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8 avril 2017 6 08 /04 /avril /2017 09:09
115 - Douceur de la retraite

Je me suis aperçu que depuis le début de ce blog je n’ai jamais vraiment entraîné mes chers et patients lecteurs aux Pays-Bas pour y rencontrer le Kaiser en exil. Nous allons donc le découvrir loin de son personnage de souverain absolu et de seigneur de la guerre jouant le rôle simple de gentilhomme campagnard. En marge, on ne pourra manquer de comparer l’apaisement de l’ancien souverain allemand à l’agitations aussi vaine qu’exaspérante de monsieur de Buonaparte à Sainte-Hélène…

Commençons par les souvenirs du prince Louis-Ferdinand, petit-fils du Kaiser qui en 1933 fit un séjour de convalescence prolongé au Pays-Bas :

 

Mon grand-père menait une vie méthodique suivant une stricte routine quotidienne qui n’était modifiée qu’en de rares occasions. J’ai entendu dire qu’il suivait une routine rigide identique pendant ses trente années de règne. C’était le secret de son excellente forme physique presque jusqu’au dernier jour.

Mon grand-père me considérait comme un malade dont il était personnellement responsable de la guérison. A son avis, ma santé avait été minée par mes efforts et par les fatigues subies à l’usine automobile, comme ouvrier 1. Il lui fallait aussi me désintoxiquer d’une légère forme d’alcoolisme contracté au pays de la prohibition.

1 Pendant son séjour aux Etats-Unis, le prince Louis-Ferdinand avait effectué une période de travail comme ouvrier dans les usines Ford.

L’Empereur se levait régulièrement à sept heures pour une promenade d’une demi-heure dans son immense jardin-parc. Puis il donnait à manger aux canards sauvages, du haut du pont de la Maison de Doorn, qui était entourée d’eau comme beaucoup de vieux châteaux et manoirs en Hollande. Il soignait ces petites bêtes et allait les voir tous les matins vers midi et le soir un peu avant le dîner, quel que fût le temps. A l’un des bouts du pont étaient installés plusieurs instruments météorologiques. Avant de traverser le pont, l’Empereur ne manquait jamais de consulter ces appareils. La météorologie était l’un de ses passe-temps favoris, et plusieurs bureaux d’études du temps en Allemagne et à l’étranger lui envoyaient régulièrement leurs cartes et leurs rapports.

Un peu après huit heures et demie toute la maisonnée, y compris les membres de la famille et l’état-major de la Maison, se rassemblait dans le hall d’entrée. A huit heures quarante-cinq l’Empereur descendait l’escalier de ses appartements privés. Après avoir salué la « congrégation », il montait sur un lutrin proche de la bibliothèque. En semaine, il lisait quelque psaume ou autres versets de la Bible suivis du « Notre Père ». La courte cérémonie s’achevait en invoquant la bénédiction divine sur tous les présents. Le dimanche, si un pasteur n’était pas accessible, mon grand-père lisait souvent un sermon qui lui avait été remis par son ami, ancien pasteur de la Cour, Doehring (Ce fut Doehring qui nous maria, Kira 2 et moi, dans ce même hall où on grand-père commençait sa journée en priant le Créateur et en Lui demandant aide et bénédiction 3).

2 Le prince Louis-Ferdinand épousera en 1938 la grande-duchesse Kira Kirillovna de Russie (1904-1967).

3 Ce sera également le pasteur Doehring qui prononcera le sermon lors de l’enterrement du Kaiser.

115 - Douceur de la retraite

Le mariage religieux du prince Louis-Ferdinand à Doorn.

La manière simple et sans apprêt dont l’Empereur dirigeait ces cérémonies impressionnait profondément ceux qui en étaient témoins. Les visiteurs allemands de toutes classes, des étrangers qui comprenaient tout juste bonjour ou bonsoir, y étaient invités.

L’esprit religieux de mon grand-père était profond et sincère. C’était un protestant convaincu mais nullement intolérant. Il aimait discuter des problèmes religieux. Le fameux théologien allemand, le professeur Adolf von Harnack 4, qui était considéré comme un religieux libéral et violemment attaqué par beaucoup de ses collègues plus orthodoxes, était tenu en haute estime par l’Empereur qui n’imposait jamais à quiconque ses propres convictions religieuses, pas même aux membres de sa famille.

Après le culte matinal, mon grand-père remontait dans ses appartements pour le petit-déjeuner. Le « malade » avait ordre de ne point assister aux actions de grâce pour le moment et de prendre son petit déjeuner dans son appartement. A neuf heures et demie, je retrouvai mon grand-père devant la maison pour une promenade en voiture d’une vingtaine de minutes, vers les bois d’un ami, le comte Goddard Bentinck, près d’Amerongen 5.

4 Adolf von Harnack (1851-1930) docteur en théologie, droit et médecine, était considéré en Allemagne comme le plus grand théologien et historien de l’Eglise de son temps. Il appartenait à une famille marquée par l’anti-nazisme.

5 Le comte Bentinck avait accueilli le Kaiser aux Pays-Bas en 1918, en dépit de ses propres sympathies pour le camp des Alliés, et l’avait logé dans son château d’Amerongen jusqu’à l’achat du château de Doorn par l’exilé.

Notre principal travail consistait à éclaircir les broussailles. Mon grand-père travaillait avec son bras droit, qui était très fort, utilisant une petite hachette ou une scie.

Pendant mon séjour, en tant que seul invité appartenant à la famille, je m’asseyais toujours à côté de mon grand-père sur la banquette arrière. Après être descendu de la voiture, il me remerciait toujours pour ma coopération et mon aide efficace. Puis nous nous quittions, nous saluant cérémonieusement. C’était un petit jeu entre nous.

Suivant les saisons de l’année, les expéditions dans les bois étaient remplacées par des travaux dans le jardin. Mon grand-père était très fier d’avoir créé un magnifique jardin de roses dans le pays des tulipes.

Jusqu’à l’heure du déjeuner, mon grand-père étudiait la presse du jour. Son fidèle officier Ilsemann 6 qui l’avait suivi dans son exil, lui communiquait un aperçu général des quotidiens hollandais, allemands, américains, français et anglais. Tous les événements importants étaient cerclés de rouge sur les journaux. Si mon grand-père les trouvait dignes d’intérêt, il les lisait à ses auditeurs d’après-dîner, dans la bibliothèque. Beaucoup de journaux, les étrangers surtout, étaient étudiés de la première à la dernière page.

6 Sigurd von Ilsemann (1884-1952) était aide camp du Kaiser depuis le début de l’année 1918 et le restera jusqu’à la mort du souverain.

115 - Douceur de la retraite

Le Kaiser à son bureau.

Pendant que mon grand-père se plongeait dans son examen de la presse, je retournais habituellement dans ma chambre. J’y trouvais toujours un petit en-cas d’avant-midi comprenant quelques sandwiches et une petite carafe de porto – le contenu de deux verres. C’était autorisé par mon hôte. Un spécialiste de l’estomac de Bad Kissingen 7 était de service comme médecin auprès de mon grand-père à cette époque. Il avait conseillé à mon aïeul de me faire manger un peu presque toutes les heures. Il affirmait aussi que le porto devait avoir un bon effet sur les fonctions digestives de l’estomac.

7 Ville bavaroise et station thermale réputée où se rencontraient avant guerre nombre de têtes couronnées.

A une heure précise, le chambellan de la cour annonçait que le déjeuner était servi. Les portes de la salle à manger étaient ouvertes par des mains invisibles et tout le monde entrait, les dames toujours les premières. La salle à manger se trouvait en face de l’entrée du hall et possédait trois larges fenêtres donnant sur le jardin. L’Empereur occupait toujours le même siège, le dos à la porte, afin de jouir de la vue du jardin. Quand ma grand-mère était présente, elle s’asseyait en face de lui.

Les convives réunissaient en général, outre l’Empereur, le médecin de la cour, le chambellan, et les aides de camp. Ces fonctionnaires étaient tous des hommes d’âge qui étaient les invités de l’Empereur pendant leur séjour volontaire, avec leurs déplacements payés. Leur « travail » n’était pas un sacrifice. En fait, ils jouissaient pratiquement de vacances payées.

Contrairement à la plupart de ses invités, mon grand-père était un mangeur et un buveur extrêmement modéré. Les menus des deux repas comportaient habituellement un ou deux plats seulement, mais ils étaient préparés délicieusement. Dans sa jeunesse, l’Empereur avait été un mangeur rapide. Pendant son règne, les repas ne duraient pas plus de vingt minutes. Les convives qui prenaient leur temps avaient à peine le temps de toucher à leur assiette avant qu’elle fut remplacée.

A ce point de vue, mon cas était sans espoir. Mais comme il me considérait comme son malade, même après que ma santé fût tout à fait rétablie, j’avais la permission de manger selon ma propre vitesse. Non seulement mon hôte impérial m’attendait patiemment, mais il m’encourageait à me resservir une fois ou deux.

« Il faut que vous redeveniez fort si vous voulez retourner dans cette horrible usine Ford » avait-il coutume de me dire. Les parents et relations en visite qui n’étaient pas au courant de mon arrangement spécial me regardaient avec stupeur et désapprobation quand ils remarquaient que l’Empereur était contraint d’attendre à table à cause de moi.

Pendant cette période, j’étais toujours placé entre mon grand-père et le docteur, « pour des raisons de supervision », comme disait ce dernier. C’était le devoir du docteur de veiller à ce que le malade ne bût pas davantage que les deux verres de vin qui lui étaient autorisés. Le seul luxe que l’Empereur se permettait était un demi-verre de Bourgogne scintillant.

La conversation à table était toujours très animée. Bien qu’il fût un brillant causeur, mon grand-père savait être un excellent auditeur. Avec les invités étrangers de pays latins, il parlait français presque aussi couramment que l’anglais, qu’il préférait de beaucoup.

Après le déjeuner, le « poste » favori de mon grand-père était l’appui d’une fenêtre de la bibliothèque, d’où il dominait des massifs de rhododendrons au milieu desquels se dressait une petite statue de ma grand-mère.

115 - Douceur de la retraite

Le Kaiser en compagnie d’invités.

C’était devenu une coutume de demander à l’invité d’honneur de bavarder environ un quart d’heures avec on grand-père pendant cet après-déjeuner. Puis l’Empereur se retirait dans ses appartements, après avoir salué chacun des assistants. Il croyait fermement – tout comme Winston Churchill – en la valeur d’une longue sieste tranquille d’environ deux heures pour laquelle il se déshabillait et se mettait au lit. A ceux qui riaient de cette habitude il remarquait :

« Si vous faisiez un somme comme je le fais, vous ne ronfleriez pas tant dans la soirée pendant que j’essaye de vous lire quelque chose. »

Mon grand-père se réservait la période entre le déjeuner et dîner, ou la consacrait aux membres de sa famille présents. Le thé était servi à cinq heures. Pendant l’absence de ma grand-mère, il se le faisait toujours servir dans son bureau.

Pendant ces trois mois, je fus son seul hôte pour le thé. J’aimais particulièrement ces moments où je pouvais observer son fin profil d’un coin de la pièce. Seul le bruit de la table à thé que l’on apportait lui faisait lever les yeux au-dessus des cercles de ses lunettes qu’il portait pour écrire et pour lire.

Pendant les mois d’été, l’Empereur faisait souvent une promenade dans le village après le thé. Il quittait toujours sa propriété par une porte de côté qu’il ouvrait lui-même avec sa propre clef. Puis il traversait le jardin des roses et gagnait la grande route qui reliait Doorn à Utrecht et Arnhem. Presque tout le monde, piétons et cyclistes, saluait grand-père.

Il répondait toujours d’une façon pleine de noblesse, ôtant son chapeau de paille avec un grand geste. De temps à autre, des voitures portant des plaques minéralogiques allemandes ou étrangères s’arrêtaient, et leurs occupants acclamaient le promeneur solitaire. A une distance discrète, des surveillants de police en civil suivaient mon grand-père.

Pendant les mois d’hiver, l’Empereur restait à la maison, se consacrant surtout à ses études d’archéologie et autres sujets scientifiques. Il donnait aussi beaucoup de son temps aux problèmes de sa famille. Bien qu’il n’intervint pas en général, il insistait pour être tenu au courant de tout ce qui concernait la famille, sur laquelle il exerçait une influence orale inestimable. Sur un seul point il n’acceptait aucune sottise. Je veux dire, le mariage. 8

8 Le prince rebelle (André Martel ; Givors, 1954) pp. 189-194.

115 - Douceur de la retraite

L’infante Eulalie dans sa jeunesse (peinture de Giovanni Boldini, tirée de la notice biographique de la princesse sur Wikipedia en espagnol).

L’infante Eulalie, sœur du roi Alphonse XII d’Espagne, qui avait sympathisé avec le Kaiser lors du Jubilée de la reine Victoria en 1887, confirme le caractère paisible et rangée de la vie du souverain en exil :

 

En 1930, j’avais fait un court séjour chez l’archiduchesse Christine, princesse de Salm, en Westphalie ; en la quittant je traversai la frontière hollandaise pour me rendre à La Haye. J’arrivai dans la capitale, à la nuit tombée, et je descendis à l’hôtel.

Le lendemain matin, de très bonne heure, on me réveilla ; l’officier d’ordonnance du kaiser était là, il m’apportait une lettre de Guillaume qui m’invitait à déjeuner chez lui. Nous ne nous étions pas vus depuis vingt-cinq ans. Il s’était passé bien des choses depuis mon dernier séjour à Berlin et la carte d’Europe s’était transformée. Guillaume II n’était plus le « Grand Seigneur de la Guerre », il n’avait plus sa moustache conquérante, il ne revêtait plus de somptueux uniformes, autour de lui ne gravitait plus une cour splendide. Je me trouvai en présence d’un vieillard au port élégant et à la toilette sobre. Affable toujours, les yeux moins durs qu’autrefois, il avait conservé cette allure de grand seigneur qu’il avait toujours eue et que les révolutions n’altèrent pas. Mon passage à Doorn fut très agréable. C’est une petite demeure bourgeoise, sans prétention, entourée d’eau, comme tout bon paysage hollandais, et aux jardins fleuris. La domesticité est peu nombreuse. Le charme des habitants fait tout l’attrait de la résidence actuelle de Guillaume II. J’ai déjà dit que Guillaume est un mystique. Il le prouve dans sa vie obscure d’exilé. Convaincu que son époque et ses actes appartiennent à l’histoire, il ne juge pas, il n’essaie pas de se justifier, encore bien moins de discuter. L’unique sujet de conversation qui soit prohibé à Doorn, c’est la politique. Je l’avais compris avant d’arriver, en causant avec l’officier d’ordonnance venu pour me chercher. Pas un mot sur le passé, sur cette période trop proche pour être déjà de l’histoire. Le kaiser ne veut être, en ses dernières années, qu’un fleuriste insigne. Il cultive des roses éblouissantes et des tulipes veloutées. Dans son jardin poussent des pavots gigantesques et des violettes embaumées, et rien d’autre ne le préoccupe. Il met son ultime fierté à embellir le monde.

Cet homme à qui l’on a prêté le dessein d’asservir l’Europe, vit modestement. A son service, il a un domestique, une femme de chambre, un cuisinier et un chauffeur. Sa maison se compose uniquement d’un officier d’ordonnance et d’une dame d’honneur pour la princesse Herminie, sa seconde femme. Un médecin complète ce petit cercle ; il est choisi et renouvelé chaque mois par l’Académie de médecine de Berlin qui envoie toujours pour cet office un des meilleurs praticiens de la capitale.

Les uniformes ont disparu ainsi que les livrées galonnées et les costumes somptueux. Les domestiques de Guillaume portent une modeste livrée rouge et noire. Le seul luxe du petit château réside dans les livres et les vins, deux choses dont le kaiser est amateur. Il lit beaucoup, mais il a toujours eu l’habitude de boire très peu.

Les premières années de son exil furent pénibles, car le gouvernement hollandais ne l’autorisait pas à sortir d’un rayon de cinquante kilomètres autour de sa résidence. Aujourd’hui on ne lui fixe pas de limites et son automobile peut circuler dans toute la Hollande.

Les exilés jouissent d’une grande popularité dans leur voisinage.

Après le repas nous causâmes.

– Ma vie politique, me dit Guillaume, est une page écrite dans un livre clos. Je n’interviens en rien dans les affaires de mon pays. Personne ne pourra dire que d’ici j’ai tramé un complot, ni qu’une seule parole est sortie de chez moi qui soit susceptible de faire naître un conflit en Allemagne. Depuis longtemps, on ne voit plus mon nom dans les journaux que mêlé à ceux des fleuristes. Aujourd’hui même, ajouta-t-il avec une satisfaction et une fierté visibles, j’ai obtenu un nouveau prix pour mes tulipes. 9

9 Mémoires de S.A.R. l’infante Eulalie (Plon ; Paris, 1935) pp. 61-63.

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commentaires

A
j'aime me promener ici. un bel univers. vous pouvez venir visiter mon blog.
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N
Merci beaucoup d'avoir réuni ces anecdotes et photos de Guillaume II. Qui était un homme très interessant et aux facettes multiples. Aussi un artiste. Hélas il était aussi trop tolérant et n'a pas su empecher la chute de son Empire avec tout ces bons et grandioses projets qui restaient à réaliser.Son départ et celui de ses semblables a finalement permis aux gangsters de tout poil de ruiner l'Europe ce que nous subissons jusqu'aux temps présents.

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