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Histoires et Lieux d'Alsace

Henriette-Louise de Waldner de FREUNDENSTEIN, baronne d'OBERKIRCH

L'Ouverture Iphigénie en Aulide de Gluck écrite en 1773

             La révolution française de 1789 va faire exploser l’organisation sociale en place depuis mille ans. Les individus, qu’ils soient nés nobles ou non, vont vivre très différemment les événements qui vont se dérouler dans une grande violence.

       Henriette-Louise de Waldner de Freudenstein est née au sein de la caste privilégiée et s’enorgueillit de seize quartiers de noblesse de ses deux parents ! Elle a été un témoin de la vie des « nobles » sous l’ancien régime et ne pourra pas comprendre les funestes événements auxquels elle va assister.

             En 1789, elle décide d’écrire ses mémoires et donne d’entrée le ton : « Je ne suis point de ceux qui voient dans un nouvel ordre des choses un avenir de bonheur… Si la Providence veut bien m’envoyer un gendre dans ce chaos où nous vivons et qui semble devoir engloutir tout ordre social, je demande seulement pour mon gendre une haute naissance, car il y a remède à tout, sauf au manque de naissance ».

 

            Les Waldner de Freundstein sont une vieille famille qui ont acquis leurs titres de noblesse au Moyen-Age. Les ruines du château ancestral dominent toujours les vallées de la Thur près de Willer-les-Thann et du Rimbach à Soultz dans le Sundgau, à côté du Grand-Ballon, point culminant de la plaine à 1424 mètres.

 

Les ruines du château de Freundstein sous le Grand-Ballon

Ronda alla turque composée vers 1780

             Henriette-Louise vient au monde le 5 juin 1754 (un an avant Sybille de Dietrich) au château de Schweighouse près de Thann. Son père, François-Louis, est colonel du régiment de Wurtemberg, un régiment de cuirassiers suisses, puis colonel-commandant de l’illustre régiment du Prince de Bouillon.

              La jeune Henriette perd sa maman, Sophie de Berckeim-Ribeauvillé, à l’âge de trois ans. C’est sa marraine, Eve de Wurmser, qui l’élève au château et lui inculque une solide éducation à l’ancienne dans la religion luthérienne :

« Je garde une reconnaissance éternelle à ma marraine. Elle m’apprit la science de la vie, elle m’apprit à ne rien lui demander de plus que ce qu’elle peut offrir, à repousser les espérances insensées et les rêves hors de la vérité. Elle me prêcha surtout la tolérance et l’indulgence aux croyances religieuses d’autrui ».

Le château de Schweighausen avec le Grand-Ballon

Le château de Schweighausen avec le Grand-Ballon

             L’enfance d’Henriette est particulièrement heureuse à Schweighausen : 

« Comme nous y avons été heureux, mes frères et moi ! De la maison, on aperçoit toute la chaine des Vosges, les ruines qui les surmontent, les clochers des villages ; c’est un spectacle magique. O mon cher pays d’Alsace ! Rien n’a pu vous effacer de mon cœur, rien n’est comparable à la splendeur de votre nature ».

             Henriette peint avec talent, maîtrise le clavecin, parle quatre langues. Elle excelle dans l’art de la conversation qui est le plaisir le plus délicat de cette époque. Elle est surtout parfaitement à l’aise dans la pratique des deux langues, le français et l’allemand, indispensables aux échanges entre les élites des deux pays, l’Alsace étant toujours une mosaïque de seigneuries des deux bords du Rhin. Henriette se passionne pour l’histoire de l’Alsace et de sa famille :

« Lorsqu’on est convaincu de l’illustration de ses pères, on rougirait de faire moins qu’eux, on sent en soi un noble désir de les imiter et de s’élever à leur hauteur : Noblesse oblige. »

Henriette-Louise de Waldner de FREUNDENSTEIN, baronne d'OBERKIRCH

             A l’âge de quinze ans, son père la présente à la cour des Princes de Wurtemberg à Montbéliard qui règnent sur le comté depuis le seizième siècle. Henriette devient la meilleure amie de leur fille, Sophie-Dorothée, qui a cinq ans de moins qu’elle. Elles s’entendent à merveille et jouissent du bonheur de l’insouciance des demoiselles bien nées :

« Je fus accablée de bontés par Leurs Altesses Sérénissimes, la duchesse de Wurtemberg, princesse de Montbéliard et soeur du grand Frédéric II de Prusse, eut pour moi un intérêt presque maternel. La princesse Dorothée, sa fille, qui montera plus tard sur le trône des Tsars, me traita comme sa sœur et me prodigua tout ce que l’affection et la confiance ont de plus tendre ».

Le château des Princes de Montbéliard

Le château des Princes de Montbéliard

             Le 7 mai 1770, Henriette est présentée à Strasbourg à l’archiduchesse Marie-Antoinette, qui arrive de Vienne, à quinze ans, pour épouser le futur Louis XVI : « Je n’oublierais jamais cette journée, ces cris de joies poussés par un peuple ivre de bonheur à l’aspect de sa souveraine. Elle nous reçut avec une simplicité et une grâce qui lui gagnèrent tous nos cœurs. J’aurai l’honneur d’approcher souvent cette noble princesse dont les bontés sont ineffaçables dans mon cœur ».

             Les années qui passèrent à Montbéliard avec la princesse Dorothée et ses onze frères et sœurs furent les plus heureuses de sa vie. Henriette fut affublée du surnom de « Lanele », tandis qu’on appelait Sophie-Dorothée, Dortel. Tout n’était que fêtes et amusements, mais l’éducation de tout ce petit monde qui devait bientôt entrer dans le Grand Monde était très sérieuse. 

La princesse Sophie-Dorothée de Wurtemberg

La princesse Sophie-Dorothée de Wurtemberg

             Lanele passe des séjours délicieux avec sa princesse Dortel à la résidence d’été des Wurtemberg, le château d’Etupes. Les deux jeunes femmes se promènent à cheval et s’adonnent au jardinage. Elles ont forcément croisé Jean-Baptiste Kléber le jeune architecte (futur général de la République) qui a réalisé les jardins d’Etupes.

Le château d'Etupes près de Montbéliard

Le château d'Etupes près de Montbéliard

             En novembre 1775, Henriette a vingt-et-un ans, Dorothée quinze. Celle-ci lui écrit : « Ma chère, charmante et bien aimable amie, mille grâces de votre charmante lettre ; elle a réveillé en moi toute la douleur que j’ai éprouvée en me séparant de vous... Je vous écris ce qui est une occupation bien agréable pour moi. Je compte me la procurer aussi souvent qu’il sera possible. Faites-en de même chère Lanele, donnez souvent de vos nouvelles ... Je vous prie, chère amie, d’être persuadée que personne ne vous aime autant que votre à jamais tendre et fidèle amie ». Sa maman, Frédéric-Dorothée de Prusse est tout aussi éprise de notre chère alsacienne. 

              Henriette aime aussi aller au château d’Ollwiller près de Soultz qu’à fait reconstruire son oncle, le comte Dagobert de Waldner, lieutenant-général, qui est aujourd’hui un domaine viticole.

            Henriette ne « travaille » qu’à tenir son rang de baronne et de chanoinesse. Elle fréquente le chapitre d’Ottmarsheim où ne sont admises que de jeunes baronnes qui ont au minimum seize quartiers de noblesse parmi leurs ancêtres ! Elle est sûrement consciente de ses privilèges mais les pense mérités compte tenu des services rendus par sa famille au bien public.

             Henriette rencontre Goethe à Montbéliard et à Strasbourg. L’écrivain Jakob Lenz tombe amoureux d’elle rien qu’en lisant une lettre de la jeune baronne à son amie strasbourgeoise Louise König. Il lui écrit plusieurs poèmes et une pièce inachevée.

             Jean-Wolfgang Goethe, qui vient de passer deux ans à l’université de Strasbourg, lui écrit en mai 1776 : « Je vous envoie ma Claudine, (sa dernière œuvre) puisse-t-elle vous faire passer un moment agréable ... Vivez aussi heureuse qu’on puisse l’être avec un cœur comme le vôtre, et veuillez toujours me compter parmi les plus dévoués de vos serviteurs ».

             En 1776, les parents leurs choisissent les meilleurs partis possibles ce qui les entraînent toutes les deux dans des destins très différents. Henriette, à vingt-deux ans, est mariée à Charles-Frédéric, Baron d’Oberkirch, de dix-huit ans son aîné ! C’est peu dire qu’Henriette se faisait une autre idée du mariage romantique décrit par les auteurs en vogue. Les Oberkirch sont également d’une très ancienne noblesse seigneuriale originaire du village disparu d’Oberkirch qui se situait à proximité d’Ober-Ehnein (Obernai). Le château existe toujours ; il est aujourd’hui la propriété de la ville d’Obernai qui lui cherche un investisseur.

Le baron d'Oberkirch

Le baron d'Oberkirch

             Le baron d’Oberkirch, capitaine à la retraite, paraît un parti convenable au père d’Henriette. Il lui offre une berline « vis-à-vis » et de magnifiques cadeaux. Elle l’épouse donc en avril 1776 et devint grosse peu après.

             La princesse Sophie-Dorothée de Wurtemberg devait, elle, épouser le prince de Darmstadt. Mais, Dortel demande à Henriette de venir d’urgence la voir à Etupes, ayant une grande nouvelle à lui annoncer. Henriette retrouve la cour de Montbéliard toute bouleversée : une demande de mariage est arrivée de Saint-Petersbourg ! C'est Catherine II, l'impératrice de Russie qui fait la demande pour son fils Paul. Paul vient de perdre sa première femme et son fils. Frédéric II le Grand de Prusse a proposé à Catherine II, sa petite nièce Dorothée. L’impératrice est ravie de ce choix car elles sont toutes deux nées à Stettin en Prusse. Dorothée quitte ainsi, à dix-huit ans, Montbéliard dans de grandes effusions de larmes et s’évanouit même au moment de monter dans le carrosse.

             Sophie-Dorothée, belle comme le jour, plaît de suite au futur tsar de Russie. En octobre 1776, elle épouse Paul, la religion grecque-orthodoxe et devient Maria Féodorovna, grande duchesse de Russie et duchesse du Schlesswig-Holstein : « Le grand-duc est le plus adorable des maris. Je suis très-aise que vous ne le connaissiez pas car vous ne pourriez vous empêcher de l’adorer et moi j’en deviendrai jalouse. Ce mari est un ange, je l’aime à la folie ».

Paul 1er de Russie et sa femme Sophie-Dorothée de Wurtemberg

Paul 1er de Russie et sa femme Sophie-Dorothée de Wurtemberg

             Henriette accouche, le 23 janvier 1777, d’une fille, Marie-Philippine-Frédérique-Dorothée-Françoise, dont une des marraines est Maria Féodorovna.

En avril, l’empereur Joseph II d’Autriche entreprend un voyage en France pour voir sa soeur Marie-Antoinette. Il passe par Strasbourg :

« Partout il fut reçu à merveille, comme le frère de notre reine bien-aimée. Elle l’était alors. Le 11, Joseph II retourna à la Comédie ; j’y fis prendre une loge ; toute la noblesse de la ville était là. On joua le Barbier de Séville, cette première pierre de l’édifice élevé contre nous par Beaumarchais. Nous avons tous applaudi à notre satire. Je n’ai jamais compris la conduite de la noblesse de l’époque ».

             En novembre 1780, le prince-évêque, cardinal de Rohan, reçoit les Oberkirch au palais épiscopal comme un souverain : « Il regarde les terres de l’église comme lui appartenant par droits d’héritage. Il est fort peu dévot et fort adonné aux femmes. Il menait un train de maison ruineux et invraisemblable à raconter ». L’évêque leur présente le faux comte de Cagliostro, un escroc Sicilien qui l’a envoûté ! Rohan est convaincu que l’italien a le pouvoir de fabriquer de l’or et soigner toutes les maladies : « il m’a fait de l’or pour cinq à six mille livres ... j’en aurai beaucoup ; il me rendra le prince le plus riche de l’Europe … ». Henriette écrit : « Le cardinal de Rohan, complètement aveuglé, perdit plus tard des sommes prodigieuses avec ce « désintéressé ». Quelle tête que celle de ce prélat ! Que de mal il a fait par sa faiblesse et son inconséquence ! »

Henriette ne comprendra que plus tard que le vil intrigant palermitain cherchait à profiter du lien d’amitié extraordinaire qu’elle entretenait avec la future impératrice de Russie pour approcher cette dernière !

             Henriette retourne plusieurs fois par an à Montbéliard chez les Wurtemberg qui la reçoivent comme leur fille. Les lettres et les nouvelles de Saint-Petersbourg se succèdent. Dortel ou Maria Féodorovna a déjà accouché de deux garçons, Alexandre, le futur tsar et Constantin. Catherine II offre au couple le château de Pavlovsk que Maria Féodorovna va transformer en palais.

             En août 1781, Henriette revoit l’empereur Joseph II d’Autriche (frère de Marie-Antoinette) à Montbéliard qui fait encore un voyage incognito sous le nom de comte de Falkenstein qu’il détient : « Ses manières sont de la plus noble simplicité, trop simple peut-être et sa visite fut mauvaise pour la France ; elle contribua à discréditer la majesté royale, et à la rabaisser au niveau du peuple... Je crois qu’il s’est trompé dans sa philosophie de la gestion du pouvoir .... ».

             En mai 1782, Henriette entreprend un premier long voyage à Paris pour rejoindre les héritiers du trône de Russie que Catherine II a autorisé à faire le tour de l’Europe sous le nom de « comte et comtesse du Nord » : « J’étais la plus heureuse du monde ; je ne savais comment remercier M. d’Oberkirch du plaisir qu’il me faisait en acceptant ce voyage ». Après cinq jours de voyage en carrosse à quatre places, les Oberkirch arrivent à Champigny où demeure un autre comte de Waldner. « Le lendemain, nous attendîmes de neuf heures à deux heures l’arrivée des carrosses. Enfin, nous entendîmes le bruit des roues, les fouets des postillons, les grelots des chevaux ; les carrosses parurent. Madame la grande -duchesse mit la tête à la portière et agita son mouchoir, et dès que la voiture s’arrêta, M. le comte du Nord sauta à terre et vint au-devant de moi ; il me reçut admirablement bien, avec une affabilité et une bonne grâce qui ressemblaient à de l’amitié. Ma chère princesse me combla de caresses et d’affection ! Ce moment fut un des plus beaux de ma vie ».

             Les altesses russes sont reçues en grande pompe à Versailles où elles sont éblouies par le faste et le luxe déployé en leur honneur. Autant le grand-duc Paul est à l’aise et éloquent, autant Louis XVI semble embarrassé par la cérémonie : « La reine fut charmante, pleine de bonne grâce et d’affabilité ».

Marie-Antoinette et Louis XVI

Marie-Antoinette et Louis XVI

             La reine de France reçoit également notre alsacienne avec une bonté « excessive » : « Vous êtes bien heureuse, Madame, de posséder une aussi illustre amie : je vous l’envie ; mais je ne puis m’empêcher d’envier aussi à Madame la comtesse du Nord une amie telle qu’on m’a dit que vous êtes vous-même ».

             De Louis XVI, elle dit qu’il a des goûts simples qui percent dans tout ce qui l’entoure : « il travaille à la serrurerie, ce qui l’amuse infiniment. Un si grand roi s’occuper de si petites choses ! »

             Le séjour à Paris se passe en fêtes, concerts ou spectacles, à l’opéra ou au théâtre. Tout le monde veut voir le futur couple impérial. Henriette est subjuguée par toutes ces fêtes et aime les opéras notamment l'Iphigénie de Gluck.

             Henriette assiste à une représentation privée du « Mariage de Figaro » et « Le Barbier de Séville » de M. Beaumarchais : « Figaro est un chef-d’œuvre d’immoralité et d’indécence. Les grands seigneurs ont manqué de mesure en allant l’applaudir ; ils se sont donné un soufflet sur leur propre joue ; ils ont ri à leurs dépens ; ils s’en repentiront ».

             Elle visite le Petit-Trianon avec Marie-Antoinette : « Je n’ai, de ma vie, passé des moments plus enchanteurs que les trois heures employées à visiter cette retraite ».

             Sophie-Dorothée, la comtesse du Nord visite les prisonniers à l’hôtel de la Force et « prit en grande pitié ces pauvres prisonniers enfermés pour dettes. Elle leur fit distribuer 10 000 livres. A l’Hôtel-Dieu : « elle y sema l’or aux malades ». La future tsarine et son mari multiplient les dons aux plus démunis ou aux enfants qu’ils rencontrent à chaque déplacement : « Leur bienfaisance était inépuisable ; ils sortaient avec des bourses pleines d’or ; on ne figure pas ce qu’ils donnèrent pendant ce voyage ». Sophie-Dorothée de Wurtemberg prouve ainsi son extrême bonté et bienveillance. Il est étonnant que cette bonne âme ne soit pas plus connue en France ni même à Montbéliard où elle est née ! C’est lors de ce séjour à Paris qu’elle conseille à Henriette de tenir un journal : « Il est doux dans un âge avancé de se rappeler les premières années et tout ce qu’on a vu… Nos enfants trouveront ces pages ; ils y verront nos sentiments, nos idées … ils songeront davantage et plus longtemps à nous ».

             Henriette et le couple impérial russe rencontrent toute la noblesse française de l’époque (princes et princesses, ducs et duchesses, comtes, barons…), visitent leurs extraordinaires palais. Henriette dresse un tableau étonnant des rapports entre les privilégiés de l’époque. Ils sont pour la plupart les plus charmants et les plus parfaits esprits qui passent leur temps à se recevoir les uns les autres ! (Evidemment, ils n’avaient rien d’autres à faire !)

             Henriette d’Oberkirch dénonce tout de même les excès en tout genre auxquels se livrent cette société repliée sur elle-même : « Une des plaies de la société, donnée par les hommes aux filles entretenues et de théâtre. Ils se ruinent à les couvrir d’or et de bijoux. C’est un scandale sans pareil auquel personne ne met ordre. J’avoue que souvent je me félicite de n’avoir point de fils pour être quitte de cet embarras-là ». Elle tombe surtout sous le charme de Marie-Antoinette qui, en plus d’une beauté étincelante, a toutes les qualités d’une reine. Pourtant : « On accuse la reine de dépenser les deniers du royaume. Tout cela, parce qu’elle a fait un hameau suisse (le petit Trianon) ! N’est-ce pas une fantaisie exorbitante, en effet, pour la reine de France !!! Ah, l’envie est toujours cruelle ; le secret de bien des colères est là ».

             Après un mois de rencontres et de réjouissances ininterrompues, Maria Féodorovna demande à Henriette d’être sa dame de compagnie pour le reste du voyage. Les adieux se font au château de Choisy où la reine Marie-Antoinette gratifie encore une fois Henriette de sa gracieuseté : « Madame d’Oberkirch, vous êtes celle de tous ceux qui partent que je regrette le moins, car nous nous reverrons … Bon voyage pourtant, parlez de moi à nos bons Alsaciens ; je ne les oublierai jamais ».

              Commence alors un long périple sur les routes d’Europe et de découvertes des plus beaux lieux :  les châteaux de la Loire, la Bretagne, la Normandie, le Nord avant d’arriver aux Pays-Bas autrichiens : « J’avoue que cette vie de Juif errant ne me plaisait guère. Chaque jour, de nouvelles figures et un nouvel hôtel, ses changements de tenue continuels … ». Les réceptions à Bruxelles et Anvers débordent de faste. Puis ce fut la Hollande qu’ils traversent en yacht, Rotterdam, La Haye, Amsterdam, Maestricht, partout une foule nombreuse applaudit à tout rompre le passage du cortège impérial. Princes, archiducs et archiduchesses se pressent pour les rencontrer …

             A Aix-la-Chapelle, ils se recueillent sur le tombeau de Charlemagne. Le voyage se poursuit par la remontée du Rhin : Düsseldorf, Cologne, Bonn, Coblence et Frankfort.

             Le 30 juillet : « En quittant Mannheim, nous visitâmes tout le Palatinat qui est magnifique. Le diner fut à Spire ; nous y passâmes le Rhin et arrivâmes enfin à Lauterbourg où j’eus le bonheur de retrouver mon mari et ma fille ».

             Ce furent ensuite les retrouvailles les plus émouvantes qu’ils soient à Etupes avec les parents de la future impératrice de Russie où ils passent « un mois entier dans une intimité délicieuse ».

             Le 15 septembre, ils retrouvent toute la noblesse de Rhénanie à Strasbourg : « La cathédrale de Strasbourg sembla merveilleuse à M. le comte du Nord, cette flèche de dentelle l’étonna ».

             Le voyage se poursuit par un séjour à Karlsruhe chez le margrave de Bade et Stuttgart chez le grand-duc de Wurtemberg. Le 27 septembre, les séparations vont être déchirantes : « Je conduisis Madame la comtesse du Nord jusqu’à son carrosse, où il fallut nous arracher l’une à l’autre. M. le comte du Nord fit fermer la portière en m’adressant un adieu plein de tristesse : nous nous reverrons, vous viendrez nous chercher sous nos glaces ». Malheureusement le destin les séparera et les deux amies ne se reverront plus !

La grande-duchesse Maria Fédorovna

La grande-duchesse Maria Fédorovna

             Henriette revient, en 1784 et 1786, à Paris avec son mari qui aime de plus en plus ces mondanités et cette vie de courtisans. Henriette retrouve avec un bonheur palpable les palais, monuments, théâtres et salons avec toutes ces dames qui les ornent.

             A Versailles, Marie-Antoinette l'accueille toujours avec la même bienveillance, en souvenir de son amitié avec la grande-duchesse de Russie qui ne voyage plus car à Saint-Petersbourg les naissances se succèdent (Dorothée va avoir dix enfants).

             Paris est devenue la capitale incontestée de l’Europe. Tous les esprits brillants s’y pressent. Henriette rencontre les de Dietrich qu’elle trouve : « d’une exagération démocratique. M.de Dietrich n’en est pas moins spirituel, distingué et de la meilleure compagnie. Madame de Dietrich est petite, vive, spirituelle et tout à fait piquante ». Le cardinal de Rohan qui n’avait pas encore perdu sa mitre disait : « Il n’y a que trois femmes véritablement charmantes de conversations dans toute l’Alsace ; ce sont mesdames de Dietrich, de Berckeim de Schoppenwihr et d’Oberkirch ».

            Les Oberkirch vont à la Comédie-Française (voir Rodogone ou Médée de Corneille), à l’Opéra (Atys de Quinault, Didon ou Pénélope de M. Marmontel, Dardanus de Rameau, Alceste de Gluck)

 

             En Juin 1784, Henriette est officiellement présentée au roi et à la reine après avoir donné les preuves de sa généalogie remontant à 1399 :

« Je fis les trois révérences … J’ôtai mon gant droit et fis la démonstration de baiser le bas de la robe. La reine retira sa jupe avec beaucoup de grâce.

  • Je suis charmée de vous voir, madame la baronne, mais cette présentation n’est qu’une formalité, il y a longtemps que nous nous connaissons. Avez-vous des nouvelles de votre illustre amie ?
  • Son Altesse impériale me fait l’honneur de m’écrire souvent.
  • Ne nous a-t-elle point oubliés ?
  • La mémoire de Madame la grande-duchesse est aussi heureuse que celle de Votre Majesté ; il est impossible que vous ne vous souveniez pas l’une de l’autre.

             La reine me sourit et me parla de l’Alsace, de Strasbourg et du Rhin qu’elle trouvait superbe. Le roi m’a fait un sourire gracieux ».

Henriette-Louise de Waldner de FREUNDENSTEIN, baronne d'OBERKIRCH

             Le 14 juin : « J’allai à l’opéra d’Armide que l’on donnait pour le roi de Suède au théâtre de la cour. Madame la duchesse de Bourbon me fit l’honneur de me mener avec elle dans sa loge. J’eus un plaisir extrême. Le spectacle était magnifique, les décorations admirables. La salle resplendissait de pierreries, de fleurs et de femmes parées. La reine était belle à miracle ; elle avait beaucoup des diamants de la couronne ajoutés aux siens. Elle fut admirablement reçue, elle était fort aimée alors ; on ne la calomniait pas encore ».

            En août 1785 éclate l’affaire du collier de la reine. Le cardinal de Rohan a compromis le nom sacré de la reine : « La reine fut toujours victime de ses bonnes intentions et des apparences. C’est une de ces étoiles dont l’éclat, toujours voilé pour la terre, n’est visible que pour Dieu ».

            En 1785 : « Nous passâmes l’hiver à Strasbourg, et allâmes, comme de coutume, au Christkindelsmarckt. Cette foire, destinée aux enfants, se tient pendant la semaine qui précède Noël au Frohnhof, la place du palais épiscopal. Le grand jour arrive, on prépare dans chaque maison le Tannenbaum, le sapin couvert de bougies et de bonbons ».

              En février 1786, la duchesse de Bourbon organise un bal pour la fille d’Henriette qui a neuf ans : « Elle invite, ce matin-là, une quantité d’enfants pour un petit bal. Parmi eux se trouvaient Mademoiselle, ses jeunes frères et M. le duc d’Enghien. Ce mignon petit peuple était délicieux. On les avait vêtus de la dernière élégance ; il fallait voir leurs coquetteries, leurs manières, leurs prétentions et leurs rivalités. Le monde était déjà là, dans leurs petites têtes et leurs petits cœurs. Marie revint la plus heureuse de la terre. Elle avait dansé avec M. le duc d’Enghien et M. le duc de Valois ».

Le château d'Oberkirch à Obernai

Le château d'Oberkirch à Obernai

             « En avril, nous avons fait un séjour à Oberkirch (le château à Obernai). Il ne reste des anciennes constructions que le double fossé escarpe et contre-escarpe et trois des quatre tours qui les défendaient. L’Ehn qui passe au pied du château, traverse des jardins et des prairies et fait aller des moulins entre Oberkirch et la manufacture d’armes du Klingenthal. Près du grand chemin qui mène aux Vosges, se trouve la chapelle Saint-Jean, ancienne fondation des Oberkirch, dans laquelle ils étaient enterrés, ainsi qu’en témoignent les pierres tumulaires qui la pavent. D’Oberkirch, on a devant soi, la ligne des Vosges et les châteaux forts en ruines qui la couronnent … »

            En août 1786 meurt le roi Frédéric II de Prusse : « Nous n’allâmes pas à Montbéliard à mon grand regret ; la mort du grand Frédéric mit cette cour en deuil ; nous passâmes l’été chez nous à Quatzenheim ».

            « L’hiver de 1788 fut horriblement rigoureux ; la misère a été grande. Les pauvres manquaient de bois et de feu. La noblesse en Alsace répandit de grandes aumônes. A Paris, il en fut de même. Je m’occupais entièrement de l’éducation de ma fille Marie. Mes amis Berckeim de Schoppenwihr (sa mère est une Berckeim) était pour moi d’excellentes relations. J’espère que leurs trois filles Henriette, Amélie (qui épousera Fritz de Dietrich) et Octavie hériteront des vertus de leurs parents ».

Adagio pour cordes et orgues écrit en 1958 par Remo Giazotto soit-disant d'après des notes de 1708 de Thomas ALBINONI

             Le 14 juillet 1789, les Parisiens prennent La Bastille ! Henriette entreprend la rédaction de ses Mémoires à partir du journal qu’elle avait tenu : « Les évènements de cette année, ceux que l’on prévoit dans l’avenir m’arrachent la plume des mains. L’ancienne monarchie est tombée. La nouvelle que l’on veut fonder n’a point de racines et ne prendra jamais en France. A la suite de cet évènement déplorable des désordres ont eu lieu partout. Dans le comté de Montbéliard, des villageois ont dévasté la saline de Saunot ; ils ont tout brûlé et tout dévasté. L’effroi se répand dans le pays ; chacun se renferme chez soi ; chacun tremble ».

Henriette d'Oberkirch

Henriette d'Oberkirch

             Henriette s’enferme dans son hôtel de la Nuée-Bleue ou sa propriété de Stotzheim pour écrire ses derniers mots. Elle a trente-cinq ans et, pour elle, sa vie s’achève avec l’Ancien Régime qui agonise. Elle assiste médusée à l’arrestation de la famille royale, puis à l’exécution, le 21 janvier 1793 du roi Louis XVI et le 16 octobre 1793 de la reine Marie-Antoinette.

             Une dénonciation lui vaut d’être arrêtée avec son mari. Ils retrouvent leur liberté grâce à l’intervention de leur fille Marie qui est allée attendrir le représentant Foussedoire.

              En octobre 1793, la principauté de Montbéliard est annexée à la France. Les parents de Sophie-Dorothée, Frédéric-Eugène et Frédérique-Dorothée de Wurtemberg perdent tous leurs biens et sont obligés de s'enfuir au Wurtemberg où ils décèdent de tristesse en 1797 et 1798. Les châteaux de Montbéliard et d'Étupes sont pillés, le premier deviendra un hôpital militaire, le second est détruit.

              En novembre 1796, la grande Catherine II meurt à l'âge de soixante-sept ans, d’une crise cardiaque. Paul devient le nouveau Tsar et Dorothée-Maria Féodorovna la nouvelle impératrice de Russie.

              Henriette ne s’entend plus avec son mari et envisage de divorcer. Mais la mort de Charles-Frédéric à 60 ans la libère de son tutoriat. Elle organise encore, en mars 1798, un beau mariage pour sa fille Marie avec Louis de Bernard de Montbrison qui deviendra, sous l’Empire, recteur de l’Université de Strasbourg. Elle continue ses échanges épistolaires avec Dortel. Elle apprendra avec beaucoup de tristesse, l’assassinat de Paul 1er, en mars 1801, par son entourage pour mettre sur le trône le fils de ce dernier, Alexandre 1er qui aurait été complice de ce meurtre !

Le tsar Alexandre 1er, fils ainé de Sophie-Dorothée de Wurtemberg

Le tsar Alexandre 1er, fils ainé de Sophie-Dorothée de Wurtemberg

            Henriette assistera à l’avènement de Napoléon et verra encore la naissance de ces deux premiers petits-fils. Elle décède, vraisemblablement de maladie et de désespérance, le 10 juin 1803 à l’âge de quarante-sept ans :

« Maintenant ma tâche est finie. Je n’en veux, je n’en puis dire davantage. J’ai la douleur dans l’âme et la mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe ; ce que j’aime est menacé ; il ne me reste plus de force que pour souffrir, et pour rien dans le monde je ne voudrais éterniser le souvenir de ces affreux jours. Adieu donc à ce passe-temps si doux ! Adieu donc à ces heures écoulées à faire revivre le passé. Quant à l’avenir, que Dieu le garde ! Qu’il éloigne le mal et qu’il nous sauve ! »

             Son amie Dortel lui survivra pendant vingt-cinq ans, assistera à l’avènement de son fils Nicolas 1er et devra enterrer cinq de ses dix enfants, dont le tsar Alexandre décédé dans des conditions mystérieuses en 1825.

L'impératrice Maria Féodorovna par Ludwig Schultz

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P
J'ai démarré mon job de correspondant local de presse local à l'Alsace en écrivant régulièrement et durant trois années l'histoire extraordinaire d'Henriette Louise de Waldner née à Schweighouse-Thann. Présent sur le site par cette passion j'ai participé à la commission locale pour la préparation du bicentenaire de sa naissance...Fête de trois jours extraordinaire. J'ai rencontré Maurice de Waldner, descendant de son frère, et d'autres grandes familles locales comme les Andlau. Mon seul doute sur son histoire reste le pourquoi de sa mort et pourquoi ce lieu de fin. Il existe une histoire extraordinaire à écrire qui est celle de la mort du Duc D''Enghien et dont elle a été informé jusqu'à sa fin puisque elle s'est probablement occupé de lui étant proche de lui géographiquement et tout ceci dans l'intérêt de sa 2èmeme plus grande amie de sa vie, Bathilde d'Orléans...
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D
Bonjour Py Dominiue, je suis également passionné et fasciné par ses mémoires. J'aimerais tellement pouvoir échanger avec vous. voici mon adresse damgoy@yahoo.fr Contactez moi svp. bien cordialement