Dans les robes membraniques de Chiharu Shiota

Chiharu Shiota, Home of Memory, La Maison Rouge, jusqu’au 15.05.11

Matériaux, thèmes : procédés ?  – Les installations de Chiharu Shiota à la Maison Rouge présentent des variantes de certains de ses matériaux et thèmes fétiches : des robes blanches démesurées vides et en lévitation, des brouillards de fils noirs qui dispersent le sens, des accumulations organisées d’objets d’une même famille (souvent des fenêtres, ici des valises). (Les allergiques à l’art contemporain y verrait la répétition d’un même procédé mais, au fond, un artiste comme Rodin n’a-t-il pas travaillé souvent les mêmes thèmes et matériaux !?)Fragilité circulatoire. – Dans une vidéo en couleurs, aussi banale (il ne se passe pas grand-chose) qu’onirique (on assiste à un bouleversement organique), on observe une femme nue endormie. Sa respiration, quelques légers spasmes ou soubresauts sont les seules actions involontaires. Elle est emberlificotée dans un réseau de tubes transparents qui dessine une expansion chaotique de son système respiratoire et circulatoire. Les tubes sont vides. Puis ils commencent à se teindre de rouge, c’est le sang qui, progressivement, y gicle, comme soumis à un effet de vases communicants dont nous échappent les tenants et aboutissants. Rêve-t-elle cette prolongation de son réseau d’irrigation sanguine ou est-elle soumise à une expérience poétique/scientifique ? Ou commence et où finit l’influence du sang qui circule en un être et répand ce dont il est fait, ses composants essentiels, sa chaleur, ses humeurs, sa pigmentation, ce qu’il absorbe du monde et transforme en liquide de vie, charriant son oxygène (au propre comme au figuré) dans tous ses organes et tissus et y compris dans les extensions immatérielles, spirituelles (organologiques, relevant de la biopolitique) ? Ce que l’on voit ainsi se teindre de rouge sang est l’ombre réticulaire de l’être, sa zone d’influence et son aura, le territoire qui l’entoure et où il exerce son influence, fait circuler ses fluides, organise les échanges immatériels avec ce qui l’effleure. Mais c’est aussi l’entrelacs, la traîne où chaque être expose toute sa fragilité : ce que j’extériorise ainsi de vital, en de minces tuyaux sans protection, est, forcément, très vulnérable. Il suffit d’un rien pour que se provoque une hémorragie fatale, je dépends de la bienveillance d’autrui. D’autre part, rien ne prouve que le flux sanguin qui irrigue ces artères artificielles ne provient que de la dormeuse, peut-être provient-il de multiples sources, représentant alors comment, au moment du sommeil profond, on se recharge inconsciemment en se connectant de manière plus ouverte à tout ce qui nous entoure et nous nourrit en essences de toutes sortes. – Les robes ambiguës. –  Chiharu Shioto, comme il est dit dans le toujours impeccable petit guide de la Maison Rouge, utilise « souvent des objets prélevés dans son quotidien, objets renvoyant à une dimension humaine, mais surtout à une mythologie personnelle de l’artiste : un piano calciné, des vêtements, des lits d’hôpitaux, des jouets d’enfants, une chaise, … », chacun de ces objets s’inscrivant dans des interventions récurrentes. Ce n’est pas la première fois qu’elle travaille ces robes blanches, difficilement datées, pouvant venir autant de modèles très anciens, dénichés dans de vieux greniers fantasques, que d’un design contemporain effectuant une relecture d’un drapé ancestral. Ces robes sont disproportionnées, symbolisent une féminité fantomatique qui obsède l’artiste dans le sens où elle sait qu’elle ne remplira jamais l’idéalité de ce vêtement. Il semble destiné, dans l’alignement de ses avatars reproduits à l’identique, à une beauté qui n’existe plus, beauté qui exerçait son joug par le passé et dont l’artiste femme doit se libérer, rompre la fascination qu’elle exerce toujours en jouant de sa tradition (origines perdues dans la nuit des temps). En même temps, ces robes qui peuvent sembler magnifiques ont aussi un aspect raide qui rebute, quelque chose relevant de la camisole plutôt que de la robe longue, vêtement de réclusion. Chasubles raides pour rôder dans les couloirs d’un enfermement psychiatrique. L’ambiguïté se situe entre deux interprétations possibles : robe momifiée, qui momifie le féminin, ou robe chrysalide qui pourrait en abriter la jouvence. – Les canaux sympathiques. – Le plus important, dans ces installations, réside en ce qui entoure les objets mis en scène et qui constitue la marque artistique de Chiharu Shiota. Voici ce qui en est dit dans le guide du visiteur : « de monumentaux enchevêtrements de fils monochromes, tendus à travers l’espace, qui perturbent la circulation, comme la vision du visiteur. Ce dernier est rejeté à la périphérie des installations… » Le premier effet est de donner un étonnant coup de projecteur sur l’objet mis au centre du dispositif. Il apparaît dans une netteté paradoxale. Il est avant tout exposé, travaillé pour et dans sa plasticité paradoxale. Mais dès que l’on s’immerge dans l’agencement des éléments associés par l’artiste, ça se brouille. Les contours s’estompent, la fixité de l’image est criblée, le regard court après une vue d’ensemble homogène, cohérente. Mais celle-ci n’est plus atteignable. Les robes sont suspendues dans un impressionnant réseau de toiles d’araignées qui en délocalisent le sens, l’histoire, l’esthétique, les vibrations. Sont-elles tissées à partir des robes vers l’extérieur, l’infini du monde sans bords, ou viennent-elles de cet infini se refermer sur les robes ? C’est indécidable (selon moi). Mais avant tout, cet enchevêtrement de fils exerce son emprise sur le regard et le corps du visiteur. Où est l’œuvre, comment suivre tous ces fils ? Leur multitude de traits multidirectionnels engendrent un brouillard, des zones d’indistinctions, où le matériel est brouillé par l’immatériel, la frontière entre visible et invisible rompue, où l’on n’est plus assuré de ce que l’on voit. À plus d’un endroit, et dans un halo d’effets difficile à arrêter, le regard est encalminé, immobilisé par les rais sombres des toiles d’araignées qui le traversent, engourdi et l’œil transmet au cerveau cet engourdissement contagieux. De cette manière, l’artiste procure à la représentation des objets de sa cosmogonie personnelle, une puissance empathique hors du commun. Elle représente l’œuvre et son mode de contagion. Pour qui et quoi se forme cette empathie : les robes, leur beauté hiératique vidée, leur ligne d’isolement asilaire ou les organismes réticulaires de fils noirs qui les innervent dans l’espace sans fin ? De cette manière, le visiteur est loin  d’être « rejeté à la périphérie » de l’œuvre, il tombe dedans, carrément. Quelque chose de ces fils fait partie de lui. Une part de ces robes se grave en sa mémoire. Ces objets liés à une histoire personnelle, immobilisés sous forme de coques vides, intemporelles, dans les rets d’une mémoire individuelle connectée immanquablement à une autre mémoire, à toutes les mémoires qui cherchent à se rejoindre dans une dimension collective de ce qu’elles conservent (pour le supporter, le porter à plusieurs), ne sombrent pas dans l’universel ordinaire, mais pénètrent chaque histoire individualisée qui s’approche d’eux, lui  faisant assumer une part du fardeau placé au centre des filets de captation.  Et cela rejoint un imaginaire collectif très ancien, archaïque et parfois farfelu, présent dans les fantaisies littéraires et artistiques de nombreuses cultures tout comme dans les développements plus récents de la cybernétique, des sciences de l’information, de l’importance de l’immatériel actif dans nos sociétés numériques. – Toiles, filets, émotions, hydrauliques. – C’est ce qu’étudie Yves Citton dans un livre récent, Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance. Il se penche sur l’œuvre d’un écrivain du XVIIIe siècle, Charles Tiphaigne de la Roche, qui s’est appliqué à décrire la dynamique du monde invisible qui entoure l’activité des hommes – génies, êtres imaginaires, esprits et flux divins –  et en explique l’inexplicable. Tout cela sous formes de tuyaux et canaux par où passent des fluides qui mettent toutes choses en interrelation. Pour lui, le monde est avant tout un ensemble de flux interconnectés, qui se poussent ou se repoussent, préfigurant ainsi la manière dont l’information, aujourd’hui, régit les mouvements dominants de notre économie. Le principe de la toile d’araignée est au centre de cette réflexion. « La toile de l’araignée, le filet de pêcheur fournissent des modèles ce qui fait l’essence membranique de tout être. » Les toiles, les filets qui entourent les objets personnels des installations de Chiharu Shiota matérialisent cette essence membranique de l’œuvre d’art, des êtres et objets qui communiquent à travers elle en fonction de ce qu’ils retiennent ou laissent passer, en fonction de l’investissement émotionnel ou spirituel que l’on produit, dans les parages de l’œuvre, pour la comprendre. Ce réseau de fils stimule les échanges. « Chacun se définit par ce qu’il retient et par ce qu’il laisse passer au sein des flux qui le traversent. Si c’est de la circulation qu’émane toute vie en général, c’est de telle ou telle modalité particulière de filtrage que résulte la forme de vie propre à chaque être. » A propos de cette manière de décrire comment les choses agissent les unes sur les autres, s’interpénètrent et s’altèrent  par les fluides qu’elles diffusent, Yves Citton parle « d’hydraulique sensorielle » : « Une pression extérieure accrue sur la membrane des canaux rétrécit leur taille, force les esprits animaux à se déplacer vers l’endroit où la pression est la plus basse, c’est-à-dire vers le réservoir du cerveau, instaurant ainsi un mouvement de communication de proche en proche qui transmet vers le cerveau l’information du différentiel de pression perçu à l’extérieur du système. » Les robes de Chiharu Shiota sont au centre d’un réseau de canaux par où se diffracte la charge émotive qu’y place l’artiste et par lesquels nous réagissons aux éléments de cette diffraction, affectés que nous sommes d’un engourdissement du regard qui se propage au cerveau (comme l’araignée paralyse sa victime pour mieux la dévorer, l’intérioriser) et nous fait pénétrer dans l’œuvre et ses rets. L’artiste à travers l’œuvre se fraye un chemin jusqu’à nous vice-versa. « C’est bien le phénomène du frayage qui tient ensemble l’imaginaire proposé par Tiphaigne. Ce qui nous apparaissait plus haut comme des tubes ou des canaux s’avère n’être qu’un cas particulier des traces laissées par les contacts entre les êtres. Au-delà des tuyaux à travers lesquels circulent la sève, le sang, les humeurs ou les esprits animaux, le mécanisme du frayage explique l’émergence, le maintien ou l’effacement de toutes les voies (sentiers, routes) empruntées par les divers flux dont se compose notre monde. Dès qu’il y a un différentiel de pression entre deux parties de l’univers, quelque chose pousse et quelque chose passe de l’une à l’autre. Cette poussée et de passage (se) fraient des routes, d’abord imperceptibles, puis de mieux en mieux établies, qui préparent la circulation des poussées et des passages à venir, mais que peuvent toujours venir effacer et reconfigurer de nouvelles poussées plus intenses ou différemment orientées. » Finalement, qu’importe la robe, le piano, le banc, la chaise, le lit d’hôpital, ce ne sont que des objets personnels qui servent d’appâts aux regards qui décochent les fils de l’émotion, en canalisent les fluides à l’extérieur du corps du visiteur comme un réseau de tubes –veines, artères immatérielles, tout un système respiratoire et circulatoire qui se met en action à l’approche d’une œuvre d’art (notamment). Ce qui compte est de faire sentir comment, regardant une œuvre, cherchant à la comprendre, on se retrouve pris dans ce réseau émanant de l’œuvre et que l’on saisit celle-ci dans le réseau de nos émotions, cette rencontre pouvant se décrire en hydraulique émotionnelle faite de poussées et de passages, de frayages que l’on inscrit en nous, que nous inscrivons dans de l’autre. Cette artiste japonaise fait merveilleusement prendre conscience de ce procès. (PH) – Chiharu Shiota, son site Maison RougeYves CittonCharles Tiphaigne de la Roche. –

Une réponse à “Dans les robes membraniques de Chiharu Shiota

  1. Pour information, Chiharu Shiota a participe a la mise en scene de Matsukaze au Theatre de la Monnaie a Bruxelles qui se joue jusque’au 11 mai 2011
    http://www.lamonnaie.be/fr/opera/56/Matsukaze&tab=Cast
    http://www.lamonnaie.be/fr/mymm/related/event/56/medias/42/Rehearsals%20/%20Matsukaze/

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