Interview Gérard Mordillat : « Inventer quelque chose qui n'ait de réalité qu'au théâtre »

Le théâtre Legendre d'Evreux (Eure) accueille jeudi 30 septembre et vendredi 1er octobre 2021 la création de la pièce Les vivants et les morts de Gérard Mordillat. Interview.

« Ça a été un long travail d’élaboration pour arriver à une forme que je crois singulière », estime Gérard Mordillat, auteur de Les vivants et les morts.
« Ça a été un long travail d’élaboration pour arriver à une forme que je crois singulière », estime Gérard Mordillat, auteur de Les vivants et les morts. (©DC/Eure Infos La Dépêche)
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Actu : Les vivants et les morts, c'est d'abord un roman publié en 2004, adapté pour la télévision sous forme de série, sur Arte en 2010. Aujourd'hui, c'est au théâtre qu'on vous retrouve avec ce texte. Vous aviez encore des choses à explorer avec cette œuvre ?

Gérard Mordillat : Comme toujours, les choses arrivent quand on ne s'y attend pas. Le musicien Hugues Tabar-Nouval m'a proposé de faire une adaptation de théâtre musical et ça m'a suscité l'envie.

Ensuite, la situation économique, sociale et politique est quasiment inchangée entre le moment où j'ai écrit ce roman et aujourd'hui. On voit des fermetures d'entreprises chaque jour en écoutant la radio ou en lisant les journaux. Ce matin [l'entretien a été réalisé vendredi 24 septembre 2021, N.D.L.R.], j'ai entendu que 600 emplois allaient être supprimés chez ArianeGroup, présent à Vernon. On est dans l'actualité. L'enjeu était de faire quelque chose qui ne soit pas une nouvelle adaptation du roman, ni une variante de ce que j'avais fait pour la télévision, mais d'inventer quelque chose qui n'ait de réalité qu'au théâtre. Dans cette démarche, on est allé très loin, puisqu'au fur et à mesure du travail, des répétitions, des écritures, j'ai enlevé tout ce qui n'était pas nécessaire, les décors, les accessoires, pour ne faire exister que les personnages, leurs paroles et leurs chants. C'était une sorte d'ascèse volontaire qui permet de mettre plus en évidence la problématique profonde que j'exprimais et de créer quelque chose qui n'avait aucune autre vérité que sur des planches.

La nouveauté réside dans le mélange entre art dramatique, musique et chant. Pourquoi avoir pris ce parti ?

GM : Je suis toujours très sensible au chant. Je considère que la grande culture populaire n'est pas une culture livresque ou muséale. Elle est une culture musicale et essentiellement une culture chantée. En tout temps et tous lieux, les hommes ont chanté, quelle que soit leur condition, que ce soit les esclaves noirs, les Communards, Germaine Tillion qui écrit une opérette en camp de concentration. Je rejoignais là quelque chose qui pour moi appartient profondément à la culture populaire.
Ensuite, je suis convaincu qu'aujourd'hui, le théâtre et le roman sont les deux derniers lieux où une liberté d'expression réelle est possible. Du côté du cinéma ou de la télévision, on peut toujours dresser contre vous le mur de l'argent. Les médias sont dans la suggestion de huit ou neuf milliardaires, si la parole n'y est pas au sens strict censurée, elle est à ce point contrôlée que les espaces d'expression sont limités et cantonnés dans un seul type de discours. Le roman permet de dire et d'entendre autre chose. Au théâtre, voir des femmes et des hommes face au public dire et faire entendre ce qui se dit, on peut atteindre quelque chose qui, d'ordinaire, est étouffé ou oublié.

« La culture populaire est une culture chantée »

Comment avez-vous travaillé avec François Morel, qui fait les paroles, et Hugues Tabar-Nouval, qui s'est chargé de la musique ?

GM : François Morel, c'est mon idée, c'est un ami à moi. Je l'admire beaucoup comme acteur, parolier et chanteur. Je ne voulais pas écrire moi-même les chansons pour m'aider à sortir de ce que j'avais déjà fait. J'ai demandé à François, qui a accepté tout de suite, de prendre ça à son compte, d'être celui qui allait dynamiter ce que j'avais pu écrire. Il a donné sa voix au projet. Ma crainte secrète était de me répéter. À partir du moment où François écrivait les paroles des chansons et où le chant avait cette place prépondérante dans le projet, ça me permettait de le regarder avec distance, comme si ce n'était pas moi qui étais l'auteur de tout cela. François connaissait parfaitement mon roman et l'adaptation (il y tenait un rôle important comme acteur), nos relations d'amitié faisaient le reste.

Ça a été un peu la même démarche avec Hugues Tabar-Nouval. Nous étions d'accord sur ce dépouillement nécessaire et aussi sur le travail musical. Il ne s'agissait pas de faire une comédie musicale. J'ai une très grande admiration mais il ne s'agissait pas d'être de ce côté-là de la musique. Il a trouvé à mes yeux et à mes oreilles une voie extrêmement singulière qui exprime par la musique tout ce qui est de l'ordre de l'émotion, du sentiment, dans la pièce. Il n'a pas cherché à faire un hommage à Kurt Weill ou West Side Story, mais de trouver quelque chose qui nous appartienne à nous, et au théâtre. Ça a été un travail à trois, un long travail d'élaboration pour arriver à une forme que je crois singulière.

D'abord roman, puis série télévisée, Les vivants et les morts est cette fois adapté pour le théâtre.
D’abord roman, puis série télévisée, Les vivants et les morts est cette fois adapté pour le théâtre. (©DR)

A-t-il été facile de trouver la distribution, c'est-à-dire des comédiens qui sachent chanter ?

GM : On a fait énormément d'auditions, faisant dans un premier temps fausse route, en cherchant d'abord des chanteurs. Quel que soit leur talent, dès qu'on entrait dans le registre de la comédie, ça ne fonctionnait plus. On s'est ensuite tourné vers des acteurs capables de chanter, ce qui était compliqué car la partition d'Hugues est « savante », ce ne sont pas des ritournelles ou du chant d'opéra. Ça a été passionnant d'écouter et de faire jouer des scènes à ces acteurs. Dès qu'ils ont été choisis, ceux qui sont dans la pièce ont fait un travail important au niveau du chant.

« Le social, c’est le fond du décor »

Peut-on dire de Les vivants et les morts que c'est, avant tout, une pièce de théâtre social, avant d'être une histoire d'amour ?

GM : Si on dit que c'est du théâtre social, c'est une façon de le disqualifier. C'est du théâtre, du théâtre chanté. Il porte une histoire qui se passe dans le monde contemporain, dans le monde du travail et à travers une très puissante histoire d'amour entre les deux protagonistes principaux. Le social, c'est le fond du décor. Ce qui prime, c'est le destin des individus qui sont dans cette histoire. Le meilleur exemple est le rôle de Dallas, une ouvrière considérée comme idiote au début de la pièce, et qui, au fur et à mesure de l'avancée de l'histoire, va s'avérer comme la personne la plus lucide, la plus courageuse, la plus endurante et, finalement, une autre femme. C'est ça l'histoire.

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Il existe une grande tradition de cinéma social. Est-il aussi facile de traiter ces thèmes sur les planches ?

GM : Ce n'est facile ni au cinéma ni sur les planches. Nous sommes, au cinéma comme à la télévision, dans une période extrêmement régressive où domine un académisme mortifère. Sur les planches, rares sont les représentations de ce monde-là. Nous sommes dans une société qui refuse par bien des côtés de considérer le réel, ce qui ne va pas disait Lacan. Les vivants et les morts, ça se monte grâce à une volonté collective, des acteurs, des techniciens, de moi. On ressentait la nécessité de mettre en évidence le processus qui amène la destruction des entreprises qui, derrière, amène la destruction des couples, des syndicats, des municipalités. Personne n'est venu nous chercher pour faire ça, c'est parce que nous avons voulu le faire que ça se fait.

La pièce a été répétée à Vernon, elle est créée à Évreux. Parlez-nous de cette coproduction euroise.

GM : On nous a ouvert le théâtre à Vernon, on a pu monter la pièce, répéter. Cet ancrage est très important. À chaque fois que nous jouons, nous recrutons sur place le chœur pour interpréter les habitants de la ville où se déroule la pièce, les ouvrières et les ouvriers. À Évreux, ce sera le chœur Ars Viva. C'est très important d'associer les populations locales à ce projet pour ne pas agir en dehors de la réalité contemporaine. C'est rendre hommage aux gens qui vivent dans les lieux où nous allons nous produire.

Pratique
Les vivants et les morts, de Gérard Mordillat (texte), paroles de François Morel, musique d’Hugues Tabar-Nouval, jeudi 30 septembre et vendredi 1er octobre à 20 h au théâtre Legendre à Évreux. Durée : 1 h 40. Tarifs : de 10 € à 25 €. Renseignements et réservations : www.letangram.com

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