Rencontre

Un jour, je rencontrai un homme dont je tairai le nom pour le moment. Il n’était pas de ce temps, ni de ce lieu. Je ne sais pourquoi, il m’inspira le silence et l’effacement. D’emblée, mon attitude m’apparut comme étrangère et tout à la fois très proche. Un véritable homme peut vous faire sentir cela. Il peut atteindre votre cœur et vous le faire tressauter ou bien battre plus fort. D’aucuns penseront qu’il s’agit d’Amour. Certes, et y aurait-il autre chose que l’Amour ? Mais, l’Amour, tout comme la mort, peut prendre plusieurs visages. A son invitation, je m’asseyais près de lui, avec une émotion ineffable, et quand il fermait les yeux, je le faisais aussi. Il m’enseigna par le silence. Il m’invita à respirer. Or, nous ne savons plus respirer. Oh ! nous le croyons, mais il n’en est rien. Cette respiration est subtile et délicate. Puissante et apaisante.

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Veiller les uns sur les autres

Elle parlait de sa voix douce qui emplissait la maison et s’adressait à chacune de ses filles avec l’attention grave des mères. Il suffisait d’entendre le ton posé et empreint de tendresse pour se sentir émerveillé. L’ainée l’écoutait précieusement et entrait dans le secret murmure de la voix. La mère plongeait au plus profond du cœur de l’enfant et celui-ci palpitait d’Amour. La benjamine regardait sa sœur avec non moins de tendresse. Chacune était reliée par un effet de présence et de sagesse. Quand les deux filles étaient seules, celles-ci veillaient l’une sur l’autre. Il existait une complicité toute de retenue et toute de respect. Nulle rivalité, nulle jalousie, nulle colère ne venaient rompre l’harmonie suave des sœurs, ni ternir leur relation. Elles se complétaient à merveille et le quotidien ancrait d’avantage leur lien. Il se tissait subtilement la plus grande et la plus parfaite des amitiés. L’unité s’était conçue par la présence maternelle, sa noblesse rayonnante, ses gestes concis et justes. La mère savait instiller la bienveillance en allumant dans le cœur de ses enfants la chaleur d’une lumière secrète. Elle savait transmettre la magie de l’instant, celle qui, mieux que des mots, trempait dans la sagesse primordiale et faisait surgir la beauté . Veillons les uns sur les autres afin d’unir nos efforts dans les épreuves et de répandre l’Amour au sein des bonnes œuvres. Le cœur de l’homme est si fragile... si prompt à se perdre.

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Peinture d’Ivan Olinsky (1878 – 1962)

Histoire de poissons

Je vous préviens : il s’agit d’une histoire vraie.

C’est très difficile de vivre dans un monde pareil.
C’est très difficile de rencontrer des êtres qui sont malades dans leur cœur.
C’est très difficile.
Pourtant, un jour, on rencontre un poisson.
Un poisson rencontre un autre poisson.
Si vous saviez ce que cela a d’émouvant.
Deux poissons qui n’ont pas le même âge.
Pourtant, le plus âgé regarde l’autre avec beaucoup d’attention.
Ils ont les mêmes caractéristiques.
Ils sont extrêmement sensibles.
Ils vivent dans un monde qui n’est qu’un bocal.
Pourtant, tous deux nagent dans des eaux libres.
Mais dans le bocal, il y a de drôles de créatures.
Parfois nous les voyons et parfois non.

Le plus jeune des poissons racontait une histoire. L’histoire de ses rencontres avec d’autres créatures. Il confiait à son ami qu’il s’amusait beaucoup en regardant les autres. S’amuser et apprendre. Le fait de considérer les choses sous un certain angle ne signifie pas se moquer. Ni mépriser. Observer c’est essayer de recevoir l’autre.
Le jeune poisson savait se défendre.
Le plus âgé d’entre eux ne savait pas.
Il écoutait l’exubérance du jeune poisson.
Lui aussi avait appris à voir les choses sous un certain angle.
Mais il avait d’abord appliquer son savoir sur lui-même.
Il avait surtout appris à ne pas se prendre au sérieux.

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I warn you: this is a true story.

It is very difficult to live in such a world.
It is very difficult to meet people who are sick in their hearts.
It is very difficult.
However, one day, we meet a fish.
A fish meets another fish.
If you only knew what’s so moving about it.
Two fish that are not the same age.
However, the oldest looks at the other with great attention.
They have the same characteristics.
They are extremely sensitive.
They live in a world that is just a jar.
Yet both swim in open waters.
But in the jar, there are strange creatures.
Sometimes we see them and sometimes not.

The youngest fish was telling a story. The story of his encounters with other creatures. He confided to his friend that he had a lot of fun watching others. Have fun and learn. Seeing things from a certain angle does not mean making fun. Nor despise. To observe is to try to receive the other.
The young fish knew how to defend itself.
The oldest of them didn’t know.
He was listening to the young fish’s exuberance.
He, too, had learned to see things from a certain angle.
But he had first to apply his knowledge to himself.
Above all, he had learned not to take himself seriously.

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Peinture de 平林 孝央(Hirabayashi Takahiro)

L’état

Ce dont je me souviens est un état. J’aurais pu être la lampe d’un chevet, ou une suspension au plafond, ou bien le chat ronronnant sur un coussin. L’état d’un livre, d’un objet posé sur un bureau. Ne me demandez pas d’être autre chose ! Je me souviens du regard de la flamme, du flottement du temps et du cœur qui bat. Je me souviens parfaitement de n’avoir rien été, d’avoir glissé à la faveur d’un rayon oblique du soleil sur la poussière d’une fenêtre, ou bien d’un balancement de branches. La singularité d’un atome vibrant comme une galaxie entière, le toit de chaume, perdu dans une campagne gauloise. Je me souviens d’avoir gémi dans les palabres d’un mur fissuré et d’avoir écouté les cliquetis de la 2 CV de Tatie. Je vois encore mon état neutralisé dans la baie d’un sureau, et l’œil du pompon d’un béret. Il fallut un peu plus de temps pour faire face au lion. Les yeux du lion, on ne peut les oublier. Ce dont je me souviens parfaitement c’est du regard droit et fier de la montagne, des ondulés de coquelicots et des bleuets sauvages dans les blés. Hop ! Le lapin se met à courir et je le suis au milieu des champs. Mais il disparaît si vite que mon état se suspend à la sueur de mon front. Je me souviens de cet étonnement, lors que levant le bras, je voyais le sang couler dans mes veines. Il était rouge comme un poisson dans le bocal. Aujourd’hui encore, il me souvient de l’état du fauteuil dans le salon et celui du tapis rouge dévalant le long couloir. Un jour, le souvenir passa devant un miroir qui refléta une adolescente aux longs cheveux acajou. Le geste qu’elle fit, tout en se coiffant fut surprenant. Il s’agissait d’un geste totalement décalé. Le regard se fit insistant et je me demandais si c’était moi. Mais, l’adolescente du miroir me lança un étrange regard et je devins deux. Était-ce encore un état ?

Mon ami

Mon ami me dit : Viens, asseyons-nous sous cet arbre et partageons notre repas. Je n’avais pas grand chose à lui présenter et m’en trouvai quelque peu attristée. Comme il avait été généreux tout ce temps avec moi, et j’avais pu m’apercevoir, Ô combien était grande sa bonté ! Malgré mes maladresses, mes erreurs, il avait toujours manifesté une patience inégalée, une attitude magnanime. Au moment où nous nous assîmes sous l’arbre magnifique, un chêne lumineux qui nous offrit une ombre douce et salutaire, alors que le soleil se trouvait à son zénith, je me sentis me liquéfier tant mon âme fût soudainement emplie d’une extrême pudeur. Celle-ci m’envahit et me fît même frissonner. Ma besace était vide, implacablement vide. Lui qui avait tout partagé, sans la moindre hésitation, lui qui m’avait couvert de son aile protectrice à maintes reprises et voici que je me trouvai dans le plus grand des dénuements. Je n’osais plus regarder mon ami. Je ne pouvais simplement plus lui faire face. Je venais de réaliser, par ses simples mots, que je lui étais redevable de tout, que j’avais profité largement de sa grandeur et cela sans jamais pouvoir donner quoi que ce fut en retour, hormis ma pauvre présence. Il me tapota sur l’épaule et me sourit. Avait-il saisi ma gène ? Il ouvrit son modeste sac de voyage et en sortit un morceau de pain à la croûte parfaitement dorée. Le chêne frémit et son feuillage sembla nous saluer. Je tenais le morceau de pain comme hébétée par tant de beauté. Était-ce de la gratitude ? De nouveau, mon ami me tapota sur l’épaule et sans un mot, nous savourâmes notre complicité silencieuse, cet havre de paix qui allait au-delà des mots, bien au-delà.

Fusion

Elle avait enfilé des talons hauts avec une superbe somme toute peu originale. N’avait-elle pas parcouru les rues enfiévrées de la capitale afin de trouver la paire hors pair ? Se hisser sur ses talons et marcher droit : telle avait été son ambition coutumière. Se hisser, s’élever. N’était-ce pas l’instant phare ? Traverser, sans chanceler, le couloir d’un somptueux hôtel, tenir un sac de luxe et porter des lunettes de soleil ? Elle aimait, en particulier, jouer les femmes insaisissables, les femmes qui traversent précisément les longs couloirs. Marcher sans regarder, les yeux fixés au-delà et voir. Les lèvres exsangues et pulpeuses, de longs cheveux flottants jusqu’aux hanches. Elle aimait le fait d’être anonyme au milieu d’une effervescence houleuse. Ne regarder ni à droite, ni à gauche.

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Raison et folie

Il n’aima pas devenir fou, car de cette folie, il voyait une entrave à la raison. Il regardait le godet, mais elle voyait une coupe. Le monde changeait, il s’y enfermait. Que lui fallait-il ? Pas grand-chose. Du moment qu’il pouvait de temps à autre s’occuper à quelque bricole. Il ne supportait pas la poésie. Il ne s’ouvrait pas à ce qui était autre. Il n’écoutait jamais la radio, ni ne perdait son temps devant la télévision. Il lui semblait qu’on lui volait ainsi sa vie. Il n’avait pas non plus une pratique très poussée du téléphone. Un balbutiement ici ou là. Des nouvelles à l’emporte-pièce. Quand il était adolescent, il avait vainement penché pour le parti communiste. Mais, au bout de quelques lectures de Marx, il s’en était royalement désintéressé. Depuis, il haussait les épaules quand on abordait avec lui des sujets politiques. Il s’était fait siennes les paroles de Platon. Personne ne lisait Platon. Personne ne lisait les grands métaphysiciens, les vrais philosophes. Il s’ennuyait à mourir quand il entendait les inepties des penseurs d’aujourd’hui. Il bâillait sans discontinuer face au mimétisme ambiant. Il trouvait ses contemporains très peu cultivés. Les académiciens, les théoriciens lui semblaient pompeux et sans consistance véritable. Il faisait une pichenette sur tout cela. Tout s’écroulait. Il se rendit compte qu’il n’aimait rien, que la vie était insipide. Quand il la rencontra, elle dansait avec les mains. Elle riait de ses airs taciturnes. Il ne comprit jamais pourquoi elle vint vers lui.

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La traversée

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Un petit homme était assis sur un banc, les paupières closes, le monde en lui, telle une fabuleuse légende retenue au plus profond de son cœur. Il se balançait et chantait en silence, compagnant ses amis. Ses épaules s’étaient voûtées avec le temps, son corps était semblable à celui d’un enfant et pourtant, il s’agissait d’un vieil homme aux cheveux blancs, aux mains ridées. Son gilet ouvert sur la poitrine, la tête baissée, il dévoilait ainsi la profondeur de son instant. Était-il devenu un balancier dont l’accord ne dépendait plus du monde environnant? Je l’observais de loin, cachée par un arbre et j’écoutais son silence. L’âge l’avait vêtu d’une parure de lumière, d’une sagesse incontestée. Son chant me submergeait et je suivais son balancement avec une joie que je ne maîtrisais pas. Il était mon père, mon frère, mon ancêtre. Il était mon fils, mon compagnon, mon être. Il renaissait à chacun de ses mouvements et son cœur semblait flotter au-dessus du monde entier, semblable à un tournoiement. Autour de lui, des hommes criaient, entraient en une étrange frénésie, mais lui, les yeux fermés, continuait de danser avec les épaules et son torse faisait des va-et-vient, accordé à son balancier intérieur.

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Tout ce temps

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Sur la place publique, il se tint bien droit et tapa énergiquement des mains. Il martelait aussi le sol de ses pieds fantasques, en cadence soutenue. Il acclamait ainsi la foule. Je le surpris plusieurs fois, alors que je marchais sans véritable but, mes pas affamés de vieilles ruelles, affamés de saltimbanques, d’êtres perdus, éperdus. Plus d’orgues de barbarie ! Les trottoirs formaient d’étranges arabesques. On aurait cru qu’il s’agissait de flaques de lait. Nous courions, mon père et moi pour attraper le métro, avant que l’immense portique vert ne se referme. Nous étions essoufflés, mais nous riions avec une joie peu contenue. Comme il se tenait sur cette place que nous traversions d’un bon pas parisien, je le regardai longtemps. Mes yeux s’accrochaient à son regard et je lui parlais silencieusement avec tout mon cœur, avec toute mon âme. Il était absent au monde et pourtant le haranguait avec force violences. Son être m’impressionnait. Que clamait-il au milieu de la foule ? Je ne saurais vous le dire. Il me semblait qu’il disait forcément des choses importantes, mais personne ne l’écoutait. Les passants fuyaient leur propre ombre. Ils s’évanouissaient sur les murs de vieilles bâtisses. Puis, alors que nous faisions une énième fois ce parcours, je me retrouvai face à lui, sans l’avoir vraiment prémédité. Alors, il cessa de parler. Il descendit de son estrade improvisée et se dirigea vers moi. Une joie incommensurable m’envahit. Paris disparut. Il ne resta plus que lui et moi. Nous nous tînmes ainsi un long et interminable moment, nous fixant des yeux. Toutes les frontières étaient abolies. L’espace d’un instant qui n’avait plus de nom, nous étions devenus simultanément un seul regard. Mon cœur chavira. Il finit par prononcer ces quelques mots : Tout ce temps et c’est à toi que je parle.

Le train

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La nouvelle se voulait nouvelle. Elle n’avait pas d’autre but que d’être l’agent libre qui allait converser sous une forme condensée. Elle se soupesait avec une mesure inexpliquée. Il s’agissait de trouver l’élément fondateur, sans pour autant tout divulguer. Elle savait qu’elle allait puiser dans les profondeurs incalculées d’une nouveauté. Poignante et resserrée, la nouvelle était à s’introspecter. Où trouver l’inspiration ? Où puiser l’encre sauvage et la dompter ? Où bâtir sa constance et où fonder son intransigeance ? Le narrateur pouvait être aussi bien une femme, un homme ou même une horloge – d’ailleurs, celle-ci s’est tue depuis ton départ. Le secret d’une élocution dépend de l’auteur et de son inspiration. Mais, il avait décidé de ne point devancer la nouvelle. Il la voulait totalement libre de son propre jugement, de son passé et même de son présent. Entre temps, il était à siroter un peu de café et respirait l’arôme d’un pur enchantement.

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