« Histoires » de Polybe

Par sa méthode rigoureuse, par l’objet de son étude, par son souci de rechercher les causes, Polybe, dans ses Histoires, se montre le digne héritier de Thucydide.

Polybe était un historien grec. Né à Mégalopolis, en Arcadie, en 208 av. J.-C., dans une famille aristocratique, il reçut une formation polyvalente en politique, stratégie et éloquence. Il combattit dans l’armée romaine contre le roi séleucide Antiochos III qui avait envahi la Grèce en 190-188. Suite à une révolte contre les Romains survenue en 170-169 et à laquelle il ne prit pas part, il fut toutefois déporté à Rome, pendant dix-sept ans. C’est à cette occasion qu’il observa les institutions romaines et visita la Gaule du sud ainsi que l’Espagne. Il commença à rédiger ses Histoires. Après avoir regagné la Grèce en 150, il voyagea sur les côtes atlantiques puis en Égypte, en Syrie et en Cilicie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un traité de tactique mais sa principale œuvre reste les quarante livres de ses Histoires. Polybe fut le troisième grand historien grec, après Hérodote et Thucydide [1], et le principal historien de la conquête romaine dont il fut le témoin privilégié et qui constitue le sujet des Histoires. Polybe s’éteignit en 126 av. J.-C.

La supériorité romaine selon Polybe

Les Histoires peuvent se décomposer en deux parties. La première fut rédigée à Rome et relate la conquête romaine de 220 à 168 avant notre ère et s’intéresse donc aux guerres puniques. La seconde partie est consacrée aux troubles survenus dans le monde gréco-romain de 168 à 146 et prend la forme d’un récit chronologique. L’objet du livre est la conquête romaine et l’étude des facteurs qui l’ont rendue possible. Comment se fait-il qu’une ville parmi d’autres a réussi étendre sa domination sur la Macédoine, la Grèce, une partie de l’Asie Mineure, l’Espagne, la Tunisie et la côte de l’actuelle Algérie ? Pour répondre à cette question, Polybe se consacre à l’« économie générale et globale des événements ». Il propose une explication multiforme à la conquête romaine.

Au début du livre, Polybe écrit : « Se pourrait-il qu’on soit assez borné, assez indifférent, pour refuser de s’intéresser à la question de savoir comment et grâce à quel gouvernement l’État romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée, et cela en moins de cinquante-trois ans. » Selon l’auteur, plusieurs explications peuvent rendre compte de ce phénomène. « Ce fut en partant d’une fort juste estimation de leurs possibilités qu’ils conçurent et exécutèrent leur projet de domination mondiale » écrit-il encore.

Polybe identifie deux causes importantes dans la réussite de Rome dans sa conquête. Une cause militaire et une cause politique.

La supériorité de la légion romaine sur la phalange grecque et sur les mercenaires de Carthage : « Les victoires des Carthaginois ne furent pas dues à la supériorité de leur armement ou de leur formation de combat, mais à l’habileté et à la perspicacité d’Hannibal… Quand les Romains eurent trouvé un général aussi capable qu’Hannibal, le résultat ne se fit pas attendre et la victoire leur revint. »

La phalange grecque, puis macédonienne, se caractérise par ses huit rangs de profondeur et son efficacité, notamment en terrain uni. Mais la légion romaine, elle, est formée de trois lignes successives doubles ou triples. Le premier rang regroupe les plus jeunes (hastati), le second est constitué des principes et le troisième des plus anciens (triarii). Ainsi, si l’ennemi parvient à enfoncer une ligne, il se retrouve confronté à des hommes de plus en plus expérimentés, et donc plus difficiles à battre.

L’héritier de Thucydide

L’autre facteur, très important, expliquant la supériorité de Rome réside dans sa Constitution, c’est-à-dire l’ensemble des institutions du pays. Elle est étudiée dans le livre VI. « Cette Constitution manifeste une efficacité irrésistible » écrit Polybe. Et cela parce que dans « toutes les situations critiques, un parfait concert s’établit entre les trois pouvoirs, si bien qu’on ne saurait trouver un meilleur système de gouvernement.

La Constitution est à la fois monarchique, aristocratique et démocratique. Les consuls sont de vrais monarques : ils ont autorité sur tous les magistrats. Le Sénat représente l’aristocratie. Il s’occupe des affaires extérieures et contrôle le Trésor. Enfin, le peuple élit les consuls et les magistrats. « Seul, il a autorité pour conférer des honneurs ou infliger des châtiments » écrit Polybe.

Selon lui, les Romains ont réalisé un régime idéal en créant une Constitution combinant les trois principes (monarchie, aristocratie, démocratie). Rome est supérieure à Sparte, qui elle aussi avait combiné les trois principes mais n’a pas pu faire face aux appétits de domination extérieure.

Polybe suit une méthode rigoureuse qui se traduit d’abord par un esprit critique développé. Il privilégie le témoignage direct. Il a assisté lui-même à plusieurs événements qui lui donnent ainsi une expérience riche en politique et en diplomatie. Il confronte également les témoignages des différentes personnes qu’il interroge. À Rome, de 167 à 150, il a rencontré plusieurs acteurs de la conquête. Il rejette en bloc les on-dit. Il pose des questions aux différents témoignages. Surtout, plus que Thucydide, il utilise de nombreux documents originaux : comme les historiens d’aujourd’hui, il va « à la source ». Au Tabalarium, les « archives officielles » romaines, il consulte des traités, des lettres, des décrets…

Ensuite, Polybe cherche à identifier les causes des événements, ce qui lui semble être la tâche primordiale de l’historien. Ainsi, sur les causes de la seconde guerre punique, il distingue : 1) la cause – aitia –, c’est-à-dire les projets et les décisions prises par les hommes ; 2) le prétexte – prophasis –, la raison invoquée pour justifier l’attaque contre Carthage ; 3) les débuts – arché –, les premiers actes de la guerre, en l’occurrence la prise de Sagonte par les Carthaginois. De cet intellectualisme historique découle la grande place qui est faite à l’action des grands personnages. Ceux-ci sont les principaux facteurs invoqués pour rendre compte des causes des événements. Ils conçoivent des plans qu’ils cherchent ensuite à mettre en application (conquêtes, guerres…) C’est donc le triomphe de la raison, de l’esprit de calcul des hommes politiques et des chefs militaires. Ainsi, Hannibal, lors de la deuxième guerre punique, se renseigne sur les Alpes pour son expédition avec ses éléphants : il planifie ses actes.

À l’image d’Hérodote [1], Polybe se consacre beaucoup à la géographie, à tel point qu’il se comporte comme un véritable géographe : il se livre à des descriptions des pays qu’il a traversés : la Grèce, Byzance, l’Italie, l’Espagne, la Gaule, l’Afrique du Nord… Il observe la forme triangulaire de la Sicile ; il se fait océanographe en étudiant le Pont-Euxin : il explique son envasement par les apports fluviaux et les courants des détroits par l’écoulement d’un trop-plein d’une mer grossie par les fleuves.

Polybe utilise aussi la méthode comparative : ainsi quand il compare les phalanges grecques et macédoniennes à la légion romaine ou lorsqu’il compare les institutions de Sparte et de Rome.

Mais Polybe est surtout l’héritier de Thucydide [2] : comme celui-ci, il cherche à déterminer les causes des événements ; comme lui, il consulte des documents officiels ; comme lui, il adopte une attitude critique vis-à-vis des témoignages ; et comme lui, il est un historien du temps présent.

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POLYBE, Histoires, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1970.

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Notes
[1] Cf. « Histoires » d’Hérodote.

[2] Cf. « La Guerre du Péloponnèse » de Thucydide.

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