Printemps de larmes et d’espoir (avec Beethoven)!

Fil narratif à partir de : Beethoven, quinzième quatuor à cordes, troisième mouvement – Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel 20024 – Sayre Gomez, Heaven ‘N’ Earth, galerie Xavier Hufkens

Du mal aux larmes, une naissance encordé aux pertes, les siennes, les autres, toutes les pertes

La première fois qu’il pleure ce long mouvement du quinzième quatuor à cordes de Beethoven, il est novice, vierge. Surpris. D’où viennent ces larmes ? Quelle source ? Il a bien déjà été marqué, creusé, raviné par une perte énorme, inexplicable, celle de sa mère, trop jeune elle aussi. En plein printemps, pleine adolescence, la mort de plein fouet, sans rien comprendre, secoué. Explosion de larmes irrépressibles. Quelque chose, au cœur de sa vie, désintégré en plein vol, perdu, soudainement. Quoi, comment ? Rien, on ne parle pas de ça, la vie doit suivre son cours. Ca va passer, ce n’est pas un mal qui ne s’empare que de toi, il est partout, il frappe ici ou là, ça vient ça va, faut faire avec. Il découvre donc que la vie peut faire mal à tout moment et que finalement, il ne contrôle rien, il n’a aucune espèce de souveraineté sur son petit territoire de vie, aucun moyen d’échapper à cet inévitable « mal de la perte inconsolable, mal de l’absence intolérable », incontournable acte de naissance, livraison d’une composante importante du devenir de tout un chacun. Impossible de vivre sans pertes. Dans la foulée, peut-être dans une dynamique de cause à effet, manière confuse de « faire son deuil », il intensifie ses visites à la Médiathèque, boulimie de musiques. Puis un jour, par hasard, les quatuors de Beethoven. Il emprunte le coffret de l’intégrale. (Attirance pour le prestige des coffrets substantiels, pour les « intégrales » et leur côté « savant », réservé aux connaisseurs, recherche de références culturelles à incorporer, capitaliser, pour se transformer, se distinguer, gagner de la valeur. Il ne souvient plus du nom de la formation. Quartetto Italiano ? Le Julliard ?) Il écoute scrupuleusement, plaque après plaque. Jour après jour. Appliqué, égaré, ennuyé. Et puis arrive le quinzième, le troisième mouvement. Il frémit. Il ne le sait pas encore, mais cela a à voir avec les larmes de sa mère, pour sa mère. 

Quinzième, troisième mouvement, échos d’une intensité vitale terrassante

En descendant dans la matière lente de ce mouvement, comme on entre dans l’eau d’un fleuve, au fur et à mesure que la fluidité consistante des cordes l’imbibe, ému, égaré par l’émotion, il renoue avec ses premières vraies larmes, complètement irrépressibles, lâcher-prise total, et pressent qu’elles l’ont placé sur la trajectoire d’une histoire à venir, une poly-narration qui n’aura plus de fin, intime et poreuse à tout ce que charrie le flux des archets sur les cordes sensibles, depuis des siècles et des siècles, depuis que les larmes brillent dans l’histoire humaine. Il entrevoit, encore vaguement, qu’il y a quelque chose dans ces larmes, à récolter, à sanctuariser et à transformer. L’émotion musicale ne ravive pas uniquement l’instant tragique, passé, d’où jaillirent les larmes, il l’y entend revenir pour à jamais s’entremêler à celles des larmes futures, les siennes, mais aussi toutes celles autour de lui, au réseau hydrographiques de tous les pleurs à la surface de la terre, et cela donne du sens aux premiers sanglots, à la première collision frontale avec le néant. Il endosse confusément son statut de pleureur qui ne fera qu’évoluer au gré des coups et blessures, des catastrophes, des sinistres, des violences rencontrées, les siennes, intimes, et bien plus nombreuses, effroyables, celles de la marche du monde, notamment toutes les vies broyées par la politique migratoire de l’Europe. Il entend venir ça, à la manière dont l’ouïe des éléphants, hyper sensible aux « basses et très hautes fréquences », anticipe les catastrophes. « Dans la mesure où le sonore est une intensité excessive qui engendre les pleurs, ne peut-on pas dire, par un autre tour, que nous pleurons quand une intensité vitale nous terrasse et est quasiment insupportable ? » (p.248) Le troisième mouvement du quinzième quatuor naissait et se déroulait, à son oreille, comme une émission sonore hors radars, des fréquences en principe pas captées par l’humain en situation normale, et qu’il lui était donné de recueillir selon un don momentané, une grâce particulière, une vitalité terrassante.

Passage musical entre larmes et pleurs, pertes et disparition, présence et absence. La métamorphose des larmes et le vertige prolongé de l’apparition, vers un état de grâce

Dans les premières mesures du troisième mouvement, il reconnaît l’humeur qui le baigne, et qu’il refusait de nommer, une stagnation prostrée, ankylose dépressive des forces vives. Une traîne épurée, un souffle minimal. Une tresse rauque, sans voix, de perte inconsolable et d’absence intolérable. Et ça l’accroche d’emblée, d’entendre exprimé par les musiciens, spiritualisé, son climat affectif, éploré, refoulé. C’est, transformé en phrase encordée, abstraite, le recueillement désespéré tentant d’amortir, jadis, le fracas des larmes. Puis en avançant, le mouvement s’éclaire faiblement, une lueur se maintient, s’intensifie, certains événements surgissent, irruption d’énergie improbable, à partir de rien, du néant, précisément, et il suit, le mouvement le guide, il mime ce qui se passe dans la musique, ça le met en marche vers un usage inattendu des larmes, une alchimie qui fait qu’elles deviennent aussi la possibilité d’une autre vie, une autre forme d’amour du vivant. Là où il croyait avoir perdu le don de chanter, il muse, les filaments d’une chanson fragile s’ébauchent, remuent, tissent le fantôme d’une mélodie dépouillée. « Dans cette durée dilatée des larmes survient en nous cela même qui les efface et les rend invisibles : non pas que leur sensibilité ait disparu, mais elle est recomposée dans une allure de vie entièrement neuve rendue possible par l’avant-goût effrayant du néant. Les larmes ne sont jamais la mort de l’amour mais la pluie qui le nettoie et le rend possible sous une autre forme. » (p.62) Musique de passage, d’un col brumeux entre tourments et réconforts, hiver et été, la canzona du quinzième quatuor se présente à lui en maillage d’amour et de néant, une ligne de crête entre effondrement et état de grâce, tracée, ténue et têtue, par les violons, l’alto et le violoncelle, solidaires. Il revit le flux de ses larmes en un bonheur paradoxal, douloureux autant qu’inespéré, celui de retrouvailles, dans les tréfonds, avec ce qu’il croyait avoir perdu. « Désormais, je sais que je pourrai renouer avec ce que j’ai perdu, dans ce mouvement de ce quatuor ». Et dans la relation avec toutes les œuvres où situations esthétiques de même famille que ce mouvement de quatuor à cordes. Ce qui allait fortement orienter son penchant pour l’art, recherchant autant les expériences esthétiques continuant cette première effusion de larmes que celles apportant, en réponse, les éléments d’une vie autre, régénérée, nouvelle. Ce qu’il était bien incapable de formuler à l’époque, c’est qu’en ayant dorénavant en tête cette musique de Beethoven, il se trouvait doté d’une matrice narrative et poétique pour, peu à peu, transformer la perte en disparition, faire l’apprentissage des pleurs comme « métamorphose des larmes » qui maintient « le disparu dans le vertige prolongé de l’apparition ». L’apprentissage de l’absence présente, de la vie s’accommodant du mal inconsolable. « Tandis que dans l’épreuve de la perte le survivant se consume et se perd dans les larmes, la disparition est une recomposition de la vie avec les pleurs. Les larmes sont l’impossible à réprimer ; brusquement, toute intentionnalité est suspendue, seul advient leur mouvement irrésistible. Les pleurs sont une autre affaire, un pli dans la vie où se côtoient au plus près la présence et l’absence, la vie et la mort. Les larmes surgissent comme l’absolument irrépressible alors que les pleurs métamorphosent la vie en vie précaire. » (p.36) Canzona di ringraziamento offerta alla divinità da un quarito, in modo lidico (molto adagio) – Sentendo nuova forza (Andante).

Larmes et empathie. Par les pleurs, l’autre entre nous. Pleurs et écriture la nuit.

Irrigué par les larmes – autant les siennes que celles qu’épanchent tout humain frappé du mal de vivre (perte, injustice, maladie, violence) -, c’est la sève de l’empathie qui perle en lui, y trace un chemin. Un fluide le parcourt, tantôt en surface, tantôt dans les profondeurs, qui estompe les frontières entre intérieur et extérieur, et transforme en argile le socle de toute maîtrise. Touché par les larmes de sa mère, pour sa mère – pleurant sa mort, il avait l’impression que les larmes étaient la dernière chose transmise par elle, un legs ultime, littéralement expirant en larmes entre ses bras – , il acquiert peu à peu la capacité d’être touché par les autres. « (…) Pour se laisser toucher par autrui, encore faut-il perdre l’illusion d’une maîtrise totale de sa vie et reconnaître que les frontières entre les existences sont poreuses. Si nous sommes à ce point sensible que nous sommes émus par l’autre, au point de nous mettre en mouvement vers lui, de nous transporter jusqu’à lui, c’est que, certes, nous ne sommes pas lui mais qu’il est à ce point entré en nous que nous ne pouvons imaginer notre vie sans imaginer la sienne. » (p.191) Le réseau des larmes, dans l’histoire, à la surface de la planète, canalise l’impuissance solitaire face au destin et la transforme en force revendicative, solidaire, énonçant l’injustice, appelant justice, explorant sans cesse de nouvelles voies pour réparer, soigner, améliorer la société, exactement de la même manière que l’eau, dans la nature, cherche à s’écouler coûte que coûte. C’est une ressource, un liquide protecteur, un fluide qui porte. Et cela a à voir avec son penchant à écrire, écrire, sans cesse écrire, pour rien, la fenêtre ouverte. « L’hiver depuis des années, déjà. Mais il y eut de vrais étés. Peu de sommeil. Longues journées. Écrire la nuit, à trois heures du matin, toutes fenêtres ouvertes et l’air d’été venu des prairies et des champs de blé, jusqu’ici, jusqu’à nous, en ville, et jusqu’à moi, dans la chambre. L’écrire aussitôt dans le livre ! L’air d’été. Si léger, sent si bon. » (p.152) Écrire, pleurer, expier, panser, renaître. Tamiser la nuit espérant récolter des particules de la canzona de Beethoven

Le cloud extractiviste. L’émeute et l’entropie. Le précaire, nouvelles ruines mélancoliques du l’hyper-capitalisme. Rivages et dépotoir ultime.

D’où le choc devant les toiles de Sayre Gomez, braquées sur un monde sans larmes. Non pas libéré des raisons de pleurer. Mais où la capacité de pleurer, selon un « ordre venu d’en haut », fait l’objet d’un apartheid systématique, négation des pertes, des douleurs, des afflictions et mutilations. Invisibilisation redoutable de tous les êtres de peu de valeur marchande, en marge, désaffiliés, exclus du capitalisme, chair à canon de la croissance. Ce qui règne dans ces images vides, c’est l’âme damnée d’un système qui juge inutile de s’émouvoir de la désolation et la dépossession qui broient les fragiles, au quotidien. Ceux et celles chez qui, dès lors, les pleurs se transforment en rage impuissante, totalement impuissante, stérile, auto-destructrice.

Le frappe d’emblée une méta-image, avec à l’avant-plan une effrayante plate-forme d’extractivisme, en lévitation dans le cloud, transcendance de l’emprise industrielle sur tout ce qui touche au vivant, avec en arrière-plan et contrebas, une vaste étendue urbaine, artificialisation triomphante du globe, avec son bouquet puissant de gratte-ciels décisionnels, et au-delà, le sommet du cratère, l’infini minéralisé, dévitalisé, des flancs de montagne dénudés par l’exploitation (peut-être massif montagneux factice, reconstitué).  

D’autres toiles hyper-réalistes, hallucinées, saisissent des restes de révolte, les signes d’une émeute dispersée – ou tombée d’elle-même dans une forme d’entropie radicale, soudainement dépourvue de sens, d’espérance – , caddies renversés en pleine flambée sur macadam, feux de circulation culbutés ; poubelle gorgée de déchets de fast-food, fondue par un départ de feu, en gros-plan devant un coin de banlieue calme, quelconque, avec vaste ciel orangé parcouru de nuages captant les reflets du soleil ou les lueurs et fumées d’un brasier pas très éloigné. Sayre Gomez peint aussi les abris précaires posés sur les trottoirs, les modes d’existence provisoires devenus permanents, dans la débouille et la récupération de déchets et rebuts. Survivre à ciel ouvert dans les détritus, l’œil sec. 

Sur du sable fin, face aux flots où se reflète l’éclaircie solaire trouant un ciel gris, des contreforts de débris, amoncellement sinistre de pièces détachées de la société de consommation, en vrac, dépotoir rejeté par les flots, retour à l’expéditeur, l’ensemble évoque les châteaux de sable, enclos chimérique où réinventer une vie, à partir des moignons d’une vaste machine morte, mécaniques concassées, électro-ménagers périmés, caddies, parasol coloré au sommet des scories indiquant que, là, trône un marginal, bricoleur de ferrailles déclassées. Des flots marins ne jaillira plus le début de la vie, ni même l’incomparable vénus. Cette marine sordide ressemble à un cul-de-sac métaphysique irrémédiable.

Engendrer l’inhumain

L’accumulation des images sordides balaie froidement les dégâts du capitalisme, sonde ses entrailles malades. L’immensité affolante de tout le laissé pour compte, ce qui n’a plus aucun intérêt. Toutes les vies abîmées, dépouillées, dont les multiples deuils, incommensurables, restent en suspens, sans valeur, sans reconnaissance, niés, refusés, objets d’une déshumanisation systémique, routinière. Il émane de ces scènes d’une apocalypse en cours, lente et inexorable, une impression de mélancolie foudroyante. 

Voilà les décors où les fragiles voient leur vie à jamais perdue. La « réceptivité de la souffrance de l’autre », comprendre ceux et celles qui n’ont pas pu réussir dans l’écosystème néo-libéral, y est proscrite. Premier et principal engrenage d’aliénation. « Plus fondamentalement encore, ne pas répondre à l’annihilation des conditions de réceptivité de la vie perdue en ne répondant pas aux pleurs qui font vivre la perte jusque dans l’imploration, c’est à la fois déshumaniser la perte (le sujet perdu), les pleurs (le sujet pleurant la perte) et la société qui refuse de répondre à ses pleurs, de les reprendre en son sein, de les entendre. C’est alors, à proprement parlé, engendrer l’inhumain. Car ne pas répondre aux pleurs de l’autre, c’est refuser de se laisser traverser par les affects de l’autre et ainsi d’engager sa vie dans la vie des autres. » (p.212) Dans les toiles de Sayre Gomez, il n’y a plus d’autres. Privés de larmes, de pleurs, ils se terrent, ne sont plus que des fantômes (absents des toiles). « (…) la négation du travail de deuil du pleureur, engendrée par la formation politique et sociale dominante, crée tout un complexe mélancolique dans lequel le deuil n’est tout simplement pas pris en considération en étant rendu totalement invisible. Il faut insister ici sur le fait que la mélancolie n’est précisément pas le fait du pleureur mais est bien engendrée au contraire par la formation sociale et politique hégémonique qui s’exerce dans le dos du pleureur en le niant. La mélancolie est alors une hallucination de la formation sociale hégémonique. » (p.224) La mélancolie a pétrifié, englouti la civilisation peinte par l’artiste. Rien ni personne n’y a résisté. 

Choisir son camp ?

Mais de quel côté est le peintre ? Ces toiles ne pleurent pas, ni lamentation ni rage, ni offuscation, elles ne fustigent pas l’injustice, parées d’une certaine esthétique clinique, froide. Cynique ? En miroir ? Il y a dans les couleurs une certaine taie blanchâtre qui évoque, peut-être, une empathie refoulée, figée. Un effroi paralysé ? Juste un voile. Quand on regarde le lieu dans lequel ces toiles sont montrées, riche et aseptisé, galerie-bunker-coffre-fort du marché de l’art, on pourrait même soupçonner qu’exhiber ce savoir-faire artistique dédié à la représentation de la misère de l’effondrement, aux sinistrés mélancoliques privés de tout, à la perte de tout espoir de paradis sur terre, est juste là pour émoustiller les amateur-trices bien nantis, leur donner le vertige d’une puissance face au monde écrasé, privé du sensible qu’ils accaparent et cultivent quant à eux dans leurs collections, leurs achats et expositions, leurs célébrations-vernissages. Que signifie acheter à prix non négligeable une toile représentant les dégâts morbides, à grande échelle, du totalitarisme néo-libéral ? Achète-t-on ce genre de peinture parce qu’on trouve ça « beau » ? Va-t-on accrocher ça dans son salon pour sensibiliser les invité-e-es, à l’occasion, et suggérer la nécessité de changer de modèle de société ? Ou est-ce réservé pour des musées soucieux de thématiques sociétales, musées fréquentés par des minorités éclairées ? Une partie de l’argent généré par cet art est-il versé à des organisations, des associations, des réseaux qui luttent contre la mélancolie totalitaire, « hallucination de la formation sociale hégémonique », proposant des formes de guérison !?

Pierre Hemptinne

Pataugeoires temporelles & stases matricielles à Paris

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Des Lignes de désir, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris  (Sofia Salazar Rosales, Victor Pus-Perchaud, Élise Nguyen Quoc, Gabrielle Simonpietri, Pierre Mérigot , Nina Jayasuriya , Louise Le Pape ) – A partir d’elle, Le BAL – Rebekka Deubner, Strip, Le BAL – Ulla von Brandenburg, la fenêtre s’ouvre comme une orange, Fondation d’entreprise Pernod Ricard – jour de naissance – flâneries parisiennes – Daniel S. Milo, La survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme. Gallimard 2024 – Le Riesling d’Olivier, Les Vins Pirouettes – ergonomie cycliste – (…) –

L’appel de la grande ville. Signal de migration, remonter le temps. Chimérique espoir d’aller modifier le passé, revenir sur le déroulé de sa vie, agir rétrospectivement sur le futur. Repenser sa naissance au monde.

Quelle aventure, s’extraire de sa terrasse, de la colline, du hameau où il s’est enchâssé! Pour « remonter » vers Paris, ça le prend impérieusement, à la manière du signal qui déclenche l’exode rituel des espèces migratrices. C’est l’approche du jour de sa naissance qui, confusément, impulse cet appel d’un voyage dans le temps, revenir en arrière, dans les plis matriciels du destin, essayer d’en modifier certains traits, agir a posteriori sur les choix effectués autrefois, à l’aveugle. Ou plus simplement, en se rapprochant des strates anciennes, en retrouver le sens, de plus en plus évaporé. Renouer avec un lieu fantasmé, très tôt, dès l’adolescence, investi de multiples rêves et projections, ensuite arpenté tant de fois, jungle de sollicitations culturelles, intellectuelles, sensuelles, formatrices. Durant des années, territoire de flâneries régulières et d’économie buissonnière délibérée, forcenée même, qui a modélisé sa cartographie sensible, forgé son attention aux symboliques ambiantes. Lieu d’espérance, de possibles diffus, de hasards et de bifurcations qu’il n’imaginait pas se produire ailleurs que dans cette grande trame parisienne, dense, décor idéal d’errance solitaire dans la foule, ressasser dans le bruit continu, murmurer dans l’agitation permanente, gamberger, monologuer les multiples hypothèses de son futur, profiler projet après projet, tirage de plans sur la comète, aiguiser le désir de les communiquer, épuiser les ressorts rhétoriques, traquer sa propre pédagogie du changement perpétuel, triomphant, sans cesse « se projeter dans ce qui n’existe pas » encore. 

Et allez, ouste, il s’extirpe de la stase cévenole, les premiers gestes sont les plus âpres, contre sa nature ! Rassembler un bagage sommaire, se représenter mentalement les différentes étapes du processus de déplacement, l’enchaînement des mouvements auquel s’astreindre, une fois mis en branle, hop, c’est parti, cahin-caha, un peu zombie, à vélo jusqu’au village, ranger la bécane chez le garagiste du coin, désœuvré, rejoindre au bistrot la permacultrice qui descend vendre ses légumes au marché de la ville, après un petit noir au comptoir, se caler entre les cageots, puis, en bas, sur un quai périphérique, près des grandes surfaces, poireauter à l’aubette du bus, et ensuite enchaîner, avec persévérance, bus, train. Voyage de nuit. Dans le train, entouré de personnes mi-éveillées, mi-endormies, absorbées dans leurs écrans ou leurs casques de réalité virtuelle. En ce qui le concerne, somnolence bercée par quelques rengaines-squelettes de Roscoe Mitchell, réécoutées quelques jours plus tôt, devenues obsédantes, sorte de mantra elliptique favorisant le retournement temporel progressif, par infimes rotations.

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Technologie immersive vs médiation, contagion. Seul dans les salles. Plasticité inattendue de matériaux de récupération, frontière floue entre animé et inanomé. Des intérieurs, des intimités, des chambres à soi, illuminés par l’aube du Tout-Monde.

Une fois débarqué, traîner, revoir les rues connues, humer, épars, ce qu’il a été, ici. Mais, à sa grande surprise, fendre la foule téléguidée par ses écrans ou longer les terrasses des cafés remplie de gens quasiment tous équipés de leur casque de réalité virtuelle, « ah ouais, quand même, ça ne s’est pas arrangé ». Il parvient à la Seine et s’engouffre dans l’exposition de jeunes diplômés-e-s des Beaux-Arts. Dans le hall de l’accueil, immense, de nombreux sofas et tables basses, la plupart des visiteurs sont attroupés là, affairés, silencieux, agités de gestes somnambules. Il lui faut du temps pour comprendre : ils-elles n’entreront pas physiquement dans l’espace d’exposition, ça ne semble plus l’usage, tous sont équipés de casques, ils-elles vont à la rencontre des œuvres virtuellement, via l’immersion technologique. C’est ce qu’est devenue la médiation culturelle. Incroyable. Effrayant. Il sera quasiment seul dans les salles à se présenter devant les œuvres nues, à l’ancienne ! En guise d’amorce, à la manière de ces sculptures monumentales placées sur des ronds-points, il admire l’expression d’une plasticité autonome, animale, que des matériaux de construction, d’une souplesse inattendue dans leur torsion, ont gagné et détournée au contact de l’humain, modifiant ainsi les frontières entre animé et inanimé (sculptures de Sofia Salazar Rosales). Dans un recoin, face aux peintures de Victor Pus-Perchaud, explorant la timidité face l’immensité, à travers la solitude dans un meublé miroitant, assoupi mais palpitant de ses fenêtres, objets patinés et jeux vidéos, il y a la reconstitution d’un espace intérieur – on dirait un coin squatté par quelqu’un vivant réellement dans l’expo –, savates et hauts-talons (en céramique) éparpillés, sofa où se recroqueviller, traversé de grandes aiguilles tatouant l’intime de différents héritages culturels, esquisse domestique d’un Tout-Monde épidermique, version poétique de la chambre à soi comme matrice de sacralisation du banal, de rêve terrestre revitalisé (Nina Jayasuriya). 

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Frottis au Bic dans la matrice de l’informel. Membranes d’images passées, entre visible et invisible. Raconter ce qui n’est pas soi. Organologie associant rebuts, technologies détournées, déchets végétaux. Une chapelle où boivent les oiseaux.

Traquant dans sa production personnelle de photos, ou dans le trop-plein visuel qui défile, ce qui y apparaît comme « hors image », sans identité, manifestation de l’informe et de l’innommable que les photographes ne voient pas venir dans leur objectif, Elise Nguyen Quoc autopsie ces volumes et ces lignes sans signification, vagues, et pourtant indispensables au sens général de l’image. Alors qu’en général le cerveau guide la main qui dessine pour l’aider à copier ce qui est vu, elle déjoue ce mécanisme, ne cherche pas à mimer l’informe tel que révélé, mais demande à la main de débusquer la manière dont cette fibre brute surgit dans le psychisme, de nulle part, elle effectue des gestes et des manipulations qu’elle imagine correspondre à la cristallisation de ces rebuts iconiques, détails, superflus, angles morts du visuel. Elle se met à la place de l’informel, reflue vers un point de vue qui précède toute interprétation, fausse compagnie au réflexe de plaquer une signification préconçue sur tout ce que l’on voit et entend. Elle grave Bic sur bois, comme grattant une couche de cire sous laquelle devrait apparaître un message, un visage, un paysage, un plan, une trame explosive. Rien de prévisible. Calligraphie à l’arrache au fond d’une caverne aveugle. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Mais en elle. Ce qui souligne une tournure d’esprit tournant le dos aux priorités données à ce que l’on connaît déjà, au même que soi, à tout ce qui relève d’un « chez soi » bien séparé du différent.

Gabrielle Simonpietri récupère des écrans de sérigraphie usagés, abîmés. L’écran de sérigraphie, c’est un cadre et un tissu tendu, autrefois de la soie, à travers lequel transite la couleur qui va former l’image. C’est la membrane à travers laquelle l’image passe de l’invisible au visible, membrane accoucheuse. Elle récupère ces fantômes témoignant du trajet de l’image à travers le filtre qui les révèle, les assemble en patchwork, vaste rideau qui évoque des cabanes de toiles, fragiles, la cabane comme métaphore d’un imaginaire qui assemble et désassemble arbitrairement des canevas usagés, de passages. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Quelque chose d’antérieur au formatage de l’image. Pierre Mérigot confronte science et art, à la manière des insectes fabriquant leur milieu, il « orchestre un processus aller-retour entre le dessin, la nature, l’organique, le numérique et la machine, invitant à repenser notre interdépendance dans un monde où nous sommes autant cellule que rouage. » Il compose des tableaux à partir de déchets urbains, industriels, de rebuts végétaux, autant de « vestiges d’habitats » disparates et les agence sous forme de réseaux, archéologie d’organisations refoulées entre humains et non-humains, bifurcations pour réinvestir l’histoire des techniques vers des futurs autres que capitalistes. 

Il rêve et se recueille longtemps – il lui semble être là proche d’un nouveau point de migration – dans la pénombre où Louise Le Pape a déposé, taillés dans la pierre, des abreuvoirs à oiseaux, vides, accompagnés de runes gravées attestant d’une civilisation ornithologique effacée, tandis que l’espace est envahi, strié, tissé de sons d’écholocation de chauve-souris, chapelle où retrouver le sens d’une orientation, juste et interspéciste, au sein du vivant. De tout cela, parmi d’autres œuvres tout autant stimulantes, lui vient un puissant enthousiasme pour l’amplification du soin apporté au peu visible par la jeunesse artiste. Il se défoule alors sur les cordes de harpe tendues dans l’installation de bois flottés de Marc Lohner, symbole d’une forêt échouée dont les troncs et les branches résonnent des prosodies de tous les naufrages, passés, présents et à venir, rappelant qu’une société qui réprime les flux migratoires n’a rien compris à la vie sur terre et court à sa perte.

Il ressort de là, ragaillardi, rajeuni par la tonicité de la nouvelle génération, de ces nouveaux parcours qui démarrent, autant de pistes à suivre dans les années qui viennent. Pour lui, ça éveille plusieurs attentes, voir comment ces artistes vont évoluer, projection matricielle de lignes de désir, à venir. Par contre, accablé, effrayé, par le spectacle du public encasqué dans leur technologie d’immersion esthétique. Il s’éloigne en outre avec le sentiment d’un rituel accompli, fouillant sa mémoire : « quand était-ce, ma première fois voir les Félicités ? C’était Laurent Busine, curateur. » Peine perdue, il n’est plus copain avec les dates. Par contre, il y a toujours repéré des noms qu’il n’a cessé ensuite de suivre, Bertille Bak, par exemple, dont chaque nouvelle expo le réjouit. 

Flâneries. La digestion lente d’une exposition. Lumière des jasmins. Rencontre avec un vin Pirouette. Immersion en cuisine. L’ivresse emporte tout.

Il traîne la patte et s’en va déposer ses affaires à l’hôtel où, ayant acquis une prime de fidélité tout au long des années fastes, on lui réserve pour trois fois rien un cagibi avec un fauteuil-relax où étendre son sac de couchage, un évier, une toilette, sous les combles. Il aime revoir et papoter avec les préposé-es à la réception, le personnel d’entretien, toute l’équipe qui le reconnaît, est contente de sa visite. Ensuite, il repart dans les rues, à la recherche d’une enclave hors du temps, un méandre oublié, substituer la stase parisienne à la stase cévenole. Il s’enfonce entre vieilles maisons, logements sociaux, boutiques à l’abandon, ateliers marginaux d’industries créatives, infrastructures collectives, culturelles ou sportives, populaires. A un embranchement, il s’arrête, regard happé par des émulsions citron dans le gris, au loin, jaillissant des parois d’une cité grise. C’est le panache jaune de deux trois jasmins, lumineux, tellement encastrés dans l’artificialisation urbaine qu’ils semblent eux-mêmes postiches, plastiques. Il constate alors qu’il est au pied d’un arbre, toujours dénudé par l’hiver, où deux ouvriers sarclent la terre rare entre les racines, et où chante un merle, si fort qu’il le croirait amplifié, si archétypique qu’il ne l’avait pas capté (trop beau pour être vrai). Ah, toujours le merle ! Qui le resitue dans son lointain jardin, et dans plusieurs tissus textuels, dont le très beau « En invité » de Peter Kurzeck, où le narrateur ponctue le récit de ses cheminements francfortois en signalant, en cette période de mars, chaque merle rencontré. « Et donc les merles comme si nous étions présents avec eux quand ils sont arrivés chez les hommes. » (p361) Il suit l’envolée du merle et son regard s’arrête, en face, sur la devanture d’un vieux bistrot, tout à fait engageant. Allez, hop, il est temps de s’attabler, s’hydrater. Déjà, le voici épaté, réjoui, face au fameux blanc d’Alsace, plutôt orange, blanc de macération, Pirouettes, qui porte bien son nom. Retrouvailles inopinées, espérées, dans Pirouette se reflète de lointaines et bienfaisantes libations. Servi au fût, c’est l’impression d’une source inépuisable, en direct de la vigne. C’est frais, d’une couleur mélancolique, un peu trouble, légers arômes prunes et cannelles, raisin un peu fumé, complexe et franc à la fois, ça coule avec du corps et quelques cabrioles. Une ivresse ambrée le submerge lentement mais sûrement. Il largue les amarres. Plus de mots, plus de langage raisonné dans la tête, il sirote, feuillette le catalogue de l’exposition, confronte photos et textes à ce qu’il a vu, ressenti, enregistré. Il décante, digère l‘expérience esthétique. Ce qu’il a vu et retenu lentement se décompose, glisse dans les profondeurs, s’agrège au souvenir d’autres œuvres qui s’y trouvent déjà transformées en humus de l’imaginaire. Une couche de plus en plus épaisse. Vague, de plus en plus vague, il goûte le bien-être dans le rien, son regard plane autour d’une jeune américaine cambrée avec ostentation, seins nus pointés sous une maille transparente. Le temps passe, l’ambiance change autour de lui. Une équipe de jeunes cuistots et serveuses s’active à la préparation du dîner. Une tension joyeuse monte. La cuisine étant exigüe, ils-elles travaillent à même les tables du bistrot. Ca ressemble à un atelier participatif. Il entend que manque une petite main, malade. Des envies le prennent. De verre en verre, de fil en aiguille, il en vient à proposer ses services. Hésitation. Palabres. Allez, juste un peu, essayons. Il se retrouve à couper en fine mirepoix courges, panais, carottes, céleris. Hilare, dopé par Pirouette, pas bavard, concentré, juste des onomatopées, fondus dans l’atmosphère et les énergies centripètes de toute l’équipe. On lui demande de goûter, il se retrouve avec une assiette de légume en tempura à grignoter. Il assiste, dans un coin, au lancement du service, les premières tables. Pendant le coup de feu, il donne un coup de main pour débarrasser, plonger. Pirouette toujours, Pirouette après Pirouette. Il ne sait plus comment il regagne l’hôtel.

Jour de naissance. Adoration des vélos-fusées. Pourtant, le capitalisme pourrit tout avec l’invention pour l’invention, la nouveauté pour la nouveauté, toujours plus, sans autre fin que de produire et faire consommer, épuiser l’environnement. Mais, avec un vélo-fusée, on peut s’échapper !?

Il se réveille, ça y est, le jour de naissance. Il a hâte d’être dehors, de vivre cette journée en se laissant porter, curieux de tout, perméable, ouvert à tout. Tiens, voilà une boutique de vélos où il venait mater les derniers modèles et acheter des équipements. Il entre admirer les mécaniques rutilantes. Aux cimaises, des machines sidérantes. Déjà, à l’époque, « de son temps », avec son dernier vélo de pro, il lui semblait que l’aérodynamisme avait atteint ses limites. Et là, il constate que ça n’a cessé de se perfectionner, d’aller toujours plus loin, reflétant le délire incessant de la performance, exprimé dans le design. L’aliénation qui oblige à produire toujours du neuf, du « plus ». Ca confine quasiment au débile. Tyrannie de la nouveauté, de l’invention dernier cri, levure chimique du marché, consumériste. « L’innovation pour l’innovation est très prisée, et de nombreuses idées futiles sont écologiquement onéreuses. » Le capitalise justifie cette course à l’innovation par l’obligation de s’adapter à l’environnement changeant, par les mécanismes de la sélection naturelle. Il serait plus juste d’inverser cette logique mortifère : « si notre environnement change perpétuellement, c’est surtout à cause de la ferveur innovatrice » et de ses impacts destructeurs. Mais, il le reconnaît, même contrit, ça accouche de vélos magnifiques (pour lui), qui l’épatent, presque irréels, immatériels, épures ultimes. Ah, comme il aimerait s’affûter sur cette machine, faire corps avec une telle fusée, il se dit qu’il pourrait encore filer, limite immortel, défier le temps, infiltrer une autre dimension. Ces ergonomies semblent à même de propulser le corps qui s’y confie en d’insoupçonnées régénérescences.

Le BAL, célébration de celle d’où tout est parti. Roland Barthes rêve d’elle. Anri Sala, étudiant, filme-enquête sur la jeunesse idéaliste de sa mère, le désir de faire des enfants pour changer le monde.

Le soleil bouscule la fin d’hiver, et le voici devant la porte du BAL, regardant l’affiche de et lisant avec émotion le titre de l’exposition en cours « à partir d’elle ». Ca tombe bien. Lors de ce jour particulier, où chaque cellule se remémore d’où elle vient, il cherche toujours à rejoindre sa mère le matin où elle lui donna naissance, à imaginer comment elle passa les premières heures avec lui, son père avec elle, ses grands frères et sœur. C’est une expo qui avive les souvenirs d’être un né un jour de quelqu’un, qui déplient et racontent la naissance toujours continuée, non pas un jour et heure précise, mais quelque chose qui ne cesse de se produire, à travers le flux relationnel de celle qui enfante. C’est un ensemble de travaux d’artistes explorant la relation à leur mère, organisés en toile hétérogène autour des phrases de Roland Barthes dans « La chambre claire ». « « Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte – ce qu’elle n’était jamais ; ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. » (Catalogue d’exposition) Il est vite happé par la vidéo d’Anri Sala. Encore étudiant, et à partir de films d’archives sans son où il découvre sa mère, il enquête sur son engagement au sein de la Jeunesse Albanaises, vouant un culte au dictateur, il reconstitue le contexte, confronte sa mère à cette scène d’un vaste congrès où on la voit prendre la parole. (Il s’acharne un peu sur la dimension « compromission » de la jeunesse passée, lui qui aujourd’hui n’a aucun état d’âme à investir la Bourse de commerce !) C’est un film touchant sur le choc, un peu universel, entre cynisme d’un régime et pureté idéaliste d’une adolescente. Mais lui, il rêve devant le film, à la magie de revoir sa propre mère, jeune, éclatante, animée du même désir, diffus, non militant, de faire advenir un monde meilleur pour tous et toutes. Ce désir de faire des enfants, transmettre le rêve d’un monde meilleur à une nouvelle génération. Comme il aimerait avoir les moyens de s’engager dans un film-enquête sur la jeunesse de sa mère, telle qu’elle était à vingt ans, rêveuse, amoureuse, habitée des ondes positives qu’elle avait envie de transmettre.

Le BAL, « à partir d’elle ». Rebekka Deubner, les vêtements de sa mère, vues aériennes de l’arrière-pays maternel. Présence de la morte. Forêt de tissus. Larmes.

Il est surtout bouleversé par les photomontages de Rebekka Deubner. Son jeu de passe-passe, cache-cache, avec les vêtements de sa mère défunte, manipulations tendres, à l’affût du frisson sacré, effets de revenance, manipulations bousculant le non-dit de l’absence. L’ensemble est intitulé « strip », strip d’elle s’habillant et se déshabillant de sa mère, mais où le mot « strip » en évoque un autre, « spirit ». Les vêtements portent la marque du corps qu’ils ont habillé, une usure raffinée qui semble un ajout plutôt qu’une perte de substance, l’empreinte de l’âme, une buée encore tiède dans les fibres textiles. Une patine trouble des teintures et des trames. En touchant ces habits, elle frôle la disparue, elle palpe ce qui l’attachait à elle et qui correspond à l’incommensurable de la mère, tout ce qu’on ne saura jamais sur sa mère et en assure le rayonnement surnaturel. Ces vêtements, elle les pose sur du papier sensible. Ils sont pliés ou dépliés, panoramiques ou détaillés, mis en scène, de manière à faire ressortir les caractéristiques qui font qu’ils sont encrés dans la mémoire. Une encolure, une échancrure, des boutonnières, des manches, des poignets, un cordon, une agrafe, un liséré, des bretelles, une épaule, une jambe, une couture, une ligne brodée, des motifs parsemés comme fines fleurs de champs ou de rares labours géométriques, des gazes translucides, des façons de voler autour ou d’épouser les formes au plus près. Toute une syntaxe poétique de l’absence et de la présence. Elle manipule les reliques avec des gestes de réanimation, qui ramènent l’inerte à la vie. Ensuite, elle les balaie de lumière comme pour les scanner, les passer au rayon X, voir ce qu’ils cachent, activer, débusquer les particules fantomatiques qui y prolifèrent. Cela donne autant de « saint suaire » parcellaires, de parties corporelles réincarnées dans de l’aérien, différentes strates géologiques de l’immatérialité maternelle. Autant d’images spectrales qui cartographient en icônes l’attachement cosmologique à sa mère. Cela évoque des matières oniriques, contours d’organes imaginaires, hybrides, où se joignent l’entité mère et l’entité fille. Un nuancier enchanté d’un au-delà apaisant, commun. La traduction graphique de ce qui s’imprime en elle chaque fois que ses mains touchent plongent dans ces étoffes intimes, la cherchant. C’est une collection de vues aériennes de l’arrière-pays maternel, là, soudain, si réel, réellement révélé, et décidément radicalement inaccessible. Cette inaccessibilité frustrante qui pousse d’autre part l’artiste à la performance filmée où elle enfile un à un, effectuant une infinité de gestes rituels, de réincarnation, les vêtements maternels, couche sur couche, où elle s’enfouit sous leur accumulation, terrier de pelures parfumées, habitées, amoncellement de doudous, sculpture matricielle. Dans la publication reprenant la série des photogrammes, ces mots magnifiques de Juliette Rousseau : « La mort est absence, l’étoffe est présence. La mort est présence, l’étoffe de la mort est absence. Au carrefour de tes étoffes mon corps sait ce qu’il sent, sent qu’il sait : tes vêtements disent que tu n’es plus là mais que tu l’as été, mon corps dit que tu n’es plus là mais que tu l’es encore. La matière de tes tissus fait forêt.»

Tout au long de l’exposition, les œuvres l’aident à imaginer ce qu’aurait pu être sa relation avec sa mère si elle avait vécu, si il avait eu le temps de la connaître. Cela l’apaise et en même temps, exacerbe sa mélancolie, à la limite du supportable et des larmes. Elles montèrent devant les grands portraits en lévitation, tenus à rien, ondulant faiblement au gré d’une respiration de plus en plus ténue, vielle dame paisible assoupie, regardée et photographiée par son fils, Paul Graham, sidéré et recueilli, plein d’amour, face au glissement inéluctable, progressif, dans le dernier sommeil, l’adieu.

Retrouvailles avec les voiles peintes d’Ulla von Brandeburg. Venues des étoiles, une yourte enchantée, posée dans le vide. Un vide qui travaille, où fermente de l’espoir.

Les yeux brouillés, sans âge, vieux mais toujours gamin près de sa mère, il s’éloigne dans la rue d’Amsterdam, aveuglante de soleil, c’est aller sans voir vers quoi il marche, vers un point où tout est fusion. Marcher sans se rendre compte qu’il marche. Léviter. N’est-ce pas dans cette rue qu’a habité Jacques Roubaud ? Il arrive à la Fondation Ricard, mon dieu, encore un bâtiment amiral, ostentatoire, plein de fric. Pas écrasant, pourtant, reconnaît-il, une certaine légèreté, une façade même pleine de fraîcheur ! N’empêche, ces théâtres du pouvoir du fric, dans leur rôle de temple de l’art contemporain, prive celui-ci de toute force subversive, de toute chance de peser sur un changement d’imaginaire sociétal Il vient y voir une nouvelle installation d’Ulla von Brandenburg. C’est aussi rituel. Il a toujours essayé de voir ses nouveautés depuis la découverte qu’il en fit en 2009 au Frac/Ile de France (« Name of number »). Jusqu’à l’exposition incroyable confinée en 2020 au Palais de Tokyo. Depuis, il y a du « ulla von brandeburg » en lui, la façon dont, avec ses toiles peintes, elle métamorphose le vide en poumon vital, délimite un espace où, des coulisses du néant, se trame « quelque chose » de palpable, est intégré à ses modes de sentir et de penser. Il retourne voir la continuation du récit de la scène vacante, flottante entre les toiles du possible, non pas en attente de quelque chose de neuf, de nouveau, mais pour la continuation, la constance et la permanence, pour entretenir « l’organe ulla von brandeburg » désormais enchâssé dans son métabolisme, en aiguiser les facultés divinatoires face au passé, au futur. Dans sa pulsion monologuiste, tenace, à se dire toutes les formes désirées du futur, comme il égrènerait un chapelet, le mode opératoire de ces voilages peints, intériorisé, est pour lui fondamentale. Une théâtralisation de la page blanche, une scénographie de l’apparition, qui organise la circulation entre différents chambres vierges où accoucher ce qui vient, réécrire ce qui a eu lieu, réviser sa mémoire, trier. Les toiles peintes et leurs cordages, ménageant passages et fermetures, invitant à se faufiler entre les membranes, installent une envie d’appareiller en toute intériorité. Le dédale matriciel des rideaux colorés métaphorise un vers d’Apollinaire, « la fenêtre s’ouvre comme une orange ». Il y déambule dans cette fenêtre épluchée, dans ce flot de vitamine, dans cette orange juteuse. A l’intérieur, différentes petites scènes remontent de l’abîme,  s’animent sur des écrans. Des scénettes jouées en boucle. Pour l’éternité. Des chorégraphies infimes qui font tenir l’ensemble. Des personnages circassiens effectuent des tours de magie. Ils ont ces affectations d’êtres capables de maîtriser disparition et réapparition, de s’éclipser et de revenir, identiques ou métamorphosés. En montrant tout, bien qu’escamotant le « truc ». Ils jouent avec les voilages d’Ulla von Brandenburg. Ils en font ressortir la dimension hypnotique, la faculté de bouleverser nos relations aux formes et couleurs, de faire vaciller vers d’autres dimensions du vivre, de rendre visible ou invisible. Ou ils s’échangent sans fin une série d’objets symboliques, orchestrant une circulation de valeurs occultes, oniriques, révélant au cœur des choses, une économie de l’immatériel, du non rationnel, en lieu et place de l’économie marchande et de la mathématisation absolue du vivant. Ils révèlent l’arbitraire de tout arcane économique, monde d’illusion dont on peut s’éveiller. Ces vidéos, pourtant réalisées par l’artiste, donnent l’impression d’être des archives très anciennes, exhumées par hasard, transmettant par le visuel suggestif, une série de savoirs reniés, censurés par la modernité et dont le besoin se fait cruellement sentir face à l’inhabitabilité croissante de la planète. L’organisation des vastes toiles peinturlurées, en une géométrie cabalistique, facilite le cheminement et les retrouvailles avec ces savoirs intuitifs, ancestraux, et qui soignent, brillent comme l’étoile du berger, indique à chacun-e des routes salutaires à inventer, tracer selon sa sensibilité. Des chapelles nomades – air de famille avec des entrailles de yourtes – radieuses d’espoir interstitiel.

Déstabilisé par toutes les émotions esthétiques. Attendre que le corps les absorbe. Tête de veau et rouge de Loire. Brasserie pleine de fantômes du XIXème. Matrice continue de ses lectures de jeunesse qui continuent à déterminer son appareil sensible.

Il est comble. Il a fait le plein d’émotions esthétiques, de nouvelles images. Il trottine  fourbu, longuement, s’assied sur un banc dans un square. Écoute, regarde, vague. Ne pense à rien. Il digère. Somnole. Le jour décline déjà. Il repart fourbu, lent. Il a sorti un vieux plan de Paris, en papier. Alors que les milliers de touristes s’orientent autour de lui grâce à leur casque connecté. Il multiplie les pauses café noir. Se reconstitue, remonte la pente. Le soir tombe. Il échoue finalement dans une vieille brasserie, décor inchangé depuis 1854, 11 ans avant la mort de Baudelaire. Bien assis sur la banquette, il s’abîme dans la contemplation de la vaisselle sans âge, de la serviette blanche épaisse, des couverts en argent, aux confins du paysage et du monochrome, blason figuratif sous la neige, horizon qui lui procure un bien-être fou, la sensation d’un confort immense. Un foyer. Un centre. Sa soif de vin rouge de Loire est immense, tyrannique, le sommelier, prévenant, le comprend à merveille, il a tout ce qu’il faut. Alors, il s’abandonne aux substrats littéraires qui hantent sa mémoire (et même ce qu’il y a en dessous de celle-ci, l’innommable, l’informe tel que le gratte au BIC la jeune Félicitée Nguyen Quoc), en pagaille, vestiges des auteurs du XIXème qu’il dévorait inlassablement dans sa jeunesse, des plus connus aux plus obscurs (ce qui, bien plus tard, lui permit de comprendre plus facilement la notion de « champ littéraire » de Bourdieu). Un autre aspect de la matrice qui l’enfante, toujours, jour après jour, dieu sait combien de ses synapses se sont établies en fonction de ces lectures (au gré des empathies ou aversion pour les personnages, les situations, les spécificités stylistiques, au fil des efforts produits pour saisir le monde décrit, exploré, les règles de vie d’une autre époque) !? Il se plaît à en imaginer auteurs et protagonistes évoluer dans le décor où il se trouve, se livrant à de vagues pratiques spirites, attendant avec une impatience douce l’arrivée de la cocotte noire au fumet venu tout droit de la cuisine lointaine de sa grand-mère, une tête de veau, cervelle comprise, plat traditionnel inspirant de nombreuses confréries, évoqué par Flaubert dans L’Éducation sentimentale, dont Alexandre Dumas consigna une grande variété de préparations. Ca y est, il touche au but, son jour de naissance n’a plus de fin, se perd dans la nuit, ses lustres, ses miroirs, il patauge avec bonheur dans l’indistinction de ce qui fut, de ce qui vient, de ce qui est, « s’efforçant juste de persévérer dans son être », comme disait l’autre.

Pierre Hemptinne

Le jazz sort de la cale

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : souvenirs d’un vieux médiathécaire – réminiscences jazz – Roscoe Mitchell , The solo concert, 1979 – Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil 2019 – Marc Lohner, Nef’s, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris – (…) –

Comment le jazz remonte à sa surface, étrange, toujours autre, archipel magnétique

Il revient au jazz. Est-ce de ne plus très bien savoir où il est, où il va, ce qui l’attend précisément, avec devant, au loin, les parages du terminus ? Tiens, comme être dans la cale du vivant approchant les rivages de la destination finale !? Promis à l’échouage dans le néant ? Est-ce de se sentir de plus en plus contraint de composer avec la fluctuation des forces, des énergies, de « faire avec » tout ce qui l’entoure et en fonction des ressources internes sauvegardées, de négocier en individu de plus en plus composite et dépendant, sans territoire propre ? Est-ce d’avoir cru jusqu’à il y a peu que toutes ses activités convergeaient vers un quelconque accomplissement assorti de retrouvailles définitives avec tout ce qu’il aimait, tout ce qui lui faisait du bien, pour finalement se rendre compte qu’au contraire, cette illusion masquait le fait qu’il s’éloignait inexorablement de ce qui lui était le plus cher, la vie gratuite, l’insouciance, l’entourage chaleureux, pour filer vers la rupture, l’abandon, la séparation, l’angoisse de la perte, les adieux? En tout cas, en découle une agitation psycho-chimique qui le remue et l’incite – par un curieux mimétisme ? – à puiser dans sa collection jazz. Sa collection mentale principalement. Il n’a quasiment plus rien comme support physique. Errant sur une vaste nébuleuse numérique, un à un, il retrouve les noms, les œuvres, les disques, le mouvement dans toute sa diversité archipelienne, telle qu’il l’avait parcouru, autrefois. Il a connu, en certaines circonstances, ponctuellement, une boulimie de jazz, en effet. Dans les années 70, le free-jazz, quelle secousse ! Inimaginable ! Étrangeté radicale, magnétique ! 

Souvenir d’une écoute organisée, disciplinée, en médiathèque, et au contact avec le public, contexte d’une écoute politique

Et puis, devenu travailleur en médiathèque, il y consacra une attention plus systématique, réfléchie, professionnelle, documentée. D’une part, une écoute individuelle, réflexive, méditative, «à soi », d’autre part, une écoute collective, organisée, en réunions de travail, formelles, avec les commentaires et les analyses d’Alberto Nogueira, conseiller musical à La Médiathèque, par ailleurs écrivain portugais. C’est lui qui a constitué l’essentiel d’une collection* discographique parmi les plus riches au monde. Il a enseigné les rudiments d’une écoute comparée, connectée aux contextes sociaux, géopolitiques, esthétiques, selon des approches transversales, humanistes, critiques et jamais verticales, jamais enfermées dans les tics jazzophiles, les manies de collectionneurs discophiles. Une écoute expérimentale, conscientisée, individuelle et collective, la seule voie pour que l’écoute de musique puisse déboucher sur des savoirs culturels utiles à la démocratie et pas simplement des « j’aime » ou des « j’aime pas ». Ce n’était pas une réunion de temps en temps qu’il fréquentait, mais un programme serré, tous les mois, une journée complète, année après année, durant des décennies. Pour être complet, disons que la possibilité de cette écoute responsable, politique, était tangible, objectivable, du fait de quelques présences attentives, impliquées mais, comme dans beaucoup de réunions de travail, la plupart des participant-e-s dormaient, rêvaient, patientaient, cultivaient la distraction, au service de l’inertie institutionnelle.

A cela s’ajoutait une écoute publique, la médiathèque était en effet perméable aux publics, ouverte dans la cité, physiquement. Et lui, médiathécaire idéaliste, il y diffusait les différentes formes de jazz, sans censure, soucieux d’en rendre perceptible la diversité, diversité en conflit avec les stéréotypes largement répandus. Cet exercice de dévoilement, il l’effectuait consciencieusement, à la manière d’un disc-jockey un peu brut, au contact des visiteurs et visiteuses, nombreux et de profils variés à l’époque, suscitant et recueillant directement leurs réactions, appréciations, exaspérations, essayant d’amorcer des bribes de dialogues à partir de ça, – des attirances et des rejets, des empathies et des aversions – d’esquisser le cadre des communs de l’écoute. De l’écoute différenciée, plurielle, parcourue de controverses. 

Musiques de l’étonnement, du désarroi, jazz de l’inouï, l’éblouissement du retour aux terres d’avant le drame, d’avant la perte, tumultes mélancoliques

Ce sont des musiques qui l’ont toujours épaté par leur inventivité formelle, leur créativité technique, leur sensibilité exacerbée. Des musiques qui l’ont aussi souvent désarçonné, elles mettaient en défaut ses capacités de compréhension par des élaborations complètement folles, venues de nulle part, fulgurances insulaires. Il éprouvait fascination et en même temps interrogation. Étonnement, c’est le mot juste, en ce que cela implique d’ignorance et de difficultés liées à l’ignorance. Désarroi. Dans cet étonnement, il pressentait une « valeur », une case départ à partager, en vue d’échapper aux certitudes du marketing musical, cette échappée lui semblant la condition première pour forger et soutenir des pratiques culturelles émancipatrices.

Elles le tourmentaient de pulsions antagonistes, ces formes du jazz, lui suggérant une célébration exubérante d’un retour vers une terre d’origine tout en exposant, par le détail de leurs développements, la volatilisation violente de cette terre, l’inanité de quelque retour que ce soit. Les rythmes, les pulsions, les chamades, les syncopes et sauts dans le vide révélaient la recherche palpitante d’autres points de chute. Des ailleurs vers lesquels se tourner, se mettre en mouvement. Des esthétiques tourmentées où il lui semblait déceler une puissante force magnétique, sombre, où s’originerait sa mélancolie. Elles l’éblouissaient, ça oui, à la manière du vierge et inédit rimbaldien, qui avait secoué ses premières lectures de poésie et l’avait dérouté de la voie scolaire toute tracée, claironnant une aube exceptionnelle, brassant par-dessous de tortueux pressentiments. C’est peu dire qu’elles surgissaient à l’époque comme quelque chose de totalement neuf, jamais entendu, ce qu’il y avait de plus proche de l’inouï. Pourtant, malgré cet air d’éclaireur ouvrant de nouveaux chemins, affichant une faconde volubile, experte, elles débordaient d’une riche ancestralité, connues d’elles seules, énigmatique. Ancestralité à la fois authentique, immémoriale, et à la fois fiction, matrice fictionnelle. Il était incapable de digérer cette nouveauté à la manière de ce qui a trait à l’histoire de l’art occidental. Où, même d’instinct, selon un sens quasiment inné, il lui est toujours possible de raccrocher l’inédit à quelques formes connues, et surtout de légitime, constituant des lignées d’autorité. Toute construction culturelle référentielle, intériorisée, se révélait, avec le jazz, en tout cas pour lui, inopérante. Beaucoup trop de pièces manquantes dans son appareil récepteur. Il s’agissait ici d’une autre histoire. Une autre ligne du temps. Il y était tout petit.

Comment il recommence l’écoute du jazz. Les amuseurs et les savants. Free jazz et après. Approche du jazz et « restitution d’œuvres d’art », même combat. L’écriture. Théorie de la savantisation.

Une ou deux décennies après, alors que ces musiques se sont assoupies, fatiguées par une réception inappropriée, balayées par le consumérisme culturel, il les redécouvre là où il les avait laissées. Sans programme établi. Une heure ou deux, tous les jours, à l’aube, en s’éveillant, pour doper les synapses engourdis, ou au crépuscule, histoire de masquer la fin du jour. Il procède un peu en zigzag. Un nom lui en rappelant un autre. Et elles lui reviennent toujours aussi étranges, neuves, mystérieuses, surprenantes, déstabilisantes. Étonnement inaltéré, et son écoute toujours mise en défaut. Ce qu’à force, il a fini par apprécier. Se coltiner étonnement et défaut, il aime, il en a besoin même, il y trouve une raison d’être. Pour lui, c’est cela que signifie « écouter ». Déformation professionnelle ? Le quintette foudroyant d’Ornette Coleman, éclaireur scintillant, en ligne brisée, dès Something Else, 1958. Don Cherry, années 60, bouleversante mise en commun des énergies, thèmes ciselés dans le chaos, boucan sacré. Religiosité archaïque, polysémique et elliptique de Wadada Leo Smith…. Ayler, Coltrane, Dolphy, Taylor, Monk, Davis, Mingus, Sanders… A l’infini. Il réécoute des parties plus anciennes, Charlie Parker bien entendu ou, antérieur, Louis Armstrong pour qui il a toujours eu un faible, depuis que son grand-père maternel lui eut offert un vinyle, alors qu’il était encore adolescent. Armstrong comme beaucoup d’autres inventeurs et pionniers qu’il faut libérer de toutes les strates de réception à l’occidentale, abusant des catégories coloniales « d’amuseur ». S’agissant de la restitution d’œuvres d’art de pays d’Afrique par les anciens États colonisateurs, l’archéologue nigérien Ekpo Eyo, dans les années 70, « insistait considérablement sur la nécessité, pour ces œuvres, d’être réintégrées dans un discours universitaire et académique pensé à partir du continent africain, complément indispensable, à ses yeux, des lectures « occidentales » appliquées aux œuvres pendant de longues décennies. » (p.241) Quelque chose de similaire est nécessaire pour les musiques de jazz que les occidentaux ont massivement reléguées dans leurs hiérarchies esthétiques, du côté de l’entertainement, de la distraction.

Il renoue particulièrement avec l’époque qu’il appelle post-free, bien que procédant de la première avalanche free, mais en en organisant les secousses, où apparaissent des personnalités qui formalisent un territoire savant – en rupture radicale avec le statut d’amuseur public que leur colle le marché colonial -, avec des écritures pleines et entières, et qui ont toujours cristallisé son attachement, ses interrogations. (Ce qu’Alberto Nogueira a théorisé comme « savantisation » des formes populaires qui n’ont rien à voir avec la dissolution dans la dimension savante des formes classiques, dites encore « supérieures », mais qui inventent d’autres formes de savoirs, alternatives, tirant parti de leurs origines populaires et d’une autre relation au réel pour miner le champ savant autoritaire, avec des écritures rigoureuses, plurielles, complexes. Le principe de « savantisation » pose que tout le monde est à même d’élaborer un langage « savant », qu’il y a plusieurs discours savants, ça n’a rien à voir avec le populisme du marketing qui entend placer toutes les expressions au même niveau, sans évolution, et condamner le « populaire » à devenir le commercial.) Pour une part de la critique « blanche », le terme « improvisation » était, au fond, lourd de préjugé, laissant entendre une incapacité à « composer », une mise à l’écart de l’histoire écrite, savante, une proximité fatale avec le sauvage, l’instinctif. Continuation du jugement colonial porté sur des peuples considérés « sans histoire ». 

La symbolique des solistes jazz. La force du discours intérieur. Parallèle avec les Sequenza de Berio. La confrontation à d’autres organisations mentales. Quel est l’événement caché qui détermine cette organisation mentale qu’il pressent comme « autre » et qui l’implique pourtant ?

Par exemple, 1979, l’enregistrement solo et public de Roscoe Mitchell. Voilà, ça, précisément, exactement ce qui l’emballe, lui semble à jamais inouï, neuf, sans racine et enraciné à la fois. Ou en train de s’enraciner au fur et à mesure que les sons sortent, s’articulent, déplient une pensée structurée, et sont absorbés, écoutés, exportent leurs idées en d’autres subjectivités, dans un processus de rencontre. Ca l’emballe, le déconcerte, sommet d’étonnement. Pourtant, il a du métier. Il ne s’agit pas du premier enregistrement d’un soliste jazz. Il y a eu Anthony Braxton dix années avant. Mais ça reste quelque chose de « premier », un exercice fondateur, revendicateur, provoquant. S’avancer seul, noir et instrumentiste, quel culot, « voyez, j’ai un discours propre, à moi, je suis un individu intégral, complexe, avec une intériorité profonde, multiple, je n’ai pas forcément besoin de l’orchestre qui vous amuse et vous fait taper du pied, je suis capable d’élaboration, de stylisation, de design sonore, sans filet, nu. » Ce ne sont pas non plus, dans l’absolu, les premières composition en solo qu’il écoute. Il est familiarisé, en tant qu’amateur, pas en tant qu’initié lisant des partitions, par exemple, avec Berio et ses Sequenza. Certes, exigeant aussi, mais plus proche, il s’outille facilement, à l’instinct, de prérequis nécessaires à leur écoute, comme des dispositions dormant en lui, attendant d’être sollicitées, des organisations mentales inclues dans ses référentiels culturels. Il peut facilement établir des liens entre les Sequenza, certaines peintures, certaines littératures modernes, d’avant-garde, comme il a appris à le faire dans les réunions d’Alberto Nogueira. C’est exigeant, néanmoins familier, inscrit dans la course à la virtuosité un peu creuse, scintillant du prestige de l’art pour l’art, c’est dans le package de son patrimoine culturel.

Les premiers solos enregistrés de Roscoe Mitchell, ah, là, c’est autre chose que Berio. Il n’y a pas, derrière, sous-jacent, le même appareil de transcendance. Pas de Conservatoire. Pas d’écho, ni d’aura, aucun théâtre de sublimation. C’est le discours intérieur, la musique intérieure d’une personne dotée d’autres organisations mentales que la sienne, et qui doit encore prouver qu’il dispose de telles organisations mentales, subjectives. Radicalement différentes. Il n’éprouve jamais cette différenciation tranchée et tranchante, par exemple, avec les formes traditionnelles africaines, même si elles appartiennent à d’autres façons de représenter le monde. Non ici, cette différence radicale, c’est comme si elle procédait d’un événement survenu dans l’histoire des personnes qui inventent ces musiques, un événement puissant, qui l’impliquerait d’une certaine façon, chamboulerait les notions d’universel dont on l’a imprégné, un événement qu’il ne parviendrait pas à identifier pleinement parce que sa culture dominante y serait rétive, et que ces musiques chercheraient à lui révéler, mais à la manière de l’évidence camouflée de la lettre « cachée » de Lacan, là, sous les yeux, déjà dans l’oreille depuis toujours !

Vers une écoute décoloniale, finalement. Adorno et ce qu’il écrivait de l’art après la Shoah. Jazz et naufragés.

Taraudé par ce mystère-qui-ne-devrait-pas-en-être-un, son cerveau établit des connexions entre des musiques écoutées et des livres lus, cherchent des indices, et cela, selon des ressources dont il ne disposait pas, évidemment, étant adolescent ou jeune adulte, lors de ses premières périodes jazz. Ainsi, il ne peut plus écouter du jazz – pas plus que du blues – sans ruminer des passages d’« Une écologie décoloniale » de Malcolm Ferdinand, sans aller y relire des passages sur la cale des navires négriers dans ce qu’elle détermine, aujourd’hui, encore, la situation écologique de tous et toutes les habitant-e-s de la Terre ravagée. Il y trouve la clé qui lui manquait pour « dire », non seulement, en quoi ces esthétiques sonores l’attirent et l’étonnent continûment, depuis toujours, ne cessent de le décentrer, mais aussi en quoi cet étonnement lui semble le départ de quelque chose qui pourrait se substituer à l’« universel » de l’habiter colonial. Une spécificité qui ne relèverait pas de sa seule subjectivité mais engagerait tout l’enjeu écologique de la vie sur terre, aujourd’hui, en plein Plantationnocène. ( Bien entendu, Alberto Nogueira, dans son analyse des musiques jazz, a toujours mentionné le poids de l’esclavage, mais les documents à ce sujet étaient moins nombreux, moins développés qu’aujourd’hui, et surtout cette horreur/abomination fondatrice du capitalisme était beaucoup moins étudiée, « philosophée », par les principaux-principales intéressée-e-s, instigateurs-trices de la pensée créole).

Cela se situe du côté où résonnent toujours en lui la réflexion d’Adorno, comment encore produire poésie, musique, beauté artistique, après les camps, la Shoah. Ca se situe de ce côté, mais avec une antériorité abyssale. Tellement abyssale qu’il y a lieu de se demander pourquoi il a fallu attendre la Shoah et Adorno pour poser ces questions ? Sinon à soupçonner une fracture « racisée » des savoirs esthétiques ? Ces musiques répondent, n’ont cessé de répondre, en recommençant tout, chaque fois, à partir de rien, de zéro, à partir des mêmes interrogations adorniennes, adorniennes avant l’heure, et où simplement « la cale » se substitue « aux camps »… Quelle musique inventer, créer, jouer en ayant été débarqué de la cale de la traite négrière !? Et donc , son étonnement, sa difficulté face à ces musiques, sont en miroir : « comment écouter ces musiques de la sortie de cale, jouées par les descendants des esclaves, alors que j’appartiens aux descendants des esclavagistes, aux héritages culturels qui ont permis aux États occidentaux de se partager le monde, d’inventer et de perpétuer encore aujourd’hui l’habiter colonial du monde !? » Et ces musiques, riches, diversifiées, exigeantes, errantes, à travers toutes les difficultés qu’elles lui présentent à l’écoute, aménageant les conditions un peu folles d’une rencontre, une rencontre malgré tout, appelée par ces jazz de naufragé-e-s.

Jazz et gouffre. Jazz et néantisation. Question universelle de commencement et de fondement dans la cale.

Ce sont des musiques qui viennent d’un gouffre. Malaxées par le gouffre. Ce qui sera rarement, exceptionnellement, le cas pour la création artistique occidentale qui se situera toujours dans une filiation de sens, de prise de propriété sur les choses, sur la Beauté, appuyée sur les Lumières. (Même chez les « maudits ».) C’est toute la question du fondement, du commencement qui est à reposer, fondement-commencement à l’échelle d’un partage entre les peuples, et non au profit d’une nation en particulier, et au sein de cette nation élue, au bénéfice d’une partie de la population, au détriment de ses autres classes. Cette exigence, face à la crise climatique, d’un fondement écologique commun, ne se résout pas par délibération policée et consensus, par la raison, sa possibilité découle d’une histoire ultra-violente que le jazz propose comme bien commun (mais pas un bien d’entertainement, un bien épistémique). 

« Le navire négrier est l’arché du monde créole dans son double sens de commencement et de fondement. (…) D’un côté s’y opère un processus de néantisation par lequel l’avant continental et africain trouve non pas une fin mais une perte. Cette rupture au sein de la cale du navire négrier prend la figure du bottomless pit trou sans fond) de Robert Nesta Marley, du « gouffre » d’Edouard Glissant où presque tout se perd, ou de cette mer geôlière de Derelk Walcott qui enferme les histoires, les mémoires, les batailles et les martyrs. D’un autre côté, ce gouffre et cette mer enfantent. Quelque chose est remonté du gouffre. (…) « Vomissures de négriers », ils furent expulsés de la cale négrière, faisant de cette cale la matrice des sociétés créoles. C’est ainsi que Raphaël Constant et Patrick Chamoiseau situent les premières traces d’une littérature créole dans un cri dans la cale du navire négrier par un captif. Un cri de révolte et de souffrance, mais surtout un cri de nouveau-né. A la fois néantisation et naissance, ce commencement fait du navire négrier selon glissant un « gouffre-matrice ». » (p.191)

Le navire négrier comme articulation du capitalisme et de l’habiter colonial du monde. Toujours dominant et responsable de la crise climatique. Le jazz et la politique de débarquement.

Le navire négrier est le dispositif qui incarne, impose et fait circuler les lois de l’habiter colonial du monde, les tisse et entretisse à la surface du globe. Il active au centre de l’économie- monde la politique du débarquement : « Tout comme le coffre de bois dans lequel les Hébreux conservaient les Tables de la Loi, le navire négrier renferme en son sein, dans son entrepont et dans sa cale, les préceptes politiques, sociaux et moraux qui structurent les rapports à la nature, à la Terre et au monde. Le trait principal de ce fondement réside dans une politique du débarquement. Le débarquement fait d’abord référence aux quatre siècles au cours desquels des navires européens ont débarqué sur les rives caribéennes et américaines des millions d’Africains captifs transformés en Nègres et esclaves coloniaux. Véritables usines négrières, ces navires « produisent cette catégorie sociopolitique d’êtres désignés comme esclaves Nègres en transformant la « matière » première de ces bois d’ébène. Par « politique de débarquement », je désigne les dispositions et ingénieries sociales et politiques qui assignent des personnes à un rapport d’extranéité à leurs corps, à la terre et au monde. La politique du débarquement du navire négrier engendre ainsi des « corps perdus » (déculturés), des naufragés (hors-Terre) et des Nègres(hors-monde). » (p.192) Vous savez, quand quelqu’un, dans un groupe, une réunion, profère une « énormité », des propos particulièrement « dé-calés », on lui dit « mais quoi, tu débarques ? » ou « d’où est-ce que tu débarques, toi ? ». Il y a de ça, au premier degré, lors de ses premières écoutes de jazz » savant » : musique de débarqués. C’était dans les années, 70, il n’avait pas encore beaucoup de repères, il ne savait pas encore à quel point cette condition de « débarqué » était à prendre littéralement. Voilà, des musique de naufragés. Depuis toujours. Et cela forme un patrimoine tellement instructif en ces temps où la Terre tout entière fait naufrage, où l’Humain file vers la catastrophe, le naufrage total du capitalisme provoquant au passage la sixième extinction. Pourtant, ce patrimoine, à part ici ou là un succès d’estime qui subsiste, est de plus en plus abandonné. Très peu écouté sur les plateformes. Et donnant lieu à très peu d’analyses et d’études sérieuses si l’on se base sur les recherches effectues sur Google. Un intérêt pour le moins confidentiel.

Jazz, une esthétique de fuite, hors de la cale. Jazz/Rêve d’un autre échouage, ailleurs, un échouage positif, réconfortant. L’impossible retour.

« Appréhender les Amériques comme étant avant tout des terres d’échouement induit une manière bien particulière de les concevoir et de se penser sur celles-ci. Une terre qui est alors perçue comme une terre de fuite de la cale des négriers n’incarne pas une terre promise, et encore moins une terre de liberté. Cette île n’est point un lieu où le naufragé se projette, mais un lieu où il survit en attendant d’être transporté ailleurs. (…) Aussi cette condition de naufragé a-t-elle pour conséquence première cette situation par laquelle des hommes et des femmes ont quitté le navire, ils ont dé-barqué, littéralement sortis de la barque, sans pour autant avoir atterri. Ils ont débarqué sans toucher Terre. » (p.198) « Loin d’être un sol pour les captifs, depuis lequel il est possible de se lever et de demeurer chez soi, la terre est rendue et maintenue étrangère, les débarqués restent hors-sol. Perdure une forme d’exil de l’île sur l’île. Tout en reconnaissant les moindres recoins de celle-ci, tout en maîtrisant ses rythmes et ses saisons, ces naufragés y demeurent comme étrangers. La déterritorialisation y est structurale. Cette terre demeure étrangère car la condition de naufragé en fait un lieu de passage en attendant soit la répétition d’un naufrage vers un ailleurs, soit l’impossible retour à une Terre-mère pré-coloniale. » (p.199)

Le jazz cherche un mouvement autre. Il propose une rencontre, au-delà du « surgissement lustral de la cale ». Le jazz face à la tempête cherche des solutions « ensemble ». Jazz et le Navire-monde.

Ces musiques le séduisent par leur volubile ardeur tournée vers les paradis perdus, le fascinent surtout parce que, dans leur exploration du chaos à traverser pour échouer ailleurs, et leurs tentatives d’organisation d’autres horizons, elles forment un contre-courant, elles échappent aux promesses fallacieuses du « retour à ». Et ce contre-courant n’est pas revanchard, réservé aux victimes des navires négriers, il invite tout le monde, y compris les descendants des négriers. « Au lieu du mouvement du retour, je propose un mouvement autre, un mouvement vers l’autre, le mouvement de la rencontre. Ce mouvement n’est plus déterminé par la direction vers un objet fantasmé à atteindre ou à saisir, « Nature », « Terre » ou même « Terre-mère », mais par un horizon. L’horizon d’une altérité vers laquelle tend sans jamais pouvoir l’atteindre, un aller vers l’autre, un aller vers le Monde. (…) Ce mouvement suppose une mise en relation avec les autres, une politique de la rencontre. La mise en relation est ce qui est occulté dans le thème du retour. Accoster, aborder, amarrer dans le slogan « retour vers » semblerait aller de soi. Pourtant la relation n’est jamais acquise ni donnée, elle s’instaure par ce mouvement qui vise à mettre en présence des altérités et se reconnaître quelque chose de commun qui n’appartient à aucun. C’est dans ces rencontres que se joue véritablement ledit retour. » (p.293) Les musiques de jazz comme laboratoire de rencontres entre altérités. La façon occidentale de classer et juger ces formes musicales, en les enfermant dans une expertise stérile de discophiles, a probablement évacué subtilement, sous une couche admirative, cette charge décoloniale. 

 Ce qu’est le surgissement du jazz, dans sa tête, mais probablement dans la société en général, la société « blanche » principalement, c’est l’action surgissante d’Aimé Césaire. « (…) L’action politique et la poésie d’Aimé Césaire ont visé à transformer le navire négrier. Par son verbe, brisant les chaînes déshumanisantes de la cale et fracassant l’écoutille de l’entrepont, il érige un sujet parlant, debout sur le pont. Mais ce surgissement lustral de la cale ne se poursuit point dans un geste du débarquement hors-monde à travers la fuite, le suicide, le cri vengeur et la lame meurtrière ou l’explosion kamikaze. Renversant l’entreprise impériale qui fit du navire négrier l’unique façon dont une pluralité pouvait être mise en présence, Césaire a osé imaginer que ce navire pouvait être autre chose qu’un négrier, il imagine un monde là-même : un navire-monde capable de faire face à la tempête. Depuis la cale, ce geste se révèle inouï par la politique du sentiment qu’il suppose. Ce compagnon de bord-là est celui dont les chevilles et les poignets portent encore les traces des lacérations des chaînes de l’autre et qui malgré tout tend une main ensanglantée à cet autre en prononçant avec conviction ces mots : « Nous vivrons ensemble. ».» (M. Ferdinand, page 286)

Roscoe Mitchell, solo, 1979. Comment ces compositions se gravent en lui, se transforment en images qui l’accompagnent, l’aident à penser, à sentir ce qu’il y a autour de lui, avant et après

Dans les solos de Roscoe Mitchell, en 1979, il y a éclosion d’un sujet parlant, pas encore répertorié, espèce à découvrir, conceptualisant, écrivant, composant. On y entend ce surgissement lustral de la cale, dans toutes ses nuances et réflexions. Tel que perpétré dans le quotidien de la communauté africaines-américaines, au jour le jour. Chancelant, ébloui, vacillant. L’intention est ferme, le cheminement des sons est, lui, accidenté, trébuchant, expérientiel. De l’ordre de la performance. Bien des sonorités sont abimées, écorchées, éprouvées, à la limite de l’audible. Des non-sonorités récupérées dans la néantisation. Elles sont soufflées, expectorées, recueillies, soignées, recollées, réanimées, revitalisées. Selon les compositions, le musicien change d’instrument, alto, soprano, ténor, basse. Les enregistrements proviennent de concerts différents. Le récital s’ouvre et se clôture par une pièce courte, haletante, staccato, précipitée, prise de vertige, formule pour franchir le vide, sauter l’obstacle, retomber au-delà, on ne sait où. Des thèmes ténus, apparaissent, émergent, se diffractent, reviennent, désarticulés, réarticulés, quelques fois avec une délicatesse renversante, juste un murmure ; A travers leurs balbutiements, des mélopées fragiles, sur le fil, déambulatoires, explorant prudemment le monde hors de la cale, arpentant le rivage, racontant l’échouage. Presque une rengaine, fantôme, étirée dans des cristaux aigus. Une chanson intérieure, de celles que l’on fredonne pour donner corps à la mémoire, faire remonter des rivages, esquisses de rituels. Ce sont des textures qui amorcent différentes figures de rencontres (il n’y a pas de telles invites dans les Sequenza de Berio régies par une toute autre stratégie de l’adresse, verticale). 

Les harpes échouées de Marc Lohner. Instruments hybrides, totems d’un monde en train de se casser la gueule, dressés sur les rivages entre humains et non-humains, bricolages de robinson sur l’île-monde en danger, cordes et vibrations d’alerte

Il a en tête ces phrases heurtées, démantibulées, finalement miraculées, traversées de vents mélodieux, depuis des heures, d’éveil et de somnolence, tout au long d’un long trajet nocturne en train. Il s’est occupé l’esprit avec ça : rémanences de cet enregistrement solo de Roscoe Mitchell, ses mélodies fragmentaires, modelées au chalumeau. Presque des fossiles mélodiques que le musicien dégage, nettoie, son souffle se chargeant d’évacuer les poussières, les scories. Exhumation. Mélodies presque faite de silence charnel. « Suis-je vraiment entrain de fredonner ? Mais oui, oui, il me semble. » Des rengaines sans âge. Il ne se souvient plus depuis combien de temps elles sont en lui. Il les a réécoutées récemment, oui, mais ça n’a fait que les réveiller en lui. Des mélodies)souches, comme on dit « cellules-souches », et qui aident à construire toutes sortes d’autres mélodies. Il s’en sert pour mettre en musique les bribes de sa propre histoire, de son cheminement., les faits saillants de sa biographie. Il les fredonne, c’est comme si il se fredonnait. Il les sifflote ainsi encore des heures, depuis la gare, marchant lentement, s’arrêtant, regardant la rue, les gens, les vitrines, la grande ville, traînant son sac de voyage. Le voici à la Seine, et là, l’escalier, la porte monumentale, il entre dans l’exposition « Des lignes de désir », et la première chose qu’il voit, ce sont des constructions d’échouages, des œuvres d’échoués. Des troncs, des souches, des bois flottés, ramassés sur la plage à l’île d’Oléron par Marc Lohner. Il les assemble en d’étranges totems. Monumentaux et irréguliers instruments de musiques. Des harpes archaïques. Sophistiquées aussi parce qu’équipées de capteurs et micros, raccordées à un système d’amplification. Des appareils singuliers. Faits pour être réellement « joués », inventer une pratique musicale adaptée à cette organologie des rivages, limites du vivant humain et non-humain, animé et inanimé, connu et inconnu. Des instruments au service de ce que des humains auraient envie d’exprimer, de non-standard, hors-normes, incompatible avec l’organologie conventionnelle. Mais aussi, des sculptures hybrides qui attendent qu’on les actionne pour raconter aux humains les forêts décimées par l’extractivisme, leur existence d’arbres emportés par les flots, déportés, usés par les vagues, échoués sur la plage, enfin. Il se dirige vers les engins totémique. Teste leurs cordes, d’abord timide, et il y va progressivement, une énergie inattendue lui passe dans les doigts, allez, vlan, de plus en plus fort, énergique, les pince et les claque, les fait sonner, résonner, vibrations prodigieuses, exaltantes, ça libère, il entre transe, ahane, court d’une harpe à l’autre, que leurs vibrations se mêlent, fusionnent, il cherche des rythmes, des figures percussives. Ca remonte en lui. Des bouillonnements jazz. Le vacarme en pagaille qui se déclenche l’enivre, amuse la galerie, les gardiens rappliquent, des visiteurs s’arrêtent, croient à une performance programmée, on fait cercle, l’excite, l’encourage, certaines collaborent, il est en sueur. Soudain effaré, à court. Il s’affale dans les fauteuils., blême, lessivé. On lui apporte un verre d’eau. OK, l’échouage final sera pour une autre fois. Certain-e-s l’ont-il filmé/photographié pour leur Instagram ? Misère.

  • A propos de « faire une collection » : Ce qu’il faut entendre par « faire une collection » de musiques enregistrées, dans le cadre « médiathèque ». Celle-ci comportant plusieurs centaines de milliers de titres, cela correspond à autant d’actes d’évaluations et d’expertise en vue de décider l’acquisition ou non, en fonction de ce qu’apporte chaque disque pour la meilleure compréhension des phénomènes d’expression à l’échelle de l’ensemble des sociétés humaines. Il n’y avait pas de logiciel pour acheter des disques au kilo chez des majors, ce n’était pas une tâche confiée à des algorithmes, en fonction de l’offre et de la demande. Il y a au départ une intervention humaine, critique. Condition première indispensable pour que cette collection puisse devenir un outil de connaissances et d’émancipation. Il fallait étudier des catalogues, faire venir des échantillons, écouter, analyser, élaborer une ligne éditoriale, une stratégie d’achat, répondant principalement à la question « acheter et mettre à disposition du public des collections de prêt public, dans quel but, pour quel message, pour quelle amélioration démocratique ? ». Ce qui revient à traiter du « contenu » d’une collection, son rôle au niveau de la constitution de savoirs individuels et collectifs, de sa dimension de communs culturels. « Communs » à situer en lien avec le statut d’asbl de l’organisme gérant ce patrimoine. Quand un tel patrimoine, de même que sur les plateformes, ne sert plus qu’à élaborer, dans le vide, des playlistes de toutes sortes, selon les attentes du marketing culturel, il perd son âme, il s’efface.

Pierre Hemptinne

Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

L’orque interminable dans les flux immortels de lecture

Fil narratif introspectif/prospectif à partir de : Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Le Nouvel Attila 2023 – Marie-Jodé Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent 2023 – Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte 2023 – Peintures marines de Shim Moon-Seum, galerie Perrotin – Gravures de Lola Massinon et Camille Dufour, Centre de la gravure à La Louvière – une vie de lecteur, une bibliothèque organique…

Le volume en mains, touche magique

Du volume dense et fluide entre ses mains, le texte inépuisable fuit, glisse des pages, s’épanche dans l’espace intérieur, déborde vers l’extérieur ensuite, matière imprimée redevenant oralité sans âge et emportant avec lui son corps-lecteur… Son corps-lecteur, bien entendu, c’est son anatomie biologique, individuée, c’est aussi tout ce qui s’y greffe, le prolonge, les organes subjectifs qu’y font fleurir tous les textes lus – vraiment effectivement lus et ceux encore non lus, ou à peu près-. Ils représentent une masse difficilement contrôlable, étant donné que des parties de ces corporéités textuelles bougent sans cesse, font varier leur sens, stimulent des interprétations contradictoires, plongent dans l’oubli, remontent en pleine lumière, ou passent telles des ombres suggestives, réactives aux flux nerveux du vaste environnement ( passé, présent et futur confondus). Immergées dans les matières terrestres et célestes, elles agissent, elles influencent, elles orientent, magnétiquement, à la façon dont les astres interviennent discrètement dans le cours des événements. C’est un microbiote spirituel, psychique, symbolique, cosmologique. L’effet que lui font tous les livres lus, – et les autres qui s’y trouvent tapis évoqués, suggérés, ou à l’état de promesse-, si nombreux qu’il ne peut plus les calculer ni les différencier de façon précise – (bien que son cerveau continue à en déchiffrer les fragments indistinctement gravés en lui, les impressions qui évoluent, se déforment, se métamorphosent)-, la manière dont ça le travaille exclut d’hypostasier un bagage solide, un ancrage identitaire dans « la littérature » triomphante, majoritaire, qui l’irriguerait à la manière d’un sang noble, d’une appartenance à un sol privilégié, « originel », « premier » en quoi que ce soit, et qui confierait la mission, dans les rares papotages en famille ou dans la moindre conversation de comptoir ou face à la machine à café, de recycler et vendre les sous-entendus et le sous-texte d’apparence inoffensive mais bel et bien piliers de l’universel fondateur et continuateur des entreprises coloniales, impérialistes, toujours avides de renouveler ses héraut banals, quotidiens et délirants, petits dominateurs. Pas un corpus de « Belles Lettres » qui blinde et se charge de transmettre la culture appelant à «  la « naturalité biologique,  aux liens du sang, à l’exaltation de la souche et de l’origine du même titre » (p.129). La bibliothèque accumulée autour de lui, en lui, n’est pas du genre à inspirer des « rapports d’identité » (Foucault). Non, un fouillis inclassable de voix minoritaires, pas rangées, pas classées, un ensemble sans cesse à explorer, arpenter, cartographier, un maquis cacophonique, rétif à toute classification, inaccessible au moindre cadastre colonial. A tel point qu’il se demande souvent comment peut-il vivre avec l’absorption obstinée durant tant d’années de voix différentes, différenciées, « autres » ? A tel point qu’il se retrouve souvent ni plus ni moins au même stade que l’Yvette de Maupassant, adolescente dévoreuse de romans, mais déstabilisée, fragilisée et paumée devant la vie par toute cette « bouillie de lectures ». 

Masse lue, arborescence de différences, horizon d’un universel minoritaire, infusé dans les textes, les littératures singulières

Mais sa bibliothèque, aussi, quelques fois, inspire des cavales sauvages, des promesses folles. C’est quand prédomine le goût qu’elle induit pour les « rapports de différenciation, de création, d’innovation » (Foucault) du fait que chaque «écriture minoritaire » grave en lui le sillon, non linéaire, non binaire, d’une différence. Débrouille toi avec ça. Face aux apôtres qui sanctifient « ce qui nous rassemble » plutôt que ce qui nous différencie ! Chaque sillon élargit et complexifie la structure foutraque de son ossature spéculative. Alors, la polyphonie des voix singulières résonne d’un universalisme de la différence, à venir, un jour, peut-être. Il en émane l’ivresse de « l’anarchie dans son intolérance à la domination et à la normativité policière. L’anarchie singulière (…), joie de tous les désordres qui habitent les gestes qui donnent une forme provisoire et toujours mobile à l’informe. » (« Accueillir », p.138) Formes provisoires en mouvement, c’est son quotidien. S’il comprend que la masse lue voue à la différence, à la mobilité qui déconcerte les proches, à être souvent pointé comme une bête curieuse, à se voir juger « étrange » dans ses goûts, affecté dès lors d’une réputation parfois difficile à assumer socialement, élitiste proche du difforme, quelques fois, et heureusement, il y puise l’énergie d’une étrange espérance, celle d’être une particule d’un futur changement profond des manières de penser que nécessite le monde humain pris dans la nasse du dérèglement climatique. Cette espérance ténue est liée au fait d’accepter de se sentir habité par ce qu’il ne peut se représenter, d’emblée, dès la naissance, redevable à tous les autres, qui font arriver en lui de l’inattendu, les étrangers, migrants, tous les minoritaires, le rendant partie prenante, naturellement, d’une relationnalité transformatrice, celle « d’un sujet habité par l’autre et qui fait lien avec le monde à partir de ce que l’autre fait résonner en lui. C’est un rapport de dépossession et de co-incidence. Pour le sujet majoritaire, cela revient à puiser dans ses expériences minoritaires pour se connecter à l’autre ; c’est apprendre les limites de sa souveraineté et laisser résonner les subjectivités minoritaires avec lesquelles il vit. » (« Sphères d’injustice », p.193) Et si tout ce travail de lecture était avant tout une œuvre de dépossession accomplie d’instinct, sans calcul, sans visée, sans stratégie ? Il n’a pas ingurgité un corpus autoritaire, mais un flux critique, un tissage hétérogène de styles minoritaires, quand écrire rime surtout avec inscrire une différence, du différent, ouvrir chaque fois un nouveau front. Ce qu’il peut créer avec ça, et dont il a besoin pour se convaincre d’avoir une certaine consistance, le pousse à la conviction intime que « toute création individuelle est le fruit d’un travail collectif ». (« Sphères d’injustice », p.236) C’est le chant que lui serine sa bibliothèque foutraque. C’est à partir de cette rengaine qu’il en tire un bien, un patrimoine, mais sur le ton de « l’impropriété », loin de l’acharnement à se rendre propriétaire de ceci ou cela comme seule raison d’être. « L’impropriété ne signifie pas n’être propriétaire de rien mais considérer que ce que l’on possède est toujours un produit collectif. » (« Sphères d’injustice », p.237) Ce qui ouvre, non sans angoisse, vers un autre universel, minoritaire, incertain, à inventer, voire improbable, avec toutes ces voix en lui, hôte de multiples autres, dispersé parmi les trajets de multiples autres, sans bords, sans rivage proprement à lui. Il n’est qu’un contemplatif attentif et sensible aux ondes de ce changement. Ses lectures, échos d’avancées obscures, individuelles et collectives vers un autre monde, l’ont placé dans une métamorphose incessante qui ressemble à du sur-place, et ont fait muter son intériorité en monstre indéfinissable, hybride tentaculaire, tissage de différenciations et d’altérités, nageant dans le cosmos des écritures en perméabilité constante avec le mystère des origines, que réfléchissent tous les êtres, les animés comme les inanimés, humains et non-humains.

L’arrivée de l’Orque, un trop plein

Ce volume dense et fluide, inépuisable par excellence, abîme marin et banc de poissons incommensurable, est celui d’Horcymus Orca, publié par Le Nouvel Attila en 2023. Dès l’instant où ses pages se sont ouvertes à lui, son corps-lecteur donc, en tous sens, a traversé et été jalonné par de fortes zones de turbulence, raz-de-marée, avalanches, glissements de terrain, fossilisation foudroyante. Ce texte-phénomène est venu bouleversé son écosystème de lecture déjà bien expérimenté, roué, et a contraint son exosquelette littéraire à une soudaine croissance trop vaste, trop complexe, non maîtrisable, sauvage, déséquilibrée. Il s’est mis lui aussi à fuiter, à fuir, glisser, s’épancher, abîme marin et banc de poissons incommensurable, retournant vers des stades d’oralités antérieures, postérieures, bref, battant la campagne. Dépassé. C’était, d’un coup, accueillir un texte disproportionné, un « énormtextanimal » précisément, à peine domestiqué, qui déséquilibrait son axe de lecture, monstrueux de singularité, se goinfrait de tous les autres textes lus, les digérait, les régurgitaient, les « relançait », leur ouvrait d’autres perspectives, les noyait dans un nouvel infini de correspondances, de reflets, de mélanges, de recouvrements, de palabres, infini kaléidoscope. C’est loin maintenant, mais ce texte-orque ne cesse de hanter l’abysse tapissé de toutes les pages lues, ondulantes, algues multicolores sur les parois du gouffre où il traquait le sens de la vie (cet antre de l’imagination, microbiote cosmique de son imaginaire).

C’était un trop plein, soudain. Trop plein de tout. Le texte – à l’époque , au présent de la lecture, et depuis, dans le souvenir et le ressassement, dans le clapotis océanique de l’écriture primaire, incessante -, peut le crisper, lui donner des convulsions, des envies de tout envoyer promener comme quand on se perd en forêt et qu’on décide de rebrousser chemin, de couper à travers tout. Il en a encore des cauchemars. Des cauchemars Horcymus Orca. Quand il s’enlisait dans d’invraisemblables « longueurs », surplace végétatif, durant des dizaines et des dizaines de page, le « sous-texte » prenant le dessus sur le texte. Il étouffait, se disait « je ne vais jamais en sortir, voilà, ce texte m’entraîne vers des profondeurs dépressives où je m’enlise, m’ensevelis, digressions sépulcrales. ».

Lecture, peau amoureuse, laitances de naissance, magma charogne

Mais aussi, cet Himalaya de phrases serrées et écumantes lui offre des instants, des ouvertures, des passages – lors de la première lecture, déjà, fulgurante et dans ce « présent de la lecture » tel qu’il s’éternise en lui et engendre résurgences et insurgences imprévues, ni plus ni moins qu’un jeu de marées – où il fond et infuse délicieusement, comme dans ces lignes où le personnage qui cherche à revenir chez lui après la guerre, se fait recouvrir et enchanter par sa convoyeuse, la rameuse Ciccina Circé. « (…) elle approcha la bouche de son oreille, comme pour lui parler en grand secret, s’appuya avec insistance sur son épaule de toute sa longue et large poitrine mamelue, laquelle sembla alors s’ouvrir à la mesure de sa hanche, revenir profondément et se répandre autour, en une blancheur d’écume pareille à la vague qui vient se briser contre un rocher et, éperonnée, s’ouvre en écumant et semble alors l’engloutir et l’incorporer. Il la sentait se répandre et s’épandre autour de son épaule, le long de sa hanche et sous son coude : moite, ample et fluctuante, qui clapotait sous le casaquin lacé à la taille, comme si elle avait accouché le jour même et était encore gonflée et débordante de lait. Mais, pendant ce temps, il se délectait de l’odeur d’huile d’olive de ses tresses, une odeur forte et suintante comme si elle les avait plongées dans une jarre. » (p.363) 

Proximité avec la naissance incessante, toujours là, quand le texte inépuisable approche la bouche de son oreille, lui parle en grand secret. 

Cette blancheur laiteuse qui l’envahit à la lecture, dans laquelle il barbote et s’extasie, lui restitue, à la manière d’un philtre magique, les instants où la peau amoureuse le recouvrait, étendait une couverture magique sous laquelle se réinventer, libérer l’imaginaire, congédiant les automatismes du désir viril pénétrant, instaurant profondément les flottements entre matériel et immatériel, bouillonnement calme d’écume où quelque chose arrive, et rebat les cartes, replonge tout dans l’expectative, le non prévisible, quand quelque chose arrive en lui et que quelque chose de lui arrive ailleurs, en l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer les tenants et aboutissants, ni les retombées ici et ailleurs. Tout ce que l’on peut en déduire est que « de la naissance » se produit, l’incessante naissance de soi avec l’autre. Perdu dans le texte, – dans tous les textes lus, accumulés, rangés, empilés et qui ne font plus qu’une seule multitude monstrueuse -, il côtoie toujours cela, il y a toujours dans les parages, cette zone de naissance, laitances amoureuses d’accouchement de ce qui vient, et le contraire aussi, il y a toujours au flanc du monstre constitué de toutes les lectures en décomposition et recomposition, la blessure ouverte, tantôt presque guérie, sèche, tantôt à nouveau saignante, fraîche, fumante et puis purulente, puant la mort imminente, immanente, la gangrène de néant. De même, la mer infinie qui déploie ce monstre, clapote entre vie et mort, rivages contraires qui résonnent l’un dans l’autre, de l’un à l’autre, au gré des marées montantes descendantes.

Voler/Survoler

La rencontre interminable  – et puis, rétrospectivement, trop brève – avec Horcymus Orca le fit basculer. Quand il y repense, il lui semble avoir la peau sèche, squameuse, piquée de sel brillant, les narines et les oreilles pétrifiées dans l’odeur et le mugissement des marées, les cils perlés d’embruns, la chevelure cheveux et les étoffes poisseuses, dégageant une forte odeur de poissonnerie. Il lui semble depuis survoler d’étranges contrées, à la manière de ce marin ayant souhaité un rite funéraire à base d’oeufs de poisson volant pour que sa salive, ainsi ensemencée, transmette à son âme la capacité de voler vers l’ailleurs, ne reste pas bêtement en rade dans la mort pure et simple. « Attrape une femelle, cherche-lui l’oeuf et étale-m’en un peu entre les lèvres. Désormais, de tous les poissons de mer, il n’y a que celui-ci qui me plaît, celui qui a des ailes. Mon âme, si elle veut, peut en profiter ; elle a des ailes et elle vole, si elle doit voler, elle a des nageoires et elle nage, si elle doit nager. Avec toute cette mer, dis-je, le poisson volant est ce dont j’ai besoin. » (p.453)

Dans le même animal, marin, l’accouchement, la pourriture, nageant, plongeant au cœur de la bibliothèque mentale, native

Permanence des laitances accoucheuses, irriguant et dégoulinant sur sa vaste carcasse littéraire, son prolongement fantasque, cette animalité hors normes, qui vogue en toute l’épopée humaine bruissant entre les lignes de tous les textes écrits, imprimés, depuis ses débuts approximatifs, balbutiant, jusqu’aux figures de la fin qui se rapproche, porte aussi depuis toujours sur l’autre flanc, le cratère de la mort, sa permanente contribution à la vie, ombre sinistre apparue dès ses premières lectures, qui était déjà là avant qu’il ne lise la première ligne, et qu’il a personnalisé au fil de sa subjectivité inlassablement stimulée par ses lectures, et des va-et-vient entre le lu et le vivant, le lu et la mort, au point de devenir sa blessure, son stigmate, sa pourriture prolifique. Blessures de la vie portées comme trophées, entretenues, cultivées pour leurs innovations bactériennes. Et parce qu’elle prouve sa permanence, son toujours déjà-là dans le texte et le sous-texte, cette matière en interface avec la mort induit une possibilité d’immunité, la chance minime d’une part d’immortalité, temps que ça lit du moins, que toute sa masse, physique et psychique, reste irriguée par de nouvelles lectures. Cela, en écho à ce que découvrent les marins ayant planté en vain un harpon dans l’orque majestueuse profanant leur territoire de pêche : « ils découvrirent l’horrible blessure gangreneuse qui lui déchirait en long et en large le flanc gauche, en s’encavernant profondément. » (p.800) C’était une « espèce de caverne » (…), une déchirure telle que c’était comme s’il avait été attrapé de plein fouet par un projectile de petit canon et que le projectile avait éclaté à l’intérieur, et c’était comme si c’était arrivé si longtemps auparavant, que ça paraissait désormais, plus que le flanc d’un férosse vivant, celui d’une charogne de férosse, d’une charogne éternelle que la mer, en même temps, préservait de la consumation et putréfiait. (p.801). Lire, être lecteur, engagé dans la lecture de l’infinie production imaginaire de l’humanité (il y a trop de livres à lire, je n’en absorberai qu’un faible pourcentage ») , c’était d’emblée avoir cette charogne au flanc, éternelle et où fermente l’illusion que la mort est déjà survenue, et a échoué dans son entreprise. « (…) ils scrutaient cette immense masse de chair, cette épouvantable, ténébreuse silhouette aux trois quarts sous l’eau, avec la nageoire supérieure haute et visible de loin comme un drapeau d’extermination, puis ils regardaient au milieu de l’écume ce délabrement sur le flanc gauche et se disaient qu’avec une telle plaie n’importe quel autre que l’énormaninal serait déjà mort depuis un bon bout de temps, serait mort et se serait entièrement encharogné, se serait encharogné et encarcassé, et que l’énorme carcasse se serait dispersée et effacée toute-mer, pas une, mais cent fois : et, en revanche, ça n’effleurait même pas d’un cheveu cet immortel. » (p.801) Et le marin de saluer cette « chose morte qui s’encharogne » et qui est en même temps immortelle : « Nous te saluons, sale immortel. Si ça peut t’intéresser, nous le dirons autour de nous : nous dirons que tu pues la charogne au point de faire vomir jusqu’aux yeux, et que tu sèmes peste et pestilence où tu passes, mais nous dirons aussi qu’avec tout ça tu es réellement immortel. » (p.803)

Et c’est à l’instant où surgit l’orque dans le texte – dans la mer -, qu’il se dit que toute son histoire de lecteur avait quelque chose à voir avec ce genre d’apparition miraculeuse et funeste, avec le désir de voir surgir le phénoménal et d’en être visité, possédé, d’apercevoir semblable animal exceptionnel dans les flots immortels du vivant, et d’en recevoir une part qui deviendrait sienne, en partager la nature hors normes. Bien entendu, il avait déjà plus d’une fois été avalé et recraché par Moby Dick et tenté, à de multiples reprises, de démêler les avatars labyrinthiques d’Ulysse à Dublin, il en était gavé.

La mer de toutes les pages lues agitées par le vent, les marées, les embruns, barrière de corail respirante

Depuis ce temps-là, il se représente sa bibliothèque comme une mer se déversant, à l’horizon, dans le ciel. D’autant qu’il ne l’a plus déployée sous les yeux, les bouquins alignés sur les planches superposées, recouvrant tous les murs, montrant leur dos. Elle est mise en caisses, regroupées, empilées dans les pièces de la maisonnette où il s’emploie à n’être que de passage, engagé dans la « dernière partie de la vie », comme on dit. Prête au déménagement, à la dispersion des cendres, dans l’antichambre de la fin. Elle est principalement à présent une bibliothèque mentale, libérée des couvertures, des reliures, des dos collés, toutes les pages sont à présent libérées, réunies en un seul flot infini, ondoyant, Camaïeu gris de fibres nerveuses ondulantes, harmonieuses, bien que parcourues de « sens contraires », de reflux, de vaguelettes retorses. Cette mer qui déborde du cadre, telle que peinte par Shim Moon-Seup, millefeuilles de tissus vivants et de tissus nécrosés, étoffes mariales et linges mortuaires, ce magnétisme antagonique d’une vastitude dépassant l’entendement. C’est elle qui imbibe les pêcheurs pauvres et leurs familles dans Horcymus Orca,qui la scrutent inlassablement depuis le promontoire, étudiant les faits et gestes du monstre qui s’y dissimule – événement enfin, arrivage salutaire ou fatal, naissance ou mort -, sillage de vie ou sillage de mort, agonie de la bête éternelle faisant corps avec les flots, voire les engendrant. « Ils étaient tous l’oreille tendue, tous en train d’écouter ce sifflement de vent des eaux, ténébreux, étouffé, qui venait de la ligne, tantôt lointain, tantôt proche, et c’était pour tous le souffle tourmenté du férorque, son râle qui ne finissait jamais. Ils l’entendaient chaque fois avec des frissons, et pourtant chaque fois ils l’écoutaient et aussitôt après attendaient pour l’entendre. On aurait dit qu’ils ne supportaient pas de ne pas l’entendre, ne pas l’entendre encore une fois après chaque fois, mais on ne pouvait pas dire qu’ils éprouvaient du plaisir, de la satisfaction ou qu’ils y prenaient goût : ils éprouvaient au contraire quelque chose d’indicible, quelque chose d’obscur et d’indéfinissable, comme une sensation physique à la fois exaltante et mélancolique, un sentiment barbare d’ivresse, de joie, et en même temps d’irrépressible et débordante nostalgie pour quelque chose qu’ils n’auraient jamais su dire, mais qui devait être fatalement quelque chose de différent et contraire à cette exaltation physique, à cette ivresse et à cette joie, quelque chose de semblable à la vie face à quelque chose de semblable à la mort. (…) Quelque chose de plus fort qu’eux, parce que démesurément plus fort qu’eux, plus malade et plus inguérissable, c’était ce souffle de mer, terrible, obscur, regorgeant de fatalité et de catastrophes qu’ils entendaient, et chaque fois au moment où ils l’entendaient, ils espéraient, désiraient de toute leur âme ne plus l’entendre, ne devoir plus jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’entendre, et en même temps, avec un cœur étrange, effrayé, étrangement effrayé, comme si c’était plus fort qu’eux, ils espéraient, désiraient de toute leur âme, l’entendre encore, pouvoir l’entendre au moins encore une fois. » (p.975)

La mer envahie de fatalité et catastrophe, pourrie par le monstre des politiques migratoires

A quoi fait écho, bien longtemps après le corps à corps avec le texte-phénomène Horcynus Orca, le coup d’œil sur deux gravures de Lola Massinon, « Mer » et « Putréfaction », dont les teintes diffèrent tout en semblant représenter la même matière, spongieuse, en transformation vers l’accouchement de formes vives ou celles de la décomposition, les unes et les autres mues par la même nature. Mystérieux coraux de vie ou de mort, solidaires. Oui, dans l’immensité marine de sa bibliothèque mentale, évolue un monstre, tant positif que négatif, pluriel, fait de tous les organes lus, et de plus en plus insaisissable, s’échappant de son corps-lecteur, le laissant progressivement pour mort, partant vers ailleurs, vers autre chose, sans lui, lui survivant, bizarrement. Lui restant tourmenté en ce point où coexiste le désir d’entendre, celui de ne plus entendre, de voir, de ne pas voir. « Ce souffle terrible de mer » qui semble pétrifié dans les peintures de Shim Moon-Seup, sous la forme de soufflets agités, ventilation de l’imaginaire, à l’arrêt. Mais aujourd’hui, le cœur est systématiquement effrayé face à la mer gorgée de « fatalité et de catastrophe », comme jamais, de manière telle qu’aucun marin, depuis l’antiquité, n’aurait pu l’imaginer, à tel point qu’il lui est même devenu impossible de penser au rayonnement vivifiant des flots marins, à son statut perpétuel d’origine du vivant brassant les organismes morts, les régénérant. Ce n’est plus l’Orque magnifique et sidérant de régénérescence qui hante les mers, c’est un monstre bien pire, sans rien de positif, qui démolit même toute possibilité d’imaginer un monstre ambivalent, pluriel, non, là, c’est la Bête univoque, horrible, celle qui cause le carnage des migrations, les innombrables noyés et noyées, les corps échoués sur les rivages « modernes », être bestial dont le corps est fait des politiques inhospitalières, inhumaines, racistes de l‘Europe, fait des corps de tous les « responsables » qui rédigent et votent ces lois meurtrières, qui sèment en surface les vies détruites par ce délire d’extrême droite qui transforme la mer en fosse commune, celle-là même aux sombres entrailles gravées par Camille Dufour, artiste minoritaire luttant, dans les ténèbres, contre l’invisibilisation organisée de ce massacre dont ne manque pas de se réjouir les défenseurs de la race, les croisés armés contre l’envahisseur et le remplacement, dont ne manque pas de se vanter une « misdée » de politiques respectables, au sec . La guerre est prolongée, permanente, aucun héros fuyant le carnage n’est assuré de retrouver un lieu calme, tout l’égare, la métaphore du retour a perdu le Nord, et ne cesse de s’éloigner l’image d’un « chez soi » en harmonie avec la multiplicité anti-guerre, anti-chair-à-canon, profitant de ce travail d’une anthropologie réinventée, lumière fragile multipliant notre monde plutôt que de le rétrécir, et invitant à « se laisser traverser par des pensées indigènes, de se faire intéresser par des djinns ou des esprits, d’accueillir des extériorités » (JL Tornatore, p.128), des forces d’enchantement que brassent les 1355 pages de l’Orque de Stefano D’Arrigo, à travers le corps-lecteur, pénétrant peu à peu dans sa bibliothèque mentale, sans bords, sans frontières, sans fonds. 

Pierre Hemptinne

Nouvelle route et château de lumière

Fil narratif entretissé de : vélo et territoire – Judith Butler, « Dans quel monde vivons-nous ? » Flammarion 2023 – Myriam Louyest, « La traversée de l’or blanc », Atelier de moulage du Musée Art & Histoire, Bruxelles…

La route déroutée

Il pédale dans, contre, avec le vent, bourrasques et rafales dans les campagnes, portés, poussés vers l’avant, déportés latéralement, l’impression d’un trajet inédit, aléatoire, bien qu’il suive un itinéraire connu par cœur, quasi métabolisé, autant intérieur qu’extérieur, hésitant juste parfois entre différentes variantes, il prend à gauche, au pied d’une colline boisée, là, il sera abrité du vent, ça grimpe raide, à gauche en contre-bas, sous la lumière fouettée du soleil, la surface d’une carrière inondée luit, micas aveuglant, avec quelques ilots noirs, dépouillés de feuillage, juste des épures survolés de canards et cormorans. Après, plus le temps de mater au-delà du guidon, concentré sur l’effort, gestion des muscles et du souffle, un redoux à l’entrée du hameau, un faux-plat en bordure de pâtures vallonnées, puis grimpette en forêt, haute futaie, odeur d’humus, plongée visuelle furtive entre les troncs non alignés, vers des clairières, ou déjà les lisières, ici les espaces « sauvages » sont peaux de chagrin, presque des illusions. Un peu plus d’un kilomètre intense durant lequel il joue à être en montagne, la vraie, tout à la joie de repasser une fois de plus sur cette ascension courte mais bonne. Il soigne et savoure ce « repassage », soit insister sur les trajets qui « performent » sa connaissance intuitive, non rationnelle, du territoire qu’il habite et qui l’habite, que son corps et son imaginaire occupent, plutôt recouvrent, « occuper » ayant une connotation privative pour ne pas dire coloniale. Et puis, la jubilation d’atteindre le haut, une route transversale, sur la crête de la colline, la cime des arbres, agitées par la houle musclée, sur ciel azur où cavalent des colonnes de nuages, des cris de rapaces éparpillés dans l’air tourbillonnant. Il boit goulument à la gourde, avale sa banane. Et puis, envie de se dérouter, de dévaler l’autre versant par une route qu’il n’a jamais empruntée, bien qu’étant passé devant des centaines de fois ! Il se lance et est happé par un toboggan enchanté, lisse, roulant, épousant sensuellement la topographie du mont, le fait basculer dans de l’insoupçonné, ça l’émerveille littéralement. Un tracé en lacets voluptueux, un revêtement confortable, une descente rapide qui évoque le pas d’une vis traversant l’épaisseur de la forêt, versants forestiers « exemplaires », typiques, parfaits, qui donnent envie d’y marcher, s’enfoncer, s’installer, prendre racine, mais le vélo dévale goulument, vorace, plaisir de contrôler la trajectoire, se l’incorporer, avec juste un peu de pression sur les freins à disques, l’air de ne pas y toucher, partagé entre désir de s’abandonner à la jouissance de la descente totale, effrénée et désir de stopper, regarder, photographier, rester sur place. Mais ça passe à la vitesse de l’éclair, ce n’est pas un col de 10 kilomètres, déjà il quitte les arbres, il est à l’entrée du village, manque d’être déséquilibré par une rafale, s’engage dans les petites routes de campagne, au tracé erratique, heureux d’avoir découvert cette nouvelle route, quelque chose de neuf en lui, tout lui semble nouveau, gonflé de l’envie de pédaler avec ça en lui, pendant des kilomètres, avec joie il s’offre au vent de face, pour plusieurs heures, jusqu’à exténuation s’il le faut, petit braquet en rase campagne, ses jambes moulinent serrés comme en pleine ascension d’un col interminable, là-bas, en vraie montagne. Les ruées nuageuses étirent leurs caravanes blanches et grises, impressionnant exode céleste, sentiment d’une fuite vers le nord, le soleil est abondant, sa lumière ne baigne pas le paysage, elle est jetée en toutes directions, émulsionnée, aveugle, fait briller toutes surfaces, routes humides, champs inondés, feuillages usés, toits polis, clochers d’ardoises. C’est hypnotique, il n’a pas envie que ça cesse, tant pis s’il s’épuise. A plusieurs reprises, il traverse des embranchements où il pourrait obliquer, rentrer plus vite chez lui, se mettre à l’abris, s’extirper de la fougue du vent, rude, mais il prend trop plaisir, il persévère. Il ne cesse de se dire « trop heureux » d’avoir en lui un bout de nouvelle route, trop envie de la balader, de la relier à toutes les autres routes qu’il connaît dans ce coin, toutes les routes par lesquelles il sillonne journellement le territoire où il habite, développant une connaissance intuitive, corporelle, organique, poétique, de ce qu’est ce territoire. La lumière est rase à présent, presque apaisée, chaleureuse, la fin du jour approche, elle imprègne les flancs d’un mont érodé, sur sa gauche, sa couverture d’arbres aux couleurs automnales au bout de labours trempés, et par-dessus un pan de nuages d’encre noire, piqueté de points blancs mobiles, infimes ludions brillants, désarticulés, immaculés, vol de mouettes revenant d’avoir exploré les sillons qu’ouvrent les tracteurs et rejoignant leur dortoir aquatique, pas exactement en train de voler, se laissant dériver dans les dernières rafales du jour, en apesanteur, montant, descendant, tourbillonnant, déportées vers leur lointain point de chute, comme lui, depuis des heures pédalant dans la tempête, ses roues ne touchant plus le sol, les oreilles, la tête, le corps empli d’air turbulent, vivifiant. Extase et salutation aux mouettes étincelantes, magistrales. Juste après la colline, il sera chez lui, retrouvera la terre ferme, le calme et, une fois le mouvement arrêté, un bonheur disruptif, explosif, une chamade, une fabuleuse arythmie cardiaque comme un bouquet de fusées dans la poitrine, bonheur de l’avoir fait, pédalé si longtemps avec un vent extrême, aussi exaltant que d’arriver au sommet d’un col mythique.

Nouvelle route : la prise d’empreinte réciproque

Dès lors, ce bout de nouvelle route continue de vivre en lui, comme toujours en train de s’ouvrir à lui, pour la première fois, une rencontre qui le réjouit, pleine de promesse, un événement enfin qui vient contrecarrer la dépression latente. Sonné, par l’effort, par le vacarme des bourrasques et la flagellation éolienne, il brûle en surface. La totalité de son corps et esprit est parcourue d’un fourmillement confortable et sensuel, une infinité de grains qui travaillent à intégrer aux connaissances déjà métabolisées du paysage qu’il habite, les données de la nouvelle route qui conduisent à revoir tout ce qu’il savait jusqu’ici, répertorier autrement toutes les possibilités d’itinéraires, les combinaisons entre les différents aspects et caractéristiques du paysage. Il n’a besoin de nulle autre activité, tout son organisme est occupé. Une sorte de vaste set up, de mise à jour de toutes les données, mais aussi quelque chose de physique, de physiologique, toutes ces cellules effectuant le moulage actualisé de l’enveloppe paysage où il évolue en permanence (que ce soit en réalité ou mentalement).

Enfoncé dans son fauteuil de lecteur (tant d’heures de lecture s’y sont consumées que rien qu’en s’y posant il lui semble y être accueilli par ce qui n’a cessé de lui échapper, de toutes ces lectures, de toutes ces pages écrites, imprimées et qui ne se peut percevoir qu’à travers le fait de les avoir lues, d’avoir cru les lire, essayé de les lire) – le regard vague vers la fenêtre bientôt totalement obscurcie, de ces regards hébétés qui succèdent généralement aux plaisirs intenses, agités et arides avant de muer peu à peu en mer d’huile, bonheur diffus, bruissant depuis le plus profond de la moelle jusqu’aux plus lointains filaments d’être -, il laisse faire. Il est comme allongé sur une table d’opération, sous anesthésie partielle, pendant que l’on visite et s’affaire dans les coulisses de ces organes, ou qu’on y installe divers organes de substitution. Sans aucune intervention réflexive, sans rien de « dirigé » par sa conscience, l’empreinte de ses routes, de ses itinéraires, épousant les formes de ses possibles, s’ajuste, se met à jour. Il n’est rien d’autre qu’un moule en pleine gestation passive (encore faut-il sans cesse nuancer la binarité passive/active, car « affectés par cela que nous cherchons à affecter, il n’existe aucun moyen de distinguer l’activité et la passivité de façon mutuellement exclusive », p.89). Mais tout autant, constatant l’éloignement d’une part de lui-même, en allée, évaporée, comme s’il s’était dispersé au long des routes pédalées sous le vent. Il est alors livré à une entité bien plus vaste qui s’occupe à actualiser méticuleusement l’empreinte de la trace mobile qu’il a essaimé tout au long des chemins parcourus, et à partir de quoi il dialogue avec les différences saillances de son lieu de vie (ce qui y fait saillance pour lui et relève d’un mixte entre la carte objective et la carte subjective), les innombrables points de passage qu’il affectionne, reliés par une sorte de vaste membre fantôme, modulaire, partie prenante de son ancrage fluctuant. Cette double prise d’empreinte, croisée – lui, moulant le paysage transformé, le paysage le moulant tel que transformé par de nouvelles routes -, s’effectue au gré d’une détente totale, tous muscles, tous ses nerfs au repos, sur un petit nuage de bonheur post-effort. 

Le saut de plage, le sable de vie

Ce qui l’achemine vers des rêveries qui réactivent une activité pratiquée jadis de longues heures, avec acharnement hypnotique, sur l’estran, à la limite du sec et du mouillé, aux franges d’écume de l’infini, dans le vent (aussi, déjà), le soleil et les embruns nordiques : remplir des seaux et des formes de sables, les tasser ni trop ni trop peu, les renverser pas n’importe où ni n’importe comment, au contraire en poursuivant une « idée » et un plan, construire à la pelle, inlassablement, à l’instinct, un paysage de montagnes, vallées, murailles, châteaux, chemins de ronde, tunnels, face à la mer. Transvaser du sable. Lui faire épouser l’intérieur de diverses formes (tours, remparts, donjons, voitures, faunes, flores). Démouler. L’empreinte qui surgit est autant le moulage de l’objet vide, que celle de silhouettes qu’il entretient à l’intérieur, de paysages et architectures intérieurs labiles, qui lui viennent de temps anciens où ses parents lui ont transmis les jeux de sable, par simple immersion dans la matière manipulée, formes de son subconscient qui le poussent à les reproduire, à l’infini, le rendant toujours prêt à les transmettre, à ses enfants puis, plus tard, à ceux qui passent et s’incrustent émerveillé-e-s, ou simplement pour rien, dans le vide, durant le temps de plage désert, son sablier biologique se vidant, peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus vite. Une activité donc inscrite dans ses gènes. Qu’il a perpétuée et entretenue avec ses enfants, puis une fois ceux-ci devenus grands, sans enfants, sans raisons apparentes. Et qu’il ne cesse de revisiter mentalement, de s’y réfugier. Dans ces contrées sauvages éphémères, esquissées par lui-même et pour lui-même, projetant certes les constantes d’une cartographie des profondeurs mentales, mais « révélant » ce que la contrée sableuse ensevelissait, comme si ces formes y étaient enfouies, attendant les œuvres d’une archéologie fictive et éphémère, il aimait par-dessus tout tracer des routes improbables, d’abord à la main, puis à la petite pelle en plastique, les border de constructions moyenâgeuses et y faire passer voitures, camions, motos, cyclistes, en les bruitant, en imaginant progresser vers des contrées magnifiques, toujours reculant, toujours plus loin sur l’étendue de sable. De la paume, ouvrir des possibles, inventer des chemins à travers l’inexploré (qui repousse toujours, ailleurs, malgré son éradication coloniale).

La route du possible, bouffée d’air frais

Une nouvelle route en lui, dans l’ensablement de ses souvenirs, surgissant de là où il pensait avoir déjà épouser toute la cartographie, c’est une perspective inespérée qui s’offre, un espace de possibles éveillant des appétits vierges, tout reste à découvrir, les horizons ne sont pas bouchés, redevenus ouvertures indéfinies. Il reste du vide, aspirant, inspirant, du vide à combler, à partir de quoi créer du « plein », préalable au surgissement d’autres vides d’impensé. « C’était comme si une possibilité était demeurée en dehors du pensable jusqu’à une certaine époque (…), et qu’une fois devenue pensable, elle avait été appréhendée directement comme une possibilité du monde lui-même. » Ce bout de route jusque-là oblitéré « introduit la possibilité que se produisent des événements qui ne ressemblent pas à d’autres, et qui ne pouvaient pas être assimilés à une idée existante du monde. Son ajout change le sens même du monde, car elle ne peut pas être ajoutée comme un simple attribut d’un monde établi : elle le bouleverse et le redéfinit, elle est grosse de la capacité d’exposer le monde dans toute sa nouveauté. » Dans le silence de la soirée, béat, fourmillant, il mesure combien ce genre d’événement, rien de plus que dévaler pour la première fois une route en forêt, « montre soudain que le monde n’était pas connu auparavant, alors même qu’il avait toujours été là, et qu’il servait d’horizon, de cadre et de définition de l’expérience humaine. » (p.104-105) Proximité d’un nouvel élan.

L’atelier de moulage

Il somnole et se dirige vers ce « bout de route » comme s’il s’agissait d’un accessoire perdu de vue, le moule d’un élément de décor dans des réserves, rangé dans des armoires, à partir de quoi le reproduire, le réactiver. Une consistance qu’il s’approprie pour la substituer à du manque, toujours latent, qu’il repousse, qui revient toujours. Il arpente entre veille et songe un lieu peu banal, hors du temps, rarement accessible. Il n’y a été qu’une fois. C’est l’immense atelier de moulages d’un musée d’art et histoire. Un labyrinthe de kilomètres d’étagères, alignées dans la pénombre où dorment des milliers de matrice de bois, vides, aux surfaces usées, tachées de plâtre, sanglées. Mais toujours fonctionnelles, séminales. Y sont, en léthargie, et en creux, une multitude de formes du passé, fragments figuratifs, personnages et objets de l’histoire, représentatifs de la façon dont l’humain a rêvé son monde, ébauché ses mythes, élaboré ses cosmologies, ses légendes, ses rituels, ses dieux et déesses. Là, en pièces détachées. Il y erre avec passion, curieux de tout, il voudrait identifier chacune de ces matrices, il y erre aussi en ruminant la substance de ces phrases d’Emmanuel Coccia lue un jour dans le journal Libération, bien entendu incapable de les citer intégralement, mais pénétré de leur teneur, comme en lien avec ces travées hantées par la statuaire de toute une culture, collection de sarcophages vides du passé : « Tout notre bonheur dépend de notre capacité à faire quelque chose de ce passé qui ne parvient pas à passer. Nous passons notre temps à faire quelque chose de ce que nous avons fait – à construire des rituels et des objets à partir de ces tessons d’existence non digérés et non consommables. » (Libération 9/11/23) Et ce « que nous avons fait » correspond évidemment aux faits et gestes singuliers de sa biographie, mais pas seulement, à tout ce qui a été fait par l’humain, à l’émergence de quoi tout un chacun a collaboré et collabore, même des siècles avant de naître, du fait même d’appartenir à telle ou telle culture, d’être inclus dans l’histoire d’où procède la création de telle forme artistique, de telle esthétique, de tels artefacts et qui s’intègrent à tous les « tessons d’existence » que nous remuons, questionnons, vidons, remplissons, moulons, polissons. Entraîné dans le « faire quelque chose de ce que nous avons fait » implique aussi de perpétuer – et perpétuer n’exclut pas de les inscrire dans un travail critique – les formes où se sont cristallisées les figures clés d’un songe civilisationnel, que les rêves individuels, personnalisés, à leur tour épousent, adaptent, transforment à l’échelle de l’imaginaire intime, du roman individuel. Dans la pénombre de ces informes gestations – accumulation de gangues numérotées, trouées, dont il est impossible de deviner ce qu’elles recèlent -, émerge à un endroit de poussière, un cube de verre lumineux. Jaune soleil. Il contient un fragment de cette pierre blanche, friable, dont l’on fait le plâtre. Une levure crayeuse. On dirait, préservé dans de l’ambre, le principe vivant, sauvage, à l’état brut, de ce qui fonde la mémoire des formes, la force de prélever, archiver, reproduire les traces du culturel. La connaissance par l’empreinte. Un fragment d’énergie originelle. C’est ce principe vivant, puissance potentielle du moulage, qui irradie et colore la masse transparente, constellée de bulles d’air libérée par l’Infini. Il est placé à proximité d’une statue de femme tenant dans les mains un petit dragon. Il jaillit du donjon d’un château (ou en est extirpé par la main maîtresse). La scène révèle une bonne intelligence entre la chimère et le giron féminin, comme si la femme l’accouchait avec bienveillance, s’en portait garante. Une étoffe s’enroule à son bras, vivante, le drapé et plissé effectuant de souples volutes et contorsions que mime le dragon, ou qui le subjuguent, suggérant que la princesse et l’animal sont de même nature.

Le château de verre et l’horizon d’un monde habitable

A l’écart, dans un cagibi où s’entassent les bustes et corps d’une famille royale désuète, moulée dans sa gloire qui semble aujourd’hui obsolète voire toxique, reléguée à jouer les personnages ambïgus d’un monde de fables, vies pathétiques de châtelains et châtelaines oubliés, retrouvailles avec le seau de plage de son enfance, en forme de château-fort, si longtemps enfoui qu’il s’est minéralisé, transformé en verre scintillant, lumineux, irradiant, bien là, irréfutable, posé sur son socle, et en même temps irréel, immatériel, quasi hologramme précieux. Le traverse ce sentiment onirique quand revient en songe un objet perdu depuis longtemps, plus beau que jamais, n’ayant absolument pas vieilli, au contraire, sublimé et portant la promesse qu’avec lui « tout peut s’arranger », aller mieux. Une vision. Faite du sable de la vie qu’il n’a cessé de remuer, tasser dans des formes – phrases, images, sons, goûts, baisers – pour les renverser, en garder des traces, qui se désagrégeaient lentement, érodées par le temps, par la marée de la fin qui ne cesse de monter, érection d’infimes barrages accumulés – sable de phrases, images, sons, goûts, baisers tassés dans les seaux de plage -, érection toujours recommencée, sous d’imperceptibles variantes, sans cesse, et là, soudain, le tout vitrifié en entité symbolique, exemplaire, donnant l’impression d’un souvenir transcendé, d’un trophée paradisiaque, d’une plausible transubstantiation irréversible. Mais au fond, tout autant fragile ? En s’approchant, la matière ne semble pas fixée, assurée, mais assemblant les cristaux troubles de banquises en danger, une glace d’embruns polis, les murailles et les tours semblent prêtes à se volatiliser à la moindre tempête, ou à fondre, si la tentation venait d’y poser le doigt, de prendre l’objet dans les mains, lui imposant une hausse de température inappropriée. Pourtant, s’il était possible de relever le pont-levis, nul doute que l’intérieur réserverait de bonnes surprises : par exemple, dans un tel château de lumière, toutes les couronnes conservatrices et réactionnaires, sont fourrées aux oubliettes. Et depuis le chemin de ronde, entre les créneaux, une vue imprenable et décentrée sur de nouvelles routes, nouvelles possibilités, désenclavant et exaltant l’envie de clamer sans complexe (jusqu’alors seule la droite et l’extrême droite avaient droit à la décomplexion), dans cette illumination contagieuse, « dans quel monde vivons-nous ? », questionnement que l’état tragique dans lequel se trouve le monde décourageait encore d’exprimer, résigné, et pourtant formule préalable à tout processus de changement ! Puis en grimpant plus haut encore, dans la ferveur de l’enfance ressuscitée, à la plus haute tour, la tour de guet de ce jouet transfiguré, reviennent les énergies juvéniles, la joie de s’époumoner « ne vois-tu rien venir » avec le cœur palpitant de plus en plus assuré de distinguer dans le très lointain, les signes fragiles d’un panorama des plus vivifiant, inspirant, où semble germer les signes d’une volonté de rendre à nouveau le monde habitable, une sorte d’esprit, encore vague, qui monte dans les roses et bleutés crépusculaires et murmure : « pour qu’un monde soit habitable pour les humains, nous avons besoin d’une terre prospère, épanouie, où les humains ne soient pas placés au centre. Nous ne nous opposons pas aux toxine environnementales uniquement pour que les humains puissent vivre et respirer sans craindre d’être empoisonnés, mais aussi parce que l’eau et l’air doivent avoir une vie qui n’est pas centrée sur la nôtre. En ces temps d’interconnexion mondiale, et au fur à mesure que nous démantelons les formes les plus rigides d’individualité, il devient possible d’imaginer le rôle amoindri que les mondes humains devront jouer sur cette terre de la régénération de laquelle nous dépendons – et qui a besoin en retour que nous y jouions un rôle réduit, tout à la fois plus attentif et plus conscient. Pour que la terre soit habitable, il faut que nous ne l’habitions pas tout entière, que nous limitions l’étendue de la production et de l’habitat humains, mais aussi que nous sachions ce dont elle a besoin et que nous y fassions attention. » (p.101) Un château de l’enfance hanté par ce monde habitable, brillant comme une luciole d’espoir, ou serti et confit de mélancolie.

Pierre Hemptinne

Les isoloirs et l’écriture de tranchées

Fil narratif à partir de : Laura Lamiel, avoir lieu, Palais de Tokyo – Des peintures d’Armand Bargibant, paysages d’Ypres – Une lithogravure de Didier Mahieu – Lisa Robertson, La fractale Baudelaire, Le Quartanier 2023 – Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte – Martin Walser, La Maison des cygnes, Gallimard – (…)

Il a squatté des sas de décompression imaginaires, hanté les salles d’attente mentales, collectionné chéri les isoloirs où il ne s’est jamais aussi bien senti en plein cœur du souk. Quand il pense à ce qu’il a été, ce qu’il a accompli, ce qu’il aurait pu être, ce qu’il s’obstine à maintenir, il s’égare en un jeu de pistes improbables, comme une succession d’aveux contradictoires devenus indémêlables, couchés par écrit lors de confinements en des cages de verre, cellules dédiées à la confession de soi, à l’extraction d’aveux inépuisables, mais dont le dispositif empêche, finalement, quoi que ce soit de se fixer comme fiable, avéré, juste un inventaire fétichiste, en suspens dans le vide, jamais de dernier mot, jamais de vérité avouée, juste alimenter une machinerie. 

Pas encore l’automne et la forêt est épuisée, feuillages flappis. De nombreux arbres déjà roussis. Le crépuscule est tombé, le mercure ne fléchit pas. Une légère brume, malgré la sécheresse, s’exhale des sous-bois. Parfum de derniers souffles. Des âmes migrent. Des bandes d’oiseaux s’engouffrent en leurs dortoirs. Des branches mortes craquent sous des sabots invisibles. Éboulis de cailloux, coulée de feuilles, de terreau. La vallée apporte des voix de différents hameaux, dispersés, en haut, en bas. Des familles se retrouvent à l’heure du souper à partager. Des appels. Des échos. Les enfants terminent leurs jeux à regret. Des pleurs de bébés, éprouvés par la chaleur, difficiles à endormir. Tous ces bruits à contretemps les uns par rapport aux autres, provenant de lieux différents, convergeant dans l’espace, apparaissant, se diluant, au sein d’un silence formidable. Une structure narrative éclatée, en apesanteur, qu’il aime débusquer dans la musique de phrases lues, qu’il cherche à inoculer à celles qu’il lui arrive de pondre, ou qu’il projette de rédiger un jour (en lui, une fabrique de potentiels phrasés). Nostalgie, mélancolie, il aimait l’époque des enfants à la maison. Il tend la main vers la tarte aux prunes du jardin cuite ce matin. Sa couleur, son parfum, sa saveur se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les voix distillées en la vallée, les pleurs de bébés au loin. Sans doute quelqu’un, quelque part dans un hameau, une ferme isolée, cueillant des champignons ou ramassant du bois mort en forêt, pense-t-il : « tiens, il y a un goût de tarte aux prunes dans l’air, ce soir… »

Le scribe récepteur, l’avoir lieu

« J’avais pour ambition de créer une intimité entre les phrases et la sensation. Je croyais mon avenir dissimulé dans les interstices flagrants de leur relation ; je cherchais à l’orée de la page une architecture capable d’accueillir ma nudité essentielle. (…) Je devais écrire afin de fabriquer un lieu pour mon corps » a-t-il souligné dans un livre de Lisa Robertson. Oui, lui aussi, probablement, un lieu pour son corps. Pour son corps aveccelui des autres. Un lieu pour tous les corps. Mais plus sûrement, plus simplement surtout, pour « avoir lieu » (Laura Lamiel), pour qu’à travers le brouhaha de toutes ses cellules, le « avoir lieu » global du vivant, polymorphe, polysémique, convergent et divergent à la fois, grappille, absorbe, emporte et conforte l’instant de singularité qu’il expertise, son infime parcelle de vie à lui. Sans autre but finalement que de participer, à l’aveugle et à l’échelle individuelle, à la convocation souterraine de l’humus culturel immémorial et les réflexes qu’il déclenche, réflexes à retraiter, interpréter, transformer, métaboliser, rejeter dans l’atmosphère (comme l’arbre rejette de l’oxygène). A l’aveugle parce que les objectifs rationnels qu’il se donnait – écrire tel poème, une pièce de théâtre, un échange épistolier, projeter tel livre, tel récit, se créer une place dans l’univers littéraire – n’étaient jamais rien d’autre que des prétextes pour le récepteur anonyme qu’il était face à la feuille de papier, au cahier ouvert, à la machine à écrire, au clavier d’ordinateur, autant de supports et outils qui attendaient ses contributions. Juste des manières humaines de capter les ondes propagées par toutes les créations culturelles antérieures que sa sensibilité, cherchant l’inspiration, traquaient, ramenaient au plus près de sa conscience. Avec ces fils épars, il travaillait, à la manière d’une couturière improvisant au départ d’un patron, courbée, indifférente au jour et à la nuit. « Le « récepteur » ne peut que transformer le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement ; etc.), et même, dans certains cas, à le rejeter ou le refuser. » (p.371) 

Le réel et l’écriture kayak

Généreusement et souvent, il écrivait, comme on donne son sang, il était transporté dans des isoloirs d’écriture, et ça coulait. Invité à pratiquer la plus grande liberté dans l’accommodement des matériaux culturels lui passant par la tête, il rédigeait sous le contrôle d’une instance invisible, placée derrière le miroir, en situation d’examen, de supervision, tout inoffensif et obscur soit-il en tant que plumitif, à vrai dire microscopique, nano-plumitif. Placé quelques fois sur le grill d’un éclairage violent, déshumanisant, minéralisant, de dévitalisation totale : avertissement qu’une ligne dangereuse était ou allait être franchie. Mis en cellule pour pisser de la copie sous surveillance disciplinaire – extérieure et intériorisée – car tout jeu de langage peut certes conforter ce qui est mais tout autant inventer d’autres rapports au réel, « distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc. » (p.504), écrire c’est sans cesse avoir accès à « la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépendamment de la réalité à laquelle ils renvoient » pour « une mise à distance de cette dernière »… écrire, même dans la plus stricte solitude – consentie, imposée – c’est accumuler et orienter des données culturelles, selon des initiatives personnelles ou en s’affiliant à des démarches communautaires, en vue de s’assurer un « stockage d’informations et de connaissances » qui sont des « moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel) » (p.514). Se ménager la possibilité d’une évasion. Une activité intensément politique où n’a cessé de fluctuer sa recherche du bon positionnement par rapport au réel, cherchant des ouvertures, reflué ici ou là, heurtant des forces de l’ordre et, dans l’ensemble, glissant, éprouvant les mêmes sensations corporelles, tumultueuses et euphoriques, que jadis dans son kayak, sur les rivières, se préservant en un sillage tracé entre deux embarcadères, manipulé par les différents courants ; de même allait son fil d’écriture personnel, son style comme on dit, malgré tout, travaillé par des enjeux qu’il ne maîtrisait absolument pas, saoulé qu’l était de « poésie », surfant sur des flux de « phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques, etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes habitats ; etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.). » Mais incapable d’instaurer un droit de propriété sur quoi que ce soit lui passant par la tête, juste participant à la récolte des pollens éparpillés d’expériences esthétiques et cognitives de tous les temps, participant à la production de la nécromasse noétique, disait Bernard Stiegler, au même niveau qu’un ver de terre dans un compost. Et engrangeant ou encaissant – au fil de l’accumulation de pages écrites, de textes plus ou moins aboutis, de fatras d’ébauches -, les angoisses, incertitudes, déchirement et rarement états de grâces, illuminations, gratifications liés aux « écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action » qui « sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnels ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifique) positives. » (p.371) Vivant, par l’écriture,  dans cet état permanent de transformation tant négative que positive, valences non départagées. Ces transactions se déroulant essentiellement en dehors de toute configuration pédagogique rationnelle, avec un maître et un-e élève, mais au sein d’une masse indistincte d’émetteurs et de récepteurs diffus, mélangés, morts et vifs, agissant à travers ce que chacun et chacune, au quotidien, absorbent comme images, textes, musiques, formes, savoirs…

Le cabinet de verre, l’écritoire passe-muraille

Il se revoit principalement – dans ses rêves nocturnes ou ses méditations lâches crépusculaires, ébauche de bilan de ses actes – assignés dans d’étroits cabinets de verre, agencés pour extorquer de lui du verbe, des confessions, des visions, des interprétations du monde, le fil narratif d’aveux sans queue ni tête (l’obligation de satisfaire l’inquisition débouche sur des inventions, des fictions susceptibles de rencontrer les attentes des institutions en surplomb et qui ne servent qu’à masquer ce qu’on a été, à effacer toute trace de son vécu engagé). Il y est souvent face à un miroir sans tain. Je ne vois pas vers où je vais, ce que je cherche à élucider, à scruter, disséquer, et qui me regarde, m’observe, m’étudie comme on étudie une bête dans un laboratoire, et c’est bien ce que je fais quand j’écris, je me réfugie derrière la surface et me regarde écrire, scrute ce qui se passe au cours de l’écriture. Les mots, les phrases, les métaphores, les expressions, les images, autant de fines nervures que j’extirpe de moi, que j’élance dans le vide pour me recoller à la part d’être, cachée derrière les parois du labyrinthe des désirs, et qu’une force mystérieuse exploite pour me faire parler, chanter. De cela, de cette vie d’écriture, il reste des décors. Une table. Des pièces à conviction. Des objets intimes dont la provenance et l’utilité sont malaisés à décrire objectivement. Il le faut pourtant. Parfois, il n’y a qu’une table nue, luisante, et au sol des volumes livides, cadavériques, empilés. Des registres dont il faut rendre compte. Le sol est quadrillé de néons, on dirait une cabine conçue pour flasher l’ombilic de l’être, le dissoudre dans une lumière inhumaine. D’autres fois, au centre, des bouquins anonymes, vierges, sans titre, sans auteur, sans pages imprimées, juste une masse reliée de pages blanches irradiant une lueur aveuglante (celle invoquée pour représenter un passage vers l’au-delà). Il s’agit justement de restituer ce qui a été effacé et d’expliquer pourquoi, comment, par qui a été gommé le contenu du livre. Pour éviter quoi, pour échapper à quoi ? Des formes insolites, inexplicables – gants retournés, coiffes chiffonnées, taxon non identifié, autre forme du vivant -, mises sous vide dans des cubes transparents. Minces carnets. Tasses de café. Lampes de bureau braquées sur des livres en gestation. Sur le dos d’une chaise, des étoffes blanches comme neige, des parures d’anges disparus, scintillantes, matelassées, duveteuses, ruissellement immobile de douceurs enveloppantes. Dépouilles. D’autres cellules sont plus fournies en éléments narratifs. Livres ouverts, lecture en cours. Bics, crayons, verre, bouteille, flacons transparents, roses, la forme d’une idée à saisir. Des objets trouvés exposés comme fragments d’une histoire à reconstituer. Une archéologie en cours. Des bibelots. Des boîtes en bois (évoquant des boîtes d’insectes ou des cadres retournés, superposés, en colonne), des boîtes métalliques (du genre où l’on fourre toutes sortes de bribes insolites, échouées sur les plages, sous les meubles, dans les caniveaux). Du fil de cuivre enroulé. Des volumes emballés de tissu orange. Des allumettes. Des morceaux de tuyauteries en métal. Tout un inventaire soigneux d’objets et d’outils – statufiés, magnifiés -, utiles à la réalisation d’un travail. Ce dernier n’est pas explicite. Et ni l’usage ni l’utilité de ces objets ne sont réellement connus. Ca reste hypothétique. Le « à quoi ça sert » reste en suspens, à chercher. Peut-être cet inventaire signale-t-il l’échec d’une tentative, un alignement mortuaire de ce que fut une vie consacrée à une recherche inaboutie, le signal d’un déménagement vers le vide, l’effacement de quelque chose d’arrêté, muséifié ? Tout cela, aussi, avec de derniers signes de vie, dans une sorte de nacelle de verre, aux rideaux de tulle agités par le vent, et voyageant entre différentes pièces, fusion d’un établis de bricolage, d’un cabinet d’archiviste, d’un atelier de peintre, improbable vaisseau spatial passe-muraille temporel, fracturant les murs, voyageant entre intériorité et extériorité, passé, présent et futur, façonnant images et écritures afin d’agir sur les forces adaptatives de l’organisme, le doter de ce qui lui permettra de traverser la catastrophe.

Carottage culturel et encre invisible

En ses rêves, nuit après nuit, il parcourt une enfilade de cellules où s’expose, selon des agencements sans cesse changeant, son matériel d’écriture, les attributs de sa vie de scribe, les outils utilisés pour fouiller l’accumulation culturelle – la sienne, résultant de ses expériences personnelles, mais de plus en plus, avec le temps, le dépassant, montant en lui par pompage et capillarité, l’accumulation culturelle de tout ce qui l’a précédé, propre à l’espèce à laquelle il appartient, et pas cet héritage dans toute son amplitude, bien entendu, sans quoi sa tête éclaterait, mais un carottage singulier de cette totalité héritée, de la superficie au plus profond, du plus immédiat au plus éloigné. Son temps de vie, son travail finalement, a consisté à explorer les sédiments de cette carotte, les interpréter, les transformer en matière organique à lui, en une forme écrite – dans ses neurones, sur papier puis sur écran – afin de contribuer à une capitalisation hétérogène – pour le coup, dans un vrai cloud – et en rendre possible l’appropriation par d’autres. Écrire, gribouiller, grifouiller, les actes qui le résument, par quoi s’est exprimé son conatus, pour défendre son lieu et s’accorder avec l’avoir lieu, à chaque seconde… Mais quoi. Qu’a-t-il écrit ? Ou qu’a-t-il désécrit ? Il ne se souvient de rien. Ne peut citer aucun titre, aucun sujet, aucune phrase, aucune métaphore à lui, aucune publication. Comme s’il avait accompli une tâche répétitive, durant des années, sans tout à fait comprendre ce qu’il faisait, à part que c’est ce que le vivant lui assignait comme rôle, attraper en lui les réminiscences d’œuvres culturelles, les nommer, les consigner, les distribuer, les faire passer (décortiquer le carottage effectué par sa sensibilité à travers l’accumulation culturelle humaine). Peut-être ne lui avait-on donné que de l’encre invisible, factice, peut-être l’avait-on condamné à faire semblant, sans qu’il en prenne conscience  !? Mais ce n’est pas grave, car il a aimé ces petites chambres de verre où son moi se désossait.

Isoloir matriciel, apesanteur charnelle

S’y agrègent d’autres souvenirs de parenthèses sanctifiées où il échappait à tout, se retrouvait dégagé de tout, hors du temps, de toute contingence. Par excellence, et malgré la honte et la culpabilité qui en résulte rétrospectivement, dans certaines cabines minables de bordels. Avant de franchir la porte, la déambulation devant les vitrines. Parmi une foule de mâles, en manque, complexés, culpabilisés ou fanfarons, pervers assumés, jouisseurs décomplexés, mineurs excités, souteneurs paradant. Et l’agitation intérieure, la tentation maladive, le débat moral, la fustigation des interdits, le pour et le contre lamentable, alternance cliché de sermons et d’exhortations à se libérer de toute pudibonderie. Malgré tout ce qu’il sait sur les dessous de la prostitution, l’emportait souvent un romantisme arriéré, lié au goût des poètes pour les putains, le mythe de la sainte pute. Dans le trouble, la palpitation, se jeter à l’eau, franchir la porte, une soudaine et violente accalmie, celle que procure une addiction quand elle comprend qu’elle vient d’obtenir gain de cause. Ivresse.  Après la transaction pathétique – qu’il cherchait à rendre humaine, mais qui revient ni plus ni moins à acheter un corps pour un temps délimité et à défini techniquement ce qui en est attendu, stipulant la ou les postures préférées, leur enchaînement, la durée, le montant -, il y avait alors quelques minutes, seul, à poil sur une couche de fortune, un décor kitsch baigné dans une lumière de boîte de nuit, à attendre que la femme le rejoigne, et c’était l’instant le plus délicieux, toutes les tentations évanouies, plus besoin de rien, toutes défenses désarmées, et surtout, il était dans un coin où personne ne l’imaginait, indétectable, hors de tout radar. Disparu. Une apesanteur paradisiaque en plein cœur du sordide, revoyant sa vie différemment, marchant à côté, sur une voie de garage, une enclave, il n’était plus rien, comme d’avoir par mégarde appuyé sur le bouton reset et attendant ce qui va se passer. S’immergeant ensuite dans une peau lisse, infiniment satinée comme les rivages d’une jeunesse éternelle, impersonnelle à force de marchandisation, de caresses tarifées, dépersonnalisantes, l’assignant à incarner le plus vieux métier du monde au service des mecs, une sorte d’essence charnelle sublimée où s’exprime, sans âge, le rôle de soin dévolu aux femmes, la fonction consolante, le réconfort à apporter aux troufions en permission, mais surtout la domination sexuelle depuis la nuit des temps du masculin sur le féminin. Et il sombrait dans cette compassion matricielle, tendresse infinie, libéré de tout devoir d’écriture, étreignant la foule de ses chères disparitions, s’effaçant dans l’estuaire d’une vaste peau sans empreinte, (destinée à être vendue à toutes sortes de gens et s’adaptant à toute sorte de désirs stéréotypés, une peau caméléon en quelque sorte). Bien entendu, comme chaque fois que se reconstitue un bout de maraudage au jardin d’Éden, la chute en est rejouée aussi, dans un second temps, dès les retrouvailles avec le trottoir, expulsé loin du bercement maternel. « Entrer en oscillation, au rythme de la respiration maternelle, comme quand on reposait sur son sein. Et celui-ci était plus gros que ta tête. Mais où, s’il te plaît, où trouver un sein pareil ? Disparu dans un éclair de lumière noire. Et le balancement entre ses bras, quand elle te berçait pour t’endormir, où le trouver ? Et l’on voudrait qu’il s’endorme à présent sans ce balancement dont le souvenir est resté gravé jusque dans ses os, jusque dans ses nerfs ? » (p.218)

L’écriture régurgitée

Dernièrement, au bistrot du village, il trinquait et conversait depuis un certain temps avec quelques habitués quand le barman lui a soudain demandé : « tiens, en faisant une recherche sur Internet, je suis tombé sur ton nom, un texte, puis plusieurs textes, une sorte de blog à l’ancienne, c’est toi ? », il est à cet instant, distrait par un vieil homme traversant la place du village, sur sa bicyclette, poitrail à nu, cheveux gris, saluant les habitués assis sous le platane, il se demande si ce n’est pas Louis Julian, ce personnage qu’il adore, rêve de rencontrer, paysan vigneron cycliste, en marge, incarnant la vie qu’il aurait aimé vivre, puis revient vers son interlocuteur, lui adresse une vague moue étonnée, perplexe, l’air de dire, « j’y suis pour rien », avec le sentiment approximatif d’être rattrapé par quelque chose d’enfouis, quasiment « vieilles casseroles », surpris en tout cas, et pensant « tiens, ça existe toujours, ça n’a pas été mis aux oubliettes !? », mais se contentant d’interroger le barman, « c’est pas Louis Julian qui vient de passer, on est dimanche, son jour de vélo !? ». Plusieurs jours après, poursuivi par cette exhumation probable de ses écritures, il a exhumé son ordinateur, réactivé une connexion, retrouvé des automatismes d’humain connecté, il a cliqué le lien évoqué par l’homme au bistrot, il y est retourné donc, il a retrouvé le site, a commencé à relire des fragments, pour s’avouer ne rien reconnaître. Il doute que cela puisse avoir émané de lui. Il se glisse dans ces textes. Les relis. Ne retrouve rien qui lui parle (pas comme quand il feuillette les albums photos). Les livres évoqués, les expositions racontées que le narrateur a traversées, rien, aucun nom, aucun titre, aucune citation, rien ne lui semble venir de lui, avoir été vécu par lui. Il reprend ces textes, les copie-colle dans de nouveaux fichiers et s’y plonge, en éprouve à peine un imperceptible sentiment de déjà vu, déjà connu, dont il s’empare, au bout de quoi il lui semble voir briller une lueur de retrouvaille, reflets des lointains isoloirs de verre, il se synchronie avec le cours des textes, calque sa respiration sur leurs fils narratifs et les transforme, les réécrit, les augmente de digressions et bifurcations. Les livres cités, les auteurs et autrices présentés, les œuvres décrites, il les traite comme des productions imaginaires, fictives (au même titre que les peintures et les musiques dans La recherche inspirées de réalisations réelles), des inventions dont il peut faire ce qu’il veut, sans se soucieux de vraisemblance avec des productions artistiques avérées. Il replonge là-dedans et en revêt les lettres-mots-phrases-sons-images comme on s’affuble de défroques trouvées, cherchant à ressembler à quelqu’un, se mettre dans la peau d’un autre en espérant, par mimétisme, épouser ses manières de sentir, de penser. Faire diversion. Happé, passionné par ces kilomètres de caractères imprimés, serrés, dont il aurait pu être l’auteur dans une autre vie, il ne sait si les sentiments de familiarité que cette lecture éveille découlent du fait qu’il y reconnaît des traits de sa biographie, des expériences effectivement vécues ou si ce déluge narratif ne déclenche rien d’autre qu’une vague sensation de similarité ordinaire, arbitraire, reliant divers phénomènes du réel et permettant de les identifier, de s’y intéresser. « (…) notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger. Qu’on ait affaire à des convergences comportementales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à la filiation, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. » (p.272) Le récit répétitif et interminable d’un anonyme errant, chimérique, à travers divers lieux d’art et de culture, poussé par le contenu d’ouvrages lus, de paysages traversés, de vins dégustés, de musiques écoutées, soulève en lieu assez de résonances, d’impressions d’avoir vécu des choses similaires pour y greffer de nouveaux développements, prolonger des interprétations qui n’étaient qu’esquissées, ajouter rebonds, digressions, augmenter le lacis parcouru d’autres horizons référentiels (des œuvres dont il se souvient, ou qu’il a envie d’inventer et qu’il associe à celles citées dans le texte), travail de palimpseste.

Toiles trouvées, éclats de guerre, champs de batailles

Ce faisant, il dégoupille au cœur de ce délire graphomane, une anxiété qui ronge les phrases, une désespérance sourde qui, au contact de ses neurones inquiets, se révèle explosive, décuplée par l’angoisse de ce qu’est devenu le monde humain.  Réécrivant, retouchant, il agit tel un peintre qui reprendrait les toiles de ses débuts pour les assombrir de plus en plus, les tourmenter radicalement. Cette sorte de roman interminable, décousu, filandreux et nébuleux de la médiation culturelle au siècle passé, rédigé par un homonyme égaré, ayant porté le même genre de préoccupation que lui, à savoir agir par la culture pour changer le monde, rendre possible une autre évolution ou exaptation de l’espèce, ça l’épate par son optimisme, son contre-courant obstiné.  Car, au fond, « Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? (…) N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? » (p.473)

Il réécrit, écrit sur du déjà écrit, c’est irrépressible, et ouvre les vannes d’un désespoir sans fond, ne sait plus à quel saint se vouer, impuissant à rendre compte de ce qui se passe, en lui et autour de lui (une vie singulière emportée l’air de rien par un effondrement en cours qui allume en de multiples régions, d’innombrables guerres de factures différentes). Il se souvint, à propos de guerre, de quelques peintures dans l’atelier d’une amie, à terre, adossées contre le mur. Le grand-père, peintre, en 1918, avait fait le voyage jusque Ypres pour voir l’horreur et la peindre. Besoin irrépressible de constater, établir les faits, témoigner. Sur des bouts de carton (régime d’économie, de restriction). Le tout est d’une étrange verdeur, tremblée, éclatée. Comme les premières teintes d’un printemps chétif, hésitant, irréel, écorché, refusant de revenir, n’ayant la force que de pointer ici ou là dans la boue, la poussière, sous une lumière crue, l’azur implacable. Les couleurs de la palette sont elles-mêmes effrayées, pâlies par l’innommable, les pigments agités, déstabilisés. Le coup de pinceau est fébrile, électrique. Comment regarder ça !? Comment le peindre !? Et en même temps, ces cartons peints éclaboussent une étrange jubilation comme si, inconsciemment, le peintre y touchait une catastrophe au cœur même de la peinture. (Le plus important, c’est cette «catastrophe secrète» qui affecterait l’«acte même de peindre au plus profond». Pourquoi l’acte de peindre passerait-il par le chaos ? Parce que «quelque chose doit en sortir» : et «ce qui en sort, c’est la couleur». – Robert Maggiori, Libération, dans un article sur Deleuze et la peinture) Sol labouré par les bombes où se mêlent débris de barricades, vestiges de troncs d’arbres et croix sommaires, instables, à l’emplacement de corps hâtivement enterrés. Champ de ruines, paysage de gravats, confusion entre rivière et berge, tout est retourné, sans repère, toute perspective écroulée, les paysages ne mènent nulle part, terminus. Pour un paysagiste, c’était comme de peindre la fin du paysage, son agonie, son enterrement. Mais en train de se produire. C’est tout frais, tout chaud, fumant. La pierre et le ciment ont ici les reflets roses d’un réel se vidant de son sang, là l’aspect cireux des masques mortuaires, au loin, les plis livides et lourds de linceuls tourmentés. Contrairement à la peinture de Didier Mahieux qui est l’empreinte à postériori d’un champ de bataille reconstitué, imaginé, une remarquable archéologie plasticienne. Une mémoire après-coup de la dévastation convulsive. Pas exactement : elle atteste que l’auteur a sans cesse, en tête, l’image du sillage meurtrier, massif, reliant passé, présent. En l’admirant, fasciné par les ruines qu’elle montre, une sorte d’écriture de l’histoire bousillée, raturée jusqu’aux tréfonds, il ne put que constater qu’il vivait sans cesse en bordure de ces champs de bataille. Une dune, une plage de débris indescriptibles, des flots rachitiques au loin, un ciel définitivement brouillé, un astre approximatif, étouffé, et dans la charpie laissée par les bombardements, les mines, les corps-à-corps, des formes géométriques orphelines, alignées pour un décompte macabre, des vêtements vides, alignés, fantômes aplatis au sol. C’est bien à une écriture des tranchées qu’il s’est consacré, cherchant à rejoindre ses ramifications de résistance, invoquant ses protections, ses abris de fortune.

Pierre Hemptinne

Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Rein Dool, Wantijpark (Dordrecht), Fondation Custodia – Laura Lamiel, Du miel sur le couteau, Palais de Tokyo – John Zorn, Kristallnacht, Eva Records – Isabelle Stengers, Apprendre à bien parler des sciences. La vierge et le neutrino, Empêcheurs de penser en rond – Claude Simon, L’acacia, Editions de Minuit, – un chevreuil, des souvenirs, du vin…

« Je ne bouge pas, il reste. Il m’ignore ou m’adopte. On cohabite. On rumine chacun dans son coin. Mais ensemble. Je romps l’équilibre, je tends la main, à peine, une invite timide, je l’appelle, en murmurant, « allez, viens, gamin », il redresse la tête, me toise atterré, l’air de ne pas y croire, chevreuil sauvage à nouveau et détale, ventre à terre, bondit par-dessus la clôture pourrie, franchit la clairière, déjà en haut du talus, et hop entre les troncs, dans la forêt. » En un éclair, il est passé du domestique à l’indomptable, de la nonchalance à la charge vive, de l’occupation du terrain à la retraite accélérée. Le regard paniqué, la posture offensive de bélier, le placement des pattes et sabots, quelque chose le ramène aux chevaux dans la bataille d’Uccello (dont une reproduction sur bois, vernie, effectuée par la galerie Sisley, rue Saint-Jean à Bruxelles en 1977, a longtemps orné son bureau). Cet effarement animal face à la folie humaine, l’affolement des membres dans la mêlée meurtrière, le désespoir des poitrails qui cherchent à s’extirper tout en fonçant dans le tas et que, pour d’autres batailles, d’autres époques, Claude Simon a su si bien saisir, de l’intérieur de la mêlée meurtrière, innommable boucherie que le chevreuil associe à l’humain : « … ce sont des ombres encore pâles et transparentes de chevaux sur le sol, un peu en avant sur la droite, tellement distendues par les premiers rayons du soleil qu’elles semblent bouger sans avancer, comme montées sur des échasses, soulevant leurs jambes étirées de sauterelles et les reposant pour ainsi dire au même endroit comme un animal fantastique qui mimerait sur place les mouvements de la marche, la longue colonne des cavaliers battant en retraite… » (p.89). 

Depuis la terrasse, son regard balaie la tapisserie végétale, traquant l’indice de l’animal caché, s’attardant, en l’air, sur les vastes ombelles d’aralia, en plein envol, au-dessus du feuillage palmé.

Dessiner, croquis fœtal exhumé

Un escalier en marbre. Une niche avec un vrai bouquet de fleurs, singulier, aux couleurs vives (pas de ces décorations florales sans âmes, passe-partout). Là tout près, une petite salle, un écran, un film. Un vieillard raconte. Il semble être là, vraiment, en direct. « Je suis dans la nature, je suis dans le paysage, je regarde, j’observe, j’écoute, j’ai du papier, un crayon, je dessine ce que je vois, je fais partie du paysage, je suis avec, pas devant, j’ai toujours fait ça, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, je continue, je ne cesse de le faire, c’est sans fin. » Ah cette musique de l’intemporel ! Cela lui fait l’effet d’un mec qui raconte sa recette pour vivre éternellement, une activité sans fin, ne jamais mourir ou plutôt rejoindre la mort sans interrompre ce qu’il fait  depuis toujours, comme si de rien n’était. Et cela le ramène à son propre passé, particulièrement ces périodes enragées, faméliques, où il cherchait « sa » voie, enfin, une voie, et précisément, dès adolescent, il cheminait dans les bois, les champs, les villages, une farde sous le bras, s’asseyait sur un talus, un tronc d’arbre, un muret en pierres, n’importe où, ouvrait la grande farde, sortait le papier, une belle grande feuille blanche, épaisse, granuleuse, un vrai tissu, son crayon surgissait dans sa main, et il dessinait ce qu’il voyait, inlassablement, petits traits après petits traits. Tissant les lignes. Dans le vide, à partir de rien (n’ayant jamais appris, exerçant ses neurones à transmettre à la main la capacité de tracer en lignes ce que l’œil capture). Au milieu du blanc quelques cellules du paysage s’installaient. Croquis fœtal. Ca le rassurait, il s’y projetait, il habitait ce hameau esquissé, ces roches cernées d’arbres, ce sentier entre ombellifères et pâtures clôturées. Ca lui fabriquait un ancrage, dans le vide. Tous les petits gestes par quoi importe le dessin, tous les infimes mouvements nerveux, cérébraux, qui rendent possible la représentation de ce qui est vu, tous ces efforts faisaient surgir sur le papier vierge comme les filaments, les sédiments, les débuts d’une île où s’installer. Une pratique insulaire. Il est surpris de constater que ses ébauches d’alors ont un air de famille avec les premiers dessins du vieux sage qui parle dans la télé et sont exposés dans les salles contigües. « Moi aussi, j’aurais pu m’inscrire dans ce processus, y trouver refuge, persévérer, et comme lui – Rein Dool -, vieillir, mais jamais mourir, toujours dessiner, faire jaillir quelque chose ? » Rein Dool n’a jamais arrêté, son œil et sa technique sont devenues remarquables, uniques. « A quoi serais-je arrivé si je n’avais cessé de m’exercer, de pratiquer ? » Il s’émerveille surtout- et un moment s’oublie, perd la notion de lieu et de temps, perdu dans les images qui l’absorbent, que ses yeux dévorent – devant une série de grands fusains. Des paysages familiers, des parcs, des routes, des prairies, bien identifiés dans le territoire habité par l’artiste (des sites qu’il a en quelque sorte tout le temps en tête, qui font partie de lui). On pourrait, à la limite, aller les voir encore, en vrai, comparer le modèle et l’œuvre. Mais ce n’est pas important. Ce qui compte est l’interpénétration de ces matières-paysages avec le matériau mental de l’artiste, à partir de quoi, dessinant ce qu’il y a dehors devant lui, il représente en miroir des configurations neuronales. 

Lire dans la cendre froide

En fait, sa première impression en apercevant ces grands cadres, élargissant infiniment la petite salle où ils sont accrochés, est tactile, il se souvient d’un toucher, le plaisir qu’il avait, lors d’errances en forêt, quand il trouvait les restes d’un bivouac de forestiers, de plonger les mains dans l’amas de cendre fines, douces, froides, parfois encore légèrement tièdes. Pistant quelque chose, quoi ? Ca le laissait songeur, un flux d’images indéfinies engourdissait, éparpillait sa conscience, regardant la cendre légère glisser entre ses doigts. C’est de ce flux que, pour lui, revient ce fusain délicat, précis, tremblé, charnel, une myriade de cellules grises qui vibrent, se tiennent coites en lévitation, dans le vide, figurent le parc des pensées végétales de l’artiste. L’image crépite telle une apparition extraterrestre dans un écran de télévision brasillant de neige. Et puis un autre paysage, encore un autre, une série. A la manière de ces gigantesques vols d’étourneaux qui dessinent des formes changeantes, immobiles puis brusquement dispersées, se reconstituant ailleurs, mourant et ressuscitant. Chaque tableau serait une recomposition du précédent, une réorganisation de tous les points et traits noirs et blancs qui composent les autres dessins. 

Il pâlit, admire, frémit, et se dit qu’avec le gris ouateux de ces images, il a un rendez-vous particulier avec l’au-delà, la mort. Tout devient cendre. Chaque image, à l’instar des vitraux qui conduisent la dévotion vers les cieux, lui offre un passage poudreux vers ces confins où l’être se dissout, son imaginaire se dématérialisant, projeté dans le néant. Chaque image comme lieu idéal où être dispersé, enseveli dans le vivant, décor aussi immuable que gravé sur un marbre funéraire.

Quelle étrange sérénité l’étreint dans l’étroit cabinet orné des grands fusains – libres de toute présence -, il se surprend à murmurer « j’aimerais une chambre mortuaire semblable à celle-ci » !

Les paysages urnes funéraires, sans lui

Ces paysages sont désertiques. L’immense parc, nature artificielle regagnée par le sauvage, vaste scénographie symbolique, signifiant autre chose que ce que l’on voit. Trouble. Inquiétant. Sur l’eau, les nénuphars dérivent en galaxie éteinte, remontée des fonds vaseux, égarée. (Précisément, il avait, dans sa jeunesse, à multiple reprises, dessiné les constellations de nénuphars le long des berges du canal où il vagabondait avec son chien. Des dizaines d’années plus tard, repassant là à vélo, il les avait revus, abîmés, presque coulés, vision de son cosmos érodé.) C’est même plus que cela : ils se sont arrangés pour qu’il n’y ait plus jamais le moindre humain venant les perturber. Ils sont sanctuarisés, inviolables. Les dessins les montrent après l’éviction de l’homme, de la femme. Comment ils nous survivent. Ils dégagent une mélancolie puissante, muette, dévorante, rejoignent ses pensées anxiogènes dans lesquelles, noué, oppressé, tout ce qui l’entoure, tout ce en quoi il est engagé, les échanges lui procurant une continuité, le préservant en une durée illusoire, les proches, les objets, les vivants, tout cela continue sans lui, devient autre chose, ne garde aucune trace de son passage.

La beauté, le plaisir devant les fusains se muent en malaise, pour ne pas dire souffrance, confondue avec la qualité d’une émotion esthétique rare, exigeante, souffrance de se projeter dans ce genre de paysages qu’il aime embrasser, et qu’il découvre tels qu’ils seront quand lui ne sera plus, dès lors déjà complètement hermétiques, hostiles.

Le chevreuil en son île probable

Le chevreuil n’a pas fui bien loin. Il lui semble qu’il reste là, derrière les troncs, à l’observer. Depuis l’intérieur d’une île qu’il s’invente. Son regard à l’affût comme derrière le faisceau désorganisé de lances dans la peinture d’Uccello. L’animal attend pour revenir. Le jardin fait partie de son territoire. Il s’est approprié le potager. Cherchant à débusquer, à entrer en communication à distance avec le regard cervidé, pas localisable, diffus dans le feuillage, dans la trame de la lisière, le revoilà aux heures contemplatives face aux berges des îles mosanes, à rêver la vie sur ces territoires clos, préservés, protégés par le courant du fleuve (toute sa vie a-t-elle cherché autre chose qu’à prolonger ces heures originelles de contemplation, dérivant autour de l’île sauvage, sur son petit canot pneumatique ? La seule fois qu’il tenta l’aventure d’y accoster, entraîné dans une série d’accidents absurdes de Robinson improvisé, il aurait péri si un pêcheur en barque ne l’avait secouru, l’île lui intimant ainsi de rester à distance.)

Glacier dans les entrailles muséales

Avec les gorgées espacées du vin fruité, excitant le mystère d’avaler le terroir par les racines de mêler ses papilles à ses levures et fermentations, il amadoue ce malaise consubstantiel à sa manière de respirer et dont il avait pris conscience de façon aigüe, lors de l’élan passionné au cœur des vastes paysage-fusain de Rein Dool. Il cherche un autre souvenir à ronger tout en dégustant le pinard, tout en gardant un œil vers la cache probable du chevreuil. D’une œuvre à une autre. D’une émotion esthétique à une autre. De révélation en révélation. Dans cet espace-temps singulier où, avec le recul, les images des œuvres vues, digérées, organicisées, s’amalgament avec tout ce que le corps produit en propre, à partir de ses propres ressources, chimiques, symboliques. Il retrouve « Du miel sur un couteau » de Laura Lamiel. Plus exactement des traces, approximatives d’abord, de la rencontre avec cette œuvre, comment, à partir d’elle, ses neurones, toutes ses cellules, ont produit de la subjectivité. C’était dans une cave, des entrailles de bêton espacées de colonnes carrées, corrodées, bêton malade d’être confiné si longtemps dans l’obscurité. Ca scintillait et crissait, un glacier souterrain affleurant dans les catacombes muséales, où boire l’oubli (effacer toutes les œuvre ingurgitées, setup puis page blanche) ou retrouver la mémoire (de toutes les œuvres vues et retenues, combinées en une seule, hybride, monstrueuse, sans limite connue, devenue chose autonome). La possibilité d’une renaissance : c’est ce qu’il avait éprouvé quelques fois face à des étendues étouffantes de sel scintillant, d’y être promis à formidable dessiccation radicale, avant de se repenser, vierge, purifié, ramené à l’essentiel de lui-même, son idée.

Fusain et bris de verre en miroir

L’étendue avait la même solitude minérale, pétrifiée, des vastes fusains vus peu avant (sa pensée y errait encore, ils avaient quelque chose de labyrinthique, retenant et égarant l’imaginaire, elle y erre toujours, depuis, d’une façon ou d’une autre, s’y embaumant, poursuivant son désir de s’y ). Avant tout, dans l’un et l’autre cas, il y avait le tissage patient de milliers de petits gestes humains, rien de machinique, plutôt la passion du relationnel entre les choses. Ce qui se révélait être, à l’approche, un épais tapis de verre brisé – nombre incalculables, se dit-il, de verres cassés, évoquant l’au-delà de la soif, de l’ivresse – manifestait l’intention de dessiner aussi un paysage, petite touche après petite touche, choix obsessionnel d’objets en verre à briser, constitués en collection, établissement du protocole du bris à effectuer en série, les brisures sonores se plantant dans l’ouïe, poignée de verre pilé après l’autre, entassées puis ratissées, comme le gravier d’un jardin japonais. Chaque geste de l’installation effectué avec le même soin, la même précision que l’apposition du fusain sur le papier et, chaque vibration de la main maniant le bois calciné, saisissant et copiant une à une chaque particule du paysage, par petites touches chirurgicales, ne les inoculant pas simplement telles quelles dans le papier, mais les éclatant, révélant du parc végétal, calme, reposant, une mosaïque abyssale d’infimes cristaux charbonneux lacérés, inquiétants, tenus ensemble par magie et pouvant, tout aussi bien, d’un coup, se désolidariser, disparaître, retourner au néant. D’où le caractère qu’il leur avait maladroitement attribué de « paysages de la mort ».

Installation et sédimentation, texture et concept

Il y avait là l’effet d’une accumulation lente – la lenteur du glacier -, de gestes, de préoccupations, de recherches et projections d’une seule et personne exposée, de tout le possible incommensurable que ces gestes, préoccupation, recherches et projections dégageaient, concrètement, virtuellement. Il y avait, dans ces amas de cristaux dérivant immobiles, les détours énigmatiques qui relient des héritages culturels éloignés – ceux des imaginaires immémoriaux, ceux des objets usuels banals, des pratiques « vulgaires » – à travers notamment des lectures de textes qui, une fois absorbées, font leur chemin, se transforment en images, en tropismes, en zones transfrontalières ente dedans et dehors, soi et l’autre, toute une géographie organique de textes nourriciers attestée par les références littéraires égrenées dans l’exposition, depuis, dès l’entrée, les mots de Nathalie Sarraute, « Vous les entendez ? ». (Mais aussi – parce que les souvenirs de cette installation en particulier s’enrichissent d’autres images, d’autres sons, d’autres mots captés dans son entourage, en d’autres points de l’exposition, se rapportant à d’autres œuvres mais relevant des mêmes pratiques -, la mise en abîme en plan fixe, large, d’une plage de grand fleuve indien où vaquent d’innombrables silhouettes personnes femmes, enfants, animaux, comme au ralenti, mouvements d’activités balnéaires, comme perdus dans l’espace, multitude anarchique mise en résonance avec le Barbare en Asie de Michaux ; ou un labyrinthe visuel et syntaxique de livres imprégnées de couleurs rouges, briques livresques et phrases écrites sur un miroir, mimant une relation singulière aux livres de Roussel, monument composite à l’art de la lecture en fait jamais prévisible, pratique guidée par des conventions intimes, des axes de recherche, des associations, de l’intertexte, bref un « comment j’ai lu certains de mes livres » en reflet au « comment j’ai écrit certains de mes livres », mise en abîme de la relation au texte.) L’artiste glanait et collectait lentement l’hétérogénéité de ses matériaux artistiques, externes et internes, au quotidien, les malaxant, malaxant l’hétérogène, se laissant malaxer en retour. (La création artistique incluant ici une similitude avec la création de concepts, on pourrait qualifier ce malaxage mutuel avec les mots de Stengers concernant philosophie et concept : « Il s’agit d’une tentative de faire passer ce que « fait » un concept, en tant qu’il existe, à celui qui le crée. De faire passer ceci que le concept crée le philosophe alors même que le philosophe crée des concepts, ne cesse de le remanier, d’en changer. » p.142) Ce réemploi de matières éparses, ayant déjà vécu, dans la recherche d’autre chose, de quelque chose de neuf, de différent produit cet effet rétrospectif magnétique, la sensation d’accoster la trace profonde d’une vie longue, largement écoulée, multiple et cristallisée –  ayant intégré les sédiments d’autres vies à force d’être montrée et regardée – qui n’est plus que broyage de miroirs épais, écailles de glace, de ce qui est derrière soi, advenu, réfléchi à l’infini dans cette lave de boules à facettes compilées, étalées, figées, mortes. Plaisir trouble de voir une traîne de vie, ainsi, brillante, toute de strass aiguisée, figée. Dépouillée. Aussi merveilleux que de trouver dans les bois ou les herbes la mue d’un serpent : ici le vestige, la peau abandonnée, fascinante, la vraie vie, recommencée, à présent ailleurs, insaisissable.

Fracas aveuglant et vague revenue de nulle part

C’était une plage carrée, aveuglante, dans le noir de la cave. 

Il revit un choc, la secousse électrique, spasmodique, de la première écoute de Kristallnacht de John Zorn, en 1993. Le genre de coup, d’implosion des fluides internes, où le cerveau semble partir en feu d’artifice, où tout semble rompre, se mélanger, se brouiller, le cortex liquéfié, métal brûlant, circuits fondus. Le musicien avait su déchaîner de l’inaudible agressif, – pas de la musique, pas du bruit, une matière sonore ulcérée – et pendant quelques secondes hébétées, toutes les facultés d’entendre soudain cramées, se déconnectant alors, paniquées, pour se préserver – fuyant à la manière du chevreuil . Cela pour faire éprouver et non plus entendre de façon civilisée, l’absolue horreur de ce broyage totalitaire de ténèbres cristallines. Le choc lui revient comme un caillot de silence convulsé, traumatisé, comateux, de l’étoupe qui bloque les poumons, alors qu’il se dirige vers la plage luminescente. (Plus exactement, les œuvres s’impriment en lui et coexistent dès lors, continuent leur vie en parallèle, parfois se croisent, s’hybrident, mais ne cessent de s’y produire, d’y renouveler les effets originelles de leur impact, la secousse de Kristallnacht est en lui, à jamais.) Mais ce n’est pas ça qui est montré là. Pas une évocation de ça. Il en a vite l’intuition. Il va vers tout autre chose. Il cherche à identifier ce qui l’attend, cela participe du jeu avec l’œuvre, le terrain d’approches, ses devinettes, ses embûches. Dans le meilleur des cas, le rayonnement de l’œuvre désarme ses attentes, ce qu’il connaît déjà, ce qu’il croit reconnaître. Il cherche à stimuler la « connaissance intuitive » de ce vers quoi il se dirige. « « Ne pas avoir la moindre notion de… » ne signifie pas alors un manque de connaissance, mais plutôt l’absence de toute possibilité de se situer par rapport à quelque chose, d’engager ce quelque chose dans un rapport quelconque. » (Stengers. P.140. Il ouvre des possibilités, il prépare la possibilité d’un rapport au quelque chose qui vient, en passant par une grande variété de ce que cette chose lui évoque. Sans filtre. Le traversent le souvenir de marches nocturnes sous une pleine lune hivernale dans une couche épaisse de neiges fondantes en train de regeler, maladroit, regard vers le ciel étoilé, buée de sa respiration, affolé d’être seul, pensant au corps chaud de son amie dont il est sans nouvelle ; ou celui de ses pas dépités, désorientés, ne sachant plus où se poser, au petit matin, mal éveillé, en compagnie de flics, dans une médiathèque vandalisée pendant la nuit, vitres pulvérisées, disques répandus, hors de leurs pochettes, livres dispersés grands ouverts, vaisselles cassées, sièges culbutés, tiroirs vidés au sol, armoires fouillées, coffre défoncé, contenu des poubelles dispersé, bureaux renversés, son lieu de travail, de médiation avec les publics, violé, nié. Mais pas ça non plus.

Il cligne des yeux. Pas seulement pour se protéger mais pour mieux profiter d’une luminosité extraordinaire (ou surnaturelle ?). Exactement comme, flottant et oscillant au gré des vagues de l’Atlantique portugais, soulevé voluptueusement, puis aspiré par en-dessous, par le fond, chahuté, emporté comme fétu de paille dans l’eau et le sel, dépossédé de toute autonomie, rompu par le rouleau d’eau le roulant au final dans le sable, les coquillages et les algues, puis se retirant, le laissant émerger près du rivage, perdu et heureux dans une mare bouillonnante, secoué, ébloui par l’écume scintillante lui brûlant les yeux, s’engouffrant sous ses paupières, sous sa peau. 

Processus archéologique

Bien entendu, il n’a pas eu conscience de toutes ces images, linéairement, à l’instant même où il avançait dans les caves du Palais de Tokyo, ouvertes pour la première fois (et ce pour éviter d’utiliser leur grande verrière, cela s’inscrivant dans l’adaptation au changement climatique). Les germes de tout ça ont bien été semé, durant les quelques minutes où il avance, émerveillé par ce qu’il aperçoit au loin. Mais ils ont levé lentement, au fil des années suivantes et ce qu’ils contenaient, il ne le découvre qu’après, en ressassant, en se rappelant, pratiquant l’archéologie de ses sensations (sans quoi toute pratique culturelle est vide, caricaturale et facilement manipulable). En creusant ce qui lui a traversé l’esprit dès le premier coup d’œil, en prenant dès la première impression, lointaine, approximative, ce que lui a inspiré l’œuvre, à tort et à travers, effectuant la topographie du terrain d’approche. Il prend le temps de se replonger là-dedans, d’en ouvrir tous les plis, remplissant son verre au BIB de rouge, sirotant, toujours dilué un peu plus dans la fabulation de son terroir, guettant le chevreuil à la lisière de son île.

Débris enchantés et maléfiques d’orgasmes extralucides

Happé par cette brillance mémorielle qui attire ses pas, son regard capte des signaux d’alerte, diffus. Des éclats. Il pressent du coupant, du blessant, non identifié, non localisé, noyé dans l’écume étincelante. Un contraste qui ne lui est pas étranger, associé à de brèves extases foudroyantes, rares. Douceur sublime et tranchant acéré, confondus. Ce qui l’engage dans la prémonition qu’il va revoir quelque chose qu’il a très envie de revoir, excité et pourtant impuissant à dire de quoi il s’agit. Il avance. Il s’attend à retrouver quelque chose d’inattendu, qu’il aurait largué, perdu, sans s’en rendre compte, qui aurait été produit par tout ce qu’il a vécu, en serait la quintessence et l’explication, aussi. Comme de tomber sur une progéniture merveilleuse qu’il ignorerait avoir engendrée et le placerait dans une nouvelle lignée, différente, parallèle, mutante. La surface réfléchissante, séminale, semble conserver, comme des trophées, les flash aveuglant de certains orgasmes les plus bouleversants, survenant en pleine déréliction béate d’être submergé-e-s par ce qui emporte vers l’inconnu, les deux corps pénétrés et sans frontières, ne sachant plus qui est qui, fulgurances déconnectées de tout, brèves absences totales où illumination et ténèbres copulent, l’hypersensibilité virant vers l’insensibilité, les sens saturés, explosés en plein vol, la volupté avalée à plein poumon comme un poison fatal. Pas précisément l’ultime de l’orgasme – abandon, délivrance, résignation – mais toutes les dépenses physiques et mentales pour y arriver, s’y maintenir à deux le plus longtemps possible, détachés de tout, dans le vide, luttant contre la fin, se démenant pour déjà répéter ce qui vient, rejeter le calice de l’assouvissement, rusant, convoquant des techniques, affolé-e-s, cherchant à inventer d’autres passages, d’autres passes. Transfigurés, extralucides. Mais il faut se rendre, s’effondrer, au risque de se vider irrémédiablement. De la caresse aux griffes, des halètements sensuels aux crissements éperdus, poumons vidés, cœurs rompus. L’air manque, les chairs partagées criblées de flèches acérées, s’étant avancé trop loin, ayant présumé de leur force. Icare amoureux, brûlés, ils s’enlacent, yeux fermés, pour amortir la chute, perte de conscience, se réveillant des heures plus tard, toujours étreints, sonnés et béats, avec juste des souvenirs approximatifs.

« D’où viennent les feux de ces orgasmes lointains, passés, en cette couche de verres broyés ? » Entre matelas de plumes d’anges étincelantes et couche de fakir.

Il s’agenouille. Le tapis de tessons transparents – et qui parfois évoque une couche de glace amollie puis regelée en fin d’hiver ou une déferlante de grêlons sur le macadam chaud en été –  charrie lames, couteux, ciseaux, porte-plumes, vis, clous, un vaste lot d’armes précaires, discrètes, pour se défendre contre le vide, percer, trancher, crever, éventrer ce qui peut étouffer ou réduire au silence. Il y a aussi, insolites, une moisson abondante de capsules métalliques, préservées ou aplaties, ayant contenu du gaz hilarant, attestant de la pratique d’euphories artificielles, éphémères et sommaires, goulées paradisiaques succinctes et addictives, comme autant de vestiges de libation sordides à la grande jouissance perdue. A la surface, surnagent différents contenants métalliques, pièces de mécanismes démantibulés, gobelets et coupelles d’argent rappellant la vaisselle liturgique dans laquelle, enfant de chœur, il regardait le curé boire le « sang du Christ ». Les vestiges et rebuts d’un grand rite de la jouissance masquée et de ce que l’on cherche à lui substituer, petits bonheurs, volatilisés, éparpillés. 

Un miroir intact, quasi invisible, feuille molle et souple – il doute qu’il y en ait vraiment un – traverse l’espace et introduit le trouble quant aux limites de ce qui se montre-là, perturbe les confrontations entre l’unique et le multiple, l’ici et l’ailleurs, le réel et la fiction. Est-ce un dispositif télescopique captant les images d’une galaxie de verre lointaine ? Une chaise chancelante – ou deux, plusieurs ? – avec fils électrique et néon vertical, assoit en l’air le point du chavirement, de la perte d’équilibre mise en suspens sur deux pieds. Sur son plateau incliné, un alignement de scalpels, en glissade immobilisée. (Et toujours dans le champ le gardien d’origine africaine.)

En avant, sur une planche, bien rangée, une panoplie d’instruments : stylets usagés, couteaux, canif, compas rouillés, lunettes, verre à briser, limes, rasoir, capsules aplaties, cuillères. Tout est à disposition, invitation à choisir son outil pour intervenir, sonder, autopsier la matière du glacier écoulée.

S’éloigner de son sujet en dérivations elliptiques

L’esprit un peu étourdi par cette reconstitution d’une scène du passé, par la profusion des fragments que sa mémoire a réussi à recoller, l’impression a posteriori d’avoir abrité plusieurs vies parallèles, tressées. Fatigué, son esprit erre, sans plus d’attache, se délie, s’évade comme par une de ses ouvertures célestes quand, marchant dans un sentier encaissé, les plantes et les branches dessinent, en bordure du champ surélevé, un soupirail vers le vide, les nuages, une fenêtre vers du vierge. Il rêvasse sans plus relier entre elles les images qu’il traverse, flottantes, désolidarisées – un parc noir et blanc, pétrifié, l’écume d’une vague, un fracas assourdissant et mutique, un sol couvert de bris de verre, des salines étincelantes à couper le souffle, la parure abandonnée par un serpent invisible, le bruit nocturne de ses bottines dans la neige gelée, une coulée d’éclats micacés qui auraient conservé les éclats de certains orgasmes, un fouillis de cellophane plaqué chiffonné sur le corps nu d’une actrice porno, des couteaux, des lames, du miel -, jetant autour de lui des regard semblables à celui du chevreuil fuyant se réfugier sur son île, cavalant mais au ralenti, s’extirpant de la bataille.

Pierre Hemptinne

Toucher les mémoires et chimères bruissantes

Tissage narratif : gravures d’Ina Leys (Magasin de Papier/Mons) – Baptiste Morizot, « L’inexploré », Wildproject 2023 – des arbres, des nuages, des martinets, des mémoires…

Par le regard, il migre dans la lisère aérienne des chênes, au-delà desquels le couchant embrase le vide (ce vide qui l’attend, qui l’aimante, qu’il voudrait dévier). Treillis charnel de points lumineux. Constellations fragiles en suspens, vibratiles. Pulpe pulmonaire ascensionnelle, dentelle d’alvéoles où le végétal métabolise le soleil. Il se réfugie là, dans cette interface vivante à distance de lui-même, transporté, renouvelant ses sèves, vibrant du comment les choses se touchent, se propagent. Il se distille là-dedans. Regarder le soleil décliner sans le voir, étreint par les signes de son propre déclin. Il se sent perdu, entraîné irrémédiablement vers la mort et, à chaque fois, aussi, réellement chez lui , en phase avec cet écoulement terminal – mais amorti par les ramures hautes – qui le surprend telle une révélation qui pourrait tout relancer (outre que c’est précisément perdu qu’il s’éprouve pleinement lui-même, ainsi qu’il n’a cessé d’en faire l’expérience, au long de sa carrière de professionnel culturel, écoutant des musiques qui le déroutaient et lui inculquaient par là-même l’art exigeant du décentrement, un sens à explorer dans le tremblement plutôt que l’imposition). Ces dentelles arbres-soleil volantes, dans le vide, c’est une cartographie d’égarement. Où larguer tout point fixe. Sans possibilité de s’y localiser à coup sûr. Il voit, il entend, il sent différemment, et c’est alors qu’il jouit d’un sursis. Revit, encore. Que s’allonge, en une dimension insoupçonnée, la peau de chagrin étalée devant lui. Plein de choses à découvrir encore, sans effort, rien qu’en se penchant…  Il monte si haut pour appréhender autrement son ancrage, où il se trouve, et ne plus s’y retrouver, se découvrir non assigné, pas là où il pensait être. Lui reviennent des écritures. « (…) on sera de plus en plus loin d’un point connu, et l’espace entre le point sur la carte et celui où l’on se trouve en réalité sera de plus en plus grand. Or c’est cela être perdu : ce n’est pas être au fond du bush, au plus loin de toute activité humaine – c’est être le plus loin du point où vous pensez être, et donc le plus incapable de reconnaître quoi que ce soit autour, d’identifier quelque chose avec justesse, de ne pas le défigurer. » (p.167) La transformation de la planète, la métamorphose de son corps, tout contribue à ce qu’il ne soit plus là où il pensait être. Ce n’est plus possible. « C’est cela qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait ». (p.168) C’est cette disponibilité qu’il n’a cessé de solliciter pour se rendre capable d’écouter et interpréter d’innombrables musiques jugées inaudibles par le marché, systématiquement, méticuleusement (tant pis pour les acouphènes). 

Le couchant égaré dans les arbres en stress hydrique

Il rejoue cette expérience d’égarement au couchant quasiment chaque fin de journée. Il s’assied face aux arbres qui forment une membrane protectrice entre lui et le gouffre. Pas hermétique. Du gouffre lui parvient. Des particules de lui sont happées par le gouffre. A chaque fois, après quelque tumulte douloureux, comme l’approche d’un tourbillon mélancolique prêt à l’engloutir, il retrouve des rivages inédits, du neuf. A partir de rien. La quiétude, l’émerveillement, qu’il goûtait autrefois en ces contemplations du soir, s’enrichissent d’anxiété, bouffées par l’inconnu, là-même où, avant, il se contentait juste de rêvasser. Du coup, il se débat, il cherche. Il incorpore le fait que ce luminaire végétal qui l’accueille, l’illumine, est en souffrance, anémié. L’abris est devenu précaire, a rejoint « l’esthétique des ruines », celle de la nature persécutée par l’exploitation, mélancolie viciée, turbulente. L’impossible à connaître et que l’on ne connaît que trop bien (l’irréparable commis par l’humain, insondable et à la fois hyper documenté). Il se souvient de l’époque où ça rayonnait, abondant, profus, sauvage. Ca brassait des lumières, des énergies, sans compter. Désormais, les arbres sont marqués par les stress hydriques successifs, amaigris, même si toujours volontaires. Les ramures sont clairsemées, chaque année moins touffues, moins protectrices. Marquées par les sécheresses des derniers étés. Et ils ignorent ce qu’ils vont devenir. Quelle évolution envisager dans une telle accélération ? Se perdre en leur contemplation consiste à rejoindre de l’inexploré viscéral, déstabilisateur. Les humains aussi sont atteints par les restrictions d’eau, se trouvent ralentis, jetés hors des ornières de la modernité (au niveau de la facilité des gestes quotidiens, le robinet ne dispense plus l’eau vive à la demande). Régressent. De quoi se comprendre mutuellement, les arbres et lui. Il s’accroche à la manie de se blottir dans ces feuillages ardents éparpillés au ciel. De même que l’on persiste à aller prendre un apéro exagéré au bistrot du coin, même quand on sait qu’il vaudrait mieux lever le pied. Il y a toujours une part de réconfort – par habitude, par réactivation de souvenirs -, il y rencontre de façon toujours plus affirmée l’ombre de l’inhabitabilité. Ce n’est plus une abstraction, une vue de l’esprit, mais une présence, qui dès lors offre prise. Il y trouve une certaine satisfaction, bizarre. Le simple fait d’être devenu capable de détecter comment cette nouvelle menace se manifeste, tangible. C’est enchantement et inquiétude, cocktail de beauté et d’écoanxiété, euphorie et déprime enlacées. Un bruissement qui allège la douleur. 

Le bruissement et la mémoire du vivant (plutôt que crevé seul)

Taraudé par le choix de solitude, de vivre seul, de s’être couper de ses proches, de s’exiler pour s’épargner la tristesse de la décrépitude mutuelle, l’angoisse du premier à disparaître, les coups d’oeil qui scrutent la déchéance, du coup il a pris l’option unique de crever seul, sans personne. Pas simple. Heureusement, ça l’a rapproché du bruissement. Il a fallu des décennies pour mettre des mots et une explication sur la réalité de ce murmure bienveillant, régénérant. Dans un bouquin emprunté à la petite bibliothèque itinérante, une camionnette qui fait circuler dans les montagnes et garrigues une littérature susceptible d’encourager les mixités ontologiques, les bifurcations d’imaginaires, les cartographies hybrides, le goût pour les interdépendances inter-espèces. Ce bruissement provient de la matière qui le trame, est en lui, il s’amplifie et se complexifie à l’infini quand il se glisse dans l’interface végétale, soudain ça déferle à la manière d’une ravesauvage. Cette masse bruissante du vivant « est aussi une mémoire ». Une mémoire sédimentée dans les moindres plis de la matière dont il est une infime entité. « Le vivant, c’est ce mode d’existence dans le cosmos qui possède près de 4 milliards d’années de mémoires sédimentées dans chaque corps, dans chaque cellule, mais cette mémoire est toujours disponible à la surface du présent, activable face au problème de vivre. » (p.145) Vertige. Ou encore, pour enfoncer le clou : « Le vivant, c’est donc ce type d’existence où le passé sédimenté dans chaque corps est disponible à la membrane au contact du temps présent pour se bricoler l’avenir. Voilà l’étrangeté de ce mode d’être. Est vivante toute entité en laquelle des milliards d’années d’inventions passées sédimentées sont disponibles à la surface du présent pour inventer de nouvelles solutions au problème de vivre (cela s’appelle être un corps). » (p.147) Une ivresse, chaque fois que ce bruissement se manifeste, de nouveaux élans l’effleurent.

Les gravures d’Ina Leys comme interfaces avec les mémoires bruissantes

Du coup, dans son champ de vision contemplative, des présences reviennent, se manifestent, fragiles, des images flottent, excitent le désir de voir (déjà une bénédiction en soi). Exactement comme, il y a longtemps, lors des innombrables heures adolescentes qu’il passait à naviguer sur la Meuse, remontant le courant, il s’était vu entouré de débris de papiers, dérivant, tourbillonnant dans les mouvements d’eau de ses coups de rames, une multitudes d’images pornographiques, sans doute un magazine déchiré avant d’être balancé dans le fleuve, lui révélant alors l’anatomie inconnue, le secret du sexe. A l’époque, le cul n’était pas omniprésent sur les écrans. Il y avait un âge où le désir remuait des images approximatives du corps de l’autre. Ainsi, des vignettes gravées, d’un style volontairement sommaire, allusif,  accostent son champ de vision intérieur. Ce qu’il voit ? Des lieux d’apparition – fragments de nature approximative, rideaux de nature déchirée ou entrouverte fugacement. Des espaces végétatifs sidérés. Ca vient sans intention. Des figures s’y produisent. Presque fondues dans le décor, dans les lignes qui trament ces bouts de nature vierge (ou retournés à leur état vierge, déclassé). A la limite. De ces figures suggestives telles qu’on en devine dans les veines de certains matériaux, que l’on peut identifier comme les vestiges d’une intention artistique lointaine, suggestive, presque évanouie. Humaine ou non-humaine. Viennent-elles vers nous, abordent-elles nos rivages ou quittent-elles le navire ? Il est incapable de dire s’il s’agit de personnes connues de lui ou parfaitement étrangères. Surgissent-elles de l’intérieur ou procèdent-elles du lointain extérieur ? Familières ? Les gestes et les postures représentées lui rappellent vaguement des épisodes personnels, lointains, où il se réfugiait dans les bois, les clairières, se noyant dans le paysage, faisant le mort pour s’épargner la douleur du présent, ébauchant des rituels pour « sauter l’obstacle », emprunter des voies plus faciles à vivre. Se cherchant sur la carte, quelle carte ? Statique, immobile, assis, prenant racine dans la lévitation, la main traversée de traits évoquant l’action de filer la laine. Ou bras au ciel, invocation, convaincus de se relier aux énergies informelles. Ou encore silhouette fendant la matière, venant le chercher, ou dégageant un passage vers les chemins de traverse. Perturbant l’assurance des cartographies officielles. Cela lui évoque tout autant des personnages rencontrés, réellement ou dans des œuvres de fiction, livres, cinéma. C’est ainsi de toute sa mémoire. Elle brasse, elle moissonne de plus en plus largement, bien au-delà de ses neurones. Il ne se souvient plus de façon précise, imagée et articulée, ce que fut sa vie. C’est confus. La plupart du temps, quand il tente de fixer sa biographie en mots et images – cela signifie qu’il conserve la conscience que quelque chose, à certains moments, s’est passé, qu’il a été impliqué dans des histoires, qu’il y a à quelque chose à exhumer –, il retrouve juste les contours gommés d’énergies plurielles, narratives, la forme et l’informe, squelettes d’événements inaccessibles. L’organe de la mémoire mime des états antérieurs, fugaces, oubliés. Mime des humeurs. Et ce qui remonte à la surface n’est pas forcément exactement ce qui s’est passé, ne se soucie plus de fidélité au réel, incorpore de l’invention, des arrangements, ou s’avère mélangé à d’autres mémoires qui ressembleraient à la sienne (de même nature). Quand il s’emploie à saisir son histoire, ou certaines phases, en quelque chose qui ressemblerait à un récit, c’est comme s’il devait décrire des processus géologiques, des mouvements de terrain, des transformations lentes de matières vécues. Des Plus rien d’avéré objectivement, uniquement de l’interprétation. Interpréter, c’est faire des hypothèses, essayer plusieurs pistes de reconstitution et, pour cela, agréger d’autres sources qui font tenir les hypothèses esquissées. Il faut aller chercher ailleurs les éléments qui nourrissent l’interprétation. Mais quel ailleurs ? Rien de balisé, ça vient tout seul, on ne sait d’où, à vrai dire. Des « associations d’idées » non dirigées, spontanées, antérieures à toute pensée.  Ainsi, le doute s’installe : ces vignettes, qu’il croyait d’abord être une façon de dessiner, dans ses fibres mémorielles, des scènes de son passé, le passage d’êtres ayant traversé sa vie, des instants de recherche dans la forêt, ce sont probablement les œuvres de quelqu’un d’inconnu ayant représenté ses visions intérieures, ses expériences propres ou racontant des histoires attribuées à des tiers, reflétant les ombres mémorielles d’autres entités vivantes. Dans lesquelles il se reconnaît, avec laquelle il peut fusionner (au moins partiellement, rien n’étant plus jamais unidirectionnel). C’est la mémoire de plusieurs, mémoire d’altérité. Et il y a un inconfort à ne plus se sentir pris dans une mémoire à sens unique, obsédée par le droit de propriété son passé comme généalogie identitaire et, dans un deuxième temps, un réconfort, parce que ce qui s’ouvre est l’accès à de nouvelles combinaisons ou configurations. Et la rupture avec toute unidimensionnalité. Ca ressemble à un éternel commencement (bien entendu, sans être totalement dupe !). Des possibles. Par ces dessins – isolés ici, mais défilant parmi beaucoup d’autres, variant selon les jours et les humeurs -, il touche « aux mémoires bruissantes d’un inutilisé en vacance fonctionnelle, disponible pour mille usages » (p.144), soit un sentiment difficile à caractériser, à objectiver, de se fondre et contribuer à un flux de mémoires où il pourrait puiser pour préparer ce qui lui advient, voire participer plus largement à l’aménagement collectif d’un futur. Inventer. C’est confus, mais il aime ces sensations, ça l’apaise (en lui procurant de nouvelles excitations, motivations, résurgences de ce qui l’exaltait en sa jeunesse). Soudain, il ne se sent plus acculé à la fin, mais proche d’une réserve de « solutions », comme un bien commun où s’équiper (encore lui faut-il en clarifier les usages) au gré de son activité interprétative automatique, instinctive. 

Les corps interprétants, dit-il

Quel résultat attendre de ces interprétations ? Quelle narration ? Il ne sait même pas. Ca se produit, ça s’écoule, ça disparaît, c’est remplacé par d’autres hypothèses immanentes. Il est heureux, interprétant. Sans plus. Ca ne lui donne rien de plus. Il s’assure juste d’être vivant, inclus dans une vastitude qui se préoccupe de lui sans savoir qui il est. Aux instants où il souffre de terminer seul, loin de tout, cet exercice le comble d’une présence, le rapproche de ce « bruissement pluriel déposé en chaque vivant par son histoire immémoriale » (p.156). Immémoriale parce qu’il n’a rien archivé consciemment, par le fait que son histoire individuelle se fond dans une histoire plus large, multidirectionnelle, multi-espèces. « Tous les corps vivants sont des corps interprétants. Il y a partout dans le vivant cette négociation particulière : l’interprétation d’une situation à partir d’un riche passé modulaire et plastique ; et elle fonde l’irréductible spécificité du fait vivant. Une activité interprétative, souvent sans interprète conscient : c’est le cadeau du vivant au cosmos minéral tel qu’il existait avant l’apparition de la vie. C’est donc l’interface qui fait le vivant : ce dernier n’est pas une mise en contact bord à bord d’une cause à un effet, un transfert d’énergie d’un mobile à un autre, un transfert de mouvement d’un mécanisme à un rouage. Le vivant manifeste des interfaces « interprétatives » à tous les niveaux (moléculaire, génétique, organique, comportemental), interfaces qui mobilisent le sédimenté de l’histoire pour accomplir un acte interprétatif stabilisateur ou créateur de nouveauté. » (p.151) Interpréter ce qu’il entend au sein du bruissement des mémoires sédimentées. C’est cela, ses heures de ressassement.

Nuages, martinets, magnétisme et érotisme

Dans l’ivresse intime du corps interprétant, il s’envole chaque fois que possible, il dérive, vers des nuages, leurs arrondis crémeux, leurs rebondis sensuels, leur délicate incarnation rose, lui rappellent précisément sa vie sur les nuages, certains moments d’amour où, dans l’étreinte et les caresses, lèvres et langues prolixes déclenchaient et se gavaient de l’avalanche laiteuse et satinée de seins, ventre, cuisses, fesses, bras, leurs intériorités interconnectées, ils s’élargissaient et s’évadaient en flot de matières nuageuses, élastiques, plastiques, premières, imprévisibles. Métamorphoses neigeuses. Ses plus belles heures sexuelles lui reviennent sous forme de nuages. Elles repassent dans le ciel quand il s’y attend le moins. ( Plus riche, plus oisif, il aurait été collectionner de tableaux de nuages). De là, une intuition lui fait scruter un espace vide, déjà vidé de soleil, gris. Soudain, des silhouettes noires, surgies de nulle part, jetées du plus haut des cieux, matérialisées à partir du néant azur, fusent et l’hypnotisent. C’est l’adoration béate des martinets. (Se souvenir de toutes les fois où il s’est abandonné à cette adoration.) Une espèce quasi disparue. Le moindre petit groupe fait figure d’événement. De visite mythique. Rappel de temps oubliés. Les arcanes de leurs vols, individuels et collectifs. Larges hyperboles solitaires se recoupant en un point improbable. Vifs changement de trajectoires. Saccades acrobatiques pour happer quelques insectes. Ellipses foudroyantes calligraphiées avec précision. Nouvelles trajectoires explosives. Un ballet sans accroc. Elégant mouvement perpétuel et grâce touchante des somnambules. Il les suit des yeux, épatés. Une boule chaude et vibrante au creux de l’estomac. Il vole aussi. Volupté. Ces oiseaux toujours actifs, jamais posés, dorment en volant (une partie du cerveau au repos, l’autre en veille). Il se rappelle de ses nuits amoureuses, blanches, entre dépense physique effrénée, rage de se dépouiller, d’échapper à ce que l’on est, se retrouver hors de soi et interpénétrés, cette dépense excessive distillant une sensation de légèreté irréelle, un long vol nocturne loin de tout radar. Le spectacle l’engourdit, quelques minutes de sommeil contradictoire où il mate, stupéfait, des fragments de rêves cochons, quelques gros plans dont il ne se serait pas cru encore hanté, des cuisses ouvertes – pas n’importe lesquelles, les siennes – des orifices offerts et ses doigts explorant les trous et, dès que s’enfonçant, la chair pénétrée se transformant en martinets, le vertige érotique se muant en cette volupté de cycliste avidement recherchée, la longue descente d’un col aux lacets confortables, aux angles pas trop dangereux, offrant une visibilité rassurante, permettant de lâcher les freins, de se laisser aller, se sentir emporté et glisser, engouffré vers la perte de contrôle, mais contrôlant juste à temps, à la limite, petites pressions, durant une vingtaine de kilomètres, par exemple depuis le col du Minier jusqu’à Le Vigan, une de ses descentes préférée, se tordant le cou pour voir les paysages, les crêtes, les vides, les plaines, les nuages. Les membres souples, muscles détendus… Et arrivé sur la place du Vigan, sous les micocouliers, étourdi, jambes flageolantes, s’asseyant à une terrasse, le garçon le reconnaissant : « alors, plus fort que vous, z’êtes encore monté ? » – Dans un râle (fatigue, émotion, trop d’heures solitaires, trop de vent dans les naseaux) : « ah (…), oui, trop beau » – « et vous rentrez chez vous à la pédale ? » – « oui, oui, tout doux, à mon aise » – « Allez, faut prendre des forces papy, vais voir en cuisine s’ils peuvent vous faire une assiette. – Hmmmm ! ». Sur l’image de ces assiettes qu’il dévorait avec bonheur à chaque descente de l’Aigoual, il se réveille. Il s’extirpe de cette fausse sieste – égaré entre veille et sommeil -, secoué, brisé, moulu, « pfft, allez, des heures avant de pouvoir bouger, m’activer ». 

Se réveiller en plusieurs cartes, composite

Baudruche fripée, vidée, parcheminée. Et jadis, paupière si tôt levée, si tôt d’attaque ! Et là, il attend de revenir à lui, incertain. L’air passe lentement, par à-coups et puis, mince filet. Il guette le reflux de l’énergie, partie au loin reviendra-t-elle ? Le remplissage est laborieux, aléatoire. Des images, des souvenirs, des sons, des couleurs, des goûts, de sa propre marque de fabrique et, probablement aussi, en provenance des 4 milliards de vivant sédimenté, happés par son cerveau qui bat la campagne, apparemment, mais s’acharne néanmoins à relier tous ces éléments qui remontent à la surface, plic ploc, avec quoi il bricole une forme/informe, constatant une fois de plus que la fabrique de soi est avant tout hétérogène, chimérique (une chimère, mélangeant les caractéristiques de temporalités plurielles, de natures diverses, d’histoires multiples). Ce faisant, il ne sait plus où il est, encore là-bas, la maison d’enfance, en vacances, au boulot, dans un hôtel, sur son vélo, à l’école, un hôpital (que lui est-il arrivé ?), chez ses grands-parents (la chambre sous le toit ?) ?  Une vague idée de ce qu’il a été. Perdu, donc. Intriguant au point de le motiver à émerger peu à peu pour en avoir le cœur net, trouver des indices, supposer une localisation, une identité, rassembler des signes, enquêter, interpréter. Entamée dans l’angoisse, cette remontée à la surface – la baudruche ressemblant peu à peu à une enveloppe humaine remplie, habitée – le passionne, ressemble au processus du vivant tel qu’il aime en faire partie et correspond exactement à ce programme du philosophe Morizot :  « chercher quelque chose et trouver autre chose », y compris s’agissant des quelques vérités avec lesquelles il s’arrange pour avoir une idée de ce qu’il est. Une posture liée à une avidité à l’égard de tout ce qui peut faire signe, une attention polymorphe qui conduit à mélanger les cartes qui lui servaient jusqu’ici de référence. « Lorsqu’on ne sait plus exactement où l’on est, il faut avancer et lire le paysage en postulant simultanément : on est là sur la carte, ou pas – on pourrait aussi être ailleurs, on pourrait aussi être en ce point-là, en pointant un autre méandre de la rivière sur la carte, ou encore en ce point-là, si l’on a dérivé trop au sud. Et c’est ce qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait, et qui, en revanche, vont nous dire qu’on où l’on pensait être en première intention, qu’on est effectivement le long de cette rivière, mais qu’on avait au départ une autre position que la première envisagée… » (p.168) Etc. Ce qu’il aimait pratiquer, à vélo, s’aventurant en des contrées peu connues de lui, emportant un schéma mental approximatif, refusant l’usage du GPS qui stérilise les neurones géolocalisateurs, préférant s’orienter au jugé, à l’intuition, demandant son chemin aux autochtones, paysans et fermières, aimant entendre leurs mots, leurs difficultés à rendre facilement compréhensible un chemin qu’ils-elles connaissaient par cœur mais peinaient à communiquer pratiquement, et lui ayant l’impression alors de flotter dans une carte en train de se faire, correspondant à différentes représentations psychiques des personnes vivant dans ce paysage, stratifiée. Ainsi il sillonne le périmètre infini de son réveil. Au jugé. Il a perdu la carte allant du songe à la lumière. De l’état tout fripé, comme si tous ses membres s’étaient vidés de leur sang, ankylosés, secs, proches de la poussière, et se gorgeaient au compte-goutte, douloureusement, du liquide vital, il remonte et émergeant de rien, se recompose, avec ce qui émerge en premier. Et d’être égaré, de devoir enquêter, relier et recoudre les traits et événements de plusieurs cartographies d’où procèdent sa localisation plurielle, cela lui ouvre la perspective d’une grande liberté, bon dieu, ce n’était pas aussi figé, bloqué, momifié que prétendu… Une bouffée d’oxygène. Vivre sur plusieurs cartes, oui, c’est la meilleure des perspectives, qui bouleverse le carcan imposé par des décennies, des siècles de pensée unidimensionnelle (la domination moderne occidentale) qui engageait tout un chacun dans une guerre contre le vivant. « Vivre et penser sur une seule carte, unidimensionnelle, c’est ce qui a lieu par exemple quand on essaie de réduire le monde vivant à des lois déterministes, mécanistes et passives, pour prétendument le comprendre sur le modèle de la matière inorganique, sans voir qu’il manifeste des émergences de propriétés qui ne sont pas réductibles à la passivité que les modernes attribuent à la matière. Vivre sur plusieurs cartes, c’est un dispositif pour ne pas unidimensionnaliser ce sur quoi on enquête. » (p.171) Des mots sont ainsi mis sur ce qui anima l’enquête de sa vie, un long travail pour explorer, pratiquer, définir à quoi sert la médiation culturelle au sein d’une société, d’une communauté…, ben, précisément à cela, à interpréter tous les matériaux culturels qu’elle produit, au sens large, pour inciter à vivre sur plusieurs cartes, se rendre plus aptes à bouleverser le modèle culturel qui organise nos vies, faire émerger un universel pacifiste de la différence, de l’altérité au lieu de s’obstiner et imposer l’universel vertical et unidimensionnel du tout le monde pense et éprouve la même chose en même temps. La médiation culturelle vise à chimériser nos cartes culturelles (où fermentent nos imaginaires, nos plis et replis ontologiques). « Car les cartes peuvent être hybrides : elles le deviennent spontanément lorsque, pendant un parcours de pensée et d’action, on saute d’un instant à l’autre d’une carte animiste de la situation à une carte naturaliste, puis à une carte analogiste, en fonction de l’exigence de pensée et d‘action. Ce n’est pas non plus un pluralisme monolithique, où l’on oscille entre naturalisme pur ou animisme pur : les cartes se composent. L’enjeu serait d’apprendre à chimériser les cartes ontologiques, et à les maintenir simultanément. » (p.170) Quel bonheur de réintégrer un soi tramé de différentes cartes, s’y reconnaître partiellement et se découvrir en même temps autre, à explorer, et de pouvoir en jouer simultanément, en lieu et place de l’ancienne culpabilité et obligation de mettre bon ordre à ce trouble, de choisir la seule et unique bonne carte (implicitement au centre de toute éducation occidentale, coloniale)! Voilà explicitée l’allégresse irrationnelle de vivre et la possibilité de traverser l’avenir bouché, vers un recommencement palpitant autant que fragile. 

Pierre Hemptinne

Couleurs tuméfiées, vitalité promise (Miriam Cahn)

Fil narratif à partir de : Miriam Cahn, « Ma pensée sérielle », Palais de Tokyo – Georges Didi-Huberman, « Brouillards de peines et de désirs », Minuit 2023 – Baptiste Morizot, « L’inexploré » Wildproject 2023 – diverses bactéries…

Il pressent un cheval de Troie bactérien dans un de ses organe. Il ne sait pas encore précisément lequel. Cet organe et l’envahisseur bactérien, d’une certaine façon, bon ménage, façonnent un écosystème qui convient à leur union et rêvent de coloniser tout l’organisme, par le sang. C’est une présence sans nom, – plutôt une métamorphose impensée de soi –, tant qu’aucune analyse médicale ne vient identifier l’intrus. En tout cas, cela bouleverse ses affects à fleur de peau. Les déracine, les chahute, les déporte. Un brouillard imbibe l’épiderme, égare les notions d’intérieur et d’extérieur, d’ici et là-bas. D’abord rien d’autre qu’une fièvre de chien. Rejet intense de toxines. Pourtant, le tonus global est optimiste, il s’exalte même. Peut-être est-ce une exaltation de possession, dopé qu’il est de se sentir élu par des visiteurs-teuses venues d’ailleurs, étrangères, générant une vague d’énergie surnaturelle qu’il croit d’abord pouvoir domestiquer, et par là augmenter sa puissance, avant de douter, suspecter lentement mais sûrement que cette force intrusive se substitue à sa vitalité propre, purement et simplement. La remplacer, la transformer en quelque chose de tout autre. Ce qu’il ne voit même pas vraiment poindre d’un mauvais œil. Plutôt intrigué. Suspens dont il est l’enjeu.

Plus d’enveloppes mais des frissons

Se promenant, des jeux de lumières et couleurs qui, d’ordinaire, l’émeuvent, le touchent – à chaque fois, « événements » neufs – ne lui font plus ni chaud ni froid, ils sont là, simplement. Ce n’est pas qu’il soit blasé. Il les voit sans les ressentir en lui. Sans les reproduire en lui, les sentir entrer en lui. Il se souvient de l’émotion que cela suscitait, un an avant, à la même époque (ce sont des jeux de lumière saisonniers, liés à l’état de la végétation naissante à cette période de l’année, aux luminosités typiques de ce passage de l’hiver au printemps). Là-bas, sur la ligne des labours, un saule d’un jaune juvénile, fébrile, à peine né, vif et vagissant sous le spot du soleil, transfiguré sur une nuée noire de giboulée orageuse, dont il recevra le grésil un peu plus tard. Plus exactement, il est pris dedans, il est fondu dedans. Il est l’extérieur qu’il regarde. Il ne ressent plus les choses depuis un intérieur à partir duquel établir une distance, une différence, prélude à la jouissance esthétique (où l’on reçoit de quelque chose/quelqu’un, où l’on donne à quelque chose/quelqu’un). La barrière-philtre s’est estompée ainsi que la porosité quelle organisait, la porosité étant aussi un mode d’échange, d’interrelation, de transit assumé entre les choses et soi. 

Il n’a plus d’enveloppe, où qu’il soit, il a froid, sans cesse, il tremblote, il est parcouru de frissons, d’infimes vaguelettes lui hérissent le bas du dos (comme de sentir ses poils se dresser face au danger). Il est secoué, ses dents s’entrechoquent un peu, dès qu’il bouge, ou se déplace au jardin, se traîne un peu sur la route, dès qu’il change de position dans le fauteuil. Pour endiguer le gouffre des frissons – il lui semble qu’il pourrait y disparaître –  il accumule les couches, chemisette en mérinos, chemise, pull, premier polaire, second polaire, robe de chambre, plaid. Rien n’y fait. Au moindre déplacement, il se découvre partiellement, le froid lui inflige comme une décharge électrique. A chaque miction maladive, intempestive, dans le seau qu’il garde près de lui, douloureuse et rougeâtre (« ah, ça recommence, faut que je me fasse conduire à la pharmacie, en bas »), il s’éparpille dans le dehors glacial, doit patienter de longues minutes avant de retrouver, sous ses multiples couches, une température stable, à lui. Il n’a plus besoin de penser, de lire, de commenter, il lui suffit de regarder ce qu’il a sous les yeux, sentir ce qu’il ressent. Le monde est le grouillement qui l’affecte.

C’est une sorte d’immédiateté tremblante, intranquille, qu’il doit aux invisibles bestioles qui le violentent, sans intention de nuire, du simple fait qu’elles existent et ont trouvé la porte d’entrée. Ce ressenti physiologique – où la singularité des faits de son histoire s’estompe, se dilue, plus rien n’étant retenu – exhume une imagerie baignée de teintes instables, pas abouties, pigments débiles et fébriles. 

Racines et fosse commune

Flux de couleurs fraîches, d’une fraîcheur tuméfiée, rongée par un cancer omniprésent. Elles lui reviennentdes peintures de Miriam Cahn, vues il y a des années au Palais de Tokyo.

La silhouette soudainement illuminée d’un arbre, dressée comme une ampoule fragile, vaporeuse, sentinelle éphémère, presque sans attache, s’envolant, fuguant au ciel, échappée d’un lieu où l’on réprime les éclosions. Un autre arbre au feuillage pâle, s’évapore peu à peu dans une atmosphère indifférente, ses racines puisant une sève sanglante, une lave défoliante envahissant tronc et branchage. Le feuillage pâlit. Comment vivre, s’épanouir, quand ses racines plongent dans l’humus sanglant, absorbent le jus des innombrables mortes par violente, racines fouillant la fosse commune des féminicides  ? Comment s’échapper et rester arbre ?

 Il y a aussi cette vallée verdoyante, juste un halo gazeux, instable, un mirage au pied de montagnes à la neige grise, sillonnée d’une trainée rougeâtre, l’arête des pics sanglante, voilà, l’obstacle insurmontable, le cirque rocheux qui enferme et condamne tout espoir de passer de l’autre côté, d’atteindre le bleu, d’ailleurs si hautain, si idéal qu’il en est inhumain, menaçant, indésirable. L’image placée à côté : dans une atmosphère sombre, dense, cieux et terre opaques, ténébreuses, une maison transparente, refuge qui ne protège de rien.

Une image d’avance (comme on dit un temps d’avance)

Il se souvient avoir eu du mal à se fixer devant telle ou telle image. Cela bougeait. Ce qu’il devait saisir glissait de l’une à l’autre, le regard ne se posait pas, avait l’impression que le sens d’une image se trouvait dans la suivante, ou la précédente ou celle qui n’était pas encore là, en train de se faire. Un mouvement irrépressible à la fois vers la profondeur étouffante et vers un horizon où respirer, reprendre haleine. Cela tenait peut-être à la manière dont travaille l’artiste telle qu’elle l’évoque lors de diverses interventions dont un portrait publié par Libération (12/04/23) : « Tous les jours de toute la vie, l’incontournable plasticienne suisse se lève vers 11 heures, lit la presse internationale, puis réalise une œuvre à la beauté redoutable et la violence infinie. Trois heures maximum, qu’il s’agisse d’un petit dessin aux couleurs phosphorescentes ou d’une toile de cinq mètres à la craie noire. Jamais d’esquisse. Une fois l’œuvre terminée, elle la retourne contre le mur ou la roule dans un casier soigneusement numéroté, et ne la regardera plus. » C’est ce qui fait qu’aucune peinture n’est une œuvre en soi, avec un début et une fin, mais est le fragment d’une discipline, d’une pratique journalière, pour essayer de capter ce qui ne peut se fixer à l’intérieur d’un cadre statique. Ce qui compte est cette « routine » dans la quête d’images en prise avec le problème abyssal de la société, de la civilisation, celui de l’oppression des un-es par les autres, banale, innervant la tension sexuelle inscrite au cœur de la gouvernance du monde, depuis la nuit des temps, depuis l’organisation de la domination d’un sexe sur un autre. Au cœur d’un régime inégalitaire, la peur doit régner quelque part. Arrêter de produire les images qui ramènent à la surface les symptômes de cette malveillance systémique serait comme de n’avoir jamais dessiné ou peint le moindre tableau (ce n’est pas une thématique que l’on traite juste une fois, cela n’aurait pas de sens). Quelques petits écrans, dans l’exposition, révèlent le tempo inlassable, infatigable de cette dynamique répétitive, obsessionnelle, de montrer la contagion de la violence dans la formation de toute image du monde, petite ou grande, gangrène iconique.)

Couleurs stressées, porosité

Beaucoup de surfaces avec des couleurs qui n’en sont (presque) pas. Comme avortées, ou prématurées, sous l’effet d’une terreur soudaine, d’un trauma non seulement indéfinissable mais « normal », « banal ». Des couleurs sombres, inabouties, profondeurs mouvantes, entrailles telluriques. Ou à peine régurgitées, vives, à peine « posées », volatiles, un peu aigres, salies. Couleurs longtemps couvertes, encavées et qui suintent, vaguement éblouies, ne savent même plus qu’elles sont couleurs, nouées comme on parle de tripes noueuses dans l’angoisse et le stress de ce qui est advenu, de ce qui vient. 

(Ce sont ces couleurs qui lui reviennent, fumées lointaines, brumes éparses, taches insistantes, vapeurs stagnantes, d’abord comme générées par son infection, comme si les bactéries faisaient circuler des fragments d’entrailles teintées à la façon des toiles de Miriam Cahn, réveillant des atmosphères, des formes, des scènes. Cela lui revient donc comme des croquis organiques, tapis dans la fibre même de son histoire, et que des courants imperceptibles d’humeurs débusquent, font bouger, s’élever, se répandre, s’échapper, s’évanouir, comme des nuages sur les parois d’une caverne. )

Un climat de violence permanente, pénétrante, étalée et cachée à la fois, avec les côtés fulgurants et hallucinants du passage à l’acte, explicite, cru, et les côtés aveugles, les agencements où s’installe le refus de voir, la résignation des victimes qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, les épaisseurs psychiques qui encaissent, dépourvues, désemparées, éclatées, culpabilisées 

D’étranges tableaux.

Un corps allongé, une dépouille nue, massive, usée, travaillée, malaxée. Décomposée, indistincte. S’il n’y avait un éclairage blafard sur les doigts de pied, sur le sommet chevelu blanc, s’il n’y avait, du flanc, une main livide qui s’extirpait, se désolidarisait, faisait mine de s’éloigner de la charogne étalée sur le dos, rouille et viande saignée, il n’aurait pas vraiment identifier cette silhouette abattue comme celle d’un corps humain. Perdu. Un corps oublié, que personne ne réclamera, impleurable (selon Judith Butler). Comme ces cadavres anonymes gisant dans la poussière des rues en guerre, sacs affaissés, abandonnés, aperçus lors de reportages télé. Exposé à l’abîme sur un catafalque de sable, de limons tourmentés, caressé par des linceuls fuligineuses dérivant au ciel, nuages lourdement cardés. Écrasé par un azur irascible lointain, inaccessible. Dépouille ambigüe, victime ou bourreau exécuté, martyr ou vengeance, n’importe, silhouette de mort violente au cœur des matières originelles du paysage, d’où partent les récits. Il y a là quelque chose qui pense par l’image en train de se faire – ce travail quotidien de l’artiste, bien régulé, structuré, discipliné, déclenche une pensée par l’image – , s’enchaînant à d’autres à venir, en gestation, et qui met en échec la volonté de savoir clairement, objectivement, avec des mots d’emblée à disposition, ce que l’on voit sur la toile. Il s’y est arrêté justement parce qu’il ne savait pas ce qu’il y avait, là, ce que ça montrait. « … une pensée par images qui, sans doute, permet de n’avoir pas à distinguer une fois pour toutes telle chose de telle autre, tel corps de tel autre, telle matière de telle autre » comme l’écrit Didi-Huberman. »  (p.36) D’ouvrir ainsi des espaces de redéfinition des choses. Et le fait de buter dans l’incompréhension partielle face à ce qui est dessiné et peint, de n’avoir pas su ce que c’était, de ne le savoir toujours pas, l’entraîne dans une pensée labile, imagée, en tous sens. Et si au lieu d’un mort, d’un corps fini, achevant d’expirer tous ses fluides, toutes ses atmosphères psychiques s’exhalant peu à peu, il y avait là, bien plutôt une larve, un mort-chrysalide, en devenir (qui expliquerait que, de la masse vaporeuse avachie, surgisse une main déjà formée, des pieds qui ressemblent à des pieds, membres revenants) ? « Les matières sont dites indistinctes parce qu’elles sont pensées comme poreuses. Et elles ne sont si souvent poreuses que parce que domine en elles un principe dynamique de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses (en tant que métamorphoses et diffusions de liquides dans l’air ambiant). » (p.36) Ce corps, oui, infuse et diffuse, dans le limon, le nuageux, l’azur brut , engagé dans une transmission, trouble. Quelque chose de tabou. (Genre le géant/maître mort qui continue à inspirer la peur).

Des images distillent le malaise.

Tapis volant sur abîme violent

Deux êtres couchés sur la même couche, à distance l’un de l’autre, repoussés. Tétanisés, l’un par la menace ou l’attaque subie. L’autre par l’agression perpétrée ou la jouissance prise à soumettre l’autre, violenter par nature. Le corps mâle est grand. Le corps femelle est petit. Cela ne signifie pas qu’il y ait un adulte et un enfant (comme auraient tendance à le croire des citoyen-nes d’extrême droit qui ont accusé l’artiste de pédopornographie, comme l’a cru l’ancien élu RN qui a finalement vandalisé l’œuvre, dans un besoin malsain de trophée muséal, où implanter leurs idées violentes).Dans leur immobilité, ils sont entourés des gestes fantômes qui viennent d’avoir lieu ou qui vont se décharger. Du côté mâle, ce sont des secousses qui démultiplient l’appareil musculaire, hydre redoutable. Du côté femelle, ce sont des défaillances spectrales qui liquéfient et amputent les membres, paralysent. Le drap sur lequel ils gisent est imprégné des humeurs aigres, avariées qu’exsudent les corps dans la possession forcée (« tiens, ça ressemble aux teintes de mes urines épaisses et rouges, avant l’oxydation », se dit-il). Mais ce qui l’avait surtout frappé est que ce drap ne recouvre pas le matelas d’un lit, d’une couche ordinaire, il semble flotter, légèrement transparent et, de part et d’autre, sa surface laisse apparaître, le vide, le ciel, révélant une situation aérienne, celle d’un tapis volant. Le conte de fée vire au cauchemar. Ce grand tableau est jouxté par un dessin plus petit, portrait funéraire du mâle tourmenté sur sa couche, et un autre, placé plus haut, lucarne où se pourlèche un hybride mammifère-oiseau, repus de sang. 

(Sanguinolence qui le renvoie une fois de plus à ces urines, accumulées dans le seau, rougeâtres, brunâtres, jaunasses, fétides. La fatigue le gagne, houle irrésistible, amplifiant le désir de replis, de cocon, de multi-couches. Mirage d’un repos illimité. Le sang dans l’urine évoque une confusion des canaux intérieurs, plus rien n’est séparé, une confusion règne. Une métamorphose intérieure faite de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses. L’hybridité le gagne. Bien que tassé dans son fauteuil, engoncé sous les couvertures, la peau humide de suées, il ne tient plus en place, métaphoriquement, le vague à l’âme lui donne le tournis. Le cœur n’est plus à sa place, devenu entité vaporeuse qu’il partage avec les bactéries qui l’envahissent… il se sent glisser vers des fonds inconnus, c’est pas désagréable, malgré une menace sournoise qui s’insinue, retrouvera-t-il, quelque part, son « je », ou est-ce déjà trop tard ? 

« Si je ne peux descendre au village, téléphoner au pharmacien, qu’il me monde des antibiotiques… je ne passerai pas commande par PharmAmazone… négocier les antibiotiques, sans prescription, ffft… » 

Situation métamorphique, protéiforme

Fièvre aidant, l’exaltation latente s’obstine à vivre, à l’échelle personnelle, une aventure universelle, passionnante, selon laquelle « l’évolution des lignées de vivants passe par une chimérisation lors de laquelle des espèces différentes entrent en symbiose pour produire de nouvelles formes de vie. » (p.30) Se sentir le siège d’émergence possible d’une nouvelle forme de vie, ça intrigue, ça excite ! Dans la confusion, il est envahi par des temps anciens, primordiaux, résurgences des débuts immémoriaux (ceux-là sur lesquels la civilisation occidentale a voulu établir sa propriété), carrément, où les forces mythiques décidaient de la forme du monde que l’humain allait explorer et bâtir, « le moment où les êtres de la métamorphose prolifèrent », avant l’assignation de quelque statut que ce soit. C’est, en quelque sorte, le retour en lui d’un pareil  « temps mythique ». Qu’est-ce, à vrai dire ? « Or, si l’on se souvient du temps mythique tel qu’il est décrit dans les ouvrages d’anthropologie, en première approximation, il s’agit d’un temps d’avant le temps, dans lequel les êtres sont encore indistincts. Les formes de vie ne sont pas encore séparées. Les animaux ne sont pas encore distincts des humains. C’est une situation métamorphique, protéiforme. Une situation dans laquelle les êtres ne sont pas encore individués. Et conséquemment, on n’a pas encore de statut précis à leur donner, et surtout, les relations qu’on entretient avec eux ne sont pas encore stabilisées. On ne sait pas quels rapports on peut entretenir avec eux.» (p.31) Déstabilisé, gagné par une constitution floue, protéiforme, sans plus aucune distinction entre lui et ses hôtes bactériens, glissant d’un côté vers la fin et, de l’autre, vers un renouveau inédit. Au fur et à mesure, tout de même, affecté par l’affaiblissement, c’est surtout la peur qui le gagne. Plus le temps passe, jouant en faveur de l’envahisseur, ses défenses immunitaires s’avouent peu à peu vaincues – réalisme qui ne se dit pas encore tel quel à la conscience -, il pressent sa défaite. Quel est le degré de métamorphisme qu’un organisme peut supporter sans passer de l’autre côté du réel qui était le sien jusqu’alors ? Et c’est exactement cette peur spongieuse qui crée une familiarité aigue avec les couleurs et les images de Miriam Cahn, lui permettant de les comprendre mieux que jamais. (Alors qu’il en est à chercher la sortie de secours, « si je descends au bistrot du hameau, je trouverai sûrement de l’aide, on me conduira chez un toubib, à l’hôpital ? … Téléphoner à mon ancien docteur pour une ordonnance urgente ? Se souvient-il de moi ?  … parlementer sera épuisant, trop…  Ne reste-t-il pas quelques médicaments, dans une caisse, mais laquelle, où ? … pas la force d’entreprendre des recherches » … Avant d’être gagné par une nouvelle phase de calme lucide où ressasser les couleurs et images de Miriam Chan, s’en souvenir du mieux possible, l’aide, au fond, à se préserver.)

Chute et Nativité

La chute. Une femme, un enfant. Nus, éprouvés. La femme n’a pas l’apparat souple et romantique, morbide triomphant, d’Ophélie. C’est un corps usagé (dans le sens « on en a fait usage, sans ménagement »). Le cou est translucide, la tête presque détachée. Les yeux clos. Pourtant, il n’est pas certain qu’elle soit morte. Le bébé n’a rien d’un nouveau-né tout lisse, tout neuf, innocent. Lui aussi semble déjà avoir dégusté. Entrejambe rougeâtre. Deux être jetables. Sombrent-il dans les abysses aquatiques et ce que l’on voit qui les surplombe, est-ce la surface de l’eau, irisée de taches, trace de sang, luminescence verte qui expire. Souvenirs de palpitations. Ou bien sont-ils expulsés du ciel et tombent-ils dans la nuit sans fin ? La texture qui les entoure, bleue orageuse, chargée, a quelque chose de cosmique, d’aurore boréale brouillée, c’est une chute sans fin dans l’espace, c’est une sorte de chute violente initiale, la première, comme à l’origine du monde, une sorte de big-bang, depuis toujours, ces corps jetables initiaux, paradigmatiques, chutent, ne cessent d’inventer le vertige, d’ouvrir la voie vers l’abîme inimaginable. Une nativité inversée. Mélange de glauque et de féérie qui prend à la gorge, fait tourner aigre toute une tradition de jolies images sur la Vierge et l’enfant (par exemple). En haut à droite, une toile plus petite, un insomniaque livide, nu, sur fond printanier barbouillé, exerce sa vision latérale, exorbitée, tente de surprendre la présence indéfinissable qui ne cesse de le suivre, comme son ombre, qui lui pèse telle une menace. Âme pas tranquille.

Lisière de vitalités salvatrices

N’empêche que, dans le mouvement qui le poussait d’une image à l’autre, dans le vaste espace – trop grand – du Palais de Tokyo, cherchant dans la répétition de la rencontre avec une image nouvelle, le sens arrêté, du moins complété, de cette peinture en train de se faire, ce qui l’avait marqué était l’affirmation d’une vitalité malgré tout, et la volonté de chercher comment donner à cette vitalité la force d’une libération. Un imagier de la vitalité malgré tout. A la manière dont Achille Mbembé explique que les savoirs accumulés par les êtres persécutés sont ceux-là même dont le monde a besoin pour trouver des solutions face au désastre climatique (dont est responsable l’homme blanc extractiviste, porté par l’ontologie naturaliste, celui-là même dont Miriam Cahn peint l’essence violente, multiforme.)

“La vitalité en général ne devrait-elle pas, désormais, être pensée sous l’angle d’un devenir et d’un sortir, toujours à reconduire, à réactiver, à redanser ? C’est-à-dire d’un émouvoir et d’un réémouvoir capables de fragiliser toutes nos assises, de déplacer toutes nos stases, de critiquer tous nos jugements ? Ne devrions-nous pas sortir en permanence, c’est-à-dire renaître à chaque fois ? »  (Didi-Huberman, p.468) N’est-il pas temps, en effet, de « fragiliser toutes les assises » du monde actuel, de sa violence systémique exercée à l’encontre des autres, des fragiles, des femmes ? N’est-il pas temps d’en finir, de « sortir », de « sortir en permanence » d’un système destructeur pour semer le réémouvoir désarmant, puissant, fait d’une multitude de renaissances, vécues par le plus grand nombre (comme on dit), un temps de grâce, un temps mythique pris en charge démocratiquement, avec un horizon égalitaire ? Oui, il avait bien pensé à quelque chose ainsi, il y a des années, en ruminant ce qu’il avait entrevu dans les toiles de Miriam Cahn (attaquée ensuite par l’extrême droite). Au-delà du sombre et du cru, il y avait entraperçu les lueurs d’une vitalité à venir, en tout cas, potentielle, dansante, encore atteignable, à l’époque où la peintre, chaque jour, peignait de telle à telle heure, telle un métronome d’espoir…

Pierre Hemptinne