Jenny

Sigrid Undset

Jenny

Traductrice : Marthe Metzger

Editions Cambourakis – 2022

(Première édition : Stock – 1940)

Après quelques échecs de lecture cet été, j’ai enfin retrouvé l’émerveillement avec Jenny, de Sigrid Undset.

La romancière norvégienne (prix Nobel de littérature 1928) dresse un portrait passionné de la société artistique des dernières années du XIXe siècle. Des femmes et des hommes, peintres scandinaves pour la plupart, voyagent en Europe pour trouver l’inspiration et parfaire leur technique. Ce sont surtout les femmes qui intéressent Sigrid Undset. Deux en particulier, Francesca et Jenny. Elles sont jeunes et belles, elles sont célibataires, elles résistent aux avances masculines. Elles vont pourtant céder à la pression, chacune à sa manière. Le lecteur va cheminer avec elles dans leur recherche d’absolu, sur le fil du don de soi et du désenchantement.

Jenny est un concentré de passions et de sensualité. Pas telles que les hommes l’attendent des femmes, mais telles que les femmes peuvent les ressentir indépendamment d’eux ou à cause d’eux. Qu’est-ce qui rend la femme libre ? Qu’est-ce qui lui dicte émoi, extase, plaisir ? Une femme peut-elle exister sans référence masculine ? L’art ne doit-il être que divertissement pour elle ? Bien que Sigrid Undset soit connue pour son militantisme conservateur (elle considère que la place des femmes est au foyer, auprès de la famille), Jenny est un roman féministe extraordinaire, bouleversant de profondeur et de justesse. Il a suscité scandale et opprobre à sa parution.

Cent ans plus tard, la société européenne n’a pas encore clos le sujet. Jenny est un roman éminemment intemporel. Et un bijou littéraire.

Un immense merci aux éditions Cambourakis pour cette réédition.

=> Quelques mots sur l’autrice, Sigrid Undset

Au printemps des monstres

 Philippe Jaenada

Au printemps des monstres

Editions Julliard, 2021

L’affaire Lucien Léger, tout le monde la connait (enfin bon, moi je ne la connaissais pas, mais je ne m’intéresse pas aux faits divers, alors je ne compte pas). Pour faire simple (mais avec Philippe Jaenada, rien n’est jamais simple), un petit garçon, Luc Taron, est retrouvé assassiné dans un bois de la région parisienne, au printemps 1964. Dès le lendemain et pendant quarante jours, un homme enverra des dizaines de lettres anonymes sordides au sujet du meurtre. Il commet la bêtise qui permettra à la police de le retrouver, il avouera, il sera condamné à perpétuité. Il reviendra sur ses aveux pendant son procès, tentera de le faire réviser tout au long de son incarcération qui durera quarante ans. L’histoire d’un meurtrier fou, affabulateur, immonde.

Fin de l’histoire ? Non, bien sûr. Lorsque Philippe Jaenada s’empare d’un fait divers, c’est pour détricoter les évidences, fouiller dans le passé des protagonistes, creuser là où la justice n’a pas jugé nécessaire de mettre le nez. Ainsi a-t-il fait dans ses romans précédents (Sulak, Julliard 2013, La Petite Femelle, Julliard 2016, La Serpe, Julliard 2017), ainsi poursuit-il dans Au printemps des monstres, ainsi poursuivra-t-il longtemps, je l’espère, tant il excelle dans ce type de narration.

Car ce roman est brillant et le style goguenard de Philippe Jaenada, mi-parlé mi-soutenu, y est pour quelque chose. L’auteur exprime l’indicible avec sarcasme (j’ai ri aux larmes, non-stop ou presque pendant les 200 premières pages, à saouler les membres de ma famille à force de leur lire des extraits, pourtant que leur contenu est douloureux, sordide, atroce !), puis bascule dans le sérieux, il affirme, il ne joue plus, il lance l’inspecteur Jaenada aux trousses des fantômes du passé. Cinquante-six ans après les faits, tous les protagonistes sont morts, sauf la mère de Luc. Il les ressuscite, dénonce les ordures (il n’y en a pas qu’une) et dore le blason de ceux qui le méritent (très peu), suggère d’autres dimensions au meurtre de P’tit Luc. Chaque personnage est un héros à lui tout seul. Les secrets honteux se multiplient. La grande histoire rejoint la petite. Le justicier Jaenada transforme un fait divers glauque au coupable incontesté en un roman de société aux contours bien tracés (1930-1970 plus ou moins, je tente de ne pas trop spoiler). Il se révolte tant contre les manquements de la justice que moi, l’hypersensible, j’ai vibré, vomi et pleuré pendant ma lecture comme j’imagine qu’il l’a fait dans les salles d’archives où il passé des milliers de documents au peigne fin durant les quatre années qu’a duré son enquête minutieuse.

Un roman brillant, je vous dis. Comme à son habitude, Philippe Jaenada y insère quelques anecdotes personnelles. Il y mêle certains personnages de ses livres précédents, arrive même à faire le lien avec Patrick Modiano et ses écrits. Certes, il brode, il imagine, il suppose. Sa base est solide, mais les liens de cause à effet qu’il suggère invérifiables.

Luc Taron, onze ans pour l’éternité. Le petit garçon a passé ses dernières heures en compagnie d’un assassin au visage et au mobile plus que flous. Lui seul aurait pu pointer son meurtrier du doigt pour aider Philippe Jaenada à couper les innombrables tentacules de cette histoire. Pauvre innocent, jouet de la perversion, peut-être aussi d’enjeux dépassant largement son vocabulaire. Nous ne saurons jamais.

=> Quelques mots sur l’auteur Philippe Jaenada

Bienvenu en France, Monsieur Hassani !

Il a tenu bon. Il s’est accroché comme on le lui a recommandé, le gilet de sauvetage serré autour de sa taille.
Lorsque le bleu étoilé de l’Europe Sauvetage, bien reconnaissable, a scintillé à l’horizon, avec ses camarades il a crié haut et fort en levant un bras. Un bruit de sirène leur a répondu et le paquebot a amorcé une rotation vers eux.

Après la douche, le premier repas et l’inspection médicale, on leur a demandé leur nationalité, leur identité, leurs compétences linguistiques et professionnelles ainsi que leurs trois vœux prioritaires en matière d’émigration. Parce qu’il a appris quelques mots de français, Monsieur Hassani a choisi la France ou la Belgique. Il a reçu la réponse quelques heures plus tard : ce serait la France, après un transfert par Lampedusa.
Au Service de l’Immigration, Monsieur Hassani est orienté vers le bureau G. Une femme et un homme l’invitent à s’asseoir. Ils s’appellent Leïla et Élie ; ils sont responsables de son accompagnement. Bilingues français-arabe tous les deux, ils lui expliquent le cadre de leur mission.

Depuis la loi n° 2022-133 du 7 décembre 2022 portant sur les Circuits courts, la France a dressé une carte détaillée de ses forces et de ses faiblesses économiques. Tous les secteurs d’activité ont été passés en revue. Quelles en sont les implantations européennes ? Les compétences requises ? Les matières premières indispensables ? En parallèle, les caractéristiques démographiques de la France ont été relevées. Quels départements sont en déséquilibre socio-économique ? Dans quel sens et pour quels métiers ? Des algorithmes ont été construits par un comité transprofessionnel regroupant universitaires, économistes, industriels, conseillers au travail, citoyens et maires pour compiler les données. Un maximum de critères ont été pris en compte, parmi lesquels le tissu industriel existant, la main-d’œuvre disponible et requise, le savoir-faire français, la neutralité carbone. Ces points de départ ont conduit à prioriser un certain nombre de secteurs d’activité.

« Des productions de première nécessité élaborées selon des impératifs écologiques et respectant l’épanouissement personnel et professionnel de chacun. »
Voilà comment le texte de loi résume ses objectifs. Il bouleverse le modèle socio-économique de la France, déplaçant les priorités à égale importance entre les critères économiques, environnementaux et sociétaux. Tous les organes institutionnels ont été formés à la mesure des ambitions gouvernementales.

Les productions de première nécessité sont choisies selon des critères médicaux, socioculturels, scientifiques et économiques. Dans chacun de ces secteurs d’activité, trois pôles de priorité sont dressés, pour lesquels la connaissance, le savoir-faire et la production doivent exister en France ou, à défaut, en Europe.
Le secteur de l’alimentation est traité à part : sont considérés comme prioritaires tout aliment et toute boisson, dès lors que leur production peut être garantie comme étant 100 % française.

Les impératifs écologiques sont estimés selon un index de neutralité carbone, l’INC. Les produits d’un même pôle de priorité sont classés par catégories. Chaque catégorie évalue tous les deux ans son propre point de référence en neutralité carbone, sur la base des conditions de fabrication et du coût énergétique d’utilisation. Des taxes à la fabrication et à la consommation sont calculées en pourcentage de dépassement de l’INC. Elles servent à payer les formations et les projets de recherche visant à remplacer les énergies fossiles et les terres rares, ainsi que l’implantation du tissu industriel dans les zones économiquement désertes. Par ailleurs, une bourse est allouée à l’entreprise dont la neutralité carbone constitue le point de référence pour les deux années à venir.

L’épanouissement personnel et professionnel de chacun est compatible avec la nouvelle organisation socio-économique du pays. Une révolution managériale s’opère au sein des entreprises, avec la promotion des emplois à mi-temps à tous les postes, y compris les postes d’encadrement. Chaque salarié peut ainsi choisir entre un temps partiel et un temps plein, lors de son embauche et tout au long de sa carrière professionnelle. Avoir l’assurance de pouvoir satisfaire, ponctuellement ou dans la durée, ses aspirations d’ordre privé est une garantie de motivation et d’efficacité au travail. Le revenu universel offre à chacun un complément de ressources qu’il peut utiliser pour ses loisirs, pour se former ou pour tout autre usage qu’il saurait lui trouver.

Monsieur Hassani, fraîchement débarqué en France après son dangereux périple en mer, se voit expliquer sommairement les grands axes de la loi. Puis, après prise en compte de son âge et de ses compétences professionnelles, ses conseillers du bureau G lui soumettent trois propositions : le bassin lorrain est en pénurie de main-d’œuvre dans une usine textile qui vient d’ouvrir ; du côté de Troyes, plusieurs fermes en permaculture sont en projet, le maire envisage une centaine de recrutements dans le mois ; une entreprise basée dans le Doubs, convertie en fabrication de vélos électriques à longue autonomie, a besoin à la fois de personnel qualifié et non qualifié. Quel que soit son choix, un logement sera fourni à Monsieur Hassani. Il sera mis en contact avec un référent, personne volontaire pour faciliter son intégration.

Monsieur Hassani a toujours rêvé de découvrir le monde. La ferme familiale ne l’a pas permis. La faim et la soif, puissants motivateurs, l’ont conduit à quitter son village le jour où le maigre grenier à grains a brûlé. Monsieur Hassani, philosophe à ses moments perdus, n’a pu s’empêcher d’apprécier alors la force des contraintes qui l’ont obligé à réaliser son rêve.
Monsieur Hassani a la carte de France sur l’écran devant lui. Au-dessus de la Moselle, de l’Aube et du Doubs, une étoile bleu clair dans laquelle défilent quelques photos du paysage local. Textile, agriculture ou cycles ? Il pointe son doigt sur le Doubs et sa fabrication de vélos.

Texte repris par Chronique du jour d’après le 15 mai 2020

Dans la peau d’un intouchable

Marc Boulet

Dans la peau d’un intouchable

Editions du Seuil – 1994

 

Marc Boulet négocie un contrat avec son éditeur pour pouvoir endosser pendant quelques semaines les habits et la vie peu enviable d’un mendiant intouchable à Bénarès, ville sainte au bord du Gange. Son objectif ? Ecrire un livre sur la condition d’un quart de la civilisation indienne, les sous-hommes, que les autres qualifient de sales, mangeurs de porc et buveurs d’alcool. Ce n’est pas la première fois qu’il tente un exercice de ce type, puisque quatre années auparavant, il avait déjà effectué l’exercice dans la peau d’un Chinois (Editions Bernard Barrault, 1988).

Il n’est pas non plus le premier à procéder à une métamorphose complète afin d’étudier une société de l’intérieur. Je peux citer, comme deux romans de notoriété certaine, Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (Editions de l’Olivier, 2010) et, parmi les premiers du genre à ma connaissance, Dans la peau d’un noir de John Howard Griffin (Gallimard, 1976). L’exercice est donc classique et court le danger de juger une population avec un regard extérieur – but de l’opération, peut-être, mais biais sociologique.

Et de fait. La première moitié du livre m’a tellement fatiguée que j’ai été prête à abandonner. Le style journalistique est trop descriptif et l’autour utilise parfois des mots inappropriés. Marc Boulet décrit la dure vie des intouchables selon des critères essentiellement matériels (ils sont sales, ils dorment dans la crasse, ils se font battre par la police, ils mangent à peine…). Ce n’est pas inintéressant mais terriblement voyeur. Au bout de quelques nuits passées sur le parvis de la gare et quelques kilos en moins, sa manière de raconter bascule dans la complainte. Marc Boulet ne décrit plus les intouchables, il décrit ce que ressent un Français qui se travestit en Indien intouchable. Nuance ! C’est en accord avec le titre du livre, d’accord. Mais lorsqu’il évoque la dépression de Marc Boulet, l’ennui de Marc Boulet, l’envie d’alcool de Marc Boulet et les courtes pauses de Marc Boulet entre deux périodes de mendicité (avec douche, repas consistant et sieste au creux des doux bras de sa femme), il ne décrit plus la condition de vie d’un intouchable ; il décrit ce que peut ressentir un nanti qui sombre dans la déchéance. C’est toujours intéressant, mais toujours superficiel. Car la soumission à laquelle notre faux intouchable doit se plier devant l’autorité, les brahmanes ou les autres membres de castes de touchables, révulse en lui l’homme civilisé. Un intouchable de naissance a-t-il la capacité de réagir ? Toutes les études sur la servitude humaine et le maintien volontaire de certaines classes de la population dans des conditions de grande pauvreté le prouvent : les trop pauvres, même s’ils sont des millions, n’ont pas la force de se révolter. Ils ne sont pas dangereux.

J’ai donc failli lâcher le livre mais j’ai persévéré et j’ai bien fait. Petit à petit, le journaliste élève le débat. Il garde le ton de la révolte, mais ce n’est plus à sa propre condition qu’il la consacre mais à celle de son sujet d’étude, enfin. Il part des intouchables pour évoquer les droits de l’homme, mais surtout, et là ça devient passionnant, l’hindouisme, les humanistes de l’Inde (Gandhi et Ambedkar). Il évoque leurs incohérences, les aberrations d’un système modelé sur la sagesse qui traite un quart de sa population pire que des chiens écrasés, qui vénère les vaches et leur donne des déchets à manger, qui est végétarien mais qui laisse crever les poissons dans l’eau polluée des fleuves. Etc, etc, etc.

Un extrait intéressant :

En 1931, après sa première rencontre avec Ambedkar, Gandhi s’étonna qu’Ambedkar soit un enfant de Dieu [un intouchable, ndr] et non un brahmane ému par l’intouchabilité. Comme si les intouchables étaient incapables d’engendrer leur leader. En 1936, Ambedkar flirta avec le sikhisme en conseillant aux intouchables de se convertir à cette religion égalitaire. Gandhi, moqueur et inquiet que l’hindouisme perde vingt pour cent de ses fidèles, s’interrogea sur la question de savoir si les intouchables pouvaient distinguer les mérites entre les différentes religions « plus qu’une vache » (sic).

Un autre :

L’absence de droits de l’homme nait du castéisme et donc de l’hindouisme. Un système social d’hommes et de sous-hommes qui empoisonne l’Inde sous couverture de la religion, de Dieu. Les Occidentaux n’y voient que du feu. Ils combattent à juste titre le racisme et l’antisémitisme dans le monde, mais ils posent un regard indulgent sur le castéisme et considèrent qu’il appartient au patrimoine culturel indien, tel le Taj Mahal. […] Cette excuse culturelle du castéisme m’horripile. On pourrait pardonner de même l’antisémitisme en racontant que ça fait partie du patrimoine européen. On peut toujours tout justifier. Cela suffit !

Qu’en est-il des conditions de vie des intouchables, depuis la sortie du livre il y a vingt-cinq ans ? Le sujet a évidemment aiguisé ma curiosité. Hélas, rien n’a vraiment changé. Les castes restent une réalité de l’Inde contemporaine. D’après Wikipedia que je cite, la National Sample Survey Organisation atteste de la persistance des inégalités de castes dans l’Inde contemporaine. Les basses castes sont sur-représentées dans les catégories les plus pauvres. Dans les campagnes, elles représentent 83 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté alors qu’elles ne sont que 69 % de la population rurale totale. Le différentiel est encore plus grand en ville, où ces chiffres s’établissent à 67 et 48 % respectivement. Et le journaliste Marc Boulet insiste bien sur une des conséquences de ces inégalités : malgré les lois, la police indienne (les « chiens kakis ») peut tabasser à mort un intouchable sur simple accusation d’un membre d’une classe plus élevée. Les badauds qui se regroupent et se régalent du spectacle de rue n’interviennent jamais, de peur de subir le même sort. La soumission est de mise. Il est vraisemblable que la culture de castes ne disparaisse jamais. Pour que la violence institutionnelle disparaisse, en cela Marc Boulet est formel, il faudrait supprimer l’hindouisme. Tout simplement.

=> Quelques mots sur l’auteur Marc Boulet

Frontaliers pendulaires, les ouvriers du temps

Maryse Vuillermet

Frontaliers pendulaires, les ouvriers du temps

La rumeur libre – 2016

 

L’Eldorado est un mythe. Un lieu inaccessible. Un rêve de réussite ou de fortune ; les évolutions du langage et des ambitions individuelles y intègrent une multitude d’autres désirs, aujourd’hui. Mais seulement un rêve.

Comment le définit Maryse Vuillermet ?

On vous a dit que la Suisse, c’est l’Eldorado, la terre promise, mais ça n’a rien à voir, l’Eldorado, ça suppose un grand voyage, tout quitter, tout laisser, le saut dans l’inconnu, le bagage minimum, la peur au ventre, comme le grand-père, un balluchon, à pied dans la neige, vous, l’Eldorado, il est juste de l’autre côté, au pied de la montagne. Vous y allez en voiture, et le soir vous êtes à nouveau dans votre lit, votre maison, votre village.

Vous l’avez peut-être compris à travers cette définition et le titre de l’ouvrage, Frontaliers pendulaires, les ouvriers du temps est un essai documentaire sur les travailleurs qui habitent en France et travaillent en Suisse. Le matin en France, la journée en Suisse, le soir de retour chez eux. Oh, ils ne mettent pas plus de temps que nombre d’autres salariés pour se rendre au turbin. Trois-quarts d’heure, pour certains, pas plus. Ils ont même le temps d’aller chercher les enfants chez la nounou. Et ils gagnent plein d’argent. Ils mettent des sous de côté pour une maison plus grande, pour les études des enfants, pour leur retraite.

C’est donc bien d’un Eldorado, qu’il s’agit. Mais le microscope de Maryse Vuillermet montre aussi l’envers du décor. L’engrenage, l’Audi dans laquelle il faut investir et l’augmentation du niveau de vie qui empêche tout retour en arrière. La perte de repère ici et le racisme là-bas, à l’égard des frontaliers. L’impossibilité de faire autrement, car de notre côté des montagnes, Jura ou Alpes, il n’y a pas de travail.

Ici, là-bas. Matin, soir. Tic, tac. Qui connait un peu le tissu économique suisse sait sans doute que de l’autre côté de la frontière, l’industrie de la montre de luxe est florissante. Ça n’a pas toujours été le cas, mais c’est la manne des ouvriers frontaliers d’aujourd’hui. Pas que des horlogers, d’ailleurs : autour de cette industrie de luxe gravitent les activités connexes indispensables : écoles privées, chantiers de construction… Des enseignants comme Betty, des super-assistantes administratives comme Sarah ou des conducteurs de travaux hyperspécialisés comme Bastien profitent aussi du système. Mais il y a aussi Marie, qui assemble à la chaîne des montres de 500 à 600 euros pièce. Ou Philippe, le grand Philippe, qui travaille parfois une année entière sur une seule montre, pour le compte d’un émir du Qatar ou d’une star de Hollywood.

Fin mai, Philippe est à son établi, dans l’atelier des horlogers, beau soleil dehors, la montagne commence à devenir vert fluo, vert vif, vert éclatant, les vaches sont ressorties, leurs grosses cloches calmes l’ont aidé à terminer, les derniers réglages sont les plus délicats, il sue, il a passé des journées entières à régler les aiguilles, mais c’est fini, il attend son client, il va venir, on va le lui présenter. Le client d’une Grande Complication veut voir l’horloger, il veut voir ses mains et ses yeux, c’est un Japonais, il est collectionneur, il a déjà plusieurs montres de chez LeCoultre et deux de chez Dufour.

L’ingénieure en moi s’est régalée aux descriptifs narratifs des conditions de travail de chacun des Français frontaliers dont Maryse Vuillermet se veut la gardienne des mots. De la salle des professeurs d’une froideur aseptisée à l’atelier d’horlogerie aux complexités sans nom, cette Jurassienne professeur de lettres a tout retranscrit, avec une précision de vocabulaire qui laisse deviner les subtils arcanes des différents métiers qu’elle décrit.

Ce récit est une merveille. La poésie des mots se marie parfaitement avec le tiraillement des travailleurs (d’un côté à l’autre de la frontière) et le cliquetis des aiguilles (pas de quartz, s’il vous plait, la Suisse est le pays des traditions). Dans Qui se souvient des hommes (Robert Laffont, 1986), Jean Raspail rythmait déjà son texte au gré des premiers nés de chaque génération Alakaluf de Terre de feu. Lafko, Taw, Lafko, Taw. Maryse Vuillermet utilise le même procédé pour évoquer une journée type de ces travailleurs, les yeux rivés sur les différentes horloges, de celle qui leur donne le top départ de la journée à celle qui, dans le sens retour, les fera retrouver leur famille et leur routine française, en passant par celle qu’ils assemblent et qui remplit leur porte-monnaie. Tic, tac, tic, tac. La vie des frontaliers n’est pas plus paisible que celle des Alakalufs après la découverte par Magellan du détroit qui porte son nom. L’autrice le souligne, à travers les difficultés sociales, familiales et professionnelles que traversent ces femmes et ces hommes dont elle dresse un portrait admirable. L’Eldorado est un piège terrible, presque une malédiction.

Vous l’avez compris, je me suis régalée avec ce récit. Je ne regarderai plus jamais passer les voitures, à l’occasion de mes week-ends jurassiens, avec des yeux indifférents.

=> Quelques mots sur l’autrice Maryse Vuillermet

La pension de la Via Saffi

Valerio Varesi

Traduction de l’italien : Florence Rigolet

La pension de la Via Saffi

Agullo Noir – 2017

 

 

Le commissaire Soneri, brisé par le décès de sa femme dans la fleur de l’âge bien des années plus tôt, travaille à Parme, ville où s’est déroulée sa jeunesse. Le meurtre d’une vieille logeuse qu’il a connue par le passé l’oblige à s’immerger, en parallèle à l’enquête, dans les tréfonds de son histoire personnelle. Ce qu’il y découvre le remplit d’amertume, lui qui n’a jamais pu faire le deuil de son épouse.

Il vaudrait mieux appeler le commissaire de son titre italien, il dottore Soneri, tant le roman est imprégné de culture parmesane. La place de la religion dans l’intrigue (qui n’a rien d’une apologie du christianisme, précisons-le), est saisissante. Saviez-vous qu’à Parme, encore aujourd’hui, on mange maigre les jours qui précèdent Noël ? Même le 24 décembre au soir ? Que dans les églises, le confessionnel est encore essentiel dans la vie des citoyens, même agnostiques ? Loin de l’effet carte postale, c’est dans une ville repliée sur elle-même et les montagnes qui l’entourent que l’écrivain a choisi de placer ses héros.

Une atmosphère très particulière se dégage donc de ce roman, le premier que je lis des enquêtes du commissaire Soneri et de l’auteur lui-même. Le policier, solitaire, travaille essentiellement de nuit. L’histoire se passe en décembre, dans une ville focalisée sur les derniers achats de Noël mais dont tout un quartier, celui où se déroule l’enquête, est plongé tout au long du récit dans la désolation et le brouillard nocturne. Immigrés, clochards et expropriés sont les seuls personnages que côtoie le commissaire, dans une ambiance lugubre à la description soignée par Valerio Varesi.

L’âme de l’enquêteur, en totale fusion avec la mélancolie qui flotte sur la ville, est mise à nue dans ce roman où descriptions et portraits semblent avoir été écrits sur ton de gris sur gris. Peu de personnages dénotent de la morosité qui les englue, d’ailleurs. Douleur, corruption et convoitise sont le lot de chacun.

Ce polar est indéniablement un roman policier, dans le plus pur style du genre. Pourtant, il a tout du roman sociétal, avec pour fond une dénonciation de la corruption à différents échelons de l’administration et de l’économie italienne. L’enquête n’est qu’un prétexte pour évoquer le monde des affaires ou la crédulité des pauvres gens. Sa profondeur le rend intéressant pour les lecteurs qui, comme moi, goûtent peu le style artificiel du roman policier classique.

Roman sociétal plus que roman policier, donc, que je conseille vivement.

=> Quelques mots sur l’auteur Valerio Varesi

Le Jour d’avant

Sorj Chalandon

Le Jour d’avant

Grasset, 2017

 

Raconter Sorj Chalandon et son style inimitable avec mes mots à moi ? C’est la troisième fois que je pratique l’exercice, c’est la troisième fois que je sens l’ampleur du fossé qui sépare mes prouesses narratives de celles du journaliste.

Raconter l’indicible. Sorj Chalandon sait le faire. Il a déjà tâté le terrain en expliquant l’Irlande et ses désolations (Retour à Killybegs, 2011) ou en s’invitant dans l’intimité de la violence d’un père envers son fils (Profession du père, 2015). Avec Le Jour d’avant, c’est la tragédie de la mine de charbon de Saint-Amé de Liévin le 27 décembre 1974 qu’il utilise comme sujet d’étude.

Une explosion dans la fosse 3bis endeuille quarante-deux familles. La mort de Joseph Flavent secoue son frère au point que quarante ans plus tard, il passe encore une grande partie de son temps dans le mausolée qu’il a construit au nom de Joseph et de ses collègues disparus. Va-t-il finir par pouvoir tourner la page ?

Ce livre se lit comme une plaie ouverte qui saigne abondamment. Etre mineur sonne comme une condamnation à mort. Mort souterraine ou asphyxie à petit feu au bout de quarante ans de loyaux services, quelle différence ? Un petit rappel historique sur l’avènement de la médecine du travail s’impose ici. C’est en 1946 qu’ont été nommés les premiers médecins du travail, dans l’objectif de dépister la silicose chez les mineurs dans le nord de la France. Cette maladie détruit les poumons au point de leur faire perdre leur capacité d’absorber l’oxygène. Il s’agit de la première maladie reconnue comme professionnelle en France. Cette reconnaissance avait pour objectif d’améliorer les conditions de travail des salariés. D’assainir l’air des mines afin de protéger leur santé. Fin 1974, dans la mine de Saint-Amé de Liévin, cet objectif a-t-il été atteint ? L’auteur, bien qu’il ne traite pas la question sous cet angle-là, semble penser que non. Ce qui a tué les quarante-deux mineurs de fond, c’est l’accumulation de poussière, l’absence de ventilation efficace, le non-respect de l’arrosage des couloirs et la course au rendement. Autant de dysfonctionnements qui ont permis l’explosion. Si les victimes avaient survécu, elles auraient succombé quelques années plus tard à la maladie.

Raconter l’indicible ? Dans ce roman, il s’agit de raconter ce qui se passe dans le cœur pétrifié de Michel Flavent, frère de Joseph, condamné par son père à venger la famille de toutes ses victimes de la mine. Ce roman crie la douleur de l’absence dans chaque mot. Des trois romans de l’auteur que j’ai lus, c’est le plus difficile à lire. Celui où la plaie est la plus à vif. Celui où le non-dit est aussi présent entre les lignes que les souffrances exprimées. Le rythme est lent dans la première moitié. Il faut prendre du temps pour digérer les informations. Puis arrive le moment de bascule où les évènements s’accélèrent. Le rythme des mots ne change pas, mais le rythme cardiaque du lecteur, si. L’horreur de la tragédie prend une autre dimension, plus intime, plus triste encore.

Dure et belle lecture, que celle de Le Jour d’avant. J’attends votre nouveau sujet avec hâte, Monsieur Chalandon.

=> Quelques mots sur l’auteur Sorj Chalandon

La porte

Magda Szabo

La porte

Traductrice : Chantal Philippe

Viviane Hamy, 2003

 

Après avoir tenté en vain de lire La porte en hongrois (style d’une richesse inouïe, trop pour moi qui ne pratique pas la langue au quotidien), j’ai acheté la version française dès sa parution. Depuis, le livre dormait dans ma bibliothèque. Il a fallu que j’entende récemment plusieurs éloges du roman pour que je me décide à le sortir des rayons. Je viens de le terminer. Si vous aussi, comme moi, vous avez La porte dans votre « PAL », extirpez le roman de sous la pile. Essuyez-en la poussière, installez-vous confortablement et ouvrez la première page. Prenez garde, vous allez lire un roman exceptionnel.

La porte est l’histoire d’une rue de Budapest dans les années 1980. Une rue, des immeubles, des petits commerces, des habitants et une concierge, Emerence. Quel âge a-t-elle ? Personne ne le sait, mais d’après les calculs de certains, elle est née aux environs de 1905. Elle mériterait de prendre sa retraite mais elle est infatigable. Elle trime du matin au soir. Elle balaie la neige, lave les escaliers, nettoie les appartements, fait la cuisine… Personne ne peut lui en imposer. C’est elle qui choisit ses clients, ses tarifs, ses horaires. Elle a ses codes de solidarité ; par exemple, elle transporte à longueur de journée ses « plats de marraine » pour nourrir les souffrants et les nécessiteux. C’est une fée, une divinité, un roc. Mais aussi une sorcière, un chien enragé. Un mystère.

Le roman tourne autour de la dualité entre deux femmes. La narratrice dont Emerence ne prononcera le nom qu’une seule fois au cours de nombreuses années de service, écrivain de talent, incarne l’intellectuel, le cérébral, la réflexion, le respect des conventions. Emerence, au contraire, c’est le pragmatisme même. Le bon sens paysan. Les seules valeurs qu’elle reconnait sont celles associées au travail physique. Tout le reste n’est que foutaise et hypocrisie. Elle ne se sent redevable que de ses propres lois. C’est dire si ces deux femmes sont différentes. Qui a raison ? Qui a tort ? Emerence méprise l’écrivain mais se dévoue corps et âme pour la femme. L’écrivain n’en peut plus des coups d’éclat d’Emerence, de son ingérence, pourtant la concierge lui est totalement indispensable. Au fur et à mesure du roman et de leurs affrontements, la vie d’Emerence va nous être dévoilée. Sa vie passée, mais aussi celle qui existe derrière sa porte hermétiquement close, dont elle interdit l’accès à tous, y compris à sa famille et ses amis.

Dans la Hongrie communiste des années 1980 pré-glasnost, l’ouvrier et le paysan avaient peut-être moins le vent en poupe que dans les décennies précédentes ou dans d’autres pays du bloc de l’Est, mais ils restaient le modèle de référence. Magda Szabo a-t-elle voulu faire incarner par ses deux héroïnes l’affrontement entre deux idéologies ? La porte est un portrait vivant de l’époque à un autre titre aussi : la rue est un village où tout le monde se connait. La solidarité y est naturelle, universelle. Tellement forte parfois qu’elle frise l’ingérence. J’ai connu ce mode de fonctionnement dans mon enfance, lors de mes visites chez mes grands-parents. S’il parait insensé aujourd’hui, c’est bien ainsi que la vie se déroulait à l’époque. Le système administratif, lui aussi, retombé depuis dans l’utopie, a fonctionné comme l’auteure nous le présente. En lisant ce roman, je n’ai pas pu m’empêcher une certaine nostalgie pour un système qui, s’il a déraillé sur bien des points, a pourtant permis d’accompagner les petites gens. Magda Szabo en décrit cet aspect-là, l’humain, le charitable.

La porte est un de ces grands romans étranges qui marquent. Il ne donne aucune leçon de morale, il ne prône pas le rêve, il n’est vecteur d’aucune idéologie. Ses héros sont plus ou moins sympathiques. Pourtant, il est porteur d’une atmosphère à laquelle il est impossible de rester indifférent, derrière lequel des messages d’une profonde humanité sont distillés.

=> Quelques mots sur l’auteur Magda Szabo

Le poète de Gaza

Yishaï Sarid

Le poète de Gaza

Traductrice : Laurence Sendrowicz

Actes Sud, 2011

 

Un agent secret israélien spécialisé dans la découverte des projets d’attentat et l’interrogatoire un peu musclé de Palestiniens soupçonnés d’activisme terroriste se voit confier la mission de lier connaissance avec une auteure israélienne, Dafna. Il doit se faire passer pour un écrivain débutant qui souhaite se faire aider dans l’aboutissement de son projet littéraire. Ce n’est qu’une façade, bien entendu. L’objectif réel est de faire sortir Hani de la bande de Gaza, un grand poète atteint d’un cancer en phase terminale, le faire hospitaliser à Jerusalem et à travers lui, retrouver son fils, organisateur d’attentats kamikazes.

Tout comme dans Une proie trop facile (Actes Sud, 2015), l’histoire que raconte Yishaï Sarid n’est qu’un prétexte pour décrire la complexité de la société israélienne ; son armée dans Une proie trop facile, les rouages des services secrets dans Le poète de Gaza. Il se désespère de l’impossibilité à aboutir à un accord de paix entre deux peuples assoiffés de sang – sang de civils pour l’un, sang de terroriste, terreau de haine, pour l’autre. L’impasse semble totale, le désespoir immense, au point que malgré les idéaux qu’ils servent, bon nombre d’agents de services secrets finissent par péter un câble et commettre l’irréparable.

L’agent secret est le narrateur. Son nom n’est jamais prononcé ; c’est un monde souterrain que décrit Yishaï Sarid dans ce roman. La lourde implication personnelle qu’oblige cette charge est décrite en détails. Un agent des services secrets est partout : sur le terrain, dans les sous-sols sombres où ont lieu les interrogatoires, auprès des indics. Partout donc, sauf chez lui où il ne passe que sporadiquement. L’homme est un soldat. Son engagement professionnel conduit à l’inévitable destruction de sa vie privée. Personne ne peut en être surpris ; la sécurité des citoyens israéliens passe par le sacrifice de certains d’entre eux.

L’auteur pénètre les pensées intimes de l’agent secret. L’exécutant, pour être parfait, doit fonctionner en mode robot. Mais l’homme émerge peu à peu derrière le soldat ; l’homme est un robot pensant. Lorsqu’il sent ses certitudes s’ébrécher, l’acte de folie le guette. Les services secrets israéliens n’ont pas les moyens de gérer les états émotionnels. C’est une des failles su système, parfaitement décrite dans ce roman.

Yishaï Sarid, aborde également la troublante complexité palestinienne dans Le poète de Gaza. L’angle d’approche est plus simpliste, renvoie probablement l’auteur au monde intellectuel qu’il côtoie. Le vieil homme lettré du roman est un sage. Palestinien ou pas, c’est avec le détachement que permettent l’âge et l’annonce de la mort prochaine qu’il évoque sa vie passée. La méditation et la philosophie sont ses maîtres mots. Le terrorisme ne le regarde pas. Vu sous cet angle, derrière la lutte sans merci entre Israéliens et Palestiniens se profile une forme d’acharnement des forts contre les faibles. Il y a de quoi déstabiliser les plus endoctrinés !

Yishaï Sarid ne propose pas de solution. Après avoir milité en vain pour la paix, il n’en a peut-être plus à proposer. Lire ce roman, même si depuis son écriture le Moyen-Orient a sombré dans un chaos plus mondial et plus extrémiste encore, c’est mieux comprendre l’impasse dans laquelle se trouvent ces peuples obligés de vivre ensemble malgré eux.

=> Quelques mots sur l’auteur Yishaï Sarid

Médecins du ciel

Barbara Bickmore

Traducteur : Claude Mallerin

Médecin du ciel

Presses de la Cité – 1995

 

Cassie est Australienne et médecin. Avant la Deuxième guerre mondiale, qu’une femme choisisse ce métier est tellement peu courant qu’elle doit se battre pour se faire respecter professionnellement. Elle y arrive dans un hôpital d’Adélaïde. Hélas, une peine de cœur l’oblige à quitter cet hôpital ; elle accepte un poste à Augusta Springs chez les Médecins volants, organisation caritative qui fournit avion, pilote et médecin à l’intérieur du pays. La thèse est la suivante : les conditions de vie dans « l’intérieur » désertique sont tellement difficiles que seule l’assurance qu’un médecin se déplace en cas d’urgence permettra de convaincre des femmes d’habiter cet endroit inhospitalier.

Les Médecins volants, Royal flying doctors, est une association créée dans les années 1920 par le révérend John Flynn. Barbara Bichmore, romancière américaine née en 1927, s’est passionnée pour cette aventure australienne. Elle a accompagné de nombreux médecins dans des vols d’urgence, a assisté à plusieurs opérations à même le sol pour pouvoir se faire une idée de l’extraordinaire destin de ces pilotes et de ces médecins. Ils n’hésitent pas à effectuer des déplacements de plusieurs heures pour assister une parturiente, retirer une lance du mollet d’un aborigène ou effectuer une appendicectomie sur la table d’une cuisine. Dans Médecin du ciel, elle restitue avec brio l’aventure médicale. Si je pouvais un jour me rendre en Australie, un de mes objectifs serait certainement d’aller à Alice Springs visiter le musée dédié à ces femmes et ses hommes dévoués que j’ai découverts grâce à Barbara Bickmore.

Le monde de l’intérieur est également présenté de manière captivante. La cohabitation pacifique mais dépourvue de passion entre les blancs et les aborigènes est un des autres aspects intéressants de ce roman. On peut également citer la vie des éleveurs de chevaux, de moutons, les ambitions progressistes de certains riches fermiers ; mais ces thèmes sont moins originaux, développés dans de nombreux autres ouvrages.

Le roman n’en est hélas pas exceptionnel pour autant. Les héros, un brin stéréotypés, transforment ce beau roman en romance, surtout dans le dernier tiers. Bien sûr, l’aventure sentimentale ne pouvait pas être exclue de la vie des citoyens d’Augusta Springs. Il eut été réducteur de suivre une petite dizaine de héros sur plus de quinze années sans voir évoluer leurs sentiments. Mais l’auteure met un peu trop l’accent sur les faiblesses masculines et féminines qu’elle cherche à dénoncer. Le machisme suinte à toutes les pages ou presque, c’en est presque fatigant. Elle rend son héroïne nunuche à force de passivité face aux hommes, ce qui est d’autant moins crédible qu’elle se débrouille très bien pour se faire respecter (des mêmes hommes) en tant que professionnelle. Cette faiblesse du roman n’est pas un problème en soi dans la première moitié de l’histoire au cours de laquelle les héros font connaissance et le lecteur se familiarise avec eux. Mais Barbara Bickmore insiste sur ces traits de caractère dans la deuxième partie, tandis qu’Augusta Springs se modernise et se développe. C’est trop et vraiment dommage. Descriptions trop lourdes et vieillottes pour être vectrices efficaces de messages auprès du lecteur du XXI° siècle ; on a pourtant toujours autant besoin de ce type de rappel, aujourd’hui.

J’ai pourtant lu ce roman avec plaisir (découvert il y a une dizaine d’années, relu tout récemment) car l’incroyable aventure des médecins volants m’a passionnée dès ma première lecture. Il y a certains destins que l’on aimerait partager, parfois.

=> Pour en savoir plus sur les Médecins volants : https://www.flyingdoctor.org.au/

=> Quelques mots sur l’auteur Barbara Bickmore