J’ai aimé marcher jusqu’aux recoins les plus reculés de l’âme, les pas de l’enchantement, la douceur de tout laisser, à l’image de Loth, sans se retourner, vivant le voyage de l’intériorité. Mais sais-tu ce qu’une seconde peut offrir au sein du périple ? J’ai aimé que les ruisseaux puisent à mes yeux la douceur d’une roche éclose. Les mains agissent, le corps se meut, mais jamais rien n’égalera l’effusion enfin réunis des deux mondes. Les murs parlent à la lueur de ton regard ; la petite araignée se plie à la faveur d’une rencontre ; l’oiseau de l’aube prononce un mot ou deux et te voilà à lui répondre. Certaines robes suspendues se transforment en gardiennes, et tu les vois te rendre ton regard. Le pinceau trace une arabesque et voilà que naissent des buissons.
Mon carnet 2
Il fallut beaucoup de temps
Il fallut le temps des gestes. Les longues promenades et l’adolescence comme florescence. Il fallut les gestes du temps, le regard rivé sur une prison gantée de blanc. Il fallut les mains sous l’eau, caressant les assiettes et les couverts. Il fallut le froid du matin et les draps au vent. Il fallut du temps avant de saisir le geste de l’amitié et la découverte étrange des bourgeons. Il fallut le temps du silence alors que les champs frémissent sous les premiers rayons du jour. Il fallut beaucoup de temps pour entrer dans le temps des gestes. Chacun renvoyait aux battements du cœur. Il fallut beaucoup de temps pour être en accord avec les gestes. Il fallut déployer les paumes et chérir leur nacre saisissant. Il fallut beaucoup de temps pour comprendre. Les soleils des saisons et les lunes à foison. La rondeur du temps, l’acuité des mots, le corps immobile, le regard baissé et la marche au sein des sons, l’ouverture d’une voie, le regard du cœur dans l’invisible mouvant.
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Peinture de George Henry Boughton
Souvenirs et réminiscence
Je me souviens du sein de ma mère, la chaleur de sa présence, ses bras comme une lumière, tendue de fils d’or et de soie. Je me souviens de son lait submergé par son cœur, des tendretés de sa diaphane sève pure et perlée. Je me souviens de la présence de la voix de mon père et des offrandes généreuses de sa joie et de sa sagesse. Je me souviens des nuits obscures et des yeux éveillés comme suspendus à l’intensité du mystère palpable, m’enveloppant malgré moi. Je me souviens de la rue qui venait, longeant le Paris silencieux, le Paris d’un autre monde, celui des amitiés d’un village en émoi. Je me souviens des veillées et de la fraternité innée, formant une unité nimbée de douceur inégalée. Je me souviens des feux du soleil ardent et de la paume ouverte au vent, de nos jeux à flanc de colline et des blés verts dansants. Je me souviens de ton propre souvenir, serti de mots que le cœur découvre avec extase. Je me souviens de ton souvenir aux creux du murmure des dunes alors qu’un zéphyr me parle encore de toi. Je me souviens quand, mue par un écho vibrant, je tourne la tête à droite et à gauche, mais la lueur intérieure est droit devant. Je me souviens du souvenir du souvenir et celui-là résonne au firmament d’une seule réalité et c’est là que je me souviens encore, sans oublier, sans séparer, sans heurter, simplement réminiscence et beauté.
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Peinture de Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865)
A Toi
Les pupilles respirant le feu intense de novembre et la nuit, dans les ruelles, rejoint une autre, les saisons nous pliant, parce que la femme a le cœur d’un univers entier, et comme les esquisses d’une main caressant le temps, et penses-tu que je sombrerais, alors que depuis longtemps la joie s’est gravée au diamant dur, sur la patine du cœur, que la solitude chante notre secret, et que nous avons volé dans les airs, au ciel d’une longue nuitée ? Vois-tu, nous volons, nous volons loin et haut, jamais rassasiée. Les bras tremblent hardiment de fouiller dans ce que je ne puis nommer, sachant que les oreilles auraient des soubresauts. Si je devais t’attendre, c’est que je t’ai toujours attendu, toi, le voleur, au détour des flammes du ciel. Mais, crois-tu que j’allais sombrer ? La lune a fait de moi sa confidente et je lui rends la pareille depuis longtemps. La solitude creuse un lit de ferveur et je m’y allonge volontiers, sans cesser, oubliant le reste. Il a avalé, depuis son apparition, l’ombre, ou bien est-ce avènement, au solstice d’hiver, quand les yeux sont devenus l’or d’une vision ? Le zénith de l’âme est une apogée et je sais que le sentier est, à la fois, la poésie des mots retrouvés, les senteurs de chaque instant, et veuille comprendre, oui, veuille comprendre, que la terre a la saveur d’une étreinte qui nous parle de la réalité et en cette argile, est le feu incréé, mais il est aussi, le suintement des paroles de l’Aimé.
Dessin de Frederico Infante
La chambre
Notre chambre avait des allures de mansarde et j’aimais la pénombre qui se faufilait dans certains recoins de la pièce. Il y faisait un peu plus froid que dans les autres parties de notre demeure. Certes, la pièce était la plus grande. Nous la partagions mes sœurs et moi. Il arrivait que nous nous disputions notre intimité, mais, nous avions appris, au cours des années, à entretenir une relation équilibrée, fantaisiste et pleine de tendresse. Nous nous aimions sans besoin de l’exprimer. Les gestes suffisaient amplement. De petites fleurs jaunes et ocres ruisselaient sur les murs. J’avais consacré un pan du mur à l’art. Je le renouvelais au gré des moments. Il s’agissait de créer une atmosphère, de donner à la chambre son style et d’exprimer les sentiments exaltés de notre sororité. Je peignais et m’adonnais à diverses expériences. J’avais alors tapisser le mur de portraits, de personnages inspirés par l’œuvre de Rembrandt. A mes seize ans, je fus prise d’une fascination par les personnages masculins et notamment ceux qui portaient une barbe bien patriarcale. Je peignais un rabbin, un pope orthodoxe… J’allais puiser dans mon imagination et leur donnais plusieurs sortes de couleurs et nuances (brune, verte, marron, bleu).
Dieu
J’avais quatorze ans. J’étais seule, totalement seule et ce malgré la vie effervescente de la famille. J’étais aux prises avec diverses choses, avec diverses interrogations, notamment au sujet de la perte de Dieu dans la société dans laquelle nous vivions. J’étais encore une petite fille et mes échappées dans la nature avaient fait de moi une sauvage. Mais, en vérité, j’étais sauvage en classe. J’étais sauvage avec mes camarades. J’étais sauvage avec les voisins. Ecorchée jusqu’aux genoux, je pédalais sur le chemin, à l’orée du bois, avec une énergie incontrôlable. L’Amour était partout, palpitant. Quelque chose se dilatait en moi et ce jusqu’aux larmes. Si je n’avais pas fait semblant d’être ceci ou cela, je n’aurais pas pu vivre dans ce monde. J’ai fait les gestes. Je ne les ai jamais dissociés de l’Amour. J’étudiais à l’école avec le front bas sur les manuels. J’étais à chaque fois dans ces états extatiques que je ne m’expliquais pas. Toujours cette dilatation qui semblait ouvrir mon corps. Si je n’avais pas fait semblant, je n’aurais pu passer les étapes mécaniques du monde. Année après année. Mais je n’ai pas fait taire la voix de Dieu en moi. En dépit de tout. Je suis Son enfant.
Force vive
Il nous arriva de traverser les flots, durant des tempêtes spectaculaires. Je montais sur le pont, goutant aux gouttes salées qui picotaient sauvagement mon visage. La force des vagues, leur éloquente violence imperturbable, nous donnaient à une force intérieure, rieuse et même exultante. Bien sûr que la mer faisait peur et se retrouver dans la vastité de la nuit noire et insondable était inquiétant. Tous les pires scénarios se profilaient. Pourtant, par delà la crainte, la puissance de la nature indomptable de l’eau me renvoyait à une absoluité glorieuse et saisissante. Je ne l’affrontais pas. Je ne me rebellais pas. Je la laissais me transmettre sa réalité, sa sagesse, sa nature. Je devenais une avec elle.
Engagement solennel (1)
Traversant ce monde, je ne serai pas une égoïste. Je ne penserai jamais à mon seul confort, à ma bohème bourgeoise. J’abhorre toutes formes d’expressions narcissiques, toutes sortes d’égocentrisme éhonté, tout conformisme aveugle. Il m’est impossible de concevoir cette vie comme l’exultation jouissive de ma personne. Jamais je ne me suis inscrite dans cette dimension de vie et jamais je ne m’engluerai dans celle des autres. Cela me semble abjecte, réducteur et inhumain. Je ne puis envisager le monde, l’existence, la manifestation de mon être comme une flambée nerveuse de mes projections. Jamais je ne cautionnerai les comportements aveugles d’un monde enclin, en permanence, à la consommation de l’être, autophagie amorcée comme une légale destruction de l’âme. Jamais je ne m’inscrirai dans l’insouciance effervescente du plaisir immédiat, de l’individualisme surdimensionné.
Forme et fond
Ecrire au son de la voix, la fragilité d’un instant de présence, aux cimes d’un timbre inconnu, et se laisser suspendre par le resserrement soudain d’une main ; puis se laisser étreindre par la légèreté d’un matin, car cette perception a reconnu la douce brise de la trame, lors que ce frémissement nous immobilise et qu’il retient de sa force extrême, notre cœur encore ébaubi. Il était, en un temps, quelque peu reculé, une jeune fille qui marchait au sein de la plus grande solitude, écorchée à vif par les murs implacables de l’inertie. Elle traçait sur les voiles du ciel, une ou deux phrases. Tout le monde ne peut être ainsi submergé par l’élan vital, et elle le savait. Cela semblait presque cruel. Cela était une déclaration de guerre, mais aussi un affranchissement après de longues batailles. S’extraire des nues de l’inertie : telle était son aspiration. On lui donnait, parfois, une hache, un lasso, un burin. Mais elle se contentait de les laisser tomber sur un sol semé d’herbes folles. Elle parcourait les champs de blé avec, souvent, un livre à la main. Était-ce l’ardent désir du bâton intime, celui qui n’existe que dans notre âme ? L’on était à se cogner partout. Pourtant, il devait bien exister une béance, une sorte de folie qui émerge depuis les entrailles de notre vie ? La brèche était palpable. Elle y mettait un doigt, tout comme Saint Thomas le fit sur la plaie de Jésus. Il avait touché et vu la réalité. L’on devenait, alors cette brèche et l’on s’y engouffrait sans remords. Traversant l’inévitable brisure, les ténèbres de la nuit, l’on se retrouve à l’autre bout. Il ne suffisait pas d’en parler, et les beaux parleurs, hélas, couraient le monde. Il fallait entrer dans la blessure. Mais, l’on n’y entre pas vraiment. Un jour, la blessure s’ouvre et l’on reste pantois devant cette immersion. Et lors que l’on en revient, l’on ne revient jamais comme avant. Je sais dit-elle au vent, au soleil, aux oiseaux, aux arbres, je le sais parfaitement que tout le monde n’entre pas dans ce monde-là. Il coûte bien trop cher. Il est le fond dans la forme. Il est le sacrifice inévitable de tout ce qui appartient à l’égo. Voici Totem et voici Tabou. Voici mon sang et voici ma chair. Voici la résurrection des quatre oiseaux d’Abraham de notre écartèlement.
Lignée
Nous n’avons pas aimé l’intrusion systématique des violences répétées d’un monde qui condamnait la délicatesse d’une démarche et nous n’avons pas aimé de voir si peu d’Amour. Les uns et les autres ont considéré que le corps n’était pas un Temple, et chaque jour, sans voir en lui, leur frère, leur sœur, leur mère, leur père, ils ont commis des viols collectifs, des incestes, des fratricides, des génocides par leurs yeux dépravés, par le vol illégitime des corps, outrance manifeste au nom de la liberté. Je n’ai pas aimé cette liberté, moi qui a vu en l’autre la dignité de l’être, la beauté de son âme, l’origine de sa présence. Je n’ai pas aimé la haine de certains devant la pureté d’un velours, les soieries des parures, le respect des alcôves. Non ! Je n’ai pas aimé cette brisure constante, ces pillages et ces débordements, à la fois narcissiques, pervers, immatures. Je n’ai pas aimé les tartuferies de la liberté, ni de la contre-tradition. Je n’ai pas aimé que l’on jette ma sœur en pâture aux loups, que l’on abuse de son secret féminin, de sa puissance élévatrice et qu’on en fit le siège de la luxure et du vice. Il me souvient des légèretés et des petits pas dans les jardins où l’on savait savourer la poésie d’un clignement royal de paupière et que l’on y lisait la profondeur du langage du Sacré. Et j’aime ces mots cachés sur les lèvres du cœur, et les intimes confidences des âmes. J’aime que le corps ne soit pas une marchandise, mais le Temple de la Vision pure. Les acharnements impitoyables pour faire de la chair la luxure d’une déviance sont simplement une orgie sans nom, une démonie macabre et je ne suis pas prude pour autant, mais, aujourd’hui, qu’on le sache, les hommes et les femmes vont parler. Ils vont retrouver le secret merveilleux de leur lignée. Ils vont réapprendre à devenir le Temple sacré.