122 – Pratiques nauséabondes (2/2)

La production intellectuelle mobilise certes le monde des idées, mais elle relève aussi, comme toute autre production, de l’univers marchand. Elle génère en conséquence les mêmes convoitises financières et attire le même type d’intermédiaires intéressés. #RescapesdelEspece

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Maurice G. Dantec

     Depuis les lointains rivages où je suis retiré, il m’arrive de suivre les péripéties parisiennes. J’avais repéré une note sur Kersan dans Wrath (1), un blog vénéneux signé Lise-Martin Jaillant qui ambitionne de « survivre dans le milieu hostile de l’édition » mais dont la colère (2) a tendance à tourner en rond et à se concentrer sur les truismes que sont les manuscrits de débutants laissés sans réponse personnalisée ou la difficulté de s’imposer dans le milieu et, par exemple, de publier son second roman après une première tentative décevante.

     Elle parlait d’un groupe canadien, Aircrash Cult, dont le parolier était Maurice Dantec. « Et le beau gosse qui chante avec l’accent “Frenchie patate chaude” est David Kersan », ajoutait Wrath en précisant qu’il s’agissait d’un « agent littéraire particulièrement véreux » et en renvoyant à un témoignage antérieur (3) : « J’avais contacté David Kersan (l’agent de Maurice Dantec) avant même d’envoyer mon premier roman à des éditeurs. Kersan m’a demandé de lui verser une somme immédiatement pour avoir la chance de profiter de ses services. Bien sûr, je n’ai pas donné suite… »

       Wrath en a remis une louche lorsque Dantec s’est décidé à rompre avec Kersan : « Cela fait des années que je dénonce les pratiques nauséabondes de David Kersan, “l’agent littéraire” de Maurice Dantec. L’écrivain est passé du statut de star littéraire publié chez Gallimard et Albin Michel, à un nobody aux ventes en chute libre (4). » Ainsi mes craintes étaient fondées et l’inéluctable s’était produit.

       Tard, trop tard, lorsque tout était consommé c’est-à-dire perdu, le rebelle Maurice Dantec s’était montré en accord avec son image médiatique. Il s’était dressé contre un « agent », devenu « éditeur », qui n’avait cessé de l’exploiter. Sa plainte pour abus frauduleux de l’état de faiblesse, tendant à faire annuler le contrat le liant à Ring, a échoué. Que les postulants à l’édition, de même que Wrath au demeurant, en tirent une leçon : mieux vaut s’adresser aux maisons ayant des références, en dépit de leur lourdeur et de leur absence d’audace supposées, que tenter l’aventure sur des marges souvent bourbeuses.

     Après son amnistie de 1951, lorsque Louis-Ferdinand Céline accordait des entretiens, revenait toujours dans son propos cette dimension financière (5). Elle enchaîne nombre d’écrivains, accomplis ou postulants. Les correspondances avec les éditeurs en témoignent. Céline disait avoir commencé à écrire pour s’acheter un appartement. Il justifiait ses prestations médiatiques par ses obligations à l’égard de Gallimard et le besoin qu’il avait de maintenir un niveau d’à-valoir lui permettant de survivre. J’ai retrouvé des propos analogues dans de nombreuses bouches, de Jules Roy à Jean-Edern Hallier.

      Au-delà d’une certaine similitude dans les mimiques de Céline et d’Hallier, il existait chez eux un même élitisme affiché, un même appétit proclamé pour le luxe. Un goût qu’ils justifiaient, l’un comme l’autre, par leur raffinement revendiqué. Un raffinement peu apparent dans leur aspect physique mais qui serait exprimé par leur style littéraire. Sauf que, si Céline était un tâcheron de la plume, souffrant seul dans sa lutte avec le papier, Hallier papillonnait dans les médias, ce qui ne lui laissait ni le temps ni la concentration indispensables pour édifier une œuvre. Les deux hommes toutefois, pour des raisons différentes, ont sacrifié leur confort et leurs biens, leur vie, aux combats qu’ils pensaient devoir mener. Ce que Céline appelait « payer pour son oeuvre » et qui constituait, à ses yeux, la seule marque d’authenticité en littérature.

     Lorsque j’avais annoncé à Maurice Dantec que nous ne travaillerions plus ensemble car j’avais décidé de prendre ma retraite, il m’avait regardé en silence. Puis, signe que nos échanges n’avaient pas été vains, il n’avait posé qu’une seule question : « C’est à cause de moi ? » J’avais répondu par la négative car je ne partais pas à cause de lui. Nous n’avons pas poussé la conversation plus avant.

       En revanche, s’il avait accepté de réviser ses textes comme je le lui demandais plutôt que de perdre son temps avec Kersan, je serais resté. À sa mort, après une crise cardiaque en juin 2016, j’ai refusé les invitations dans les médias qui m’étaient adressées. Je n’avais pas envie de raconter cette histoire. Je connais trop leur fonctionnement pour ne pas redouter les résultats du passage de ce genre de propos au travers de leur moulinette, surtout lorsqu’il ne s’agit, à leurs yeux, que d’une ponctuation dans l’actualité du jour.

        Pour certains témoignages, il me semble prudent de conserver la maîtrise. Sauf à faire montre d’une inconscience suicidaire, à la manière de François Hollande. Jamais, parmi les auteurs que j’ai côtoyés, je n’avais rencontré une telle richesse onirique. Il possédait un univers exceptionnel dans lequel j’adorais me perdre comme, durant mon adolescence, j’errais sur la planète rouge de Ray Bradbury (6) pendant que mes condisciples s’extasiaient devant le premier vol orbital humain effectué par le Russe Youri Gagarine. La matière première était là, il ne manquait que la sueur. Et la lucidité pour polir et repolir.

         « Hâtez-vous lentement et sans perdre courage,
            Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
            Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
            Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »

    Ces règles, nos maîtres nous les faisaient ânonner en nous dégoûtant pour longtemps de Nicolas Boileau et de son Art poétique. Il en allait de même pour La Fontaine et ses fables, sans nous laisser deviner la grivoiserie de ses contes. Qu’un auteur immergé dans un travail solitaire d’élaboration perde en lucidité, il n’y a là rien que de très normal. Nouer un dialogue complice, amical, afin d’aider dans la phase ultime à une mise au point incombe à l’éditeur.    

    Tous, il est vrai, ne se donnent pas le temps et les moyens de faire face à cet engagement.  Lorsque j’avais reçu le premier manuscrit (7) de Bernard Maris, je débutais dans cette fonction. Au fil de la lecture, dans la gangue je discernais le diamant. J’étais prêt à partir à sa quête. Des années plus tard, des décennies, en aurais-je encore eu l’énergie ? Je veux le penser mais je n’en suis pas assuré.

      Que ce soit vis-à-vis de Loana ou de Maurice Dantec, deux extrêmes du travail d’éditeur, il ne fallait pas faire montre d’une prescience exceptionnelle pour percevoir vers quels échecs ils se précipitaient. Je ne faisais preuve d’aucune lucidité particulière. Loana était la victime-née et mes homologues de chez Gallimard ne s’étaient séparés de Maurice Dantec qu’en constatant leur incapacité à obtenir ce qu’il était dans leur rôle de demander.

         L’éditeur ne peut s’arracher les tripes pour chaque auteur. Il effectue des choix, privilégie l’un et néglige l’autre. Cette sélection, en ce qui me concerne, n’était en rien rationnelle, elle ne relevait que de l’humain, c’est-à-dire du hasard de la rencontre. Je me console en pensant que le fait de n’avoir pas été suivi par l’une comme par l’autre a préservé une forme de confort personnel. À quelque chose malheur est bon !


Notes :

  1. 13 novembre 2008.
  2. Wrath signifie « colère », en anglais.
  3. 5 octobre 2007.
  4. 28 septembre 2012.
  5. Voir notamment son échange du 17 juillet 1957 avec Pierre Dumayet, pour l’émission Lectures pour tous, à l’occasion de la sortie D’un château l’autre. Il s’y compare à une chienne dirigeant l’attelage d’un traîneau glissant au-dessus d’une crevasse invisible. Par ses aboiements, elle tente d’alerter sur les dangers encourus. L’entretien de Céline, en 1958, avec André Parinaud, qui a été rédacteur en chef de l’hebdomadaire Arts de 1959 à 1967, est disponible sur https://www.facebook.com/pfisterthierry , la page Facebook qui accompagne et illustre ce blog. Michel Faucher a collaboré avec Parinaud lorsque celui-ci a relancé Galerie des arts en 1973. De 1977 à 1980, Michel a été chef de rubrique dans cette publication et, simultanément, commissaire général adjoint de la biennale des arts de la rue, dont la première manifestation s’est tenue en septembre 1978 sur le parvis de la Défense. André Parinaud avait fondé l’Académie des arts de la rue en 1976.
  6. Chroniques martiennes, trad. Henri Robillot, Denoël, 1954.
  7. Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions, op. cit.

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