Domaine de Manlèche

Au long du Gers

Histoire du Château de Manlèche

Par Jean-Henri DUCOS

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LE PASSE

Manlèche appartenait sous l’Ancien Régime

  • à la juridiction du Pergain
  • et relevait de la vicomté de Bruilhois

Son passé n’est pas sans obscurité, un passé très lointain si l’on en juge par les vestiges gallo-romains qui y ont été trouvés

Un passé que l’éthymologie du mot pourrait éclairer s’il n’était sujet à une extraordinaire multiplicité de graphies, de Manleyze à Manleyre, notamment, en passant par Manleyche ou Manlesche sinon Mansleisse.

Dans le Revue de Gascogne qu’il dirigeait, à l’occasion d’une notice bibliographique sur le Journal d’un Bourgeois, relatant le siège de Miradoux en 1615 – qui fit se réfugier une foule de gens dans le château de Manlèche – le savant abbé Couture, éminent professeur à l’Institut Catholique de Toulouse, en propose une interprétation.

En utilisant toutefois le conditionnel, il reprend l’acception populaire savoureuse de lèche main, en fait, le baise anneau pontifical. Fait étrange qui pourrait confirmer cette version, le toponyme semble exceptionnel en Gascogne gersoise. On peut regretter cependant, par ailleurs, que l’abbé n’ait pas cité ses sources lorsqu’il affirme que la seigneurie de Manlèche était échue au pape Clément V (Bertrand de Goth) dans sa succession paternelle et que c’est à l’occasion de ses séjours dans son fief qu’il livrait son anneau ou sa main, au lieu de sa mule, au baisement des indigènes.

Sans doute, cette version des origines de Manlèche rejoint-elle celle du généalogiste bigourdau du XVIIIeme siècle, l’abbé de Vergez, qui écrivait:

« Le château de Manlesche où, dans cents endroits, l’on voit le buste et les armes du pape Clément V, (qui) prouvent que la terre de Manlesche était l’apanage des Goth, de la branche de Rouillac. »

Or, on sait que l’héritage de Clément V est allé à la branche aînée de sa lignée, fondue dans la maison des Comtes d’Armagnac.

Un autre son de cloche, moins édifiant mais qui reste tout autant à prouver, émane de l’allemand Ed. Bischoff, au siècle dernier, dans son voyage « d’Agen à Auch ». Il y rapporte que Manlèche aurait été une possession de l’ordre du Temple, donnée après sa suppression, à « une créature de Philippe IV le Bel », derrière laquelle, bien qu’il ne la nomme pas, pourrait se profiler un Goth de Rouillac. L’information est troublante. En effet, dans aucune des sources concernant la famille de Goth, Manlèche n’apparaît parmi les fiefs de l’une ou l’autre de ses branches, antérieurement à la seconde décennie du XVème siecle.

C’est seulement en 1420 qu’un acte notarié nous apprend que Gaillard de Goth, troisième du nom, petit-fils cadet du constructeur du château de Rouillac, a été le premier détenteur attesté du fief de Manlèche. A cette date, sa veuve donne procuration à Bertrand, seigneur de Rouillac, pour rendre hommage au nom de ses trois enfants mineurs, au vicomte de Bruilhois, pour l’héritage paternel. Figurent dans cette succession avec Manlèche, Le Pergain, Daubèze et Estillac.

En amont de Gaillard, il faut reconnaître notre ignorance du passé de Manlèche.

Il est difficile, par ailleurs, d’attendre beaucoup de lumière du monument lui-même dans son état actuel, compte tenu de sa restauration vigoureuse, de la réfection de ses couronnements comme de l’hétérogénéité des appareils.

Tout au plus, le tiers-point d’une fenêtre condamnée, sur la façade nord-ouest sur la cour, de l’aile est-ouest, par exemple, le linteau sur coussinet de quelques rares portes, une latrine intacte ou le corbeau d’une autre disparue et le parement en appareil moyen de certains murs trahissent-ils l’existence d’un édifice primitif plus ancien.

Nous sommes désormais mieux informés sur l’histoire de Manlèche avec la descendance de Gaillard de Goth dont nous retiendrons surtout qu’elle s’achève au XVIeme siècle, en quenouille, avec une fillette prénommée Anne dont l’existence est tout un roman, sinon une tragédie.

L’essentiel en a été rétabli par un historien de qualité qui ne pouvait en connaître mieux que quiconque – le vicomte Ernst de Lary de Latour. Tous les ingrédients sont réunis: une orpheline, dont le père a été condamné pour crime, unique et riche héritière, enlevée du couvent de Sainte-Claire de Lectoure à huit ans par …. la Mère Abbesse, qui a « apostasié, quitté son cloître et son habit » nous dit l’abbé deVergès. Déclarée majeure par le Parlement de Toulouse à quatorze ans en 1570, elle est, dès lors, l’objet de toutes les convoitises, de soupirants aussi empressés qu’intéressés.

Mariée à ce capitaine Baratnau cité par Monluc, bon soldat, mais rude gaillard, elle en sera très vite veuve. Beaucoup plus âgé que son tendron d’épouse, le barbon, en effet, en mourra deux ans après, en février 1572.

En juin de la même année, son beau-frère Baratnau, soudard sans foi ni loi, en vertu d’une prétendue créance et d’un testament douteux du mort, s’arroge le droit de remarier Anne avec son jeune beau-fils, Bertrand de Lary de Latour.

Une miraculeuse embellie se produit alors dans la vie de la pauvrette, aussi merveilleuse que brève. Elle a seize ans, il en a dix-huit. La fête est superbe. Ce ne sont que « belles estoffes » et « bleus passements » pour les dames venues de Toulouse, « chapeau en taffetas à ung panachon » et « bottes de Nérac » pour les hommes. Des épices corsent les menus dans un grand luxe de bouche. La lune de miel se prolonge tout l’hiver. La guerre y met fin en février 1573, et, avec la mort de Bertrand, « très brave soldat » aux dires de Brantôme, en avril, sous les murs de La Rochelle, le rêve se brise.

Le drame se renoue pour Anne. Son beau-frère Baratnau supporte mal que le frère de Bertrand défende ses intérêts. Il surprend Latour, massacre, pille et arrache Anne à sa seconde et chère famille pour la marier à nouveau avec un Preissac-Gavarret en 1576. Avant de mourir, cependant, vers 1610, Anne connaîtra une de ces grandes joies qui lui ont été si chichement mesurées. Son fils épouse une nièce par alliance – une Lary de Latour – ce Latour où elle a laissé le meilleur de son coeur.

La fille unique du jeune ménage fera passer Manlèche en 1623 dans la famille de son époux, les du Bouzet de Marin. C’est par le mariage de Catherine du Bouzet, enfin, que Manlèche entre en 1730 dans la maison de Jean-Denis de Boussost de Campels, marquis de Bazillac, seigneur de Tostat, en Bigorre, antique parage commingeois, immensément possessionnés. Manlèche était encore dans les mains de ses descendants peu avant la seconde guerre mondiale.

L’EDIFICE

L’architecture de Manlèche ne doit guère à ses derniers châtelains, depuis le XVIIeme siècle, à quelques aménagements de détail et de décor près, Lois XVI et Empire, particulièrement.

Si l’on fait abstraction de ses nouveaux couronnements, qui sont le fait de Me Emanuel au lendemain de la guerre et de la disparition de l’aile nord-est qui fermait encore la cour sur le plan cadastral de 1824 et dont témoignent des arrachements à l’est du « pourtau », à l’extrémité du corps méridional, on redonnerait sans doute à Manlèche son visage au décès d’Anne de Goth.

L’existence d’une structure initiale très ancienne ne fait pas de doute même si ses indices sont ponctuels et limités. La « salle » ou la maison forte qui a précédé le château bénéficiait d’un site doublement favorable, de l’escarpement calcaire accusé d’abord, du voisinage immédiat du Gers également voire enfin, du petit ruisseau de Cazaux qui alimentait peut-être la ceinture des douves.

Voilà qui permettait à la fois la défense de la résidence seigneuriale comme la surveillance d’un gué et du moulin, source très appréciée de revenus. Ce jumelage n’est pas isolé dans le Gers. On le retrouve à Ornezan ou à Herrebouc en Saint-Jean Poutge.

Il est vraisemblable que cet édifice primitif ait bourgeonné et que se soit développé cet ensemble polygonal de différents corps repliés sur une cour et flanqué de trois tours, à l’est et au sud-ouest, quadrangulaires, au nord-ouest, singulièrement ronde dans le contexte médiéval gersois sinon tardivement pour loger une vis.

L’hétérogénéité des maçonneries et des épaisseurs des murs laisse supposer plusieurs campagnes de construction. Le Manlèche qui en est résulté transgresse la règle si généralement suivie de l’architecture castrale médiévale gasconne qui privilégie le plan massé. Il s’inscrit en effet dans ce tout petit groupe de châteaux, le Mas d’Auvignon, par exemple, à la fin du XIIIeme siècle, Bassoues au XIVeme ou Pujos à l’extrême fin du XVeme, qui ménagent une basse-cour, susceptible d’assurer ainsi une défense dynamique et active. Il est difficile de croire que ce plan ait été arrêté dès l’origine. L’analyse des différents types d’appareil et l’étude des variations d’épaisseur des courtines, menée de concert avec l’émergence de sources nouvelles – hommages, constitutions dotales, inventaires après décès sinon, bien sûr, baux à besogne aus0si précieux que rares – pourra permettre une hypothèse plus serrée de datation de l’édifice.

Dans l’état actuel des choses, plusieurs observations néanmoins peuvent être faites. En premier lieu, si l’épaisseur des murs n’est pratiquement jamais inférieure au mètre, elle atteint rarement deux mètres comme à l’aisselle de la tour ronde au nord-ouest. Par ailleurs, même lorsque les parements sont réguliers, ils ne présentent pas l’impeccable homogénéité qu’offrent ceux d’édifice du XIIIeme siècle, à Sainte-Mère, par exemple, et laissent supposer une exécution plus tardive. Enfin, les parements extérieurs sont loin d’être toujours redoublés à l’intérieur ce qui est exceptionnel au XIIIeme siècle, même dans des édifices modestes. De telle sorte que l’on a souvent ici le sentiment fréquent de réemploi de matériau sur place, provenant d’une construction antérieure.

Enfin, dans la mesure où elles n’ont pas été gommées, les défenses les plus anciennes sont le fait surtout des tours et tiennent à leur commandement. L’importante ceinture de fossés larges et profonds constituait aussi une sérieuse protection. En dehors de rares jours – archères – notamment dans les caves et donnant sur l’intérieur des douves – on chercherait vainement de vraies archères, si abondantes dans nos châteaux des XIIIe et XIVe siècles.

A bien des égards, par ailleurs, Manlèche offre un faisceau d’éléments plus explicites et plus cohérents qui permettent des hypothèses de datation. ces particularités appartiennent à la structure, telles les voûtes d’arêtes très affaissées qui couvrent le rez-de-chaussée du corps sud, telle l’anse de panier d’une portée très audacieuse de l’arc doubleau à section quadrangulaire qui les sépare, telle également la portée des nervures qui supportent l’ensemble des voûtes appareillées très aplaties des quatre caves alignées du sous-sol de l’aile occidentale. Ces nervures sont reprises par le remarquable couvrement de la galerie. Il faut associer à ces éléments structuraux l’escalier en vis -puissant et élégant – et la torsade creuse de son noyau.

Des particularités tout aussi significatives relèvent des formes et du décor: le profil très aiguisé, par exemple, des nervures ainsi que leur pénétration directe dans les murs support. C’est au répertoire de l’art gothique flamboyant qu’appartient également la parure de cheminées de l’aile occidentale: leurs moulures affûtées, la base buticulée de leurs piédroits et leur manteau très enveloppant. Ce sont là autant de symptômes d’une construction médiévale très tardive engagée même dans un art nouveau.

En effet, sur cette ossature d’une technique sûre mais qui ne peut se départir de la tradition, le maître d’oeuvre a plaqué sur la façade de la galerie – qui est du reste le premier exemple connu de ce type de circulation dans l’architecture castrale gersoise -, comme sur celle de la tour « scaligère », un décor inspiré de la première Renaissance et des modèles de l’antiquité. Nulle part en Gascogne gersoise, ils ne trouvent une interprétation aussi ample, pratiquement la seule d’ailleurs avec les lucarnes disparues de Flamarens, quelques fenêtres de Saint-Blancard et une monumentale cheminée de Montaut-les-Créneaux.

De l’art renaissant procède la trame de la composition, ce double corps de moulures horizontales qui règne au-dessus des arcades et figure un entablement avec son étément supérieur traité en manière de corniche denticulée. En procède aussi la frise ponctuée de gros médaillons, qualifiés à l’époque de « chapeaux de triomphe », bûchés à la Révolution, armoriés ou animés de figures à la façon des monnaies impériales, de l’arc de Constantin à Rome ou de sarcophages. ce sont des médaillons semblables que nous ont conservés les clefs des voûtes de la galerie, laurés et enrubannés. C’est de l’antique enfui que s’inspirent les pilastres et leurs chapiteaux composites où se déploient chimères en volutes.

Si l’inspiration est à la pointe de la mode, l’exécution est assez gauche et trahit un ciseau peu habitué à la nouveauté des modèles. Les proportions sont mal respectées, les enroulements des chapiteaux trop larges, les figures des médaillons aux limites de la caricature. L’une retient particulièrement notre attention en raison de son bonnet qui enserre étroitement le crâne et évoquerait, à la découpe près autour des oreilles, la « clémentine » qui, elle, les recouvrait. Cette coiffe très spéciale – portée même sous le grand chapeau – est prêtée aux papes Clément et pourquoi pas, ici, à Clément V. Voilà qui corroborerait les dires de l’abbé de Vergès.

La maladresse du faire n’enlève rien à l’élégance de la galerie et de la travée de la tour qui mettaient quelques sourires dans une basse-cour fort étroite et bien sombre à l’origine.

Le sourire n’exclue pas la prudence.

Si les archères d’un autre temps n’ont guère laissé de vestiges, les canonnières des armes à feu truffent littéralement les murailles, plus particulièrement celles de la porterie qui n’a dû prendre la forme d’une tour qu’assez tardivement si l’on en juge par la moindre épaisseur de ses murs latéraux.

Ces derniers aspects plaident aussi pour une datation plus basse de cette ultime campagne de travaux d’un chantier qui semble avoir couvert les dernières décennies du XVe siècle et s’être prolongé dans la première moitié du XVIe.

Il ne doit donc être mis à l’actif d’Anne de Goth, perdue dans ses tribulations, ni de son père, mais plus vraisemblablement de son grand-père, Arnaud de Goth, décédé au cours du procès de son fils, peu avant 1556.

Jean-Henri DUCOS