Edgar Degas, Hilaire Germain Edgar de Gas (1834-1917)

Une légende tenace, la réalité n’existe pas, une contingence contre laquelle on bute, traduite à notre convenance. Les objets et les autres sont là, leur réalité n’appartient qu’à eux, la nôtre est différente. La richesse du réel dépend de la capacité d’observation, un acte intime. Sans intérieur, pas d’extérieur. Tout ce que l’on ne voit pas, on le rêve, on voit si peu. La réalité, ce que nous réalisons du rêve, si on enlève le rêve, tout s’effondre.

Autoportrait, 1863

Un peintre est riche de sa rétine. Une réalité furtive, ce que l’on croit voir un instant, un instant d’après n’existe plus de la même façon. Ce que comprend l’artiste, la réalité se fabrique au bout des doigts, il suffit d’en marquer les contours, tout prend vie. Tout ce qui paraît immobile est illusion, un aveuglement. Voir le mouvement en toute chose, une effervescence d’intensités.

Repasseuse, 1869

Une question d’obsession. Les caractères, se complaisant dans l’immobilisme, analysent ce qu’ils croient figé autour d’eux. Ils s’ancrent au ponton, le monde coule à leurs pieds, ils discernent les mêmes choses. Il faut se faire violence pour voir autrement, il faut fuir. L’esprit fugitif se moque de ce qu’il croit reconnaître, il voit pour la première fois, là où l’œil est plein de fraicheur, de curiosité et d’amour. L’équilibre n’a de sens que s’il se renouvèle sans cesse. Une fois fixé à demeure, une tombe. Degas préfère la vie.

Femmes à la terrasse d’un café, le soir, 1877

La recherche effrénée de l’équilibre n’implique aucun goût pour la stabilité. Pour suivre un mouvement le plus loin possible, il faut trouver un aplomb, le mouvement lui-même. La combustion du réel rejette de nombreux déchets, une trainée de fumée partant dans l’autre sens. Pas simple de faire la différence et beaucoup pointent leur doigt sur la fumée où ils établissent certitudes et renommée. La liberté est l’apesanteur de la vie, un inconfort. Le confort, ceux qui ne connaissent rien d’autre détestent le quitter. Le connu offre des terreurs autrement plus horribles que l’inconnu, l’illusion du prévisible contre la réalité de l’imprévisible.

L’absinthe, 1876

Tout commence avec René Hilaire Degas (1770-1858), né à Orléans, il fuit la Révolution pour aller s’installer à Naples où il épouse Aurore Freppa (1783-1841). Grâce à la banque qu’il fonde, il devient un homme riche. Son fils Auguste (1807-1874), un homme doux et spirituel passionné de musique et de peinture, se rend à Paris pour diriger une succursale afin de s’y ennuyer comme il faut. Il épouse, en 1832, Célestine Musson (1815-1847), originaire de Louisiane, qui met au monde, deux ans plus tard, Edgar, l’ainé de cinq enfants. Une enfance bourgeoise à mourir. Aucune place n’est laissée aux sens, un monde intellectuel d’apparences. En 1845, il entre au lycée Louis-le Grand. Degas dessine plutôt bien, sans plus. Ce qui le distingue peut-être, cette capacité à s’améliorer. Il faut se méfier de ceux qui semblent tout avoir dès le début, ils n’ont pas besoin d’évoluer, ils ne vont jamais loin.

Quand il quitte le lycée le 27 mars 1853, baccalauréat en poche, il s’inscrit à la Faculté de Droit pour faire plaisir à son père qui peine à concevoir une carrière d’artiste sans pour autant la rejeter. Il est surtout inscrit au Louvre comme copiste. Il aime le dessin d’Ingres. Il apprécie les maîtres italiens des XVè et XVIè siècles. Le classicisme le fascine, il le copie, non pour s’y arrêter, pour le dépasser. Le peintre ne rejette rien, il digère. Le 5 avril 1855, il entre aux Beaux-Arts. Six mois plus tard, il en sort, il ne tient pas en place, il bouillonne intérieurement même si, extérieurement, il paraît calme. Pas question pour lui d’entrer dans un tiroir, il doit rester au-dessus de tout, non par superbe, par modestie, il y a du bon en toute chose. Plus exactement de tout ce que l’on peut vivre, il y a quelque chose à tirer et c’est ce que l’on tire de ses expériences que fleurit la vie en nous.

Devant les tribunes, 1866

En Italie, où il arrive en octobre 1857, il rencontre Gustave Moreau, un homme d’une grande ouverture d’esprit et un pédagogue hors pair, un merveilleux compagnon pour découvrir à deux ce que seul on ne voit pas. Les deux hommes s’entendent à merveille. Moreau porte une œuvre dans sa tête, mais elle ne l’aveugle jamais de celle des autres dont il se plait révéler le talent. Moreau, peintre de génie, sait voir la compétence chez les autres et l’encourager du mieux qu’il peut. Une influence qui dure deux ans, deux années d’une immense richesse.

1859, de retour d’Italie, Degas se sent prêt, il s’engage dans son art. Il quitte la maison familiale pour s’installer dans un atelier de la rue de Laval, aujourd’hui la rue Victor Massé, entre la rue des Martyrs et la rue Jean-Baptiste Pigalle, un quartier qu’il arpente toute sa vie. Il ne se soucie pas d’une carrière. L’argent, il en a, il ne se préoccupe pas d’en gagner, pas besoin de faire des concessions. Il ne veut pas se pervertir du factice de l’existence. Les mondanités l’ennuient, il préfère l’humanité, il marche avec elle.

Les repasseuses, 1884

Degas rencontre Manet au Louvre, en 1861. Degas, obnubilé par les anciens, se tourne alors vers les nouveaux. Une révélation, on ne fait pas de la chimie avec des ingrédients usagés, avec des matières fraiches. Une affaire de vivants, pas de morts. Manet est un spontané, Degas, un laborieux. Manet est sûr de lui, Degas doute sans arrêt, les deux hommes s’entendent à merveille malgré les inévitables brouilles. Manet se lance dans l’action sans trop y réfléchir, Degas réfléchit, il a besoin d’élaborer une théorie pour chacun de ses gestes. Cela ne signifie pas qu’il se perd dans des considérations oiseuses, jamais, une intelligence puissante et lucide, ancrée dans ses pensées. Un programme : « l’instantané, c’est la photographie, rien de plus. » Creuser la terre, la dynamiter, la brièveté est l’iceberg du temps. Le corps est un leitmotiv lancinant. Le corps qu’il ne parvient pas à imposer dans la vie domine son œuvre. Il lui donne un visage, des gestes et un environnement.

Filles spartiates provoquant des garçons, 1860

Premier chef-d’œuvre, Petites filles spartiates provoquant des garçons, terminé en 1862 (repris en 1880), quatre jeunes filles narguent cinq garçons en train de s’entrainer à quelque sport. Derrière eux se trouvent leurs parents. Degas dit que « pour que l’œuvre fût achevée, il aurait fallu mettre des femmes enceintes regardant la scène ». Les corps parlent d’eux-mêmes, le peintre met en place une chorégraphie des relations entre femmes et hommes, en se réfugiant dans le prestige de l’histoire grecque. La Grèce est un sujet d’étude classique pour tout étudiant en peinture. Il déconcerte, des femmes refusent la suprématie du mâle et sont prêtes à aller jusqu’au bout pour marquer leur différence. Il peut s’agir d’une parade nuptiale, mais les garçons semblent trop étonnés pour cela. On raconte que Degas aimait particulièrement ce tableau qu’il conservait longtemps sous les yeux. Sa forme étant encore inaboutie, force est de penser que ce qui émerveille le jeune peintre est le sujet du tableau. On imagine un garçon aux prises avec une éducation sévère, spartiate, attendant la femme venant le provoquer, l’étincelle alchimique. Un passage du garçon à l’homme. Cet homme qui doit en sortir se veut supérieur à tout, rien ne lui fait peur, si ce n’est tout ce qui lui reste à entreprendre et il n’est pas sûr du résultat.

Scène de guerre, 1865

Faisant pendant à cette œuvre, Scène de guerre au Moyen-Âge, terminé en 1865, montre trois hommes à cheval massacrant des femmes nues. Un homme dont le visage éclairé prend un malin plaisir à tendre son arc pour viser une femme. Malgré tout, à y mieux regarder, aucune femme n’est touchée par une flèche. Une scène de pillage, puis de viol par des hommes, dont seul un porte une armure de guerre, vêtus comme s’ils revenaient d’une fête. Une querelle dégénérant en tuerie. Sur la droite, un cavalier tenant une femme, semble toiser le spectateur. Les femmes qui narguaient les hommes sont massacrées. Problèmes, les hommes n’ont pas l’air si virils que ça. Celui qui tend son arc, on pourrait le prendre pour une amazone. Degas massacre le nu féminin académique, la femme idéale qui n’existe pas. Son propos n’est pas de tuer la féminité, de lui faire vivre sa place, celle que son œuvre va s’ingénier à montrer, le terreau du génie humain. Un programme artistique.

La famille Bellelli, 1867

Portrait de famille, La famille Bellelli, une toile imposante, 200 x 250 cm, commencée en 1858, terminée en 1867, un travail long et fastidieux, au premier abord, un tableau figé. Il peint l’ennui. Pourtant, en y entrant, on trouve le tourbillon de la vie, c’est pourquoi il ne cesse de fasciner son spectateur. Le personnage le plus imposant est sa tante Laure Degas Bellelli (1814-1897), la sœur de son père, entourant de sa bienveillance sévère son mari, un personnage effacé, fuyant, et ses deux filles, Giulia (1851-1922) et Giovanna (née en 1848), sûres d’elles-mêmes comme si le monde devait s’arrêter à tout jamais à elle. Cette volonté d’immobilisme est un gouffre, un brasier où se déroule la magie de l’existence. Une des filles copie le geste hautain de sa mère, avec sérieux et conviction, elle a les mains fermées. La main de sa mère est posée sur son épaule, l’autre sur la table pour se poser. Sa sœur se tourne vers son père sans le regarder, les mains cachées sur les hanches alors que celles du père sont inexistantes. Le mystère des regards, la mère et une de ses filles regardent dans la même direction, l’autre nous toise avec assurance, le père regarde ses femmes sans les voir. Plus on scrute le tableau, plus on s’aperçoit que tout ce que l’on prend pour un équilibre stable est prêt de s’effondrer, un monde sur le point d’imploser sous son poids. Ce tableau évoque une multitude de possibilités s’inscrivant dans un avant et un après où rien n’est dit clairement. Cette femme d’apparence hautaine, toute de noir vêtue (marquant le deuil du grand-père), le regard perdu, laisse imaginer une personne plus fragile qu’il n’y paraît. Elle se rattache à ses filles comme pour ne pas sombrer dans une folie qu’on sent poindre. Quant au père, ne sachant quelle attitude adoptée, il se tourne vers ses filles comme s’il sentait qu’elles allaient lui échapper. Degas décrit une atmosphère pesante alors que tout devrait respirer amour et joie de vivre dans cette famille bourgeoise. Tout le monde se retient avant de s’élancer dans la danse de la vie. Un monde de retenue au bord de l’abime.

Degas n’est pas adroit de son corps. Il a facilement honte et prend la mouche pour un rien. Les humains sont bourrés de contradictions, la plupart du temps, ils les effacent d’impuissance. La mondanité est platitude quand elle s’évertue à montrer ce que l’on veut être sans admettre ce que l’on est. Si ce n’est un esprit mordant et une acuité hors du commun, Degas est un homme évasif, il fuit sans vergogne ce qui l’ennuie. Il ne fait pas l’effort de perdre son temps parce qu’il est toujours en veille, il ne se cantonne jamais à ce qu’il voit, il a besoin de refaire le monde. Il a l’œil en feu. Il pousse son regard à ses derniers retranchements.

Orchestre de l’Opéra, 1870

En 1870, la fin d’un monde, il s’engage dans l’infanterie. Dans un stand de tir, il s’aperçoit que son œil droit est quasiment aveugle. Obligé de quitter l’infanterie, on le verse dans l’artillerie. En mars 1871, il part pour la Normandie, il se désintéresse de la Commune. Le révolutionnaire de l’œil est un conservateur (futur antidreyfusard convaincu). D’autres chats à fouetter, en septembre, il écrit : « ma vue me cause des ennuis. » De retour à Paris, grâce à son ami Désiré Dihau (1833-1909), basson de l’orchestre de l’Opéra, il est introduit dans les coulisses du temple de la danse. Il fait le portrait de son ami dans L’orchestre de l’Opéra, en 1870, que l’on voit au milieu du tableau. Il fréquente assidument le café Guerbois où il trouve ses amis peintres. Il rencontre Durand-Ruel qui achète ses toiles à partir de 1872. En octobre de cette année, il part aux États-Unis, pour la Nouvelle-Orléans, patrie de sa mère, où il séjourne jusqu’en avril 1873.

Bureau de la Nouvelle Orléans, 1873

1874, son père meurt, sa banque est en faillite, a-t-il consenti trop de prêts ? Le prêt est un piège diabolique, donner aujourd’hui ce que l’on est incapable d’avoir demain. On imagine plus l’aspect oisif de la richesse que sa responsabilité. De bas, on devine la richesse toute puissante, on ne mesure pas combien elle est fragile. On projette sur les riches les sentiments revanchards des pauvres. Le Bureau de la Nouvelle-Orléans, 1873, une banalisation de l’argent. Le coton, l’or blanc, vaut des milliards, pourtant, ici, tout évoque l’indifférence. L’homme au premier rang vérifie en connaisseur la qualité de la plante, un geste mécanique qu’il a réalisé des centaines de fois, ce simple geste lui rapporte des fortunes. On se lasse vite de la richesse, sauf quand on est pauvre.

La classe de danse, 1874

Avril 1874, le départ officiel de l’aventure de l’impressionnisme, Degas s’y engage à part entière même s’il n’est pas foncièrement impressionniste (il ne rate que la septième exposition de 1882). Il n’est pas un réaliste, un destructeur de réalisme alors que l’impressionnisme conforte le réalisme. Il présente notamment La classe de danse. Il a le crayon trop présent, trop pressant à dévorer ce qu’il croque. Il s’écrie : « à vous la vie naturelle, à moi la vie artificielle. » Un intérêt financier, les expositions impressionnistes le font connaître et lui permettent de vendre des toiles. Une aubaine, mais surtout une vision unique de l’art. Il est attiré par la nouveauté, il explore avec passion ce qui est à sa portée et, ce qui ne l’est pas, il fait tout pour qu’il le devienne. C’est un expérimentateur, il a besoin de toucher, retoucher, approfondir, tout l’oppose à l’immédiat impressionniste, mais tout le rapproche de son scandale. Ce qu’il aime par-dessus tout, l’idée d’être un chercheur, un explorateur dans un monde s’ouvrant à une nouvelle vision.

Trois filles assises, 1879

Entre 1876 et 1879, il réalise de nombreux dessins dans les maisons closes. Ce qui l’intéresse, ce mélange subtil entre l’artificiel qui se donne et l’intimité n’appartenant qu’à soi. La prostitution n’a rien à voir avec le plaisir, l’univers du devoir, devoir plaire, devoir rassasier ses besoins et ses fantasmes. Une femme pour survivre s’enferme dans son corps, un homme assouvit un appétit lors même qu’il est marié avec des enfants. Rencontre de deux corps repliés sur eux-mêmes. Le monde du secret, du mime et de l’ambiguïté, à la fois le corps caché et montré, exalté et dénigré.

L’attente, 1877

À partir de 1874, il utilise la technique du monotype qui lui semble reproduire au mieux cette situation. Une plaque de cuivre couverte d’encre est dessinée sans égratigner la plaque ou, sur un fond clair, ajouter des lignes avec un pinceau, « un dessin fait d’encre grasse et imprimé. » Il passe sous presse l’épreuve sur un papier légèrement humide donnant une image unique, parfois deux, la deuxième étant fortement atténuée, il est possible d’ajouter du pastel. Une œuvre personnelle sans avoir à passer par un imprimeur. Ces images révèlent une cruauté d’abattoir, les êtres humains sont observés dans leur crudité, ils perdent leur identité au profit de leur seule fonction. Avant d’être artiste, Degas est entomologiste.

Le client sérieux, 1877

Le client sérieux, monotype de 1877, montre des corps de femmes gras montrant à quel point leur existence est sédentaire, voire figée. Une fille voyant l’homme hésiter dans son choix lui prend la main pour l’entraîner vers elle, il marque quelque réticence. Elles ont l’habitude, ça les fait glousser, lui, fier de son porte-monnaie se sait petit roi d’un soir, il veut en profiter, cela fait partie du jeu. Tout ce qui inspire une liberté de mœurs devient ici contrainte. Un sourire forcé, une main quémandeuse, un bourgeois faisant le difficile, peu convaincu du charme de la fille. Ce monde conventionnel répétant sans fin ses règles, Degas le fait chavirer. Il découvre l’expressionnisme. La révolte n’a de force que lorsqu’elle est remplie d’amour.

Fête de la patronne, 1877

La fête de la patronne, pastel sur monotype de 1877, un paradoxe, des esclaves fêtant leur tenancière. Une ancienne prostituée dirigeant d’une main de fer ses filles. Son luxe, rester habillée, son objectif, les faire travailler le plus possible tout en prenant soin d’elles, à quoi bon un corps usé ? Une femme grasse jubilante traitée comme une reine. Une fille tenant un bouquet de fleurs pose sa main sur sa tête, le sacre de la luxure. Dans ce siècle de bigoterie, le péché n’est même plus un souvenir, un ensorcellement. Des femmes entre elles. Des corps prisonniers, nulle échappatoire, une comédie que l’on mène à terme est un drame. À la fois un rêve et un cauchemar de femme, d’homme aussi par voie de conséquence. Ce corps qui les pousse à tenir un rôle, le tordre, le déchirer, l’éclater, le dépasser. La prison construit méthodique son évasion. Cela vaut bien une fête, en son cœur s’érige l’être haï et envié, des formes dissolues, des lignes brisées, un affaissement, une élévation, enfin.

Danseuse sur scène, Pastel, 1877

L’apesanteur, le monde de la danse, une fascination, des corps libres dont la seule loi devient leur légèreté. Suivre un danseur, c’est suivre la liberté. Mais avant de suivre les autres, on doit d’abord se suivre, pas une mince tâche. L’apprenti de sa vie, une vie est un apprentissage. La Danseuse sur scène, terminée en 1877, ne montre pas la perfection d’un corps, mais un corps qui se cherche, un corps imparfait, un corps qui bouge avec grâce, un corps gorgé de joie de vivre. De loin, les danseurs semblent voler, de près ils se sentent lourd et maladroits. La danse, un bonheur et un drame. Rarement un peintre comprend la douloureuse conscience d’un corps de danseuse. Il s’y complait, il touche de l’œil ce qu’il cherche.

Répétition sur la scène, 1874

Le corps ne se tord pas en tous sens, il se travaille, comme l’œil, il ne voit rien et s’enlise dans les méandres du réalisme. Il faut le frotter, le bouger, le secouer, le déboussoler, le sortir de sa trajectoire, tellement plus encore. Le corps comprend son impuissance, il l’appelle sa souffrance. En exultant son mal, il l’oublie, le dépasse, il entre petit à petit dans le ballet. Répétition sur la scène, pastel de 1874 (il en existe trois versions), une scène de contrastes saisissants. Deux hommes assis se laissent aller, un chef d’orchestre essaye de battre la mesure, entre les deux, deux danseuses s’opposent à la lourdeur des hommes affalés sur leur chaise, suivies de deux autres danseuses s’apprêtant au même mouvement. Six autres filles derrière le chef d’orchestre se préparent à leur envol. Rien de gracieux en elles, l’une se gratte le dos, l’autre baille, lasse ses ballerines, s’accoude au décor. Aussi agile que puisse être l’esprit, le corps au repos s’ennuie, il absorbe tout et, si, on ne parvient à le libérer, il nous entraîne dans sa chute inévitable.

Danseuse au repos, 1879

Le grand amoureux des corps trouve son exaltation et l’apothéose de son génie dans les nus. Degas y explose en offrant des images nouvelles, d’une authenticité déconcertante. « Mes femmes sont des gens simples, honnêtes, qui ne s’occupent de rien d’autre que de leur occupation physique… C’est comme si vous regardiez à travers le trou de la serrure. » L’accueil est grinçant, une œuvre « obscène », déroutante surtout, le corps devient un travail, une épreuve, l’enjeu d’une transformation vitale. À l’époque où les femmes sont enfermées dans des écorces, Degas soulève leur carapace. Tout ce qu’un corps artificiel renvoie est artificiel, tromper le corps, c’est tromper l’être dans sa totalité. Tout ce qui ne transforme pas ne peut être vrai. Les formes, les lignes et les couleurs se chevauchent pour fusionner. Le peintre ne mélange pas, il laisse les différents éléments se combattre et s’allier, il pose les contrastes qui trouvent leur vie et animent son œuvre.

Le tub, 1886

Le tub, pastel de 1886, l’anti-esthétisme, une plongée sur le corps d’une femme sous un angle que l’art n’avait jamais envisagé jusqu’à ce jour. Le corps accroupi est entier, mais il se termine par un rebord d’étagère où sont posés une cruche et un pot en cuivre évoquant les formes féminines alors que la verticale de l’étagère choquant les lignes arrondies oblige le regard à prendre du recul. Le corps nu, le corps vrai, la transformation visible devient la préoccupation majeure du peintre. Il réalise de nombreuses variations. Il cherche inlassablement comme si, à chaque fois, il prenait conscience de passer à côté de quelque chose. Plus le geste est banal et intime, plus il le fascine. Une multitude de gestes encombre la vue. Le geste essentiel est vital, il paraît anodin. Ce dernier geste qu’on ne peut enlever sans faire écrouler l’ensemble, c’est celui-là qui fonde la nature du corps. En regardant une de ses œuvres qu’il vient de vendre en 1912, Degas s’exclame : « je crois que celui qui a peint ce tableau n’est pas un imbécile, mais que celui qui l’a acheté à ce prix est un con. » La mine de plomb se transformant en or, l’artiste sait le travail, celui qui achète l’or ignore qu’il s’assoit sur un nuage d’inconsistance.

L’attente, 1882

Il y a le ciel, la terre, l’eau et le feu, rien ne souffle au hasard. Les sens à l’assaut des éléments, les éléments attisent les sens. L’attente, 1882, une femme en noir, une fille en blanc, une lumière gorgée de rouge feu, d’ocre terre, de blancheur aérienne, des touches de bleu rappelant que la terre ne peut exister sans eau. Un début, angoissée, la danseuse se replie sur elle-même avant de prendre son envol. La femme en noir le sait, quand le corps perce le ciel, les nuages pleurent de colère, elle est prête. En attendant, le bout du parapluie tapote d’impatience le sol. Une fin, le corps semble épuisé, la pluie est finie, l’eau dans la terre féconde, une fleur encore recroquevillée sort péniblement, aura-t-elle la force de s’élever ? Une angoisse, non pas le renouveau de la vie, son élévation. Un entracte, une scène immobile entre deux embrasements. Un cycle complet.

Tout renvoie à tout. Degas crée une fusion dans une masse bouillonnante d’effusion. L’image n’est rien sans son reflet, le reflet révèle l’image à son essence, son mouvement. Il déteste ce qui est rivé, une peinture clouée est repliée sur elle-même. Admiré, pleuré, avili, prié, un dieu n’en est pas un, imposture de la clarté. La lumière ne l’intéresse pas en elle-même, il veut l’effet qu’elle produit, son incessante rotation. Il n’existe pas une lumière, une abondance, tout devient jeu de lumière. Une quête sans fin. Au centre de tout, un corps, c’est en lui que se réalise l’évolution. Renoir comprend : « ce n’est qu’après cinquante ans que son œuvre est amplifiée et qu’il est réellement devenu Degas. »

Femmes se peignant, 1896

Degas travaille avec sa tête, il utilise sa mémoire prodigieuse, « une puissance plus grande, plus originale, plus personnelle que celle faite d’après nature. » Il exècre ce qui est définitif. Il se passionne pour la sculpture depuis toujours. « Le bronze est éternel, or mon plaisir à moi, c’est d’avoir toujours à recommencer » explique Degas à Ambroise Vollard, le marchand d’art. « C’est pour ma seule satisfaction que j’ai modelé en cire bêtes et gens non pour me délasser de la peinture ou du dessin, mais pour donner à mes peintures, à mes dessins, plus d’expression, plus d’ardeur et plus de vie. » Une escale avant de continuer son chemin.

Ce qui rend le quotidien supportable est l’expression qu’on lui donne. Degas ne peint jamais l’amour ni aucun sentiment. Il donne la démesure du vécu en révélant combien ce que nous prenons pour l’évidence ne l’est pas et nécessite une énergie exceptionnelle. Paul Valéry qui l’a fréquenté le décrit : « fidèle, étincelant, insupportable. Il répand l’esprit, la terreur, la gaité. Il perce, il mime, il prodigue les boutades… tous les traits de l’injustice la plus intelligente, de la passion la plus lucide. » Il n’a pas besoin de peindre l’amour, il est l’amour.

Femme nue se coiffant, 1888

Il ne peint pas la complexité, des figures de danse presque simples, accessibles, des chevaux au repos, des êtres vaquant aux banales occupations sans pose, des prostituées comme elles sont et non comme l’homme les imagine, il peint la vie, rien que la vie, sans fioriture. Derrière tous ces gestes et ces mimiques se cachent une énergie intérieure, celle qui anime tout ce qui nous entoure, celle qui fonde notre réalité au-delà de toute contingence. « Le véritable réaliste met chaque chose à sa place », à commencer par le spectateur. Un amour intense que le corps ne peut combler.

En jouant sur l’exceptionnel, l’exhibitionniste emmène le voyant dans un monde de flatteries. Flagorner est le travail d’un sous-fifre. L’ordinaire est fascinant quand on en révèle la puissance alchimique. La touche des plus grands, ils transmuent nos yeux nous emportant dans la valse des éléments. La divagation prend l’effet pour la fin, le passager pour l’arrêt, le temps pour la durée, le mouvement pour l’immobile, le visage pour la vérité de l’être, le corps pour son mensonge.

Deux danseuses, 1895

L’expression est un transit dans le grand flux de la vie, ce que l’on voit à l’arrêt est le mouvement lui-même, le travail d’un maître. Au premier abord, une eau dormante, au deuxième, du sable mouvant, une brise légère, une tempête de feu. L’arrêt est un confort, pas une réalité, un instantané, une dérision, une extériorité incomprise. La seule réalité méritant d’être vécue est intérieure. Tout le reste est la dorure d’un cadre dont on décore son être, l’avilissant sous un déluge de tromperies. Le réalisme est le dernier rempart de la peinture avant son effondrement.

La vie humaine est un effondrement permanent.

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