musique a l’incandescence rouillée, grinçante et percussive, nappe bruitiste erratique, de ce qui trouble la distinction entre perte et retrouvailles, mort et résurrection. C’est aussi le genre de son qui le traverse, fantomatique, quand il pédale au bout d’une longue course, dans les polders, au soleil déclinant et que le vent violent agite les particules de lumière, en avive les cristaux, épanchant sur la ligne d’horizons, au-delà des roseaux, une scintillance d’outre-monde où pointe le cône sombre d’un clocher perdu, en lévitation, sans enracinement.

Autour de l’estaminet, échapper à la tristesse, en dessinant

Cet au-delà apparaît bien entendu à maints endroits de l’histoire de la peinture, du dessin, de la photo. Il a été capté parfois accidentellement, ou selon des contextes spécifiques qui préfigurent, à l’échelle de destins individuels, les couleurs de la catastrophe d’aujourd’hui. Par exemple dans les aquarelles de Léon Bovin, la précision presque botanique de l’avant-plan – herbes folles, fleurs du chemin, oiseaux – n’a d’autre but que de laisser filtrer, depuis l’arrière-fond, cette frontière mouvante de la transfiguration ultime, fatale, de trahir l’attrait irrésistible ou phobique pour l’aura du vague. Ces écrans lointains, vides, lumineux, dont le rayonnement engourdit la matière grise dans un cocon, parée pour une métempsychose fantasmée en planche de salut (imaginer une continuation dans la mort). De multiples déclinaisons envahissent l’œuvre méticuleuse de cet artiste suicidé très jeune. Ce qui frappe est donc la fidélité photographique avec laquelle il dessine fleurs et oiseaux, faisant corps avec son objet/sujet. Technique impressionnante et précision diabolique, pas du tout contemplatives, ou alors d’une contemplation pétrie de tristesse, de désespoir. Stressée. L’énergie et la concentration nécessaires à représenter de façon aussi parfaite ce que la nature ordinaire, quotidienne, place sous ses yeux, ne relèvent pas d’un simple loisir, d’une distraction, il s’y trame une question de vie et de mort, à tel point que la pratique qu’il développe dépasse l’enjeu de l’art, puise dans l’histoire immémoriale des premières impulsions culturelles qui ont propulsé l’évolution de la cognition humaine, se rattachant à l’espoir : « parce qu’il y a dans ce que je fais, la continuation de la sélection naturelle « d’une capacité de copier précisément et efficacement », je vais réussir à vivre, me libérer des idées sombres, des envies de mourir ». C’est l’exactitude de la représentation et la force désespérée qui y vibre, dépassant le cadre artistique, se rapprochant de la transmission d’informations vitales, de la forme d’un apprentissage social quant à la manière d’extraire du paysage quelques lumières indispensables à survivre, à résister au désespoir, qui lui fit établir un lien avec les propos du biologiste Kevin Laland : « il y a un avantage sélectif à copier, à condition de le faire avec précision et efficacité. Cela incite à penser que la sélection naturelle a favorisé des formes d’apprentissage social plus efficaces et plus fidèles ». (p.210) 

En premier, lui reviennent ces incroyables molènes fanés, séchés, tiges automnales. Et au-delà, la trace blanchâtre d’un sentier, presque immatériel. Le sous-bois est hanté de brumes légèrement givrées. D’entre les colonnes des troncs, une luminescence astrale invite à sortir du cadre, en quittant le chanter, en se dirigeant vers l’inconnu. C’est de là qu’émane la fine écume brumeuse. A gauche, un personnage paysan, forestier ou vagabond, trapu, casquetté, résiste à l’attraction, tête baissée, épaules levées. Il s’apprête à disparaître dans les buissons du sous-bois, préférant garder les deux pieds dans la glèbe. Dans un autre paysage de la plaine de Vaugirard, il y a une silhouette de femme posée sur un fil intangible, panier d’osier sous le bras, au bout d’un chemin muré aboutissant à une bâtisse qu’un soleil rare réchauffe légèrement à l’angle. A gauche des ramures nues, à vif, dépassent d’un autre mur gris. La femme est sur la ligne d’horizon, détourée. Elle vient ou elle va. On aperçoit au loin, pointant du vide, à hauteur de ses chevilles, les ombres vaporeuses, bleues, d’un paysage. Mais le cosmos pictural est principalement le ciel gris, gris bleu sur la droite, reste de nuit, gris jaune sur la gauche, du côté du personnage, promesse d’aube. C’est une formidable vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis. On dirait une immensité kaléidoscopique jouant avec une infinité de cristaux doux, aux nuances de gris perle. Une opalescence attractive, magnétique. La femme est une messagère de ce ciel, ou elle en subit l’attraction irrésistible, elle y reconnaît sa nature intérieure, l’humeur principale de son âme, et tout en marchant, revenant ou partant au marché, rêve de s’y envelopper d’oubli. Dans un autre paysage, c’est un paysan avec la bêche sur l’épaule, son ombre sur le mur ocre en bord de route, semble avoir le pas lourd, fatigué. Les idées qu’il rumine doivent avoir la coloration du ciel, gris aussi, grisailles ouateuses, bouchées, tristes. Bruineuses. Là aussi, des ramures nues indiquent que l’on est en hiver, la saison de la nudité, du dépouillement. La chaleur humaine, concentrée dans la forme du paysan gourd, lentement s’éparpille, se dilue dans la vastitude céleste de porcelaine froide. (Une porcelaine froide qui aurait la matérialité d’un édredon où s’enfouir.)  Il s’achemine vers un tournant qui dérobe ce qu’il y a au-delà, le hameau sans doute, mais peut-être le vide, rien. A l’endroit précis où l’homme est dessiné, on peut encore imaginer, inventer que tout a changé, tout a été déplacé, ce n’est plus le village, l’estaminet, la maison et l’église avec la tristesse du quotidien sans futur, mais réellement, un gouffre par où entrer dans ce ciel et y disparaître sans souffrance, sans autre forme de procès, simplement. Léon Bovin ne se contentait pas de regarder cet aura du vague sourdre des cieux d’hiver. Il cueillait les fleurs, les ramenait, les peignait en bouquets, en brassées. De même avec les légumes fraichement arrachés de la terre, ramenés du marché ou tirés du potager attenant à la maison, en bottes sur l’étal de la cuisine. Dans les natures mortes qu’il en retire, on dirait qu’il fouille pour déceler, entre les fibres, quelque reste de ces lueurs des frimas immenses où se perdre, dans les couleurs végétales, les pigments légumiers, les humeurs qui en rayonnent. Un linge blanc-gris, sous les céleris, évoque les grands cieux où la paysanne et le paysan sont sur le point de s’éclipser. Une lumière brouillée, hachée, sur le mur sombre comme gaufré, derrière légumes ou fleurs, reproduit aussi l’attraction du vide nuageux, aérien, mais en version plus sombre, intérieure, déprimée, vacillante.

Bien entendu, il se souvient avoir défilé religieusement devant cette série de dessins et aquarelles, ému par cette œuvre oubliée, redécouverte, et par le fait que l’auteur, l’homme qui avait réalisé ces petites merveilles, enchantées et sombres à la fois, s’était donné la mort à 31 ans. La puissance d’une promesse non-tenue, gaspillée, restée en l’air, soudain palpable dans les petites pièces de la fondation Custodia, étreignait la plupart des visiteuses et visiteuses scrutant respectueusement ces petits formats, presque incrédules.

Pierre Hemptinne

Comment c’est, la médiation culturelle en récit ?

Rêve de gouffre et d’ambulance

Récit tissé à partir de : Jean-Loïc Le Quellec, « La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités », La Découverte 2022 – Michel Cloup, « Backflip au-dessus du chaos », IDA156,Ici d’ailleurs,2022 – Mickael Lucken, « L’universel étranger », Éditions Amsterdam 2022 – Ailbhe Ni Bhriain, « Intrusions 1 & 2 », Biennale de Lyon 2022 – Fabrice Hyber, « Confort éternel » et « Homme de terre », Fondation Cartier 2022 – vélo, pluie…

Mauvais rêves, mauvais réveil. Il arpente la terrasse, cherche l’horizon, tout est bouché, lambeaux de brumes entre les branches, rideau de bruine sur la vallée. Rien ne colle. Rien ne s’ajuste. Il relance le feu dans le brasero, vieux papiers froissés sur les braises grises, poignées de pommes de pin qui crépitent, copeaux, fines branches, bûchettes. La fumée se dissipe difficilement, stagne. Fines douleurs aux articulations, sensation d’une fatigue infinie impossible à déloger. Il se tord les mains, angoisse, les différentes parties qui le constituent ne s’agencent plus. Tout se délite. Tout ce qui a fait sa vie jusqu’ici, se disloque, se fâche, le tourmente. Tout raté. Vivre ainsi n’est pas envisageable. Il ne tient pas en place. Ni physiquement, ni mentalement, agité, cherchant à faite tenir ensemble ses bouts de vie éparpillée, gaspillée. Est-ce le rêve perturbant de cette nuit ? Pas le premier. Ca le mine. En même temps, ces fictions oniriques sont exceptionnelles, précises, diaboliques dans leurs scénarios le conduisant sournoisement au gouffre, l’expédiant  éternellement dans les limbes. Il ne peut s’empêcher de les admirer. Quoi, mon cerveau est capable de monter de telles intrigues cinés !? Mais justement, il veut échapper à cette instrumentalisation de l’intrigue. Faire quelque chose. Il ressort vieux cuissard et maillots et les enfile en tremblant. Il décroche le Thompson. Il y a longtemps, c’était un modèle de pointe au design de course, affûté. Du temps où il y avait encore des compétitions ! Heureusement, tout cela a été arrêté, vu le coût écologique insensé du sport de haut niveau. Dès qu’il pose la main sur le cadre, léger,  ce qui afflue, ce sont des image de routes, les nombreux cols où il s’est arrêté, pour souffler, avaler une tartine en admirant le paysage de l’autre versant. Allez, en selle, dans le crachin, il clippe les souliers aux pédales. Bien que ça se situe au niveau des pieds, ça fait « cordon ombilical ». Quelques tours de manivelles. En avant, il suit la pente douce, lentement, vacillant. Il n’est plus certain de son équilibre. Voilà le carrefour, le col. Il se lance à gauche dans la descente. L’asphalte est mouillé, glissant. Il se laisse aller. La pluie sur ses lunettes limite la visibilité. Quelques superbes lacets. Mon dieu, qu’il a aimé les épouser en se laissant emporter par la vitesse de la pente, jadis, en été. Et à présent, comme il est mal à l’aise, crispé sur les freins, trajectoire mal assurée, flageolante. La frousse de la glissade, aucune cohésion entre ses membres et la mécanique sous lui. Tous ses muscles désolidarisés les uns des autres, tendus, contractés. Il grelotte. Un rehaut, un faux-plat, la nature se mélange à des vestiges de carrières industrielles, le coup de pédale est carré, se cherche, malhabile, sans force. Voilà, le profil de la ville émerge à l’endroit où la vallée s’ouvre aux vastes garrigues. Il bifurque au premier vertige de vestige fortifié, repart vers la droite, longeant la rivière abondante, vive, tourmentée. Faux plats, petits rehauts, courbes roulantes suivant les méandres de la rivière. Il dépasse un village, personne, quelques poules, tout est fermé. La pluie s’intensifie, son rideau de perles de plus en plus serré, violent. Ses pieds sont trempés, chaussettes imbibées, l’eau s’infiltre depuis la nuque jusqu’aux reins. 

La côte, les lacets, la chanson

Voici le pont qui franchit les eaux, et puis, à gauche, l’ascension commence. Une pente droite. Puis les lacets. Il attaque, cherche son souffle, serre les dents, invoque son coup de pédale d’antan. Rien. Oups, trop dur, j’y arriverai pas. Allez, il appuie. Ses mains bien agrippées au haut du guidon. Dans le coteau raide boisé dru, à droite, naissance d’une avalanche, loin, roches dévalant, percutant les troncs, puis éboulis de pierres et graviers sur la route, en même temps que des formes poilues déboulent, rebondissent, le regardent surpris puis cavalent. Zigzag, écart brusque obligé, chute évitée de justesse. Des sangliers ! Allez,  en danseuse, il relance la cadence. La flotte ruisselle abondante sur le revêtement, projetée par les roues. A court d’haleine, lui aussi ruisselant, dégoulinant. Obligé une fois ou deux de stopper, pied à terre. Puis, chancelant, reclippe les chaussures, lentement, debout sur les pédales. Presque du sur-place. Plus de jambes, disparues. Très vite, muscles tétanisés, asphyxiés. Et alors, dans le crâne sourd une musique qui revient de loin. Il en crache des sons, des mots dont il capte les vibrations rythmiques et les transforme en vitamines pour ses poumons, son cœur, ses cuisses. Comme on entend au loin les basses en transe d’une rave prohibée. Une rengaine, une « scie musicale » qui l’arrache vers le haut, lui restitue une fréquence de pédalage digne de ce nom ! Les sensation reviennent comme on disait souvent dans la presse sportive. Il ne les espérait plus. Allez, quand je veux, j’ai encore de beaux restes, grince-t-il en grimpant, mètre après mètre, virage après virage. Concentré, rageur, il scande, « Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise »… Ca vient de loin… « dans-le-son, dans-le-son, dans-le-bruit, dans-le-bruit ». Et puis silence. Plus rauque et tremblé, « la-tris-tesse, la-tris-tesse, la-tris-tesse ». Une énergie renait, timide. Une énergie paradoxale, celle que cause la rencontre de deux courants contraires, l’un qui se jette en avant pour s’épuiser et mourir, l’autre qui reflue pour se sauvegarder et se régénérer, les deux se brassant avec remous, écumant sur place, se libérant et se contraignant mutuellement. Alors, il se traîne, certes, mais retrouve un bien être, celui de rester irrigué de forces pas prêtes de mourir, ce n’est pas encore pour maintenant. Une pulsation cardiaque ragaillardie où il entend les réminiscences de sa jeunesse, établit l’illusion d’une sorte de permanence. Il se sent bien dans la flotte, s’y sent chez lui, la nature détrempée, le ciel bas, les nuages à portée de mains, criblés de gouttes. Il prolonge sur les routes à flanc de collines, jusque Saint-Roman plongé dans l’ouate humide. Là sous l’averse il s’appuie au parapet et se confronte à l’absence, la disparition, admire le vide là où, par temps clair, il a admiré tant de fois l’horizon jusqu’à l’Aigoual. Nuages bas, hachures pluvieuses, tout est avalé, lui compris, dissout. Il ne s’est jamais senti aussi près du lointain. Heureux d’avoir libéré des réserves de souffle, il déroule paisible sur la route qui sillonne de Saint-Roman à Colognac, traverse d’infimes hameaux, chiens aux portes, brebis égarées, là aussi, aucun dégagement et le regard, au lieu de s’envoler au-delà des Cévennes vers la plaine et le littoral, végète parmi les vapeurs ombilicales et duveteuses. Entrailles fuligineuses. Forêt, clairières, pâturages ne sont que des motifs graphiques émergeant des brumes dégoulinantes d’eau. On dirait l’intérieur d’une vaste caverne. Heureux dans le déluge, arrivé à Colognac planqué dans l’ouate immobile, il ralentit, il aime tellement la route qu’il vient de parcourir, regrette de la quitter déjà, aura-t-il encore tellement l’occasion de la pédaler ? Il y retourne, repart vers Saint-Roman, à petit braquet et au train, pépère quand ça monte, en roue libre dans les descentes. Les nuages ne sont même plus bas, en fait, c’est la matière nuageuse elle-même qui s’échappe des forêts, du flanc des collines. En s’élevant, elle esquisse des formes qui traînent là, amorphes, comme en une baie aérienne où se remettre de leur accouchement, avant de dériver en nuages, peu à peu, vers la plaine. Il est au cœur même de cette bourre onirique, milliards d’infimes circonvolutions informes qui, lorsqu’elles naviguent haut dans le ciel, organisées en masses crémeuses claires ou sombres, font penser à ceci ou cela, un animal, une plante, une personnalité connue, un objet familier. Il est au cœur d’une myriade mouvante de filaments dont l’activité spontanée fait naître des dessins suggestifs que contemplent les humains. Il s’était toujours dit : si j’avais de l’argent, je collectionnerais les peintures et dessins de nuage. Il en a fait une collection virtuelle. 

Dans la caverne des nuages

Le tracé du chemin est un long boyau cotonneux, non plus une route, mais un passage secret reliant les deux hameaux. Il y vagabonde, scrutant les formes, les ombres sur les parois brumeuses, émerveillé par ces coulisses infinies des inépuisables paréidolies. Des signes ainsi gravés dans l’impalpable viennent à sa rencontre, lui rappellent symboliquement ou allusivement, selon l’interprétation flottante qu’il en produit instantanément, l’enchaînement des différentes étapes de la gestation de son devenir, sélectionnant les faits saillants de l’enfance, l’adolescence, l’éducation sentimentale, l’apprentissage social, les rêves, les chimères, les cauchemars. Mais aussi des visages, des parties de corps, bouts de ventre, des bras, des reins, des nuques, des épaules, des nombrils, des seins, des bouches, des jambes, morphologies personnalisées, rappelant des êtres connus, mais aussi fantasmées, évoquant des relations virtuelles, imaginées.  Sans rien de figé, rien d’univoque ni aucune linéarité arrêtée. Tout semblant se dérouler simultanément en permanence, composant et se décomposant, se rejouant sans cesse, confirmant l’impression que le temps s’immobilise une fois pris dans les brumes, donnant l’impression d’une destinée toujours ouverte, en train de se faire, pas si éloignée de l’état de jeunesse et des origines, au plus près du processus de création continue du monde selon l’ontologie animiste. Il inhale et exhale. Des fumeroles abstraites ou figuratives rentrent et sortent de son corps. Des signes d’air. « Une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels » (Lorblancher cité par Le Quellec) Il se recompose. Il exulte. Il entrevoit de probables marges de manœuvre. Ce n’est plus en rageant mais en éclats joyeux qu’il scande les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes images, « lâ-cher-pri-se « . Chant libératoire, accents de triomphe. Puis le déluge cesse, sauf dans les arbres, la forêt pleut tout entière, à retardement, de feuille en feuille, intenses goutte à goutte désynchronisés, tambourinements arythmiques, bouleversant la perception de l’espace. «C’est alors, dans ce lieu déjà sensible au plan acoustique, une superposition sonore remarquable des chutes de gouttes d’eau dont l’espacement temporel aléatoire ajoute à l’effet singulier de spatialisation sonore et de timbres divers suivant la nature de la surface percutée par la goutte d’eau : claquement dans un creux, glissement sur une stalagmite, éclatement sur le miroir de la flaque d’eau, ruissellement sur des parois irrégulières, etc. » (Michel Dauvois cité par Le Quellec) Ce sont de véritables torrents qui atteignent et traversent la route, charriant branches, cailloux, sables, dépouilles animales.

Reprendre la musique des mots épuisés

De retour, trempé, transi, il descend les bâches plastiques translucides qui ferment l’espace de la terrasse, se défait du cuissard et maillots, gisant à terre dans une flaque. Roulé dans un grand essuie et ensuite une couverture, il se plante au plus près du brasero, grelottant. Heureux, hagard, une certaine consistance en cours de distillation. Il extirpe le meuble avec l’antique sono, branche le matériel. Il a absolument besoin d’entendre, d’exhumer en version complète, la musique qui lui est revenue en plein effort, qui l’a aidé à se hisser en haut du col. Il retrouve le disque. Michel Cloup, Backflip au-dessus du chaos. L’album de la bifurcation, celle tant invoquée espérée dans les années 20, et puis non, condamnée, enterrée en grandes pompes, au nom de la lutte contre l’écologie punitive ! C’est parti, plein tubes. Les décibels secouent le silence d’après déluge et partent en ondes à travers hameau et vallée. La musique est une charge, une fuite effrénée, une machine emballée, un galop fou, avec syncopes suivies de nouvelles accélérations. Des incantations et des fuites en avant acrobatiques. Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise. Réflexivité, retour sur ce qui s’est passé, coup d’œil prospectif sur ce qui vient, c’est bouché. « C’est aussi à cause de la tristesse », mon dieu, oui, quelle longue histoire de tristesse, quel long entrelacs de choses tristes. Le visage tourné vers les flammes, il ruisselle à nouveau, mais de larmes, irrépressibles. Enfin, la tristesse est nommée là où il convient. Pour avancer, construire, simplement faire des choses, il aura fallu sans cesse composer avec un ordre des choses infligeant tristesse sur tristesse, qui en fait un système d’assujettissement, longue traîne de la croissance destructrice. Dans cette musique et ses paroles, il n’entend pas l’apologie du lâcher prise managérial, résilience des soumis, pas plus la paix new-age, non, elles fulminent d’injonctions contradictoires, lever le pied ou s’entêter. Lâcher prise sans rien lâcher, comment façonner ce double front, intranquille, en façon de voir le monde, d’y tracer un chemin ? « Perdre le contrôle, ou le prendre ». Si vous lâchez prise, il sera exclu d’envisager être encore à la manœuvre de quoi que ce soit. Et ça les arrange bien. D’où l’organisation du travail, vraie industrie mortifère de perte de sens, d’où le régime économique indissociable d’une pauvreté endémique. Il faut faire lâcher prise au plus grand nombre. Leur présenter ça comme une promesse de bien-être. Musique et paroles surfent sur une crête de non-retour. Ligne de fuite disait Deleuze. Il vaudrait mieux lâcher prise, mais ce n’est plus possible, c’est trop tard, on en a trop vu, trop su. Ces sons et ces mots miment l’agitation, la manière dont on se débat, pollués par l’hyperactivité capitaliste, comment on se secoue pour échapper à l’entropie suicidaire consumériste. Lâ-cher-prise, c’est s’accrocher au tout foutre en l’air, sans plus raconter, sans plus raisonner, en donnant des coups, animalement réfugié sur quelques esquifs bienveillants. La musique par exemple, et l’amour. Leurs mélodies en de fragiles plages, rares sources d’oxygène. Se débattre entre les quelques points de subsistance qui s’amenuisent. Comment cesser d’être sur le qui-vive ? Les mots, épuisés, disent en finir avec la narration du quotidien, du réel, car ils ont beaucoup raconté avant,pour rien. Ils partent vidés, ils reviendront, ils recommenceront, plus tard, après. Alors, c’est la guitare qui balance. Plutôt, via le musicien-chanteur à bout et au bout de quelque chose, la fusion insomniaque entre guitare et fin du narratif parlé. Galop fou. Pétage de plombs, hors des ornières. Ce que l’on a refusé d’entendre dans les mots, enfin déchaîné, désaliéné, déprolétarisé, dans l’éloquence exubérante, électrique, feu de paille assumé. Mon dieu, pendant combien d’années s’est-il lui-même maintenu au bout de quelque chose, juste pour y être, sans alternative, s’est-il traîné, cherchant comment passer outre, refusant d’abdiquer mais de plus en plus fantôme ? Il écoute en boucle Lâcher prise. Il y trouvera le passage.

Il transforme sa terrasse en grotte où l’on danse

C’est rare qu’il dérange la paix du lieu par un excès sonore. Une, puis deux, puis trois habitants-e-s du hameau le rejoignent, se faufilent sous l’abri. Puis d’autres encore, l’entourent, tendent les mains aux flammes. Têtes dodelinant progressivement au rythme de la musique. « Plein régime, pleine puissance, à fond, musique au taquet », les écorchés rappliquent comme papillons nocturnes vers les flammes claires. Certains spécimens cévenols, plus lointains, rescapés des années hippies, ont quittés leurs yourtes. De véritables créatures des bois, leurs ombres projetées de théranthropes confèrent à l’assemblée un caractère animiste, circulant entre les présents, glissant sur les parois plasmatiques qui referment la terrasse, peintures rupestres s’animant, créatures d’ailleurs mêlées à la compagnie humaine, infiltrée par d’autres mondes, troublée en ses intériorités. « Les thérantropes ne seraient pas des hybrides, mais offriraient une solution graphique au problème que pose la représentation d’une intériorité humaine non spécifique aux humains, puisque dans une mondialisation animiste il n’existe pas de discontinuités entre humains et animaux. » (p.587) Ils étalent des peaux, des fourrures miteuses, s’y installent, roulent des joints, bourrent des fourneaux de pipe. Le volume sonore est trop élevé pour parler, pour s’entendre. C’est justement ça qui fait toucher un autre réel immédiat. Les mains s’empoignent, les têtes s’embrassent, les bras accolent. Les yeux échangent le « ça fait du bien », donnent à voir, grands ouverts, jusqu’où la musique remue l’âme de plus en plus gagnée par le frémissement des BPM. Rapidement, marmite de soupe, casserole de vin chaud, casier de bière, bouteilles de vin, gros pain au levain et fromage font leur apparition ainsi que les rites de commensalité. Naturelle. 

L’album déroule en entier, dans l’ordre, puis, obstinément, inlassablement, en lecture aléatoire. Certains s’en souviennent, d’autres le découvrent. Tous reconnaissent peu à peu en cette suite de musiques-chansons la topographie d’un moment charnière, gravé dans leurs chairs, l’année où quelque chose a définitivement basculé. Celle où l’on a compris qu’il était trop tard pour éviter le +1,5°. Celle où il était illusoire de croire que le politique allait agir efficacement contre le réchauffement climatique ou même contre la sixième extinction. Année où cette impuissance est devenue manifeste, indiscutable, couverte par des mesures de plus en plus indignes, cyniques et criminelles à l’égard des chômeurs, des migrants, toujours au nom de la croissance, cause de la crise climatique ! Année ou la Cop sur la diversité accoucha de rien, du vent, qui fut jugé historique (parfois avec guillemets). Année du Mondial au Quatar un sommet d’irresponsabilité et de corruption de tous les puissants bien assis sur les droits humains. Année où les pessimistes et défaitistes découvrirent qu’ils ne l’avaient pas été assez. Mais il fallait continuer à espérer, inventer des rituels de désobéissance civile, se maintenir en vie. Presque une maladie, une façon de métaboliser le désespoir et le chavirement épochal. 

Morceau après morceau. Répétition de morceau après répétition de morceau. Les phrases parlées, psalmodiées, sculptées à vif à la guitare pénètrent les corps, une constellation de rengaines imparables gagnent les cerveaux et les nerfs, réveillant des souvenirs, le récit du dépassement irrévocable, réactivant la distance parcourue depuis cet effacement de tout cap tenable. Les chemins de l’épuisement. Toute cette matière musicale oscille entre compte à rebours irrémédiable et passage en force vers d’hypothétiques espoirs. Où recommencer. Demain. Où retrouver de l’incertain. « La conceptualisation de l’incertain sert à l’exploration critique du monde » (Lucken, p.136), de quoi maintenir l’accès à des champs libres.

Au rappel du déni massif induit par l’empire numérique : « La maison est en feu, mais tant qu’il y a du wifi, tout va bien « , les têtes approuvent, sourient. Rompre avec les technologies a été une impulsion salvatrice qui rassemblent ceux et celles qui sont là. De même qu’affirmer vouloir exorciser l’hégémonie coloniale. C’était très mal vu en 2022, être blanc et engagé-e-s dans le décolonialisme s’étaient s’exposer au harcèlement, aux intimidations, aux acharnements médiatiques. « Ton héritage se fissure, ton emprise se craquèle, ton discours se dissout, ta parole brûle ». Alors, ils se libèrent, se déchaînent, danse tribale frénétique, ça pogote, la terrasse tremble, doigts d’honneurs en pagaille vers le ciel, vers la vallée et les villes là-bas, en bas. Ils l’avaient bien dit, apôtres bafoués du décentrement et de la réparation, ils sont fiers, grâce à cette chanson, d’avoir soutenu les militances décoloniales, ils ne sont plus les parias de l’occident. « Ton fauteuil brûle, ton fauteuil brûle », à pleins poumons, chœur égosillé et anarchique. Les écorchés transfigurés dansent. Ils dansent le chemin de croix, les engrenages ponctuels ou récurrents, qui les ont conduit vers la bifurcation, car ils-elles, au moins, ont bien bifurqué, c’est pour cela qu’ils se retrouvent là. Bien que tous sur des tracés singuliers, ils ont progressé de rupture en rupture, avec leur milieu, avec leurs proches, confronté-e-s à la difficulté de construire un refuge affectif dans des conjonctures instables, plongeant, remontant, battus, refoulés, entretenant un reste d’énergie primale, préservant coûte que coûte un ancrage humain, une croyance dans l’autre, pour un jour, sans faute, se relever pour toi, découvrant que l’art de la résurrection, ça se cultive, à l’aveugle, avec obstination, au cas où. Le seul art qui reste, qui ait du sens, finalement.

Communauté d’oreilles et de tripes écorchées

Selon l’ambiance du morceau, le groupe de femmes et hommes dans la grotte éphémère adopte des configurations différentes, abstraites ou figuratives. Clavier captant les échos lointains d’une sirène, « Mon ambulance » arrive, un cercle s’esquisse, une ronde en pagaille, potache, moqueuse, les lèvres silencieuses pleines de pin-pon. Les gestes larges appellent les fatigués et épuisés du monde entier, « viens avec moi », inlassablement, voudraient n’oublier personne, transformer leur refuge en véritable arche de Noé. « Viens avec moi ». Un-e de l’assemblée fait mine de défaillir, aussitôt porté-e au centre où les paroles de la chanson, scandées collectivement sous forme d’ordonnance, servent de premiers soins.

Les chemins parcourus sont balisés de pertes et d’absence qui s’installent, font partie du quotidien, « dix ans, dix années » s’écoulent comme pour rien, et soudain oui, tous, ils se souviennent des séparations, des échecs émotionnels, marqués au fer rouge, le « sans toi »  leur colle à la peau. Les communs de l’égarement s’emparent des regards, les équilibres flanchent, ils tanguent, miment des aveugles, circulant, bras tendus, sans jamais se toucher, ils sont là sans se voir, sans se connecter, perte et solitude. Errance semée aussi de morts cruelles, précoces. Ils en sont habités, ils vivent avec, échangent sans cesse avec les absents, les prolongent. De moins en moins de séparation entre vivants et disparus. « Ciao Ciao mon ami » les cœurs tremblent, fondent, des couples s’enlacent, sans choix, sans se soucier des genres, et tanguent lentement, en slow diaphane, presque envolé. 

Au murmure lointain du « Vieillir c’est… », ils s’immobilisent. Si, pour la plupart, vieillir est leur lot depuis pas mal d’années, l’expérience est peu explicitée et prise en compte, peu de mots sont mis sur ce qu’elle représente. Tabou. C’est l’antichambre de la fin, déjà vous ne comptez plus. Alors, là, ils-elles se concentrent sur les paroles, enfin. Quelques plus jeunes se sont mis en retrait, les regardent écouter, essaient de ressentir ce qu’ils sentent, en profitent pour vider un verre de vin, tirer sur un mégot. « Vieillir, c’est brutal, vieillir, c’est banal ». C’est ça. Ils rient et approuvent : « angoisser pour tout et en même temps n’en avoir plus rien à foutre de rien ». Tout au long, il y a une atmosphère qui « regarde ailleurs », se détache, accepte l’inéluctable et, en même temps, tisse un fil qui veut rester en vie, « c’est ennuyeux, c’est ambitieux », indicible, propre à chacun-e. Une épreuve irrésolue toujours plus proche. Dans le déroulé aléatoire, tout au long de la nuit, chaque fois que revient le son emblématique des luttes quasi préhistoriques, sans âge,  « L’internationale 2022 », ils se figent, statues magnétiques, bras levés, regardant haut devant, galvanisés, pieds battants, pupilles brillantes, joues mouillés, toujours prêts à y aller, marqués, ravagés par la fatigue, écarquillés par un espoir insensé, retrouvant le sens du merveilleux. Oscillant, prêts pour l’internationale du recommencement. Au fil des heures, au bout de la nuit, les morceaux continuant à tourner comme des satellites, c’est un mélange de karaoké et d’air guitar, on n’entend plus la voix de Michel Cloup, ils-elles chantent plus fort, éraillés, faux, emportés, pas synchros, hors d’eux-mêmes, bousculade heureuse, la tristesse pâlit, l’émergence de l’espoir primordial traverse les corps.

Il jubile en cette communauté d’oreilles et de tripes impromptue.

Ils gagnaient leur vie en écoutant de la musique

Cela lui rappelle une des plus heureuses périodes de sa vie. Il la gagnait, sa vie, en se tenant journellement dans un endroit où arrivaient des centaines et des centaines de disques, venus du monde entier. Chaque semaine de nouveaux arrivages. Il était payé, avec d’autres, pour les déballer, les examiner, lire les pochettes, regarder les images, les authentifier, les expertiser, les faire passer du stade d’objet commercial à celui d’objet de connaissance du monde, d’objet privé à objet de bien public. Il lui incombait d’en organiser l’écoute au sein d’un petit groupe de travailleurs et travailleuses. Tout le monde était motivé par cette activité d’audition collective. Tendre l’oreille ensemble, en débat et controverse, vers une prise de connaissance de ce que sont ces musiques qui viennent du monde entier, sans préjuger de la forme à donner à ces connaissances. Page blanche. Il ne s’agissait pas de formaliser un savoir particulier, spécifique, par exemple musicologique, non, simplement, une conscience de ce que ces musiques éveillent en chacun, et l’entraînement à le verbaliser. Il y a des conseillers qui régulièrement venaient animer des réunions, proposer grilles de lecture, éveiller l’ouïe, exercer l’oreille, faire entendre les contextes, par exemple, ouvrir des perspectives en rendant audible ce qui échappe. Et puis, il y avait un lieu public où ces disques écoutés ensemble étaient mis à disposition de la cité, rangés par genre et par ordre alphabétique dans des présentoirs et, surtout, diffusés publiquement. Des gens venaient, en permanence, à toute heure, en quête de disques à emporter chez eux, pour les écouter, les installer dans leur espace privé, durant une semaine, seuls ou en famille, et des dialogues – le plus souvent schématiques, voire par signe – s’établissent entre le petit groupe qui a écouté au préalable les disques, et ceux et celles qui viennent en recherche de musiques. Des conversations parfois chaleureuses, pleine de connivences, parfois conflictuelles, houleuses, dégénérant en invectives, reflétant les enjeux de hiérarchie sociale inculqués via l’acquisition des goûts et des couleurs. Là, pas de « bulles de filtres », tout le monde entendait de tout, la vraie diversité, rocailleuse, chacun-e était confronté tantôt à des sons familiers, empathiques, tantôt à des formes musicales étrangères, insupportables, irritantes, révulsantes. Peu à peu, lui et les personnes avec qui il travaillait tous les jours, bricolèrent une diplomatie pour déminer ces conflits, les dépasser, en faire l’essentiel même de la circulation des musiques au sein du corps social.

Ca s’appelait une médiathèque.

Des ruines cavernes, de l’humus, de l’émergence

La nuit s’achève. Peu à peu les convives s’éclipsent. On les entend brailler, les paroles et les timbres déclinant dans l’aube qui pointe. « Un emoji qui pleurt, un emoji qui rit ».Certains resteront dormir là où ils sont tombés. Les braises rayonnent. Les oreilles grésillent comme jadis en sortant des concerts enfumés. Vidé, rattrapé par les mauvais rêves, sur les édredons amassés contre le mur, il ramasse les miettes, patiemment reconstruit le puzzle, redonner forme et cohérence au vécu. Inlassablement, tapisserie de Pénélope, attente sans fin. Des images lointaines resurgissent, gagnent et occupent son esprit, vues à la Biennale de Lyon en 2022, des grandes tapisseries grises de ruines effroyables évoquant un nombre incalculable de vies brisées, martyrisées. L’image originale est un montage numérique. Elle condense à peu près tout ce que le monde produit comme gravats, dont la finalité est la destruction, un monde-ruine monumental, total et spectaculaire. En même temps, à force de regarder la matérialité tissée de ces images, et probablement grâce au rendu des fils – en imaginant la transformation des pixels en brins de laine enchevêtrés, noués, l’image transite dans un organisme qui la digère, l’assimile, se l’approprie et devient objet fabriqué, palpable- ces catacombes de bêton acquièrent les caractéristiques de paysages naturels accidentés, fracassés. Fouiller, chercher une vie dans les cavités sauvages des ruines, des immeubles broyés. Où se soigner, réapprendre les rituels célébrant l’émergence d’un renouveau permanent, défiant l’apocalypse, une germination archaïque, erratique, expérimental qui survivrait à l’effondrement . « Je me relèverais pour toi ». Quand il s’endort, ce sont d’autres images qui glissent dans son sommeil, avec lesquels il essaie de trouver un apaisement, celles du « confort éternel » et de « l’homme de terre », sortes de fiches techniques peintes par Fabrice Hyber, éloge paisible de la décomposition, de l’humus et de la résurrection en végétaux. Chasseront-elles les mauvais rêves ou les attiseront-elles ? Elles attisent en lui, depuis leur découverte à la Fondation Cartier, un point de convergence entre l’ensevelissement et la promesse de l’émergence, tantôt proche, tantôt lointain, sans que cela l’aide vraiment à tarir les angoisses de fin, même si c’est beau à voir, si la raison y trouve de quoi se bercer de l’illusion d’un continuum. « Claude Lévi-Strauss a corrélé le thème de l’Émergence primordiale de l’humanité au mouvement de poussée végétale. Le modèle en est selon lui « la pensée pueblo, car elle conçoit la vie humaine sur le modèle du règne végétal (émergence hors de la terre) ». » (p.660) Le genre d’images que distribue mon ambulanceViens avec moi.

Pierre Hemptinne

L’alouette et la cendre du dernier camp

Fil narratif à partir de : Jean Laronze, Le chant de l’alouette, Musée ses Ursulines, Mâcon – Tarik Kiswanson, Surge, Becoming, Nest, Biennale de Lyon 2022 – Ugo Schiavi, Grafted Memory System,Biennale de Lyon 2022 – Hans Op de Beeck, We Where the Last to Stay, Biennale de Lyon 2022 – des coings – Becket, Molloy, Éditions de Minuit – Rob Dunn, Une histoire naturelle du futur, La Découverte 2022… 

Sur un établis, le soleil éclaire à travers le feuillage rouille clairsemé, une collection de pots remplis de gelée de coing. Selon la maturité des fruits, la part de pulpe dans le jus, la quantité et la nature du sucre, la durée de cuisson, les couleurs varient, du presque rose translucide au doré tourmenté et obscur. Le parfum et le goût du coing l’accompagnent depuis des décennies. Le parfum à l’automne quand la récolte étalée sur des claies, au fond du couloir, se répand dans toutes les pièces, flotte sur le pas de la porte. Sur le pain, toute l’année, avec ou sans fromage. C’est une émotion olfactive et gustative constante, la coulée des saisons, des ans. Passer du temps dans l’arbre, au haut de l’échelle, pour soigner, élaguer ou récolter, lui a toujours été agréable. Il garde à portée de main et de regard, les deux derniers fruits et en suit, de commentaires muets et contemplatifs, l’altération jour après jour, nature morte vivante qui stimule l’émergence d’autres souvenirs…

C’est un petit musée de province dans une bâtisse historique, un ancien couvent, les planchers grincent. Il s’immergeait dans les pièces consacrées aux paysages. Pas n’importe lesquels, ceux de la région, du pays alentour. Ceux qu’il avait côtoyé à vélo, les jours d’avant, ou qu’il avait aperçu au loin, depuis les hauteurs des vignobles pentus. Un lien direct relie musée et environnement, l’image artefact à son image originelle. Mon dieu, c’est tellement plus gai que les grands musées. Soudain, près d’une porte, une lucarne éclairée ouvre vers un horizon qu’il connaît, voilà des ondes qui l’ont déjà baigné, traversé, il s’attend à reconnaître le paysage représenté, encadré. De loin, sous verre, infusent lueurs vaporeuses, couleurs chaudes aériennes, brumeuses, silhouettes indistinctes dans les poussières. C’était pour lui l’appel d’un état antérieur, un lieu, une atmosphère, gravée en lui, faisant partie de lui. En s’approchant, l’effet s’atténua, c’était une illusion, se dit-il, déçu. il y avait là des figures s’accordant mal avec le souvenir qui s’était réactivé. Une femme vue de dos. L’ombre d’un troupeau. Dans le ciel, un oiseau immobilisé. Le titre, cependant, nommait ce qui l’avait happé de loin dans cette toile : « le chant de l’alouette ». 

Pour lui, le chant de l’alouette, c’est le chant de nulle part, la musique d’un lieu insitué, dans les airs, partout, pourtant charnel. Il fuse lors de longues échappée à vélo, dans les campagnes, sous le soleil, quand le dernier hameau traversé n’est plus que souvenir et que le clocher du suivant pointe à peine, parmi les peupliers alignés, au bout d’une route qui n’est que successions de S. Ah, la sensualité qu’il y a, faisant corps avec le vélo, d’épouser l’enchaînement organique de ces S du chemin, ivresse de penser avec tout son corps, d’épouser l’énergie rhizomique même du paysage. (« Paul Klee (…) conçoit les lignes en S comme les signes par excellence de la nature et de la pensée » p.270). Soudain des fossés herbeux, de la lisière des blés, un remous végétal, un bref nuage de paille d’où se propulse un envol d’ailes. Et quelques secondes plus tard, très haut, l’élévation chorale, discrète et jubilatoire, bris sonores miroitant, impossible à localiser, surplombant le cycliste. Mirage. C’est un plaisir de pédaleur solitaire, perdu dans les campagnes, de se sentir signalé et suivi par ces vigies invisibles. Elles lui donnent des nouvelles de celles qui sont au ciel, en premier lieu sa mère, morte très jeune, à laquelle il n’a cessé de penser en ces termes « elle est au ciel », reprenant à son compte, naturellement, cette expression consacrée bien chrétienne, bien entendue près du lit de la morte. Mais du coup, deviennent célestes, d’autres femmes perdues et qui ont compté pour lui. Ce sont leurs voix scintillantes, comme celles des sirènes, mais ici inoffensives, au contraire, protectrices, que dans l’effort cycliste, hypnotique, méditatif, il entend le suivre d’en-haut, puis s’évanouir. Cela suffit, cette visitation le transporte d’un bonheur intemporel, toutes les périodes de sa vie affleurent, se mélangent, comme s’il se racontait et rendait visible tout ce qu’il a fait et est devenu à sa mère qui le visite.

Alors, une fois bien campé devant la petite toile, il a une déception, « ah non, ce n’est pas mon chant d’alouette, ça ». Les éléments figuratifs et leur mise en scène anecdotique sont trop étrangers à ce qui le charme dans cette musique. Une présence féminine, oui mais, pas celle-là, pas si tangible, du bétail, pourquoi pas, mais plus lointain, et enfin, cette silhouette d’oiseau, bien sûr est symbolique ou générique, mais sa morphologie lui semble approximative, encore que ce sur place prélude à l’ascension, peut-être, bon disons que sur cet aspect, il y a doute ! Ce faisant il se familiarise avec les détails et l’impression d’ensemble. Plus il entre dans l’image, et plus « eh ben, finalement, c’est exactement ça ! ». Cette surprenante adéquation s’articule dans un mouvement imperceptible de la femme vers l’oiseau. Dans une atmosphère proche de L’Angélus de Millet que le peintre a décliné  en multiples scènes, la paysanne a suspendu sa tâche dans la chaleur, l’outil immobile, le bassin au repos. Ca se passe au niveau des épaules et de la nuque, un léger mouvement, une amorce mimétique par laquelle la femme aspire à être l’alouette, prépare son propre envol pour l’accompagner, s’élever avec elle. Dans cette esquisse d’un élan, un désir, elle rejoint sa part céleste, devient elle aussi une « femme au ciel », du moins le temps de sa pause, de sa rêverie. D’autre part, la femme, dans la toile, est elle aussi vaporeuse, diffuse, en fusion avec l’immatérialité du paysage, les lumières chaudes et brumeuses, remuée par la sensualité latente qui brouille les contours des arbres, buissons, des haies, des maisons, des brebis, des landes.

Ainsi, le halo de cette image l’aura hélé au nom d’une affinité singulière, inattendue, puis se sera révélée iconologiquement impropre à assumer les émotions qu’elle promettait, et enfin, malgré ce qu’au niveau des figures assemblées il identifie comme discordant avec son vécu du thème représenté, l’image le séduit, l’enchante même, transcendant son rapport singulier au chant de l’alouette ! La peinture se révèle dotée d’une puissance propre qui déjoue ses attendus et raisonnements de regardeur. Cette puissance, dépendante de ce que le peintre a réalisé, sa vision, son attachement pour le thème, ses techniques pratiquées, exerce sur lui une attraction qui s’autonomise (partiellement) par rapport au geste artistique. D’où découle la force de l’émotion, authentique, et cet effet de magie qui ne semble pas pouvoir provenir uniquement de ce cadre accroché au mur…

Il lui faut des semaines de rêveries ponctuelles, aléatoires, progressives, pour restaurer de façon précise, fiable, l’image de cette visite au musée. C’est une occupation sérieuse comme celle d’une écriture répondant à une commande. « C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier. » (p.39) L’état de décomposition est aussi grand vecteur de correspondances…

De ces minutes de bien-être devant un paysage peint, le baignant de souvenirs où, en roue libre dans les champs labyrinthes, il traversait des extases irrationnelles, entendant la musique de sa mère au ciel dans des espaces ouverts à tous vents, il ressort avec l’envie aiguisée de fouiller sa mémoire, ses paysages intérieurs. Mais ce qui lui revient alors en premier ce sont des rêves, des rêves qui se confondent avec la réalité de ce qu’il a vécu. Ces couches s’interpénètrent de plus en plus. C’est fou, plus il limite sa mobilité, se contentant d’un périmètre réduit, plus il effectue des voyages spatio-temporels dès qu’il dort. Il revisite    des espaces clos dématérialisés, inaccessibles, généralement vides, au moins au début du rêve, et où subsistent des vestiges de son passé qui l’attendent, qu’il doit récupérer. C’est incroyable le nombre de ces lieux qu’il revisite ou plutôt qui le visitent en rêve. Ce sont eux qui reviennent, leurs images qui le saisissent et pourtant, en ces lieux, il ne pourra plus jamais retourner. Autant de cocons temporels, provisoires, à l’abris desquels il a peu à peu pris sa forme actuelle, en partie aléatoirement, en tout cas sans maîtriser les processus. Et puis, il y a des œuvres d’art qui lui parlent de ça, qui le plonge dans la relation qu’il entretient avec certains lieux où il a vécu et qu’il continue d’habiter – en tout cas un double fantôme de lui, à l’instar de membres fantômes séparés, confiés à ces lieux. C’est cela qu’il rencontre, à la Biennale de Lyon 2022, errant dans le musée Guimet vide depuis des années et où des œuvres ont été installées. Il a toujours aimé s’infiltrer dans des bâtiments désaffectés. Le musée n’a cessé de vivre sa vie et la présence de cette existence cachée, dans les mobiliers, les ustensiles, les équipements orphelins, fait concurrence aux œuvres accueillies. Sauf si elles jouent avec et intègrent l’acte d’image produit par la configuration des différents espaces intérieurs (chaque salle, chaque pièce est avant tout, quand on la découvre, une image qui se réveille et se manifeste, une image de la relation des hommes à l’histoire naturelle telle qu’ils l’on voulue). Comme dans cette salle consacrée autrefois à documenter le processus des chrysalides, à travers leur diversité et spécificité. Elle est vide, repliée sur elle-même, vitrines fermées, coursive et armoires d’archivages cloîtrées, muettes. Déconnectée de toute fonction utilitaire, de toute linéarité historique, elle a bousculé les règles naturelles, jusqu’à renversé les lois de l’apesanteur. Du mobilier fonctionnel, caractéristique des fonctions de cette institution savante, s’est élevé et collé au plafond. Cela évoque bien ces lieux jadis familiers dans lesquels on revient en rêve et qui, imperceptiblement, ont quelque chose d’irrémédiablement transformé, érodant leur ancienne bienveillance par quelque chose de trouble et d’inquiétant. On ne s’y abandonnerait plus de la même manière qu’avant. Deux, trois énormes cocons blancs flottent dans les airs. Sans doute ont-ils glissé des vitrines lors du déménagement et n’ont-ils cessé de croître mais sans jamais éclore. Cocon à jamais. Ils sont leur finalité ultime, se transformant en astres d’albâtre luminescent, légers, la pièce se transformant en incubateur lunaire d’une nouvelle cosmologie. Et, toujours en référence aux rêves visitant les chambres de nos anciennes demeures, ces cocons évoquent le fait que dans les pièces où l’on a grandi, où l’on s’est construit, quelque chose de nous continue à y évoluer, en chrysalide énigmatique, matérialisant le fait que là où l’on n’est plus, quelque chose de nous continue une vie parallèle, des parties de nous, larguées, devenues indépendantes et alimentant à distance le sentiment d’avoir toujours une part de soi en latence, en couveuse quelque part et que l’on aurait oublié en changeant de logis. Dans certains rêves, cela peut se traduire par cette sorte d’angoisse insupportable d’apprendre que l’on a oublié son chien, ou pire, son enfant, sur un parking d’autoroute. 

Ses pensées spontanées organisent sans préméditation, simplement comme un penchant luxurieux, la confusion entre le vécu, les faits avérés, les rêves inspirés par ce vécu ainsi que les interprétations successives et tâtonnantes de ce montraient la part récurrente, insistante, de ces rêves. C’est cela se raconter ? Une délicieuse indistinction entre réalité et production onirique. Avec beaucoup de silence, de passages à vide, de mutisme .« En fait, je ne me disais rien du tout, mais j’entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j’y prêtais l’oreille, à la manière d’un animal j’imagine, qui tressaille et fait le mort. Et alors, quelquefois, il naissait confusément en moi une sorte de confiance, ce que j’exprime en disant, Je me disais, etc., ou, Molloy, n’en fais rien, ou, C’est le nom de votre maman ? dit le commissaire, je cite de mémoire. » (p.146)

Revenir en rêve dans des lieux jadis habités, avec lesquels il faisait corps, c’est souvent aussi les revoir tels qu’ils étaient, intangibles, fonctionnant comme les cadres d’un mythe d’origine à déchiffrer, mais aussi, parfois, théâtre de bouleversements, tentatives de réécriture de son passé, sans qu’il y soit associé, juste instrument. C’est ce genre de tableau qui envahissait la grande salle du Musée Guimet. Elle avait été le cœur où l’on avait célébré l’histoire naturelle à l’ancienne, telle qu’on l’écrivait à l’époque de la création de ce musée, selon une vision de l’homme au centre de la création. Même si, il faut bien le dire, parmi l’état des connaissances accumulées et exploitées dans le dispositif muséal, ses coulisses, ses ateliers, ses laboratoires, il y avait de quoi mettre sur la piste d’une sortie de l’anthropocentrisme. C’est là, dans cette ancienne cathédrale des sciences du vivant, que se dressait en 2022 la structure irrégulière et vandalisée d’un vivarium ou aquarium, non pas inerte mais en pleine métamorphose. Un empilement de vitrines abandonnées lors du transfert des collections vers un autre site plus spectaculaire et moderne. Des espèces qui y étaient encagées, au nom de l’asservissement de la nature, sont mortes délaissées ou, au contraire, se sont libérées. Certains panneaux vitrés ont disparu. L’architecture d’enfermement du vivant est en ruine et abrite de nouvelles hybridation entre dehors et dedans, décentrement de ce qui fonde les connaissances et détermine de quel point regarder et être vu. Ca déborde et ça creuse à la fois les intériorités insoupçonnées de la cage. Ce qui était confiné n’a cessé de faire fermenter la configuration d’une future liberté à conquérir et coloniser. A présent que la prison est ouverte, cet imaginaire bactérien est en route, autour de cet étrange assemblage. C’est une ruine de verre illuminée crûment en permanence –  référence aux usages tortionnaires de la lumière dans certaines cellules -, où croissent des végétaux mutants parmi détritus, ossements, fossiles, dans une lumière cadavérique ; où s’élaborent des organologies expérimentales entre les ramifications technologiques, ces racines transportant l’énergie et la sève des data, et le végétal condamné à s’approprier l’environnement colonisateur de l’intelligence artificielle. Une étrange jungle « technologico-organique ». Déprimante et porteuse d’espoir à la fois, la dimension « jungle en devenir » forte d’une silencieuse déflagration positive, dès lors que la génération en pagaille de la diversité peut y relancer une sélection créative, des équilibres innovants, à l’opposé des tendances à nettoyer/aseptiser la nature. Le grouillement incontrôlable cesse d’être connoté négativement, devient icône de résistance, de foutoir salutaire. « On pense que les bactéries résistantes ont moins de chances de durer si elles sont en présence de bactéries rivales (dont beaucoup produisent leurs propres antibiotiques) ou de parasites et de prédateurs. Plus un hôpital (ou votre peau) ressemble à une jungle, moins une nouvelle souche de bactéries a de chances d’y devenir dominante. » (p.288) Dans le corps de ce monument, miroir des angles morts de l’histoire naturelle, s’incrustent des écrans qui montrent des structures architecturales symbolisant des formes de savoir, mortes ou vivantes, enchevêtrées ou en collision, des bouts d’histoires d’effondrement, de catastrophes, des esquisses de recomposition à partir de matériaux inertes, les entrailles de certitudes modernes explosées, gangrenées, d’incantations de ce qui pourrait s’y substituer. Une recherche. Plastiquement, ce sont de petits copiés-collés filmiques comme autant d’exorcismes de ce qui vient. Cela ne semble pas être la projection de montages réalisés par des humains mais ce que les écrans, parties intégrantes de la cage fracturée, ont envie de montrer. Cet ensemble de désastre et de renaissance, incluant une part importante d’incompréhension que véhicule l’expérience esthétique, pourrait représenter une confluence rebattant les cartes entre ce que l’on connaît et ce que l’on ignore, remise en jeu du fondement des sciences jusqu’ici mis sous scellés et à partir de quoi une bifurcation est rendue possible par l’acceptation de notre ignorance. Celle-ci nécessite la définition d’un programme de recherche sur la place réelle que l’humain occupe dans l’arbre du vivant. « Cet arbre ne ressemblait guère aux arbres évolutifs de nos manuels, qui ont tendance à ne s’intéresser qu’aux formes de vie jugées dignes d’intérêt ; les humains, les singes ou nos parents proches, par exemple, ou encore le chêne (l’arbre du chêne formant un méta-arbre). Ce qui est beaucoup moins connu, même de la plupart des biologistes de l’évolution, c’est l‘arbre de l’ensemble de l’évolution, sur lequel figurent non seulement les primates, les mammifères ou les vertébrés, mais aussi les fungi, les oxyures et toutes les lignées d’organismes unicellulaires. (…) Si l’on donnait un nom à chacune de ces branches, on constaterait vite qu’elles nous sont pour la plupart inconnues. (…) Et même si nous cherchions longuement la branche sur laquelle sont perchés les humains, nous ne la trouverions pas. Ce n’est pas une erreur, mais bien le reflet de notre place réelle dans le tableau général du vivant. (…) Si l’on mesure la diversité du vivant sur la terre par le mode de vie, la capacité de digérer certaines substances ou même la singularité génétique, la plus grande part du vivant est microbienne. » (p.303) L’auteur de ces lignes, l’écologue Rob Dunn, considérait dans les années 20 qu’il était indispensable de mieux étudier cette part microbienne pour mieux ajuster un futur possible pour notre civilisation sur terre…

L’anxiété du délitement de ce qui, depuis des décennies, tient lieu d’horizon pour subsister dans l’habitus de la croissance, entraîne un retour massif de la peur du lendemain. La peur de devenir pauvre, de ne plus savoir faire face. Et une peur décomplexée, comme on a parlé de droite décomplexée, qui a de moins en moins de mal à s’exprimer, malgré tous les dispositifs de contrôle qui, depuis des décennies, tendent à la culpabiliser. Si vous êtes pauvres, honte à vous. Tout augmente, tout n’a cessé d’augmenter depuis les premières grandes pandémies nées de la destruction de la nature, depuis l’évidence de plus en plus flagrante que le capitalisme nous suicidait massivement, comme une fuite en avant démente imposée à tous, tout augmente pour que le 1% le plus riche engrange le maximum afin de sauver sa peau car la seule croyance qui subsiste chez eux est que tout s’achète. Cette angoisse contagieuse du lendemain que rien, à ce jour, ne parvient à calmer, sinon le choix délibéré de vivre avec peu, ne l’épargne nullement depuis son choix de se retirer, et elle lui laisse souvent, au réveil, un goût de cendre. Comme d’avoir voyagé en songe dans son passé et de n’avoir survolé que des contrées inertes, dévitalisées, incapables de prodiguer la possibilité de se projeter dans le futur. Ce que l’on a appris sur terre, apparemment, ne nous est d’aucune aide. Découvrir ainsi que l’on n’a rien vécu qui permette d’anticiper, de construire, de prolonger la trame d’un itinéraire. La politique de la terre brûlée appliquée au vécu antérieur. En fait, l’avenir de plus en plus bouché est une disparition par pertes et profits de toute expérience antérieure. L’ensevelissement de son petit monde sous les poussières volcaniques du futur cramé, il le découvrit en grand, en pénétrant dans un immense hangar d’usine, occupé par la Biennale 2022. D’abord le silence majestueux, celui d’un caisson sensoriel à l’échelle d’un paysage sans fin. S’il n’a jamais épousé une vie nomade, le village de roulottes et caravanes qui s’étale sous ses yeux lui évoque les arrangements relativement précaires qu’il n’a cessé de composé, bricolé, pour vivre à sa façon à l’écart d’une urbanisation stérile, autoritaire, compétitive. Une succession de petits agencements pour vivre en marge, à côté, tout en étant dedans, en suivant le mouvement. Il y a là, un camp, tel qu’il en découvrit, par exemple, ce jour d’été où, avec un ami, ils furent emmenés contre leur volonté, dans un village de gitans. Des caravanes, des ruelles, des feux, des marmites qui mijotent, des paniers remplis de fruits, des voitures sans roues, posées sur des blocs bêtons, en train d’être trafiquées. Ils étaient excités de pénétrer ce campement d’indiens tout en étant stressés quant à ce qu’il allait leur arriver (être dépouillés). L’installation de Op de Beek saturant l’immense hangar vide reprend cet imaginaire de tangence nomade. En plus gentil, normalisé, l’apparence d’un clos pavillonnaire, précaire. Avec des traces d’artisanat, d’organisation sociale veillant à des espaces de jeux et de détente, une statue sainte en centre tutélaire du village, des aménagements évoquant les parcs publics, des équipements pour rassembler les vélos, des essais de jardinage. Lors des grandes secousses économiques (2008…), on a vu de plus en plus de gens, sur le seuil de pauvreté, se résignant à vivre dans des caravanes, des mobilhomes ou des cahutes et s’ingéniant à y reconstituer des structures de vie décentes, des « ça m’suffit » bricolés, ingénieux, toujours animé de l’utopie d’atteindre, avec les moyens du bord, la meilleure vie possible. Ces vies de rien ne sont même plus possibles. Le village alternatif est fantôme, désert, mort. Tout est étouffé sous une couche régulière de fine cendre. Se retrouver face à ce sinistre, et devoir y aller, dedans, du pas lent de visiteur d’exposition, dans ce paysage dévitalisé, contaminé à jamais, « gigantesque memento mori, qui nous rappelle la fuite irrémédiable du temps et la vanité de l’existence humaine », lui causa un choc, une frayeur, un inconfort puissant. Les mots du cartel, gentiment, situe la chose dans un genre classique, conventionnel, d’émotion esthétique. Sous-entendu, c’est une fonction historique de l’art de nous confronter avec ça. Mais l’ampleur de l’installation, et dans le contexte plus général d’effondrement de ces années-là (au même moment, les scientifiques revoyaient  au pire leurs prévisions sur la fonte des glaces), présentait toutes les caractéristiques d’un stade de destruction dépassé, sans espoir de réparation, de retour en arrière.

Cette cendrée terminale, méticuleuse, soyeuse même, n’a cessé depuis de se répandre sur les contrées où les rêves le conduisent la nuit. « Qu’un homme comme moi, si méticuleux et calme dans l’ensemble, tourné si patiemment vers le dehors come vers le moindre mal, créature de sa maison, de son jardin, de ses quelques pauvres possessions, faisant fidèlement et avec habileté un travail répugnant, retenant sa pensée dans les limites du calcul tellement il a horreur de l’incertain, qu’un homme ainsi fabriqué, car j’étais une fabrication, se laisse hanter et posséder par des chimères, cela aurait dû me paraître étrange, m’engager même à y mettre bon ordre, dans mon propre intérêt. Il n’en était rien. Je n’y voyais qu’un besoin de solitaire, besoin peu recommandable certes, mais qui devait se satisfaire, si je voulais rester solitaire, et j’y tenais, avec aussi peu d’enthousiasme qu’à mes poules ou à ma foi, mais avec autant de clairvoyance. » p.190) Fatigué, repus de souvenirs, ses yeux errent avec volupté sur la réserve de gelée de coings et les deux fruits en train de pourrir lentement, tavelés, flétris, si beaux.

Pierre Hemptinne, 316,4 PPM

Enchevêtré au talus

Fil narratif librement tissé à partir de : une peinture de Bruno Vandegraaf – Eirene Efstathiou, Domestic Stratigraphy, galerie Irène Laub – deux peintures d’E.D.M. – Kevin Laland, La symphonie inachevée de Darwin, La Découverte 2022 – des souvenirs, des jardins…

La visite et la malle

Des voix dans la ruelle, une conversation, des hommes et femmes approchent, une visite imminente. Quelques secondes de panique puis, dès le premier visiteur entré dans le cadre, l’apaisement, il retrouve vite les automatismes de la civilité. Du reste, les salutations sont amicales, on le charrie affectueusement sur son installation de « baraqui », « l’homme qui a une maison mais campe sous les étoiles, en toutes saisons ». Il distribue des tasses et des verres, fait circuler un thermo et une bouteille de jus de pommes (« ses » pommes pressées à la coopérative). Celle qui fait office de présidente de l’association : « On pensait organiser une processions, prochainement, t’es partant ? ». (Les processions sont organisées selon les envies et les besoins des unes et des autres.) « Mais oui, bonne idée, en plus, on devrait recevoir sous peu quelques primeurs de vignerons d’en bas ». Le groupe lui demande alors, et c’est le véritable objet de leur venue, s’il pourrait suggérer des peintures ou images à intégrer au parcours pour en renouveler le récit et le potentiel combinatoire. Il extirpe alors de l’intérieur, après fouille et déplacement de divers meubles et autres archives encombrantes, une grande malle métallique. Il est seul à en connaître l’usage colonial par ses grands-parents, genre de bagage de déménageur qu’utilisaient tous les coloniaux. Il y a rangé les quelques œuvres achetées ou reçues lors de sa « vie active » (comme on dit, à savoir période où il gagnait assez d’argent pour acquérir, de temps à autre, une œuvre lui tapant dans l’œil). Tout en sirotant café et jus de pommes, les visiteurs et visiteuses déballent, découvrent, commentent, admirent, rejettent, installent une sélection contre le mur, au pied d’un arbre, sur la balustrade, laisse la lumière jouer dessus, discutent du choix, des endroits où les placer, des liaisons avec les œuvres qui resteraient dans le parcours…

Le talus

Après cet interlude de socialisation impromptue, un vide angoissant le submerge, comme ramené brutalement à la crudité du « que faire de mon temps, des heures qui passent, jusqu’à une certaine délivrance ? ». Bon dieu, il croyait avoir réglé ça depuis longtemps, un rien l’y ramène, de façon complètement irrationnelle. Il s’enfonce dans la végétation, emportant vieux gants, sécateur, bêche (ayant appartenu à son grand-père, jardinier). Il choisit un coin éloigné, auprès d’un néflier, pour s’accroupir, regarder le sol, et « faire quelque chose ». Pas vraiment « jardiner », ce n’est pas « son » jardin, plutôt se laisser « jardiner » par la nature immédiate. Pas « nettoyer », pas mettre en ordre. Juste chercher un agir de régulation, équilibrer la frontière entre la poussée sauvage et son espace vital,  limiter l’exubérance des ronces, repousser l’invasion des fruits et graines qui germent en folle épinière de châtaigniers, chênes, frênes, aubépines, noisetiers, freiner les lianes qui gagnent les branches du néflier, réduire la paille aplatie qui étouffe le sol pour que les graminées reviennent, que le trèfle refleurisse, ramasser le bois mort, le préparer pour le feu, scier de vieilles planches qui trainent là depuis toujours sous le lierre, vestiges de volets, de portes et châssis pourris. Peu à peu il s’intègre au fouillis. Il découvre le jardin sous un autre angle. Fondu dedans, les oiseaux circulent sans se préoccuper de lui. Le bruit de la scie ne les effraie pas, ils l’adoptent. Il observe, découvre un bout de la terrasse, la tête épanouie d’un cognassier fier de ses fruits jaunes inaccessibles – presque des idées de fruits d’or de contes et légendes -, il regarde son lieu de vie comme de l’extérieur, en étranger décentré, comme s’il filmait les traces de la manière dont il a organisé son existence quotidienne dans ce petit coin de nature. Traversé, bougé par le point de vue de toutes ces choses qui s’adaptent à sa présence. Un sentiment magique de présence-absence dû à l’immersion – toujours surprenante, toujours féconde – dans le talus enchevêtré de Darwin. « Charles Darwin, contemplant la campagne anglaise depuis son bureau, à Down House, pouvait songer avec satisfaction qu’il avait développé une vision convaincante des processus par lesquels l’étoffe délicate du monde naturel s’était tissée. Dans le passage final de L’Origine des espèces, peut-être le plus célèbre et certainement le plus évocateur de l’ouvrage, il dit avoir contemplé un talus enchevêtré, peuplé de plantes, d’oiseaux, d’insectes et de vers, dont le foisonnement manifestait une cohérence complexe. » (p.14)

L’auréole bleue

C’est ce genre de coup d’oeil – du sein du talus enchevêtré où l’on fait l’expérience, depuis le foisonnement des choses, d’un regard extérieur sur le récit humain –  qui agence la peinture finalement retenue par le groupe pour diversifier la procession. Un décor de jardin, peint sur bois, rebut de plancher coupé en petits formats carrés. Cadeau d’un ami. Ce qui se passe dans ce jardin est surpris d’entre les feuilles qui le bordent. La singularité de ce paysage domestique lui est à la fois étrangère – il la découvre pour la première fois – et profondément familière – il sait avoir vécu des moments agréables dans un écrin de verdure qui ressemble à ça. Il s’y voit encore. Il ressent, comme venant de lui, les coups de pinceaux qui guident la contemplation de ce théâtre d’instants partagés hors du temps, forcément déjà éventés. Ils continuent néanmoins, s’éloignant imperceptiblement, à émettre leurs ondes dans la tête, suscitant l’espérance que reviennent d’autres semblables, les mêmes et jamais pareils. Ce qui se passe dans ce jardin.. quand on n’y est plus.. que reste-t-il dans l’air de nos humeurs joyeuses, hédonistes, qui y ont fleuri ? Flux et reflux mélancoliques. Une coulée sombre rampe agile et reflue emportant quelques flaques de soleil. Une brise mélange ténèbres et lumières végétales. Opacité et transparence se figent. Un catalpa planté comme une toupie-parasol entame un mouvement de derviche, agitateur de chlorophylle et particules solaires. L’artiste : « Oh, cela ne m’a pris que quelques minutes ! » Tout va très vite, l’intuition qu’il y a là quelque chose à peindre, la cristallisation d’une image mentale à faire remonter, la main qui travaille couleurs et formes. Avec cette vitesse d’exécution, quelque chose qui échappe à l’œil nu est saisi. La palpitation pulmonaire de ce coin de verdure, brassant la nuit et le jour, la mort et la vie. Au sol, un cercle bleu, rembourré, irrégulier, tombé du ciel, sorti de terre ? Auréole chue qui évoque la vie de plein air, le barbotage et l’insouciance que clôture la fin de l’été. Ces piscines jouets qui rendent l’âme à l’automne, se dégonflent, se transforment en marres d’eau croupie, feuilles pourries, humus. L’anneau d’un miroir flottant ne reflétant que l’insondable. Un trou noir. Là, au fond du jardin paisible, la mutation d’un objet banal en truc étrange, équivoque, incontrôlable. Que va-t-il surgir de ce puits d’encre ou que va-t-il absorber, subrepticement, peu à peu, chaque fois que l’on détourne le regard ? Point de fuite où tout s’engloutit, ce que l’on cherche à retenir, les joies, les plaisirs, et que l’on sent filer trop vite, s’échapper, nous précéder dans le néant. Anéantissement en partie toujours inconcevable – tant que l’énergie vitale prédomine -, en partie drainé par des réminiscences troublantes du foyer, qu’il désire inlassablement retrouver, visitant en rêve sans cesse les diverses maisons de sa vie d’habitant, dont il entretient la perte comme seule possibilité de retrouvailles. Confusion.

Le rocher et les neurones

Les dessins de surfaces rocailleuses d’Eirene Efstathiou lui évoquent ces ramifications, ces strates mémorielles où se conserve la matrice du foyer d’où rayonne nostalgie et mélancolie primales. Elle retrace et explore la surface géologique où, historiquement, reposait la maison familiale, selon un contexte grec bien spécifique. Elle copie la roche telle qu’elle subsiste, vestige de son passé, ou elle la reconstitue de mémoire, telle que sa minéralité s’est exportée en elle et a développé dans ses entrailles cérébrales, ses gemmes et sa plasticité cristalline. « Athènes compte de nombreuses collines et certaines maisons construites avant 1960 reposaient directement sur la roche, les constructeurs ne voulant pas prendre en charge le coût de l’excavation », (Feuillet de la galerie). La cartographie infinie de cette écorce rocheuse, avec mousse, lichens, lianes, brindilles, déchets végétaux renvoie aussi à l’insondable du talus enchevêtré, sa profondeur géologique. La maison n’était pas seulement sur le sol mais aussi là-dedans, dans le talus. Ou elle a glissé via les souvenirs, devenant foyer-talus. Ce foisonnement de traits, de lignes, d’accidents, de reliefs suggère les rêves et récits que l’on secrète du fait d’être corps dans le corps de la maison familiale, arrimé en un point spécifique de la planète. Rêves et récits spontanés – en partie transmis, en partie auto-générés- forment ancrage et corporéité de racines d’un imaginaire personnel, mais toujours déjà pluriel et complexifié, puisque tributaire d’une cellule habitée par plusieurs individus soucieux de s’assurer un enracinement salutaire, solidaire et concurrent à la sois. Ce lieu a disparu, physiquement. L’urbanisme a « remplacé ces maisons construites sur les rochers par des immeubles ». Parmi ces nouvelles constructions, l’artiste documente un lieu précis où elle a identifié le fantôme de la maison de son enfance, qui hanterait à présent le volume d’un bâtiment plus récent, sans âme. En tout cas usurpateur. Et ses dessins de rochers dès lors figurent le déracinement, l’enracinement perdu. Mais dessiner ça avec une telle précision à la manière d’un autoportrait, c’est développer un répertoire d’images par lequel former racines dans le déracinement même. Ces images organologiques déploient l’équivalent d’un texte fondateur fait de cicatrices couturant la surface par laquelle habiter performait une adhérence, une adhésion. Une perméabilité entre le vivre et l’assise offerte par la spécificité du sol, géologique, esthétique et historique. Ce sont des gravures oniriques qui rendent compte de deux parties, jadis soudées, comme l’anémone de mer sur son rocher, à présent arrachées l’une de l’autre, à jamais, mais restant en miroir. Ces dessins sont à présent le roc virtuel où l’artiste continue à bâtir sa façon d’habiter le monde. Ils ont une certaine dimension placentaire, ou magma de cellules en gestation, gelée de neurones. Des amas de formes ou s’esquisse une architecture synaptique. Hybridations stylisées. Dans l’art d’observer ce qui particularise cette niche écologique, un catalogue de connaissances s’est formalisé, pas verbales mais iconologiques, et qui aide l’individu qui en jouit à se situer, à se déplacer, à interagir avec ce qui l’entoure. Ces physionomies de roches ne pouvaient qu’inspirer, par empathie, des tournures d’esprits, des complexions sensibles leur ressemblant, copiées, avec constitution de caractères et syntagmes inconscients, similitudes et correspondances au niveau des intuitions cognitives. La gestation et l’évolution d’un esprit et de ses organes sont forcément écologiques.

Le bosquet poumon

S’apaiser en allant vers le foyer. Rentrer dans le bois, avancer, s’assoir. La masse de feuilles vertes, parfois tachée de rouille, freine la lumière, la filtre et la décompose, la fait dégoutter en pâte vitreuse. Elle coule et, à la manière d’un brouillard épais s’accrochant aux branches, elle s’amalgame aux écorces, liquéfie la surface des troncs qui en deviennent presque immatériels, faisceaux de sève tremblée dans l’atmosphère. Le bosquet obscur absorbe la lumière dans ses fibres végétales, ses mousses spongieuses, ses fougères séchées, ses amas de branches mortes, et la régénère lentement. Il s’y opère une fascinante fusion crépusculaire. Le temps est suspendu. Il est difficile d’établir une distinction entre soi et ces grands spectres fibreux de grands arbres, sans contours fixes. Esprits végétaux polymorphes. C’est une niche qui dispense le calme du bout du monde. Il n’y a plus de ciel direct. Les colonnes vibrantes barrent la vue. Regarder, distinguer. En voir le moins possible et, dans ce moins, chercher les horizons vierges. La matière entre dans l’oeil, naissante et agonisante. Confusion fibreuse. Le bosquet emplit son office, lentement, par une trouée, là-bas, il libère une clarté qui s’éloigne aussitôt ; il expulse à son orée, de quoi tisser un rideau de bleu céleste. Cette recréation fragile de la lumière, au compte-goutte, semble mettre à contribution la respiration contemplative de qui vient, discrètement, se lover à l’unisson, dans les bras du bosquet.

Pierre Hemptinne

Sur les traces de la comète ivresse

Fil narratif à partir de : Hélène Bertin & César Chevalier, Couper le vent en trois, Palais de Tokyo – Jacques Néauport, le dilettante, LeRouge&LeBlanc – David Quinn, Refuge, galerie Rossicontemporray Bruxelles – Miguel Benasayag, La singularité du vivant, Le Pommier – Bonnet, Landivar, Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences – Tatiana Trouvé, Atlas de la désorientation, Beaubourg – Un dessin de Rémy Hans – Divers vins nature – Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte – Walter Benjamin, Charles Baudelaire, La Fabrique – Un chat…

Intro hallucinée

Dans le ciel étoilé, le charroi de satellites d’un milliardaire, soudain, galope silencieux, féérie et agression… Pour la féérie, le registre de tout ce qui surgit comme signes du ciel, étoiles filantes, visiteurs venus d’autres mondes, traîneau du Père-Noël, personnages de contes fée s’envolant vers un bonheur infini une fois l’histoire racontée… Pour l’agression, l’acharnement des puissants à conquérir toujours plus, à se payer l’impayable, à s’approprier l’espace, à exporter l’extractivisme destructeur le plus loin possible. Ce convoi interstellaire file avant tout vers l’au-delà transhumaniste, caravane improbable réinventant la technologie panoptique, promouvant la capacité de coloniser, pour notre bien-être, les plus infimes des fibres vivantes, neurones et tutti quanti, par sa puissance algorithmique, le génie de sa réalité augmentée, l’excellence de son intelligence artificielle…  Au final, un sentiment profond de dépossession et de viol cosmologique. Surtout, de quoi lui gâcher son ivresse nocturne…

L’appel d’un autre lieu

Il a une difficulté croissante à assumer son statut de solide. Comme de rester planté immobile dans le courant d’une rivière ou l’avalanche océanique des vagues successives (le plus gai est l’instant où l’on cède, emporté, submergé). Demeurer fixe dans le flux incessant des choses qui se délitent, en obéissant, bien malgré lui, à l’injonction d’incarner à sa petite échelle la permanence de l’humain, son état d’exception, le continuum de l’ordre établi, la fiction de sa permanence essentielle, injonction intangible mais bien réelle, qui coule dans le sang dès la naissance. Si chacun préserve sa mini-parcelle d’éternité, on y arrivera… Toute cette civilisationlui tombe des mains. Il pensait en avoir fini avec, être passé outre, mais ça subsiste, ça continue sur sa lancée, formidable force d’inertie des choses inculquées durant des siècles. Le besoin d’alléger l’assignation à glorifier la station debout, le conduit à cultiver, régulièrement, une certaine ivresse. Une perte d’équilibre, un basculement. Il lui arriva de la caractériser de façon surprenante, « ah, c’est le moment de s’offrir une petite ivresse de comète ». D’où cela lui venait-il ? Ce n’est qu’après plusieurs jours de rumination qu’il en exhuma l’origine approximative. Il s’agissait d’une phrase lue dans un musée. Il arpenta ses disques mémoires dont il n’extirpa qu’une maigre photo, pas trop explicite, mais qui lui permit de mieux localiser l’événement. L’archive lacunaire ne rendait pas compte de la force de ce qu’il croyait avoir vu et senti. Comme s’il avait juste survolé. Il en conçut le sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de n’avoir pas assez profité de cette exposition, de n’avoir pas pris le temps de s’en imprégner. Une occasion perdue de mieux comprendre et formaliser certaines choses qui comptent pour lui, un trou dans l’enquête esthétique conduite vaille que vaille depuis des décennies, fil de subsistance. Il consacra plusieurs libations crépusculaires à ressasser l’ombre projetée de cette exposition – peu mais prégnant, mais obscur, taciturne. Une reconstitution archéologique à partir de quelques bribes. Et probablement, comblait-il l’absence d’indices objectifs par l’invention, fiction. Ces exercices de fouille s’effectuaient en sirotant du vin nature. A un moment, alors que son esprit fuguait en évocations fruitées et florales de prairies illimitées, « levure » vint à la surface. De là, il se souvint qu’il avait acheté un livre faisant partie intégrante de l’exposition. Il en retrouva le titre et, même, mis la main sur l’exemplaire qui, en fait, était resté relativement à portée, comme s’il attendait son heure, « Jacques Néauport, le dilettante ». Il ne l’avait jamais lu. C’était l’occasion ou jamais. Il se rappela qu’il s’agissait d’un document exceptionnel sur l’aventure des vins nature. On y parlait forcément de « levures indigènes ». Les morceaux se recollaient et la gorgée simultanée à ce sentiment fut savoureuse, le signal d’un envol. La phrase « l’ivresse de la comète » courait sur le mur, imitant la trajectoire courbe et ondoyante d’un astre fulgurant. La salle était remplie d’outils et de dispositifs évoquant le travail de la terre et la vinification à la façon d’une alchimie, pressoir, tonneau, foudre, jarres en grès, arbre à flacons soufflés, fantaisistes, pierres sacrées creusées en auges ou bénitiers…. Le design des pièces, tout en restant implanté dans la dimension fonctionnelle d’engins rationnels, était transformé du simple fait de leur transposition dans l’espace muséal, entre objet traditionnel et œuvre d’art, outil et magie. Mobilier dont la fonction de transsubstantiation de la matière échappait forcément au profane. Meuble hermétique. Sur un arbre à bouteilles, une floraison de flacons fantaisistes, illustrant la légèreté réconfortante d’une ergonomie ivre, un monde de bulles et nuages directement bu au goulot. L’ensemble, librement fantasmé, laissant s’exprimer toute la part imprévisible, mystérieuse, du travail de la terre et de la vinification, une fois délivré de la chimie industrielle. 

Pourquoi et comment le vin nature lui a ouvert un terroir où végéter

La culture et la vinification une fois restituées au régime du vivant s’inscrivent dans l’imprédictible. C’est une histoire de fermentation qui n’est plus totalement maîtrisée mais avec laquelle les vigneron-ne-s dialoguent, échangent, acceptant le grand partage bactériologique de tout ce qui vit. Le processus de la grappe à la bouteille n’a plus rien de linéaire, chaque fois un trajet différent, selon les initiatives que prennent les levures. L’ivresse de comète, c’est se sentir converti, peu à peu, aux confins de son organicité, aux états nébuleux, perçus comme ondes régénératrices, taries et revenantes, aperçus au lointain comme pouponnières d’étoiles inaccessibles, d’où fusent, en déplacement stellaire bousculant le cosmos intérieur, d’improbables astres du berger, conduisant vers on ne sait quelles révélations – décisives -, englouties dans l’infini, mélange de glace et matières gazeuses. C’est épouser dans l’euphorie douce de ces surgissements bouleversant l’intériorité, la déplaçant hors de son orbite déprimée, la course vers le néant de ces chevelures de lumières, fulgurantes, en rêvant que leurs entrailles de glace contiennent des grouillements de bactéries n’attendant que les bonnes opportunités pour donner naissance à d’autres formes de vie, quelque part, autre part, l’ivresse ne cherchant nullement à éclaircir où et comment exactement, sa préoccupation première étant de larguer les amarres, de flotter, de s’affranchir de toute situation assignée. Amadouer ainsi la mort, ivresse après ivresse, expérimenter la décomposition. Les lèvres au bord du verre, les narines dilatées, le regard louchant vers le liquide rouge, la langue effleurant à peine la surface du vin. Protocole de soulagement. Chaque fois que le vin ouvre l’accès à l’enchantement recherché – tous les vins nature n’y sont pas propices -, ce qui l’emplit, au fur et à mesure que ses papilles s’imbibent, c’est le souvenir d’un « lieu ». Le vin matérialise sur la langue, sous le palais, l’atmosphère – allez, disons l’âme – un lieu précis, chaque fois différent dans un système de ressemblances, ou chaque fois le même mais sous d’autres combinaisons, un lieu qu’il lui semble avoir connu, ne serait-ce qu’en pensées, ces pensées où il dessine certains espaces aux airs de bonheur éventé, qu’il aimerait (re)trouver tout en sachant cela impossible, des lieux qu’il est certain de n’avoir jamais foulé, de n’y avoir jamais séjourné. Et pourtant, ils transmettent, à travers le vin, une familiarité envoûtante, antérieure à la vie consciente, ou d’au-delà de ce dont il peut se souvenir. Ils ne restituent pas une image-paysage, plutôt ce que, immergé dans un paysage précis qui charme ou interpelle, l’on renifle, l’odeur, pas un parfum statique, mais ce qui traduit la façon dont le vivant hétérogène travaille à cet endroit précis, ce qui émane de son humus particulier. On débouche dans une clairière inattendue, on s’arrête, on hume, palpitant et après quelques secondes on se dit « ça sent bon, ici ». Un subtil et complexe arôme organique qui donne envie de se blottir là dans l’herbe. Cet enchantement mélancolique, il l’attribue – peut-être à tort, il n’est pas goûteur – à tout ce qui caractérise le vin nature, la culture biodynamique, la vinification sans ajouts de sulfite, la mise à contribution des levures indigènes. Il y a toujours eu un discours – surtout français avec la mystique du sol-patrie – comme quoi le vin exprime le terroir. Pourtant, la viticulture conventionnelle longtemps monopolistique et encore majoritaire, avec herbicide et pesticide tuant toute levure indigène, est obligée de recourir aux levures industrielles et donc incapable de produire des vins du terroir. Il y a eu là tout un discours mensonger – comme toute rhétorique marketing – qui a faussé la relation à l’agir métaphorique de la vinification. Vendre un rêve mort-né. Les levures indigènes, c’est tout un climat, une atmosphère, un écosystème turbulent qu’a préféré annihiler les pratiques conventionnelles intolérante à l’aléatoire, comme s’il convenait d’arracher le vin à la nature, en réduisant l’intervention du vivant par lequel il se singularise, en fonction des écosystèmes auxquelles participent les vignes et les chais, loin de toute la standardisation, fondement du commerce. Il se souvient avoir organiser une dégustation performance de l’association Ovnivin au cours de laquelle était récité intégralement le codex des intrants chimiques validés par l’industrie viticole. Effrayant bombardement de molécules incompatibles avec les levures indigènes, jugées perturbatrices et complexifiant, de fait, la vinification. Jacques Néauport témoigne des insomnies que cela lui a occasionné. Dans une perpétuelle confrontation avec les « habitudes ». Ainsi : « Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire Jacques Reynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée ! Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant, château Rayas 1989, c’est magnifique ! » 

Peuples de levures

Les populations de levures peuvent se perpétuer dans une cave plus d’une centaine d’années. Ca donne une idée de consistance, en tout cas d’une présence, d’une filiation au cours de laquelle l’ensemencement réciproque s’effectue… « En Bourgogne, les meilleurs vins provenaient souvent des caves anciennes qui avaient vu fermenter de nombreux vins, car cette fermentation ensemence énormément l’atmosphère. Les levures qui sont dans les chais viennent à l’origine de la vigne, ou alors des levures industrielles utilisées. Elles ne sont pas arrivées là par hasard, elles sont arrivées là parce qu’on a fait du vin à partir de levures qui étaient dans les vignes. Le propre des levures, c’est qu’elles font souche : même si elles n’ont pas de sucre à bouffer pendant très longtemps, il suffit qu’elles aient, à un moment, simplement deux ou trois conditions favorables pour se remultiplier. (…) Si une souche de levure d’une cave s’est constituée à partir de levures du commerce, on ne peut pas dire qu’elle restitue le terroir. En revanche, si une souche de levure est présente dans une cave depuis cent ou cent-cinquante ans et qu’elle est issue de la vigne, là, elle restitue le terroir. » (p.47) Jacques Néauport raconte ses premières expériences de vinification nature raisonnée dans le Beaujolais des années 80.  Quarante après, certaines tables du Beaujolais ne proposaient toujours aucun vin nature ! S’intéresser à l’histoire de ces vins libérés et à leur réception controversée permet de documenter concrètement la problématique du « changer d’imaginaire » sous contrainte Anthropocène, dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de schèmes sensibles construits et propagés massivement par l’industrie marketing avec l’aide, à son corps défendant ou non, de toute la classe des œnologues professionnels (une grande partie en tout cas, durant une très longue période, du fait d’un langage et d’un vocabulaire mis au point dissimuler l’impact d’intrants chimique, les faisant passer pour des caractéristiques naturelles). On pourrait dire que la culture du vin classique – avec ses effets de distinction, de capital culturel et symbolique – s’est construit, finalement, à la gloire d’un breuvage incarnant la façon dont l’humain tenait à se distinguait de la nature et du vivant –  toute bonne nature est une nature neutralisée, artificialisée par la technique humaine. Et l’on a bu ce « philtre » abondamment dans toutes les chaumières, hop, directement dans le sang.

Ivresse et holobionte

Voilà, L’ivresse de la comète était une installation d’Hélène Bertin et César Chevalier, ce dernier s’initiant réellement – en-dehors du monde artistique-  à la vinification. La salle est très aérée, avec beaucoup de vide. Les outils, les objets évoquent donc ces lieux de transition et transmission entre l’activité humaine et celle des levures indigènes. Dans le silence de la salle et de ses objets évoquant des rituels sans âge, il est possible de méditer sur « l’ouvrage invisible des levures, la polyphonie des savoirs agricoles et croyances qui les accompagnent ». Dans cet espace ensemencé est présenté – réimprimé pour l’occasion – l’entretien de Jacques Néauport. Qui permet d’imaginer que l’ensemencement s’effectue par imprégnation, la façon dont cet air-là, saturé de levures, va oxygéner la matière grise. Par contact aussi, les levures colonisant outils et objets touchent le microbiote cutané des humains. Par le cycle de travail des levures dans les cuves et leur impact sur la boisson mise ensuite en bouteille et enfin dégustée et bue/avalée, le vin absorbé agissant enfin sur le microbiote intestinal. Ce qui conduit à la rencontre de l’holobionte, l’humain non plus individu intègre et « pure essence de l’homme », mais écosystème réunissant des milliards de collectifs de micro-organismes (bactéries, virus). Ces êtres qui constituent notre réalité biologique jouissent d’une certaine autonomie, ont leur destin propre, et contribuent aux humeurs de nos organes qui influent sur nos pensées, nos sensibilités, nos imaginaires. « La pensée se développe grâce aux stimuli des corps. Ceux des corps humains, mais aussi ceux de la totalité des corps qui coconstituent le champ biologique. (…) les cerveaux humains ne pensent pas. Ils participent à la combinatoire qui produit la pensée dans cet aller-retour de stimulations réciproques, et ce sans qu’il y ait jamais, à aucun moment, traduction. » (p.93) Son ivresse de comète, les lèvres au bord de la coupe, tous les sens tramés par la vie végétale et animale qui l’environne, ressemble bien à cela, s’abandonner aux « aller-retours de stimulation réciproque » entre tous les organismes et choses externes dont il dépend, sans être à même de traduire quoi que ce soit, juste sentir que ça passe, le déplace ou l’immobilise dans le transport vers où aller et finir. 

Refuge et bactéries

La comète d’ivresse dans ses tréfonds l’effraie et l’émerveille. Tandis qu’en surface, il reste calme, attaché à faire durer l’émerveillement en libres méditations, flottantes, chacune fenêtre vers le cosmos, de la taille d’un de ses cahiers de notes ou de dessin qui l’ont accompagné si longtemps, véritables prothèses, méditations sans mots, sans langue aboutie, une trame de couleur et de matière, et l’apparition de vestiges symboliques, points, traits, entailles, ombres, alignés ou anarchiques, harmoniques ou dissonants, rayonnants ou faméliques, à l’instar des peintures-prières, répétitives, de David Quinn. Elles sont de même espèce que « le petit pan de mur jaune » sans jamais lui ressembler, libre digression, donc,  à partir du « petit pan de mur jaune ». Autant d’échantillons prélevés sur les surfaces d’intérieurs tels que les exposes des immeubles éventrés, imprégnés des vies qui s’y sont évaporées, papiers peints usés, décolorés, pigmentations écaillées, grattées, recouvertes, latex écaillé. Elles recueillent la multitude de ces tensions dont on se décharge, enchevêtrant hachures, alignements de barres, constellations de points. Des ébauches ou vestiges d’écritures à même l’empâtement coloré d’instants différenciés d’existence, découpés à même la masse étoilée des souvenirs, là où écrire conjoint, sous la forme de partitions graphiques, le biologique et le symbolique. Images célébrant le fait que lire est chaque fois un nouveau « frayage emportant le lecteur au-delà de l’écrit » (Szendy, « Pouvoirs de la lecture »), au-delà ou en-deçà. Des petits pans d’imaginaires informels, au grouillement apaisés, matérialistes et mystiques à la fois, qui pourraient être interprétés comme autant d’icônes de l’intériorité plurielle de nos organismes holobiontes. 

« «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, « Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. »(Libération, « L’holobionte, une microbes mania »)

Sans bords

Son organisme de lecteur a depuis toujours été aimanté par ce « frayage au-delà de l’écrit », il en a fallu du temps pour l’admettre, l’intégrer, tout autant guidé par la recherche de « lectures sans bords », le goût pour le « texte infini, infiniment voué à l’inachèvement, (…) se disséminant en un hypertexte sans bords qui le voue – et qui nous voue, nous lecteurs – à l’expérience de l’inappropriable, (…), un hypertexte dont les limites sont introuvables puisqu’il se répand partout dans le réel », lecture illimitée s’amusant à chercher des issues, des « sorties ». C’est pour cela qu’au fil du temps, l’industrie de l’intrigue narrative l’insupporte, la technologie de plus en plus efficace du « récit qui tient en haleine » lui hôte tout envie de lire. Il se tourne – tropisme irrésistible, comme on dit que le tournesol se tourne vers le soleil (c’est faux) – de plus en plus vers des ouvrages inachevés, des labyrinthes, des sommes impossibles d’épuiser, tel le Charles Baudelaire de Walter Benjamin qui ne le quitte plus. Il peut l’ouvrir n’importe où, n’importe quand, piocher, déchiffrer quelques notes de travail, éparses, ou enchaînées par un thème, pressentir le tout qui scintille dans chaque partie de cette monumentale documentation, s’émerveiller et se sentir petit devant cette méthode rigoureuse d’exploration d’un imaginaire mis en contexte, allers retours scrupuleux, précis, entre le plus singulier et le pluriel le plus ramifié et fertile. Il peut pratiquer toutes les nuits le « ouvrir à n’importe quelle page au hasard et lire à partir de là, vers l’amont ou l’aval », sans jamais en voir la fin, en découvrant régulièrement des passages jamais frayés, en reconnaissant ceux qu’il a déjà emprunté mais qu’il savoure différemment, sans que cristallise jamais une vision d’ensemble achevée, par excellence, d’une fois à l’autre, il oublie, c’est véritablement une lecture qui ne s’use et ne finit jamais. Une recherche inépuisable, de cet inépuisement qui apaise ses angoisses de mort.

Rideau luminescent et page blanche, procession

Ces « limites introuvables » de l’écrit et du lire, vers quoi il progresse sans avancer, il les contemple, spectrales, dans le halo du rideau blanc dessiné par Rémy Hans. Une fenêtre fluide suspendue dans l’air bleu finement granulé. Tissu de lumière dont sont faites les présences fantomatiques. C’est une toile en lévitation. De ces toiles où se projettent les images, les films que l’on se fait dans sa tête. C’est un suaire qui découpe dans l’horizon abyssal le carré vierge du dernier instant, qui viendra l’envelopper, le prendre, promettant une renaissance. C’est une page blanche, vierge. La page blanche. Celle qu’il n’a cessé, graphomane, de convoquer, scruter, page blanche disparaissant, noircie, puis effaçant tout, revenant, aussi fraîche qu’un premier souffle. Au gré du flux et reflux de l’écriture, une écriture de soi vivant la vie des châteaux de sable, toujours recommencés, érigés, dilués dans les vagues. On dirait une feuille unique, semblable à nulle autre, dans laquelle on aurait plié un avion qui, après un long vol silencieux dans le vide, revenu à son point de départ, déplie l’empreinte charnelle de courants d’air invisibles qui continuent à l’agiter, le faire trembler imperceptiblement, tellement le moindre coup de crayon et de gomme aura su capter et rendre ses vibrations. Un éclatant et doux plissé de néant. Ce n’est pas une œuvre vue dans une galerie. Elle était au-dessus de sa table de travail pendant des années. S’il racontait tout ce qui lui est passé par la tête en regardant ce dessin, tout ce qu’il a imaginé se trouvant derrière cet écran scintillant – enfin, faisant partie des meubles, le dessin est devenu une image mentale à travers lequel passe ses pensées -, serait-ce des histoires racontant ce que signifie ce dessin, ce qu’il induit en ses pensées ? A présent qu’il est transplanté ailleurs, sur sa dernière terrasse, il l’a placé dans une logette au coin du mur, surplombant la ruelle, là où jadis, sous un grillage, trônait l’effigie de sainte. Elle y rayonne, phosphorescente, bien protégée dans son cadre hermétique. Il est intégré aux stations des quelques processions branquignoles que les quelques habitant-e-s ont restaurées, nouveau folklore, entre pèlerinage religieux, parcours d’art, rituel d’exorcisme, de désenvoûtement du capitalisme et de l’Anthropocène. Les jours de procession, il allume des bougies devant la niche du dessin. Ailleurs, dans les chapelles et calvaires du hameau, les statues religieuses ont été remplacées par des œuvres d’art, originales, copies ou représentations, photos prises lors d’exposition ou découpées dans des magazines, parfois mêmes croquis reconstituant les grands traits d’une œuvre ayant marqué. Les prières et dévotions sont les interprétations individuelles et collégiales sans cesse renouvelées et croisées de « ce que l’on y voit, ce que ça m’inspire ». A chaque nouvelle procession, ils et elles rebondissent sur les interprétations avancées les fois précédentes. Parce qu’entre-temps cela leur a fait penser à ceci ou cela. L’interprétation avancée par d’autres, d’abord inappropriée à leurs yeux, a cheminé en eux, s’est prolongée, a suscité de nouvelles correspondances avec leurs propres références sensibles. Des souvenirs sont remontés qui s’agrègent aux interprétations déjà esquissées par tel ou telle. Des perspectives s’ébauchent aussi, ce que le vu donne envie de voir un jour, de chercher ailleurs. Quand une de ces images cesse de nourrir le filon interprétatif commun, on lui en substitue une autre, en sollicitant souvent les divers artistes et artisans du cru. Inventant un système de commandes rémunérées par le troc. Cela se règle en de vives discussions, au bistrot, sur la petite place. Ainsi, ils construisent une sorte de récit qui trace peu à peu, sans aucune linéarité, des liens entre toutes les images, passées et présentes, autour desquelles s’articulent leurs déambulations. (L’ensemble des images qui ont fait la procession, en place, ou ayant été intégrées puis retirées, sont photographiées, imprimées et épinglées sur un grand tableau derrière le comptoir du bistrot. Une jeune graphiste habitant le hameau a réalisé des croquis de ces processions et en a fait des cartes postales qui intriguent les quelques touristes qui viennent jusqu’ici.) Le dessin choisi par lui reste dans le circuit de façon permanente, comme un invariant de ce qui a motivé l’invention des processions. Parfois, d’autres images sont accrochées sur le grillage, ou près des bougies, votives, prolongeant ou variant l’aura du drap de lumière. Ils y voient la représentation éblouissante du mystère même. Le traverser permettrait d’échapper à la fatalité de l’apocalypse qui vient, d’inventer d’autres issues plus heureuses. De recommencer. Mais comment le traverser ? Par où entamer la traversée ?

Un atlas des ruines et zombies

Ca se joue autour du mot « désorientation ». « Ma biographie, pense-t-il, serait une cartographie de ce qui n’a cessé de m’égarer ». « Le grand atlas de la désorientation » de Tatiana Trouvé s’est gravé en lui et ne cesse de le remuer, chaque fois qu’il en réactive l’un ou l’autre souvenir, admiratif et/ou dérangeant. Pour lui, l’implicite de ce grand œuvre dessiné  – sa tension –  est que l’imagination qui a porté l’humanité jusqu’ici se prend violemment de plein fouet le dérèglement climatique et l’inhabitabilité croissante du monde. Elle implose. Cette auto-pulvérisation spectaculaire nous est montré à même l’atelier idéel du peintre, depuis l’intériorité universelle de la chambre optique où se fabrique les représentations de nos langues-paysages, intersection des objectivités et des subjectivités. L’espace montré est vide, toute activité humaine en a été exfiltré, c’est un enchevêtrement d’horizons géométriques où s’entreposent et s’entrechoquent de grandes toiles ou ce qui y ressemble. Des pans de mémoires figées, traumatisées. Plutôt des surfaces planes. Souvent vides, ou vierges, ou captant la mise en abîme d’une ambiance de déménagement sur fond de panique pétrifiée. Elles attendent d’être emportées ou effacées par sécurité, rattrapées par les migrations que déclenche une insécurisation généralisée de la planète. Plutôt que vides ou vierges : effacées, leur sujet, figuratif ou abstrait, ne correspondant à plus rien d’existant. Fossilisé. Une perte de crédit de toute image fixée jusqu’ici. D’où une intranquillité radicale de la raison envahie d’effroi et d’effritement. A ces toiles se substituent aussi des panneaux faisant château de cartes affaissé ou surfaces transparentes esquissant des labyrinthes, agençant des cloisonnements du vide, arbitraires, impuissants, à la manière d’open space désertés, plombés par la vacuité de tout travail. Tout ce qui a été peint un jour sur ces toiles s’en est allé, ou s’en détache, s’en émancipe vers des existences désormais spectrales. Le théâtre d’une mémoire refoulée et qui migre vers divers inconnus. Il y a un profond conflit entre le représenté et la représentation, ça ne colle plus, ça se disjoint de partout. Dans cet espace de figuration, défaillant, dépouillé de son étanchéité autoritaire, la nature en péril, en déflagration sublime, ce sublime de ruines tant de fois embrasé par l’art, surgit pour de bon, met littéralement en danger le devenir de l’imaginaire. Le territoire en personne vient terrasser la carte. Court-circuit iconique tout en superposition, en surimpression. A tel point qu’il n’y a plus de sol stable, ni de murs fermes, le regard traverse les images, le point de fuite est vertigineux, tout est mis sur orbite dans le vide, vestiges d’un monde fini, ou en chute libre dans l’abîme. Falaises stressés, fragiles bords du monde. Forêts étouffées de fumées. Troncs morts. Tornades intrusives. Blocs de marbre brut entassés. Souches renversées. Une biodiversité aux abois. Ce retour de l’esthétique romantique des ruines rencontre là les technologies zombies et leur « processus de ruine à grande échelle initié par la modernité ». Un nouveau régime de ruine. « Dans la perspective de l’Anthropocène, la ruine est à repenser intégralement : elle n’est plus l’édifice effondré, mais celui qui tient debout, plus l’aqueduc recouvert de mousse mais la supply chain alimentant les marchés mondiaux, l’usine automatisée tournant à plein régime avec un minimum d’employé-es, sans oublier les organisations et les business models qui les pilotent ; telles sont aujourd’hui les véritables ruines de l’Anthropocène, tout à la fois ruineuses (ruina ruinans, zombifiantes, au sens d’un désajustement cosmologique et d’une installation de l’inconsistance et dans l’inconsistance), et ruinées (ruina ruinata, zombifiées, résidus du processus de ruinification). » (p.23) L’atlas de la désorientation montre, à fleur de peau, ces technologies zombies en train de fuiter, disjoncter, exerçant en jubilant leur nature zombifiée et zombifiante. Ce sont des circuits de tuyaux complètement tordus, en ellipses folles, indomptables, qui parcourent les images, à fleur de peau. C’est l’idée même de tout réunir en un même système nerveux qui part en vrille. Des conduites de gaz arrachées, explosées, où brûlent encore une flamme pour elle-même. Des réseaux de câbles mutés en hydre prenant le contrôle d’appareils de machines orphelines… imprimantes 3D autonomisées, robotiques libérées ? Des geysers d’eau givrée arrosant et effondrant les conventions de l’espace d’exposition, vaste dispositif d’arrosage, affolé, seul vestige d’une ancienne présence de l’humain, tentant désespérément de calmer l’incendie, immanent, de la terre au ciel.

Épilogue ronron

L’apaisement félin. C’est un chat que personne ne voit à part lui. Il fuit toute autre présence humaine, se cache au moindre soupçon d’intrusion. Aussi, quand il se dort au soleil, alangui, abandonné sur quelques pavés chauffés, jappant de temps à autre de bien-être, par empathie, à son tour, il s’engourdit de bonheur, oublie tout le reste. Ils restent ainsi, partageant la saveur d’un abandon animal qu’ils se procurent mutuellement…

Pierre Hemptinne